L'innovation disciplinaire en question ou la criminologie au prisme de l'indiscipline

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Disciplines académiquesen transformation

Entre innovation et résistances

Ouvrage sous la direction de

Adriana Gorga et Jean-Philippe Leresche

Copyright © 2015 Éditions des archives contemporaines

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ISBN : 9782813001658

Chapitre 15

L’innovation disciplinaire en question ou lacriminologie au prisme de l’indiscipline 1

Christophe Pébarthe

15.1 IntroductionPluri-, trans- ou inter-, l’heure est au dépassement des disciplines. Cette perspective affectespécifiquement les Lettres-Sciences humaines et sociales. Lorsque la science n’est conçueque comme une suite de développements technologiques, ces dernières en sont réduites àaccompagner leurs consœurs dites « exactes » ou les politiques publiques du moment parle biais de l’expertise. Écartées par les réformateurs de toute ambition créatrice, elles ne sevoient confiées qu’une seule fin en propre, l’innovation disciplinaire. Certains groupes ontmis à profit cette injonction à l’innovation pour proposer des redécoupages disciplinairesà l’intérieur du champ scientifique, parfois pour lutter contre l’idéologie dominante quirègne au sein des élites européennes. Tel est le cas du projet d’une nouvelle section duConseil National des Universités (CNU) « Économie et société », défendu par l’Asso-ciation française d’économie politique, qui entend promouvoir « la circulation d’idées etle renforcement du pluralisme en économie » et lutter contre la disparition de l’écono-mie politique à l’Université. Tout autre est le projet avorté de création d’une section decriminologie.

Dans un ouvrage récent, Laurent Mucchielli (2014) revient sur la polémique qui a agitéle monde des sciences sociales, juridiques et politiques en France au sujet de l’éventuellereconnaissance d’un statut disciplinaire à la criminologie. Les arguments évoqués parles différents protagonistes dessinent en creux une conception robuste des disciplines ensciences sociales alors même qu’il est souvent de bon ton de mettre en avant la « pluralitéthéorique » ou l’absence d’un paradigme commun en sociologie (Fabiani, 2006). Pourtant,la diversité des sciences sociales suppose une ontologie commune du social. Ainsi, lorsqueJean-Louis Fabiani (2006 : 26) affirme que « la discipline est un découpage dans le réel »,

1. Nous tenons à remercier Isabelle Bruno sans qui ce texte ne serait pas, Louis Pinto pour ses stimulantsséminaires à l’EHESS, Annliese Nef et Alain Policar pour leurs remarques. Les thèses défendues n’engagent toutefoisque leur auteur.

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il suppose un consensus sur ce qu’est ce réel, en l’occurrence sur la réalité du mondesocial. En faisant retour sur l’échec de la création d’une section de criminologie, nouschercherons à faire apparaître l’ontologie du social de ses partisans, pour déterminer sicelle-ci est compatible avec les disciplines relevant des sciences sociales. Sans une telleapproche indisciplinée, une réflexion disciplinaire ne saurait avoir de sens.

15.2 Une discipline controversée : l’innovation avortée d’unenouvelle section CNU

Créée le 13 février 2012, la section 75 « Criminologie » fut supprimée le 6 août 2012, àla faveur du changement de majorité résultant des élections présidentielles et législativesde mai-juin 2012. Cette controverse a en effet une dimension politique tant il apparaîtque, ministre de l’Intérieur d’abord, président de la République ensuite, Nicolas Sarkozyest intervenu en faveur de cette création. Il serait toutefois insuffisant d’en rester au seulcalendrier politique pour rendre compte de cette controverse. Le slogan de la tolérancezéro s’est imposé depuis le début des années 1990 – une notion qui fait l’impasse sur lespasse-droits et sur la définition des crimes et délits. Il est associé à la thématique de lamenace, intérieure et extérieure, qui prend une ampleur nouvelle après le 11 septembre2001. Alain Bauer et Xavier Raufer peuvent ainsi écrire en 2002 : « Sans précédent nicomparaison, une guerre planétaire le marquera. Elle sera terroriste. Et n’épargnera nil’Europe ni la France, où des formes virulentes de violences urbaines et de criminalitépeuvent demain évoluer vers un pur et simple terrorisme » (cités par Mucchielli, 2014 :139). L’ennemi intérieur est désigné : il réside dans les « banlieues » et il est musulman(Rudolph et Soullez cités in Mucchielli, 2014 : 143) 2. Désigné comme un corps étranger,il accompagne une série de métaphores biologiques dont l’une des plus significatives estsans doute celle du virus du sida au sujet des entités terroristes et criminelles 3.

Le point de départ de la controverse proprement dit est un rapport datant du mois de mars2008, Déceler-Étudier-Former : une voie nouvelle pour la recherche stratégique, remis auprésident de la République et au premier ministre. Le rapporteur, Alain Bauer, y proposeun organisme unique rassemblant toutes les études consacrées aux questions de sécurité etde justice pénale, sous la tutelle du gouvernement, et une centralisation physique sur le sitede l’École militaire. « Ce lieu doit également être le point de passage obligé de la recherchedans ce domaine. Un véritable campus dédié aux problèmes de défense et de sécurité doitêtre créé afin de réunir toutes les infrastructures qui concourent à l’épanouissement dela pensée et de la libre expression en matière stratégique» (cf. p. 38 du rapport citéin Mucchielli, 2014 : 122 ; nous soulignons). La création de « filières sur les questionsstratégiques de défense et de sécurité » y est défendue sur fond de critique de la situationprésente : « Le système français de recherche est jugé encore trop politisé, entraînant undépérissement de la pensée qui, lui-même, nuit à la qualité de la recherche » (cf. p. 35 durapport cité in Mucchielli, 2014 : 121 ; nous soulignons). Un an plus tard néanmoins, AlainBauer, associé à François Freynet, se contredit : « La recherche française sur les questions

2. Dans leur livre Les stratégies de la sécurité. Avec 150 propositions pour aller plus loin, Rudolph et Soullez(2007) parlent d’un « vivier de cinq millions de musulmans ».

3. Dans leur livre La face noire de la mondialisation, Alain Bauer et Xavier Raufer déclarent : « Comparables auvirus du sida, les entités terroristes et/ou criminelles grouillent et mutent sans cesse, souvent brutalement » (Baueret Raufer, 2009 : 31, cités in Mucchielli, 2014 : 140).

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de criminalité, pourtant pionnière, a quasiment disparu, victime d’une prise d’otage entrejuristes et sociologues sous le regard aveugle de l’État » (Bauer et Freynet, 2007 : 3cités in Mucchielli, 2014 : 128 ; nous soulignons). Cette contradiction logique s’expliqueaisément. La stratégie retenue est celle de la tabula rasa, décrite en ces termes par LaurentMucchielli (2014 : 128) : « Aider à faire main basse sur les connaissances et les outils deconnaissance de façon, en fin de compte, à imposer son point de vue comme seul légitimeet faire ainsi passer le message que l’on souhaite ».

À l’aune d’un tel rapport, il était plus que nécessaire de réfléchir au développement de lacriminologie à l’Université. La proposition de créer une nouvelle section du CNU est bientôtfaite. Par décret, le président de la République crée au CNAM une chaire de criminologieappliquée confiée à Alain Bauer, alors même que ce dernier ne dispose pas d’un doctorat,pas plus qu’il n’affiche de publications dans des revues scientifiques. Les réactions sonttrès vives et une large mobilisation s’organise. Le 24 mars 2011, un communiqué intitulée« Criminologie, diplomatie, polémologie, stratégie » et publié dans la revue scientifiqueChamp pénal. Nouvelle revue internationale de criminologie affirme : « Ce qui se dessinevise à développer un savoir de gouvernement inféodé à des présupposés doctrinaux aumieux fortement contestables, au pire tout à fait dangereux » (Mucchielli, 2014 : 151). Lesjuristes (section 01 du CNU, « Droit privé et sciences criminelles ») lancent une pétitionen avril. Ils rejettent la scientificité de la criminologie, qualifiée de « champ d’étudeau croisement de nombreuses disciplines » et précisent : « Un enseignant-chercheur ensociologie pénale doit d’abord être un bon sociologue, avant de se prétendre criminologue.Un expert en psychiatrie auprès des tribunaux doit d’abord être un bon psychiatre avantd’être un bon criminologue. Un avocat pénaliste, un juge d’instruction doivent d’abordêtre de bons juristes » (Mucchielli, 2014 : 152 ; nous soulignons). Le 12 avril 2011,l’Association française de science politique « entend combattre toute volonté arbitraireet politique de redécoupage du CNU qui ne pourrait que modifier les équilibres internesaux disciplines reconnues légitimement » (Mucchielli, 2014 : 153 ; nous soulignons).

Les opposant(e)s à la création de cette section mettent donc en avant le caractère nondisciplinaire de la criminologie. Or, il y a quelque naïveté à vouloir définir une disciplinescientifique par son seul objet, affirme Laurent Mucchielli (2014 : 99-112). « Un tel projetpeut certes séduire des praticiens dont le métier est la prise en charge de tel ou tel aspectdu phénomène concerné. Mais l’on peut aussi considérer que c’est une grande erreur que deconfondre la recherche fondamentale avec les sciences appliquées. Être un excellent juristepénaliste ne procure pas ipso facto la connaissance scientifique de la délinquance, pas plusqu’être un excellent médecin traitant ne transforme ipso facto en épidémiologiste ». Ilconclut : « La criminologie ne peut exister qu’en tant que science appliquée et ne sauraitêtre une science fondamentale » (Mucchielli, 2014 : 99-100). Par ailleurs, la criminologiene relève pas plus de la multidisciplinarité, affirme Laurent Mucchielli (2014 : 111-112) :« Si la pluridisciplinarité est un joli mot, c’est une pratique qui ne se décrète pas. Ellesuppose en effet de partager un minimum de conceptions communes de l’objet de sascience et de la façon de pratiquer la recherche. Et il semble que ceci ne puisse pasexister autrement que de façon artificielle et purement théorique [. . . ] si l’on se situe àl’échelle de la totalité des sciences humaines. Du point de vue pratique et concret dela production de connaissances, la pluridisciplinarité ne parvient manifestement à existerdurablement et collectivement qu’à un niveau intermédiaire de regroupement disciplinaire,

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les sciences sociales (sociologie, histoire, science politique, économie, etc.) d’un côté, lessciences du psychisme individuel (psychologie, psychiatrie, neurosciences, etc.) de l’autre.Nous parlerions volontiers d’une pluridisciplinarité partielle ou régionale, en aucun casglobale. Certes, il est toujours possible de juxtaposer les savoirs produits dans ces airesrégionales de pluridisciplinarité, à des fins d’enseignement notamment. [. . . ] Mais cettejuxtaposition ne suffit pas à créer une discipline scientifique du point de vue de la recherchefondamentale ». Dès lors, la criminologie ne peut être qu’un domaine d’études pour deschercheurs appartenant à des disciplines existant déjà.

De fait, trois ensembles disciplinaires étudient le crime : le droit, les sciences de l’in-dividu (psychologie clinique, psychopathologie, psychiatrie) et les sciences sociales. Cetobjet commun n’implique nullement des objectifs et des méthodes de recherche identiques(Mucchielli, 2014 : 101). Il est ainsi pour le moins périlleux d’envisager la criminologiecomme une science multidisciplinaire. En 2008, un chercheur, Pierre-Victor Tournier pro-posait la démarche suivante : « La criminologie, stricto sensu, peut être représentée parun tétraèdre constitué des sciences juridiques, des sciences de la société et des sciencesdu psychisme, ces trois faces reposant sur un socle commun constitué par la philoso-phie » (cité in Mucchielli, 2014 : 101 ; nous soulignons) 4. Mais rien n’est dit de cettephilosophie, ce qui permet, à tout le moins, d’interroger le « cadre paradigmatique etméthodologique » d’un tel rassemblement (Mucchielli, 2014 : 101-102) 5. Par ailleurs,Laurent Mucchielli souligne, citation à l’appui, que Pierre-Victor Tournier intègre à sadéfinition du criminologue stricto sensu une dimension relative à l’expertise. Il y voit des« confusions dangereuses» et défend en ces termes l’activité scientifique : « Elle ne peutainsi se confondre avec d’autres formes de discours et d’‘expertise’ que l’on rencontredans le champ politique ou politico-administratif, mais aussi dans le champ journalis-tique, dans le champ littéraire ainsi que dans la sphère marchande » (Mucchielli, 2014 :103). Il en conclut que la criminologie doit être considérée comme « une science appli-quée » (Mucchielli, 2014 : 108). Cette finalité pratique est à l’origine de la qualificationde criminologue prêtée à certains chercheurs. Elle ne détermine en rien la nature discipli-naire de leur activité scientifique. À cette science appliquée, Laurent Mucchielli opposeune discipline scientifique ou une science fondamentale. Il définit alors ce qu’est la finalitéde la science, « la connaissance du réel. Et l’on peut même ajouter : la connaissance pourla connaissance, c’est-à-dire sans finalité fonctionnelle préétablie qui sinon l’orienteraita priori vers telle ou telle question sociale et politique plutôt que telle autre. [. . . ] Defaçon générale, le travail des chercheurs est d’objectiver la réalité. Les usages sociaux etpolitiques faits ou non de leurs travaux sont une question qui ne dépend pas d’eux et il estéminemment nécessaire qu’il en soit ainsi, sauf à transformer rapidement les chercheursen de simples techniciens au service des questionnements sociopolitiques du moment »(Mucchielli, 2014 : 109 ; nous soulignons).

L’innovation avortée d’une nouvelle section CNU consacrée à – et consacrant – la cri-minologie engage donc une conception de ce qu’est une discipline, de ce qu’est une/lascience sociale. À certains égards, l’argumentaire des opposant(e)s recourt à un vocabu-

4. Ce directeur de recherches au CNRS se présente comme un « démographe du champ pénal », docteur endémographie et habilité à diriger des recherches, et maître ès sciences mathématiques. Son blog est actif (28 février2014) : http://pierrevictortournier/.blogspot.fr/p/presentation-du-blog-acp.html

5. Par philosophie, il faut entendre ici ontologie, notamment ontologie du social et sans doute anthropologie.

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laire conservateur, faisant valoir la légitimité des disciplines existantes, considérant commeallant de soi le découpage actuel des sections du CNU. Il serait erroné d’en déduire uneposition conservatrice, même si les partisans de la criminologie auront toujours beau jeu,rhétoriquement s’entend, de souligner le conservatisme de leurs adversaires 6. Du côté desopposants, en l’occurrence Laurent Mucchielli, il est tentant de faire apparaître l’ancragepolitique, à droite voire à l’extrême droite, des partisans de la section CNU « Criminolo-gie ». Mais peut-on dénier toute scientificité à une démarche en la disqualifiant au motifdes engagements politiques de celles et ceux qui la mènent ? Par ailleurs, commentantl’article « Une vocation nouvelle pour la criminologie », signé par Alain Bauer, XavierRaufer et Yves Roucaute, Laurent Mucchielli (2014 : 133-138) explicite la dimension pra-tique engagée par cette nouvelle criminologie proclamée qui se veut au service de la policescientifique. Faut-il en conclure que toute science stricto sensu est par nature étrangèreà toute préoccupation pratique ? 7

15.3 À la racine des disciplines, l’ontologie du social :généalogie d’un antagonisme radical

Une première manière d’engager ce débat consiste à prendre au sérieux l’enjeu propre-ment disciplinaire, à l’inscrire dans le champ scientifique, même si à cette occasion leslimites de l’autonomie de ce dernier sont visibles. Dans l’article sus-cité, les fondementsde la criminologie ne sont pas cachés par ses défenseurs. Elle « devra d’abord observer lesphénomènes criminels dans un esprit de décèlement précoce » (cité in Mucchielli, 2014 :138 ; nous soulignons). Une telle approche implique d’abandonner toute perspective socio-logique. Phénomène social en apparence, le crime ne s’appréhenderait donc que commela somme d’actions criminelles individuelles. Autrement dit, le phénomène criminel estréductible au criminel, le fait social à l’individu. Ces considérations ne sont pas sans faireécho au débat se déroulant à la fin du XIXe siècle et il y a un fort intérêt à restituerles termes de la discussion opposant notamment Gabriel Tarde à Émile Durkheim 8. Siles deux hommes ont pu être vus comme les tenants de deux conceptions radicalementdifférentes de ce que pouvait être une science du social, il conviendrait de ne pas négligerles liens que l’un et l’autre établissaient entre leur modèle et la criminologie.

La discussion débute dans De la division du travail social, ouvrage dans lequel Durkheims’en prend aux Lois de l’imitation, parues en 1890, ce qui lui vaut une première réactiondans un compte rendu de Tarde 9. C’est en 1894-1895, avec la parution des Règles dela méthode sociologique que la réaction tardienne devient systématique. Il expose sescritiques radicales à l’encontre des conceptions durkheimiennes dans cinq textes (cf. infra).Au cours de la même période, Durkheim exprime ses critiques à l’encontre de la sociologietardienne à deux reprises (cf. infra). Il porte la contradiction plus fortement encore dans Lesuicide (1897). Selon Philippe Besnard, les critiques des deux sociologues présentent deux

6. Cf. l’émission "Les Matins" sur France Culture, le 3 février 2014, en particulier la chronique de Brice Couturier.7. Une réponse positive mettrait en question en France la démarche des économistes attéré(e)s.8. Ce développement ne prétend en aucune manière participer à une énième redécouverte de Gabriel Tarde,

encore moins à énoncer la supériorité de ses conceptions sur la sociologie durkheimienne (cf. à ce sujet Mucchielli,2000).

9. Pour une première approche, cf. Besnard (1995) dont nous ne partageons pas le préjugé favorable à l’égardde Tarde, présenté comme la victime des attaques de Durkheim, obligé de ce fait de riposter. Karsenti (2006 :162-182) nous paraît sous-estimer la dimension proprement ontologique du débat, ce qui l’amène à envisager unecertaine proximité entre Tarde et Durkheim.

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aspects communs : l’accusation de verser dans la métaphysique ; la référence à la traditionsociologique existante avec laquelle l’autre romprait. Or, c’est la dimension métaphysique –l’ontologie du social – qui pose problème. Dès 1893, Durkheim affirmait que la constructiondu tout par la somme des parties ne permettait pas de comprendre la solidarité. Sans douteest-ce en raison de cette conception que la même année Gabriel Tarde qualifie l’auteur deDe la division du travail social de « rêveur tenace et tranquillement outrancier » qui prend« ses constructions a priori » pour « des vérités d’observation » (cité in Besnard, 1995 :227). L’année suivante, il dénonce « l’illusion ontologique de M. Durkheim. Car, il n’y apas à en douter, c’est une véritable ontologie scolastique que le savant écrivain entreprendde substituer en sociologie à la psychologie qu’il combat » 10. Si la chimie et la biologieont montré qu’un composé pouvait différer par nature des éléments qui le composent, iln’en va pas de même en sociologie. « Nous constatons clairement que, l’individuel écarté,le social n’est rien, et qu’il n’y a rien, absolument rien, dans la société, qui n’existe, àl’état de morcellement et de répétition continuelle, dans les individus vivants, ou qui n’aitexisté dans les morts dont ceux-ci procèdent » (Tarde, 1895 : 75). Pour Tarde (1895 :77-78), « le mystère historique», c’est-à-dire la dynamique des sociétés, est le produit« des idées de génie » et de « la docilité imitative de la médiocrité ».

Dans les articles suivants, en réponse notamment à la conception durkheimienne du crimecomme fait social, Gabriel Tarde précise ce qu’il entend par société et fait social 11. En1895, dans « Criminalité et santé sociale », il affirme : « La criminalité, c’est le conflitentre la grande légion des gens honnêtes et le petit bataillon des criminels, et ceux-ci comme ceux-là agissent normalement, étant donné le but que les uns et les autrespoursuivent » (Tarde, 1895 : 152-153). Mais il ne s’agit pas de placer ces deux groupessur le même plan. Tarde récuse l’idée selon laquelle les conditions d’existence peuventmodifier la conception que les individus se font du normal 12. L’anthropologie qu’il défendimplicitement est à l’évidence élaborée sur le libre arbitre. Ce dernier n’est néanmoinspas confondu avec la rationalité individuelle. La science « n’a de pouvoir absolu que surnotre intellect ». Pour le reste, « nous naissons, individus ou peuples, avec une force deprojection particulière comme les astres, avec une impulsion propre qui nous vient du cœur,du fond sous-scientifique, sous-intellectuel de notre âme ; c’est là un fait comme un autrepour la science qui n’a qu’à le constater » (Tarde, 1895 : 157). Deux ans auparavant, il enavait tiré toutes les conséquences dans le domaine de la criminologie : « Je n’ai jamais vumême d’inconvénients à qualifier de criminels-nés la petite minorité d’anormaux poussésau mal par de si vigoureuses impulsions de leur tempérament et de leur caractère innés que,à moins d’un concours tout à fait exceptionnel et extrêmement improbable d’influences etde circonstances singulières, inouïes, ils commettront des forfaits quelconques » (Tarde,1893 : 13 cité in Mucchielli, 1998 : 136 ; nous soulignons). Comme il l’avait affirmé dansLes lois de l’imitation, « le psychologique s’explique par le social, précisément parce quele social naît du psychologique » (Tarde, 1895b : 8).

10. L’article « Les deux éléments de la sociologie » est republié dans Tarde (1895 : 67) ; nous soulignons.11. Il ne s’agit pas d’une réflexion nouvelle puisqu’il y avait déjà consacré ses premiers articles, en particulier « La

croyance et le désir. La possibilité de leur mesure » (Revue philosophique, 1880) et « Qu’est-ce qu’une société ? »(Revue philosophique, 1884).12. Contra Durkheim (2010a : 179) : « Il n’est donc pas de phénomène qui présente de la manière la plus

irrécusée tous les symptômes de la normalité, puisqu’il apparaît comme étroitement lié aux conditions de toute viecollective ».

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L’ontologie durkheimienne du social impose un complet renversement : le psychologiquenaît du social. Pour cette raison, Durkheim répond d’abord par des considérations on-tologiques 13. Dans « Crime et santé sociale », il précise la relation qui existe entre lesindividus et le collectif. « Car il n’y a pas de société qui ne comprenne des multitudesd’anomalies individuelles et un fait aussi universel n’est pas sans raison d’être. Il est doncsocialement normal qu’il y ait dans toute société des individus psychologiquement anor-maux ; et la normalité du crime n’est qu’un cas particulier de cette proposition générale »(Durkheim, 1975b : 579). Bien plus, le criminel est « un agent régulier de la vie sociale »(Durkheim, 2010a : 186). De ce fait, une société sans crime supposerait que chaque indi-vidu possédât dans sa conscience individuelle l’ensemble des sentiments collectifs, en brefune ontologie du social s’annulant dans les consciences individuelles. En mettant en ques-tion les sentiments collectifs, les crimes permettent les changements sociaux puisqu’ilssont la manifestation de la possibilité de l’originalité individuelle. Il arrive même que lecrime annonce directement la forme nouvelle que prendront les sentiments collectifs. « Laliberté de penser dont nous jouissons actuellement n’aurait jamais pu être proclamée, siles règles qui la prohibaient n’avaient été violées avant d’être solennellement abrogées »(Durkheim, 2010a : 185). Au contraire, la loi de l’imitation réduit la finalité de la sociologieen une vérification de son effectivité. Durkheim (1975a : 88) souligne qu’elle implique quetout phénomène social « résulte d’une invention individuelle et accidentelle ». Il objectealors : « Que la nouvelle idée ait germé dans tel ou tel cerveau ne rend pas compte de laraison pour laquelle elle s’est localisée à tel endroit » (Durkheim, 1975a : 89). Récusanttoute forme de hasard, d’étincelle métaphysique s’allumant dans une conscience, il affirmeun peu plus tard : « Nous n’entendons pas refuser à l’individu la faculté de former desconcepts. Il a appris de la collectivité à former des représentations de ce genre. Mais mêmeles concepts qu’il forme ainsi ont le même caractère que les autres : ils sont construits demanière à pouvoir être universalisés. Même quand ils sont l’œuvre d’une personnalité, ilssont, en partie, impersonnels » (Durkheim, 2010b : 320).

Ce n’est donc pas tant le caractère disciplinaire de la criminologie qui est le problème es-sentiel que l’ontologie du social à partir de laquelle les disciplines des sciences sociales sontinstituées. Les discussions entre les psychologues et les sociologues dans les années 1920et 1930 témoignent du caractère structurant de l’option ontologique retenue. Le débatentre le psychologue Charles Blondel et le sociologue Maurice Halbwachs en constitue uneconfirmation 14. Ces deux universitaires strasbourgeois n’ont pas cessé de débattre, l’unrecensant ou discutant les publications de l’autre et réciproquement. Dans son compterendu des Cadres sociaux de la mémoire (1925), Blondel ne peut in fine proposer uneautre option que l’abandon de l’ontologie durkheimienne du social, refusant de considérerla mémoire individuelle « comme le produit en nous d’un mécanisme anonyme où n’in-tervient tout au plus que secondairement le sentiment personnel de notre propre passé»(Mucchielli, 1926 : 297). Dans son Introduction à la psychologie collective, il insiste :« il n’y aurait pas de mémoire si quelque reflet des intuitions sensibles initiales, dont lecaractère est tout personnel, ne parvenait à se rouvrir l’accès de la conscience » (Blon-del, 1928 : 144 ; nous soulignons). Maurice Halbwachs (1929) ne s’y trompe du reste pas

13. C’est en 1897 avec Le suicide que Durkheim mobilise des données empiriques pour critiquer la théorietardienne de l’imitation.14. Cf.Mucchielli (1999) que nous ne suivons qu’imparfaitement, précisément parce qu’il sous-estime la dimension

ontologique du débat entre Blondel et Halbwachs.

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dans sa recension. S’il est dans l’ensemble louangeur – Blondel l’avait été tout autant–, il n’en souligne pas moins le désaccord. Pour lui, il n’existe que deux psychologies, lapsychophysiologie et la psychologie collective, quand son collègue strasbourgeois chercheà en mettre au jour une troisième, la psychologie individuelle. Halbwachs au contraire semontre durkheimien. Quand il envisage que psychologie et sociologie peuvent se rejoindreen adoptant des méthodes différentes pour saisir une même réalité, la psychologie collec-tive, il efface les deux ontologies sur lesquelles reposent les deux démarches. Il se contentede défendre l’option sociologique, celle de Durkheim, « le groupe envisagé comme unechose sensible qu’on peut toucher, percevoir, décrire et mesurer. Naturellement, derrièreles choses elles-mêmes, ce que le sociologue s’efforce d’atteindre, ce sont aussi les ten-dances collectives et le contenu de la pensée commune à tous les membres d’une société.Mais ce n’est pas aux individus qu’il s’adresse pour connaître ses états psychiques col-lectifs. Il les saisit hors des consciences individuelles, dans la forme et la structure desinstitutions et des coutumes, dans les régularités objectives que lui découvrent les statis-tiques. Il y a bien là deux méthodes en vue d’atteindre une même sorte de réalité, maisdeux méthodes qui convergent » (Halbwachs, 1929 : 455). Et, incidemment, dans unedernière phrase appelant à une prochaine fusion disciplinaire, il rappelle que la psychologiecollective a été découverte par les sociologues (Halbwachs, 1929 : 456). Il est de ce faitfondé à affirmer peu après dans Les causes du suicide : « Nous irions donc, en réalité,plus loin que Durkheim dans la voie où il s’est engagé, puisque nous expliquerions par descauses sociales non seulement les grandes forces qui détournent du suicide, mais encore lesévénements particuliers qui en sont non pas les prétextes, mais les motifs » (Halbwachs,2002 : 383 ; nous soulignons) 15. En affirmant la dimension sociale des motifs individuels,Halbwachs est à l’évidence un durkheimien orthodoxe.

Dès lors, puisque la mise au jour de l’ontologie du social engagée dans toute recherche enscience sociale est un préalable à une discussion disciplinaire, il ne suffit pas de proclamerle caractère pluridisciplinaire de la criminologie pour récuser une démarche qui pouvait êtrecondamnée par un détour ontologique 16. Il faut préciser l’ontologie commune à partir delaquelle l’objet « crime » est délimité dans le monde social 17. Ce problème est abordé parLaurent Mucchielli dans son dernier ouvrage. Mais celui-ci marque un profond scepticismequant à la possibilité d’une telle ontologie commune. « Dans quel cadre paradigmatique etméthodologique pourrait-on situer ensemble le droit, les sciences sociales et les ‘sciencesdu psychisme’ ? », s’interroge-t-il (Mucchielli, 2014 : 101-102). Si la question a été poséede longue date pour la sociologie et la psychologie (cf. supra), le droit semble échappergrandement à ce questionnement. Il y eut pourtant dans l’entre-deux-guerres une visionsociologique du droit s’inscrivant dans l’ontologie durkheimienne du social, celle du juriste

15. Pour Pinto (2007) toutefois, l’approche de Maurice Halbwachs trancherait avec celle d’Émile Durkheim. Ilnous semble que la différence entre les deux sociologues relève surtout de leur prise de position respective. Là oùle second doit affronter essentiellement Tarde et affirmer la singularité du territoire de la sociologie par rapport àcelui de la psychologie, le premier doit, face à Blondel notamment, montrer que le social ne saurait être négligé ycompris dans les analyses des cas individuels. Mais Durkheim et Halbwachs partage une seule et même conceptionde ce qu’est la réalité sociale, c’est-à-dire une même ontologie du social.16. Mucchielli (2014 : 112) affirme : « Du point de vue pratique et concret de la production de connaissances, la

pluridisciplinarité ne parvient manifestement à exister durablement et collectivement qu’à un niveau intermédiaire deregroupement disciplinaire, les sciences sociales (sociologie, histoire, science politique, économie, etc.) d’un côté, lessciences du psychisme individuel (psychologie, psychiatrie, neurosciences, etc.) de l’autre. Nous parlerions volontiersd’une pluridisciplinarité partielle ou régionale, en aucun cas globale ».17. Nous retrouvons ici la logique première de la démarche sociologique, la construction de l’objet contre les

prénotions.

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Emmanuel Lévy (Karsenti, 2006 : 115-143) 18. Plus récemment, Pierre Bourdieu (1986 :13) a affirmé que le droit faisait le monde social tout autant que le monde social faisaitle droit. « Nos catégories de pensée contribuent à produire le monde, mais dans leslimites de leur correspondance avec des structures préexistantes ». Cette consécration dudroit permet l’imposition d’une représentation officielle du monde social conforme à lavision du monde social des dominants. « Et l’on peut s’étonner que la réflexion sur lesrapports entre le normal et le pathologique fasse si peu de place à l’effet propre du droit :instrument de normalisation par excellence, le droit, en tant que discours intrinsèquementpuissant, et assorti des moyens physiques de se faire respecter, avec le temps, de l’étatd’orthodoxie, croyance droite explicitement énoncée comme devoir-être, à l’état de doxa,adhésion immédiate à ce qui va de soi, au normal, comme accomplissement de la normequi s’abolit en tant que telle dans son accomplissement » (Bourdieu, 1986 : 17).

Ainsi, la démarche entreprise par les partisans d’une nouvelle section C.N.U. est invalidéeradicalement par l’ontologie du social qu’ils engagent et qui se réduit à une anthropologiedessinant un sujet libre et responsable, et dans le même temps, prédestiné à accomplir ledestin que sa nature a écrit pour lui 19. S’il convient donc de se réjouir que cette initiativequi aurait marqué un recul scientifique, ait rapidement été abandonnée, il n’en faut pasmoins récuser le rejet de toute innovation disciplinaire par principe. Or, l’argumentairedes opposants à la création de la section 75 semble inviter à un tel rejet. Selon LaurentMucchielli, les faits sont examinés depuis les disciplines fondamentales existantes. Il seraitalors possible de construire une pluridisciplinarité partielle (cf. supra) qu’il corrèle à unerégionalisation de la recherche, en fonction des spécificités régionales. Le prisme régionalest suffisamment important à ses yeux pour qu’il puisse qualifier le projet de créationd’une section CNU « Criminologie» de l’« une de ses idées jacobines autoritaires qui,derrière le masque de la simplicité, risquera toujours de dissimuler les tentatives de prisede pouvoir de tel ou tel corps de métier, tel ou tel groupe de professionnels, tel ou telréseau politique » (Mucchielli, 2014 : 189 ; nous soulignons). N’y a-t-il alors pas unecontradiction majeure dans l’argumentation, qui défend le découpage disciplinaire actueldu C.N.U. tout en associant cette institution à une idée jacobine autoritaire ? Pourquoiles sections actuelles n’auraient-elles pas été aussi des idées jacobines autoritaires d’hier ?

15.4 De l’ontologie du social comme indisciplineL’origine de cette contradiction réside dans l’éthique scientifique proclamée par LaurentMucchielli (2014 : 189 ; nous soulignons) : « Non seulement la science n’est ni de droiteni de gauche, mais elle ne saurait être au service d’un programme politique, quel qu’ilsoit. Elle ne saurait non plus cohabiter avec la recherche du profit commercial. Elle nepeut être exercée que par celles et ceux qui ont fait l’effort d’en obtenir les qualificationset les habilitations par les institutions scientifiques et par leurs pairs ». À première vue, ilsemble que cette éthique corresponde à l’autonomie du champ scientifique, critère indis-pensable à la production, nécessairement historique, de vérités transhistoriques (Bourdieu,

18. Dès sa leçon inaugurale à la faculté de Bordeaux en 1887 et publiée en 1888, Durkheim (2010b : 115-116)indiquait ce que la sociologie pouvait apporter aux études de droit.19. L’essentialisation de la religion derrière la notion de culture, voire de civilisation, n’est que la version su-

blimée du déterminisme de la nature humaine. Cette double dimension contradictoire permet de souligner quel’anthropologie engagée par ces dits criminologues ne permet nullement de fonder en raison un socle ontologiquedisciplinaire.

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2001 : 137-138) 20. Pourtant, une telle conception impose d’envisager les découpages dis-ciplinaires comme définitifs, alors même qu’ils sont l’institutionnalisation d’un rapport deforce. En effet, les positions occupées dans le champ scientifique sont fonction du capitalscientifique inégalement possédé par les agents. Sont donc engagés dans le jeu, des domi-nants et des dominés. Or, « les dominants imposent de facto comme norme universellede la valeur scientifique des productions savantes les principes qu’ils engagent eux-mêmesconsciemment ou inconsciemment dans leurs pratiques, notamment dans le choix de leursobjets, de leurs méthodes, etc. » (Bourdieu, 2001 : 124).

Toute innovation révolutionnaire bouleverse donc les structures du champ et détruit parvoie de conséquence nombre de recherches et de chercheurs. Elle peut également entraî-ner une nouvelle topographie du champ scientifique, lorsque la lutte se déroule au niveaudes disciplines, déclinées en sous-champs, spécialités et sous-spécialités. Ces dernièressont le plus souvent stables et bien délimitées, inscrites dans de nombreuses institutions(départements, revues, bibliothèques, récompenses, etc.). Le droit d’entrée suppose lapossession de l’habitus disciplinaire, des présupposés partagés, sur la méthode comme surles concepts, constituant ce que Ian Hacking nomme un « système fermé de pratique dela recherche » (expression citée par Bourdieu, 2001 : 129). Les disciplines sont distribuéesdans le champ scientifique selon une hiérarchie. L’unité réside dans des intérêts et des prin-cipes communs, des instruments et des « choses épistémiques » (epistemic things) queTerry Shinn définit comme « une forme coagulée de connaissance théorique » (cité parBourdieu, 2001 : 131). Elles se différencient selon le capital de ressources collectives ac-cumulées et selon leur degré d’autonomie par rapport aux pouvoirs économiques, religieuxet politiques. La prise en compte des disciplines est nécessaire puisque les changementsnaissent souvent de luttes disciplinaires. Par exemple, des représentants d’une disciplinedominante optent pour une discipline dominée dans laquelle ils importent les acquis dela première, afin d’éviter la perte de capital. La création disciplinaire peut aussi être l’af-faire d’un groupe. Les principales étapes ont été décrites par Nicholas Mullins : groupeparadigme (des individus s’intéressent au même problème) ; réseau de communication ;établissement d’un cluster permettant la création d’un style particulier (i.e. un dogmecentral) et d’une vie sociale (rencontres estivales) ; création d’une spécialité (Bourdieu,2001 : 128-136).

L’une des implications de l’existence d’un champ scientifique est que les agents qui yoccupent des positions entendent a minima conserver le capital qu’ils possèdent, ce quicorrespond au processus de reproduction 21. Le champ est donc un champ de lutte maistous les agents qui y sont engagés partagent la même croyance dans les enjeux de la lutte,dans les règles du jeu. La lutte contribue de ce fait à la reproduction du jeu, en rappe-lant la valeur accordée aux enjeux. L’entrée dans le jeu implique la reconnaissance desenjeux, ce qui n’est pas sans coût et sans effort pour les agents et qui explique pourquoi ladestruction du champ est impensable. L’une des logiques du champ est donc le conserva-tisme (Bourdieu, 2013 : 19-29). Cette lutte pour la conservation définit l’orthodoxie. Lesagents qui luttent pour la redéfinition des règles du jeu, c’est-à-dire pour d’autres règles de

20. La conception de la vérité développée par Pierre Bourdieu (2001 : 142) est la suivante : « Le vrai est l’ensembledes représentations considérées comme vraies parce que produites selon les règles définissant la production du vrai ;c’est ce sur quoi s’accordent des concurrents qui s’accordent sur les principes de vérification, sur des méthodescommunes de validation des hypothèses ».21. Bourdieu (2013 : 21) y voit une « loi de fonctionnement transhistorique de tous les champs ».

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distribution du capital sont des hétérodoxes, des hérétiques. La conséquence en est que,dans les situations révolutionnaires, la rationalité ne permet pas de trancher les luttes,puisque l’enjeu de la lutte est précisément la rationalité. Autrement dit, « l’émergenced’un nouveau consensus ne peut s’expliquer que par des facteurs non rationnels » (Bour-dieu, 2001 : 158). Dès lors, l’émergence d’une nouvelle discipline ne peut être discutéedepuis une raison disciplinaire inscrite dans l’orthodoxie.

Mais il ne faudrait pas en déduire une adhésion au « programme fort » de David Bloorselon lequel les faits scientifiques ne seraient que des fictions, comme si la science étaitune activité littéraire capable de ne produire que des « effets de vérité ». L’activité scien-tifique suppose en effet le postulat ontologique suivant : il existe une réalité objective qui,in fine, permet l’arbitrage entre les différentes représentations. Celui-ci implique qu’il yait une certaine logique dans le monde, quelque chose à comprendre. De ce fait, outrela fermeture du champ, garante de son autonomie et du mécanisme de la « coopérationamicalement-hostile » (Karl Popper), le recours à l’arbitrage du réel, comme juge de paixen dernière instance, invalide le relativisme radical. Il serait néanmoins erroné de rabattrecette logique des choses sur les choses de la logique, c’est-à-dire d’en rester aux catégoriesd’entendement présentes pour décrire les mondes sociaux. Ainsi, la réflexivité, indispen-sable au renforcement de l’autonomie du champ, doit porter sur le modus operandi, parexemple sur les catégories d’analyse, en particulier les disciplines et leur découpage, effetmanifeste de « l’inconscient d’école » (Bourdieu, 2000 : 3). Or, cette structuration estun effet d’État, ce dernier étant entendu comme « le fondement de l’intégration logiqueet de l’intégration morale du monde social » (Bourdieu, 2012 : 15) 22.

Dès lors, la défense du découpage disciplinaire, par principe, d’une part et des qualifica-tions et des habilitations par les institutions scientifiques et par les pairs d’autre part, àlaquelle se livre Laurent Mucchielli, risque fort d’être une défense involontaire d’une pen-sée droite, pour reprendre l’expression de Pierre Bourdieu 23. Une pensée dont la légitimiténe tiendrait qu’à la garantie de l’État risque fort d’être une pensée d’État. Pour éviterce biais, une solution pourrait consister dans une réévaluation de l’empirie, au détrimentdes catégories d’entendement. Telle est l’approche défendue par Jean-Claude Passeron(2006 : 120) qui invite chaque recherche sociologique à produire sa sociographie. Il définitle raisonnement sociologique comme « une sorte de grand écart » entre la méthode his-torique ou comparative et la méthode expérimentale ou comme un bricolage (Passeron,2006 : 158-161). Il rejette donc toute élaboration d’une ontologie commune aux scienceshistoriques. Néanmoins, chaque appellation sténographique suppose une rupture avec lasociologie spontanée. Ce faisant, y compris dans cette conception, le raisonnement so-ciologique est critique, puisqu’il consiste dans une « indocilité réfléchie » à l’égard duprésent (Foucault, 1990 : 39).

Toutefois, une critique véritable du monde social suppose un consensus sur les élémentsqui en permettent la saisie intellectuelle, c’est-à-dire une ontologie sociale commune.Celle-ci ne peut être inscrite dans un champ disciplinaire particulier, sauf à sombrer dans

22. L’État établit un consensus sur le sens du monde social, tant en termes de perception logique (intégrationlogique), qu’en termes de valeurs (intégration morale). Cet accord permet les désaccords, puisqu’il faut adhérer àl’ordre social pour le discuter, le contester.23. Bourdieu (1984 : 115) : « C’est l’hérésie, l’hétérodoxie, comme rupture critique, souvent liée à la crise avec

la doxa, qui fait sortir les dominants du silence et qui leur impose de produire le discours défensif de l’orthodoxie,pensée droite et pensée de droite visant à restaurer l’équivalent de l’adhésion silencieuse de la doxa ».

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le relativisme, ni dans des catégories d’État comme le sont en France les disciplines. Elledoit être considérée comme le patrimoine commun des sciences sociales et historiques.Elle est donc par essence indisciplinée. Elle ne doit pour autant pas être placée hors de lacritique, sauf à en faire une doxa. Parce qu’elle prétend être une vérité légitime du mondesocial, l’ontologie sociale produite par la pensée critique doit être soumise en permanenceà la possibilité critique 24. Or, c’est précisément ce qu’interdit la criminologie de la défuntesection 75. Science sociale sans social, science historique sans histoire, « discipline » sansobjet construit, elle ne parvient pas à masquer ce qui la fonde : une ontologie réactionnairerabattue sur une sociologie spontanée.

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24. Bourdieu (2001 : 221) : « Du fait que la vérité du monde social est un enjeu de luttes dans le monde socialet dans le monde (sociologique) qui est voué à la production de la vérité sur le monde social, la lutte pour la véritédu monde social est nécessairement sans fin, interminable ».

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