Dossier de Licence : "La Science au prisme de la Magie. Petites réflexions sur un regard...

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0 Marie Véronique Amella ETHQ 01 Petites réflexions sur un regard hégémonique Enseignant-correcteur : M. Bruno Martinelli Année universitaire 2013-2014 Science La au prisme de la magie

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Marie Véronique Amella ETHQ 01

Petites réflexions sur un regard hégémonique

Enseignant-correcteur : M. Bruno Martinelli Année universitaire 2013-2014

Science

La

au prisme de la magie

1

Sommaire

Présentation ........................................................................................................... p.2

La magie, un objet frontière ? .............................................................. p.3

I°) Généalogie d’un regard anthropologique ...................................................... p.4

1°) Évolutionnisme(s) ...................................................................................... p.4

2°) « Jeux sociaux » en interaction ................................................................. p.6

II°) Une relation dissymétrique ............................................................................ p.7 Fausses polémiques, vrais préjugés .................................................... p.7

1°) Objet-passerelle : le lointain rendu proche ................................................ p.8

2°) Objet-fracture : le proche rendu lointain ................................................... p.9

III°) Une ordalie scientifique : l’efficacité et la preuve ..................................... p.11 1°) Colonialismes latents .............................................................................. p.11

2°) Efficacité(s) ............................................................................................. p.12

Idéation théorique contre technique ................................................... p.13

Conclusion ........................................................................................................... p.14 Ce que la magie révèle de la science occidentale ...................................... p.14

Vers une coopération des savoirs ? ............................................................ p.16

Bibliographie ........................................................................................................ p.17 1i

1 Crédit photo couverture : http://fr.123rf.com/photo_3357327_fun-caractere-illustration-d-39-une-sorciere-halloween-avec-l-39-arriere-plan.html + Travail photo MVA ® Photoshop.

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Présentation

On recouvre généralement du terme "magie" un phénomène mondial décliné en

expressions particulières regroupant tout ce que la science ou le sens commun ne s'expliquent

pas toujours, mais qui pourtant persiste à durer dans le temps et malgré les frontières, aux

dépens des « progrès », des différences entre sociétés ou des classes sociales. Par rapport à

la forme courte de ce dossier, nous prendrons une définition large de la magie -qui aurait mérité

par ailleurs de longs développements et une plus grande différenciation entre ses

manifestations-. Dans ce terme, nous trouverons donc la pensée dite « magique » de tout pays

-passée et présente- élaborant des rituels, individuels ou collectifs, d’initiation, de maléfice ou

de guérison. Le dénominateur commun à des expressions vernaculaires si différentes que la

possession, la transe chamanique, le jet de sorts ou la divination est le recours à une efficacité

invisible pour résoudre un problème matériel souvent vérifiable (maladie, sécheresse, mort).

Ces phénomènes opèrent tous dans des cadres sociaux bien délimités, dont leurs membres en

relation partagent en général la même langue, des symboles, une mythologie et des statuts

divers. Cependant, la magie, avant d’être un objet homogène plus ou moins circonscrit par la

science, possède en amont un statut paradoxal, souvent hétérogène dans les sociétés qui la

pratiquent. S’appuyant à la fois sur les mythes sociaux et sur la transgression de ces mythes,

son rapport à la société apparaît comme ambigü. La magie se trouve bien au confluent d’une

continuité socio-culturelle particulière, et en état de rupture permanente par rapport à celle-ci.

La relative homogénéité de la magie telle que la décrit l’anthropologie pose d’emblée le

problème de la pluralité des sens en amont d’une définition à la fois trop précise et trop floue.

Derrière la nécessité de rendre nos descriptions cohérentes, la magie est-elle vraiment celle

que nous pensons comprendre ?

Au titre de cette étonnante diffusion, de cette persistance singulière et de sa relative

ressemblance avec la religion ou la science, le phénomène magique intéresse les

anthropologues depuis le XIXè s., tout comme les explorateurs de nouveaux mondes bien

avant eux. Notre objectif n’est pas d’apporter des réponses aux questions anciennes sur le

bien-fondé de la magie, mais bien de proposer, à partir de la magie comme objet partagé et

diviseur, une réflexion épistémologique sur notre propre regard anthropologique, scientifique et

occidental, depuis sa formation au titre de science jusqu’à nos jours. Ce regard, souvent

univoque, cristallise le sorcier et ses productions dans une image familière à l’Europe depuis les

grandes explorations du passé, celle du Sauvage. Cette constante du regard traverse les

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Écoles et les courants anthropologiques comme un non-dit, et elle constitue bien souvent

l’étiquette préformée sur laquelle nous nous appuyons pour désigner le praticien magique dans

toute son altérité. De la rencontre entre l’Autre étrange et cette étrange magie naît un étrange

rapport, celui de l’anthropologue et de son informateur à travers l’objet magique.

En outre, dans quelle mesure la littérature anthropologique -ce discours produit par un

individu sur les représentations de l’Autre-, renouvelle aujourd’hui encore à travers une certaine

idée de la magie, ce regard subjectif hérité de sa propre Einstellung culturelle ? Comment, au

final, notre interprétation scientifique peut-elle fabriquer de l’inégalité entre savoirs tout en se

donnant pour objectif une compréhension holiste des phénomènes ?

La magie, un objet frontière ?

L’objet frontière, tel que l’ont défini Susan Leigh-Star et James Griesemer dans leur

article fondateur « Ecologie institutionnelle » révèle une tension interne à la science dans son

ensemble. Objet matériel ou immatériel, l’objet frontière permet le parallèle entre une

problématique de la science fondamentale - conceptualiser un objet cohérent à partir

d’éléments bruts - et la configuration de travail d’un chercheur, amené à collaborer avec des

partenaires de différents statuts et origines sociales sur le terrain. La préoccupation de la

science et du chercheur concerne donc le mode de réification d’un objet formé à l’origine par

des éléments hétérogènes : « Le fait que les objets ont comme origine des mondes différents et

qu’ils continuent à y habiter reflète la tension fondamentale à l’œuvre dans la science :

comment des découvertes qui regroupent des significations radicalement différentes peuvent-

elles devenir cohérentes ? (Leigh-Star & Griesemer : 2008, 8) ».

Par transposition, l’objet-magie, tel qu’il est étudié par l’anthropologie et pratiqué par ses

usagers, présente des caractéristiques d’un objet frontière, dans la mesure où il se révèle, se

redéfinit et s’interprète dans la rencontre ethnographique, jonction entre deux systèmes de

valeurs, deux visions du monde a priori différents. L’objet-magie devient alors à la fois une

passerelle et une fracture entre observateurs et acteurs. Au final, c’est le rendu ethnographique

etic qui cristallise une idée cohérente de la magie, préférée à des versions emic existantes

principalement en raison du caractère généralisable de la « parole » scientifique : « Ainsi, il

existe dans l’activité scientifique une “opposition centrale “ entre la divergence des points de

vue et la nécessité d’effectuer des découvertes susceptibles d’être généralisées (Leigh-Star &

Griesemer : 2008, 2) ». La phase de mise en texte du discours indigène est donc

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incontournable si l’on envisage une ethnographie comme la base matérielle permettant une

mutualisation de données à travers un langage universel à la base de comparaisons

scientifiques à venir. A l’instar des analyses de Geertz, une telle reformulation ne peut pas

constituer une traduction directe de la magie. Le texte transforme d’une certaine façon l’objet

décrit au prisme des influences de son auteur. La science, tout comme le background culturel

de l’ethnologue ou le discours non neutre des informateurs constituent à ce titre, autant de

bases idéologiques colorant l’objet de leurs valeurs respectives.

Par conséquent, le concept d’objet frontière permet d’aborder de façon assez claire les

catégorisations à l’œuvre dans une collaboration entre domaines et systèmes de pensée, et

particulièrement lorsque les partenaires s’entendent sur l’importance de l’objet signifiant mais

pas toujours sur le sens de l’objet signifié. Si l’étude de la magie est ce lieu d’affrontement

priviliégié entre savoirs anthropologiques et savoirs locaux, elle met particulièrement en scène

le jeu dynamique des représentations de l’Occident au travers duquel l’objet magique devient

une frontière indépassable entre Eux et Nous.

I°) GÉNÉALOGIE D’UN REGARD ANTHROPOLOGIQUE

Dans la réflexion de Marcel Mauss au tout début du XXè s., la question de la magie

renvoie à une problématique sociale plus générale, où le sacré des choses découle de leur

position sociale hiérarchique, laquelle accouche d’une identité et d’une légitimité singulières.

Les « préjugés » partagés par un groupe détermineraient alors toute la spécificité de cette

position : « [...] La valeur magique des choses résulte de la position relative qu'elles occupent

dans la société ou par rapport à celle-ci. Les deux notions de vertu magique et de position

sociale coïncident dans la mesure où c'est l'une qui fait l’autre. Il s'agit toujours au fond, en

magie, de valeurs respectives reconnues par la société. Ces valeurs ne tiennent pas, en réalité,

aux qualités intrinsèques des choses et des personnes, mais à la place et au rang qui leur sont

attribués par l'opinion publique souveraine, par ses préjugés. Elles sont sociales et non pas

expérimentales » (Mauss : 1902, 76). Nous apprenons aussi que le savoir du scientifique, sous-

entendu derrière les qualités « expérimentales » dont parle Mauss, se fonde quelque part en

dehors ou au-dessus des valeurs du mage. Cette position spéciale d’une science neutre et

positive va pouvoir bénéficier au crédit de l’ethnologue sur son terrain, qui, porteur de sa propre

subjectivité, n’en demeure pas moins juge et partie dans son analyse.

Remplaçons les termes « magique » et « magie » par « scientifique » et « science »,

toutefois sans retirer le mot « préjugé », et nous obtenons par un reversement de perspective

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assez amusant, une métaphore sur les présupposés scientifiques d’origine évolutionniste

susceptibles de nous masquer la réalité contextuelle de notre objet frontière...

1°) Evolutionnisme(s)

Le regard occidental de l’anthropologie naissante de la fin du XIXè siècle s’est en effet

construit autour d’un postulat évolutionniste ambigü : oscillant entre une universalité du destin

de l’Homme et un différentialisme isolant chaque société, les « retards » technologiques furent

mesurés à l’aune de l’Europe industrielle. Autour de cette mise en œuvre ethnocentrée d’un

progrès prosélyte à travers une colonisation bienfaitrice, s’est alors développé un schéma

scientifique dissymétrique, essentialisant en quelque sorte la frontière entre les savoirs

scientifiques occidentaux et des savoirs autres, collectés par l’anthropologie : « Le premier

dispositif théorique a été celui de l’évolutionnisme victorien, avec sa fameuse ligne d’évolution

par laquelle doivent passer nécessairement toutes les sociétés : magie, religion, science. Cette

hypothèse a été rendue célèbre par James George Frazer, mais elle a d’abord été proposée

par Tylor sous l’influence du darwinisme et de la géologie de Lyell. Cette loi d’évolution se

donne comme une sorte de dialectique : la magie est une forme de science, puisqu’elle tente

d’agir sur la nature, mais c’est une fausse science, car elle ne propose que des explications

partielles, et il faut en passer par la généralisation produite par la religion pour parvenir à une

véritable science (Keck : 2002, § 4) ». Ainsi, pour Frazer, la magie serait totalement dépourvue

d’un arrière-plan théorique ; pour le magicien le résultat compterait plus que la logique

conduisant sa démarche. Par cet aspect, ce dernier s’éloigne de la science occidentale.

Toutefois, par le cheminement implicite de son mode d’agir, il se rapproche également de « la

plupart des hommes ». Dans une phrase décrivant le magicien tirée du Rameau d’Or, l’auteur

semble alors condenser toute l’ambiguïté du regard évolutionniste à la base de l’anthropologie

contemporaine : « Il ne se préoccupe pas d'analyser l'opération mentale sur laquelle sa pratique

se fonde ; il ne s'inquiète aucunement des principes abstraits qui le font agir ; chez lui, comme

chez la plupart des hommes, la logique est implicite et non pas explicite : il fait son

raisonnement de même qu’il fait la digestion de ses aliments, dans l’ignorance absolue des

procédés tant intellectuels que physiologiques, essentiels à l’une et à l’autre opération »

(Frazer : 1981, 41).

Cependant, si ce regard occidental révèle les tares du praticien magique, il dévoile aussi,

par la même occasion un aspect de ses propres références d’origine. Pour Frazer, la science

comme rationnelle, expérimentale et abstraite semble une alternative absolue à l’ignorance.

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Cette logique binaire se construit à partir d’un couple d’oppositions constitué des valeurs

scientifiques occidentales d’une part, et d’anti-valeurs archaïques de moindre rationalité

incarnées par le mage d’autre part.

Le problème est posé... l’Autre magique est pensé comme « inférieur » au Nous

scientifique du moment où ce Nous identifie des tares de lenteur, d’incohérence, de croyance

chez l’autre, ce qui justifie d’une manière tautologique une différence dans le traitement des

savoirs issu de cette réflexion : « À partir du moment où l’on aura “démontré“ qu’un chaman est

fou, il ne pourra plus bénéficier de la crédibilité (occidentale) concernant son rôle et sa fonction.

Et le pas est vite franchi pour porter le discrédit sur la possession ou le chamanisme dans leur

ensemble. Il s’agit là d’une position extrême [...] mais, comme elle est le plus souvent refoulée,

non consciente, elle n’en est que plus pernicieuse, agissant en sourdine et colorant, comme par

mégarde, les théories les plus “scientifiques“ » (Monfouga-Broustra : 2001, 171-176).

2°) « Jeux sociaux » en interaction

Dans son travail sur le terrain, l’ethnologue est idéalement amené à connaître

l’importance et la validité du « jeu social » de l’autre dans le contexte indigène et certaines

situations focales. Dans le cadre de la magie, il s’agit pour lui de rendre compte le plus

fidèlement possible de la densité identitaire comprise dans le symbole et la pratique rituels. Or,

le scientifique est également issu d’un « moule identitaire » dans lequel se reconnaissent des

pairs. Il est lui même « pris » dans un « jeu social » aux symboles partagés, une sorte de

lignage professionnel rendu légitime par des connaissances universitaires institutionnalisées à

la manière d’un consensus « légal-rationnel » cher à Max Weber et à Bourdieu. Ce dernier

explique d’ailleurs par quel processus des situations, des attitudes générées au sein d’un

groupe solidaire paraissent aller de soi à ses membres : « L’illusio n’est rien d’autre “que ce

rapport enchanté à un jeu qui est le produit d’un rapport de complicité ontologique entre les

structures mentales et les structures objectives de l’espace social“, c’est-à-dire entre un

ensemble de schèmes mentaux (habitus) et des régularités caractéristiques d’un espace social

autonome (champ) qui conduit ceux qui possèdent la maîtrise pratique de cet univers à

anticiper de façon correcte les évolutions du jeu. Pour celui qui possède les catégories

mentales (un “ensemble de principes de vision et de division“) adaptées à un champ donné,

tous les événements qui s’y produisent paraissent “naturels“ ou “évidents“ » (Costey : 2005, §

2). L’analyse du terrain est d’autant plus délicate qu’il s’agit alors d’objectiver deux « jeux

profonds » se confondant à des savoirs en interaction ; ces « jeux » qui, selon l’idée de Geertz,

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donnent, derrière la relative fantaisie des formes, des objets manipulés ou des comportements,

une idée des représentations d’un groupe sur lui-même.

Ainsi que l’énonce Victor Turner, une meilleure reconnaissance scientifique des savoirs

d’autrui passe par une appréhension des émotions et des « croyances » encadrant le rituel en

Afrique : « I think, becoming widely recognized that religious beliefs and practices are

something more than “grotesque“ reflections of expressions of economic, political, and social

relationships ; rather are they coming to be seen as decisive keys to the understanding of how

people think and feel about those relationships, and about the natural and social environments

in which they operate2 (Turner : 1969, 6) ». Pour que le « jeu social » de l’anthropologue et celui

des informateurs ne se termine pas en « jeu de dupes » où chaque interlocuteur colle une

étiquette sur l’autre tout en prétendant l’expliquer, ce moment de la rencontre ethnographique

peut être prétexte à un travail d’identification et de reconnaissance préalables des « cadres

émotionnels » respectifs dont parle Turner.

II°) UNE RELATION DISSYMÉTRIQUE

Fausses polémiques, vrais préjugés

Cependant, en négligeant souvent l’impact de son propre « jeu social » dans la rencontre

ethnographique, l’anthropologie dissimule derrière un argument d’autorité une grande partie de

sa propre histoire disciplinaire. Or, cette histoire s’est construite dans un rapport dissymétrique

entre sociétés sous l’empire des Colonies depuis le XVè s. : « Or il ne s’est pas seulement agi

d’une exploitation économique et commerciale : l’Europe a également porté un regard sur les

peuples qu’elle a colonisés, elle les a représentés, voire exhibés ; elle a parlé en leur nom, s’est

prononcée sur leur statut, et ce faisant elle a souvent trahi l’universalisme religieux, juridique

qu’elle proclamait, proposait, ou prétendait incarner et diffuser (Mangeon : 2006, §1) ». La

magie constitue peut-être de manière emblématique une ligne de traverse entre les époques

coloniale et post-coloniale, une passerelle pernicieuse qui aura en quelque sorte permis à la

figure du Sauvage de survivre à une évolution occidentale des mœurs décolonisées,

notamment à travers l’écrit anthropologique jusqu’à nos jours.

2 « Je pense, et c’est un fait largement admis, que les croyances religieuses et les pratiques sont quelque chose de plus que des expressions “grotesques“ de relations économiques, politiques, et sociales ; bien plus que cela, ces croyances devraient être envisagées comme des clés essentielles dans la compréhension des pensées et des émotions encadrant ces relations, en même temps que sur le contexte naturel et social dans lesquelles ces dernières évoluent » (Traduction par nos soins).

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L’exemple récent de la controverse entre Mashall Sahlins et Gananath Obéyésékéré

dans les années 80 illustre à quel point l’interprétation de la mort du Capitaine Cook en 1779 à

Hawaï contient un cadre idéologique plus profond, tenace, celui du doute sur la « rationalité des

Sauvages ». Lors de son périple en Océanie, Cook aurait été confondu par les Hawaïens avec

le dieu Lono, entraînant par son sacrifice rituel, un meurtre bien réel. A cette thèse de Sahlins

s’oppose alors celle de l’anthropologue sri-lankais Obéyésékéré, brandissant sa qualité de

native contre celle de l’impérialisme représenté par Sahlins : « Obeyesekere s'en prenait à

“l'idée grotesque“ d'une mentalité “enfantine ou prélogique des indigènes“ que Lévy-Bruhl et

Freud avaient “reçue en héritage“ de l'idéologie européenne » (Zimmermann : 1998, 8).

Cependant, que ce soit pour Sahlins, Obéyésékéré ou Thomas -tous anthropologues-, la

science et son background occidental demeurent la référence absolue discourant sur un objet

frontière magique privé de voix. Nous le voyons notamment au niveau de l’argumentaire

employé dans cet exemple tiré d’une seconde polémique, opposant cette fois Sahlins à

Nicholas Thomas :

« Sahlins, dont la thèse consacrée à une île des Fiji en 1962, Moala : Culture and

Nature on a Fijian Island, est directement mise en cause, s'enflamme et démolit les conclusions de Thomas dans l'un de ces articles [...], où il pointe une erreur (sur Hocart) et un oubli (sur Malinowski). Thomas [...] affirmait que la coutume du kerekere naissait à peine “du temps d'Hocart“. Sahlins [...] rappelle au contraire la description très détaillée qu'en fait Hocart dans ses Lau Islands, Fiji, et reprend à Malinowski dans ses Argonauts la traduction du nom de cette coutume si fondamentalement liée à la théorie anthropologique classique du don par “sollicitation“. L'affaire est entendue ! Hocart, Malinowski et Moala... En deux références et un résumé ciblé de son ethnographie de première main, l'essentiel est dit et le kerekere retrouve toute sa place dans la vulgate ethnologique sur le don. Mais au coeur des analyses de Thomas et de ses deux controverses successives avec Sahlins, il y a le problème de l'objectivation d'un fait de culture » (Zimmermann : 1998, 14).

1°) Objet-passerelle : le lointain rendu proche

Le magicien des sociétés dites « exotiques », tout comme le sorcier du bocage normand

est l’héritier d’une certaine vision du monde, établie sur une analogie dialogique entre les

règnes minéraux, végétaux, animaux et humains. Il maîtrise, catalyse et institue un collectif en

sa personne tout en restant paradoxalement à la lisière du corps social. Cet être spécial et

nécessaire représente, actualise et garantit dans son « jeu social » la reproduction du groupe

par un comportement normé, rituel, en même temps que son propre équilibre psychique, moral,

physique, alors remis en cause lors des transes, des possessions, de sorties hors du corps.

Cette ambiguïté du sorcier entre marge d’initiative personnelle et normes collectives rendrait

pensable et possible la coexistence dangereuse de deux dimensions de réalité superposées ;

un temps mythique, invisible et imprévisible d’une part, et un ordre tangible, quotidien, de

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l’autre: « Au centre du monde culturel magique, il y a le magicien, vivante synthèse d’initiative et

de tradition : le magicien qui s’ouvre au drame existentiel caractéristique du magisme et qui

remporte sur le risque une victoire pleine de sens, non seulement pour lui-même, mais pour les

autres » (De Martino : 1967, 113) ».

Le magicien, tout comme le scientifique, explore donc des champs liminaires risqués,

aux prises avec une réalité multiforme. Il lutte pour faire exister son monde culturel face à ces

données mouvantes, indéterminées ou invisibles : « [...] l’intérêt dominant du monde magique

n’est pas de réaliser des formes particulières de la vie spirituelle, mais de conquérir et de

consolider l’être au monde élémentaire, ou présence, de la personne. Nous savons maintenant

qu’idéologie, praxis, institutions du monde magique ne révèlent leur vraie signification que si on

les reconduit à l’expression d’un seul problème : défendre, maîtriser, régler l’être au monde

menacé (et corrélativement, fonder et maintenir l’ordre du monde, menacé lui aussi de

dissolution (De Martino : 1967, 189) ». Dans sa description du mage, l’auteur introduit la

possibilité qu’il existe une théorisation de la magie derrière la pratique, ainsi que des institutions

servant de cadre légal à cet exercice. D’autre part, si De Martino admet au mage une qualité

d’efficacité pleine de sens et d’utilité, il décrit le monde magique comme « idéologies, praxis,

institutions ». Dans cette perspective rapprochante, magie et science se trouvent donc

légitimées chacune dans son contexte, mais toujours, cependant selon un vocabulaire

occidentalisant le contexte magique.

Plus que les différences mises en exergue par Mauss, dans l’analyse de cet auteur, nous

entrevoyons une proximité certaine entre science et magie, lesquelles reconnaissent l’une et

l’autre des lois physiques ou spirituelles qui restent à maîtriser.

2°) Objet-fracture : le proche rendu lointain

Si la magie est porteuse d’un exotisme latent pour l’Occidental lambda comme pour le

scientifique à l’évolutionnisme attardé, cet implicite se traduit dans les textes bien souvent

comme une opposition simple entre un ici et un ailleurs géographiques contenant la proposition

éculée « Nous les civilisés et Eux les archaïques ». Contrairement aux rapprochements opérés

plus haut par De Martino, la plupart du temps, cette distance hiérarchisant entre savoirs se

mesure plutôt à l’aune des kilomètres parcourus hors d’Occident et à partir de celui-ci. Or,

d’après les travaux contemporains de Jeanne Favret-Saada sur le bocage normand ou de Clara

Gallini en Sardaigne, le sujet magique persiste de façon obstinée (et honteuse ?) au cœur de

l’Europe. La reproduction d’un dualiste « Eux et Nous » lié aux pratiques magiques ne serait

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donc pas lié uniquement à une séparation kilométrique. La « tare d’exotisme » est aussi affaire

de voisinage immédiat ; elle vient s’interposer dans ce dualisme facile comme une pensée

d’achoppement : « Dans tous les cas, il s’agit toujours d’une création à deux devant un public,

singulier jeu de cache-cache, fait de résistances de mensonges, d’esquives, de caprices de

prima-donna, de concessions à l’égard de qui est finalement considéré comme le plus fort, et

c’est dans cette dynamique que le possédé arrive à exprimer et donc à exorciser son propre

fantasme. (Gallini : 1998, 55) ». Ici, la transe de possession a bien lieu en Sardaigne, en plein

milieu de la Méditerranée, et au XXè s.. Le soupçon de supercherie magique transparaît dans

le terme de « fantasme ». Pour l’observatrice en effet, l’affection du patient « pris » dans la crise

ne peut être qu’illusion psychologique, et certainement pas une souffrance réelle. Du moins,

cette dernière en est réduite dans le discours ethnologique à sa plus fausse expression.

Une idée d’archaïsme ridicule posée par un regard évolué sur les Primitifs de tout bord est

également lisible dans ce commentaire de Favret-Saada : « Ce canton de la primitivité, du

surnaturel et de l’anachronisme où les idéologues urbains parquent ainsi les paysans du

Bocage est aussi -et principalement- celui de la crédulité. Dans cette région hantée par les

“loups-garous en campagne“, les habitants sont représentés comme des gobe-mouches ou des

enfants naïfs dont “il est possible d’exploiter sans risque la crédulité » (Favret-Saada : 2009,

68). Derrière une explication rationnelle se cache souvent un pendant accusatoire, la négation,

un mépris de classe qui « éloigne » le praticien de la magie aux confins de l’humanité. Derrière

cette dénonciation du magisme, c’est tout le savoir de l’autre, essentialisé sous les termes

opaques de « naïveté », de « croyance » qui est attaqué au nom d’une forme supérieure,

implicite de savoir citadin, rationnel, athée. Le savoir des villes sur celui des campagnes, celui

de l’Europe sur celui de l’Afrique, celui de l’énonciateur sur celui qui n’énonce pas : « Nous

voudrions prendre le problème sous un autre angle : avancer que les chamans-possédés

pourraient bien avoir leur propre métapsychologie à écouter et à décoder. A décoder, parce que

si les psychanalystes occidentaux écrivent (beaucoup !), les chamans-possédés ne le font pas

[...]. D’une métaphysique l’autre : il ne s’agit pas là de tomber dans un comparatisme abusif ni

dans une théorisation universaliste. Il s’agit simplement d’écouter (Monfouga-Broustra : 2001,

174) ». A la parole de l’autre, toutefois, est souvent substituée une idée de superstition.

Comme le souligne justement l’historien italien Tomasino Pinna, l’emploi du terme

« superstition », souvent assimilé à la « croyance » de l’autre dans un sens péjoratif, n’est pas

réservé au champ exclusif de la magie. Ce mot recouvre en général tout ce qu’une idéologie

désire abattre au nom de la raison dominante. Aussi, lorsque l’ethnologue qualifie le recours

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aux rituels magiques de « superstition », ce dernier emprunte au discours culturel hégémonique

de sa propre société et de son temps : « Dans les diverses époques, lorsque résonne le mot

superstition, il peut s'entendre de diverses manières : pour l'Etat romain et pour ses

intellectuels, la superstition est le christianisme ; pour les chrétiens, cependant, la superstition

devient la religion polythéiste et idolâtre de l'empire, défini plus tard comme paganisme ; pour

les protestants, c'est le culte des saints ainsi que beaucoup de pratiques festives et

dévotionnelles catholiques qui constituent la superstition. La catégorie de superstition fut reprise

à l'infini et utilisée par des courants de pensée rationalistes et scientistes pour lesquels toute

forme de religion est définie par défaut comme superstition (...) (Pinna : 2012, 199. Traduit de

l'italien par nos soins) ».

Le regard du scientifique sur la sorcière n’a pourtant pas vocation de remplacer celui de

l’inquisiteur. Mais nous voyons qu’au-delà des kilomètres et des époques, ce qui fait parfois

encore consensus autour de l’objet frontière magique est souvent plus la somme des

présupposés occidentaux projetés sur l’autre que le constat objectif, contextualisé, dialogique

du rapport de l’autre à sa magie.

III°) UNE ORDALIE SCIENTIFIQUE : L’EFFICACITÉ ET LA PREUVE

Dans la pluralité des savoirs locaux, la globalisation met en évidence aujourd’hui et plus

que jamais ce réseau de relations connexes et de conflits complexes qui, pour être compris et

synthétisé par notre monde scientifique, passe par la mise en forme documentaire, la

publication d’ouvrages, d’articles, et donne lieu à des colloques.

1°) Colonialismes latents

Si des objectifs neutres président à notre démarche de généralisation scientifique,

nous l’avons vu, c’est bien le savoir savant occidental qui demeure la référence, laquelle

n’existe qu’en rapport à un sous-savoir magique, populaire, religieux, païen, profane dessiné en

creux. Cependant, aujourd’hui, mis en balance dans les nouvelles configurations géopolitiques

qui se dessinent, « l’héritage du rationalisme occidental ne vaut plus de manière incontestée.

L’idée de rompre avec les Lumières et ce qu’elles ont promu a, de fait, favorisé le

développement d’une compréhension décentrée du monde. Hors du cadre exclusif de la

modernité occidentale, d’autres formations de la conscience universelle émergent, même si ce

procès reste profondément lié aux conditions de l’impérialisme colonial et du capitalisme

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moderne (Mbembé : 26-27. Cité dans Mangeon : 2006, 67) ». La dichotomie entre savoirs

renvoie ici plus que jamais à une histoire occidentale des séparatismes, du centralisme jacobin

et des hiérarchies, à une tradition de la taxinomie naturaliste que le Grand Partage de la

colonialisation a fourni en exemple à travers les idées de progrès et d’archaïsme accolées à

celles de sociétés supérieures et inférieures : « L'idéologie cartésienne de la science exige une

nette opposition entre matière et esprit, et dévalorise l'imagination en ôtant aux images leur

vigueur signifiante. Théoriser la croyance au mauvais œil ou à la jettatura implique qu'on

revienne sur ce dualisme et cette dévalorisation » (Caisson : 1998 : § 4). Cet arrière-plan de la

pensée occidentale est à l’origine de notre science contemporaine ; il aura en quelque sorte

naturalisé une distance entre science et magie, rendant malaisée toute remise en question

culturelle ultérieure de cette séparation. Les Lumières puis l’Évolutionnisme ensuite ont fixé les

paramètres de ce système binaire aux XVIIIè et XIXè s., et qui deviendront ce continuum

dépréciatif discret tapi derrière certaines analyses scientifiques jusqu’à nos jours : "Je me

demande jusqu'à quel point la notion de "superstition" utilisée aujourd'hui sans tenir compte de

son héritage historique, conduit à réaffirmer une distance et de rassurantes postures

autoréférentielles tout en liquidant à proprement parler la réalité non comprise (Pinna : 2012,

202. Traduit de l'italien par nos soins) ».

Au final, cette magie comme « science mensongère », qualifiée d’« art stérile » ou de

« falsification systématique de la loi naturelle » reste aujourd’hui la « règle de conduite

fallacieuse » qui continue à diriger l’acte du sorcier ou du chamane, quoique Frazer ait depuis

longtemps quitté les devants de la scène anthropologique, et l’Évolutionnisme colonial tombé

officiellement en désuétude.

2°) Efficacité(s)

Il est pourtant avéré que des rites à visée thérapeutique « non scientifiques »

emploient des procédés tout aussi logiques que la médecine occidentale, que des résultats sont

obtenus grâce à ces moyens. Depuis sa fameuse description du processus d’efficacité

symbolique à partir du mythe, Claude Lévi-Strauss établit un autre point de comparaison

possible entre Eux et Nous à travers ce qui correspondrait le plus à une inférence occidentale,

la psychanalyse : « Et il faut que, comme le malade et comme le sorcier, le public participe, au

moins dans une certaine mesure, à l’abréaction, cette expérience vécue d’un univers

d’effusions symboliques dont le malade, parce-que malade, et le sorcier, parce-que

psychopathe, c’est-à-dire disposant l’un et l’autre d’expériences non intégrables autrement-

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peuvent lui laisser, de loin, entrevoir “les illuminations“ (Lévi-Strauss : 2012, 208, Anthropologie

Structurale I, « Le sorcier et sa magie ») ». « Abréaction », « symbolique » et « psychopathe »

renvoient à l’imaginaire freudien ; par simple transposition du magique à la psychanalyse, la

cure du « Sauvage » nous apparaît dès lors beaucoup plus familière lorsqu’elle est traduite en

français dans le texte. Par conséquent, la cure chamanique ne nous devient intelligible que

lorsqu’elle emprunte une grille explicative psychanalytique, tout comme le monde magique

devenait cohérent pour De Martino dans son analogie « institutionnelle ».

Cependant ici, et à l’inverse du constat de Gallini pour qui une cérémonie réelle guérit

du fantasme, l’efficacité symbolique désincarnée -parce-que mythique- renvoie à une maladie

bien réelle. De Martino, citant le psychologue Wundt, exprime autrement cette même idée :

« L’ennemi percé en effigie ne souffre pas symboliquement mais réellement, même si la flèche

qui traverse son image ne peut frapper son corps réel. Mais elle frappe son âme et, par le

truchement de celle-ci, elle peut procurer la maladie et la mort à son corps (De Martino : 1967,

218. Cité de Wundt, Völkerpsychologie IV, 1910). Comme il ne s’agit pas de trancher sur le bien

fondé d’un système de pensée contre un autre (ce qui reviendrait à envisager une partie de

l’objet frontière pour expliquer sa totalité), ce qui importe ici est le paradoxe d’une valeur

accusatoire issue d’une analyse scientifique créant une inégalité entre savoirs. Aussi, l’historien

des religions De Martino dénonce une certaine attitude de l’ethnologue limité par son propre

« jeu social » sur le terrain : « Mais pour l’ethnologue, la découverte la plus importante n’est pas

la réalité de la télépathie ou d’autres phénomènes paranormaux, mais bien plutôt d’avoir surpris

des hommes de sa propre civilisation dans une attitude révélatrice devant le problème de la

réalité des pouvoirs magiques : une attitude qui met ingénument en évidence les limites de leur

Einstellung culturelle (De Martino : 1967, 154) ».

Idéation théorique contre technique

Dans sa notion de bricolage, Lévi-Strauss compare la figure du technicien bricoleur

(assimilé à l’opérateur magique) à l’ingénieur (désigne le scientifique). Ce couple renvoie à une

ressemblance (tous deux fabriquent bien quelque chose), mais aussi à une différence

essentielle, de l’ordre d’une inégalité ontologique des savoirs, inscrite à la fois dans le statut

professionnel de l’acteur et dans la méthode employée dans l’action. L’ingénieur scientifique

conçoit le plan à l’origine de l’objet, tandis que le bricoleur se contenterait d’assembler des

pièces préfabriquées. Dans la réflexion de Jacqueline Monfourga-Broustra cependant, le savoir

magique est réinvesti d’un potentiel créatif capable de concevoir ET de fabriquer un objet

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magique, maîtrisant en cela toute la chaîne des opérations. Le savoir théorique préexisterait

bien dans la pensée du mage, avec cette différence que ce dernier n’écrirait pas le concept que

sous-tend son acte de manière implicite. Sur le plan de la pensée magique comme de la

pensée scientifique, cet auteur réintroduit une certaine forme d’égalité dans le traitement des

savoirs, les faisant équivaloir en rationalité et en légitimité : « On sait bien que l’anthropologue

et le psychanalyste sont des interprètes. Le chaman-possédé aussi. C’est son savoir, à lui

aussi, qui lui permet l’interprétation (Monfouga-Broustra : 2001, 175) ». Rendant l’autre maître

de lui-même et de ses actes, le renvoyant à son entière responsabilité loin de tout résidu

paternaliste voire suprémaciste, le regard conscient du scientifique, à travers le respect de cette

liberté fondamentale, se donne aussi le devoir de décrire sans déprécier.

Conclusion

Ce que la magie révèle de la science occidentale

Empruntant à des savoirs a priori éloignés des représentations vernaculaires qu’elle

étudie, l’ethnographie inscrit son objet dans une grille de lecture scientifique et culturelle

occidentale qui lui est propre. Objectivant les données collectées en une traduction parfois

subjective des phénomènes, le scientifique prive quelquefois les savoirs magiques de leur

« voix native » pour revêtir un nouveau sens dès lors qu’ils empruntent cette grille scientifique :

« Notre science est faite pour explorer des phénomènes qui appartiennent à un monde donné,

par rapport auquel la présence est garantie ; par conséquent, ses méthodes ne peuvent

entièrement s’adapter à des phénomènes appartenant à un monde qui se donne et qui est

encore inclus dans la dramatique décision d’une présence en crise (De Martino : 1967, 155) ».

Ne correspondant pas totalement au cadre natif de l’objet décrit, la grille scientifique doit donc

opérer une transformation sémantique pour rendre le monde magique compréhensible de la

communauté scientifique. Enfoui sous les non-dits et l’objectivisme, nous voyons émerger au

contact de la magie un second territoire de pensée, celui d’une science éminemment

occidentale dans le regard qu’elle continue de porter sur le reste du monde : « Codrington

aborde ses Mélanésiens sans les garanties méthodologiques nécessaires pour s’assurer une

compréhension médiate et étayée de l’objet de la recherche, et il tend, par conséquent, à

introduire dans l’interprétation des données le bagage d’expérience que lui fournit sa propre

formation culturelle [...]. En effet, si nous considérons comme document authentique, non pas

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ce que rapporte Codrington sur la signification du terme atai, mais la manière dont le

missionnaire Codrington, avec sa formation culturelle, réagit devant l’ensemble de faits culturels

que désigne le terme atai, nous pouvons en tirer des conclusions qui éclaireront,

simultanément, les deux mondes culturels dont la rencontre a fait naître le document (De

Martino : 1967, 93) ». Dans cet exemple, la révélation du système de représentations de

chacun, loin de diviser sur le signifié, serait au contraire un premier pas vers une ouverture

méthodologique et réflexive nécessaire à une reconnaissance plénière des savoirs en

présence.

Cependant, si dans un élan enthousiaste vers une « décolonisation des esprits » les

Postmodernes ont prôné une ouverture et dialogue des voix sur le terrain, notre savoir savant

ne s’est pas montré forcément prêt à céder une once de ses prérogatives depuis le phénomène

Writing Culture et devant une égalité de principe sapant les fondements officieux d’une autorité

de l’ethnologue. Selon Leigh-Star et Griesemer, une solution apparaît sous la forme d’une

compatibilité dialogique minimum, issue d’une reconnaissance mutuelle des subjectivités et des

savoirs autour de l’objet frontière. Dès lors, nous pourrions nous demander avec Guillaume

Rosenberg, jusqu’à quel point nous avons trop parlé de, sur et à la place de l’autre : « Y-a-il une

conscience indigène de ce que le rituel construit et des manières dont il le construit ? Une telle

éventualité réduirait (dangereusement ?) la fracture conceptuelle communément établie, même

si ponctuellement remise en cause, entre l’ethnologue et ses sujets d’étude -le premier

apercevant dans les dits et les faits des seconds ce à quoi ceux-ci resteraient aveugles,

incapables qu’ils seraient, par leur position d’insiders, par leur condition de croyants et par leur

manque d’outillage anthropologique, de le formaliser ou de le signifier (Rosenberg : 2010, 2) ».

Par conséquent, s’il n’est pas question de remettre en cause le bien-fondé d’une étude

scientifique généralisant le particulier à des fins de compréhension, se pourrait-il que l’on

reconnaisse la spécificité et la subjectivité de ce regard occidental dissimulé derrière un

paravent d’objectivité ? Ainsi que le souligne très justement Raymond Massé, il faut distinguer

entre science et usages biaisés de la science. Pour cela, il nous paraît important de lever

l’anomie entourant ce regard hérité de l’histoire sociale occidentale : « Il faut éviter de

confondre la science elle-même, [...] et les usages sociaux et politiques de cette science et des

savoirs scientifiques, qui, eux, font place à la subjectivité, à la mystification et à la défense

d’intérêts particuliers » (Massé : 2002, 11).

Entre une autorité autoproclamée et des voix discordantes, entre une vérité partiale et des

réalités partielles du savoir se dessine en négatif une trame rémanente évolutionniste qui n’en

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finit plus de compter les progrès de l’autre à l’aune de sa propre vision du monde. Dans le

rapport obligé induit par l’ethnographie sur le terrain, les techniques chamaniques de guérison

sibériennes, les rituels de la grand-mère corse et la divination africaine n’en ressortent pas

toujours compris, expliqués sans être en partie détruits par l’hégémonisme de ce regard

occidental. De la rencontre à travers l’objet frontière magique, paradoxalement, c’est souvent

en effet, une idéation de notre propre supériorité qui se rend lisible.

Vers une coopération des savoirs ?

Sans tomber dans un relativisme systématique qui sape la base de tout comparatisme,

admettre la possible validité d’une multitude de représentations du monde réduirait d’emblée la

fracture entre savoirs. Ces derniers nous deviendraient alors pensables aujourd’hui hors de tout

jugement moral ou classificatoire : « Si l’on veut comprendre la ténacité de ces représentations

et l’aisance avec laquelle elles s’articulent aux changements modernes, il semble à première

vue important de laisser plus d’envergure à l’ambivalence de ces notions [de magie] ainsi qu’à

la fluidité de toutes les classifications de ce champ miné. Une telle souplesse s’impose plus

encore lorsque l’analyse ne se restreint plus au discours général, mais s’oriente vers le lien

entre discours et pratiques quotidiennes » (Geschiere : 2000 § 20-21). La compréhension n’est

peut-être pas loin lorsque l’observateur accepte de laisser choir sa position dominante au profit

d’une réelle posture d’apprenti. La collaboration entre savoirs s’extrait alors d’une contradiction

artificielle, du moment où l’ethnologue cesse de prendre une critique occidentale pour juge

universel des preuves : « L’analyse du problème des pouvoirs magiques dans l’histoire de

l’ethnologie nous a donc offert une occasion supplémentaire de prendre conscience de ceci :

[...] que nous prenons pour de la compréhension ce qui n’est encore que de la négation

polémique, de la passionnalité en acte » (De Martino : 1967, 250). Dans ce long monologue de

l’Occident scientifique sur lui-même, où sont donc passées les nuances polysémiques qui

faisaient de la magie un paradoxe pour la société qui la pratique ? Si beaucoup d’ethnologues

ont su rendre leur voix aux praticiens, combien d’entre eux l’ont-ils fait en considérant ces

savoirs comme valides en dehors de toute référence morale à l’Occident ? Il ne s’agit pas de

remplacer la Chasse aux sorcières de l’Inquisition par une chasse aux Consciences,

néanmoins, l’argument d’autorité scientifique accolé à nos travaux mériterait qu’une plus large

part y soit consacrée à une analyse réflexive. Dans le concert international des sociétés

interconnectées par la globalisation, y-aurait-il une vraie place pour une polyphonie intégrative

des savoirs dans laquelle l’ethnologue pourrait se faire également expérimentateur, modeste

apprenti, oreille attentive ?

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