Political Ecologies of War and Forests: Counterinsurgencies and the Making of National Natures
Les différentes natures de l'innovation. Une approche de la dynamique des organisations
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LES DIFFERENTES NATURES DE L'INNOVATIONUne approche de la dynamique des organisations
Laurent THEVENOT
EHESS et Centre d'Etudes de l'Emploi
in Bernard, P.J., Daviet, J.-P., Culture d'entreprise et innovation, Paris, Presses
du CNRS, pp.309-328, 1992.
1. La place de l'innovation dans l'approche des organisations
La tension entre innovation et organisation
A bien des égards, l'idée d'"innovation" évoque des phénomènes
qui vont à l'encontre de ceux que suggère la notion
d'"organisation", de sorte que leur rapprochement soulève des
questions sur l'un et l'autre termes. Comment un processus
dont l'objectif ne peut jamais être clair au départ, qui
suppose une mobilisation d'acteurs exceptionnels et
temporaires dans des dispositifs expérimentaux suscitant des
tensions complexes et mal connues (Sainsaulieu 1987, pp.330-
337) peut trouver place dans une organisation ? Est-ce que
l'innovation ne suppose pas un surgissement imprévu,
l'émergence d'un élément nouveau et singulier, une rupture par
rapport à un ordre qu'impliquent, à l'inverse, le concept
d'organisation et le cortège de notions adjacentes, règle,
routine, etc ? L'idée d'une "gestion" de l'innovation, ou la
recherche de "méthodes" favorisant l'innovation, ne portent-
elles pas en elles-mêmes les paradoxes d'un contrôle de
l'imprévisible ?
Il est clair que l'attrait pour ces formules paradoxales tient
au souci de comprendre, dans la notion d'organisation, une
possibilité dynamique de renouvellement, de faire ressortir le
jeu sous la règle (Reynaud 1989), de participer à la
déconstruction ou à la relativisation de l'organisation
(Friedberg 1990). Mais cette orientation, toute souhaitable
qu'elle apparaisse pour compenser la rigidité connotée par le
terme d'organisation, n'est pas aisément intégrée dans des
catégories qui disent plutôt la perpétuation d'un ordre.
L'effort d'intégration du mouvement d'innovation constitue
donc un intéressant défi pour les diverses approches de
l'organisation, une mise à l'épreuve de leurs capacités
respectives à rendre compte d'une dynamique.
Ajoutons que la confrontation des deux termes - "organisation"
et "innovation" - oriente aussi vers un examen de la notion
d'innovation qui tienne compte des contraintes d'acceptation
par l'organisation. Le processus d'innovation demande la
transformation d'une singularité qui n'est, à l'origine, que
le désordre causé par un événement imprévu, transformation
qui, pour réussir, doit aboutir à la constitution d'un nouvel
élément pertinent dans le fonctionnement de l'organisation.
Entreprises composites et théories composites
Le souci d'intégrer le moment d'innovation dans l'analyse des
organisations ne manque pas de faire ressortir la diversité
des aspects qui peuvent être privilégiés dans leur approche.
Ainsi, pour en rester à trois des dimensions couramment
distinguées, on pourra entendre par innovation, une innovation
de produit proposant un nouveau bien sur un marché, une
innovation technique se traduisant par un progrès technique
dans les outils de production, ou une innovation sociale
modifiant la gestion des ressources humaines dans
l'entreprise. Cet éclatement de la notion d'innovation met en
évidence le problème posé par la juxtaposition d'évaluations
très diverses des contraintes ou ressources de l'entreprise,
qui renvoient à des modes d'explication différents de son
fonctionnement. Comment lier ensemble, dans une explication
cohérente :
1) une approche empruntant à l'économie la notion de marché
pour faire valoir le poids des désirs individuels et des
mécanismes concurrentiels;
2) une approche empruntant aux sciences de la nature la notion
de technique pour mettre en avant le caractère contraignant
d'équipements régis par des lois physiques;
3) une approche empruntant à l'anthropologie et à la
sociologie les notions de culture et de groupe social, et
mettant au jour le rôle d'un ensemble d'us et de
compréhensions communs aux membres d'un groupe de salariés,
d'une entreprise ou d'un pays.
Les phénomènes couverts par le terme d'innovation font
clairement apparaître la nécessité de rompre avec un découpage
qui attribue à des approches largement incompatibles la
spécialité de l'étude des désirs individuels, celle des
objets, et celles des effets de l'action collective. Dans la
recherche d'un cadre commun, nous avons centré notre analyse
sur les conventions de coordination dont les entrelacs
constituent la trame des organisations (Thévenot 1989a, 1989b,
1990a).
Un cadre d'analyse cohérent pour traiter une pluralité de
conventions de coordination
Ce cadre d'analyse des organisations s'appuie sur un examen
des opérations de critique et de justification d'actions
menées avec d'autres, dans des sociétés qui peuvent être dites
complexes dans la mesure où une pluralité de formes de
justification y sont disponibles (Boltanski et Thévenot 1991).
Outre de rendre compte, à partir d'un même modèle,
d'impératifs aussi divers que celui de la concurrence sur un
marché, de l'efficacité technique industrielle, de la confiance
domestique, de la solidarité collective civique, du renom dans
l'opinion et de l'inspiration, nous avons cherché à montrer la
place, dans la mise en oeuvre de ces impératifs, d'objets
cohérents avec chacun d'eux, objets qui constituent des
repères communs et contribuent en cela à la coordination.
D'autre part, nous avons mis au premier plan l'incertitude de
l'épreuve de réalité qu'implique la mise en oeuvre effective
d'un impératif, en examinant les différents niveaux de doute,
de critique ou de remise en cause.
Les entreprises et les organisations sont alors traitées comme
des dispositifs visant à rendre compatibles différents modes
de coordination des actions. Ces modes de coordination
renvoient à des impératifs qui s'expriment dans des objectifs,
des buts, des valeurs etc., mais se prolongent aussi dans des
mondes d'objets communément qualifiés qui contribuent à cette
coordination. L'analyse systématique de ces formes de
coordinations diverses et de leurs rapports permet de lier la
complexité à une possibilité d'adaptation et d'innovation, et
de comprendre les tensions critiques qui en résultent tout
autant que les efforts pour les apaiser dans des compromis.
Elle a conduit à élaborer des instruments d'analyse et de
diagnostic utilisés dans un programme d'enquête sur des
entreprises privées et des organisations publiques (Boltanski
et Thévenot, eds., 1989).
Un tel programme de recherche, centré sur l'analyse de
différents modes de coordination, n'est pas sans lien avec la
tradition de sciences sociales, d'inspiration weberienne, qui
s'intéresse à la pluralité des orientations de l'action et des
modes d'autorité légitimes, ou encore avec les travaux de
science politique sur la diversité des formes de lien
politique (Streeck et Schmitter 1985). Mais il peut aussi être
relié aux travaux économiques sur la pluralité des modes de
transaction, menés dans la lignée institutionnaliste (Commons
1934) ou néo-institutionnaliste et rejoints aujourd'hui par
certains développements proches de l'orientation néoclassique
(Williamson 1985). On assiste en effet à d'intéressantes
convergences entre des traditions inspirées de sciences
sociales non économiques (sociologie, anthropologie, droit,
science politique), et un cadre économique orthodoxe qui
s'étend bien au-delà de l'assise constituée par l'équilibre de
marché pour aborder des phénomènes organisationnels, à partir
d'hypothèses d'asymétrie et d'information imparfaite (Rey et
Tirole, 1986). Aussi notre démarche peut-elle être également
située par rapport à cette littérature qui montre l'importance
de phénomènes non concurrentiels (biens spécifiques, contrats
implicites, réputation, contraintes verticales) que nous
rapporterons à une pluralité d'impératifs, et donc de formes
de coordination susceptibles d'orienter l'action.
La tension entre un impératif marchand de concurrence, et un
impératif industriel d'investissement, est déjà présente au coeur
de la théorie économique, et l'intégration formelle rend
difficilement compte des différences de nature entre ces deux
impératifs, comme on le voit dans les problèmes soulevés par
le traitement du temps et des anticipations. Mais d'autres
modes de coordination correspondant à d'autres impératifs
apparaissent dans les travaux institutionnalistes ou néo-
institutionnalistes, comme la coordination domestique par la
confiance enracinée dans l'antériorité des transactions et
dans la spécificité d'actifs. Il serait souhaitable d'en
proposer un traitement systématique, comme pour les deux
précédents.
Cependant, notre démarche n'est pas typologique. Nous avons en
effet cherché à aborder de front les problèmes analytiques
soulevés par les courants précédemment mentionnés lorsqu'ils
cherchent à intégrer des notions hétérogènes comme celles de
contrat et de règle, de marché et d'organisation, d'échange et
de hiérarchie, de rationalité optimisatrice et de contrainte
normative, etc. C'est pour progresser dans cette analyse que
nous avons mis au coeur de notre investigation la notion de
convention qui devrait permettre de traiter de phénomènes de
coordination sans recourir à des hypothèses trop fortes sur la
détermination des conduites ou des motifs par des "règles" ou
des "normes sociales", ni se limiter, à l'inverse, à des
contrats passés entre des individus optimisateurs dans
l'ignorance de tout présupposé commun. De fait, tout un
nouveau courant de recherches sur l'"Economie des conventions"
s'est développé récemment en France autour de cette notion
(Favereau 1986, Orléan 1986, Thévenot (ed.) 1986, Salais et
Thévenot (eds.) 1986, Revue économique 1989) et le cadre
d'analyse proposé ici s'inscrit dans ce courant. Il spécifie
toutefois le programme de recherche sur les conventions à
partir d'un certain nombre d'exigences qui nous semblent
propices à la prise en compte des moments de remise en cause
et à l'examen des phénomènes d'innovation.
L'éclairage apporté sur la question de l'innovation
Avant d'entreprendre, dans une deuxième partie, la
présentation de notre cadre d'analyse, mentionnons déjà
quelques enseignements qui peuvent être tirés de cette
approche pour aborder la question de l'innovation, et qui
seront développés dans une troisième partie.
Une approche des organisations à partir des structures
élémentaires de coordination peut éclairer les procédures
d'innovation en mettant en relief l'incertitude qui pèse sur
l'action avec d'autres et la dynamique qui en résulte dans la
gestion de l'imprévu. Elle permet de replacer le phénomène
désigné par le terme d'"innovation" dans un éventail plus
large de modifications, corrections, remises en causes, avec
lesquelles il peut être confondu.
L'idée de coordination n'est qu'imparfaitement appréhendée par
les notions de règle, de norme, de loi, d'habitude ou de
contrainte. Elle suppose de rendre compte de la dynamique du
maintien ou de la création de repères conventionnels qui
servent à la coordination. Dans cette création se trouve un
premier type d'innovations, qui diffèrent de nature selon les
conventions de coordination. L'ordre de l'inspiration joue un
rôle important, parce que les repères conventionnels y sont
des singularités que cherchent notamment à promouvoir les
méthodes de créativité. Mais la dynamique des autres ordres
entraîne également la création de nouveaux objets qui prend
place dans une définition de l'innovation : objets techniques,
pour l'ordre industriel, nouveaux biens ou services marchands,
nouvelles tendances de la mode, concepts (au sens
publicitaire) ou images de marque, dans l'ordre du renom ou de
l'opinion, etc. Cependant, on ne peut pas appréhender un
processus d'innovation inscrit dans une organisation sans
prendre en considération les passages d'un impératif à l'autre
qui y prennent place et qui sont nécessaires pour que
l'innovation soit intégrée dans l'organisation. Ces frayages
de compromis constitueront une autre catégorie d'innovation.
2. Un cadre d'analyse des conventions de coordination
Le poids des choses dans la coordination : les investissements
de forme
Un mode de coordination des actions est-il réductible à un
"principe", une "valeur", une "norme sociale" ? Ces notions
couramment utilisées pour rendre compte d'un ordre collectif
exigent trop en supposant une uniformisation des conduites par
des motifs qui contraignent, par des dispositions qui
perdurent, ou par des règles qui s'appliquent. Elles réduisent
l'importance de l'incertitude sur la situation et de
l'ajustement aux circonstances qui sont justement sources
d'innovation. Nous ne nous donnerons pas des moteurs de
l'accord aussi puissants, et nous chercherons à rendre compte
d'une coordination qui s'opère en situation, à partir de ce
que les acteurs peuvent mutuellement contrôler et mettre à
l'épreuve. Pour éviter un poids prescriptif trop lourd,
marquant de son empreinte les motifs et repoussant toute idée
de rationalité, nous déplacerons une partie de ce poids vers
la situation dans laquelle l'action est menée, vers les
ressources disponibles. Au lieu d'être enfermée dans des
normes, l'exigence de normalité sera alors exprimée par une
visée d'ajustement entre les ressources engagées dans
l'action. Cette idée d'ajustement et de mise à l'épreuve
permet une appréhension très générale de la notion de
rationalité, moins spécifique que le concept de maximisation
d'une utilité espérée. D'autre part, la référence à des
valeurs s'accompagne généralement de l'hypothèse qu'elles sont
attachées à des groupes sociaux ou à des sociétés. Nous avons
plutôt porté attention à la nécessité, pour les mêmes acteurs,
de s'adapter à des impératifs différents suivant les
situations et les dispositifs dans lesquels ils sont engagés.
Le cas de la coordination orientée vers l'efficacité industrielle
permet sans doute de distinguer, mieux que d'autres, le
déplacement opéré depuis la notion de norme jusqu'à celle
d'ajustement normal entre des personnes et des choses engagées
dans l'action. Dans la théorie économique, l'impératif
d'efficacité industrielle est saisi par la notion de fonction
de production. Dès lors que l'on s'intéresse à l'opération
d'ajustement, réactualisée de situation en situation, on ne
peut plus accepter l'extériorité d'une telle fonction. Il faut
porter attention à la réévaluation d'une grandeur industrielle
des ressources, comme on porte attention à celle des prix dans
une coordination par le marché. Il faut également examiner la
genèse de ces ressources, leur mise en forme dans un état
adéquat pour que les acteurs puissent juger de leur
efficacité, de sorte qu'elles servent effectivement à la
coordination des actions.
La mise en valeur des ressources dans la fonction de
production n'est effective qu'à la condition qu'elles aient
des formes adéquates (Eymard-Duvernay et Thévenot 1986). La
mise en oeuvre d'une telle fonction rencontre des tensions
critiques si les facteurs ne sont pas dans l'état requis,
s'ils ne sont pas qualifiés. Dans la coordination industrielle, la
qualification est une standardisation, une normalisation. A
défaut d'une telle qualification, le "formalisme" de la
fonction de production peut être dénoncé, non seulement par
des chercheurs, mais par les acteurs eux-même. Si l'on
considère que la fonction de production explicite des
contraintes de normalité, ces contraintes ne résident pas
seulement dans les coefficients d'une relation entre des
facteurs de production. Plus fondamentales sont les
contraintes laissées implicites sur l'état des choses et des
gens exigé pour qu'ils servent de ressource en tant que
"facteurs" de production (Midler 1986). Ceci suppose une
extension cohérente de la fonction de production à un
environnement mis dans une forme appropriée pour constituer
des prolongements de la contrainte d'efficacité enfermée dans
cette fonction. Préalablement à l'évaluation des coefficients
qui peut toujours être remise en cause par une amélioration de
productivité ou, à l'inverse, par le constat de défaillances,
les acteurs doivent partager la connaissance commune de cet
environnement d'objets bien formés. La forme des objets,
comprise comme une contrainte pour un usage convenable, par
rapport auquel chacun peut nourrir des attentes
conventionnelles (Thévenot 1990b), est une notion qui met en
relief les liens entre les notions d'objet et de coordination.
A la différence de la notion de règle qui suggère
l'abstraction de principes en dehors d'un environnement
d'objets, celle de forme maintient la tension entre la règle
et sa mise en oeuvre. Elle introduit à une interrogation sur
la possibilité de traiter des choses et des gens en général,
en considération de leur usage probable qui autorise des
anticipations convergentes.
L'économie cognitive et politique de l'action en commun : les
ordres de grandeur légitimes
Seront communément identifiés comme ressources, des êtres
- personnes ou choses - qui permettent aux acteurs de traiter
de situations en général et donc de s'engager dans des actions
qui se prêtent à la coordination. Les personnes ou choses ne
constituent des ressources (par exemple dans une fonction de
production) qu'à la condition d'être dotées d'une
qualification générale, adéquate à l'impératif qui oriente
l'action (l'assurance d'efficacité sur l'avenir pour les
ressources de nature industrielle). Le rendement de la ressource
est donc lié à une capacité à coordonner des actions, à une
possibilité d'anticipation dans des interactions. Ainsi
comprise, la notion de ressource peut être liée aux notions de
rationalité limitée ou procédurale développées par Simon, qui
mettent l'accent sur l'étape préalable à la décision
consistant à porter attention (1978) aux informations
pertinentes. Plus que la rationalité optimisatrice qui
introduit déjà des spécifications très fortes de ce caractère
raisonnable, ces notions plus larges rendent justice à la
délibération précédant le choix. La recherche d'un ajustement
de l'action à une situation ne se confond pas avec une
optimisation entre une liste d'options données a priori mais
suppose une économique de ce qui est pertinent.
On doit substituer à l'approche binaire d'une règle, en termes
d'application ou de non-application, une appréhension de
l'incertitude qui pèse sur l'engagement des ressources
disponibles dans une situation particulière. Cette incertitude
peut être exprimée par une question sur la liste des
ressources engagées : comment constituer et arrêter cette
liste ? La réponse à cette question passe par un examen de la
façon dont la qualification des ressources suppose
l'établissement d'un ordre d'importance entre elles. Cet ordre
entre les ressources les plus qualifiées et celles de moindre
importance, entre ce qui vaut en général et ce qui est trop
particulier pour soutenir une décision de large portée, permet
de réduire l'incertitude qui pèse sur l'environnement de
l'action, et de s'accorder sur un résumé de la situation
propice à une coordination. Concernant les objets, ce jugement
évaluatif correspond à des exigences cognitives et
pragmatiques d'économie dans l'identification et l'usage
convenable des choses, conformément à des attentes
conventionnelles. La réactualisation de ce jugement, de
situation en situation, tient compte des attentes non
satisfaites, et dessine les contours d'une notion de
rationalité qui n'est pas limitée à une optimisation.
Comme les objets, les personnes sont qualifiées de façon à
être traitées en général, dans des attentes conventionnelles.
Un trait original de notre cadre d'analyse tient à ce qu'il
suppose un examen parallèle du traitement des personnes et des
choses et aborde dans une même approche des thèmes traités par
l'économie et la sociologie du travail et, d'autre part, par
l'économie industrielle, dans des perspectives différentes.
Alors que les attentes à l'égard des objets sont naturalisées
dans des fonctions techniques, les attentes à l'égard des
personnes sont naturalisées dans des caractères, des
penchants, des dispositions, ou bien envisagés comme le
résultat de constructions contractuelles et politiques. Dans
une perspective commune sur la coordination, nous mettons en
évidence les liens entre un ordre d'importance sur les objets,
qui sert à l'appréhension d'un contexte pertinent auquel
l'action doit être ajustée, et un ordre d'importance sur les
personnes, une qualification qui permet de les traiter en
général (Boltanski 1987). Lorsqu'ils portent sur des
personnes, les ordres de grandeur expriment donc des ordres de
représentation, de responsabilité, d'autorité, de capacité,
etc. Les conventions de coordination que nous avons étudiées
sont celles qui sont les plus largement admissibles. Que
signifie cette idée d'admissibilité ? A la différence
d'habitudes présupposant une familiarité ou d'arrangements
locaux (Thévenot 1990b), les coordinations conventionnelles
n'impliquent pas une connaissance personnelle des êtres
engagés dans l'action. Elles sont construites pour valoir en
toute généralité auprès de quiconque, individu anonyme dont on
ignore les traits particuliers. L'exigence de coordination
rejoint alors l'exigence de justice.
Nous ne nous étendrons pas ici sur les implications de cette
exigence (Boltanski et Thévenot 1991). Contentons-nous
d'indiquer que les ordres de grandeur légitimes doivent
résoudre la tension entre deux contraintes. L'une est
d'établir un ordre d'importance requis dans la recherche d'une
coordination; elle relie ordre politique et ordre cognitif.
L'autre tient à une commune humanité et peut être rapprochée
de la contrainte kantienne d'universalisation, ou de
l'expression qu'en propose Rawls dans le dispositif imaginaire
du voile d'ignorance (Rawls 1973). La résolution de la tension
se fait par deux clauses majeures que doivent vérifier les
ordres de grandeur. La première marque la différence entre les
ordres de grandeur et des échelles d'évaluation illégitimes,
en reliant les premiers à une définition du bien commun qui
exige que l'état de grandeur des plus grands bénéficie aux
plus petits. La seconde réclame que les états de grandeurs ne
soient pas attachés aux personnes, ce qui suppose que puisse
être relancée l'épreuve permettant de réévaluer ces états.
L'absence de relance, et donc d'effet de la critique, est un
motif très fréquent du sentiment d'injustice.
Un trait significatif de nos sociétés complexes, qui met en
échec les efforts pour constituer un unique bien commun comme
le marché, le progrès technique, l'information, etc., réside
dans la pluralité de ces ordres permettant de coordonner des
actions. Cette pluralité ouvre sur la question du rapport
entre des modalités de coordination différentes. La réponse
peut aller d'un relativisme des valeurs à un organicisme des
fonctions. Nous avons suggéré une solution qui ne correspond à
aucune des deux précédentes, en montrant que chaque ordre
définit la grandeur et le bien commun en réduisant les autres
au particulier. C'est dans ce rapport de réduction que l'on
peut trouver le ressort des opérations critiques qui sont
difficiles à intégrer dans un modèle libéral repoussant les
valeurs dans des préférences individuelles. On comprend alors
un autre motif fondamental du sentiment d'injustice : la
contamination des ordres de grandeur les uns par les autres,
le cumul des inégalités et la confusion dans une grandeur
unique bloque la possibilité critique. Si la révaluation de la
qualité des ressources, en fonction du succès ou de l'échec de
l'action, exprime une exigence de rationalité, la réévaluation
des grandeurs des personnes, par l'épreuve réitérée, et le
rapport critique entre une pluralité de grandeurs peuvent
offrir une caractérisation de l'exigence démocratique.
Pour en résumer les grandes lignes, les différentes formes de
coordination que nous avons examinées peuvent être rapportées
à un même modèle d'ordre de grandeur comportant :
a) une communauté de personnes et un ensemble d'objets de même
nature communément identifiés;
b) un mode d'évaluation généralisable de l'importance relative
de ces êtres, leur grandeur;
c) une ouverture à l'épreuve de cette évaluation générale des
grandeurs dans l'engagement de l'action qui lie exigence de
justice et exigence de rationalité.
Quant au rapport entre une pluralité de tels ordres dans une
société complexe, il se caractérise sommairement ainsi :
d) chaque ordre construit une hiérarchie entre une des formes
de coordination, qui est constituée en bien commun, et les
autres qui sont réduites, par une opération critique, à l'état
de bien particulier.
Dynamique de l'action coordonnée en situation d'incertitude
Illustrons notre présentation générale par un scénario
proposant des variations autour d'une interaction élémentaire
occasionnée par la réception d'un nouvel équipement. Parmi les
phénomènes couverts par le terme d'innovation, nous nous
situons avec cet exemple à un stade avancé dans l'acceptation
de la nouveauté, dans une phase d'insertion dans un dispositf
qui peut cependant déclencher de nouvelles crises. La tonalité
de cet illustration indique que l'efficacité technique est le
mode commun d'évaluation, que la grandeur industrielle permet de
coordonner les actions. C'est l'impératif qui oriente les
actions de chacun et qui se trouve déposé dans des objets
techniques constituant l'environnement pertinent de l'action.
A l'aune de leur performance, équipements, techniques,
méthodes, experts et techniciens peuvent être réévalués, pour
autant qu'ils soient engagés dans des relations fonctionnelles
naturelles pour cette forme de coordination par l'efficacité.
La situation de référence se déploie ainsi autour d'un objet,
le nouvel équipement, et de personnes qualifiées, le
technicien installateur et l'opérateur. La spécification de la
grandeur qui ordonne la situation est claire pour les deux
agents. Il ne s'agit pas de faire une affaire (grandeur
marchande), ni de réactiver un usage ou d'entretenir des liens
de confiance (grandeur domestique), ni d'établir une solidarité
(grandeur civique), ni de suivre une mode en se ralliant à
l'opinion commune (grandeur du renom). Sans être mesurable,
comme la grandeur "prix", cette grandeur d'efficacité permet
d'établir des ordres sur lesquels on s'accordera et qui
donneront lieu à équilibre. L'objet est grand puisque plus
récent, plus moderne et plus fiable que le matériel antérieur
mis au rebut. Le technicien est plus compétent que l'opérateur
mais ce dernier doit être cependant à la hauteur de la
machine, apte à la faire fonctionner dans un certain registre.
On voit ainsi se dessiner les règles de l'accord entre les
grandeurs respectives des personnes et des choses engagées
dans l'action. A l'équilibre, les différents acteurs
s'accordent sur une évaluation générale de ces grandeurs et
les actions se coordonnent sans mot dire. L'ordre des choses
et des gens confère à cette situation un caractère
conventionnel. Nous allons considérer maintenant la dynamique
de sa remise en cause.
L'équilibre de coordination qui caractérise la résorption de
l'incertitude suppose que l'engagement effectif des objets et
des gens confirme cet ordre des choses. Suivre les efforts de
réajustement à l'occasion d'une défaillance (l'équipement ne
fonctionne pas comme prévu lors de sa mise en route) donne une
idée du contrôle de ces interactions et des corrections
apportées à l'ordre des choses (Chateauraynaud 1989). Puisque
nous avons écarté l'idée de règles déterminant des conduites,
les conventions de coordination qui nous intéressent sont
celles qui offrent la possibilité de se renforcer et
d'absorber des contingences ou des imprévus. Quelles réactions
peuvent résulter de ce déséquilibre ou de cette défaillance ?
Nous les présentons dans un ordre correspondant à la gravité
croissante des remises en causes.
1.1) Le bruit insignifiant. Une première issue consiste à
rejeter le défaut dans l'insignifiant et à maintenir
l'équilibre de l'ordre des choses. On renonce à une recherche
des causes qui se perdrait dans les sables des contingences.
On considère que le petit bruit qui agace l'oreille de
l'opérateur, le petit défaut qui accroche l'oeil, sont sans
conséquence. Il n'y a pas de quoi tirer des enseignements
généraux et remettre en cause l'évaluation des grandeurs.
Soulignons que cette façon de fermer les yeux sur des
particularités jugées insignifiantes est une attitude normale
dans ce type d'action conventionnelle traitant les êtres
présents en général de façon à assurer une coordination des
actions. Ajoutons qu'elle n'est pas favorable à la
reconnaissance des phénomènes nouveaux qui sont sources
d'innovations.
1.2) La réévaluation des grandeurs. C'est la façon la plus
naturelle de reconnaître un déséquilibre et de le réduire. On
voit dans cette opération la dynamique élémentaire de ces
actions coordonnées. La condensation de l'interaction sur une
grandeur commune permet de réduire le déséquilibre de manière
relativement économique, en modifiant les grandeurs mais sans
ébranler la convention de coordination. La réévaluation peut
porter sur la grandeur des objets comme sur celle des
personnes. La machine a un défaut, l'opérateur n'a pas la
compétence requise, le technicien installateur a commis des
erreurs de branchement.
Notons que cette opération est relativement limitée
puisqu'elle ne porte pas sur la nature des objets pertinents.
Elle peut cependant toucher, par une modification de proche en
proche des grandeurs, des êtres qui viendront allonger la
liste des éléments pris en compte dans le rééquilibrage : le
service de livraison qui a détérioré l'équipement lors de son
transport, le supérieur de l'opérateur qui l'a mal préparé à
sa nouvelle tâche, etc. On voit ainsi comment l'équilibre
local participe d'une visée de coordination générale. A
l'issue de cette réévaluation, un nouvel équilibre est
atteint.
1.3) L'identification commune d'un nouvel objet.
L'interrogation sur les bruits inquiétants ou sur les défauts
peut conduire à une troisième éventualité, la découverte d'un
nouveau phénomène qui se soldera par l'identification de
nouveaux objets pertinents pour la nature de l'action
entreprise. Les conséquences de changements brusques de
température n'avaient pas été pris en compte par le
constructeur et ils constituent des facteurs objectifs avec
lesquels il faudra désormais compter, au besoin en recourant à
des capteurs qui permettrons d'identifier ces facteurs et de
leur donner forme. Notons que ces découvertes "sur le terrain"
ne procèdent pas différemment de celle qui ont lieu dans un
laboratoire de recherche et qu'elles constituent un moteur
puissant d'innovation.
2) La crise et la sortie de la convention de coordination.
Cette dernière éventualité est la plus grave puisqu'elle
suppose une remise en cause, non seulement des évaluations des
grandeurs ou de la liste des objets qui importent, mais du
mode de détermination de ce qui importe et, partant, de la
forme de coordination des actions. L'incertitude critique qui
pèse sur la situation n'est plus de celles, naturelles, que
peut absorber l'ordre de grandeur (Thévenot 1989b).
L'incertitude critique dénature la forme de coordination en
vigueur. Une autre épreuve de réalité se profile à l'horizon
et menace de réduire la première.
Esquissons une variation possible de notre situation de
référence qui amène un tel trouble critique (d'autres seront
explorées dans la troisième partie). Un trouble critique très
courant, dans l'entreprise, est celui causé par la possibilité
d'une autre convention de coordination, d'ordre marchand. Le
doute à apaiser ne concerne plus les performances techniques
de l'équipement ou des personnes engagés, ni encore
l'identification d'objets intervenant dans son fonctionnement,
autant d'éléments sur lesquels les acteurs pourraient
s'accorder sans rompre la convention de coordination. C'est
une inquiétude critique qui porte sur l'ordre de grandeur lui-
même, celui qui permet une évaluation commune de ce qui
importe plus ou moins. La possibilité d'un cadre commun pour
la dispute, et pour la quête d'information dans l'épreuve, est
alors menacée. Le trouble qui en résulte donne lieu à des
soupçons : et si la rigueur technique du dispositif industriel
n'était qu'apparence; et si l'équipement n'avait été choisi,
en fait, qu'en vertu de son prix peu élevé; et si l'affaire
s'était faite très vite pour saisir une opportunité, sans
souci de planifier l'avenir ni d'intégrer cet investissement
dans un schéma directeur ? Prolongeant le soupçon, la critique
se précisera et l'on fera valoir que, d'ici à deux ans,
l'équipement ne sera plus aux normes et que l'on peut déjà
constater qu'il n'est pas très fiable et qu'il fournit un
produit de moindre qualité. Dans cette montée du soupçon nous
voyons clairement s'opérer la réduction critique d'un autre
grandeur possible, la grandeur marchande.
Notre approche, parce qu'elle traite sur un même plan les
diverses conventions de coordination, permet d'aborder
symétriquement des réductions critiques croisées. A
l'opération critique précédente, qui met en cause l'irruption
d'un impératif marchand dénaturant l'épreuve industrielle
d'efficacité, correspond une critique symétrique : elle fait
valoir l'importance de l'épreuve marchande et réduit d'autant
la pertinence des ressources strictement techniques. Avec la
concurrence, l'évaluation commune se fait sur le prix et non
sur l'efficacité technique : il faut serrer les dépenses
d'équipement et tenir les prix en raison de la concurrence. Ce
ne sont pas les normes qui importent mais les désirs de la
clientèle qu'il faut suivre avec une grande flexibilité. Si on
doit s'enfermer dans le carcan d'une planification et se
laisser envahir par des normes, on n'a aucune chance de rester
compétitif.
Comment peut se résoudre cette situation critique ? Nous
mettrons ici l'accent sur deux issues courantes. La première
consiste à revenir à une des issues de type 1. Ce mouvement
peut conduire à bascucler dans une forme de coordination
différente de celle de la situation d'origine et à s'orienter
vers une coordination par le marché. La seconde ouvre sur une
dynamique touchant la définition des formes de coordination
elles-mêmes :
3) Le compromis. Il s'agit de composer avec les deux
impératifs dont la confrontation est critique et de chercher à
les rendre compatibles en visant un impératif qui dépasserait
leurs tensions critiques. Cet effort contribue, à terme, à la
constitution progressive de nouvelles conventions de
coordination. Des êtres composites, intermédiaires,
adaptateurs, transformateurs, occupent une place centrale dans
cette composition qui est une source majeure d'innovation
(Latour 1989, Callon et Law 1989). On peut envisager ce
compromis entre coordination industrielle et cooordination
marchande à divers niveaux d'organisation. Au niveau de la
situation (ce que l'on désignera souvent par niveau "micro"),
il peut se réaliser par un rabais sur l'équipement défectueux
qui n'empêche pas une production satisfaisante. Au niveau
intermédiaire, celui de l'entreprise, il peut s'agir d'un
compromis entre service commercial et production. Cette
composition d'exigences relevant de formes de coordination
différentes est constitutive de l'entreprise. Au niveau macro,
l'enjeu sera, par exemple, un apaisement des tensions entre
marchés financiers et investissements.
3. Une grille d'analyse de l'innovation
La dernière partie de cette communication vise à montrer plus
en détail en quoi le cadre d'analyse des formes de
coordination présenté précédemment permet d'éclairer les
phènomènes d'innovation, de rendre compte d'une dynamique et
des tensions qu'elle suscite dans l'organisation.
L'innovation dans la dynamique interne d'un ordre de grandeur
Le déploiement d'un dispositif industriel autour d'objets et
d'équipements nouveaux
Notre cadre d'analyse permet de caractériser un premier type
d'innovation comme une création, ou une découverte d'objets
nouveaux s'inscrivant dans la dynamique interne à l'un ou
l'autre des modes de coordination. La diversité de ces modes
nous permettra d'appréhender des innovations de natures
différentes.
Cette dynamique de création tient à la place que tiennent les
objets dans la coordination. Dûment qualifiés, ils servent à
nourrir des attentes que les acteurs peuvent supposer
convergentes. Si le déroulement de l'action infirme les
attentes sans qu'on puisse imputer cette infirmation à des
contingences impondérables, il y a réévaluation des
qualifications (grandeurs), ou identification de nouveaux
objets pertinents.
Dans le cas de l'ordre industriel, les objets sont des objets
techniques, et l'intérêt de l'approche adoptée est de replacer
l'objectivité et l'efficacité des choses techniques dans la
perspective d'une épreuve qui peut toujours être relancée et
dont nous avons examiné les issues diverses : le nouvel objet
ou équipement technique qui s'insère dans le dispositif
antérieur, peut ainsi être complètement défait (il ne sert à
rien), ou simplement dévalué (il n'a pas les performances
escomptées).
L'un des enseignements à tirer de cette approche de
l'innovation tient à l'analyse que nous avons faite de
l'épreuve comme recherche d'ajustement, de cohérence de
grandeur, dans un réseau de personnes et d'objets mis en
relations. Le jugement est produit en prenant appui sur les
grandeurs confirmées de certains éléments pour en évaluer
d'autres, avec lesquels ils sont engagés. Ainsi, lorsque
l'épreuve se tend vers la démonstration de la performance
(grandeur industrielle), il faut écarter des êtres relevant d'une
autre nature. Ceci contribue à étendre le dispositif
industriel au-delà du nouvel équipement et à rapprocher
l'environnement de la machine de celui d'un laboratoire, dont
on s'efforce de contrôler les paramètres.
Prenons l'exemple d'un cas étudié où l'équipement nouvellement
reçu est un système expert permettant de rationaliser et
d'automatiser les décisions d'octroi de crédit dans des
agences bancaires. Un tel équipement ne fait la preuve de ses
performances que dans la mesure où il est congruent avec
d'autres outils déjà disponibles, et qu'il peut s'appuyer sur
des investissements de forme constituant des données dans un
état ajusté à une fonction industrielle de production de
crédit. Pour que soit pleinement mis en valeur le nouvel
équipement, il faut que les autres objets engagés soient
qualifiés selon le même mode d'évaluation : dossier standard
et chiffré permettant le calcul de ratios, compétence
professionnelle de techniciens-crédit spécialisés, base de
donnée interrogée (Wissler 1989a, 1989b).
Dans un autre cas étudié, l'application d'une nouvelle
technique mise au point en laboratoire fait clairement voir
cette nécessité d'épuration de l'environnement, nécessaire
pour lui assurer une cohérence industrielle. Un processus
d'ultrafiltration qui a été mis au point par un laboratoire de
l'INRA à Rennes est exploité pour raccourcir les délais
traditionnels de fabrication de produits laitiers, et
notamment pour pallier les problèmes, observés régionalement,
dus au mauvais égouttage du caillé. Le transfert de cette
nouvelle technologie sur un site qui n'est pas un laboratoire
fait ressortir les contraintes de cohérence d'un dispositif
industriel. Il a fallu une centaine d'essais pour passer de
l'expérimentation en laboratoire à la fabrication dans un site
industriel envahi par le bruit des circonstances. Le lait
local ne se prête pas à la reproduction des résultats obtenus
dans le laboratoire de Rennes. D'autre part, il est apparu, au
terme d'une expertise biophysique d'un technicien de l'INRA,
que le sol en résine était la cause d'un mauvais goût (Bibard
1988, p.12). Il a été également nécessaire de filtrer l'air du
local afin d'assurer sa normalisation, poussant ainsi plus
loin la standardisation des éléments d'un dispositif
industriel.
L'innovation dans d'autres mondes
Des modes de coordination adossés à d'autres ordres de
grandeur sont mis à l'épreuve à partir de mondes d'objets
distincts et leur dynamique correspond à des innovations de
natures différentes.
Ainsi, l'innovation dite de produit est la création de
nouveaux objets dans le monde marchand. Dans le cas de notre
industriel laitier, la création d'un nouveau fromage est
directement orientée vers la concurrence et le désir présent
des consommateurs de disposer d'un produit onctueux, mais plus
léger en calories et moins cher que les triples crèmes.
On peut distinguer de l'innovation marchande mise à l'épreuve
de la concurrence et des désirs fluctuants des clients, une
innovation d'image éprouvée à l'accumulation de l'opinion. Notre
entrepreneur échoue d'abord à une épreuve de cette nature en
procédant, sans d'autres signes de notoriété qui lui aurait
assuré un réseau cohérent d'éléments de même nature, à un
"mailing aux 45 leaders de la profession" dont l'insuccès lui
fait voir la dure réalité de son faible crédit dans l'opinion.
Il réussira ultérieurement à "créer l'événement pour avoir de
la notoriété", grâce à des parrainages et à divers prix (1985
"prix de la Réussite"; 1986 médaille d'or Concours Agricole de
Paris; 1987, prix du concours Valeurs Actuelles l'"Audace
créatrice") que vient rappeler à l'opinion la plaquette de
présentation de l'entreprise émaillée d'articles de presse.
Il y aurait beaucoup à dire sur l'innovation dans une épreuve
domestique. En effet la réduction critique de ce mode de
coordination à un univers figé dans des hiérarchies et des
traditions intangibles empêche d'y distinguer une quelconque
source d'innovation. Cependant cette coordination par la
confiance correspond au même modèle que les autres et suppose
une dynamique de réévaluation des grandeurs et la création
d'objets au fil des épreuves de réalité. On aurait tort de ne
voir, dans la référence à une tradition, à une coutume ou une
façon de faire, que la perpétuation d'un monde immuable. Cette
référence fournit un cadre d'évaluation tout à fait compatible
avec une réactualisation au gré des circonstances,
l'apparition de nouveaux objets de nature domestique étant
appréhendée comme une génération.
L'un des ordres de grandeurs qui contribuent à la
justification et donc à la coordination des actions joue un
rôle particulièrement important dans le premier type
d'innovation que nous examinons à présent. L'ordre de grandeur
de l'inspiration (Boltanski et Thévenot 1991) permet de gérer le
délicat passage, indispensable à la valorisation d'une
innovation, entre un évènement, une chose ou une idée
singulière qui surprennent jusqu'à celui à qui vient
l'inspiration, et, d'autre part, un accord général sur
l'importance de cet être découvert.
L'innovation comme frayage de compromis entre grandeurs
différentes
L'ordre de grandeur inspiré, tel que nous le voyons régir des
activités artistiques ou créatives, suppose déjà une visée de
socialisation et d'objectivation d'une expérience intime,
d'une illumination subjective, pour la soumettre à une forme
d'épreuve. Cependant, un processus d'innovation inséré dans
une entreprise exige encore une transformation ultérieure du
produit de cette épreuve de l'inspiration. La notion de
compromis, que nous avons utilisée pour désigner la recherche
d'une compatibilité entre des ordres de grandeur différents,
permet d'éclairer cette transformation. L'appel au réalisme,
qui vient à un moment ou à un autre tempérer l'audace
créative, peut s'interpréter comme une injonction à prendre en
compte d'autres impératifs que celui du jaillissement d'ordre
inspiré. Ainsi, la créativité valorisée dans l'ordre de
grandeur de l'inspiration ne suffit pas à rendre compte d'un
processus d'innovation qui exige de composer avec des
ressources d'ordres différents. Ce ne sont pas les ressources
d'ordre créatif qui ont manqué à la mise au point de la 2 CV
Citroën (Fridenson 1988), puisque sa conception était tout à
fait originale, "invraisemblable" même, impliquant le
transfert de techniques de l'aéronautique et faisant fi des
idées reçues. Patrick Fridenson montre que la lenteur de sa
sortie tient plutôt à une attention trop exclusive à ce type
de ressources, et au manque de compromis avec d'autres
ressources, notamment d'ordre industriel, qui supposent la
régularité de séries longues et des investissements dans
l'outillage en conséquence.
Le cas précédent indique qu'une innovation, même issue d'une
idée originale trouvant sa place dans une épreuve de
l'inspiration, suppose des accommodements avec d'autres
impératifs pour se développer au sein d'une entreprise. Plus
généralement, la mise au point de tels dispositifs
d'accommodement ou de compromis est à l'origine d'un second
type d'innovation que nous allons examiner à présent.
Reprenons le cas de la "machine" à octroyer des crédits pour
examiner son implantation dans un établissement bancaire
disposant d'un large ensemble de ressources domestiques, d'un
réseau d'agences ancien et très bien implanté localement, de
contacts personnels entretenus avec une clientèle fidèle dont
les comptes sont domiciliés de longue date, de modalités de
circulation et de mise en commun d'un savoir oral. En raison
du rapport critique entre les différents ordres de grandeur,
l'implantation d'un équipement s'insérant dans un dispositif
de crédit purement industriel ne manquera pas de dévaluer les
ressources domestiques jugées désuètes et trop soumises aux
particularismes locaux pour être efficaces. Pour conserver les
bénéfices que l'on peut attendre de ces ressources de nature
domestique, le système expert et son utilisation doivent être
conçus comme des compromis permettant une décision de crédit
prudente en ce qu'elle prend en considération des formes
d'évaluation domestiques et les indices pertinents pour cette
forme de jugement. L'opérateur doit être aussi un bon
évaluateur domestique capable d'accommoder un jugement
purement industriel à d'autres formes de coordination.
Les innovations de compromis sont étayées par des personnes
faisant office d'intermédiaires, et par des dispositifs
composés d'objets de natures différentes. L'examen de la
confection de ces dispositifs fait ressortir les menaces de
rupture sous la tension des impératifs qu'ils cherchent à
accommoder. Le compromis de la machine à crédit peut être
rompu par rabattement sur des ressources purement industrielles
(données formelles dans un dossier-client très standardisé) ou
purement domestiques (appréciations reposant des indices de
confiance difficiles à saisir dans une base de données). De
même, un robot imitant le tour de main d'un homme de métier
peut permettre de produire à grande échelle un produit de
qualité traditionnelle mais il a, lors de sa conception,
l'irréalisme d'une chimère. Il sera critiqué aussi bien au nom
de performances qui pourraient être améliorées à condition
d'abandonner des habitudes archaïques, qu'au nom de la
fidélité à une tradition que les implants techniques viennent
dénaturer (Boisard et Letablier 1987, 1989). Le savoir-faireD
du mouleur à la loucheD étant un élément important de l'orde
domestique, son accommodement avec un outillageI industriel ne
va pas de soi et peut toujours être dénoncé : "Une machine
automatique de moulage à la louche, ce serait la porte ouverte
à une mécanisation style pasteurisé". Pourtant certains
fabricants imaginent cette chimère ayant le savoir-faireD du
mouleur de métierD et la régularitéI de la machineI : "dans le
cahier des charges <de l'appellation contrôlée> il n'y a rien
qui interdise l'automatisationI du moulage, mais il faudra (..)
faire tenirD au robotI une loucheD (..) pour respecterD bien le
caractère traditionnelD de dépôt du caillé dans le moule". Le
dispositif de compromis effectivement mis au point emprunte
moins de ressources domestiques et davantage de ressources
industrielles que cette chimère : "L'unité de travailI est un
brasD de vingt louchesD qui peut prendre le caillé
automatiquementI dans une bassine avec cinq positionsI
différentes, afin d'assurerI une régularitéI de volume et de
prise comme lors du moulage à la mainD".
Dans chacun de ces exemples, le dispositif composite ne prend
consistance que lorsqu'il est lié à des intermédiaires
confortant le compromis entre des segments industriels et des
segments domestiques de l'organisation, à des agents
d'"acommodation" (Dodier 1989). Ce sont notamment des
"experts-domestiques" (Thévenot 1989a, p.184), mi-techniciens
mi-hommes de confiance et de terrain, employés à accommoder la
machine et l'usage, la mesure statistique et le coup d'oeil du
maître (Eymard-Duvernay et Thévenot 1986, Kramarz 1989).
Innovation et justice : l'exigence de remise à l'épreuve
Pour terminer, je voudrais souligner que le processus
d'innovation, dans la mesure où il suppose une remise à
l'épreuve d'un ordre des choses, incite à porter attention aux
conditions favorables à cette épreuve et aux obstacles à sa
relance. De la mauvaise réalisation de cette épreuve découle
le sentiment d'injustice dont l'analyse a orienté notre
recherche sur les différents ordres de grandeur en usage dans
nos sociétés. On ne peut pas ici reprendre dans le détail
l'examen des points sur lesquels s'accroche ce sentiment
d'injustice, examen auquel est consacrée une large partie de
l'ouvrage De la justification. Contentons-nous d'en rappeler quelques
éléments qui peuvent apporter des éclairages sur le processus
d'innovation.
La relance de l'épreuve est une remise en question d'une
évaluation antérieure des éléments pertinents pour l'action,
des ressources qualifiées qui ont été engagées (personnes et
objets). L'évaluation antérieure, entre les moments de
réexamen, contribue à une économie cognitive de l'action qui
repose sur des attentes conventionnelles (Thévenot 1990b). Ce
régime conventionnel suppose de ne pas s'arrêter sur certains
écarts par rapport aux attentes en les traitant
d'irrégularités contingentes, attitude tolérante correspondant
à la première éventualité considérée dans la dynamique de
l'action coordonnée (cf. supra).
A l'inverse, l'arrêt sur un défaut ou la mise en avant d'un
nouvel élément à prendre en compte, autant d'interventions qui
pourront être à l'origine d'une innovation, sont des
opérations coûteuses parce qu'elles supposent une remise en
cause des jugements antérieurs. Le moment de la remise en
cause entraîne une enquête qui suppose de prendre en
considération toutes les critiques. D'où qu'elles viennent,
elles sont toutes susceptibles d'apporter des éclairages sur
ce qui s'est passé, d'aider à attribuer des responsabilités à
tel ou tel être défaillant (personne ou objets) et de mettre
en évidence de nouveaux êtres pertinent (comme un "facteur"
que l'on n'avait pas encore pris en compte). Une
caractéristique majeure des ordres de grandeur que nous avons
étudiés et qui supposent un jugement généralisable, est
d'exiger que les inégalités de grandeur (d'expertise, dans une
grandeur industrielle, de réputation, dans une grandeur domestique,
d'inspiration, etc.) ne soient pas attachées aux personnes mais
soumise à l'épreuve de la situation et remises en causes par
la critique. Dans le processus critique, les personnes
antérieurement qualifiées par une moindre expertise, par
exemple, doivent pouvoir intervenir au même titre que celles
qualifiées d'experts, et mettre au jour un défaut.
La relance de l'épreuve n'est pas seulement une question de
communication, ou de principes comme le suggèrent certaines
approches de la justice qui ne s'étendent pas au moment du
jugement et de l'épreuve. L'épreuve s'appuie, avons-nous vu,
sur la cohérence d'un réseau de ressources engagées. La non
disponibilité des objets susceptibles de servir d'appui pour
mettre en cause et pour faire la preuve est un empêchement
majeur à la relance de l'épreuve et un motif courant
d'injustice. Certes, l'épreuve inspirée est de celle qui
mobilise le moins d'objets spécifiques, le corps y jouant un
rôle central. Mais cette épreuve est aussi l'une de celles qui
peuvent le plus facilement basculer hors de ces conventions de
coordination, de sorte que le geste inspiré, loin d'être
compris et transformé en innovation, mettra alors hors-jeu son
instigateur, traité comme un fou.
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