Jean de Bueil et le Jouvencel : le plaisir d’écrire d’un vieux maréchal ?

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Jean de Bueil et le Jouvencel : le plaisir d’écrire d’un vieux maréchal ? Les textes écrits au tout début de la littérature médié- vale française sont pour la plupart anonymes. Loin d’aider le lecteur, la présence du nom d’un auteur le plonge dans la plus grande perplexité : qui se cache derrière le nom ? un véritable individu ? une ‘autorité’ commode ? Même si l’on peut avec assurance affirmer l’existence d’un certain Chré- tien de Troyes, nos informations sur lui restent bien maigres et comme nous les tirons essentiellement des œuvres que nous lui attribuons, elles nous renseignent davantage sur une attitude, une ‘posture d’auteur’ que sur l’individu Chrétien de Troyes. À l’autre bout du Moyen Âge, au XV e siècle, la ques- tion de l’auteur semble poser moins de difficultés. Les œuvres sont souvent signées et les écrivains parlent plus volontiers d’eux-mêmes. Le XV e siècle est aussi une période d’intenses échanges intellectuels dont nous avons gardé la trace. La fa- meuse querelle du Roman de la Rose et la non moins fameuse querelle de la Belle Dame sans Mercy montrent que les écrivains connaissaient les œuvres de leurs contemporains, les lisaient et y répondaient. Au sein de ce qu’Emma Cayley et Jane Tay- lor ont appelé « collaborative communities » , ou « debating communities » 1 , se forgent des identités, s’affichent des per- sonnalités qui nous autorisent à parler d’auteur. Toutefois, paradoxe bien connu de la fin du Moyen Âge, si de plus en plus d’écrivains signent leurs œuvres, celles-ci s’avèrent sou- vent aussi des compilations plus ou moins avouées. Il s’agit donc d’une période fascinante pour examiner la notion d’au- teur : le concept moderne est en train de naître et pourtant 1 Emma Cayley, Debate and Dialogue. Alain Chartier in His Cultural Context, Oxford, Clarendon Press, 2006, Jane H.M. Taylor, The Making of Poetry : Late-Medieval French Poetic Anthologies, Turnhout, Brepols, 2007.

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Jean de Bueil et le Jouvencel :le plaisir d’écrire d’un vieux maréchal ?

Les textes écrits au tout début de la littérature médié-vale française sont pour la plupart anonymes. Loin d’aider le lecteur, la présence du nom d’un auteur le plonge dans la plus grande perplexité : qui se cache derrière le nom ? un véritable individu ? une ‘autorité’ commode ? Même si l’on peut avec assurance affirmer l’existence d’un certain Chré-tien de Troyes, nos informations sur lui restent bien maigres et comme nous les tirons essentiellement des œuvres que nous lui attribuons, elles nous renseignent davantage sur une attitude, une ‘posture d’auteur’ que sur l’individu Chrétien de Troyes. À l’autre bout du Moyen Âge, au XVe siècle, la ques-tion de l’auteur semble poser moins de difficultés. Les œuvres sont souvent signées et les écrivains parlent plus volontiers d’eux-mêmes. Le XVe siècle est aussi une période d’intenses échanges intellectuels dont nous avons gardé la trace. La fa-meuse querelle du Roman de la Rose et la non moins fameuse querelle de la Belle Dame sans Mercy montrent que les écrivains connaissaient les œuvres de leurs contemporains, les lisaient et y répondaient. Au sein de ce qu’Emma Cayley et Jane Tay-lor ont appelé « collaborative communities » , ou « debating communities »1, se forgent des identités, s’affichent des per-sonnalités qui nous autorisent à parler d’auteur. Toutefois, paradoxe bien connu de la fin du Moyen Âge, si de plus en plus d’écrivains signent leurs œuvres, celles-ci s’avèrent sou-vent aussi des compilations plus ou moins avouées. Il s’agit donc d’une période fascinante pour examiner la notion d’au-teur : le concept moderne est en train de naître et pourtant

1 Emma Cayley, Debate and Dialogue. Alain Chartier in His Cultural Context, Oxford, Clarendon Press, 2006, Jane H.M. Taylor, The Making of Poetry : Late-Medieval French Poetic Anthologies, Turnhout, Brepols, 2007.

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les œuvres antérieures (la matière littéraire) continuent d’être perçues comme un fonds commun dans lequel chacun peut puiser à son gré. Les écrivains sont d’abord des lecteurs et leur œuvre conserve l’empreinte, parfois appuyée, des textes qu’ils ont lus, aimés ou détestés2. Leur rapport à la tradition, fait de respect et de rivalité, d’imitation et de démarcation, in-valide ou du moins rend très difficile toute tentative de cerner ce qui revient en propre à chacun. Par ailleurs les relations qu’ils entretiennent avec les dédicataires de leurs œuvres in-fluent sur la manière dont ils se présentent et dont ils signent ou non leurs textes. Qu’on songe à Antoine de la Sale et aux multiples facettes de la persona d’auteur qu’il élabore dans une œuvre diverse3. On pourrait évoquer aussi l’anonyme qui a écrit le Livre des fait de messire Jehan le Maingre dit Bouciquaut dans lequel Hélène Millet propose de reconnaître Nicolas de Gonesse, confesseur du maréchal à la date supposée de la rédaction du livre4. Pourquoi Nicolas de Gonesse, écrivain renommé, en particulier pour sa traduction des Facta et Dicta Memorabilia de Valère Maxime, n’aurait-il pas signé sa bio-graphie ? H. Millet invoque la situation politique délicate de Bouciquaut à Gênes et suggère que la prudence aurait dicté sa discrétion. Peut-être faut-il y voir aussi la retenue attendue d’un écrivain dont la tâche est de célébrer son mécène et non de mettre en exergue son talent personnel. L’auteur s’efface

2 Sur la lecture à la fin du Moyen Age, voir Florence Bouchet, Le discours sur la lecture en France aux XIVe et XVe siècles: pratiques, poétique, imaginaire, Paris, Champion, 2008.3 Sur ce point, voir Sylvie Lefèvre, Antoine de la Sale. La fabrique de l’œuvre et de l’écrivain, Genève, Droz (Publications romanes et françaises no 238), 2006. 4 Voir son article « Qui a écrit le livre des fait de messire Jehan le Maingre dit Bouciquaut? », Pratiques de la culture écrite en France au XVe siècle. Actes du Col-loque international du CNRS, Paris, 16-18 mai 1992, organisé en l’honneur de Gil-bert Ouy par l’unité de recherche Culture écrite du Moyen Âge tardif, éd. Monique Ornato et Nicole Pons, Louvain-la-Neuve, Fédération internationale des instituts d’études médiévales, 1995, p. 135-149.

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devant le sujet de sa biographie, non sans laisser quelques indices pour les enquêteurs perspicaces.

Je me propose d’examiner pour ma part la question de l’auteur à propos du Jouvencel, texte composé sans doute dans les années 14605. Le cas paraît pourtant simple. Une tradition solidement établie depuis le XIXe siècle attribue en effet cette œuvre à Jean V de Bueil, maréchal de France, qui a joué un rôle notable auprès du roi Charles VII et plus tard de son fils Louis XI. Le Jouvencel raconte la carrière glorieuse d’un jeune homme pauvre d’origine noble qui, grâce à son audace et à sa bravoure, épouse la fille du roi Amydas et devient le régent du royaume imaginaire d’Amidoine. Biographie d’un personnage de fiction, il tient aussi du traité d’art militaire et est clairement nourri de l’expérience militaire personnelle de Jean de Bueil. Pourtant nulle part dans le texte lui-même n’apparaît une signature claire. À la différence de Joinville au-thentifiant par une formule juridique la Vie de saint Louis, Jean de Bueil ne revendique pas le Jouvencel. Plus encore l’œuvre met en place une stratégie complexe pour brouiller la figure de l’auteur, alors même que se manifeste dès le prologue une intention morale et didactique assumée par un narrateur qui affirme vigoureusement sa présence et sa responsabilité dans l’entreprise :

Si ay proposé à l’aide de Dieu escripre et compil-ler ung petit traictié narratif pour donner cueur et voullenté à tous hommes, especialement à ceulx qui sieuvent les adventures merveilleuses de la guerre, de tousjours bien faire et acroistre leur honneur et hardement de mieulx en mieulx. (Jouvencel, I, 15).

5 Toutes mes citations sont empruntées à l’unique édition existante: Jean de Bueil, Le Jouvencel, suivi du Commentaire de Guillaume Tringant, éd. Léon Lecestre, introduction Camille Favre, Paris, Renouard (Société de l’His-toire de France), 1887-1889, 2 vol. Le chiffre romain indique le volume, le chiffre arabe la page.

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Qui est le je qui se propose d’écrire ce petit traité narratif ? Qui est l’auteur du prologue et partant peut-être du Jouven-cel ? La nature hybride du texte, roman, biographie héroïque, traité d’art militaire, est étroitement liée à cette question. Le prologue, l’épilogue et le paratexte du Jouvencel apportent, on va le voir, des éléments de réponse contradictoires comme si Jean de Bueil voulait tenir ce Jouvencel à distance tout en rap-pelant implicitement son rôle dans l’élaboration de l’œuvre6.

Le narrateur du prologue justifie l’écriture du traité en déclarant que sa longue pratique de la guerre l’incline à par-tager son savoir :

Et, pour ce que, des ma jeunesse, j’ay sieuvy les armes et frequenté les guerres du très crestien roy de France, mon souverain seigneur, en sou-stenant sa querelle de tout mon petit povoir, j’ay peu veoir par l’espace de long temps plusieurs et diverses manières de faire que les jeunes et nou-veaux venus ne puent pas sçavoir de prime face. (Jouvencel, I, 15).

6 Dans un article intitulé « Écriture de soi, écriture du politique: le Jouven-cel » (Penser le pouvoir au moyen âge, VIIIe-XVe siècle, Études offertes à Françoise Autrand, textes réunis par Dominique Boutet et Jacques Verger, Paris, Édi-tions de la rue d’Ulm, 2000, p. 55-68), Élisabeth Gaucher a proposé une analyse de la figure du narrateur dans le Jouvencel. Elle considère l’œuvre comme une autobiographie déguisée, voire comme une autofiction: « Jean de Bueil délègue à un pseudonyme (le ‘Jouvencel’) le soin d’être lui-même. » (p. 55). Pour ma part, je ne considère pas le Jouvencel comme un texte auto-biographique, mais comme une œuvre de fiction à portée didactique, dans laquelle Jean de Bueil et ses collaborateurs utilisent librement le matériau fourni par la vie de Jean et les réalités historiques dont ils ont pu être témoins. En ce sens le terme d’autofiction me paraîtrait plus approprié n’était que le préfixe auto- est problématique puisque Jean ne parle pas de lui-même et n’écrit pas seul. Ce n’est pas en se peignant indirectement que Jean de Bueil manifeste sa présence dans l’œuvre, mais en y jouant avec la posture d’auteur.

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Le compagnon de cet anonyme « tres crestien roy de France » assume la posture du vieux sage dont l’expérience peut être d’une grande utilité pour les nouveaux venus à la carrière des armes. Or ce vieux sage n’est pas sans rappeler, bien sûr, Jean de Bueil qui a longuement servi Charles VII, lequel est mentionné à plusieurs reprises dans le Jouvencel, non pas comme un personnage de l’histoire, mais comme le modèle du roi pieux dont la foi inébranlable a été récompen-sée7. À ce stade de la lecture il est tentant de conclure que Jean de Bueil est le narrateur et l’auteur du Jouvencel.

Après avoir affirmé la nature politique du texte qui va suivre, préparant ainsi son auditoire à la lecture d’un traité didactique, le narrateur introduit son héros, qui apparaît, de manière ambiguë, à la fois comme une abstraction destinée à illustrer un point théorique et comme un personnage his-torique :

Sy ay voullu commencer la premiere partie en fai-sant mention d’un homme seul, lequel, combien qu’il fut noble homme de lignée, si estoit-il nez très povre et indigent des biens de fortune; mais, par soy bien gouverner et entretenir, il parvint enfin à ung très grant honneur. (Jouvencel, I, 16).

L’usage du passé simple suggère que le Jouvencel a vrai-ment existé, mais cet « homme seul » dont la carrière se dé-roule en parfaite concordance avec le plan tripartite annoncé dans le prologue semble avoir été inventé pour illustrer la

7 L’un des traits frappants du Jouvencel est en effet qu’il offre de nombreux exemples de comportements vertueux ou au contraire répréhensibles, exemples tirés de l’histoire ancienne ou contemporaine, qui servent à ren-forcer la thèse centrale, à savoir que la guerre, si tant est qu’elle est juste, est le meilleur moyen d’acquérir la gloire dans ce monde. Sur ce point, voir mon article « Les beaulx faiz du bon roy de France: Charles VII dans le Jouvencel de Jean de Bueil », dans Mythes à la cour, mythes pour la cour, actes publiés par Alain Corbellari, Yasmina Foehr-Janssens, Jean-Claude Mühlethaler, Jean-Yves Tilliette et Barbara Wahlen, Genève, Droz, 2010, p. 209-228.

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thèse selon laquelle : « par soy bien gouverner et entretenir, [on] parvi[e]nt à (...) très grant honneur. »

Le premier chapitre étoffe un peu le personnage. Le nar-rateur explique que le 24 mars d’une année non précisée, alors qu’il traversait un pays dévasté par la guerre, il s’est ar-rêté à la forteresse de Luc où il a rencontré un jeune homme si extraordinaire qu’il a décidé de prolonger son séjour pour l’observer :

Et toutes ces choses advisay, regarday et retins, et dès lors proposay les rediger par escript pour demonstrer exemple aux autres. (Jouvencel, I, 38).

Bien que le narrateur souhaite convaincre son lecteur que son récit est historiquement vrai -il ouvre son récit en affirmant « vray est que, ou moys de mars » (Jouvencel, I, 18), quelques incohérences conduisent à mettre en doute sa déclaration. Il prétend en effet avoir entrepris un voyage « necessaire » (Jouvencel, I, 19) qu’il n’hésite pourtant pas à interrompre pour un temps indéterminé, mais sans doute long. Par ailleurs, il semble avoir décidé d’écrire l’histoire du Jouvencel avant que celui-ci n’ait pu acquérir une véritable renommée au-delà de son petit campement8, comme si le narrateur, dès le début de son séjour à Luc, savait déjà quel glorieux destin attendait le jeune homme. Aussi lorsqu’il af-firme qu’il a été le témoin des actions d’éclat du Jouvencel et qu’il les a consignées au fur et à mesure, il est clair qu’il s’agit d’une invention, ce qui remet en cause l’identification entre Jean de Bueil et le narrateur que semblait impliquer le prologue. Dans les premiers chapitres, le narrateur apparaît 8 Dans la version de l’imprimé de Vérard (1493), cette incohérence est quelque peu atténuée par la mention de la renommée que le Jouvencel a déjà acquise: « la renommee de lui couroit et en estoient ja nouvelles en plusieurs garnisons et flotes de gens d’armes, et estoit de chescun aymé mesmement pour sa beauté. » (fol. Xvo). L’imprimé est consultable sur le site Gallica de la Bibliothèque Nationale de France.

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tout aussi fictionnel que le personnage : nous sommes passés du traité théorique au roman. Par la suite, la figure du narra-teur témoin direct des exploits du Jouvencel est totalement abandonnée. Le je intervient de deux manières. Dans les pas-sages de transition, surtout entre les chapitres ou les grandes parties, il reprend la posture d’auteur du prologue pour sou-ligner que le traité se développe selon le plan défini ou pour justifier aux yeux de son auditoire un parti pris narratif :

Je ne vueil pas perdre temps à escripre les oppi-nions ne l’ordre du conseil du Roy; car ce n’est pas ma vocacion et me souffist d’escrire l’exe-cucion de la guerre. Que pleust à Dieu que je le sçeusse si bien faire que vous y peussiez entendre quelque chose qui vous feust agreable et proffita-ble ! ((Jouvencel, I, 177).

Dans le corps du texte, il se manifeste comme un narra-teur omniscient qui commente avec une distance amusée les aventures de ses personnages. Ainsi alors que le Jouvencel et ses compagnons chevauchent secrètement dans l’espoir de surprendre leurs ennemis, le narrateur remarque malicieu-sement :

Mais je croy bien que, quant ilz oyoient les fueil-les trembler et les arbres bruire, ilz cuidoyent que l’en les tenist ja par la queue. (Jouvencel, I, 66).

Quelle que soit son attitude, dont on voit qu’elle change au fil de l’œuvre, jamais toutefois le narrateur ne se confond avec le personnage du Jouvencel. Les dernières lignes du texte introduisent néanmoins de nouveaux éléments fort troublants. Le narrateur revient en effet pour déclarer qu’à la fin de sa vie, le Jouvencel, qui semble s’être retiré du monde après avoir été trompé par son beau-père le roi Amydas, se garde sagement de manifester la moindre rancœur et se

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contente de recommander la carrière des armes et de donner de bons conseils aux jeunes qui veulent s’y engager. Le per-sonnage tient donc un discours identique à celui du narrateur du prologue. Dans une fascinante distorsion temporelle, le personnage et le narrateur semblent avoir à présent le même âge et la confusion est presque réalisée quand au passé simple de l’histoire succède soudainement le présent, comme si le Jouvencel rejoignait le temps de l’écriture :

Le Jouvencel est d’oppinion qu’on ne les (les ser-viteurs) doit point retenir pour l’experience qui lui en est advenue. Il dit que ung serviteur est lasche de servir son maistre oultre son gré, et fault dire, quant il ne le sert par amour, qu’il le sert par haine ou pour lui faire mal. Aussi, quant le serviteur voit que le maistre ne se veult servir de lui, il peult bien penser que le guerredon qu’il en aura sera petit. Le Jouvencel mercie Dieu des biens et honneurs qu’il lui a faiz. Aussi se loue de beaucoup de bon-nes gens qu’il a trouvez, et especialment ceulx à qui il estoit tenu, qui ont esté commenceurs de son bien (...). Touteffoys il en a trouvé beaucoup d’autres dont il a esté le commenceur, en quoy il n’a pas trouvé bonne foy. (Jouvencel, II, 260).

Non seulement le personnage et le narrateur vivent désor-mais dans le même cadre temporel mais encore ils partagent la même sagesse péniblement acquise. Aussi C. Favre, qui a écrit l’introduction à l’édition du Jouvencel, reconnaît-il dans le Jouvencel la personne de Jean de Bueil exprimant son ressen-timent à l’égard de ceux dont il a été le « commenceur » et qui ne lui en ont pas été reconnaissants :

Ce reproche amer, qui, comme nous l’avons vu, s’adresse surtout à Charles d’Anjou, comte du Maine, est, au bout de l’ouvrage, comme la si-gnature de son auteur, Jean de Bueil. (Jouvencel, I, ccxcvij).

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Le reproche vise toutefois aussi bien, dans la fiction, le roi Amydas qui a récupéré son royaume grâce aux efforts du Jouvencel, mais lui a menti en lui promettant qu’il ferait de lui son héritier. Par conséquent, malgré l’étrange proximité soudainement établie entre le narrateur et le personnage, on ne peut pas les identifier strictement ni considérer le Jouven-cel comme l’avatar de Jean de Bueil. Jusqu’à la fin, le récit maintient la distinction entre auteur, narrateur et personnage.

Mais une autre déclaration surprenante attend le lecteur

du Jouvencel :

Ceulx qui ont escript les faiz du Jouvencel et les aultres exemples de guerre prient et requièrent s’il y a aucunes choses en quoy il y ayt faulte d’en-tendement et choses ennuyeuses aux lisans, qu’il leur plaise pardonner, en suppleant aux faultes, et prier Dieu pour l’ame de eulx. (Jouvencel, II, 260).

Alors qu’une seule voix narrative a pris en charge l’en-semble du texte jusqu’à ce point, le lecteur apprend que plu-sieurs personnes ont contribué à la rédaction du Jouvencel. Qui sont-elles ? La réponse figure dans un curieux texte copié à la suite du Jouvencel dans cinq manuscrits sur seize9. Il se pré-sente comme une exposicion, rédigée par un certain Guillaume Tringant, écuyer attaché à Jean de Bueil. Quelques années après la rédaction du Jouvencel, Tringant entreprend d’expli-quer le contenu du livre à la lumière de la vie de son maître et de donner des clés historiques permettant d’identifier les personnages et les lieux évoqués dans l’œuvre. Selon Trin-gant, le Jouvencel est bel et bien une biographie déguisée dont

9 Encore l’un de ces manuscrits n’est-il qu’une copie réalisée au XVIIIe siècle par La Curne de Saint-Palaye sans doute à partir du manuscrit conservé à présent à la Sorbonne. C’est dire que le commentaire de Trin-gant n’est conservé que par un très petit nombre de témoins. Les cinq éditions imprimées ne le donnent pas.

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le héros est Jean de Bueil lui-même. Toutefois ce n’est pas une autobiographie, et Guillaume donne les noms des au-teurs du texte :

Jehan Thibergeau, seigneur de la Mothe, Martin Morin et maistre Nicole Ryolay, serviteurs du sire de Bueil, mon maistre et le leur, au rapport des vaillans hommes qui ont suivy la guerre et de ce qu’ilz ont veu, ont escript au moins mal qu’ilz ont peu et le plus a la verité que possible leur a esté, les choses escriptes ou dit Jouvencel10.

Cette révélation transforme profondément l’image que donnait le prologue : le narrateur unique que nous étions tentés d’identifier à Jean de Bueil est remplacé par une équipe d’écrivains, des serviteurs de Jean, qui ont assisté à ses exploits militaires et ont mené une enquête complémentaire, à l’instar de Froissart et de Christine de Pizan lorsqu’ils ont rédigé le premier ses chroniques, la seconde sa biographie de Charles V. Selon Tringant les trois hommes n’étaient pas de simples copistes écrivant sous la dictée de Jean de Bueil. Ils ont composé le livre dans son intégralité à partir des souve-nirs de Jean mais aussi de témoignages d’autres acteurs, et en s’aidant en outre de leurs propres souvenirs. Ce sont eux également qui ont dissimulé la vie de Jean sous le voile de la fiction. Tringant explique en effet que par modestie, Jean de Bueil ne voulait pas que ses exploits fussent connus et célé-brés. Il a demandé à ses serviteurs de changer les noms des lieux et des personnes :

Et, pour ce que mes maistres dessus-dis ne vo-loient pas declarer les noms ne les lieux où les chouses ont esté faictes, ou de ceulx qui les ont

10 Je cite ici, parce qu’il me paraît plus intéressant, le texte du ms Escorial S.II. 16, fol. 230v, que je suis en train d’éditer et qui diffère de celui de l’Arsenal (fr 3059) qu’a édité L. Lecestre (voir Jouvencel, II, 266).

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faictes, il leur a convenu querir noms estranges, qui les a faict troubles; car, quant de tous points ilz eussent escript les noms et les lieux, ilz l’eus-sent faict plus legièrement et myeux à leur plaisir; mais le sire de Bueil, à qui eulx et moy estions, ne vouloit jamaiz qu’ilz le fissent pour ce qu’il ne vouloit estre loué ne magnifié devant luy-mesme. (Jouvencel, II, 266-267).

Soucieux de respecter la décision de leur maître, les trois écrivains ont soigneusement évité de faire le récit explicite des aventures de Jean de Bueil et se sont livrés à un vrai tra-vail d’integumentum. Le commentaire de Tringant est une glose au sens premier du terme puisqu’il révèle une vérité cachée sous la fiction.

L’autre élément remarquable du commentaire est que Tringant répète à l’envi et sans ambiguïté que le Jouvencel est Jean de Bueil :

Et pour ce, je veul declarer partie des faiz de mon maistre le Jouvencel et les noms de ceulx qui lui ayderent à conduire ses fais, et les besongnes tel-les qu’elles ont esté et les lieux, et pour mieulx exposer en bref le livre du Jouvencel. (Jouvencel, II, 273).

Pourtant, comme nous l’avons vu, le narrateur du pro-logue et du premier chapitre prend soin de se distinguer du héros qu’il prétend avoir simplement observé. Tringant al-lèguerait sans doute ici encore la modestie de Jean de Bueil. Mais en réduisant le Jouvencel à un roman à clé, Tringant sim-plifie le jeu complexe entre vérité historique et fiction. Il est certes indéniable, comme le commentaire le montre ample-ment, que de nombreux détails de la vie du maréchal ont été intégrés à l’histoire, mais ils n’ont pas servi qu’à écrire les aventures du Jouvencel. D’autres personnages, le sire de Chamblay par exemple, évoquent comme personnelles

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des expériences qui sont celles de Jean de Bueil11. Inverse-ment certaines entreprises, dans lesquelles le Jouvencel est partie prenante, reflètent des aventures vécues par d’autres hommes de guerre que le maréchal. Le savoureux épisode de la prise d’Escallon par exemple, avec le détail des soldats cachés dans le fumier et celui de la barrière sciée, est inspiré de la prise de Marchenoir par La Hire12. Enfin, si la vie du Jouvencel ne coïncide que partiellement avec celle de Jean, c’est aussi parce que plusieurs épisodes imaginaires y ont été incorporés, épisodes dont Tringant s’efforce de justifier la présence. Le plus embarrassant pour lui est celui du mariage du Jouvencel avec la fille du roi d’Amidoine :

Vray est qu’il y a une fiction faicte de la fille du roy Amydas et du Jouvencel; pource que les su-sdis serviteurs ne voloient pas ne ne veoient le Jouvencel estre tirant ne parvenu à estre seigneur et prince par tyrannie, pour ce que leur livre est faict et fondé sur bonne equité. et autrement n’y povoit parvenir, car il n’avoit nulle cause de soy faire seigneur ne prince, pour ce que c’estoit ung pouvre gentilhomme. Et est fait ce mariage pour exemple de bien faire et pour monstrer que nul ne doit venir à hault estat ny à grant seignorie s’il n’y vient justement et à bonne querelle. (Jouvencel, II, 266).

L’histoire d’amour a été introduite, explique Tringant, pour appuyer la démonstration logique et conclure de ma-

11 Sur ce point, voir mon article « The Art of Compiling in Jean de Bueil’s Jouvencel (1461-1468) », à paraître dans Fifteenth-Century Studies 36, 2011.12 Voir l’élucidation proposée par Tringant en II, 271-272. Le récit de la prise d’Escallon figure en I, 112-119 (le capitaine de Crathor expose la stratégie pour s’emparer d’Escallon) et I, 130-140 (réalisation de l’entre-prise). Bien que le Jouvencel soit partie prenante de l’opération, il n’en est pas le seul ordonnateur, ni même le principal. La ruse a été imaginée par le capitaine de Crathor qui joue le rôle de mentor envers le Jouvencel (rôle qu’a sans doute joué La Hire vis à vis de Jean de Bueil).

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nière satisfaisante la carrière du Jouvencel. Puisque les pré-misses du traité font du Jouvencel un « pouvre gentilhomme » et puisque son comportement doit rester exemplaire, le seul moyen pour lui d’atteindre une haute position dans la société est de faire un beau mariage. Bien entendu, rien de cela ne correspond à la situation réelle de Jean de Bueil qui n’était pas un « pouvre gentilhomme », n’a pas épousé la fille d’un roi et n’en avait pas besoin pour être un personnage d’im-portance.

Dans son commentaire, Tringant reconnaît du reste à plusieurs reprises qu’il est difficile de reconstruire la vie de Jean à partir du Jouvencel, mais, assure-t-il, tout s’y trouve bien, si on sait lire. Comme il peine cependant lui-même à le faire, il lui faut admettre que quelques aventures sont pu-rement fictionnelles ou ont été accomplies par d’autres, et par ailleurs arguer que certains épisodes renvoient à plusieurs événements historiques :

Et, pour ce que je ne veulx pas dire que le Jou-vencel ayt faict toutes les choses escriptes en son livre; mais ce sont chouses faictes et advenues de son temps et où il estoit à la pluspart. (Jouvencel, II, 272).

Et, pour vous parler plus clerement de Crator, il est prins pour le siège d’Orleans et de Lagny-sur-Marne, et après nommerent-ilz Crator le chasteau de Sablé et misdrent nom à Chasteau-l’Ermitage et à Mect, Luc. (Jouvencel, II, 283).

Selon Tringant, le Jouvencel résulte donc de la collabora-tion de plusieurs acteurs :

- trois ‘écrivains de l’ombre’ (dont le rôle respectif n’est pas explicité) qui ont mis en fiction la vie de Jean, combinant habilement divers événements historiques et ajoutant les épi-sodes courtois,

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-Jean de Bueil dont la vie a fourni le matériau brut et qui a personnellement réclamé la mise en fiction de ses exploits afin de préserver sa modestie,

-enfin, Tringant lui-même dont le rôle est de révéler la vérité de toute l’entreprise et qui authentifie ses déclarations à l’aide d’une formule solennelle qui n’est pas sans rappeler celle par laquelle Joinville ouvre sa Vie de saint Louis, manière indirecte de se conférer un statut d’auteur13 :

Et moy, Guillaume Tringant, dit Messire Odes, nourry en la compagnie des troys dessus nom-mez, [qui] ay oy debatre à eulx-mesmes et autres la certainetté et verité des faictz, ay volu escripre et declarer a mon povoir les chouses ainsi que je les ay peu entendre et comprendre. (Jouvencel, II, 267).

La description du processus de composition que reven-dique Tringant ne correspond toutefois pas aux deux explicit donnés par certains manuscrits du Jouvencel14. Le premier est une formule assez banale : « Explicit le livre monseigneur du Bueil, nommé le Jouvencel »15, et néanmoins ambiguë, puisque ‘nommé le Jouvencel’ peut renvoyer à Jean de Bueil ou au livre. Le second est beaucoup plus développé et ne mentionne qu’un seul auteur pour le Jouvencel :

Cy fine le livre du Jouvencel compilé par ung di-scret et honnourable chevallier pour introduire

13 Dans le manuscrit de l’Escorial (S. II. 16, fol. 230), le commentaire s’ouvre sur une grande miniature représentant Guillaume assis, écrivant dans un livre ce que lui racontent les trois secrétaires debout devant lui. La miniature semble ainsi accorder à Tringant un statut d’auteur. 14 Certains manuscrits donnent les deux, d’autres l’un seulement, d’autres encore (comme le manuscrit de l’Escorial S.II. 16), aucun des deux. 15 Le manuscrit de Vienne ÖNB 2558 est plus clair: « Ce libvre feut com-pilé des faicts et proesses de monseigneur de Bueil ci nommé le Jouven-cel.»

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et donner couraige et hardement à tous jeunes hommes qui ont desir et voullenté de sieuvyr le noble stille et exercite des armes, èsquelles on puet bien faire et acquerir son sauvement, qui s’i scet bien conduire et gouverner en droit et bonne justice. (Jouvencel, II, 261).

Cette déclaration reproduit le paragraphe qui introduit la table des matières dans plusieurs manuscrits :

Cy commence la Table de ce present livre, appellé le Jouvencel, nouvellement fait et compillé par ung discret et honnorable chevallier pour introduire, donner courage et hardement à tous jeunes hom-mes qui ont desir et voullenté de sieuvyr le noble stille et exercice des armes, esquelles on puet bien faire et acquerir son sauvement qui s’y scet bien conduire et gouverner en droit et justice (...). (Jou-vencel, I, 5).

et fait également écho au titre du premier chapitre dans la table :

Le premier chappitre de la premiere partie nom-mee monostique comme dessus est dit parle comment le saige chevallier auteur de ce present livre se recommande au commancement a Dieu et a ses saincts, et en quel temps fut commancé ledit livre (...). (ms Escorial S II. 16, fol. 2).

Loin d’aider à comprendre comment et par qui le Jouvencel a été écrit, le paratexte présente donc des versions contra-dictoires. La fin du texte et le commentaire de Tringant al-lèguent que l’œuvre résulte de l’effort combiné de plusieurs écrivains. La table des matières, le prologue et l’explicit ne mentionnent qu’un seul auteur, le « discret et honnorable chevallier » qui est le narrateur du prologue et le voyageur témoin des premiers exploits du Jouvencel. Faut-il recon-

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naître dans ce chevalier Jean de Bueil ou n’est-il pas plutôt lui aussi une fiction, une figure d’auteur plutôt qu’un véritable auteur ? La manière vague de le désigner rappelle en effet la présentation tout aussi abstraite du héros en « homme seul (...) de noble lignee ». Par ailleurs, les éléments que je viens d’analyser ne figurent pas de manière identique dans tous les manuscrits. À peine un tiers donne le commentaire de Tringant; certains n’ont pas la table des matières, plusieurs s’interrompent au moment où le Jouvencel apprend la tra-hison de son beau-père et ne mentionnent donc pas « ceulx qui ont escript les faiz du Jouvencel »16. Pour les lecteurs de tous ces manuscrits, rien n’indique que le Jouvencel ait été écrit par plusieurs personnes, la seule instance narrative étant le je du prologue. Rien n’indique non plus que cet auteur est Jean de Bueil lorsque le premier explicit manque. Par consé-quent, la question de savoir qui a écrit le Jouvencel ne se pose pas de la même manière selon le témoin manuscrit qu’on consulte. Dans les manuscrits amputés de la fin et du com-mentaire, il s’agit de mettre un nom sur le je. Dans le cas de ceux qui donnent la table, les explicit et le commentaire, il s’agit de comprendre le rôle de Jean de Bueil et de ses secrétaires17. À l’inverse de ce qui se produit pour un grand nombre d’œuvres du Moyen Âge, ces témoins proposent en effet trop de noms !

Comment réconcilier les déclarations de Tringant et les informations contenues dans le prologue et d’autres parties de l’œuvre ? Tringant n’a pas inventé les trois secrétaires au service desquels il dit avoir été. Du reste nous possédons

16 C’est le cas de Genève BGE fr. 187, Paris BnF fr 24 381 et BnF fr 1611. Les mss Paris BnF fr 24 380 et Londres BL 16 F.1 se terminent encore plus tôt. 17 Le cas du ms Bisaccia est très particulier puisque le texte du Jouvencel est amputé de la fin mais que le commentaire y est copié.

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quelques informations sur ces personnages18. A-t-il mal compris leur rôle ? Leur a-t-il accordé plus d’importance qu’ils n’en ont eu vraiment ? Il prétend avoir lui aussi mené une enquête qui lui a permis d’établir un parallèle entre la vie de Jean de Bueil et les épisodes racontés dans le livre :

Au vray, ne sçay pas toutes les besongnes faictes et escriptes du Jouvencel; mais celles dont je puis avoir vraye cognoissance, les declareray à mon povoir afin que chascun les entende, et par espe-cial celles du sire de Bueil, le maistre de mes mai-stres et le mien, et des autres cappitaines et gens de guerre ce que j’en puis sçavoir. Mais, quant depuis je m’en suis enquis, j’ay plus sceu de ses faitz par mes maistres et autres à qui j’en ay parlé que des autres capitaines et chefz de guerre. Et, pour ce, plus de luy je parle certaynement; et je croy que ceulx qui ont veu les choses ne m’en ont point menty. (Jouvencel, II, 267-268).

Les trois secrétaires qui ont pour ainsi dire encodé les faits historiques dans le cadre fictionnel ont été témoins des faits d’armes de Jean et c’est sur la foi de leurs déclarations que Tringant propose son ‘décodage’. Mais quelle a été leur contribution exacte ? Il était commun, pour les personnes de haut rang, d’employer des secrétaires qui notaient ce que leur racontaient leurs maîtres. Joinville a ainsi dicté ses mé-moires à un clerc inconnu. Au XVe siècle, un autre homme d’armes et de lettres célèbre, contemporain de Jean de Bueil, s’est peut-être fait aider pour sa part d’un secrétaire : An-toine de la Sale et Rasse de Brunhamel forment un tandem intéressant bien qu’il soit difficile dans ce cas aussi d’évaluer la contribution de Rasse de Brunhamel. Nous savons qu’il a traduit Floridan et Elvide, un texte qu’Antoine avait prévu d’inclure dans les « quatre beaux traittiez » qu’il compilait

18 Voir l’introduction littéraire de Camille Favre, p. ccciv-cccix dans la-quelle C. Favre donne des précisions concernant les trois hommes.

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pour son seigneur Jean de Calabre. Dans le prologue de Jean de Saintré, le premier des quatre « traittiez » , Antoine men-tionne Floridan et Elvide à la suite de Saintré comme s’il en était l’auteur ou au moins le traducteur :

Me suis delitté a vous faire quatre beaux traittiez en deux livres, pour les porter plus aisiement; dont ce premier parlera des amours de une dame des Belles Cousines de France, sans aultre nom ne surnom nommer, et du tresvaillant chevalier le sire de Saintré. Le deuxieme sera des tresloyalles amours et trespiteuses fins de messire Flouridan, chevallier et de la tresbelle et bonne damoiselle Elvyde, desquelz le livre, dont l’ystoire est tran-slattee de lattin en françoiz, ne les nomme point19.

Rasse est un clerc qui semble avoir été proche d’Antoine. Joël Blanchard, dans l’introduction à son édition de Jean de Saintré, se demande s’il a pu influencer la rédaction du Saintré, si les deux écrivains ont pu collaborer étroitement. J. Blan-chard allègue que ce travail d’équipe n’était pas impossible au XVe siècle et cite à l’appui de son affirmation le cas de Jean de Bueil. Pour lui, il est indubitable que Jean a utilisé trois secrétaires pour composer son Jouvencel : « Jean de Bueil confie à trois secrétaires, dont un clerc, la rédaction et la mise en forme de sa chronique autobiographique20. » Les deux cas ne sont pourtant pas identiques et suggèrent des colla-borations de types différents. Rasse était un professionnel, un traducteur qui pouvait revendiquer une certaine noto-riété. Yasmina Foehr-Janssens a récemment étudié les mo-difications concertées et habiles qu’il avait introduites dans sa traduction du texte latin de Floridan et Elvide21. Rasse et

19 Jehan de Saintré, éd. J. Blanchard, trad. M. Querueil, Paris, Livre de Poche, Lettres Gothiques, 1995, p. 34. C’est moi qui souligne. 20 Id. p. 16. Le clerc est Maistre Riolay.21 « Thisbé travestie: Floridan et Elvide ou l’idylle trafiquée», dans Idylle et récits idylliques à la fin du Moyen Age, sous la direction de M. Szkilnik, Cahiers

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Antoine étaient tous les deux employés à la cour du comte du Luxembourg. Ils étaient sans doute d’un statut social proche, même si l’un était clerc et l’autre soldat à la retraite. En revanche, les trois secrétaires de Jean de Bueil semblent n’avoir été que de simples serviteurs à qui Jean eut recours en diverses circonstances. Tringant insiste sur le fait que le seigneur de Bueil était leur maître aussi bien que le sien. Ils étaient probablement rétribués pour leurs services. C’est en tout cas ce que semble impliquer Tringant quand il déclare que Jean de Bueil « ne donnoit point d’argent pour soy faire mettre ès Croniques » (Jouvencel, II, 283). S’il donnait de l’ar-gent, c’était pour d’autres tâches que celles de faire de lui un portrait flatteur, pour l’aider à rédiger son roman-traité d’art militaire, par exemple. Bien qu’il soit difficile d’évaluer les compétences des secrétaires, ils devaient évidemment se plier aux désirs de leur maître. Tringant semble même sug-gérer que dissimuler l’identité de Jean sous le voile de la fic-tion a été pour eux une contrainte pesante et qu’ils auraient bien préféré raconter la simple vérité22. Ils se seraient vo-lontiers contentés d’écrire une chronique et une biographie, mais Jean les a obligés à écrire un roman. En tant que clercs ou hommes de guerre, les secrétaires auraient plutôt penché vers le genre historique et du reste, leur tâche aurait été beau-coup plus simple et légère s’ils n’avaient pas dû modifier la réalité. S’ils ont œuvré contre leur gré, ne faut-il pas craindre qu’ils soient tombés dans la catégorie des serviteurs « lasches » contre lesquels le Jouvencel lui-même met en garde son public à la fin du livre23 ? À moins qu’ils n’aient fini par ap-précier le travail de transposition et par s’appliquer à compo-ser des épisodes fictifs bien tournés. De nombreux passages romanesques, comme la première rencontre du Jouvencel et

de Recherches Médiévales et humanistes, no 20 (2010), p. 71-87.22 Voir Jouvencel, II, 266-267, citation supra p. XXXXX23 Jouvencel, II, 260, citation supra p. XXXXX

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de sa dame ou les conversations au cours des dîners le soir après la bataille, sont très vivants et souvent amusants. Ils té-moignent d’une bonne connaissance de plusieurs traditions littéraires. Les trois secrétaires en sont-ils responsables ou faut-il au contraire les attribuer à Jean de Bueil lui-même qui aurait non seulement réclamé les changements mentionnés mais encore dicté ces additions qui transforment un traité didactique en un véritable roman ? Le lecteur moderne ai-merait pouvoir dire que s’il y a eu collaboration entre Jean de Bueil et ses secrétaires, ces derniers sont les auteurs des passages lourdement didactiques, alors que Jean a fourni les meilleurs éléments fictionnels. Camille Favre semble prendre la position inverse :

Jean de Bueil dictait ses souvenirs et ses théories morales et militaires. Ses collaborateurs recueil-laient avec respect les récits du compagnon de Jeanne d’Arc et leur donnaient leur forme défini-tive. (Jouvencel, I, cccvij).

La « forme définitive » serait-elle, pour C. Favre, l’ha-billage fictionnel qui dissimule les souvenirs personnels du vieux maréchal et embellissent sa démonstration ?

Peut-être est-il vain de vouloir assigner un rôle précis à Jean et à ses secrétaires, car c’est méconnaître le mode de composition d’une œuvre médiévale. Même quand nous dis-posons d’un nom d’auteur, celui-ci peut dissimuler en réalité une petite équipe de collaborateurs également impliqués dans l’entreprise. Ce qui rend toutefois le cas du Jouvencel assez exceptionnel, c’est précisément que cette collaboration n’est que partiellement dissimulée. D’une part le texte lui-même, et pas seulement le commentaire de Tringant, mentionne l’existence (sinon l’identité) des secrétaires. S’ils n’étaient que de modestes employés écrivant sous la dictée, ils auraient dû s’effacer complètement : dans la Vie de saint Louis, Joinville

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assume pleinement la responsabilité de l’œuvre même si la tournure « ai je fait escrire » suggère la présence à ses côtés d’un copiste24. Les aides de Jean de Bueil n’auraient pas dû solliciter comme ils le font l’indulgence des lecteurs, car c’est là une manière courante de postuler un statut d’auteur. An-toine de la Sale use par exemple d’une formulation voisine dans l’épilogue de Jean de Saintré :

Ores, treshault excellent et puissant prince et mon tresredoubté seigneur, se aucunement, pour trop ou peu escripre, je avoye failly, ce que de le-gier pourroye, attendu que ne suis saige ne aussy clerc, il vous plaise, aussy a tous et a toutes, le moy pardonner...25

Comme les secrétaires, le narrateur du prologue du Jouven-cel a du reste réclamé lui aussi la bienveillance de ses lecteurs et les a invités à « supplier aux faultes », dans une longue déclaration qu’il achève en se désignant du mot d’ « acteur » :

Si prie à tous ceulx qui orront ou en la main de-squelz pourra venir le dessus dit traictié, qu’il leur plaise le recepvoir benignement et l’interpreter au sens meilleur. Requiers aussi pareillement à tous ceulx qui sieuvent de present ou sont disposez de sieuvyr les armes et la guerre, que, s’ilz voient qu’il y ait aucune chose qui leur soit prouffitable, qu’ilz le vueillent prendre en gré; et, s’il y a chose ennuyeuse et qui leur desplaise, vueillent supplier aux faultes et pardonner à l’acteur. (Jouvencel, I, 16-17).

Par ailleurs, alors qu’à l’intérieur du texte, dans le prolo-gue par exemple, Jean de Bueil, étant le mécène et l’instiga-teur du projet, pourrait, comme le fait Joinville, revendiquer

24 Joinville, Vie de saint Louis, éd. J. Monfrin, Paris, Garnier, 1995, p. 2.25 Éd. J. Blanchard, op. cit., p. 530.

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la paternité de son œuvre, qu’il en soit ou non intégralement l’auteur, son nom, malgré la mention de l’« acteur » n’ap-paraît pas en clair. Bien plutôt il semble s’ingénier à signer le Jouvencel de manière oblique. C’est ainsi que dans le petit « memorial » que le sire de Chamblay donne au Jouvencel pour compléter la leçon de polémologie qu’il vient de lui ex-poser, il est question du grand-père de Jean de Bueil : « Il y eust ung aultre bon chevallier du temps du roy Charles le quint, nommé messire Jehan de Bueil »26. Plus énigmatique est l’allusion au

« jouvenceau » mentionné au détour d’une phrase par le sire de Roqueton. Ce jeune homme qui « fut à l’amiral de Bueil » est accusé d’être un fieffé menteur. Il n’intervient qu’à titre de comparaison : le sire de Roqueton conseille au comte de Parvenchières de ne pas prêter trop attention aux propos d’un prisonnier qu’il vient de lui livrer car il est « ung fort baveur » à l’instar du « jouvenceau ». Faut-il y voir une sorte de clin d’œil invitant à ne pas prendre trop au sérieux le Jou-vencel27 ? Qu’on accepte ou non l’interprétation, la mention n’en demeure pas moins une signature implicite qui associe le titre de l’œuvre au nom de Jean de Bueil.

Dans un article intitulé « Poètes, mécènes et imprimeurs à la fin du Moyen Âge français : une crise d’autorité » 28,

26 Jouvencel, II, 61. Sur ce passage, voir « The Art of Compiling in Jean de Bueil’s Jouvencel (1461-1468) », art. cit.27 Jouvencel, I, 219. Sur ce point, voir mon article « Figure exemplaire et personnage de roman: Le Jouvencel de Jean de Bueil », dans Vérité poétique, vérité politique. Mythes, modèles et idéologies politiques au Moyen Âge, éd. par J.-C. Cassard, E. Gaucher, J. Kerhervé, colloque de Brest, 22-24 septembre 2005, Brest, CRBC, 2007, p. 405-417, en particulier p. 413. Certains ma-nuscrits semblent avoir été troublés par cette allusion et donnent ‘jour-nal’ au lieu de ‘Jouvenceau’. C’est le cas des manuscrits de l’Arsenal et de l’Escorial.28 Pratiques de la culture écrite en France au XVe siècle. Op. cit. p. 423-440, p. 426.

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Cynthia J. Brown montre comment le passage du manuscrit à l’imprimé a changé la place de l’auteur. Examinant le cas du Trosne d’Honneur de Jean Molinet, elle constate que dans les manuscrits :

l’auteur, sous ses multiples formes fictionnalisées, n’existait que par rapport à son mécène. L’écri-vain attire très peu l’attention sur son entrepri-se artistique, qui ne constituait après tout qu’un moyen vers une fin bien plus importante. On comprend donc que ce système de mécénat était assez fermé, car le commanditaire de l’entreprise poétique servait aussi de destinataire : celui-ci et son entourage lisaient l’œuvre qui les louait. »

Le cas du Jouvencel, contemporain ou de peu antérieur au Trosne d’Honneur29, est certes différent : il ne s’agit pas d’un poème célébrant les vertus de Jean de Bueil et ce dernier a contribué à l’œuvre finale bien davantage que le défunt duc de Bourgogne Philippe le Bon, objet du panégyrique de Molinet. La relation entre Molinet et son ancien protecteur n’est évidemment pas la même que celle qui unit Jean et ses secrétaires. Le maréchal est à la fois le mécène et en partie l’auteur du Jouvencel. Le rapprochement avec le Trosne d’Hon-neur n’en est pas moins éclairant. Nous savons que certains manuscrits ont été sans doute copiés pour la famille de Jean de Bueil30. Qu’ils mettent en évidence le nom du maréchal dans le paratexte (titre ou explicit) paraît somme toute lo-gique. En revanche, il est plus étonnant que nombre d’entre eux mentionnent les secrétaires. Plus surprenant encore est le fait que le narrateur/auteur du Jouvencel adopte des atti-

29 Molinet a composé son poème sans doute peu après la mort du duc en 1467.30 C’est sans doute le cas du ms BnF fr 192 qui a été commandité par Louis de Bruges dont le fils aîné a épousé la petite-fille de Jean de Bueil, et du ms Bisaccia (voir la description des mss donnée dans l’introduction de l’édition p. cccxxiij- cccxxiv).

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tudes comparables à celles de Molinet. La manière détour-née dont Jean de Bueil assure (ou laisse assurer) sa présence dans le texte confirme la déclaration de Tringant au sujet de la modestie de son maître. Mais peut-être était-ce autant ses talents d’écrivain que ses exploits militaires que Jean de Bueil souhaitait dissimuler. Pour lui aussi « l’entreprise artis-tique (...) ne constituait (...) qu’un moyen vers une fin bien plus importante » : la célébration d’un idéal de vie et s’il a tu son nom, c’était pour que s’impose celui d’un homme de guerre bien plus exemplaire que lui : le Jouvencel. Mais dans ce jeu de cache-cache se laisse aussi entrevoir un auteur qui se fait d’autant plus plaisir qu’à la différence d’un Jean Mo-linet, contraint de céder la première place au dédicataire, lui a choisi de s’abriter derrière ses secrétaires et de semer à sa guise et avec humour les signes de son identité.

Michelle Szkilnik

Université de Paris 3-Sorbonne Nouvelle