Diglossie et conflit linguistique, contribution à un vieux débat

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Le Pipec, E, 2010, « Diglossie et conflit linguistique, contribution à un vieux débat », in H. Boyer (éd.) Pour une épistémologie de la sociolinguistique, Actes du colloque international de Montpellier, 10-12 décembre 2009, Limoges, Lambert-Lucas.

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Le Pipec, E, 2010, « Diglossie et conflit linguistique, contribution à un

vieux débat », in H. Boyer (éd.) Pour une épistémologie de la

sociolinguistique, Actes du colloque international de

Montpellier, 10-12 décembre 2009, Limoges, Lambert-Lucas.

Diglossie et conflit linguistique :

contribution à un vieux débat

1. Introduction

Le concept de diglossie fait partie des notions centrales en sociolinguistique. Ceci est d’autant plus

vrai au sein de l’Université de Montpellier, qui porte haut et fort une certaine idée de la diglossie.

Revenir sur ce sujet peut donc paraître superflu.

Néanmoins, lorsqu’on tente de cerner la question, le concept n’est pas toujours aussi limpide

qu’on le pense. On le voit par exemple à la consultation de deux ouvrages généralistes et néanmoins

majeurs : le Dictionnaire des sciences du langage (Neveu 2004) n’a pas d’entrée ‘diglossie’ et renvoie

à ‘bilinguisme’, pour une définition très large, avec un extrait de Martinet de 1960 ; le Grand

dictionnaire des sciences du langage des éditions Larousse (Dubois & al. 2007) est un peu plus

prolixe, mais il n’en donne lui aussi qu’une définition générale, avec une brève mention du conflit

linguistique, produit de l’école catalano-occitane. En somme, presque une acception marginale…

La diglossie a pourtant été le terrain d’investigation de nombreux chercheurs au cours des

dernières décennies (Beniamino 1997). Mais l’on a parfois l’impression d’assister à une certaine

dilution du concept : il s’enrichit de nuances diverses selon les auteurs, sans toujours faire consensus.

Mon but n’est pas d’en dresser un inventaire exhaustif, même si je vais être amené à en rappeler

quelques jalons. Je voudrais avant tout vous faire part de ma propre compréhension de la diglossie, et

de mes réflexions menées à partir de mon terrain propre. A savoir celui des études celtiques et en

particulier de la description d’un parler breton, auquel j’ai consacré ma thèse ces dernières années.

2. Un vieux débat…

Comme vous le savez, le terme ‘diglossie’ est dû à Psichari, qui le diffuse à l’occasion d’un article

de 1928, consacré à la situation linguistique en Grèce (Boyer 2001 : 48). On le retrouve en 1930 chez

Marçais, spécialiste de l’arabe. Après ces deux études de cas, le mot va surtout prendre son envol

grâce à Ferguson en 1959. Celui-ci va pour la première fois en faire un concept théorique, en partant

de ses quatre fameux exemples : Egypte, Suisse alémanique, Haïti et Grèce. Il décrit la répartition des

usages linguistiques entre deux variantes distinctes : H, la variante de prestige, réservée aux situations

formelles et L la variante des situations ordinaires.

La théorie de la diglossie subit ensuite une inflexion importante avec Fishman en 1967. (Fishman

1967 ; Boyer 2001 : 49 ; Hudson 2002 : 13). Désormais se trouve mise en avant la caractéristique

sociologique de la répartition fonctionnelle et de l’asymétrie de statut des variétés comme élément

primordial et définitoire. La diglossie est donc étendue à tous les phénomènes de contact de langues, y

compris les langues génétiquement non apparentées.

Après ces premières années de maturation, la diglossie va se structurer en suivant deux grands

axes, liés à des enjeux politiques et en particulier d’aménagement linguistique.

2.1. La diglossie comme consensus

Le premier constitue celui d’une diglossie consensuelle. Il se situe dans le prolongement direct de

Ferguson, pour qui la diglossie est remarquablement stable et acceptée par toute la communauté

(Ferguson 1959 ; Boyer 2001 : 49). Ce modèle va trouver une première illustration aux Etats-Unis

dans les travaux de Parsons, où la diglossie est perçue comme une situation de minoration linguistique

des uns au profit des autres, mais sans que cette situation ne donne lieu à contestation de la part des

minoritaires (Barré 2007 : 25). L’extension de la langue majoritaire est avant tout perçue comme un

progrès au bénéfice de tous, au sein d’une société américaine idéalisée : concurrentielle, mais où la

mobilité sociale individuelle rend caduques les revendications catégorielles (Bihr & Pfefferkorn, in

Bouffartigue 2004 : 43-45).

Ce modèle consensuel est bien représenté également par la Suisse alémanique. Les sociolinguistes

suisses ont surtout montré la vitalité de la variante L (Boyer 2001 : 51; Cichon & Kremnitz, in Boyer

1996 : 138) et ont montré que le choix de la langue en fonction du contexte était très nuancé et pas

toujours aussi prévisible qu’il n’y paraissait. Ce faisant, ils ont également tempéré la notion de

prestige entourant la variété H (Boyer 2001 : 51).

2.2. La diglossie comme conflit

Parallèlement à cette description symbiotique, on voit apparaître assez rapidement un modèle

conflictuel de la diglossie. Il naît en Espagne, dans le pays valencien, avec Aracil et Ninyolès (Gardy

& Lafont 1982 ; Boyer 2001 : 53), et il est rapidement adopté en Catalogne et par l’école occitaniste,

en particulier à Montpellier, dans le sillage de R. Lafont et de la revue Lengas.

A l’opposé du premier, ce modèle possède d’emblée une dimension militante, dénonciatrice et

revendicatrice. Fishman publie en 1967, or les années qui vont suivre correspondent dans tout le

monde industrialisé à un vaste mouvement de redécouverte et de relégitimation des cultures populaires

en raison d’un faisceau de causes très large : mentionnons la fin des décolonisations (qui porte un

coup décisif à l’ethnocentrisme des sociétés européennes), l’entrée dans la phase terminale de l’exode

rural (qui rend manifeste la disparition inéluctable de modes de vie séculaires, au rang desquels

figurent les langues parlées en milieu rural), la généralisation de l’enseignement secondaire (qui

accélère le processus et en même temps arme les jeunes pour le contester), enfin l’arrivée à l’âge

adulte des enfants du baby-boom (qui introduit un déséquilibre de la pyramide des âges en faveur des

jeunes, population toujours remuante). Il se produit alors un basculement de société, où la génération

montante n’accepte plus les valeurs de ses prédécesseurs. Dans ces conditions, les langues

minoritaires, là où il en existe, sont désormais perçues comme des langues en danger, qu’il faut

défendre. D’où paradoxalement, elles seront souvent investies d’une dimension affective nouvelle,

puisqu’elles sont principalement le soin de ceux qui ne les parlent pas (et l’attachement sera souvent

d’autant plus fort que la pratique est faible). Et on va donc voir des pans entiers du discours

anticolonialiste de la décennie précédente, appliqués aux sociétés européennes. Glissement fondé sur

l’analogie métropole/colonie = centre/périphérie.

En sociolinguistique, cette tendance va généralement être portée par des chercheurs issus de

communautés linguistiques minorisées. Contextes oppressifs (dans le cas de l’Espagne franquiste) ou

fait de violence douce (selon l’expression de Bourdieu : cas des langues régionales parlées en France).

La diglossie va donc être repensée comme un rapport de domination : entre une langue dominante

et une (ou plusieurs) langue(s) dominée(s). Cette perspective va aussi s’attacher à étudier et concevoir

la diglossie en diachronie (Boyer 2001 : 53), et non plus seulement au niveau des choix individuels de

langue. Or décrire le bilinguisme d’une société sur le temps long de l’histoire, c’est d’abord décrire et

expliquer le mécanisme de sa mise en place. Et l’on découvre immanquablement qu’il est la

conséquence d’une situation de domination. Domination qui est au départ de nature politique,

démographique, économique, militaire etc., avant de devenir linguistique.

Derrière l’apparence de répartition fonctionnelle de type H/L, la diglossie est alors redéfinie

comme un conflit linguistique. Lequel ne peut avoir que deux issues : soit la normalisation, c'est-à-dire

l’extension de la langue dominée à tous les domaines dont son usage avait été exclu, soit sa disparition

(ibid ; Sauzet 1989 ; Gardy & Lafont 1982).

La notion de conflit linguistique a été fortement critiquée dans certains cercles : l’engagement des

chercheurs dans la défense de leurs langues (Broudic 1995 : 23) peut en effet jeter le doute sur leur

capacité à respecter l’exigence d’objectivité, vers laquelle ils devraient tendre. Ph. Barbaud (1997)

attire ainsi l’attention sur la surenchère verbale qui a fait passer la diglossie de superposition chez

Ferguson à une dichotomie d’usage chez Mackey, une compétition chez Wardaugh, un rapport de

force chez Bourdieu, une aliénation linguistique marquée chez Sankoff et chez Lafont, un conflit chez

Kremnitz et pour finir, à une guerre chez Calvet. De là, il en appelle à une vision plus dépassionnée,

estimant que parler de domination [relève de] l’idéologie et non de la science.

3. Deux leçons du terrain

Ce petit survol fait donc apparaître deux modèles à première vue inconciliables. Pourtant en

examinant un certain nombre de situations concrètes, il apparaît assez nettement que les diglossies

pacifiques correspondent à la définition fergusonienne, traitant de deux variantes d’une même langue,

tandis que les situations conflictuelles renvoient régulièrement à la définition fishmanienne, donc à des

contacts de langues différentes.

Il est donc légitime de se demander avec Hudson (2002 : 2) si la généralisation opérée par

Fishman ne confond pas des choses foncièrement distinctes. Et si l’opposition entre ces deux modèles

ne repose pas en grande partie sur un malentendu, dont la solution se trouverait simplement dans la

définition de la diglossie.

C’est ce que je vais essayer de démontrer à partir de deux cas concrets.

3.1. Français et breton : l’école de Brest

Dans le domaine breton, la sociolinguistique a surtout été discutée à l’Université de Brest sous la

houlette de J. Le Dû et Y. Le Berre. S’ils parlent rarement de diglossie, ils proposent une modélisation

des rapports français/breton dans la droite ligne de Fishman. Ils opposent en particulier les registres

paritaire et disparitaire de la parole, d’application universelle, qui permet de schématiser ainsi le

répertoire linguistique de la société brittophone1 :

Pour eux, l’abandon de grande ampleur du breton dans la deuxième moitié du XXe siècle est une

simple extension des domaines d’usage de la variante disparitaire : le français conquiert d’abord les

positions du breton standard, puis un nouveau français paritaire fait son apparition, qui prend la place

du breton dans les rapports de type paritaire, à la faveur de l’urbanisation et de la généralisation des

média dans la France des Trente Glorieuses (Le Dû & Le Berre 1996). Mais cette extension du

français est le résultat de choix délibérés de la part des locuteurs. Selon eux, les bretonnants ont accepté comme allant de soi l’usage exclusif du français à l'Ecole et dans la vie

publique. Loin de subir l'école en français comme une contrainte imposée à leurs enfants, les parents y

ont adhéré avec enthousiasme, collaborant souvent avec les instituteurs (…). Car l'Ecole jouait aux yeux

des parents le rôle des cours intensifs et autres bains linguistiques si prisés de nos jours dans

l'apprentissage des langues étrangères (Le Dû & Le Berre 1990).

L’un des points centraux de ce modèle est donc de contester vivement la notion de conflit

linguistique. Pour J. Le Dû et Y. Le Berre, le contact français-breton est fondamentalement

symbiotique. Le conflit linguistique est même dénoncé comme une chimère : un pseudo-conflit

(ibid. & 1996) créé artificiellement par des militants dont le véritable but est l’appropriation du

pouvoir (Le Dû 1985 ; Barré 2007 : 40).

1 Pour une première approche des relations breton vernaculaire/breton standard, voir Le Dû 1996 ; Le Dû & Le

Berre 1996 : 17 ; Le Pipec 2000 : 89-92.

Le problème, c’est que ce modèle ne fait qu’enregistrer la chronologie des faits. Mais, à mon sens,

il ne rend pas compte des raisons qui motivent la substitution. Il pose surtout en préalable une

appétence de la population pour le français, ce qui a le mérite de mettre en avant la participation des

acteurs au processus. Seulement c’est aussi faire l’impasse sur le conditionnement idéologique qui a

été à l’origine de ce désir de parler français (cf. Le Pipec 2008 : 412-419). Phénomène manifeste sur le

temps long et dans la perspective du conflit linguistique. Or, pour pouvoir penser le conflit

linguistique, il faut en premier lieu convenir que les rapports entre breton et français d’une part, breton

vernaculaire et breton standard de l’autre, ne sont pas de même nature.

3.2 Français et anglais au Québec

Un autre terrain d’observation permet de s’acheminer vers la même conclusion : le Québec. Si

l’on se réfère à Fishman, le contact français/anglais y relèverait de la diglossie. Pourtant, les

Québécois ne sont pas seulement tiraillés entre français et anglais, mais entre deux langues de prestige,

que sont l’anglais et le français standard, par opposition au français vernaculaire québécois (Barbaud

1997). Or c’est bien là, dans le rapport entre ces deux variantes que se trouve la diglossie. Pour le

contact français/anglais en revanche, il s’agit d’autre chose :

Il est clair ainsi que le français québécois n’entretient pas avec l’anglais les mêmes rapports

qu’avec le français standard : diglossie selon un axe, bilinguisme selon l’autre. Traiter en symétrie les

deux dimensions de ce système en réalité asymétrique revient à faire une confusion qui n’a pas lieu

d’être.

Il en va de même du modèle brestois, qui doit être corrigé ainsi :

Or pour valider ce raisonnement, il suffit de revenir aux sources de la diglossie, c’est à dire à

Ferguson, en laissant de côté l’apport de Fishman.

4. La diglossie chez Ferguson

Dans son article fondateur de 1959, Ferguson partait du principe que la diglossie opposait deux

variantes d’une même langue. Pour cela, il faisait reposer son modèle sur neuf caractéristiques

fondamentales :

1 : répartition fonctionnelle H/L ;

2 : prestige (H) ;

3 : tradition littéraire (H) ;

4 : acquisition différente ;

5 : grammatisation (H) ;

6 : stabilité du couple H/L ;

distance linguistique entre H et L sur les plans :

7 : de la grammaire ;

8 : du lexique ;

9 : de la phonologie.

De cette définition originelle, certains ont donc choisi de ne retenir que quelques traits. Les points

1, 2, 3 et 5 sont communs à toutes les définitions de la diglossie. Les points 7, 8 et 9 se retrouvent

aussi largement Si on s’en tient à ces aspects, il y a effet de fortes analogies entre contact de langues

différentes et simple différenciation interne. Mais la comparaison s’arrête dès lors que l’on prend en

compte les points 4 et 6.

Le point 4, relatif à l’acquisition des variantes est pourtant essentiel dans la conception de

Ferguson. Il explique d’ailleurs en grande partie la cohabitation pacifique des idiomes : selon cette

modélisation, la langue H n’est pour personne une langue maternelle à l’intérieur de la communauté

linguistique (Hudson 2002 : 7). Comme l’explique Braudel pour l’arabe : A partir de la langue du Coran, [les villes arabes] ont fabriqué ou refabriqué […] l’arabe dit « littéral »,

cette langue savante sûrement artificielle ou plutôt littéraire, qui sera l’idiome commun à tous les pays

islamiques, comme le latin à la Chrétienté (Braudel 1993 : 104).

La variante H est donc une création de clercs, issue d’une longue tradition textuelle et d’un partage

inégal du savoir lire. L’apprentissage et la maîtrise de H, passent donc exclusivement par l’école. Par

contraste L est la voie normale d’acquisition de la langue maternelle (Ferguson 1959), elle est donc la

seule langue parlée aux enfants. Et ceci est vrai de tous les milieux sociaux, qui pratiquent L dans les

circonstances ordinaires de la vie courante. L n’est donc pas une langue dominée par H, mais

simplement son pendant informel, dans un étroit rapport de complémentarité.

Une communauté linguistique diglossique n’est donc pas composée d’individus monolingues

pratiquant séparément deux langues différentes, parmi lesquels évoluent des individus bilingues qui

leur servent d’interface. Le choix de la langue n’est pas déterminé par les personnes (user-oriented,

Hudson 2002 : 3), mais simplement par les circonstances (use-oriented, ibid.), attendu que tous

maîtrisent en principe les deux variantes (bien que pour la variante H, ceci est fonction du degré de

scolarisation). Aucune des deux langues n’est donc attachée à un groupe de référence (ni

géographique, ni social). D’où par ailleurs un sentiment d’unicité du code, qui peut aller jusqu’à la

négation par les locuteurs de l’existence même de ces deux états divergents de leur langue.

De là découle aussi le point 6, la stabilité de la diglossie. Pour Ferguson, elle peut durer plusieurs

siècles, ce qui paraît net dans le cas de l’arabe2. La stabilité est cependant liée à l’inertie de la société :

si la société change, son économie linguistique sera également bouleversée. La démocratisation de

l’alphabétisation, en particulier, remet en cause la distribution des usages et surtout la révérence

accordée traditionnellement à la variante H, celle des lettrés. Or quand le consensus est rompu, la

tendance au changement de langue se fait à rebours de l’échelle de valeurs des langues : dans le cadre

de la diglossie, on assiste non pas à l’extension de la langue de prestige, mais à la promotion de L

(ibid. : 30-33)3. Promotion qui signifie en général l’extension de L à de nouveaux domaines où elle

n’était pas jusque là en usage. Parfois, cette promotion de L peut aussi prendre la forme d’une relative

fusion entre H et L (ibid. : 9), où L fournit la base (phonologique en particulier), tandis que H survit

2 Hudson mentionne (p.29) que certaines critiques ont été formulées quant à la stabilité de la diglossie, mais elles

tiennent essentiellement à des divergences dans la définition de la diglossie et dans la description de situations

qui relèveraient peut-être davantage du contact de langue. 3 La généralisation de l’allemand standard face aux dialectes à partir des régions devenues protestantes au XVI

e

siècle apporte toutefois un contre-exemple.

dans le lexique technique et abstrait, qui faisait défaut à L. Ce processus était déjà à l’œuvre en Grèce

au temps de Psichari, il est aussi sensible en Suisse alémanique, où les observateurs parlent d’une

évolution au cours des dernières décennies à l’avantage du schwyzertüütsch face au Hochdeutsch

(Schläpfer 1985).

En résumé, la diglossie doit être clairement différenciée d’un bilinguisme sociétal, comme le

montre le tableau suivant :

Diglossie Bilinguisme sociétal

Langues

• Deux variantes d’une même langue

• Deux langues différentes

Transmission

des variantes

• H n’est langue maternelle pour

personne

• H est la langue maternelle d’un groupe

originellement distinct

Distribution

fonctionnelle

• En fonction du contexte

(use-oriented)

• En fonction des personnes

(user-oriented)

Tendance

évolutive

• Stable

Si toutefois la stabilité prend fin :

généralisation de L

(étendue à de nouveaux domaines)

• Instable

Evolution prévisible :

généralisation de H

(pratiquée par de nouveaux locuteurs)

5. Quid du conflit linguistique ?

5.1 Définition et limitations

Cette distinction entre diglossie et bilinguisme sociétal conduit à circonscrire le terme de

diglossie à des cas bien déterminés. Et de fait à le réserver aux situations pacifiques. Par contrecoup,

ceci repose la question du conflit linguistique. Avec cette nouvelle donnée, que le bilinguisme sociétal

se confond pratiquement toujours avec lui. ‘Pratiquement toujours’, car il semble qu’il existe des

exceptions.

On pourrait par exemple avancer les cas de la Suisse ou du Luxembourg. Mais par bien des

aspects on se trouve là face à des situations très singulières :

A) Les cantons suisses ont par exemple développé des usages et une jurisprudence posant le

principe de la territorialisation des langues. Les locuteurs pratiquent une coexistence pacifique, mais il

n’y a pas d’espace linguistique commun étendu à toute la Suisse, donc pas de conflit.

B) De son côté, le Luxembourg est une zone de transition entre les mondes roman et

germanique, dont il est, politiquement, doublement distinct. Le Luxembourg est ainsi une sorte de

point d’équilibre entre deux ensembles linguistiques très conséquents. Avec une troisième langue (le

luxembourgeois, souvent considéré en Allemagne comme un dialecte, mais ayant statut de langue

nationale depuis 1984), qui se glisse dans l’interstice. Le multilinguisme sociétal y fonctionne donc

apparemment sans conflit linguistique puisque :

• la répartition des usages linguistiques affecte des domaines spécifiques ;

• cette économie linguistique est le produit d’un consensus social sui generis, non-lié à une

intervention de la puissance publique ;

• elle ne menace pas la transmission de la langue autochtone, ni sa légitimité dans les domaines

qui lui sont reconnus.

Bref, on reconnaît là la plupart des caractéristiques de la diglossie, mais encore une fois, il faut

souligner l’exceptionnalité de ce territoire et ses dimensions très réduites, qui lui permettent de

s’abstraire des déterminismes opérant ailleurs.

5.2. Diversité des conflits linguistiques

Cet exemple luxembourgeois permet tout de même de revenir sur les conclusions assez sévères

de la sociolinguistique périphérique concernant le conflit linguistique. On peut penser que d’autres cas

de figures que l’éviction d’une des deux langues peuvent être également envisageables.

En fait, il paraît surtout possible de parler de conflits de variable intensité. Variable intensité

dans le conflit lui-même ou dans la pugnacité des locuteurs :

Pour reprendre l’exemple du Québec, le maintien du français y a été possible parce que les

cartes y étaient distribuées de façon assez favorable pour les francophones (Mackey 1997). On peut

lister ainsi les atouts qui permettaient au français de rester la langue d’une société complète :

• une masse démographique conséquente à l’échelle du seul Canada, disposant en outre d’un

taux de fécondité élevé ;

• la loyauté et la détermination des clercs (en particulier la hiérarchie religieuse, désireuse de

maintenir sa propre prééminence) ;

• une reconnaissance institutionnelle précoce (Acte de Québec en 1774, droit d’usage dans les

débats parlementaires en 1864, co-officialité dans la Charte de 1867) ;

• la libéralité intéressée de l’administration coloniale britannique, soucieuse de se concilier les

autorités locales et de ne pas déclencher une nouvelle guerre d’indépendance sur le sol américain.

L’Angleterre médiévale pourrait même offrir un cas de figure de domination linguistique

renversée. Avec la conquête normande, c’est toute une classe dirigeante importée qui prend les rênes

du pays (Baugh & Cable 2002 : 112-115). Et si les conquérants ne représentaient qu’entre 2% et 10%

de la population totale, leur influence fut disproportionnée eu égard à leur nombre (Burnley 1992 :

423). C’est donc un phénomène de bilinguisme sociétal qui s’installe, avec des classes dirigeantes

(emmenant dans leur sillage commerçants et artisans) qui parlent français, alors que le reste de la

population parle le moyen-anglais.

Il est bien sûr délicat d’appliquer la grille d’analyse proposée à une époque aussi lointaine : on est

assez peu renseigné sur les usages, encore moins sur les représentations ; le contexte idéologique est

fort différent des sociétés modernes et contemporaines dans lesquelles le conflit linguistique a été

pensé et décrit ; enfin, le complexus sociolinguistique (Boyer 1997) était plus riche que la

simplification opérée ici, faute de place. Par ailleurs, l’influence du français fut limitée à deux à trois

générations ; elle n’élimina jamais totalement l’anglais de l’aristocratie (Baugh & Cable 2002 : 121-

123) et ne fit jamais peser une menace de disparition pour l’anglais (Lass 1987).

Néanmoins, les indices d’une réelle minoration de l’anglais existent, laissant bien entrevoir une

concurrence H/L de type conflictuel. Même à la fin du XIIème

siècle, alors que le français tend à

devenir une langue étrangère et essentiellement administrative, il reste un outil de promotion sociale

diffusé hors des classes supérieures (Baugh & Cable 2002 : 123-125), phénomène plus marqué dans la

région de Londres et opposant milieux urbain et rural (Short 2009). Comme le résume D. Burnley

(1992 : 426) : To the extent that it was necessary to communicate with the vast majority of the English people, French

speakers must learn to speak English at an early stage or employ an interpreter; but to gain entry into that

world of affairs controlled by the ruling élite, Englishmen must learn to speak (…) French.4

Cette situation perdurera tant que les nobles anglo-normands se penseront comme des chevaliers

français, et conserveront leurs liens avec leurs fiefs d’origine. Ce n’est qu’avec la perte de la

Normandie, lorsque la couronne anglaise se recentre sur les îles britanniques au détriment du

continent, que l’aristocratie considèrera l’Angleterre comme son propre pays. C’est donc par devoir de

loyauté qu’elle consacre définitivement l’usage de l’anglais, qui progressait déjà en son sein. La

minoration de l’anglais prend alors fin, par le refoulement de la langue H (le français) et la promotion

4 « Dans la mesure où il leur faut communiquer avec la grande majorité de la population anglaise, les

francophones doivent soit apprendre l’anglais très jeune, soit recourir à un interprète ; mais pour avoir accès au

monde contrôlé par l’élite, les Anglais se doivent d’apprendre à parler (…) français. » (trad. E. Le Pipec)

de la langue L (l’anglais). Mais après la longue domination du français, c’est un anglais tout à fat

autre (Taillé 1995 : 20) qui reconquiert la société anglaise, avec un lexique profondément romanisé.

Bien entendu, il n’y a guère de doute que le conflit linguistique, si on l’admet, ne revêtait pas les

mêmes formes, ni la même intensité qu’un conflit contemporain : il n’empruntait pas les mêmes

canaux (école, média, service militaire etc.), ni ne s’alimentait aux mêmes tendances sociétales (exode

rural et industrialisation). D’où un conflit qui n’a pas affecté la société anglaise avec suffisamment de

profondeur pour provoquer un changement de langue. Le « retroussement » du conflit linguistique y

était chose aisée dès lors que le français avait perdu sa légitimité. Retournement bien plus difficile

aujourd’hui parce que supposant un déploiement de moyens (enseignement etc.) autrement plus

conséquents.

6. Conclusion

Les conclusions que je vous livre ici s’opposent donc aux deux grands modèles de la diglossie.

Elles ne sont pourtant pas d’une grande originalité : elles sont contenues en germe dès l’article de

Ferguson. Mais elles reposent essentiellement sur un choix méthodologique peu courant : celui de

distinguer diglossie et conflit linguistique. Chose que tous les terrains ne permettent peut-être pas,

mais qui est nécessaire à la compréhension de la situation bretonne, comme le montre cette dernière

retouche au schéma de Le Dû et Le Berre :

Ne pas opérer cette distinction conduit soit à voir du conflit partout (Boyer 1997 : 9), soit à n’en

voir nulle part (Lüdi & Py 2003 : 13-14), et donc à expliquer le cas alternatif par l’exception (ou par la

manipulation : Le Dû & Le Berre 1990). Or tout devient beaucoup plus simple dès lors que l’on

réserve (avec Ferguson) le terme ‘diglossie’ à la relation complémentaire entre deux variantes d’une

même langue, relation qui peut connaître des tensions, mais sans commune mesure avec le conflit

linguistique. Ce dernier représentant au contraire le contact entre deux langues différentes. Lequel

phénomène n’est ni fortuit, ni innocent, mais n’est pas non plus une fatalité : les quelques exemples

examinés brièvement semblent montrer que la domination linguistique peut être stabilisée, voire

contrée, à condition que le groupe pratiquant la langue L dispose des ressources pour défendre la

légitimité de sa langue.

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