Des tritons contre des avions. Conflit à Notre-Dame-des-Landes

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Le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes a focalisé l’attention des médias à l’automne 2012. Derrière l’utopie radicale portée récemment par les opposants “zadistes”, se cache un conflit né voici près de cinquante ans. Des élus locaux aux paysans, des milieux économiques aux militants de gauche, les raisons de soutenir ou de s’opposer au nouvel aéroport sont nombreuses. ArMen a mené l’enquête. Des tritons contre des avions Tudi Kernalegenn 32

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Le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes a focalisé l’attention des médias à l’automne 2012. Derrière l’utopie radicale portée récemment par les opposants “zadistes”, se cache un conflit né voici près de cinquante ans. Des élus locaux aux paysans, des milieux économiques aux militants de gauche, les raisons de soutenir ou de s’opposer au nouvel aéroport sont nombreuses. ArMen a mené l’enquête.

Des tritonscontre des avions

Tu d i Ke r n a l e g e n n

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De s t r i to n s c o n t r e D e s av i o n s

Il est rare qu’un projet d’équipe-ment provoque des débats et des

confrontations au-delà du niveau local. Il est encore plus rare que les tensions durent au-delà de quelques années. Né dans les années 1960, le projet de construction d’un aéro-port à Notre-Dame-des-Landes, à une vingtaine de kilomètres au nord-ouest de Nantes, n’en finit pourtant pas de faire débat et de susciter des tensions. La dynamique pour l’imposer ou le refuser a même pris une dimension nationale, voire inter-nationale, ces dernières années. Il faut remonter aux projets de cen-trale nucléaire à Plogoff et de camp militaire au Larzac pour retrouver une couverture médiatique compa-rable. “Plogoff ou ici, ce qui apparaît clairement, c’est la détermination des Bretons. Une détermination qui,

une fois de plus, a été sous-estimée”, assure l’ancien conseiller général écologiste de Saint-Nazaire, Gilles Denigot. Mais ce jugement peut s’appliquer aux deux camps, tant le projet d’aéroport est porté résolu-ment par les élus locaux.

Un Rotterdam aérienL’idée d’un nouvel aéroport dans la région nantaise germe dans les années 1960, au cœur des Trente Glorieuses. À la tête de la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (datar), Olivier Guichard défend alors le concept de “métropole d’équilibre”. Huit agglo-mérations sont choisies pour contre-balancer l’hypercentralisation pari-sienne, dont Nantes-Saint-Nazaire. La Basse-Loire est alors rêvée comme “la Ruhr du xxie siècle” qui doit se doter d’un aéroport d’envergure pour devenir le “Rotterdam aérien de l’Europe”.En 1965, le préfet de Loire-Atlantique se lance dans la recherche d’un nou-veau site aéronautique pour rempla-cer l’aéroport de Château-Bougon – rebaptisé Nantes-Atlantique depuis. En 1967, une zone com-prise entre Vigneux-de-Bretagne et Notre-Dame-des-Landes est choisie. Ce n’est pourtant qu’en 1972 que la population locale est informée, suscitant les premières réactions. Dès décembre de la même année, est créée l’Association de défense des exploitants concernés par l’aéroport (adeca). “On ne voyait pas pourquoi faire un aéroport. On le refusait en tant que tel, mais aussi parce qu’il s’imposait à nous sans que notre avis n’ait jamais été sollicité, et qu’il menaçait notre outil de travail : la terre”, assure Michel Tarin, paysan retraité et figure historique de la lutte.Le 11 janvier 1974, un arrêté pré-fectoral donne naissance à une zone d’aménagement différé (zad) de 1 225 hectares. Le conseil général y bénéficie d’un droit de préemp-tion. Néanmoins, les chocs pétro-liers de 1973 et 1979 affaiblissent fortement l’enthousiasme envers le projet, qui est progressivement mis en sommeil à la fin des années 1970.L’idée n’est jamais complètement abandonnée pour autant, ressurgis-

sant périodiquement dans les débats. Discrètement, le conseil général fait jouer son droit de préemption. Il est déjà propriétaire de 850 hectares en 1994, au moment où le pro-jet commence à revenir de manière plus insistante dans l’espace public. Un nouvel acteur monte alors en puissance, la métropole nantaise. Jean-Marc Ayrault, maire socialiste de Nantes, et son premier adjoint, Patrick Mareschal, se convainquent tous les deux que Nantes a impéra-tivement besoin de ce nouvel aéro-port pour pouvoir se développer et devenir le centre de rayonnement de l’ouest de la France.Ce n’est qu’en 2000 toutefois que le plan d’un aéroport à Notre-Dame-des-Landes est réellement ressorti des cartons par le Gouvernement, relançant les études et les procédures administratives. Un débat public a lieu de décembre 2002 à mai 2003, qui conclut que la création d’un nouvel aéroport est une nécessité. En octobre 2003, le Gouvernement donne son accord de principe ; le lancement est donc officiel.

Déclaration d’utilité publiqueL’enquête d’utilité publique a lieu du 18 octobre au 30 novembre 2006. Contrairement à ce qui s’était passé à Plogoff en 1980, les maires ne ferment pas leurs bureaux aux com-missaires, décidant de jouer le jeu de la consultation. La commission d’enquête publique donne un avis favorable quelques mois plus tard, le 13 avril 2007, mais avec des réserves et des recommandations, les commis-saires-enquêteurs s’inquiétant d’un lourd tribut pour l’environnement et l’agriculture. La Déclaration d’utilité publique est publiée au Journal offi-ciel le 10 février 2008.Le 28 décembre 2010, la concession du futur aéroport est attribuée au groupe Vinci pour une durée de cin-quante-cinq ans. Le coût du projet est chiffré à 556 millions d’euros, dont 125,5 millions à la charge de l’État, 115,5 millions des collecti-vités territoriales et 315 millions de Vinci. La mise en service du nouvel aéroport est prévue en 2017.La validation des différentes étapes scientifique, administrative et

“Les bâtiments seront basse consommation et la plate-forme aéroportuaire sera certifiée haute qualité environnementale (hqe)”, assure Vinci, concessionnaire du futur aéroport de Notre-Dame-des-Landes, qui diffuse cette vue d’architecte. “Greenwashing” ou premier aéroport écologique ? Le projet suscite le débat depuis plus de quarante ans.

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politique s’est faite sur un rythme déterminé sinon rapide. Pourtant, aujourd’hui, rien ne semble encore réglé et définitif. C’est que, parallè-lement à la concrétisation du projet, s’est mise en place une opposition de plus en plus résolue et protéiforme, des anarchistes aux associations de défense de l’environnement telles que France nature environnement (fne) ou la Ligue pour la protection des oiseaux (lpo) en passant par le Modem, le Parti de gauche ou encore les indépendantistes bretons de Breizhistance. À gauche, seuls le Parti socialiste, le Parti communiste français et, de manière de moins en moins assurée, l’Union démocra-tique bretonne (udb) défendent le projet. Si l’ump soutient l’aéroport également, les centristes sont plus sceptiques voire hostiles, à l’instar de l’Union des démocrates indé-pendants de Jean-Louis Borloo qui estimait en 2012 qu’“à l’évidence, le projet de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes est intenable sur le plan économique et injustifiable sur le plan écologique”, et appelait à une suspension du processus.Dès 2000 est réactivée l’adeca, après vingt ans de sommeil. Cette associa-tion paysanne ne suffit toutefois plus pour mener la résistance. Nombre d’agriculteurs sont partis à la retraite sans être remplacés, et de nouveaux habitants se sont installés. Les pay-sans, qui étaient jusqu’alors seuls en première ligne, sont rejoints dans les années 2000 par des rurbains. L’Association citoyenne intercom-munale des populations concernées par le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes (acipa), créée le 16 novembre 2000, devient le fer de lance de la contestation.L’acipa travaille à informer la popu-lation et à organiser la contestation. Misant sur le dialogue, le respect de la loi et les règles démocratiques et citoyennes, l’acipa sollicite un débat public, qu’elle obtient. Une bonne partie des habitants et des associations y participent, de même qu’à l’enquête d’utilité publique qui suit. La déception est grande dès lors, quand ces deux événements ne font que confirmer le projet et débouchent sur une déclaration d’utilité publique, malgré une oppo-

sition majoritaire parmi les avis exprimés.Les méthodes d’action de cette oppo-sition légaliste sont diverses, des pro-cédures et recours juridiques aux rassemblements festifs, en passant par les happenings impertinents. Le début des forages, en 2005, ouvre une nouvelle étape, celle des affron-tements directs, et provoque une radicalisation et un élargissement géographique du conflit, jusqu’alors très local. Forages et tentatives de blo-cage, parfois réussies, se poursuivent dès lors sans faiblir. Le déploiement militaire pour les encadrer va en augmentant au fil des années. Des chaînes téléphoniques mises en place permettent de rameuter les oppo-sants, dès que la foreuse arrive sur un terrain.

La Vache RitEn 2007, une frange plus radicale de la contestation émerge sur la base d’un refus de tout compromis et l’expression d’une critique globale du système qui permet la mise en œuvre de nouveaux aéroports. Ces mili-tants, souvent jeunes, revendiquent de nouveaux moyens d’action, et tout particulièrement l’occupation illégale des terres et des maisons de la zad. Le 15 août est ouverte le Rosier, première maison squattée sur la zad. La Coordination des associations opposées à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, créée cette même année 2007 et qui rassemble aujourd’hui plus d’une trentaine d’organisations, ouvre de son côté, le 8 décembre, le lieu d’accueil La Vache Rit.À la parution du décret d’utilité publique en 2008, la mobilisation se durcit. La zad est rebaptisée Zone à défendre. Il faut toutefois attendre la semaine de résistance et le camp action climat du 1er au 9 août 2009 pour que l’occupation de la zad s’intensifie. Moment fort de la mobi-lisation, ponctué toute la semaine de débats, d’happenings et d’initiatives de désobéissance civile – ainsi le hall de l’aéroport de Nantes-Atlantique est envahi de bottes de paille, de clowns et de “réfugiés climatiques volontaires” –, le rassemblement d’août 2009 suscite l’installation de nombreux nouveaux habitants, qui

commencent à occuper les maisons abandonnées depuis la préemption du conseil général, voire à construire des cabanes, jusque dans les arbres et sur les étangs. Il s’agit d’y vivre, mais aussi d’y lutter. Des bouts de terrains sont défrichés et transfor-més en potagers. Une micro-société contestataire et solidaire se met en place autour des mots d’ordre d’auto-gestion et d’autosubsistance. La zad devient le lieu de convergence des militantismes radicaux, des ultragau-chistes aux décroissants.L’élargissement de la lutte reste mal-gré tout lent et limité au-delà des milieux écologistes et alternatifs. Ce n’est en réalité qu’avec l’arrivée de Vinci comme concessionnaire et la nomination de Jean-Marc Ayrault à Matignon que la contestation prend une dimension nationale. Il faut

L’opération César, à l’automne 2012, vise à expulser les opposants des lieux d’occupation

illégale sur la zone d’aménagement différé (zad). Ce 23 novembre

2012, les affrontements sont vifs toute la journée,

notamment lors de la destruction des cabanes

dans la forêt de Rohanne.

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même attendre l’automne 2012, et l’opération César, pour que Notre-Dame-des-Landes intègre de manière durable et marquante la une de l’ac-tualité.

Opération CésarAu cours de l’automne 2012, le conflit de Notre-Dame-des-Landes est placé sur un autre niveau. Souhaitant commencer les travaux préparatoires à la construction de l’aéroport avant la fin de l’année, l’État lance une opération d’expul-sion des lieux d’occupation illégale sur la zad, l’“opération César”. Le 16 octobre, gendarmes et crs inves-tissent la zad, évacuant onze sites occupés illégalement. L’objectif est de détruire les cabanes et maisons squattées, de faire place nette pour les travaux. Une résistance achar-

née des zadistes se met en place immédiatement, avec le soutien de l’ensemble du mouvement d’oppo-sition au projet d’aéroport, ressoudé face à ce qui est vécu comme une agression. Les images télévisées de l’expulsion de la zone par la force, les photos de pelleteuses démolissant les bâtiments, secouant les arbres de la forêt de Rohane pour en faire chuter les cabanes, incarnent aux yeux du grand public la violence de l’État contre des militants imaginés comme pacifiques et utopistes.Face à l’opération César se met en place l’opération baptisée avec iro-nie “Astérix”. Les jeux de mots sont faciles : “Veni, vidi, Vinci”, “Veni, vidi, reparti”, etc. La résistance est réelle, se concrétisant par l’érection de nombreuses barricades défendues jour et nuit, murs de défense, palis-

sades en bois, fosses traversant cer-taines routes, etc. Le tout prend la forme d’une guérilla bocagère entre champs, bois et sentiers.Le 17 novembre, entre 13 500 et 40 000 opposants participent à une manifestation de réoccupation du site. Le point d’orgue de ce ras-semblement est la construction de cabanes sur un nouveau site, La Châtaigneraie, rebaptisée La Chateigne ou La Chat-Teigne. Une semaine plus tard, le 23 novembre, la réponse est violente. Cinq cents gendarmes participent à une nou-velle opération d’évacuation, où les tirs de grenades lacrymogènes et des Flash-Ball causent de nombreuses blessures parmis les opposants. Par sa démonstration de force, l’État a perdu la bataille médiatique, et donc de l’opinion. Les comités de soutien

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se multiplient dans toute la France, dépassant la centaine en un mois et atteignant le nombre de deux cents au cours de l’année 2013.Le lendemain, le Premier ministre annonce la mise en place d’une commission de dialogue entre les deux camps, laissant entendre qu’il n’y aurait pas d’opération de police avant la remise du rapport de cette commission. L’opération César est de facto terminée. La police reste néanmoins sur place, contrôlant les carrefours stratégiques. Un arrêté préfectoral interdit de transporter à l’intérieur de la zad produits explo-sifs et inflammables, de même que tout matériau de construction. Il s’agit d’empêcher la reconstruction des cabanes et maisons pendant la trêve. En vain. L’opération César a notamment eu pour résultat de faire

affluer de nombreux nouveaux habi-tants sur la zad, qui passent de cent cinquante à trois cents en un mois, et s’activent à reconstruire ce qui a été détruit, à ouvrir de nouveaux lieux d’habitation.

AutogestionToute l’année 2013 est d’ailleurs ponc-tuée de rassemblements pour mainte-nir la dynamique et reconstruire la zad : rassemblements festifs comme les 4-6 janvier ou les 3-4 août ; ras-semblements d’occupation, comme l’opération Sème ta zad en avril ou la chaîne humaine du 11 mai, quand plusieurs dizaines de milliers de per-sonnes encerclent les vingt-cinq kilo-mètres de périmètre du site.La micro-société zadiste est le pro-duit de l’occupation de plus d’une trentaine de lieux, de la petite cabane

en pleine forêt à la maison aban-donnée réoccupée, en passant par de vieux camping-cars ou des hameaux de petites maisons en bois. Chaque lieu a sa particularité, son identité, sa propre vie. Comme le précisent quelques zadistes, “il n’y a jamais eu et il n’y aura pas d’entité ‘zadiste’, ‘occupant-e-s’ ou ‘squatters’, soudée et homogène”. Deux lieux ont une importance particulière toutefois, La Vache Rit et La Chateigne.Investie au cours de l’opération Astérix, et menacée d’expulsion depuis, La Chateigne est surtout dédiée à l’accueil collectif, avec sa maison-dortoir, sa salle de réunion, son atelier, sa No-Taverne et sa cui-sine collective. C’est un lieu crucial de ressources et d’organisation de la zad. Des assemblées hebdomadaires y ont lieu. “Les réunions du jeudi ne

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sont pas le parlement de la zad, ni un comité central de gestion. Elles ne veulent pas prendre de décisions pour ceux qui ne s’y trouvent pas”, précisent les zadistes. L’objectif est de permettre aux habitants de penser le commun, d’échanger sur ce qui les réunit, de dépasser les individua-lismes et les spécificités de chaque lieu et de chaque groupe.Venus pour prendre part à la lutte contre l’aéroport, les zadistes y voient avant tout un moyen de “s’opposer au mythe de la croissance et du progrès, au productivisme et au sala-riat”. Un autre monde est possible, estiment-ils, et celui-ci surgira non de réformes venant d’en haut, mais d’une multitude d’espaces d’autono-mie comme la zad.À La Vache Rit, un bâtiment agricole prêté par un agriculteur, se retrouve

tous les quinze jours l’ensemble du mouvement d’opposition. C’est donc un lieu privilégié d’échange entre les zadistes et les militants de l’“extérieur”. C’est aussi un site de stockage et d’échanges : friperie, caisses de médicaments, dons divers venant des comités de soutien, etc.Contrairement à Plogoff, la lutte de Notre-Dame-des-Landes est avant tout une lutte de militants externes. S’il y a de nombreux habitants locaux impliqués, on ne peut pas parler de toute une population contre le pro-jet. Certains militants historiques de l’adeca, tels Julien Durand et Michel Tarin, font, certes, le lien entre les nouveaux arrivants et les habitants, tentant de créer des ponts entre les deux mondes, mais la rencontre ne se fait pas sans heurt.

Hypothétique saturationAu fil des quarante années de débat, les arguments se sont structurés autour de thématiques limitées et relativement stables. Trois raison-nements principaux ont motivé la réalisation d’un nouvel aéroport : la saturation de Nantes-Atlantique, le développement du Grand Ouest et, enfin, l’amélioration de l’envi-ronnement des Nantais. En face, la motivation principale est de préser-ver les terres agricoles et un territoire bocager et humide écologiquement riche et fragile et de s’opposer à la “gabegie financière” de ce “grand projet inutile”.La saturation de Nantes-Atlantique est l’argument qui revient de la manière la plus insistante. Nantes-Atlantique serait le grand aéroport régional français dont la croissance du nombre de passagers a été la plus rapide, avec une augmentation annuelle moyenne de 7 % ces der-nières années et qui aurait en outre tendance à s’accélérer. L’aéroport aurait ainsi vu passer près de 3,5 mil-lions de passagers en 2012. Or, avec une seule piste, les perspectives de développement sont désormais limi-tées, estiment les partisans du nouvel aéroport.Cette hypothèse a été très vigou-reusement combattue, et ceci bien au-delà des franges contestataires. La comparaison avec les aéroports

de Genève, en Suisse, et de San Diego, en Californie, est récurrente. En effet, malgré leur unique piste, ils ont accueilli respectivement treize et dix-huit millions de voyageurs en 2011. Et les perspectives de déve-loppement sont faibles. Le trafic passager cumulé de Dinard, Brest, Quimper, Rennes, Lorient, Vannes, Saint-Nazaire, Laval et Angers ne dépassait même pas les deux millions en 2011. En outre, si la croissance du nombre de passagers est réelle, le nombre de mouvements d’avions est relativement stable, à en croire Thierry Masson, pilote de la com-pagnie Regional-cae. C’est le taux de remplissage des avions qui aug-mente. Il ajoute que l’hypothétique saturation de Nantes-Atlantique peut être anticipée si besoin, avec toute la palette d’extensions imaginables, comme cela se fait partout : extension des installations, achat d’un nouveau radar, redimensionnement de l’aéro-gare et des parkings, etc. L’aéroport vient d’ailleurs d’obtenir le trophée era Award 2011-2012 de “meilleur aéroport régional européen”.

DéveloppementSi les défenseurs du transfert entendent partiellement ces raison-nements, ils arguent, d’une part, que l’aéroport actuel ne peut pas être agrandi, vu qu’il est trop proche de l’agglomération nantaise et que les nuisances pour les Nantais devien-draient insupportables, et, d’autre part, que la création d’un nouvel aéro-port moderne provoquerait un vrai appel d’air pour le développement de l’ensemble du Grand Ouest, échelle territoriale à laquelle les promoteurs voient l’aéroport. Ainsi, pour Jacques Auxiette, président de la région Pays de la Loire, “cet aéroport sera […] l’un des leviers essentiels du déve-loppement économique, de l’emploi, de l’attractivité et du rayonnement international des régions Pays de la Loire et Bretagne” (1). Il s’agit, et ceci depuis les origines du projet, de renforcer le rééquilibrage des infras-tructures de transport en faveur de la Basse-Loire, pour y créer un pôle économique de niveau européen. C’est cette dimension régionaliste du (1) Pays de la Loire, magazine bimestriel du conseil régional n° 46, novembre-décembre 2012.

Le 11 mai 2013, une chaîne humaine de vingt-cinq kilomètres de long encercle le site prévu pour l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. L’événement rassemble entre 12 000 manifestants selon la préfecture, et 40 000 selon les organisateurs.

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projet qui a attiré l’udb, au moins jusqu’à récemment. Ainsi, pour Alain Cedelle, conseiller municipal udb à Bruz, “refuser un grand aéroport international en Bretagne, c’est per-sister dans un modèle centraliste bien dépassé, c’est s’enfermer dans le sous-développement économique”.Cette argumentation laisse sceptiques de nombreux acteurs économiques et politiques. Tout d’abord, ils ont beau jeu de rappeler qu’un aéroport ne dicte pas l’offre. Comme le souligne Thierry Masson, il n’a jamais été constaté qu’un aéroport allait générer une économie nouvelle, a fortiori lorsque l’outil correspondant existe déjà. En outre, dans le Finistère, le futur aéroport inquiète ; il viendrait encore amputer l’aire commerciale des aéroports de Brest et Quimper et risquerait de renforcer le déséquilibre breton en faveur de l’axe Rennes-Nantes. Or, le coût serait largement assumé par les finances publiques pour très peu de bénéfices tangibles pour la collectivité, à en croire les analyses. Coup dur pour les promo-teurs, dans une étude économique consacrée à la France et parue en mars 2013, l’ocde estime que l’aé-roport de Notre-Dame-des-Landes risque de représenter “une charge pour les générations futures”, dès lors qu’il ne serait pas rentabilisable.

Loi sur l’eauEnfin, et paradoxalement, l’argu-ment le plus récurrent ces dernières années est d’ordre environnemen-tal. Le transfert serait rendu néces-saire par l’orientation de la piste, dans l’axe du centre-ville, qui oblige les avions à survoler l’aggloméra-tion nantaise. En plus de générer des nuisances sonores, ce serait un véritable danger pour la population. De fait, alors que 41 000 personnes sont exposées aux nuisances sonores actuellement, seules 900 le seraient dans l’hypothèse d’un transfert à Notre-Dame-des-Landes.Si les opposants reconnaissent la réalité de cette question, ils la minimisent. Selon une étude réa-lisée par le cabinet indépendant Adecs/Airinfra et publiée en sep-tembre 2013, les nuisances sonores ne vont pas augmenter avec la den-sification du trafic : les avions sont

de moins en moins bruyants et de mieux en mieux remplis. En outre, des trajectoires alternatives de décol-lage et l’arrêt des vols de nuit seraient possibles. Depuis 2003 enfin, et sur-tout, les opposants au projet de trans-fert défendent l’idée d’une deuxième piste à Nantes-Atlantique, dans un axe qui permettrait d’éviter le survol de Nantes – “Très compliqué, assure Jean-François Gendron, président de la cci Nantes-Saint-Nazaire, alors que le site borde le lac de Grand-Lieu, classé réserve naturelle natio-nale”. Quant aux problèmes suppo-sés de sécurité, les opposants ne se privent pas de rappeler que l’aéroport de Nantes-Atlantique est classé en catégorie A, c’est-à-dire sans aucun problème.Pour les opposants, c’est au contraire le transfert de l’aéroport qui pose-rait un risque environnemental grave. D’après eux, la construction de l’aéroport et des infrastructures associées occuperait deux milles hec-tares de terres agricoles. Une agricul-ture dynamique et un des derniers paysages bocagers du département disparaîtraient –  environnement paradoxalement préservé grâce au projet d’aéroport, qui a sanctuarisé l’endroit depuis quarante ans. Ils estiment même que la construction de l’aéroport serait catastrophique pour le patrimoine naturel, le réseau de mares et de haies de la zad se révé-lant par exemple un sanctuaire pour le triton marbré, espèce protégée d’amphibien.C’est d’ailleurs cette question envi-ronnementale qui menace le plus sérieusement la possibilité de construire l’aéroport, et tout parti-culièrement la loi sur l’eau. Celle-ci exige notamment que toutes les mesures de compensation pour l’eau se fassent dans le bassin versant où les travaux ont lieu, pour que la rivière touchée soit le mieux conservée pos-sible. Or, les destructions seront si importantes, explique le naturaliste Jean-Marie Dréan, que les pouvoirs publics ont d’ores et déjà annoncé qu’ils ne respecteront pas ces régle-mentations, et comptent appliquer leurs compensations dans les bassins versants d’autres rivières. L’enquête publique au titre de la loi sur l’eau avait malgré tout émis un avis favo-

rable en 2012, sous réserve que des experts indépendants apportent leur caution scientifique. Or, en avril 2013, les experts indépendants nommés ont émis un avis défavo-rable au projet. “Le rapport dit très clairement qu’on ne peut pas faire l’aéroport à cet endroit”, conclut le juriste Raphaël Romi.

Un avenir flou“Tous les recours sont épuisés. L’aéroport n’est plus un projet. Il est devenu réalité”, affirmait au quotidien Le Télégramme Jacques Auxiette, le 31 octobre 2012. Jean-Marc Ayrault renchérissait, dans une interview à Paris Match, le mois suivant : “Nous sommes dans un État de droit. Quand les décisions sont prises, quand tous les recours sont épuisés, la loi doit être respectée.

Paradoxe étonnant, la mise en place de la zad a sanctuarisé l’endroit

depuis quarante ans. Le territoire de la zad n’a

subi ni le remembrement ni le mitage, en faisant

aujourd’hui un réservoir de biodiversité.

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Cet aéroport se fera.” Malgré cette détermination forte des dirigeants politiques socialistes, l’avenir s’avère encore flou pour le projet d’aéroport.Comme tout mouvement social de grande ampleur, Notre-Dame-des-Landes révèle un conflit entre deux visions du monde, deux conceptions de l’avenir qui dépassent le cas précis de l’aéroport. Imaginé dans les années 1960, le projet d’aéroport repose sur l’idée que la croissance économique reviendra et que la région doit dispo-ser d’un équipement aéroportuaire susceptible de participer à l’élan éco-nomique espéré, que celui-ci, même, pourra lui servir de locomotive. De l’autre côté, les opposants estiment que nous vivons actuellement non une crise mais une métamorphose de notre société, provoquée notamment par la raréfaction des ressources non

renouvelables telles que le pétrole. Pour eux, la croissance ne reviendra pas et construire un nouvel aéroport est donc inutile. C’est un monde totalement nouveau qu’il faudrait inventer.Il serait pourtant erroné de réduire l’opposition à l’écologie politique. Depuis le début, le cœur du mou-vement est paysan et local. Il s’agit avant tout de préserver les terres agri-coles et l’environnement menacés par la construction d’un aéroport et des nécessaires installations annexes. De plus en plus, également, l’opposition vient sur le terrain même des défen-seurs du transfert d’aéroport, c’est-à-dire l’aménagement du territoire et l’économie. Les questions de gas-pillage financier et de déséquilibres territoriaux touchent bien au-delà des écologistes convaincus. Le projet

d’aéroport souffre de ne pas s’inscrire dans un plan global d’aménagement du territoire, comme le déplore le géographe Jean Ollivro. Et si l’oppo-sition visible et radicale des zadistes obtient une place de choix dans les médias, la bataille se joue désormais avant tout sur le terrain juridique.Quel est donc l’avenir du projet d’aéroport ? Nul ne peut le prédire. Le bras de fer est social, juridique et politique. Dans quelle mesure est-ce que Notre-Dame-des-Landes dépend de l’avenir politique de Jean-Marc Ayrault ? Jusqu’à quel point l’Union européenne s’impliquera-t-elle pour faire respecter la législation  ? Quel modèle de société sera privilégié  ? Quoi qu’il en soit, les capacités de proposition et de résistance des Bretons prouvent qu’ils ne sont pas passifs face à leur avenir. n

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