Interpenetration des langues et des populations au Maroc

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1 « Interpénétration des langues et des populations au Maroc. (Cas du berbère et de l’arabe dans la région de Béni-Mellal) » dans Berber in Contact. Linguistic and Sociolinguistic perspectives, éd. M. Lafkioui et V. Brugnatelli, BERBER STUDIES, Volume 22, Rüdiger Köppe Verlag-Koln, Netherlands, pp. 81-99, 2008c INTERPENETRATION DES LANGUES ET DES POPULATIONS AU MAROC. LE CAS DU BERBERE ET DE L’ARABE DANS LA REGION DE BENI-MELLAL Saïd Bennis Université Mohammed V- Agdal Faculté des Lettres et des Sciences Humaines Rabat, MAROC Introduction La présente étude se rapporte à l’interpénétration des langues et des populations dans la région de Béni-Mellal. Cette interpénétration concernera le calque sémantique 1 et les processus phonologiques et morphologiques qui affectents les emprunts] faits par le berbère de la région, dorénavant chelha (communément nommée tamazighte) 2 , à la variété arabe de la région de Béni-Mellal 3 . L’analyse de ces différents 1 Le calque sémantique n’est pas le seul type de calque observé dans la région de Béni- Mellal. Le calque syntaxique est également remarquable dans le parler arabe de la région notamment à travers la neutralisation du genre au niveau de la deuxième personne de l’inaccompli et de l’impératif au profit du féminin. Cette neutralisation opère à partir du calque syntaxique de la féminisation reconnue du pronom dépendant de la deuxième personne en chelha [t…t]. Aussi, le pronom dépendant de l’inaccompli et de l’impératif en arabe est-il rendu par le morphème [i] désignant le féminin : ttakli mcana « tu manges avec nous », tləcbi mcana « tu joues avec nous», ləcbi mcana « joue avec nous !», kuli mcana « mange avec nous !». (Bennis, 2003). 2 Les sujets enquêtés s’identifient comme «Chleuh» et nomment leur lecte la «chelha » par opposition au Soussiya, «chelha des gens du sud » et au «Rifiya », «celle des gens du nord » (Bennis, 2001a). Pour Boukous (1995 : 17-20), il ne s’agit pas de la chelha mais du tamazighte, «dialecte spécifique à la région du Maroc central » qui constitue aux côtés du Tachelhite, dialecte parlé au sud du Maroc, et du Tarifite, dialecte du nord du Maroc, la langue Amazighe. 3 L’emprunt entre la chelha et l’arabe de la région de Béni-Mellal n’est pas unidirectionnel, il est essentiellement bidirectionnel. Cette réciprocité est très manifeste dans le champ

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1

« Interpénétration des langues et des populations au Maroc. (Cas du berbère

et de l’arabe dans la région de Béni-Mellal) » dans Berber in Contact.

Linguistic and Sociolinguistic perspectives, éd. M. Lafkioui et V.

Brugnatelli, BERBER STUDIES, Volume 22, Rüdiger Köppe Verlag-Koln,

Netherlands, pp. 81-99, 2008c

INTERPENETRATION DES LANGUES ET DES POPULATIONS

AU MAROC. LE CAS DU BERBERE ET DE L’ARABE

DANS LA REGION DE BENI-MELLAL Saïd Bennis

Université Mohammed V- Agdal

Faculté des Lettres et des

Sciences Humaines

Rabat, MAROC

Introduction

La présente étude se rapporte à l’interpénétration des langues et des

populations dans la région de Béni-Mellal. Cette interpénétration

concernera le calque sémantique1 et les processus phonologiques et

morphologiques qui affectents les emprunts] faits par le berbère de la

région, dorénavant chelha (communément nommée tamazighte)2, à la

variété arabe de la région de Béni-Mellal 3. L’analyse de ces différents

1 Le calque sémantique n’est pas le seul type de calque observé dans la région de Béni-

Mellal. Le calque syntaxique est également remarquable dans le parler arabe de la région

notamment à travers la neutralisation du genre au niveau de la deuxième personne de

l’inaccompli et de l’impératif au profit du féminin. Cette neutralisation opère à partir du

calque syntaxique de la féminisation reconnue du pronom dépendant de la deuxième

personne en chelha [t…t]. Aussi, le pronom dépendant de l’inaccompli et de l’impératif en

arabe est-il rendu par le morphème [i] désignant le féminin : ttakli mcana « tu manges avec

nous », tləcbi mcana « tu joues avec nous», ləcbi mcana « joue avec nous !», kuli mcana «

mange avec nous !». (Bennis, 2003).

2 Les sujets enquêtés s’identifient comme «Chleuh» et nomment leur lecte la «chelha » par

opposition au Soussiya, «chelha des gens du sud » et au «Rifiya », «celle des gens du

nord » (Bennis, 2001a). Pour Boukous (1995 : 17-20), il ne s’agit pas de la chelha mais du

tamazighte, «dialecte spécifique à la région du Maroc central » qui constitue aux côtés du

Tachelhite, dialecte parlé au sud du Maroc, et du Tarifite, dialecte du nord du Maroc, la

langue Amazighe.

3 L’emprunt entre la chelha et l’arabe de la région de Béni-Mellal n’est pas unidirectionnel,

il est essentiellement bidirectionnel. Cette réciprocité est très manifeste dans le champ

2

phénomènes linguistiques s’inscrit dans une perspective synchronique. La

problématique de l’interpénétration entre l’arabe et le berbère sera abordée à

partir d’une hypothèse générale suivant laquelle les réalités culturelles et

linguistiques marocaines devront être appréhendés dans une perspective de

continuum et de transversalité dans laquelle les spécificités berbères et

arabes sont ancrées dans une logique métisse reconnaissant deux

mouvements parallèles : berbérisation et arabisation.

Le domaine d’investigation est la région de Béni-Mellal (centre du Maroc),

l’intérêt pour cette région émane du fait qu’elle présente une situation où

parlers arabes et parlers berbères sont en contact. La conséquence de ce

contact est une configuration de la population en quatre groupes

linguistiques, les Chleuh dont la langue maternelle est la chelha, les

Amazighisés, arabes parlant la chelha, les Arabisés (Bennis, 2006b),

chleuh s’identifiant comme arabes et ayant une certaine connaissance latente

de la chelha, et les Arabes dont la langue maternelle est l’arabe. A

l’intérieur de ce dernier groupe, je distingue entre les Arabes non-zézayants

(- Z) et les Arabes zézayants (+Z) (Bennis 2001b ). L’encadré suivant

permet de visualiser la distribution administrative des localités retenues pour

l’enquête (Bennis, 2006a) :

Sites d’enquête

Groupe Cercle Commune Fraction Douar Popul.

Arabes

+ Z Béni-

Mellal

Oulad Yaich Zouaïr Oulad Moussa 2303

- Z

Oulad

M’barek

Oulad

M’barek

Oulad

M’barek Day

1393

Chleuh

El Ksiba Taghzirt Aït

Hbibi

Aït Yahya 896

Amazighisés

El Ksiba Foum El

Anceur

Aït

Oumnissef

Ahle Sabek 575

Arabisés

Kasbat

Tadla

Semguet Aït

Rouadi

Aït Rouadi 1637

Comme il apparaît d’après cet encadré, les points d’enquête retenus sont

pour le groupe arabe, douar Oulad M’barek Day de la fraction Oulad

M’barek pour les non-zézayants, et le douar d’Oulad Moussa de la fraction

Zouaïr pour le groupe zézayant, pour le groupe chleuh le douar d’Aït Yahya

lexical de l’agriculture où presque la quasi-totalité du lexique du technolecte référant au

travail de la terre est empruntée à la chelha (Bennis, 1998)

3

de la fraction Aït Hbibi, pour les Amazighisés le douar de Ahle Sabek de la

fraction Aït Oumnissef , et pour le groupe arabisé le douar d’Aït Rouadi de

la fraction Aït Rouadi. Le nombre global des enquêtés étant 267 sujets

(Bennis, 2006a). Les données relatives à l’emprunt ont été collectées auprès

de 42 sujets chleuh du douar d’Aït Yahya et 54 sujets amazighisés de celui

d’Ahle Sabek, celles se rapportant au calque sémantique ont été recueillies

auprès de sujets appartenant aux quatre groupes retenus ( Chleuh, Arabes,

Arabisés et Amazighisés). L’entretien et l’observation participante ont

constitué les principaux instruments de collecte, notamment à travers

l’enregistrement d’informateurs qui ont bien voulu se prêter à la situation

d’entretien.

Suivant cette approche, l’emprunt sera envisagé conformément aux divers

modes d’interaction entre les lectes ou variétés linguistiques en présence

(chelha et arabe). Ainsi, les emprunts arabes seront analysés à partir de leur

processus d’intégration qui peut être phonologique, morphologique,

régulier, irrégulier, ou sous des formes intermédiaires. Les emprunts arabes

en chelha affectent presque toutes les catégories majeures du mot (nom,

verbe et adjectif). Les emprunts verbaux sont adoptés suivant les règles de

formation des verbes natifs. L’intégration des formes adjectivales, quant à

elle, ne s’opère pas à partir du même processus. Les adjectifs de l’arabe sont

transposés dans une autre classe grammaticale, à savoir celle du verbe.

Le calque sémantique, en tant que manifestation du contact de langues et de

populations, sera abordé à partir du mode de transfert sémantique et de la

directionnalité du calque. Le mode de transfert peut être soit partiel soit

total. La directionnalité du calque, quant à elle, sera fixée à partir de deux

critères, un critère linguistique permettant de désigner la langue source de

celle dite langue cible et un critère culturel attestant le blocage de la

directionnalité du calque au profit de parallélismes sémantiques dont la

raison est le partage du même espace et par conséquent du même fond

culturel.

1. Emprunts arabes en chelha

Plusieurs chercheurs ont abordé le cas de l’emprunt arabe en berbère dans le

cadre général de l’influence de l’arabe sur le berbère (Laoust 1920, Colin

1961, Taïfi 1979, El Aouani 1983, Boukous 1989, Akka 1990, El Moujahid

1995, entre autres). Ces chercheurs se sont préoccupés d’un type d’emprunt

lexical unidirectionnel, de l’arabe vers le berbère, et tout particulièrement

dans certains champs lexicaux très significatifs comme celui de la religion

examiné dans Boukous (1989). Dans cette étude, l’auteur conclut que

4

l’emprunt est une des principales stratégies de résistance des langues

dominées (Boukous, op.cit. : 17).

L’approche, que je propose des emprunts arabes en chelha, s’inscrit non pas

dans le contexte conflictuel d’une langue dominée opposée à une langue

dominante mais dans celui constitué de trois éléments en parfaite

complémentarité que sont le partage d’un même fond culturel, la

coexistence sur un même espace géographique et le contact linguistique. Les

emprunts arabes retenus pour la description ne relèvent pas d’un domaine

précis mais appartiennent au champ de la communication quotidienne et

peuvent référer à des champs différents et divers. Pour analyser l’intégration

des emprunts arabes en chelha, j’examinerai en premier lieu les emprunts de

type nominal, ensuite les emprunts de type verbal et enfin ceux de type

adjectival.

1. 1. Emprunts nominaux

A l’instar de Deroy (1980) et Boukous (1989), la description des emprunts

nominaux se fera sur la base du mode d’intégration au système du lecte

d’accueil. Le mode d’intégration peut être phonologique ou morphologique.

L’intégration des emprunts constitue l’une des principales stratégies

d’assimilation de formes linguistiques en situation de langues et de

populations en contact. Néanmoins, il faut rappeler que d’autres emprunts

nominaux s’intègrent sans modification phonologique ou morphologique (le

cas de certaines formes proverbiales et emprunts nominaux citations.

1. 1. 1. Intégration phonologique

L’intégration phonologique des emprunts opère essentiellement à partir du

processus effacement-substitution suivant lequel l’effacement de la matrice

de traits du lecte d’origine est corollaire de son remplacement par celle du

lecte d’accueil. Les substitutions les plus fréquentes relevées sont la

spirantisation, la gémination, le voisement et le dévoisement.

La spirantisation s’applique dans le cas du passage d’une articulation

occlusive à une sifflante. Cette dernière modification correspond au

processus engagé par la chelha dans l’intégration de certains noms de

l’arabe contenant les sons occlusifs [k] et [g] comme dans les exemples

suivants :

(1) [lg∂rrab] … [ag∂rrab] « vendeur d’eau »,

5

[lg∂zzar ... [ag∂zzar] « boucher »,

[lkas] ... [lkas] « le verre»,

[lk∂nz] … [lk∂nz] « le trésor»

où les pointillés symbolisent le processus d’intégration des mots arabes sous

les formes de la chelha.

Par ailleurs, à la suite de Boukous (1995 : 45), je considère que la chelha

appartient au système consonantique dit « périphérique » du groupe

consonantique spirant. C’est pourquoi, des items comme [lkas], [lkissan]

« les verres », [mbar∂k] « nom propre » peuvent être intégrés

respectivement sous les formes [lšas], [nbar∂š] et [lšissan].

Le second processus phonologique remarqué est celui qui consiste à

géminer les glides de l’arabe. La glide passe d’un segment simple à un

segment double dans le contexte d’une syllabe finale. Ce processus

d’intégration n’est pas spécifique exclusivement des Chleuh mais également

des Amazighisés et des Arabisés, car les trois groupes partagent le même

lecte de départ à des degrés différents; il est maternel pour les Chleuh,

second maternel pour les Amazighisés et un substrat pour les Arabisés.

Cette gémination constitue au-delà du cadre de la région de Béni-Mellal, un

trait linguistique d’identification du groupe des Berbères. Pour illustrer le

processus de gémination, je donne les exemples suivants :

(2) [m∂llaliya] … [m∂llaliyya] « femme de Béni-Mellal »,

[lc∂rbiya] … [lc∂rbiyya] « l’arabe »,

[xuya] … [xuyya] « mon frère »,

[nniya] … [nniyya] « l’intention »,

Le troisième processus est celui de « voisement emphatique » : d’une

matrice de traits phonologiques contenant le trait [- voisé] on passe à une

autre qui lui est similaire mais substituant à ce dernier trait son contraire le

trait [+ voisé]. Cette substitution s’applique à deux ensembles de phonèmes,

l’ensemble [t], [s] se réalisant respectivement par [d] et [z] et l’ensemble

[ţ],[ş] respectivement par [D] et [Z]. A noter, que pour le premier

ensemble, le voisement s’accompagne d’une emphatisation :

(3) a- [lxat∂m] … [talxad∂mt] «bague »,

[lmuh∂ndis] … [lmuh∂ndiz] « architecte »,

[tsactaš] … [tzactaš] « dix neuf »

b- [l∂fţur] … [l∂fDur] « petit déjeuner »,

[şşum] ... [aZum] « jeûne »,

6

[şşala] ... [ţaZalliţ] « prière »

Le dernier processus d’intégration phonologique des emprunts nominaux

arabes en chelha est celui de dévoisement. Le dévoisement représente le

processus opposé à celui du voisement. C’est le remplacement du trait

[- voisé] par le trait [+ voisé] : le segment [d] se réalise par le segment

[-voisé] correspondant. Le dévoisement induit également l’emphatisation

comme dans les exemples ci-dessous :

(4) [l∂mşida] … [ l∂mşiţţ] « piège »

[lw∂rda] … [talw∂rţţ] « rose»

[ttid] … [ttiţ] « nom d’un produit de lavage »

[dfina] … [ţfina] « vêtement féminin »

Outre ces quatre principales stratégies d’intégration phonologique, il faut,

parallèlement, signaler l’occurrence de certains cas réduits d’intégration se

basant sur le changement du mode d’articulation suivi d’un dévoisement.

Ces cas concernent le passage de [g] à [q] et de [b] à [f] comme dans les

exemples suivants :

(5) [lgiţun] … [aqiDun] « tente »

[lg∂nţra] … [lq∂nD∂rt] « pont »

[lb∂ttix] … [ lf∂ttix] «le melon »

[ţţ∂bşil] … [ţţ∂fşil] « le plat »

Dans ces exemples, l’intégration des emprunts s’opère par la substitution de

la consonne uvulaire sourde [q] à la consonne vélaire sonore [g] et celle de

la consonne labio-dentale sourde [f] à la consonne bi-labiale sonore [b].

Ces substitutions sont possibles car les segments impliqués appartiennent au

même lieu d’articulation : [g] et [q] sont vélaires, [b] et [f] sont labiales.

La description de l’intégration phonologique des emprunts nominaux arabes

en chelha a montré que les stratégies employées (spirantisation, gémination,

voisement et dévoisement) sont placées toutes dans un processus de

substitution se résumant au remplacement du son de la variété d’origine par

le son le plus proche dans la variété emprunteuse.

1. 1. 2. Intégration morphologique

L’intégration morphologique des emprunts nominaux arabes dépend des

stratégies d’adaptation du nombre et du genre employées par les locuteurs

du lecte récepteur, la chelha. Ces stratégies peuvent être de trois ordres

7

différents : (i) régulier où nombre et genre du lecte de départ sont

maintenus, (ii) irrégulier dans lequel le passage au lecte emprunteur est

fonction d’un changement en genre et en nombre, et (iii) faisant partie d’une

interlangue par le biais de laquelle des formes intermédiaires sont créées.

1. 1. 2. 1. Intégration régulière

L’intégration régulière du genre des noms arabes en chelha s’effectue par

un remplacement des morphèmes caractéristiques du genre de la variété

linguistique de départ par ceux de la variété réceptrice. L’adoption des noms

arabes spécifié [+ masculin] se réalise par l’ajout à l’initiale du morphème

du masculin en chelha, à savoir le morphème -a, alors que le passage du

singulier au pluriel par le morphème discontinu du pluriel en chelha i…n

comme dans les exemples suivants :

(6) [ţbib] … [aDbib] « médecin »

[r∂bbi] … [ar∂bbi] « Dieu »

[lħawli] « mouton » … [iħulin] « les moutons »

L’intégration régulière du genre féminin intervient aussi par le passage du

morphème du féminin de l’arabe -a au morphème discontinu du féminin en

chelha t…t. Cette intégration du féminin admet deux modes différents :

l’emprunt est introduit dans le système de la chelha soit en état de

détermination soit en état d’indétermination. En effet, l’insertion du

morphème du féminin dans certains cas n’implique pas l’effacement de

l’article défini en arabe exprimé par l- ou par une géminée cici-, comme il

apparaît dans les exemples suivants :

(7) [wsada] … [tawsatt] « oreiller »

[š∂žra] … [tašž∂rt] « arbre »

[llimuna] … [tallimunt] « l’orange »

[tt∂ffaħa] … [tatt∂ffaħt] «pomme»

[l∂xţiya] … [tal∂xtit] «procès»

1. 1. 2. 2. Intégration irrégulière

Le deuxième ordre d’intégration est celui dit irrégulier dans lequel

l’adaptation des emprunts présuppose un changement de genre et de

nombre. D’abord, le changement de genre se fait dans les deux sens, i.e. du

genre féminin on passe au genre masculin et vice versa comme dans :

(8) [ġurraf] … [taġurraft] « compotier »

8

[ž∂nwi] … [taž∂nwit] « couteau »

[l∂ħrira] … [aħrir] « la soupe »

[g∂dra] … [agdur] « marmite »

Par ailleurs, le changement du nombre n’est pas très fréquent, les exemples

en sont très rares. Le changement en nombre intervient seul ou accompagné

d’un changement en genre comme le montrent les exemples suivants :

(9) [dd∂mm] … [idam∂n] « le sang »

[tt∂sbiħ] ... [tt∂sbiħat] « les chapelets »

[lkurdas] … [tikurdasin] « les boules de viandes séchées »

1. 1. 2. 3. Formes intermédiaires

Comme dernier ordre d’intégration, j’aborde celui qui entre dans ce qu’on

appelle communément interlangue. Par interlangue, on désigne une forme

linguistique intermédiaire entre un lecte maternel et un lecte étranger

(Trudgill, 1992 : 9). Elle se résume à forger des formes intermédiaires

présentant des indices grammaticaux du lecte de départ mélangés à ceux du

lecte d’arrivée. De ce fait, l’intégration des emprunts nominaux arabes n’est

ni régulière ni irrégulière mais se réalise sous forme de néologismes portant

la marque de l’appartenance à un groupe étranger, en l’occurrence le groupe

des Chleuh. Ces cas de formes nouvelles présentant des schèmes et des

morphèmes mixtes sont exemplifiés dans ce qui suit :

(10) a- [şşiniya] … [şşinit] « le plateau »

[rr∂ħma] … [rrħamt] « la miséricorde »

[tuf sslamt tazart] « mieux vaut la paix que le figuier »

(se dit pour éviter les mauvaises conséquences d’un projet).

b- [lc∂nşra] … [lcanş∂rt] « période estivale »

[lħaža] … [lħažt] « l’objet »

[unnayran l∂cnayt işb∂r iwşmmid] « celui qui veut mettre

du baume doit supporter le froid » (se dit à quelqu’un

qui veut réussir sans fournir d’effort).

c- [l∂mraya] … [l∂mri] « miroir »

[lf∂lf∂la] … [lf∂lf∂l] « le poivron vert»

[žždid] … [lždid] « le nouveau »

Dans le groupe d’exemples (10 a), la forme intermédiaire se compose d’un

nom féminin formé de l’article défini arabe cici- et de la dernière séquence

du morphème discontinu du féminin, ce qui a donné lieu à un morphème

9

mixte cici-…-t ([şşinit], [rrħamt] [sslamt]). Dans le groupe (10 b), le même

type de morphème du féminin a été mélangé avec l’autre forme de l’article

défini en arabe, le résultat est une forme intermédiaire l…t ([lcanş∂rt],

[lħažt], [l∂cnayt]).

Comme dernière manifestation de l’interlangue, il y a le changement interne

qui réfère à une modification au sein du lecte de départ. Ce changement peut

toucher le genre du nom ou l’un des constituants du nom, comme il est

présenté dans (10 c) à travers la création d’une forme masculine ([l∂mri],

[lf∂lf∂l]) correspondant à une forme féminine unique en arabe et le mélange

des deux formes ci ci - et l- de l’article défini en arabe, générant ainsi un

article hybride de la forme lci - : [lždid], [lždud], [lž∂hd] « l’effort »,

[lž∂mca] « le vendredi », [lžam∂c] « la mosquée ».

L’intégration des emprunts nominaux arabes en chelha est subordonnée, de

ce fait, à deux modes d’intégration : phonologique ou morphologique. Le

mode phonologique procède par des substitutions dont les plus saillantes

sont la spirantisation, la gémination, le voisement et le dévoisement. Le

mode morphologique fonctionne à partir de trois ordres différents :

régulier, irrégulier ou faisant partie d’une interlangue.

1. 2. Emprunts verbaux

Les emprunts verbaux arabes sont introduits en chelha sous leur forme

initiale ou sous des formes intégrées au système flexionnel du lecte

récepteur. L’intégration des formes verbales la plus active est celle qui se

rapporte en premier degré à l’impératif et en second degré à l’accompli.

L’intégration des formes verbales arabes est sujette aux paradigmes

flexionnels de la chelha. La forme verbale, base d’adoption des emprunts,

est celle de l’impératif. Pour l’accompli, il y a (i) alternance de la marque

flexionnelle [i] [a], pour les verbes défectueux, (ii) régularité de la voyelle

thématique [u] pour les verbes assimilés et (iii) inchangeabilité pour les

verbes concaves et sains. Ces deux derniers types de verbes subissent

uniquement l’intégration au niveau des morphèmes personnels. Les

exemples suivants de la troisième personne du singulier permettent de

montrer ces processus d’intégration flexionnelle :

(11) [cşa] … [icşa] « il a désobéi »

[am∂n] … [yumn] « il a cru »

[mš∂ţ] … [imš∂d] « il s’est peigné »

Pour ce qui est de l’impératif, l’intégration des formes verbales arabes

s’opère à partir soit de la suffixation du morphème -u ou du morphème -a,

10

soit de l’infixation du morphème -a-. La suffixation de -u et de -a constitue

un processus régulier d’intégration car l’impératif en chelha admet cette

suffixation (Bisson, 1940 : 17 et Oussikoum 1995 : 62-70) alors que

l’infixation de -a- fait partie de formes intermédiaires fonctionnant comme

des néologismes (voir section précédente). Les exemples en (12 a) et (12 b)

illustrent ces deux cas d’intégration :

(12 ) a- [bni] … [bnu] « construis ! »

[kri] … [kru] « loue ! »

[s∂mmi] … [s∂mma] « nomme ! »

b- [ħs∂b] … [ħasb] « compte ! »

[sm∂ħ] … [samħ] « pardonne ! »

[ħş∂r] ... [ħaşr] « bloque ! »

Il s’avère alors que la chelha emprunte les formes verbales de l’arabe en les

soumettant aux règles de formation des verbes natifs. L’intégration des

formes adjectivales, quant à elle, ne repose pas sur le même principe car les

adjectifs de l’arabe sont reversés dans la classe des verbes. L’adoption des

formes adjectivales de l’arabe, lecte de départ, s’effectue par un changement

de classe grammaticale : l’item emprunté passe de la classe de l’adjectif à

celle du verbe. 1. 3. Emprunts adjectivaux

Le changement de classe grammaticale est élaboré à partir de l’affixation du

morphème préfixal i- ou du morphème suffixal -n, morphèmes qui

désignent respectivement en chelha l’indice de la troisième personne du

masculin au singulier et celui de la même personne au pluriel du prétérit.

Les exemples suivants en (13 a) et en (13 b) montrent ce changement

grammatical :

(13) a- [şħiħ] ... [işħa] « il est fort »

[şafi] … [işfa] « il est clair »

[xawi] … [ixwa] « il est vide »

b- [mbacdin] … [nbacadn] «ils sont éloignés »

[mfarqin] … [nfaraqn] « ils sont séparés »

[mfawtin] … [nfawatn] « ils sont asymétriques »

11

Dans les deux listes (13 a) et (13 b), les formes de l’adjectif qualificatif de

l’arabe sont adoptées conformément aux règles de conjugaison du prétérit

simple (Oussikoum, 2001 : 9) :

12

Désinences flexionnelles du prétérit

Personne Singulier

Masculin Féminin

Pluriel

Masculin Féminin

Première

Deuxième

Troisième

[…x ] [ …x]

[ t…t] [t…t]

[ i…] [ t…]

[n…] [ n…]

[t…m] [ t…mt]

[…n] [ …nt]

Partant, les items adjectivaux empruntés sous la forme du singulier sont

affectés de l’indice de conjugaison de la troisième personne du singulier du

prétérit à savoir le préfixe verbal [i …] qui constitue en chelha un

déterminant grammatical accompagnant automatiquement toute forme

verbale à l’exception de celle du participe. Il en est de même pour le suffixe

verbal […n], référant à la troisième personne du pluriel, permettant

l’intégration des formes adjectivales dont le nombre est le pluriel. Il faut

noter, également, le changement phonétique que subit le premier segment de

la liste (13 b) dont le résultat est le passage de [m…] à [n…]. Il s’agit d’une

modification de point d’articulation qui n’entre pas dans le transfert

grammatical de la classe de l’adjectif vers celle du verbe, en témoignent les

deux exemples en (13 a) : [mw∂ss∂x]…[iwss∂x] « il est sale »,

[md∂yy∂q]…[idyy∂q] « il est étroit» dans lesquelles le segment [m…] n’est

pas transformé en [n…].

La description des emprunts arabes en chelha a permis de dévoiler les

différentes stratégies d’intégration et modes d’interaction entre les deux

principaux lectes en contact dans la région de Béni-Mellal. Ces stratégies se

présentent comme des outils de communication quotidienne et

d’accommodation permettant de s’ouvrir au lecte du voisin arabe en se

l’appropriant conformément aux règles et aux paradigmes natifs.

2. Calque sémantique

En tant que manifestation du contact des langues et de populations, le calque

se présente comme une forme linguistique générée par le transfert

d’éléments du lecte maternel vers un lecte étranger. En effet, le calque est

un mode d’emprunt d’un genre particulier : il y a emprunt du syntagme ou

de la forme étrangère avec traduction littérale de ses éléments. Il est une

13

construction transposée d’un lecte à un autre. Cette stratégie est

opérationnelle lorsque les deux structures sont semblables, l’ordre

syntaxique peut être le même dans les deux lectes. Dans ce cas, on parle de

transfert positif. Quand les deux structures diffèrent, le transfert, négatif

cette fois, donnera lieu à une interférence (Hamers, 1997 : 64).

Dans le cas du calque entre l’arabe et la chelha dans la région de Béni-

Mellal, le transfert est positif car il y a perméabilité et interpénétration entre

les deux systèmes ; les deux lectes appartiennent à des langues (l’arabe et le

berbère) de la même famille linguistique, en l’occurrence la famille des

langues chamito-sémitiques.

Entre la chelha et l’arabe le calque sémantique est très actif, voire productif,

notamment quand il s’agit d’expressions figées. Pour l’analyse et la

description de ce type de calque, je classerai d’abord les différents modes de

transfert et de traduction du sens, ensuite je tenterai de déterminer la

directionnalité du calque - il s’agit de répondre à la question : qui est le lecte

qui calque sur l’autre ?- et enfin j’essayerai d’indiquer les facteurs

favorisant ce type de processus linguistique.

2. 1. Mode de transfert sémantique

La description du calque sémantique sera abordée à partir du mode de

transfert sémantique. Le mode de transfert désigne le passage au lecte cible

soit de la dénotation portée par le sens premier du mot, soit de la nuance

véhiculée par son sens figuré, soit des deux à la fois. La traduction

sémantique ou plutôt le calque sémantique peut se faire de manière partielle

ou de manière totale.

2. 1. 1. Transfert sémantique partiel

Le transfert partiel réfère aux formes de calque sémantique dans lesquelles

le sens intégral de l’énoncé du lecte de départ n’est pas transmis totalement

mais partiellement dans le lecte d’arrivée. La transmission peut toucher le

sens propre ou le sens figuré.

Ainsi, dans l’énoncé ( 14) infra, le transfert sémantique se fait de l’arabe,

lecte de départ, vers la chelha, lecte d’arrivée. Car, c’est ce dernier lecte qui

calque le sens figuré « il est parti définitivement » de l’énoncé arabe [h∂zz

rasu] et ne retient pas le sens premier du même énoncé. Le sens premier à

savoir « il a levé la tête » ne correspond pas en chelha au sens de l’énoncé

[yusi ixfnn∂s] mais plutôt à celui de l’énoncé [yh∂zza ixfnn∂s] :

14

( 14) a- h∂zz rasu

a levé-il tête-sa

« il a levé la tête »

« il est parti définitivement »

b- yusi ixfnn∂s

a levé-il tête-sa

« il est parti définitivement »

Lorsque la transmission sémantique affecte uniquement le sens propre

comme dans l’énoncé (15) infra, le lecte d’arrivée admet un autre énoncé

pour exprimer le sens figuré non transféré du lecte de départ. Dans l’énoncé

(15), le calque sémantique s’effectue de la chelha vers l’arabe de manière

partielle puisque le sens traduit par ce dernier est le sens propre « Il ne parle

plus » comme dans (15b) alors que le sens figuré « il l’a fait taire » est

rendu par l’énoncé [s∂kktu] :

(15) a- [y∂bbi digs wawal]

Elle est coupée dans lui la parole

« Il ne parle plus »

« Il l’a fait taire »

b- [tg∂tcat fih lh∂dra]

est coupée-elle dans lui la parole

« il ne parle plus »

2. 1. 2. Transfert sémantique total

Il s’agit de transfert sémantique total lorsque le calque s’opère au moyen

d’une traduction complète du sens de l’énoncé du lecte de départ vers le

lecte d’arrivée. Par traduction complète, j’entends le passage des sens

propre et figuré que présente l’énoncé dans le lecte de départ. Les énoncés

qui illustrent ce type de transfert sémantique n’admettent qu’un seul sens à

savoir le sens figuré.

Les deux énoncés ( 16) et ( 17) représentent les deux cas possibles de calque

sémantique entre la chelha et l’arabe. L’énoncé (16) reflète le cas d’un

transfert sémantique total de la teneur de l’énoncé arabe ( 16 a) [x∂rr∂ž lih

l∂cq∂l] reprise dans l’énoncé en chelha ( 16 b) [y∂ssufġas lcaql]. Par contre,

l’énoncé arabe ( 17 b) [dr∂b tamara] traduit le sens figuré de l’énoncé ( 17

a) en chelha [y∂ww∂t tamara] et en garde même une trace en empruntant

l’item lexical [tamara] « galère » :

15

(16) a- [x∂rr∂ž lih l∂cq∂l]

a fait sortir à lui la raison

« il l’a rendu fou »

b- [y∂ssufġas lcaql]

a fait sortir à lui la raison

« il l’a rendu fou »

(17) a- [y∂ww∂t tamara]

a frappé-il galère

« il a beaucoup travaillé »

b- [dr∂b tamara]

a frappé-il galère

« il a beaucoup travaillé »

En définitive, qu’il s’agisse de transfert sémantique partiel ou total, la

question qui se pose est de déterminer les critères permettant de préciser la

directionnalité du calque ou son absence. Ces critères peuvent être inférés

de la situation de contact de langues et de populations qui caractérise le

domaine d’investigation, à savoir la région de Béni-Mellal. Ces critères

peuvent être d’ordre linguistique (sémantique ou lexical) ou culturel (le

partage d’un même fond culturel).

2. 2. Directionnalité du calque

L’étude de la directionnalité du calque a pour objectif de fixer les positions

des lectes impliqués, c’est-à-dire elle participe à distinguer entre un lecte

origine du calque et un lecte cible du calque. Pour ceci, je propose de me

fonder sur deux critères possibles : un critère linguistique et un critère

culturel.

2. 2. 1. Critère linguistique

Le critère linguistique comprend deux éléments de nature différente, un

élément sémantique et un élément lexical. Selon le premier, le lecte qui

affiche à la fois le sens propre et le sens figuré sera conçu comme lecte

source du calque sémantique, alors que le lecte qui ne présente qu’un seul

sens, soit figuré ou propre, sera considéré comme lecte cible, lecte qui

traduit le sens de l’énoncé du lecte dit de départ. Ce premier élément

16

contribue à fixer les positions des lectes en situation de contact à partir de la

polysémie ou de la monosémie des énoncés concernés par le processus du

calque sémantique.

Les énoncés décrits dans la sous-section réservée au transfert sémantique

partiel illustrent ce type de critère linguistique. A travers l’énoncé (14b)

[yusi ixfnn∂s], la chelha traduit le sens figuré « il est parti définitivement »

de l’énoncé arabe (14 a) [h∂zz rasu] et écarte le sens premier du même

énoncé « il a levé la tête ». Par contre, en chelha, l’énoncé ( 15 a) [y∂bbi

digs wawal] est un énoncé polysémique puisqu’il admet deux sens, un sens

propre et un sens figuré, respectivement « Il ne parle plus » et « Il l’a fait

taire » alors que l’énoncé arabe correspondant ( 15 b) est monosémique :

[tg∂tcat fih lh∂dra] « il ne parle plus ». La directionnalité du calque peut

être désignée comme opérant de la chelha vers l’arabe, la chelha est la

source du calque et l’arabe étant la cible.

Le deuxième élément faisant partie du critère linguistique est de nature

lexicale, il est fonction du phénomène de l’emprunt, principale

manifestation linguistique dans cette situation de langues et de populations

en contact. L’emprunt a pour avantage de trancher pour décider du statut de

lecte source et de lecte cible. De ce fait, un énoncé contenant un emprunt

confère la position de lecte cible et oriente la directionnalité.

Dans les deux énoncés (17) et (18), l’occurrence des deux emprunts tamara

et talafa renseigne sur la directionnalité du calque. Ce qui amène à conclure

que, dans (17 b) supra [dr∂b tamara], c’est l’arabe qui calque le sens « il

s’est fatigué », car il contient l’emprunt tamara fait à la chelha. Dans

l’énoncé (18 b) infra [y∂wtas talafa], la chelha traduit le sens « il l’a

corrompu » de l’arabe, en témoigne l’occurrence de l’emprunt arabe intégré

talafa « perte » :

(18) a- [dr∂b lih talafa]

a frappé-il à lui perte

« il l’a corrompu »

b- [y∂wtas talafa]

a frappé à lui perte

« il l’a corrompu »

Le cas du calque sémantique de l’arabe à la chelha par le biais des emprunts

est très productif dans les expressions figées comme dans les deux exemples

suivants :

17

(19) a- [dar fih]

a tourné-il dans lui

« il l’a invectivé »

b- [ydur digs]

a tourné-il dans lui

« il l’a invectivé »

(20) a- [xaşşu rras]

manque- il -lui la tête]

« il est fou »

b- [ix∂şşat ixf]

manque- il- lui la tête

« il est fou»

Dans ces deux derniers énoncés, les éléments empruntés à l’arabe ([dur] et

[x∂şş]) appartenant à la catégorie verbale conduisent à décider de la

directionnalité du calque. Au critère linguistique (sémantique ou lexical), il

faut ajouter un critère d’une autre nature, à savoir le critère culturel dont

l’essentiel est le partage d’un même fond culturel facilitant et favorisant les

calques et les métissages sémantiques.

2. 2. 2. Critère culturel

Le critère culturel intervient quand le premier critère, à savoir le critère

linguistique est bloqué. J’introduis le critère culturel pour rendre compte de

parallélismes sémantiques sous-tendus de parallélismes syntaxiques. Dans

ce cas, la directionnalité du calque n’est plus pertinente car le processus du

calque ne dépend pas uniquement des lectes en contact (affinité et parenté

entre les systèmes) mais également et avant tout de la culture exprimée par

les lectes en question.

Par culture, je désigne l’expérience et la vision commune des groupes

vivant et partageant le même espace. Ce dernier joue un grand rôle dans le

façonnement des lectes et des moyens d’intercommunication et par la suite

les mêmes sens, les mêmes items sont employés pour décrire la même

expérience ou le même fait ; autrement dit l’espace dicte et impose les

mêmes angles de vision mais dits et exprimés dans des lectes différents.

Pour la cas marocain en général, et celui de la région de Béni-Mellal en

18

particulier, une seule et même culture (référant à l’identité commune des

Marocains) est exprimée de manière duelle, en berbère et en arabe.

Dans les deux énoncés infra, l’expérience de « s’asseoir » est rendue au

moyen de la même séquence montrant un individu « prenant la terre ».

L’item lexical employé aussi bien par l’arabe (š∂dd) que par la chelha

(yumz) renvoie au sens de « prendre » et non à celui de « s’asseoir ». La

même expérience est saisie à partir d’un angle de vision commun et à

travers des éléments linguistiques identiques « il a pris la terre » exprimés

dans deux lectes différents comme il est montré dans les deux énoncés (21)

a et b :

(21) a- [š∂dd l∂rd]

a pris – il la terre

« il s’est assis »

b- [yumz ašal]

a pris – il la terre

« il s’est assis »

Il en est de même pour la description de l’expérience ou l’état d’une

personne qui a décidé de « ne plus rendre visite à ses amis ou à sa famille »;

une séquence identique est utilisée en arabe et en chelha reprenant le sens

« prendre » suivi d’un complément d’objet référent au « pied » :

(22) a- [š∂dd r∂žlu]

a pris-il pied-son

« il ne vient plus / il ne nous rend plus visite »

b- [yumz adarnn∂s]

a pris-il pied-son

« il ne vient plus / il ne nous rend plus visite »

Le critère culturel peut référer non pas à l’espace immédiat corollaire d’une

culture locale ou régionale mais aussi à un espace globalisant comprenant

tout un pays, un territoire dans sa totalité et embrassant une culture

nationale. Dans cette perspective, les parallélismes sémantiques entre la

chelha et l’arabe ne constituent plus des isoglosses ou des caractéristiques

de la culture de la région de Béni-Mellal, ils fonctionnent plutôt comme

indicateurs culturels nationaux qui se rencontrent sur l’ensemble du

territoire marocain. Les quatre exemples suivants, dont les deux derniers

sont des proverbes, illustrent l’étendue de tels parallélismes sémantiques sur

tout le territoire marocain

19

(23) a- [gt∂c ţţrig]

a coupé-il la route

« il a traversé la route »

b- [y∂ bbi abrid]

a coupé-il la route

« il a traversé la route »

(24) a- [xr∂ž clih]

a sorti-il sur-lui

« il l’a corrompu »

b- [y∂ff∂ġ ġifs]

a sorti-il sur lui

« il l’a corrompu »

(25) a- [ut uzzal kud irġa]

bas le fer pendant est-chaud-il

« bas le fer pendant qu’il est encore chaud »

b- [dr∂b l∂ħdid ma ħ∂ddu sxun]

bas le fer pendant est-chaud-il

« bas le fer pendant qu’il est encore chaud »

(26) a- [mani yiss∂n uġyul skinšbir]

Que connaît l’âne (à) gingembre

« que comprend l’âne au gingembre ! »

b- [aš taycr∂f l∂ħmar lss∂kkinžbir]

que connaît l’âne à gingembre

« que comprend l’âne au gingembre ! »

Au terme de cette section, je peux conclure que les calques sémantiques

relevés ont été envisagés à partir de la coexistence des deux lectes dans une

même aire géographique et culturelle et de l’identité des paramètres car les

deux lectes appartiennent à des langues de même famille, la famille

chamito-sémitique.

20

Conclusion :

L’interpénétration du berbère et de l’arabe dans la région de Béni-Mellal a

été abordée à partir des emprunts arabes en chelha et des calques

sémantiques partagés entre les deux variétés linguistiques en question. Les

emprunts retenus ont été classés en emprunts nominaux, emprunts verbaux

et emprunts adjectivaux. Les premiers ont été expliqués à partir de deux

modes d’intégration, l’intégration phonologique et l’intégration

morphologique. Les emprunts verbaux ont été examinés conformément au

paradigme flexionnel du système verbal de la chelha. L’emprunt adjectival,

en dernier lieu, a été décrit relativement au changement de classe que

subissent les adjectifs arabes intégrés en chelha lesquels items passent de la

catégorie de l’adjectif à celle du verbe.

La deuxième forme d’interpénétration, à savoir le calque sémantique, a été

analysée suivant le mode de transfert sémantique et de la directionnalité du

calque. Le premier dépend de la quantité sémantique traduite par le lecte

d’arrivée; cette quantité peut être partielle (soit le sens propre, soit le sens

figuré) ou totale (et le sens propre et le sens figuré). La seconde est fonction

d’éléments de nature hétérogène qui peuvent référer à un sens, à l’origine

des éléments constitutifs de l’énoncé dans le lecte cible (emprunts) ou à un

espace et à une culture. Dans ce dernier cas, la directionnalité du calque est

bloquée, car le partage d’un même espace et d’une même culture génère des

parallélismes sémantiques qui rendent difficile la distinction entre lecte

source et lecte cible.

En définitive, d’un point de vue dialectologique, socio-linguistique ou

anthropologique ou de toute autre interprétation en sciences sociales, la

description adéquate de l’interpénétration du berbère et de l’arabe au Maroc

doit être appréhendée de manière inclusive et interactive selon une

perspective continuiste et non catégorisante. Autrement, toute approche qui

s’astreint au seul superstrat arabe et par voie de conséquence néglige le

substrat berbère ou vice-versa restera toujours incomplète. Ainsi, je conçois

que toute démarche exclusiviste se cantonnant à étudier l’une ou l’autre

caractéristique considérée isolément n’offre qu’une vision tronquée ou

parcellaire de la réalité marocaine. Aussi, tout ce qui paraît différent et

dissemblable en surface n’est que l’incarnation des facettes d’une même et

unique culture profonde et inhérente, à savoir la culture marocaine.

21

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