Enseignement des langues maternelles minorisées dans un ...

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61 Revue des Études Amazighes, 2, 2018, p. 61-75 Enseignement des langues maternelles minorisées dans un contexte de globalisation langagière Abdallah EL MOUNTASSIR Université Ibn Zohr, Faculté des Lettres et des Sciences Humaines- Agadir 1. Le destin des langues minoritaires Parlées par des populations aux effectifs relativement limités, les langues maternelles dites minorisées ne sont généralement pas reconnues officiellement et demeurent souvent orales. De nos jours, de 6 000 à 6 700 langues coexistent sur notre planète. Selon les estimations des linguistes, de 50 à 80% d’entre elles, des langues minoritaires et vernaculaires en majorité, sont menacées de disparition d'ici les cinquante prochaines années. Dans un contexte de globalisation rapide et, semble-t-il, irréversible, une poignée de langues (quelques dizaines tout au plus) voient le nombre de leurs locuteurs (et les territoires où elles sont parlées) s'accroître constamment, alors qu'une grande majorité d'idiomes perdent leurs propres locuteurs. Selon les experts de l’Unesco, 4% seulement des langues du monde sont parlées par 97% de la population mondiale, tandis que 3% de la population globale parlent 96% des langues existantes (Unesco, 2002). Il y a donc de plus en plus une tendance à abandonner les langues maternelles minorisées pour acquérir les langues dominantes. Lorsqu’une langue perd ses locuteurs, elle meurt. Le destin d’une langue est donc entre les mains de ses propres locuteurs. Une langue ne peut exister que si la communauté la parle, l’utilise et la transmet. Selon les experts, une langue qui n’est pas transmise d’une génération à l’autre, par le réseau familiale, est condamnée à disparaître. Une autre langue dominante qui gagne du terrain et de nouveaux locuteurs, prend sa place.

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Revue des Études Amazighes, 2, 2018, p. 61-75

Enseignement des langues maternelles minorisées dans

un contexte de globalisation langagière

Abdallah EL MOUNTASSIR

Université Ibn Zohr,

Faculté des Lettres et des Sciences Humaines- Agadir

1. Le destin des langues minoritaires

Parlées par des populations aux effectifs relativement limités, les

langues maternelles dites minorisées ne sont généralement pas

reconnues officiellement et demeurent souvent orales.

De nos jours, de 6 000 à 6 700 langues coexistent sur notre planète.

Selon les estimations des linguistes, de 50 à 80% d’entre elles, des

langues minoritaires et vernaculaires en majorité, sont menacées de

disparition d'ici les cinquante prochaines années.

Dans un contexte de globalisation rapide et, semble-t-il, irréversible,

une poignée de langues (quelques dizaines tout au plus) voient le

nombre de leurs locuteurs (et les territoires où elles sont parlées)

s'accroître constamment, alors qu'une grande majorité d'idiomes

perdent leurs propres locuteurs. Selon les experts de l’Unesco, 4%

seulement des langues du monde sont parlées par 97% de la

population mondiale, tandis que 3% de la population globale parlent

96% des langues existantes (Unesco, 2002). Il y a donc de plus en

plus une tendance à abandonner les langues maternelles minorisées

pour acquérir les langues dominantes.

Lorsqu’une langue perd ses locuteurs, elle meurt. Le destin d’une

langue est donc entre les mains de ses propres locuteurs. Une langue

ne peut exister que si la communauté la parle, l’utilise et la transmet.

Selon les experts, une langue qui n’est pas transmise d’une génération

à l’autre, par le réseau familiale, est condamnée à disparaître. Une

autre langue dominante qui gagne du terrain et de nouveaux locuteurs,

prend sa place.

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La diversité linguistique est menacée partout dans le monde ; nous

vivons donc actuellement un processus global d’homogénéisation

linguistique et culturelle. Dans la plupart des sociétés modernes

d’aujourd’hui, cette tendance au monolinguisme et à la standardisation

des cultures entraîne des inégalités dans la coexistence entre les

langues.

1.1. Une situation sociolinguistique hiérarchisée

Dans un tel contexte, on n’accorde pas la même valeur et la même

importance à toutes les langues. Certaines d’entre elles, qui se voient

attribuer des fonctions sociales mieux valorisées, occupent des

domaines (administration, éducation, législation, justice, industrie,

etc.) particulièrement favorisés sur le plan socioéconomique, alors que

d’autres, exclues de ces domaines de valorisation, sont cantonnées

dans des fonctions à faible rentabilité sociale. Cette réalité

sociolinguistique, à portée universelle, a conduit à l’émergence et à

l’expansion d’un petit nombre de langues dominantes ou

« mondiales », ainsi que d’une multitude de langues vernaculaires et

minoritaires.

Dans ce contexte, plusieurs communautés de la planète présentent un

système linguistique hiérarchisé en plusieurs niveaux différents.

Chaque niveau correspond à des domaines d’usage et à des fonctions

spécifiques, réservés à une ou plusieurs langues. Cette répartition

hiérarchique des langues reflète souvent les divisions socioculturelles

et l’inégalité socioéconomique entre classes sociales propres à une

communauté donnée.

Pour illustrer cette répartition inégale des fonctions langagières,

prenons l’exemple de l’Afrique. Sur ce continent où se parlent 30%

des langues du monde, la plupart des communautés connaissent une

situation sociolinguistique où l’usage des langues se répartit en trois

niveaux fonctionnels.

Le premier de ces niveaux correspond aux domaines d’usage des

langues dominantes, dont la majorité a le statut de langue officielle.

Ces langues héritées de la colonisation sont au nombre de quatre : le

français, l’anglais, le portugais, et l’arabe1. Aucune d’entre elles n’est

1 Il y a aussi l’espagnol, officiel dans un seul pays, la Guinée Équatoriale. Par

ailleurs, dans la nouvelle Constitution du Maroc, approuvée le 1er

juillet 2011,

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d’origine africaine. Pourtant, elles demeurent des outils privilégiés

d’ascension sociale dans la mesure où leur usage dans certains

domaines (administration, justice, éducation, etc.) est jugé avantageux

par les locuteurs pour accéder à des emplois valorisants.

Le deuxième niveau illustre les fonctions et les domaines d’usage de

quelques langues africaines comme le peul, le mandingue, le swahili,

le hausa ou le wolof. Ces langues sont appelées véhiculaires,

puisqu’elles facilitent la communication et l’intercompréhension entre

plusieurs groupes linguistiques différents. Bien qu’elles soient parlées

par un nombre important de locuteurs, elles subissent les pressions

socioéconomiques des langues dominantes.

On retrouve enfin en dernière position plusieurs centaines de langues

locales, qui remplissent surtout des fonctions identitaires et de

communication restreinte dans des communautés culturelles données.

Orales pour la plupart, elles occupent des espaces sociaux limités par

rapport aux langues véhiculaires. Une bonne partie de ces langues

minoritaires est aujourd’hui menacée de disparition.

Nous sommes ainsi en présence d’un modèle triglossique qui illustre

les trois degrés d’inégalité des langues parlées en Afrique. Ces

langues n’assument pas toutes les mêmes fonctions sociales et n’ont

donc pas un statut socioéconomique identique. Par conséquent, elles

ne jouissent pas du même degré de reconnaissance.

On retrouve un tel système de hiérarchisation sociolinguistique dans

plusieurs sociétés multilingues d’aujourd’hui, où la vitalité et le poids

d’une langue dépendent de la position qu’elle occupe dans le système.

1.2. Le système éducatif et le déclin des langues minoritaires

Dans un monde de plus en plus globalisé, le système d’éducation

formelle de plusieurs communautés est dominé par les langues

internationales et de grande diffusion. Si les langues et les cultures se

l’amazighe est devenue, à côté de l’arabe, langue officielle. Cependant, malgré cette

reconnaissance officielle et le nouveau statut juridique et politique de l’amazighe, la

situation sociolinguistique réelle de ce pays montre que cette langue est confrontée

aujourd’hui à plusieurs défis (politiques et socio-économiques) qui l’empêchent de

jouir de ses droits linguistiques et culturels.

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transmettent à l’école, cette dernière constitue souvent le lieu visible

d’exclusion d’un grand nombre de langues et de cultures minoritaires.

Dans des milliers de cas en effet, et ce partout dans le monde, l’école

est aujourd’hui devenue une institution sélective et élitiste, dans la

mesure où les locuteurs des langues vernaculaires sont scolarisés et

alphabétisés uniquement en langues dominantes, et non pas dans leur

propre idiome ou dans les langues nationales parlées par la majorité de

la population. Dans de telles situations, les enfants utilisent une langue

étrangère (souvent qualifiée d’officielle) dès leur première année de

scolarité, ce qui fait surgir d’importantes barrières

communicationnelles entre l’école et son environnement social et

culturel.

Selon les experts, éduquer les enfants des communautés linguistiques

minoritaires uniquement en langues dominantes présente de nombreux

inconvénients pour ces communautés et leurs membres : échec

scolaire et personnel, dévalorisation de sa culture, perte du savoir et

des traditions, risque de disparition des langues et des cultures, etc.

À l’heure actuelle, en réaction à la mondialisation culturelle, plusieurs

communautés langagières minoritaires revendiquent le droit de

préserver leurs particularismes identitaires, et la pression sociale pour

que leurs langues soient enseignées devient de plus en plus forte. Pour

ces communautés, l’enseignement ne constitue pas uniquement un

important outil de revitalisation linguistique, mais c’est aussi un

moyen d’assurer leur survie langagière. Dans ce contexte, les

linguistes et les spécialistes doivent affronter des défis majeurs pour

intégrer ces langues au système scolaire. Ces défis, que nous étudions

dans ce travail, sont de nature à la fois linguistique, méthodologique et

socioéconomique.

2. De la description linguistique à l’enseignement des langues

maternelles minorisées

L’intégration des langues maternelles minorisées dans le système

scolaire soulève plusieurs questions méthodologiques et

pédagogiques :

Comment gérer la variation dialectale ?

Comment peut-on élaborer du matériel didactique dans ces langues ?

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En quelle langue devrait-on rédiger les manuels scolaires et les

grammaires aptes à faciliter leur enseignement ?

Quelle terminologie grammaticale devrait-on choisir ?

Selon quels critères doit-on élaborer une terminologie grammaticale

pour ces langues?

Comment peut-on développer une langue de scolarisation ?

Comment mettre en place un programme de formation des

enseignants ?

Dans beaucoup de communautés linguistiques, ces questions sont

donc à l’ordre du jour chez les chercheurs et les spécialistes, qui font

face à des situations d'urgence auxquelles ils doivent réagir.

2.1. Gestion de la variation dialectale

La situation sociolinguistique des langues minoritaires se présente

souvent sous forme de plusieurs dialectes, répartis parfois sur des aires

géographiques immenses et évoluent de manière indépendante. Cette

réalité a fait que ces dialectes ont tendance à générer des

communautés sociolinguistiques distinctes et isolées les unes des

autres. Le manque de contacts réguliers entre ces différentes aires

géographiques bloque l’intercompréhension linguistique entre les

différents dialectes.

Le problème incontournable qui se pose alors aux linguistes et aux

responsables de l’éducation concerne l’option à envisager dans la mise

en œuvre de la standardisation de ces langues :

Faut-il opter pour la reconstruction d’une langue commune ou pour

l’élaboration d’une forme standard pour chaque grande variété

régionale ?

L’enseignement de ces langues est directement confronté à cette

problématique :

Comment gérer la variation dialectale ?

L’enseignement doit-il refléter toute la variation dialectale ou ne tenir

compte que d’une variété régionale ?

L’enseignement de l’amazighe au Maroc est directement confronté à

cette problématique. Rappelons que la standardisation de cette langue

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et la reconstruction d'un amazighe commun sont devenues, depuis

quelques années, des priorités pour les chercheurs berbérisants. La

standardisation linguistique représente en effet une condition

essentielle pour le développement de la langue et de la culture

amazighes. Cette question a déjà fait l’objet de plusieurs débats et

discussions lors de rencontres scientifiques2.

Cet enseignement doit-il refléter toute la variation dialectale de

l’amazighe ou ne tenir compte que d’une variété régionale ?

Dans l’état actuel des choses, vouloir tenir compte de tous les

dialectes amazighes marocains n’est pas réaliste. Pour répondre

concrètement aux besoins immédiats en matière d’enseignement de

cette langue, il faudrait opter pour un enseignement des variétés

régionales (tachelhit, tamazight et tarifit). Ce choix constitue, pour le

moment, une solution réaliste et adéquate, dans la mesure où l’objectif

principal est la construction d'une forme régionale standard pour

chaque dialecte. Ceci constitue une étape initiale et indispensable

avant d’aboutir à l’élaboration progressive d'une langue amazighe

commune. Il est donc fondamental à l’heure actuelle d’étudier d’abord

la diversité interne de chaque grande variété régionale de l’amazighe.

D'où la question suivante : quelle stratégie adopter pour élaborer une

norme linguistique régionale de l’enseignement ?

2.2. Elaboration des normes linguistiques régionales

Le concept de norme linguistique s'est surtout développé chez les

spécialistes de l'aménagement linguistique (Moreau, 1999). D'une

manière générale, ces chercheurs distinguent trois types de normes :

2 Pour l’essentiel de ces travaux, nous nous référons aux ateliers organisés par le

Centre de recherche berbère de l’Institut national des langues et civilisations

orientales (Paris, France) lors des rencontres scientifiques consacrées à la notation

usuelle et à l’aménagement de l’amazighe : table ronde internationale « Phonologie

et notation usuelle dans le domaine berbère », avril 1993 (les travaux ont été publiés

dans Études et Documents Berbères 11-12, 1994-1995) ; atelier « Problèmes en

suspens de la notation usuelle du berbère », juin 1996 ; atelier « Standardisation du

berbère », octobre 1998 (voir Chaker, 1998). Au Maroc, Le Centre d’aménagement

linguistique (CAL) de l’Institut royal de la culture amazighe (Ircam) de Rabat a

également organisé plusieurs rencontres à ce sujet. Les actes de ces rencontres ont

été publiés en 2004 et 2006.

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i. Normes de fonctionnement, qui correspondent aux habitudes

linguistiques d'une communauté. Plusieurs normes de fonctionnement

peuvent coexister, parfois en concurrence, dans une même

communauté linguistique. Certains groupes, pour des raisons diverses,

recourent à un type de normes plutôt qu'à un autre.

ii. Normes descriptives (appelées aussi objectives), qui se limitent à

décrire les faits linguistiques sans porter de jugement de valeur et sans

privilégier telle ou telle variété linguistique.

iii. Normes prescriptives (appelées aussi normes sélectives ou règles

normatives), qui identifient un certain nombre de normes descriptives

comme modèles à privilégier, en tant que formes valorisées et

sélectionnées. Plusieurs arguments interviennent dans l'identification

de ces normes selon les communautés linguistiques : groupe social

déterminé, priorité à la tradition (le passé), priorité au capital

symbolique, etc. Dans ce sens, les normes prescriptives sont toujours

conçues comme une intervention extralinguistique. Par ailleurs, il est à

préciser que les auteurs d'ouvrages de référence (grammaires,

dictionnaires et méthodes de langue) jouent un rôle important dans la

promotion et la diffusion de ces normes prescriptives.

En ce qui concerne la langue amazighe, nous manquons encore de

travaux pour l'identification des normes descriptives existant dans

chaque zone dialectale, puisque nombreux sont les parlers qui n’ont

pas encore été étudiés. Ces travaux et ces études constituent une tâche

indispensable et urgente pour toute démarche de normalisation de

l'amazighe. L'étape de la sélection des normes prescriptives

présuppose l'existence de tels travaux de description. C'est à partir

d’eux qu'il faudrait procéder à l'explicitation des règles normatives.

Dans le contexte de l’enseignement de l’amazighe à la faculté des

lettres d’Agadir, nous avons tenu compte des aspects suivants3 :

i. Aspirer à une coexistence égalitaire et équilibrée des différentes

variétés régionales.

ii. Donner la priorité à l'intercompréhension.

3 Il convient de rappeler que le département d’études amazighes de la faculté des

lettres d’Agadir a vu le jour début septembre 2007

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iii. Éviter une norme linguistique abstraite et envisager plutôt une

norme qui soit plus proche de l'environnement culturel et social des

usagers.

iv. Assurer la sécurité linguistique et identitaire des locuteurs.

Cette stratégie, élaborée par notre équipe pédagogique, constitue le

fondement essentiel pour un rééquilibrage des variétés intra-

dialectales. Car il ne s'agit pas de sélectionner ou de privilégier une

variété déterminée, mais plutôt de « rapprocher » plusieurs variétés en

autant que ce soit possible, en sélectionnant les formes les plus

simples et les plus unificatrices (Chaker, 1996 ; El Mountassir, 2006,

2009). Pour normaliser les structures morphologiques du tachelhit par

exemple, nous devrions sélectionner celles d’entre elles qui s’avèrent

les plus simples, afin de favoriser l'unification des différentes variétés

régionales et le développement de l'intercompréhension dans

l'ensemble de l'aire géographique de ce dialecte. Un tel choix

faciliterait une coexistence équilibrée entre les différentes variétés

régionales du tachelhit et éviterait en même temps un tachelhit

« artificiel », abstrait, qui, ne correspondant pas à la pratique réelle des

locuteurs, aurait un impact négatif sur leur sécurité linguistique4.

2.3. Un enseignement de l’oral ou de l’écrit ?

Aujourd’hui, la majorité des langues du monde ne sont pas écrites ou

n’ont pas de tradition littéraire bien implantée. Selon les spécialistes, il

y aurait tout au plus 200 langues écrites pour plus de 6000 qui existent

sur notre planète. L’un des défis donc à relever : la langue maternelle

4 Dans ce sens, la nouvelle production littéraire écrite amazighe constitue un

exemple qui mérite d’être étudié par les linguistes, et plus particulièrement par les

spécialistes de l’aménagement linguistique. En effet, un premier examen de cette

littérature écrite soulève inévitablement la question de l’aménagement et de la

standardisation de la langue amazighe. En écrivant dans leur langue, les auteurs

amazighes développent de plus en plus un style écrit littéraire présentant un

ensemble de caractéristiques linguistiques spécifiques, style qui diffère de celui de la

langue quotidienne. Cette différence, qui se manifeste dans plusieurs aspects de la

langue, révèle que nous avons là une « autre » langue, spécifique à la littérature

écrite amazighe. Or cette nouvelle langue littéraire pose un problème

d’intelligibilité, dans la mesure où elle n’est pas compréhensible à la plupart des

lecteurs amazighes. Rappelons-le en effet, la notion de « langue amazighe » standard

n’est pas (encore) une réalité sociolinguistique identifiable ; pour le moment, c’est

une abstraction linguistique (El Mountassir, 2010).

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possède-t-elle un système d’écriture ? Et s’il existe, ce système est-il

connu et maîtrisé par les membres de la communauté ?

La plupart de ces langues maternelles minorisées ne possèdent pas de

norme orthographique standard et uniformisée. Dans ce contexte, la

pratique de la langue reste essentiellement orale. Et les langues de

l’écrit pour les locuteurs de ces langues sont avant tout les langues

dominantes (donc étrangères).

De nos jours, il paraît peu probable qu'une langue à tradition orale à

l'état brut se maintienne encore. Si une langue orale est appelée à

subsister, elle doit pouvoir s’écrire, pouvoir posséder son propre

support écrit. Dans les sociétés modernes d'aujourd'hui, l'écrit devient

un mode privilégié de la consommation culturelle et de la

communication sociale. Il joue à cet égard un rôle décisif ; c'est un

outil qui permet aux membres de la société de s’informer et de

communiquer. L'écrit peut aussi servir très efficacement à la

promotion et au développement d'une langue. Il est devenu producteur

et diffuseur d'apprentissage : il diffuse une sorte de savoir-faire

langagier. C'est dans ce sens que certains sociologues parlent de

normes linguistiques véhiculées par l'écrit.

En ce qui concerne l’amazighe, nous ne possédons pas encore de

norme orthographique standard et uniformisée. La pratique de la

langue reste essentiellement orale. Les langues de l’écrit pour les

locuteurs amazighes sont avant tout l’arabe classique et le français.

Même si la production littéraire amazighe s’est considérablement

enrichie ces dernières décennies, la pratique de l’écrit dans cette

langue n’est pas encore assez développée dans le grand public.

L’absence d’une norme orthographique ne facilite pas non plus le

développement d’une écriture amazighe chez les nouveaux écrivains.

En effet, en examinant quelques écrits littéraires, on constate

l’absence d’uniformité et de cohérence au niveau de la notation :

chaque auteur développe et utilise un système de transcription qui lui

est propre. Chez certains auteurs, on relève même une certaine

irrégularité dans l’écriture. Il y a ainsi des usages individuels et une

multitude de modèles de transcription. La plupart des écrits ne

tiennent pas compte des règles phonologiques et morphosyntaxiques

de la langue. Un problème de notation qu’on relève souvent dans ces

écrits est celui de la segmentation des mots : ces derniers sont

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difficilement identifiables, ce qui complique la lecture même pour un

lecteur maîtrisant la langue amazighe (El Mountassir, 1994, 2004).

Ajoutons à cela que les auteurs de cette nouvelle littérature amazighe

utilisent trois graphies différentes : arabe5, latine et tifinagh. Précisons

également qu’ils ont été scolarisés et grammatisés6 en arabe ou en

français. La plupart des écrivains amazighes ne possèdent donc pas

vraiment de connaissances grammaticales dans leur langue maternelle

(El Mountassir, 2010). Ceci explique les difficultés que connaît

actuellement la langue amazighe pour développer un système

d’écriture. Il faudrait rappeler aussi que les travaux scientifiques de

description linguistique de cette langue ne sont pas normatifs au

niveau de l’orthographe. Ces travaux adoptent le plus souvent une

transcription phonétique ou phonologique en caractères latins.

2.4. Dans quelle langue faut-il enseigner les langues minoritaires ?

Dans le contexte de l’enseignement des langues maternelles

minorisées, cette question reste incontournable, car dans la plupart des

cas ces langues ne sont pas suffisamment outillées pour devenir

langues d’enseignement. Tant que ces langues n’ont pas encore

développé un métalangage et une terminologie grammaticale qui leur

soient propres, il est irréaliste de vouloir les enseigner en langues

minoritaires. Les linguistes et les spécialistes de l’éducation sont donc

confrontés à ces difficultés. Actuellement, pour plusieurs

communautés linguistiques dans le monde, le choix les langues

dominantes comme langues d’enseignement des langues minorisées

devient inéluctable.

5 Il importe de rappeler qu’une tradition littéraire amazighe en caractères arabes est

connue dans le sud marocain depuis le XVIIe siècle. Cette activité littéraire

amazighe (tachelhit) est essentiellement religieuse. Les œuvres de Muhmmad U-Ali

Awzal, qui vivait au début du XVIIIe siècle, sont encore aujourd’hui répandues dans

les établissements religieux traditionnels ruraux (El Mountassir 1994). 6 Les spécialistes parlent d’un processus de grammatisation des locuteurs, qui

permet à ces derniers d’acquérir un savoir métalinguistique de la langue qu’ils

étudient. Par ailleurs, on oppose le savoir métalinguistique, c’est-à-dire une

réflexion consciente des locuteurs sur le fonctionnement grammatical d’une langue,

au savoir épilinguistique, qui est de nature intuitive (Auroux, 1994).

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D’où la question qui se pose souvent dans ce contexte : faut-il avoir

obligatoirement une maîtrise des langues dominantes pour pouvoir

enseigner ou suivre les cours en langues maternelles minorisées ?

Lors de l’admission des premiers étudiants au programme des études

amazighes à la faculté des lettres d’Agadir, notre équipe pédagogique

a été confrontée à la question suivante : faut-il être obligatoirement

francophone ou arabophone pour pouvoir suivre ce cursus

universitaire ?

Lorsqu’on choisit d’enseigner une langue minoritaire par le biais

d’une langue de grande diffusion se pose souvent la

question suivante : enseigner en langue de grande diffusion suppose-t-

il le recours à un programme spécifique à cette langue ? Cette question

est pertinente dans ce contexte, car le risque est souvent grand

d’emprunter des modèles propres aux langues de grande diffusion

pour enseigner les langues minoritaires. Emprunter une langue

d’enseignement ne signifie pas forcément importer tels quels ses

paradigmes de savoir et ses modes de pensée. Il y a donc des

précautions à prendre à ce niveau.

2.5. Du savoir épilinguistique au savoir métalinguistique des

langues maternelles minorisées

Une bonne description grammaticale d’une langue se fait-elle

nécessairement en ayant recours à la terminologie grammaticale de

cette langue ?

Cette question se pose de manière plus sensible dans les contextes où

des langues minoritaires sont décrites par des langues de grande

diffusion. Il s’agit en effet de savoir comment arriver à décrire et à

enseigner les langues minoritaires tout en évitant d’y transposer les

concepts grammaticaux propres aux langues dominantes7.

Pour beaucoup de langues minoritaires, les linguistes ont déjà établi

une bonne partie de la terminologie grammaticale requise, mais en

langues dominantes. Le travail qui reste à faire est de voir si cette

terminologie s’adapte ou non à ces langues qu’on veut enseigner.

7 Pour plus de détails à ce sujet, voir Baraby (2011), ainsi que Lehmann et Maslova

(2004).

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D’où la question à laquelle sont confrontés les linguistes et les

spécialistes de l’éducation : jusqu’où peut-on réussir à enseigner les

langues minoritaires avec une terminologie et un métalangage

provenant des langues de grande diffusion ?

Concernant l’expérience actuelle de l’enseignement de l’amazighe

dans certaines universités marocaines, il convient de préciser que la

majorité des cours de linguistique (phonétique, phonologie,

morphologie, ….) sont assurés en français. Rappelons que les

catégories métalinguistiques du français ne sont pas forcément toutes

transférables dans la langue amazighe. En d’autres termes, certains

pans de la terminologie du français sont inadéquats pour l’amazighe.

Or, dans ce contexte, la langue française devrait constituer juste un

support et un moyen pour soutenir l’enseignement de la langue

amazighe. En d’autres termes, l’objectif prioritaire est de permettre

aux étudiants d’acquérir des connaissances grammaticales et un savoir

métalinguistique propres à l’amazighe et non pas au français. Il y a là

un chantier de recherches qui n’est pas encore exploré dans le

domaine des études amazighes (El Mountassir 2012).

3. Défis socio-économiques

Même pour les langues minoritaires possédant un système d’écriture

bien établi et une terminologie grammaticale bien développée, leur

intégration dans le système éducatif n’arrive pas toujours à garantir le

succès d’un tel enseignement8. En effet, comme l’ont démontré

plusieurs études, de nombreuses expériences pédagogiques n’ont pas

donné les résultats escomptés. Les raisons de cet échec sont souvent

liées à des facteurs sociaux, politiques ou économiques, ainsi qu’au

statut des langues minoritaires dans la communauté dont elles font

partie. L’enseignement des langues minoritaires fait donc ici face à

des défis socioéconomiques de taille. Tant qu’elles ne permettent pas

d’assurer la promotion sociale des individus (l’accès à l’emploi et à un

8 Toutes les langues minorisées n’ont pas le même degré de vulnérabilité. Certaines

sont plus menacées que d’autres. Cela dépend de la position qu’elles occupent à

l’intérieur d’un espace social donné. Nous considérons comme minoritaires ou

minorisées aussi bien des langues en danger de disparition imminente que des

parlers déjà engagés dans un processus de revitalisation, mais dont la valeur

socioéconomique reste faible (certaines langues véhiculaires par exemple).

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savoir plus étendu), les parents privilégient pour leurs enfants un

enseignement dans les langues socialement valorisées.

À l’ère de la mondialisation, une langue peut disparaître lorsque ses

locuteurs l’abandonnent au profit d’une autre langue dominante, parce

qu’ils ne voient plus d’intérêt (social et économique) à la parler et à la

transmettre à la génération suivante. C’est souvent le cas des langues

minoritaires. De plus en plus, les systèmes éducatifs valorisent les

langues qui possèdent une valeur mesurable sur le marché de l’emploi.

Plus une langue est économiquement valorisée, plus elle a de chances

d’être enseignée et d’avoir des locuteurs désirant l’apprendre. Dans un

contexte globalisé, les langues dominantes deviennent des outils

essentiels du savoir et de la survie économique.

Dans ce contexte, plusieurs gouvernements et institutions réclament

l’instauration d’une éducation multilingue (en langues minoritaires et

dominantes) fondée sur l’égalité des chances de promotion sociale9.

D’où la question incontournable qui se pose alors aux responsables de

l’éducation à propos de la place à réserver aux langues minoritaires

dans un programme d’éducation multilingue : comment faire coexister

ces langues minoritaires et les langues dominantes en proportions

égales ?

9 C’est le cas par exemple de l’institut de l’Unesco pour l’apprentissage tout au long

de la vie (UIL), qui a formulé des recommandations sur l’enseignement multilingue

en contexte africain (Ouane et Glanz, 2010).

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