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Revue des Études Amazighes, 2, 2018, p. 61-75
Enseignement des langues maternelles minorisées dans
un contexte de globalisation langagière
Abdallah EL MOUNTASSIR
Université Ibn Zohr,
Faculté des Lettres et des Sciences Humaines- Agadir
1. Le destin des langues minoritaires
Parlées par des populations aux effectifs relativement limités, les
langues maternelles dites minorisées ne sont généralement pas
reconnues officiellement et demeurent souvent orales.
De nos jours, de 6 000 à 6 700 langues coexistent sur notre planète.
Selon les estimations des linguistes, de 50 à 80% d’entre elles, des
langues minoritaires et vernaculaires en majorité, sont menacées de
disparition d'ici les cinquante prochaines années.
Dans un contexte de globalisation rapide et, semble-t-il, irréversible,
une poignée de langues (quelques dizaines tout au plus) voient le
nombre de leurs locuteurs (et les territoires où elles sont parlées)
s'accroître constamment, alors qu'une grande majorité d'idiomes
perdent leurs propres locuteurs. Selon les experts de l’Unesco, 4%
seulement des langues du monde sont parlées par 97% de la
population mondiale, tandis que 3% de la population globale parlent
96% des langues existantes (Unesco, 2002). Il y a donc de plus en
plus une tendance à abandonner les langues maternelles minorisées
pour acquérir les langues dominantes.
Lorsqu’une langue perd ses locuteurs, elle meurt. Le destin d’une
langue est donc entre les mains de ses propres locuteurs. Une langue
ne peut exister que si la communauté la parle, l’utilise et la transmet.
Selon les experts, une langue qui n’est pas transmise d’une génération
à l’autre, par le réseau familiale, est condamnée à disparaître. Une
autre langue dominante qui gagne du terrain et de nouveaux locuteurs,
prend sa place.
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La diversité linguistique est menacée partout dans le monde ; nous
vivons donc actuellement un processus global d’homogénéisation
linguistique et culturelle. Dans la plupart des sociétés modernes
d’aujourd’hui, cette tendance au monolinguisme et à la standardisation
des cultures entraîne des inégalités dans la coexistence entre les
langues.
1.1. Une situation sociolinguistique hiérarchisée
Dans un tel contexte, on n’accorde pas la même valeur et la même
importance à toutes les langues. Certaines d’entre elles, qui se voient
attribuer des fonctions sociales mieux valorisées, occupent des
domaines (administration, éducation, législation, justice, industrie,
etc.) particulièrement favorisés sur le plan socioéconomique, alors que
d’autres, exclues de ces domaines de valorisation, sont cantonnées
dans des fonctions à faible rentabilité sociale. Cette réalité
sociolinguistique, à portée universelle, a conduit à l’émergence et à
l’expansion d’un petit nombre de langues dominantes ou
« mondiales », ainsi que d’une multitude de langues vernaculaires et
minoritaires.
Dans ce contexte, plusieurs communautés de la planète présentent un
système linguistique hiérarchisé en plusieurs niveaux différents.
Chaque niveau correspond à des domaines d’usage et à des fonctions
spécifiques, réservés à une ou plusieurs langues. Cette répartition
hiérarchique des langues reflète souvent les divisions socioculturelles
et l’inégalité socioéconomique entre classes sociales propres à une
communauté donnée.
Pour illustrer cette répartition inégale des fonctions langagières,
prenons l’exemple de l’Afrique. Sur ce continent où se parlent 30%
des langues du monde, la plupart des communautés connaissent une
situation sociolinguistique où l’usage des langues se répartit en trois
niveaux fonctionnels.
Le premier de ces niveaux correspond aux domaines d’usage des
langues dominantes, dont la majorité a le statut de langue officielle.
Ces langues héritées de la colonisation sont au nombre de quatre : le
français, l’anglais, le portugais, et l’arabe1. Aucune d’entre elles n’est
1 Il y a aussi l’espagnol, officiel dans un seul pays, la Guinée Équatoriale. Par
ailleurs, dans la nouvelle Constitution du Maroc, approuvée le 1er
juillet 2011,
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d’origine africaine. Pourtant, elles demeurent des outils privilégiés
d’ascension sociale dans la mesure où leur usage dans certains
domaines (administration, justice, éducation, etc.) est jugé avantageux
par les locuteurs pour accéder à des emplois valorisants.
Le deuxième niveau illustre les fonctions et les domaines d’usage de
quelques langues africaines comme le peul, le mandingue, le swahili,
le hausa ou le wolof. Ces langues sont appelées véhiculaires,
puisqu’elles facilitent la communication et l’intercompréhension entre
plusieurs groupes linguistiques différents. Bien qu’elles soient parlées
par un nombre important de locuteurs, elles subissent les pressions
socioéconomiques des langues dominantes.
On retrouve enfin en dernière position plusieurs centaines de langues
locales, qui remplissent surtout des fonctions identitaires et de
communication restreinte dans des communautés culturelles données.
Orales pour la plupart, elles occupent des espaces sociaux limités par
rapport aux langues véhiculaires. Une bonne partie de ces langues
minoritaires est aujourd’hui menacée de disparition.
Nous sommes ainsi en présence d’un modèle triglossique qui illustre
les trois degrés d’inégalité des langues parlées en Afrique. Ces
langues n’assument pas toutes les mêmes fonctions sociales et n’ont
donc pas un statut socioéconomique identique. Par conséquent, elles
ne jouissent pas du même degré de reconnaissance.
On retrouve un tel système de hiérarchisation sociolinguistique dans
plusieurs sociétés multilingues d’aujourd’hui, où la vitalité et le poids
d’une langue dépendent de la position qu’elle occupe dans le système.
1.2. Le système éducatif et le déclin des langues minoritaires
Dans un monde de plus en plus globalisé, le système d’éducation
formelle de plusieurs communautés est dominé par les langues
internationales et de grande diffusion. Si les langues et les cultures se
l’amazighe est devenue, à côté de l’arabe, langue officielle. Cependant, malgré cette
reconnaissance officielle et le nouveau statut juridique et politique de l’amazighe, la
situation sociolinguistique réelle de ce pays montre que cette langue est confrontée
aujourd’hui à plusieurs défis (politiques et socio-économiques) qui l’empêchent de
jouir de ses droits linguistiques et culturels.
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transmettent à l’école, cette dernière constitue souvent le lieu visible
d’exclusion d’un grand nombre de langues et de cultures minoritaires.
Dans des milliers de cas en effet, et ce partout dans le monde, l’école
est aujourd’hui devenue une institution sélective et élitiste, dans la
mesure où les locuteurs des langues vernaculaires sont scolarisés et
alphabétisés uniquement en langues dominantes, et non pas dans leur
propre idiome ou dans les langues nationales parlées par la majorité de
la population. Dans de telles situations, les enfants utilisent une langue
étrangère (souvent qualifiée d’officielle) dès leur première année de
scolarité, ce qui fait surgir d’importantes barrières
communicationnelles entre l’école et son environnement social et
culturel.
Selon les experts, éduquer les enfants des communautés linguistiques
minoritaires uniquement en langues dominantes présente de nombreux
inconvénients pour ces communautés et leurs membres : échec
scolaire et personnel, dévalorisation de sa culture, perte du savoir et
des traditions, risque de disparition des langues et des cultures, etc.
À l’heure actuelle, en réaction à la mondialisation culturelle, plusieurs
communautés langagières minoritaires revendiquent le droit de
préserver leurs particularismes identitaires, et la pression sociale pour
que leurs langues soient enseignées devient de plus en plus forte. Pour
ces communautés, l’enseignement ne constitue pas uniquement un
important outil de revitalisation linguistique, mais c’est aussi un
moyen d’assurer leur survie langagière. Dans ce contexte, les
linguistes et les spécialistes doivent affronter des défis majeurs pour
intégrer ces langues au système scolaire. Ces défis, que nous étudions
dans ce travail, sont de nature à la fois linguistique, méthodologique et
socioéconomique.
2. De la description linguistique à l’enseignement des langues
maternelles minorisées
L’intégration des langues maternelles minorisées dans le système
scolaire soulève plusieurs questions méthodologiques et
pédagogiques :
Comment gérer la variation dialectale ?
Comment peut-on élaborer du matériel didactique dans ces langues ?
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En quelle langue devrait-on rédiger les manuels scolaires et les
grammaires aptes à faciliter leur enseignement ?
Quelle terminologie grammaticale devrait-on choisir ?
Selon quels critères doit-on élaborer une terminologie grammaticale
pour ces langues?
Comment peut-on développer une langue de scolarisation ?
Comment mettre en place un programme de formation des
enseignants ?
Dans beaucoup de communautés linguistiques, ces questions sont
donc à l’ordre du jour chez les chercheurs et les spécialistes, qui font
face à des situations d'urgence auxquelles ils doivent réagir.
2.1. Gestion de la variation dialectale
La situation sociolinguistique des langues minoritaires se présente
souvent sous forme de plusieurs dialectes, répartis parfois sur des aires
géographiques immenses et évoluent de manière indépendante. Cette
réalité a fait que ces dialectes ont tendance à générer des
communautés sociolinguistiques distinctes et isolées les unes des
autres. Le manque de contacts réguliers entre ces différentes aires
géographiques bloque l’intercompréhension linguistique entre les
différents dialectes.
Le problème incontournable qui se pose alors aux linguistes et aux
responsables de l’éducation concerne l’option à envisager dans la mise
en œuvre de la standardisation de ces langues :
Faut-il opter pour la reconstruction d’une langue commune ou pour
l’élaboration d’une forme standard pour chaque grande variété
régionale ?
L’enseignement de ces langues est directement confronté à cette
problématique :
Comment gérer la variation dialectale ?
L’enseignement doit-il refléter toute la variation dialectale ou ne tenir
compte que d’une variété régionale ?
L’enseignement de l’amazighe au Maroc est directement confronté à
cette problématique. Rappelons que la standardisation de cette langue
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et la reconstruction d'un amazighe commun sont devenues, depuis
quelques années, des priorités pour les chercheurs berbérisants. La
standardisation linguistique représente en effet une condition
essentielle pour le développement de la langue et de la culture
amazighes. Cette question a déjà fait l’objet de plusieurs débats et
discussions lors de rencontres scientifiques2.
Cet enseignement doit-il refléter toute la variation dialectale de
l’amazighe ou ne tenir compte que d’une variété régionale ?
Dans l’état actuel des choses, vouloir tenir compte de tous les
dialectes amazighes marocains n’est pas réaliste. Pour répondre
concrètement aux besoins immédiats en matière d’enseignement de
cette langue, il faudrait opter pour un enseignement des variétés
régionales (tachelhit, tamazight et tarifit). Ce choix constitue, pour le
moment, une solution réaliste et adéquate, dans la mesure où l’objectif
principal est la construction d'une forme régionale standard pour
chaque dialecte. Ceci constitue une étape initiale et indispensable
avant d’aboutir à l’élaboration progressive d'une langue amazighe
commune. Il est donc fondamental à l’heure actuelle d’étudier d’abord
la diversité interne de chaque grande variété régionale de l’amazighe.
D'où la question suivante : quelle stratégie adopter pour élaborer une
norme linguistique régionale de l’enseignement ?
2.2. Elaboration des normes linguistiques régionales
Le concept de norme linguistique s'est surtout développé chez les
spécialistes de l'aménagement linguistique (Moreau, 1999). D'une
manière générale, ces chercheurs distinguent trois types de normes :
2 Pour l’essentiel de ces travaux, nous nous référons aux ateliers organisés par le
Centre de recherche berbère de l’Institut national des langues et civilisations
orientales (Paris, France) lors des rencontres scientifiques consacrées à la notation
usuelle et à l’aménagement de l’amazighe : table ronde internationale « Phonologie
et notation usuelle dans le domaine berbère », avril 1993 (les travaux ont été publiés
dans Études et Documents Berbères 11-12, 1994-1995) ; atelier « Problèmes en
suspens de la notation usuelle du berbère », juin 1996 ; atelier « Standardisation du
berbère », octobre 1998 (voir Chaker, 1998). Au Maroc, Le Centre d’aménagement
linguistique (CAL) de l’Institut royal de la culture amazighe (Ircam) de Rabat a
également organisé plusieurs rencontres à ce sujet. Les actes de ces rencontres ont
été publiés en 2004 et 2006.
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i. Normes de fonctionnement, qui correspondent aux habitudes
linguistiques d'une communauté. Plusieurs normes de fonctionnement
peuvent coexister, parfois en concurrence, dans une même
communauté linguistique. Certains groupes, pour des raisons diverses,
recourent à un type de normes plutôt qu'à un autre.
ii. Normes descriptives (appelées aussi objectives), qui se limitent à
décrire les faits linguistiques sans porter de jugement de valeur et sans
privilégier telle ou telle variété linguistique.
iii. Normes prescriptives (appelées aussi normes sélectives ou règles
normatives), qui identifient un certain nombre de normes descriptives
comme modèles à privilégier, en tant que formes valorisées et
sélectionnées. Plusieurs arguments interviennent dans l'identification
de ces normes selon les communautés linguistiques : groupe social
déterminé, priorité à la tradition (le passé), priorité au capital
symbolique, etc. Dans ce sens, les normes prescriptives sont toujours
conçues comme une intervention extralinguistique. Par ailleurs, il est à
préciser que les auteurs d'ouvrages de référence (grammaires,
dictionnaires et méthodes de langue) jouent un rôle important dans la
promotion et la diffusion de ces normes prescriptives.
En ce qui concerne la langue amazighe, nous manquons encore de
travaux pour l'identification des normes descriptives existant dans
chaque zone dialectale, puisque nombreux sont les parlers qui n’ont
pas encore été étudiés. Ces travaux et ces études constituent une tâche
indispensable et urgente pour toute démarche de normalisation de
l'amazighe. L'étape de la sélection des normes prescriptives
présuppose l'existence de tels travaux de description. C'est à partir
d’eux qu'il faudrait procéder à l'explicitation des règles normatives.
Dans le contexte de l’enseignement de l’amazighe à la faculté des
lettres d’Agadir, nous avons tenu compte des aspects suivants3 :
i. Aspirer à une coexistence égalitaire et équilibrée des différentes
variétés régionales.
ii. Donner la priorité à l'intercompréhension.
3 Il convient de rappeler que le département d’études amazighes de la faculté des
lettres d’Agadir a vu le jour début septembre 2007
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iii. Éviter une norme linguistique abstraite et envisager plutôt une
norme qui soit plus proche de l'environnement culturel et social des
usagers.
iv. Assurer la sécurité linguistique et identitaire des locuteurs.
Cette stratégie, élaborée par notre équipe pédagogique, constitue le
fondement essentiel pour un rééquilibrage des variétés intra-
dialectales. Car il ne s'agit pas de sélectionner ou de privilégier une
variété déterminée, mais plutôt de « rapprocher » plusieurs variétés en
autant que ce soit possible, en sélectionnant les formes les plus
simples et les plus unificatrices (Chaker, 1996 ; El Mountassir, 2006,
2009). Pour normaliser les structures morphologiques du tachelhit par
exemple, nous devrions sélectionner celles d’entre elles qui s’avèrent
les plus simples, afin de favoriser l'unification des différentes variétés
régionales et le développement de l'intercompréhension dans
l'ensemble de l'aire géographique de ce dialecte. Un tel choix
faciliterait une coexistence équilibrée entre les différentes variétés
régionales du tachelhit et éviterait en même temps un tachelhit
« artificiel », abstrait, qui, ne correspondant pas à la pratique réelle des
locuteurs, aurait un impact négatif sur leur sécurité linguistique4.
2.3. Un enseignement de l’oral ou de l’écrit ?
Aujourd’hui, la majorité des langues du monde ne sont pas écrites ou
n’ont pas de tradition littéraire bien implantée. Selon les spécialistes, il
y aurait tout au plus 200 langues écrites pour plus de 6000 qui existent
sur notre planète. L’un des défis donc à relever : la langue maternelle
4 Dans ce sens, la nouvelle production littéraire écrite amazighe constitue un
exemple qui mérite d’être étudié par les linguistes, et plus particulièrement par les
spécialistes de l’aménagement linguistique. En effet, un premier examen de cette
littérature écrite soulève inévitablement la question de l’aménagement et de la
standardisation de la langue amazighe. En écrivant dans leur langue, les auteurs
amazighes développent de plus en plus un style écrit littéraire présentant un
ensemble de caractéristiques linguistiques spécifiques, style qui diffère de celui de la
langue quotidienne. Cette différence, qui se manifeste dans plusieurs aspects de la
langue, révèle que nous avons là une « autre » langue, spécifique à la littérature
écrite amazighe. Or cette nouvelle langue littéraire pose un problème
d’intelligibilité, dans la mesure où elle n’est pas compréhensible à la plupart des
lecteurs amazighes. Rappelons-le en effet, la notion de « langue amazighe » standard
n’est pas (encore) une réalité sociolinguistique identifiable ; pour le moment, c’est
une abstraction linguistique (El Mountassir, 2010).
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possède-t-elle un système d’écriture ? Et s’il existe, ce système est-il
connu et maîtrisé par les membres de la communauté ?
La plupart de ces langues maternelles minorisées ne possèdent pas de
norme orthographique standard et uniformisée. Dans ce contexte, la
pratique de la langue reste essentiellement orale. Et les langues de
l’écrit pour les locuteurs de ces langues sont avant tout les langues
dominantes (donc étrangères).
De nos jours, il paraît peu probable qu'une langue à tradition orale à
l'état brut se maintienne encore. Si une langue orale est appelée à
subsister, elle doit pouvoir s’écrire, pouvoir posséder son propre
support écrit. Dans les sociétés modernes d'aujourd'hui, l'écrit devient
un mode privilégié de la consommation culturelle et de la
communication sociale. Il joue à cet égard un rôle décisif ; c'est un
outil qui permet aux membres de la société de s’informer et de
communiquer. L'écrit peut aussi servir très efficacement à la
promotion et au développement d'une langue. Il est devenu producteur
et diffuseur d'apprentissage : il diffuse une sorte de savoir-faire
langagier. C'est dans ce sens que certains sociologues parlent de
normes linguistiques véhiculées par l'écrit.
En ce qui concerne l’amazighe, nous ne possédons pas encore de
norme orthographique standard et uniformisée. La pratique de la
langue reste essentiellement orale. Les langues de l’écrit pour les
locuteurs amazighes sont avant tout l’arabe classique et le français.
Même si la production littéraire amazighe s’est considérablement
enrichie ces dernières décennies, la pratique de l’écrit dans cette
langue n’est pas encore assez développée dans le grand public.
L’absence d’une norme orthographique ne facilite pas non plus le
développement d’une écriture amazighe chez les nouveaux écrivains.
En effet, en examinant quelques écrits littéraires, on constate
l’absence d’uniformité et de cohérence au niveau de la notation :
chaque auteur développe et utilise un système de transcription qui lui
est propre. Chez certains auteurs, on relève même une certaine
irrégularité dans l’écriture. Il y a ainsi des usages individuels et une
multitude de modèles de transcription. La plupart des écrits ne
tiennent pas compte des règles phonologiques et morphosyntaxiques
de la langue. Un problème de notation qu’on relève souvent dans ces
écrits est celui de la segmentation des mots : ces derniers sont
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difficilement identifiables, ce qui complique la lecture même pour un
lecteur maîtrisant la langue amazighe (El Mountassir, 1994, 2004).
Ajoutons à cela que les auteurs de cette nouvelle littérature amazighe
utilisent trois graphies différentes : arabe5, latine et tifinagh. Précisons
également qu’ils ont été scolarisés et grammatisés6 en arabe ou en
français. La plupart des écrivains amazighes ne possèdent donc pas
vraiment de connaissances grammaticales dans leur langue maternelle
(El Mountassir, 2010). Ceci explique les difficultés que connaît
actuellement la langue amazighe pour développer un système
d’écriture. Il faudrait rappeler aussi que les travaux scientifiques de
description linguistique de cette langue ne sont pas normatifs au
niveau de l’orthographe. Ces travaux adoptent le plus souvent une
transcription phonétique ou phonologique en caractères latins.
2.4. Dans quelle langue faut-il enseigner les langues minoritaires ?
Dans le contexte de l’enseignement des langues maternelles
minorisées, cette question reste incontournable, car dans la plupart des
cas ces langues ne sont pas suffisamment outillées pour devenir
langues d’enseignement. Tant que ces langues n’ont pas encore
développé un métalangage et une terminologie grammaticale qui leur
soient propres, il est irréaliste de vouloir les enseigner en langues
minoritaires. Les linguistes et les spécialistes de l’éducation sont donc
confrontés à ces difficultés. Actuellement, pour plusieurs
communautés linguistiques dans le monde, le choix les langues
dominantes comme langues d’enseignement des langues minorisées
devient inéluctable.
5 Il importe de rappeler qu’une tradition littéraire amazighe en caractères arabes est
connue dans le sud marocain depuis le XVIIe siècle. Cette activité littéraire
amazighe (tachelhit) est essentiellement religieuse. Les œuvres de Muhmmad U-Ali
Awzal, qui vivait au début du XVIIIe siècle, sont encore aujourd’hui répandues dans
les établissements religieux traditionnels ruraux (El Mountassir 1994). 6 Les spécialistes parlent d’un processus de grammatisation des locuteurs, qui
permet à ces derniers d’acquérir un savoir métalinguistique de la langue qu’ils
étudient. Par ailleurs, on oppose le savoir métalinguistique, c’est-à-dire une
réflexion consciente des locuteurs sur le fonctionnement grammatical d’une langue,
au savoir épilinguistique, qui est de nature intuitive (Auroux, 1994).
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D’où la question qui se pose souvent dans ce contexte : faut-il avoir
obligatoirement une maîtrise des langues dominantes pour pouvoir
enseigner ou suivre les cours en langues maternelles minorisées ?
Lors de l’admission des premiers étudiants au programme des études
amazighes à la faculté des lettres d’Agadir, notre équipe pédagogique
a été confrontée à la question suivante : faut-il être obligatoirement
francophone ou arabophone pour pouvoir suivre ce cursus
universitaire ?
Lorsqu’on choisit d’enseigner une langue minoritaire par le biais
d’une langue de grande diffusion se pose souvent la
question suivante : enseigner en langue de grande diffusion suppose-t-
il le recours à un programme spécifique à cette langue ? Cette question
est pertinente dans ce contexte, car le risque est souvent grand
d’emprunter des modèles propres aux langues de grande diffusion
pour enseigner les langues minoritaires. Emprunter une langue
d’enseignement ne signifie pas forcément importer tels quels ses
paradigmes de savoir et ses modes de pensée. Il y a donc des
précautions à prendre à ce niveau.
2.5. Du savoir épilinguistique au savoir métalinguistique des
langues maternelles minorisées
Une bonne description grammaticale d’une langue se fait-elle
nécessairement en ayant recours à la terminologie grammaticale de
cette langue ?
Cette question se pose de manière plus sensible dans les contextes où
des langues minoritaires sont décrites par des langues de grande
diffusion. Il s’agit en effet de savoir comment arriver à décrire et à
enseigner les langues minoritaires tout en évitant d’y transposer les
concepts grammaticaux propres aux langues dominantes7.
Pour beaucoup de langues minoritaires, les linguistes ont déjà établi
une bonne partie de la terminologie grammaticale requise, mais en
langues dominantes. Le travail qui reste à faire est de voir si cette
terminologie s’adapte ou non à ces langues qu’on veut enseigner.
7 Pour plus de détails à ce sujet, voir Baraby (2011), ainsi que Lehmann et Maslova
(2004).
72
D’où la question à laquelle sont confrontés les linguistes et les
spécialistes de l’éducation : jusqu’où peut-on réussir à enseigner les
langues minoritaires avec une terminologie et un métalangage
provenant des langues de grande diffusion ?
Concernant l’expérience actuelle de l’enseignement de l’amazighe
dans certaines universités marocaines, il convient de préciser que la
majorité des cours de linguistique (phonétique, phonologie,
morphologie, ….) sont assurés en français. Rappelons que les
catégories métalinguistiques du français ne sont pas forcément toutes
transférables dans la langue amazighe. En d’autres termes, certains
pans de la terminologie du français sont inadéquats pour l’amazighe.
Or, dans ce contexte, la langue française devrait constituer juste un
support et un moyen pour soutenir l’enseignement de la langue
amazighe. En d’autres termes, l’objectif prioritaire est de permettre
aux étudiants d’acquérir des connaissances grammaticales et un savoir
métalinguistique propres à l’amazighe et non pas au français. Il y a là
un chantier de recherches qui n’est pas encore exploré dans le
domaine des études amazighes (El Mountassir 2012).
3. Défis socio-économiques
Même pour les langues minoritaires possédant un système d’écriture
bien établi et une terminologie grammaticale bien développée, leur
intégration dans le système éducatif n’arrive pas toujours à garantir le
succès d’un tel enseignement8. En effet, comme l’ont démontré
plusieurs études, de nombreuses expériences pédagogiques n’ont pas
donné les résultats escomptés. Les raisons de cet échec sont souvent
liées à des facteurs sociaux, politiques ou économiques, ainsi qu’au
statut des langues minoritaires dans la communauté dont elles font
partie. L’enseignement des langues minoritaires fait donc ici face à
des défis socioéconomiques de taille. Tant qu’elles ne permettent pas
d’assurer la promotion sociale des individus (l’accès à l’emploi et à un
8 Toutes les langues minorisées n’ont pas le même degré de vulnérabilité. Certaines
sont plus menacées que d’autres. Cela dépend de la position qu’elles occupent à
l’intérieur d’un espace social donné. Nous considérons comme minoritaires ou
minorisées aussi bien des langues en danger de disparition imminente que des
parlers déjà engagés dans un processus de revitalisation, mais dont la valeur
socioéconomique reste faible (certaines langues véhiculaires par exemple).
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savoir plus étendu), les parents privilégient pour leurs enfants un
enseignement dans les langues socialement valorisées.
À l’ère de la mondialisation, une langue peut disparaître lorsque ses
locuteurs l’abandonnent au profit d’une autre langue dominante, parce
qu’ils ne voient plus d’intérêt (social et économique) à la parler et à la
transmettre à la génération suivante. C’est souvent le cas des langues
minoritaires. De plus en plus, les systèmes éducatifs valorisent les
langues qui possèdent une valeur mesurable sur le marché de l’emploi.
Plus une langue est économiquement valorisée, plus elle a de chances
d’être enseignée et d’avoir des locuteurs désirant l’apprendre. Dans un
contexte globalisé, les langues dominantes deviennent des outils
essentiels du savoir et de la survie économique.
Dans ce contexte, plusieurs gouvernements et institutions réclament
l’instauration d’une éducation multilingue (en langues minoritaires et
dominantes) fondée sur l’égalité des chances de promotion sociale9.
D’où la question incontournable qui se pose alors aux responsables de
l’éducation à propos de la place à réserver aux langues minoritaires
dans un programme d’éducation multilingue : comment faire coexister
ces langues minoritaires et les langues dominantes en proportions
égales ?
9 C’est le cas par exemple de l’institut de l’Unesco pour l’apprentissage tout au long
de la vie (UIL), qui a formulé des recommandations sur l’enseignement multilingue
en contexte africain (Ouane et Glanz, 2010).
74
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