Le français et le latin aux XIIIe-XIVe siècles: pratique des langues et pensée linguistique

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EHESS Le français et le latin aux XIIIe-XIVe siècles: pratique des langues et pensée linguistique Author(s): Serge Lusignan Source: Annales. Histoire, Sciences Sociales, 42e Année, No. 4 (Jul. - Aug., 1987), pp. 955-967 Published by: EHESS Stable URL: http://www.jstor.org/stable/27583611 . Accessed: 31/01/2015 08:01 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . EHESS is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Annales. Histoire, Sciences Sociales. http://www.jstor.org This content downloaded from 194.214.29.29 on Sat, 31 Jan 2015 08:01:44 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Le français et le latin aux XIIIe-XIVe siècles: pratique des langues et pensée linguistiqueAuthor(s): Serge LusignanSource: Annales. Histoire, Sciences Sociales, 42e Année, No. 4 (Jul. - Aug., 1987), pp. 955-967Published by: EHESSStable URL: http://www.jstor.org/stable/27583611 .

Accessed: 31/01/2015 08:01

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CONTACTS CULTURELS

SERGE LUSIGNAN

LE FRAN?AIS ET LE LATIN AUX XIIIe-XIVe SI?CLES :

PRATIQUE DES LANGUES ET PENS?E LINGUISTIQUE

Il n'est plus ? d?montrer que le domaine linguistique fut, dans tous les sens

du terme, l'un de ceux o? se manifesta magistralement la f?condit? de la culture m?di?vale. Lorsqu'on arrive ? cette p?riode o? les historiens choisissent habi tuellement de clore le Moyen Age, les langues vernaculaires occidentales ont atteint un niveau avanc? de d?veloppement. Outre le fait qu'elles occupent presque tout le champ de la communication orale, la plupart ont d?j? acc?d? ? l'?crit et ont fourni ? l'histoire leurs premiers grands monuments litt?raires.

Elles ont aussi envahi les champs scripturaires de l'administration publique et,

parfois, se sont essay?es ? l'expession du savoir. Des langues vernaculaires com mencent ? ?tendre leur domination qui les fera occulter lentement certaines autres. En m?me temps, ces langues servent dans quelques cas de ferment de d?finition d'?tats-nations en train de na?tre, et de fa?on g?n?rale de symbole d'appartenance ? une collectivit? plus large que la ville ou lepagus. Non moins cr?atrice fut la performance du latin m?di?val. Langue de po?sie ? certaines

?poques privil?gi?es, ce latin se forme comme un instrument remarquable de

l'expression savante et religieuse. Bien longtemps encore, il demeurera la langue de l'?cole et de l'?glise. Bref, ? la fin du Moyen Age, la civilisation occidentale a d?j? acquis bon nombre de traits de sa physionomie linguistique1.

La culture m?di?vale fut tout aussi f?conde au plan de la pens?e linguis tique. Les arts du trivium, la grammaire, la logique et la rh?torique, consti

tuent, au sein de l'?cole m?di?vale, la prop?deutique ? tous les autres domaines de la connaissance. Ce savoir linguistique m?di?val ne se d?veloppe pas seule

ment sur le mode de la glose de ses autorit?s, tel Aristote, Cicer?n, Priscien ou

Bo?ce, mais donne naissance ? des corps de doctrine autonomes et originaux

Annales ESC, juillet-ao?t 1987, n ?

4, pp. 955-967.

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comme la grammaire sp?culative ou la logique terministe2. Pourtant, peut-?tre ? cause de son unilinguisme latin, sans doute ? cause de ses exigences aristot?li

ciennes de scientificit? qui lui font rechercher l'universel, la pens?e linguistique m?di?vale semble peu pr?occup?e par la diversit? et la mouvance des langues et

de la parole. En effet, lorsque nous voulons saisir la conception m?di?vale du

rapport entre le latin et les langues vernaculaires ou l'analyse des conditions de

d?veloppement des langues dites maternelles, nous ne disposons que de tr?s peu de sources : ?trange contraste avec l'incroyable floraison de trait?s de gram

maire, de logique, voire de rh?torique que conna?t le Moyen Age. Dans les

pages qui vont suivre, nous allons examiner cette question ? partir de l'exp? rience particuli?re d'un domaine linguistique vernaculaire, celui de la langue d'o?l.

L'exemple du fran?ais est riche d'enseignement puisque entre le xne si?cle et la fin du xive si?cle, aire chronologique de notre enqu?te, il ?largit ses comp? tences de langue de la communication orale qu'il est principalement d'abord, ? celles d'une langue qui exploite finalement la plupart des registres de l'?criture. La langue d'o?l joue aussi un r?le important dans le d?veloppement de l'identit? du royaume de France, ? tout le moins dans sa moiti? nord3. Et ce d?veloppe

ment du fran?ais s'op?re principalement autour de Paris, aux portes de cette

Universit?, principal foyer de la pens?e linguistique qui s'?crit en latin. Dans la mesure o? toute langue naturelle constitue un syst?me symbolique

de communication entre ses locuteurs, elle suppose un minimum d'ensemble de

r?gles implicites qui r?gissent son usage et que l'on peut appeler une grammaire. Il nous semble pourtant que le fran?ais m?di?val devait conna?tre un syst?me grammatical davantage articul? et r?fl?chi. Nous croyons en effet que l'acces sion d'une langue aux registres de l'?criture ne peut s'op?rer sans un approfon dissement de la conscience de ses r?gles : la spatialisation et la visualisation de la langue sur le parchemin ou le papier l'entra?nent in?vitablement. D'ailleurs, les linguistes n'ont-ils pas mis en ?vidence l'effet d'unification dialectale et de standardisation de la langue fran?aise provoqu? par le d?veloppement de l'?cri ture en vers et en prose au cours des xne et xme si?cles4 ? N'oublions pas non

plus que le fran?ais s'approprie les diff?rents registres de l'?criture en suivant les mod?les de la lettre latine, langue que les m?di?vaux utilisent de fa?on ?mi

nemment reflexive. Cet imp?ratif de la raison comme condition de la langue lit t?raire se lit d'ailleurs tout au long du De vulgari eloquentia de Dante5. Nous

?non?ons donc l'hypoth?se que l'?tat de langue du fran?ais de la fin du

Moyen Age suppose l'existence d'un corpus de r?gles relativement bien explici t?es qui s'organise en un savoir linguistique articul? et que le Moyen Age aurait

pu appeler une grammatica. Paradoxalement pourtant, n'e?t ?t? cette volont?

anglaise d'entretenir le fran?ais comme langue seconde de l'administration qui a suscit?, surtout au xive et au d?but du xve si?cle, la syst?matisation ?crite d'un savoir grammatical ? propos du fran?ais, le Moyen Age ne nous aurait laiss? aucune grammaire ?crite de cette langue. Malgr? le mutisme relatif des

sources, nous croyons n?anmoins possible de cerner ce qu'il en ?tait de la cons cience grammaticale du fran?ais ? la fin du Moyen Age et du statut ?pist?molo gique de ce savoir.

Lorsque l'on consid?re les trait?s de grammaire ?crits entre les xne et

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xive si?cles et la d?finition de cette discipline qu'ils fournissent, on peut recon na?tre deux objets, deux finalit?s et en fin de compte deux niveaux ?pist?molo giques au savoir linguistique. Cependant, dans un cas comme dans l'autre, la

langue vernaculaire s'en trouve exclue.

Aboutissement d'un mouvement amorc? au xne si?cle, on identifie une pre mi?re forme du savoir linguistique dans la grammaire universitaire des xme et xive si?cles que, paraphrasant des appellations latines, les historiens d?signent comme la grammaire modiste ou sp?culative6. L'?pist?mologie de cette gram

maire est profond?ment marqu?e par Paristot?lisme. Il ne saurait y avoir pour elle de science v?ritable que de l'universel. Cette exigence conduit les grammai riens modistes ? repousser les langues particuli?res, comme le latin, le grec ou

les langues vernaculaires, en dehors du champ de leur savoir. Ainsi Jean le Danois affirme-t-il dans sa Summa grammatica ?crite en 1280 : ? Les

constructibles, les modes de signifier et de construire sont identiques chez les Latins et les Grecs, m?me selon l'esp?ce. Aussi la grammaire est la m?me chez tous les hommes de toutes les langues7. ? En termes modernes, nous pourrions dire que l'objet de la grammaire modiste est le langage, par opposition aux

langues. Celle-ci poursuit la recherche des conditions d'ad?quation de l'?nonc?

linguistique ? la r?alit? qu'il signifie, ind?pendamment de la langue dans

laquelle il est formul?. Les grammairiens modistes n'h?sitent d'ailleurs pas ?

pousser jusqu'au bout la logique de leur ?pist?mologie pour conclure que leur science ne traite pas premi?rement de la parole, que la grammaire n'est sermoci nalis (pour reprendre leur expression) que par accident. Ces id?es qui dominent la grammaire universitaire ne laissent aucune place ? un savoir ? propos des

particularismes des langues et a fortiori de la langue vernaculaire. Les langues sont multiples, elles rel?vent comme telles du particulier et tombent de ce fait en

dehors du champ de la grammaire scientifique. Le Moyen Age ne peut pour autant se passer d'au moins une grammaire de

langue : la grammaire latine. La n?cessit? d'acqu?rir cette langue, qui n'est maternelle pour personne, l'exige. Aussi, ? c?t? de la grammaire scientifique, retrouve-t-on une grammaire qui se d?finit alors comme l'art qui enseigne ?

parler et ? ?crire en latin. Cet apprentissage du latin est difficile . Dante sou tient que ? peu de gens parviennent ? son usage habituel, car on ne se peut r?gler ni doctriner en icelle sans longueur de temps et acharnement d'?tude ?8. La pens?e m?di?vale est claire sur ce dernier point : on ne saurait apprendre une

langue de fa?on r?fl?chie sans un corpus de r?gles. Ainsi Roger Bacon soutient il : ? On trouve, chez les Latins, plusieurs personnes qui savent parler le grec, l'arabe ou l'h?breu, mais tr?s peu connaissent la raison grammaticale de ces

langues et ils sont incapables de les enseigner : j'en ai fait moi-m?me

l'exp?rience ?9. Mais ces r?gles qui guident la performance du latin ont statut

d'?nonc?s sur une pratique particuli?re, auxquels l'?pist?mologie aristot?li cienne dominante ne reconna?t aucune valeur de scientificit?. Par opposition, la

langue vernaculaire, ou vulgaire pour reprendre le terme de Dante, est ? celle

que nous parlons sans aucune r?gle, en imitant notre nourrice ?10. Entre la

grammaire scientifique, mais supra-linguistique, et la grammaire latine, conces

sion ?pist?mologique ? la n?cessit? d'apprendre de fa?on r?fl?chie la langue seconde, la langue fran?aise vulgaire ne trouve aucun lieu de manifestation

?crite des r?gles de son expression.

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Mais il existe peut-?tre d'autres raisons ? ce hiatus entre les savoirs linguisti ques ?crits en latin et les r?gles qui pr?sideraient aux usages de la langue d'o?l

m?di?vale, qui tiennent aux rapports et au statut des deux langues au sein de la soci?t? m?di?vale. Si l'hypoth?se est difficile ? d?montrer avec certitude, on ne

peut nier sa f?condit? pour expliquer le paradoxe qui nous pr?occupe. Dans un

ouvrage r?cent, Jack Goody a sugg?r? que, dans la soci?t? m?di?vale comme

dans d'autres soci?t?s orales auxquelles une religion du livre impose un syst?me de communication ?crit, la fonction religieuse s'organise en structure sociale

autonome, l'?glise, dont les ministres constituent la classe des clercs qui tend ?

pr?server son privil?ge de l'usage de l'?criture et sa mainmise sans partage sur

l'?cole11. L'analyse de Jack Goody n?glige cependant un aspect fort important du probl?me qu'elle tente d'?lucider en ne prenant pas en consid?ration la ques tion de la langue qu'utilise l'?criture cl?ricale, en particulier dans son rapport aux langues parl?es dans le milieu o? elle se manifeste. Il appara?t en effet d?couler de la th?se de Goody que la propagation de l'?criture, lorsqu'elle est anim?e par une religion du livre au sein de groupes humains utilisant essentielle

ment la communication orale, tend ? figer et ? sp?cialiser une langue de l'?crit, distante sinon compl?tement diff?rente de la langue de l'oral. Nous rejoignons l'un des caract?res fondamentaux qui d?finit le rapport aussi bien que les sta tuts respectifs de la langue latine et de la langue vernaculaire au sein de la soci?t? et de la culture m?di?vales.

Essentiellement, le latin s'inscrit dans la culture m?di?vale comme la langue de la Bible et de la religion d'une part, et comme la langue des clercs, de l'?cole et de l'?criture d'autre part. Et c'est ainsi que le pensent les intellectuels m?di? vaux. La reconnaissance du latin comme langue de la religion prend le plus sou vent sa source dans le passage de V?vangile de saint Jean (XIX, 20) et dans la version de la Vulgate de celui de Luc (XXIII, 38), qui pr?cisent que l'inscription ? J?sus le Nazar?en, roi des Juifs ? apparaissait sur la croix en h?breu, en grec et en latin. Tous les glossateurs depuis saint Augustin (? In Johannis

evangelium ?, CXVII, 4) qui s'attardent ? ces textes sont conduits ? reconna?tre un statut particulier aux trois langues, le plus souvent en les reliant ? la diffu sion de la parole divine. A l'arri?re-plan se profile cette autre notion issue du commentaire de la Gen?se (III, 5 ? 19) qui suppose que la langue parl?e avant la confusion des langues lors de l'?rection de la tour de Babel, donc avant la puni tion divine, ?tait l'h?breu. Op?rant la fusion de ces id?es, Brunei Latin peut ?crire :

Et a la v?rit? dire, devant ce que la tour Babel fust faite tout home avoient une meisme parleure naturelement, c'est ebreu . mais puis que la diversit? des

langues vint entre les homes, sor les autres en furent .iii. ? sacr?es ?, ebrieu,

grieu, latin12.

Quant ? la reconnaissance du latin comme langue sp?cifique des clercs, de l'?criture et du savoir, le Moyen Age nous a laiss? de nombreux t?moignages

parmi lesquels nous rappellerons celui de Gilles de Rome :

Les philosophes, voyant qu'il n'existait aucune langue vulgaire compl?te et

parfaite par laquelle ils pourraient exprimer la nature des choses, les m urs des

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hommes, le cours des astres et tout ce dont ils souhaitaient discuter, s'inven

t?rent une langue qui ? toute fin pratique leur est propre et qui s'appelle le latin ou langue litt?raire. Ils la constitu?rent riche et ouverte afin que par elle ils

puissent exprimer ad?quatement tous leurs concepts13.

Ainsi donc, ? ces structures sociales ?manant d'une religion du livre, comme

l'?glise institutionnelle, la classe de clercs ou l'?cole, qui constituent des fac teurs d'identification et par cons?quent d'opposition au sein de la soci?t?

m?di?vale, se superposerait un autre niveau d'identification et d'opposition, linguistique cette fois, avec le latin et la langue vernaculaire. Inscrite au sein

d'un tel syst?me d'oppositions, la grammaire qui est un savoir d'?cole, transmis par des clercs, pour enseigner le latin, ne peut que rester sourde ? la voix vernaculaire tout autant qu'aveugle ? sa lettre ; le savoir que nous suppo sons pr?sider ? l'usage de la langue des la?cs ne peut ?tre admis ? franchir les

portes de l'?cole. D'ailleurs, grammatica en latin m?di?val ou gramaire en

ancien fran?ais ne peuvent-ils pas signifier la langue latine ? A la langue vul

gaire parl?e sans aucune r?gle, Dante oppose la ? langue seconde, que les Romains ont appel?e grammaire ?14.

La fronti?re entre le latin et le fran?ais, entre la grammaire et la pratique du

vulgaire, n'est pourtant pas aussi ?tanche que ne le sugg?re la pens?e m?di?vale. Il existait des points de transferts et d'?changes des exp?riences linguistiques entre les deux langues que ne peut masquer compl?tement le discours savant latin. En effet, il ne faut pas nous laisser tromper par celui-ci qui constitue sou

vent l'unique vestige qui nous reste de la comp?tence linguistique des clercs : les auteurs latins demeurent pour la p?riode qui nous occupe des hommes essentiel lement bilingues. Quelques t?moignages laissent m?me entrevoir que de bons clercs sont incapables de certaines performances linguistiques en latin. Ainsi, dans son trait? De laudibus Parisius, Jean de Jandun, th?ologien du xive si?cle, peut bien nous guider en latin dans Paris, mais il avoue son impuissance ? nommer dans cette langue certains produits qu'il nous am?ne voir aux halles des Champaux ; il coupe court ? son enumeration des objets pour parer les dif f?rentes parties du corps en ?crivant ? Et autres choses de ce genre, que je ne

puis citer, plut?t ? cause de la p?nurie des mots latins que faute de les avoir bien vues ?15. D'autres textes trahissent un attachement passionnel ? la langue ver naculaire de certains clercs, et non des moindres. Par exemple, Humbert de Romans, cinqui?me ma?tre g?n?ral des dominicains au xme si?cle, adresse la recommandation suivante ? ceux qui se sont form?s pour la pr?dication :

C'est pourquoi quand ils vont de par le monde, ils ne doivent pas renoncer ? leur langue c?leste pour la langue du monde, de m?me qu'un fran?ais partout o? il va, ne renonce pas facilement ? sa langue pour une autre, ? cause de la noblesse de sa langue et de sa patrie16.

En parcourant des ouvrages grammaticaux universitaires, on rencontre par fois des allusions ? la langue fran?aise, voire des ?l?ments d'une analyse gram

maticale de la langue, qui surprennent ? premi?re vue, compte tenu de ce que nous avons d?j? ?tabli. Le fait para?t cependant beaucoup moins ?trange lors

qu'on se rappelle que la grande autorit? antique sur laquelle s'appuie la gram

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maire savante, le livre que lisent et commentent les professeurs de la Facult? des

Arts, sont les institutiones grammaticae de Priscien. Or cette grammaire appa ra?t souvent tiraill?e entre deux langues, le grec et le latin. En effet, si le latin est

la langue qu'elle d?crit, le grec est celle de ses sources en m?me temps que la

langue maternelle du public auquel elle s'adresse ; Priscien vivait au vie si?cle, en milieu grec ? Constantinople o? il ?tait professeur de latin17. La grammaire qui fournit ses assises au savoir linguistique m?di?val est donc issue d'un milieu o? le latin avait aussi le statut de langue seconde. Priscien introduit de ce fait un

certain comparatisme linguistique lorsqu'il s'attarde ? des traits du grec inexis tants en latin, ce qui provoque parfois l'?mergence d'une pens?e grammaticale de la langue vernaculaire chez les commentateurs m?di?vaux. C'est particuli?re

ment le cas de l'article dont Priscien d?crit le fonctionnement {Institutiones, XVII, 27) ; la plupart des grammairiens m?di?vaux ignorent vraisemblablement le grec et, devant commenter ce passage, certains n'h?sitent pas ? recourir ? leur

exp?rience de la langue vernaculaire pour illustrer leur argument. Il en r?sulte

parfois des analyses grammaticales assez ?tonnantes du fonctionnement du syn tagme nominal fran?ais.

De tous les exemples que nous connaissons, nous voudrions en citer un pre mier, le plus int?ressant ? notre avis, ? cause ? la fois de son anciennet? et du raffinement de son analyse. Il s'agit d'un commentaire de Priscien par Robert

Kilwardby, qui date s?rement d'avant 1245, ann?e o? ce dernier cesse ses acti vit?s ? la Facult? des Arts de l'Universit? de Paris. Il nous enseigne ce qui suit ?

propos du syntagme nominal fran?ais :

Si en effet on dit ? maistre ?, cela est ind?termin? quant aux cas et quant aux positions possibles dans la phrase. Si par ailleurs on dit ? li maistres ? on

marque ainsi le nominatif et on sp?cifie la raison de son ordonnance, en sorte que le mot est d?termin? comme agent de l'acte, ainsi qu'il appara?t lorsqu'on dit : ?li maistres lit ?. Si par ailleurs on dit ? le maistre ?, on d?termine ainsi l'accusatif et la raison de son ordonnance, en sorte que le mot devient d?fini

comme r?cepteur de l'acte comme ici : ? Je vois le maistre ?18.

La glose d?crit un ?tat du fran?ais encore ancien qui distingue morphologique ment l'article et le substantif selon qu'ils sont utilis?s au cas sujet ou au cas

r?gime direct. Il souligne de plus que la position du substantif dans la phrase est

significative de sa fonction. Ces deux traits singularisent ce texte parmi tous ceux que nous connaissons. Par ailleurs, en sugg?rant que l'article se trans forme selon le cas, il annonce l'id?e plusieurs fois reprise au Moyen Age ? l'effet que le cas du substantif fran?ais est marqu? par l'article. Cette id?e va

persister dans la grammaire fran?aise jusqu'? l'?poque classique19. On ne saurait quitter la question de l'article sans rappeler une autre analyse

remarquable qui nous est fournie cette fois par Roger Bacon. Celui-ci mani feste souvent une conscience des probl?mes reli?s aux langues beaucoup plus fine que la plupart de ses contemporains. Il est, par exemple, l'un des rares ?

proposer une analyse de l'article, non plus morphologique, mais s?mantique :

C'est une propri?t? de l'article que de d?signer la v?rit? de la chose. Cela

n'appara?t cependant pas en latin, car les Latins n'ont pas d'article. On peut

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cependant constater le fait en fran?ais. Par exemple, quand ? Paris l'on dit :

? Li reis vent ?, l'article ? li ? d?signe le vrai et l?gitime roi du lieu, c'est-?-dire le roi de France. Cette phrase ne serait pas suffisante pour d?noter la venue du

roi d'Angleterre. Personne ne dirait ? propos de la venue du roi d'Angleterre ? Paris : ? Li reis vent ?, mais on ajouterait plut?t : ? Li reis de Engletere vent ?. L'article suffit donc seul ? pr?ciser la v?rit? et la propri?t? de la chose

d?sign?e par la phrase20.

On pourrait citer encore d'autres constructions du fran?ais que savent analyser les grammairiens latins, comme l'?lision en fran?ais qui est bien d?crite par

Bacon21 ; mais les exemples donn?s suffisent ? d?montrer l'existence de traces d'une authentique pens?e grammaticale de la langue fran?aise chez les intellec tuels m?di?vaux.

Cette vigueur de la pens?e grammaticale du fran?ais qui se manifeste malgr? les interdits ?pist?mologiques pose in?vitablement la question de son origine et

de son statut, puisque aucun lieu du savoir linguistique m?di?val ne favorise son

eclosi?n. Pour ?clairer cette ?nigme, il faut nous tourner vers un autre type de

trait?s m?di?vaux, qui nous sont rest?s en nombre tr?s restreint, mais suffisant

pour ?tre maintenant identifi?s par le g?n?rique de ? Donats fran?ais ?. Il s'agit en fait de tr?s courts trait?s dont la forme et la structure s'inspirent de Y Ars

minor de Donat, cette grammaire ?l?mentaire qui constituait l'un des manuels utilis?s dans les petites ?coles m?di?vales pour initier les enfants au latin. Ces

Donats fran?ais sont ?crits en langue vernaculaire et exposent les ?l?ments de base de la morphologie du latin, mais qu'ils illustrent aussi bien d'exemples fran?ais que d'exemples latins. Et c'est l? qu'ils apparaissent ?clairants pour notre propos. Les Donats fran?ais attestent de la capacit? des grammairiens

m?di?vaux de penser le fran?ais en utilisant les cat?gories morpho-syntaxiques latines. Ce sont donc tous les ?l?ments syntagmatiques de la phrase vernaculaire

qui sont pens?s grammaticalement, et non plus seulement ceux par lesquels le

fran?ais s'apparente au grec et diff?re du latin. Ainsi, les degr?s de la compa raison sont expliqu?s de la fa?on suivante :

Quanz degrez de comparaison sont ? III. -Quiex ? [Le positif, li compa ratif, li suppellatif] : li positif si comme ? doctus ? "

sage ", li comparatif si comme ? doctior ? "

plus sage ", li suppellatif si comme ? doctissimus ? "

tressage "22.

Les Donats fran?ais nous rappellent en fait que malgr? l'interdiction de

parler fran?ais qui semblait avoir cours dans les petites ?coles m?di?vales, ainsi

que le rappelle cette recommandation aux ?l?ves de Carpentras, datant du xive si?cle : ? De m?me, selon la r?gle g?n?rale qui ne doit pas ?tre oubli?e, tous les ?coliers doivent conserver le silence et ne pas parler roman ?23, la p?da gogie du latin ne pouvait, dans les faits, s'articuler sur le strict cloisonnement du latin et de la langue vernaculaire que d?finissait la pens?e savante. L'appren tissage du latin entra?nait une in?vitable dialectique entre la langue maternelle et

la langue de l'?cole. De l'appui n?cessaire que fournit par exemple le fran?ais ?

l'apprentissage du latin devait r?sulter une ronde des ?changes linguistiques entre les deux langues. Les Donats fran?ais t?moignent que l'initiation au latin

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supposait en fait un double apprentissage pour l'?colier m?di?val : celui du

latin, bien s?r, mais aussi celui de l'appareil conceptuel grammatical. Cette conclusion d?coule d'ailleurs en toute logique de la pens?e m?di?vale du rap

port entre les deux langues. Le latin s'oppose au fran?ais non seulement en tant

que langue, c'est-?-dire par la sp?cificit? de son lexique et de sa morpho-syn taxe, objet vis? par l'apprentissage de la langue seconde, mais il s'y oppose ?ga lement par l'appareil grammatical qui le d?finit et qu'ignore totalement la

langue vernaculaire. L'apprentissage du latin passait donc par une appropria tion, soit pr?alable ? partir d'exemples fran?ais, soit concomitante ? partir d'exemples latins, des concepts de la grammaire. Dans la mesure, donc, o? les

concepts grammaticaux pouvaient ?tre appris ? l'aide du fran?ais, ainsi que l'attestent les Donats fran?ais, il s'instaurait n?cessairement un rapport de

grammaticalit? ? la langue vernaculaire. Devenir lettr? en latin devait trans former le rapport ? la langue maternelle et susciter un rapport lettr? et r?fl?chi ? celle-ci. Or cette conclusion s'applique tout aussi bien aux auteurs savants uni versitaires dans les grammaires desquels nous avons vu percer des r?flexions

grammaticales sur le fran?ais, qu'aux auteurs qui exercent les diff?rents

registres de l'?criture en fran?ais et au sujet desquels nous avons fait l'hypo th?se d'un certain savoir grammatical qui guide leur pratique.

Au terme de cette enqu?te se pose pourtant cette ultime question : peut-on cerner le statut ?pist?mologique de ce savoir grammatical ? propos du fran?ais qui ind?niablement existe, bien qu'en pays d'o?l il ne donne lieu ? aucun expos? syst?matique ?crit ? Nous croyons pouvoir apporter deux ?l?ments de r?ponse en consid?rant d'une part comment les m?di?vaux ont pens? la norme linguis tique qui juge de la qualit? d'une performance linguistique fran?aise, puis en examinant le statut du savoir grammatical ? propos du fran?ais lorsqu'il est sys t?matis? pour la premi?re fois en Angleterre au xive si?cle.

Les auteurs m?di?vaux reconnaissent qu'on peut porter un jugement de valeur sur une performance linguistique en langue vernaculaire et de ce fait

manifestent la conscience d'une norme de la langue. Humbert de Romans ?crit

par exemple ? propos des qualit?s verbales exig?es du pr?dicateur :

Si pour la pr?dication, les diverses langues furent donn?es aux premiers pr?

dicateurs, afin qu'ils parlent d'abondance ? tous, ne serait-il pas inconvenant

qu'un pr?dicateur manifeste de temps en temps des difficult?s d'expression, soit ? cause d'un d?faut de m?moire, d'une faiblesse en latin, d'une carence en

langue vulgaire, ou autre24 ?

Ce texte est lourd de sens, car il place sur un pied d'?galit? l'excellence de la

m?moire, la ma?trise du latin et le bon maniement de la langue vernaculaire. Or, si la rh?torique enseigne le contr?le de la m?moire et la grammaire le bon usage du latin, on ne conna?t aucun savoir correspondant pour la langue vernaculaire.

Humbert de Romans reste compl?tement muet sur la question. Celle-ci s'?claire

cependant dans une glose de V?vangile de saint Jean o? Thomas d'Aquin explique comment s'?value la qualit? d'un savoir qui se manifeste par les actes, par opposition ? un savoir acquis par l'?tude :

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S. LUSIGNAN FRAN?AIS ET LATIN AU MOYEN ?GE

Il faut savoir premi?rement que pour d?terminer si quelqu'un exerce correc

tement un art, il faut s'en remettre au jugement de celui qui est expert dans cet

art : ainsi pour ?valuer si quelqu'un parle bien le fran?ais, il faut requ?rir le

jugement de quelqu'un de comp?tent dans la langue fran?aise25.

Parler fran?ais s'assimile ? un art, c'est-?-dire ? un processus op?ratoire complexe. Du coup, la pratique de la langue risque d'?tre exclue du domaine de la science ; l'?pist?mologie m?di?vale laisse peu de place pour th?oriser une pra

tique, ainsi que le permettent nos concepts modernes de science appliqu?e ou

d'ing?nierie par exemple. Aussi n'existe-t-il d'autres r?gles pour juger de la

comp?tence d'un locuteur fran?ais que le jugement de celui qui est reconnu comme un expert en la mati?re. La pratique de la langue tendrait ? se rappro cher des autres arts op?ratoires complexes comme la m?tallurgie, la sculpture ou l'architecture, que la pens?e m?di?vale classe parmi les arts m?caniques,

mais sur la th?orie desquels elle demeure d'une st?rilit? et d'un mutisme d?con

certants, laissant en fin de compte aux ma?tres des diff?rents m?tiers le soin de transmettre oralement leur savoir et leurs normes ? leurs apprentis26.

On h?siterait ? pousser l'id?e jusqu'? sugg?rer que le Moyen Age apparen tait la pratique de la langue ? un art m?canique si Bacon ne nous ouvrait la voie en ce sens. Suivant la tradition bo?cienne souvent reprise au Moyen Age, Bacon

distingue la musique instrumentale et la musique vocale. Cette derni?re recouvre le chant et le discours, lequel inclut la prose, la m?trique et le rythme.

Or, affirme Bacon, c'est la musique et non la grammaire qui fournit les causes

r?elles du discours en prose et en vers ; le grammairien qui op?re ? l'int?rieur m?me du discours ne peut proc?der qu'? des descriptions et non ? des d?mons trations comme le musicien :

Aussi le grammairien, qui proc?de par voie narrative, laquelle ne rel?ve pas

de la d?monstration, ne donne pas les causes de ces choses, mais seulement pour

quoi elles sont ainsi et se sont ainsi produites. Aussi le grammairien a-t-il le m?me rapport au musicien, que le charpentier au g?om?tre. C'est pourquoi dans

cette partie le grammairien est un m?canicien, et le musicien l'artisan principal27.

Incapable de se distancier de la langue, le discours du grammairien s'inscrit en

fin de compte comme l'une des pratiques possibles de la langue. Et comme toute pratique, il est l'acte d'un ? m?canicien ?. Dans le contexte du xme si?cle, cette th?se nous semble tout ? fait en accord avec l'?pist?mologie de la grammaire sp?culative qui ? sa fa?on recherche aussi la scientificit? en se

d?gageant des langues. L'une et l'autre ont pour cons?quence de situer la gram maire comme savoir ? propos d'une langue, en dehors du champ de la science et en de?? du domaine de l'?crit, sauf dans le cas du latin que des conditions cultu relles particuli?res font subsister uniquement comme langue seconde.

Le statut m?di?val du savoir grammatical ? propos du fran?ais est encore

?clair? par les trait?s que les Anglais ont r?alis?s, surtout ? la fin du xive et au

d?but du xve si?cle, pour assurer son apprentissage comme langue seconde de

l'administation. Il nous reste en effet, ?crit ? cette ?poque, un certain nombre de trait?s comme les Mani?res de langage, les listes de conjugaisons de verbes, les trait?s d'orthographe, et surtout, le plus int?ressant pour notre propos, le

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CONTACTS CULTURELS

Donait franco is de John Barton (av. 1409), sans doute la premi?re v?ritable

grammaire fran?aise28. Il nous semble que l'on peut consid?rer ces trait?s

comme des r?v?lateurs de cette pens?e grammaticale du fran?ais que nous

avons vu affleurer dans les ouvrages savants que nous venons d'analyser. Ind?niablement, la langue qu'enseignent les trait?s anglais est seconde et la

norme qu'ils refl?tent est celle de Paris. L'argument de l'introduction de la

Mani?re de langage de 1396 va servir de trame ? notre analyse. Le signe de croix

ex?cut?, la seconde phrase du trait? d?finit ainsi son objet : ? Ci commence la maniere de language que t'enseignera bien a droit parler et escrire doulx fran

?ois selon l'usage et la coustume de France ?29. Chacun des mots de cette phrase doit ?tre pes?. L'objet du trait? est d'enseigner le ? doulx fran?ois de France ?.

L'auteur souligne d'embl?e l'origine ?trang?re de la langue qu'il va enseigner. Dans le Tractatus Orthographie de M. T. Coyfurelly (c. 1400), la langue ensei

gn?e est aussi d?sign?e comme ? sermones gallicanes... secundun usum in par tibus transmarinis dulciter sonare ?30 : les mots des Fran?ais d'outre-mer qu'il va enseigner ? parler de fa?on douce. Plus pr?cis encore, John Barton sp?cifie qu'il va introduire son lecteur au ? droit language de Paris et de pais la

d'entour, la quelle language en Engliterre on appelle : doulce France ?31.

La Mani?re de 1396 nous dit encore que son enseignement va suivre ? l'usage et la coustume de France ?. Les trait?s didactiques se montrent sou

cieux de s'approprier l'autorit? que donne le fait d'?tre un locuteur naturel du

fran?ais parisien. Coyfurelly rappelle son titre de docteur d'Orl?ans qui laisse

supposer qu'il a v?cu un certain temps en France. John Barton va plus loin et

affirme qu'il n'est pas l'auteur du Donait, mais qu'il a pay? de bons clercs fran

?ais pour le r?aliser : ? Et cest Donait je le fis la fair a mes despenses et tres

grande peine par pluseurs bons clercs du langage avant dite ?32. On soup?onne l? un topos litt?raire pour fonder l'autorit? du trait?. Le probl?me de tous ces

auteurs est qu'il n'existe pas d'ant?c?dents litt?raires, ?'auctoritates au sens

m?di?val, pour fonder leurs travaux didactiques. Ils sont les premiers ? syst? matiser par ?crit les r?gles du fran?ais. Ils doivent donc s'appuyer sur l'exp? rience, et surtout, nous dit la Mani?re de 1396, sur Vusage et la coustume. Rap

pelons que le couple de mots ? usages et coustume ? sert en fran?ais m?di?val ?

d?signer les corps de lois du droit coutumier. Ce sont ces termes m?mes

qu'emploie Philippe de Beaumanoir dans son Coutumier de Beauvaisis. Dans son ouvrage sur la coutume, Gilissen place les notions d'? usage ? et de ? coutume ? au fondement m?me du droit coutumier m?di?val. Au

Moyen Age, chacun de ces deux termes poss?de un sens bien pr?cis qu'il d?finit de la fa?on suivante :

L'usage na?t de la r?p?tition d'actes ou du comportement des hommes dans un

groupe social donn? ; il implique une continuit? d'agir dans un sens donn?.

L'usage devient coutume lorsque cette fa?on d'agir est ressentie par le groupe

comme obligatoire, en ce sens qu'une action contraire ? l'usage est consid?r?e

comme devant ?tre sanctionn?e33. Le couple ? usage et coustume ? ne d?signe donc

pas seulement la pratique, mais les r?gles non ?crites qui gouvernent la pratique.

John Barton qualifie au surplus de ? bons clercs ? ceux qu'il a charg? de mettre par ?crit la grammaire fran?aise. Cette expression rappelle encore le droit

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coutumier ; elle ?voque les boni viri ou les boni homines dont le t?moignage doit intervenir dans l'?laboration de la preuve ou l'authentification d'un droit. Dans le contexte du droit coutumier de tradition orale, il faut l'intervention de per sonnes respect?es pour attester d'un droit ; c'est la proc?dure que les historiens du droit m?di?val appellent l'enqu?te par turbe34. En qualifiant ainsi de ? bons clercs ? ceux dont l'autorit? fonde en quelque sorte la valeur de sa grammaire, John Barton op?re vraisemblablement le transfert, ? des fins ?pist?mologiques, d'une expression juridique qualifiant un t?moignage oral sur un droit.

Jusqu'? quel point serions-nous autoris? ? conclure que cette analogie avec

le droit coutumier sugg?re l'existence ant?rieure ? la mise par ?crit de tout un

corpus de r?gles grammaticales non ?crites mais n?anmoins d?finies ? On est

frapp?, en lisant le Donait de Barton, de constater la richesse de son ?tude de la

grammaire du fran?ais en m?me temps que d'y retrouver les id?es sur cette

langue qui affleurent ici et l? dans les grammaires latines ant?rieures, dans l' uvre de Bacon, ou plus clairement dans les Donats fran?ais. Il nous semble

que, au fil de ces textes qui s'?tendent sur pr?s de deux si?cles, nous assistions ?

l'?mergence d'une r?flexion grammaticale sur la langue fran?aise qui r?ussit de

temps en temps ? effectuer des perc?es au niveau de l'?crit et qui est syst?ma tis?e pour la premi?re fois en Angleterre ? la fin du xive si?cle.

En d?finitive, qu'on assimile ce savoir sur la langue d'o?l ? ceux qui pr?sident aux arts m?caniques ou qu'on l'apparente ? un droit coutumier, dans les deux cas le Moyen Age utiliserait pour le nommer des cat?gories ?pist?mologiques qui lui servent ? d?signer des savoirs bien r?els, la?cs et oraux, qui existent aux

marges du latin, de l'?crit et de l'?cole. ? Arts m?caniques ? et ? droits coutu mier s ? constituent en effet deux couloirs ?troits par lesquels communiquent, avec plus ou moins de succ?s, les deux structures socio-culturelles dans les

quelles s'inscrit l'homme m?di?val. Et l'historien des questions intellectuelles ne doit pas h?siter ? s'y glisser parfois pour se pr?munir de la myopie qui ne lui ferait reconna?tre comme savoir m?di?val que celui dont t?moigne la lettre latine ou les programmes de l'Universit?.

Serge Lusignan Institut d'?tudes m?di?vales

Universit? de Montr?al

NOTES

1. P. Wolff, Les origines linguistiques de l'Europe occidentale, 2e ?d. revue et mise ? jour,

Toulouse, 1982. Le pr?sent article approfondit la r?flexion sur un probl?me historique dont nous

avons analys? en d?tail les articulations dans notre ouvrage Parler vulgairement. Les intellectuels

et la langue fran?aise aux XIIIe et XIVe si?cles, Montr?al-Paris, Presses de l'Universit? de Mon

tr?al et J. Vrin, 1986. Nous renvoyons ? cet ouvrage pour une bibliographie plus ?labor?e sur la

question, nous contentant ici de signaler quelques r?f?rences cl?s.

2. The Cambridge History of Later Medieval Philosophy, N. Kretzman, A. Kenny, J. Pinborg, E. Strump ?ds, Cambridge, 1982.

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CONTACTS CULTURELS

3. C. Marchello-Nizia, Histoire de la langue fran?aise aux XIVe et XVe si?cles, Paris, 1979.

4. C. Marchello-Nizia, op. cit. ; J. Monfrin, ? Le mode de tradition des actes ?crits dans

les ?tudes de dialectologie ?, dans Les dialectes en France au Moyen Age et aujourd'hui, Paris, 1972, pp. 25-58.

5. Le Moyen Age ne nous a laiss? qu'un seul v?ritable trait? th?orique sur la langue vernacu

laire et il s'agit ?videmment du De vulgari eloquentia (A. Marigo ?d., Florence, 1938). Nous

croyons avoir d?montr? dans notre livre que plusieurs id?es avanc?es par Dante au sujet de l'italien sont ?clairantes pour la question du fran?ais.

6. I. Rosier, La grammaire sp?culative des modistes, Lille, 1983.

7. Eadem enim sunt constructibilia et idem modi significandi et idem modi construendi apud Latinos et Grecos saltern secundum speciem. Ergo grammatica est eadem apud omnes homines in omni ydiomate. Jean le Danois, Summa grammatica, A. Otto ?d., Copenhague, 1955, p. 54. Sauf indication contraire, les traductions des citations latines sont les n?tres.

8. Dante, De vulgari eloquentia, I, 1,3, trad. A. P?zard, dans uvres compl?tes, Paris, La

Pl?iade, 1965.

9. Multi vero inveniuntur, qui sciunt toqui Graecum, et Arabicum, et Hebraeum, inter

Latinos, sedpaucissimi sunt qui sciunt rationem grammaticae ipsius, nee sciunt docere earn : ten tavi enim permultos. Roger Bacon, Opus tertium, J. S. Brewer ?d., Rolls Series XV, 1859, p. 34.

10. Dante, op. cit., I, 1,2.

ll.J. Goody, La logique de l'?criture, Paris, 1986.

12. Brunet Latin, Li livres dou tr?sor, III, 1, 3, F. J. Carmody ?d., Berkeley, 1948.

13. Videntes enim Philosophi nullum idioma vulg?re esse completum et perfectum, per quod perfecte exprimere possent naturas rerum, et mores hominum, et cursus astrorum, et alia de

quibus disputare volebant, invenerunt sibi quasi proprium idioma, quod dicitur latinum, vel idioma liter ale : quod constituerunt adeo latum et copiosum, ut per ipsum possent omnes suos

conceptus sufficienter exprimere. Gilles de Rome, De regimineprincipum, II, II, 7, r?impression de l'?dition de Rome 1607, Aalen, 1967.

14. Dante, op. cit., I, 1,2.

15. Texte ?dit? en latin et traduit par Le Roux de Lincy et L. M. Tisserand, Paris et ses his

toriens, Paris, 1867, p. 51.

16. Et ideo cum vadunt per mundum, non debent dimitiere linguam coelestem propter lin

gua m mundi, sicut Gallicus, quoeumque vadat, non de facili dimittit linguam propter aliam, et

propter nobilitatem linguae suae, et patriae suae. Humbert de Romans, De eruditione praedica torum, liber I, dans Opera de vita regulad, J. J. Berthier ?d., t. II, Rome, 1889, p. 465.

17. G. Dagron, ? Aux origines de la civilisation byzantine : langue de culture et langue d'?tat ?, Revue historique, CCXLI, 1969, pp. 23-56.

18. Si enim dicatur ? maistre ?, adhuc confusum est respectu casuum et respectu diversarum ordinum in oratione. Si enim dicitur ? li maistres ?, determinatur ei nominativus et determinatur ei ratio ordinis, ut ab eo potest sic egredi actus, quod patet sic dicendum ? li maistres lit ?. Si autem dicatur ? le maistre ?, determinatur ei accusativus et ratio ordinationis, ut recipiat actum sic : ? je voi le maistre ?. Paris, B. N., Latin 16221, 6va.

19. A. Joly, ? Le probl?me de l'article et sa solution dans les grammaires de l'?poque classique ?, Langue fran?aise, XL VIII, pp. 16-27.

20. Nam hoc est de proprietate articuli ut veritatem rei designet. Sed hoc non apparet in

Latino, quia Latini non habent articulum. Nam satis innotescit in Gallico. Unde cum dicitur Pari sius Li reis vent, iste articulus li d?sign?t proprium et verum regem tails loci, quasi r?gis Franciae.

Et non sufficeret hoc ut denotaret adventum r?gis Angliae. Nullus enim diceret de rege Angliae veniente Parisius, Li reis vent, sed adjungeret aliud dicens, Li reis de Engletere vent. Et ideo arti culus solus sufficit ad veritatem et proprietatem rei de qua sermo designandum. Roger Bacon,

Opusmajus, III, J. H. Bridges ?d., Oxford, 1897, p. 77.

21. The Greek Grammar of Roger Bacon and a Fragment of his Hebrew Grammar, E. Nolan et S. A. Hirsch ?ds, Cambridge, 1902, p. 10. D'autres exemples d'analyses grammaticales du

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S. LUSIGNAN FRAN?AIS ET LATIN AU MOYEN ?GE

fran?ais sont cit?s par K. M. Fredborg, ? Universal Grammar According to some 12th Century Grammarians ?, Studies in Medieval Linguistic Thought Dedicated to G. L. Bursill-Hall, E. F. K. Koerner ?d., Amsterdam, 1980, pp. 69-84.

22. S. Heineman, ? L'Ars Minor de Donat traduit en ancien fran?ais ?, Cahiers Ferdinand de Saussure, XXIII, 1966, p. 51 ; et aussi Q. I. M. Mok, ? Un trait? m?di?val de syntaxe latine en

fran?ais ?, M?langes de linguistique et de litt?rature offerts ? Lein Geschiere, Amsterdam, 1975, pp. 37-53.

23. Item de norma generali que non est omitenda debent enim omnes tenere silencium nec

loqui in romancio. H. Chobaut, ? Un document sur les ?coles de grammaire de Carpentras au

xive si?cle ?, Annales d'Avignon et du Comtat Venaissin, 1924, pp. 5-12.

24. Si enim propter praedicationem primitivis praedicatoribus data sunt genera linguarum, ut

abundarent verbis ad omnes, quam incidens est cum praedicator habet interdum defectum in

verbis, velpropter defectum memoriae, velpropter defectum latinitatis, vel propter defectum vul

garis loquutionis, et huiusmodi ?, Humbert de Romans, op. cit., p. 402.

25. Circaprimum sciendum est, quod iudicio illius standum est, utrum aliquis bene operetur in

aliqua arte, qui est expertus in arte illa : sicut an aliquis bene loquitur gallice, standum est iudicio

eius qui est peritus in lingua galilea. Thomas d'Aquin, Super Evangelium Sancti Ioannis Lectura,

VII, II, 5, MARiETTi?d., 1952.

26. S. Lusignan, ? Les arts m?caniques dans le Speculum doctrinale de Vincent de

Beauvais ?, dans G. H. Allard et S. Lusignan, Les arts m?caniques au Moyen Age, Montr?al

Paris, Bellarmin-Vrin, 1982, pp. 33-48.

27. Ergo grammaticus, qui per viam narrationis laborat, cui demonstratio non pertinet, non

dabit causas istorum, sed solum quia sic sunt, et sic habent fieri. Ergo grammaticus se habet ad

musicum, sicut carpentor ad geometricum. Et ideo grammaticus est mechanicus in hac parte, et

musicus est artifex principale. Roger Bacon, Opus tertium, LIX, p. 231.

28. Pour la typologie de ces trait?s, C. Marchello-Nizia, op. cit., pp. 34-39.

29. P. Meyer, La mani?re de langage qui enseigne ? parler et ?crire le fran?ais, Paris, 1873,

p. 382. L'argument qui suit doit beaucoup aux suggestions de Caroline Bourlet de l'Institut de

recherche et d'histoire des textes ? Paris.

30. E. Stengel, ?Die ?ltesten Anleitungsschriften zur Erlernung der franz?sischen

Sprache ?, Zeitschrift f?r neufranz?sische Sprache und Literatur, I, 1879, p. 16.

31. E. Stengel, op. cit., p. 25.

32. E. Stengel, op. cit., p. 25.

33. J. Gilissen, La coutume. Typologie des sources du Moyen Age occidental, 41, Turnhout,

1982, p. 25.

34. J. Gilissen, op. cit., p. 65.

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