L'être, le sens et le réel (master, suite)

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L’être, le sens et le réel Mémoire rédigé par Florian FORESTIER Sous la direction de Madame le Professeur Catherine MALABOU Université PARIS 10 Année 2004-2005 1

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L’être, le sens et le réel

Mémoire rédigé par Florian FORESTIER

Sous la direction de Madame le Professeur CatherineMALABOU

Université PARIS 10

Année 2004-2005

1

Remerciements   :

A Catherine Malabou pour avoir accepté de diriger ce

travail, et pour avoir écrit les ouvrages qui lui ont

donné matière à se poursuivre.

A Alain Cugno et François-David Sebbah pour les

discussions qui en ont stimulé l’écriture.

A Jean-Luc Nancy pour avoir pris la peine de me

répondre et m’avoir prodigué ses encouragements ;

pour être à l’origine de l’oeuvre qui m’a guidé.

A Julien Starck et Mathieu Aud’hui parce qu’en dépit

de nos divergences, ce texte est issu d’un souci

commun que de nombreux échanges ont alimenté

2

A ma mère pour m’avoir soutenu et assisté. A mon

oncle Daniel Tisseyre pour m’avoir aidé pour la mise

au point du texte et sa mise en en forme

informatique.

PLAN

INTRODUCTION, P. 4.

LE SENS ET LA TEMPORALITÉ. P. 14.

LE PRÉSENT, OU « L’ÊTRE AU PRÉSENT ». APORIES. P. 25.

LA PRÉSENCE, LE SENS ET L’ORIGINE DU MONDE. LA SINGULARITÉ. P. 37.

ARCHITECTURE DE LA PRESENCE 1 : FORME ET PERSPECTIVE. P. 52.

ARCHITECTURE DE LA PRÉSENCE 2 : ECHELLES, CONSISTANCES ET RYTHMES. P. 65.

RÉEL ET ENGAGEMENT 1 : LA QUESTION DE LA MÉTHODE. P. 77.

3

RÉEL ET ENGAGEMENT 2 : L’INDIVISIBLE PLUTÒT QUE LE DIVISIBLE. P. 86.

CONCLUSION P. 94.

ANNEXE

LE « CONCEPT DE DIEU ». P. 98.

RETOUR SUR LA DÉCONSTRUCTION. LE STATUT DE LA VÉRITÉ. P. 102.

INDEX. P. 106.

BIBLIOGRAPHIE. P. 108.

4

INTRODUCTION

1. Heidegger s’est appliqué à penser cette chose insaisissable que ce

qui se présente ne le fait jamais que dans ce qu’il a appelé

« l’ouvert de la présence ». Ce qui est n’apparaît dans un horizon à

partir duquel il devient pensable et « calculable » qu’à partir du

fait d’être, lequel constitue la dimension originaire dont toutes

ses variations intelligibles peuvent se dégager. En d’autres termes,

toute appréhension de ce qui est en terme d’objet saisi dans la

permanence instituée de ce qu’il présente, ne fait jamais

qu’occulter que c’est en tant que ce qui se présente est qu’il peut

entrer dans le jeu de la présence. Tout « lissage du temps » dans

l’enchaînement d’une série d’objets liés les uns aux autres et

désamarrés inverse le mouvement originaire de l’exister et le saisit

dans l’essentialisation de ce qu’il projette plutôt que dans le

geste en lequel il s’en investit. A force de s’abandonner de cette

façon à l’occultation de ce qu’est la présence, on finit par

établir sa vie selon des plans qui chassent abstraitement tout sens

de l’effectivité de l’exister, pour le mettre au crédit d’une

production elle-même suspendue et vaine. Ou alors on finit par

tomber dans « l’à quoi bon », le triste résidu d’une histoire

appréhendée téléologiquement à partir de sa fin dès lors que cette

fin se brise, s’évanouit dans le néant ou se poursuit indéfiniment

comme les pièces de Beckett. C’est exactement contre cette tendance

insidieusement à l’œuvre qu’Heidegger nous prémunit :

« Ce qui séjourne toujours en passant, le présent, se déploie depuis et selonle double ajointement de la présence à l’absence. Mais en tant que présent,ce qui séjourne toujours en passant, da Je-weilige, peut, précisément lui etlui seul, demeurer en son séjour, s’arrêter en son séjour. 1»

1 Cité oralement par Didier Franck lors de son séminaire Heidegger et lechristianisme, à Paris X et à l’ENS de Paris. Nous n’avons pas pu trouver lesréférences précises de cette citation.

5

Comme l’expliquait Didier Franck dans son séminaire sur Heidegger et

le christianisme, l’être est articulé, c’est-à-dire qu’on ne peut

comprendre le mouvement de l’existence sans penser l’articulation

selon laquelle elle accède à elle-même. L’étant est étant seulement

parce qu’il est, mais il n’est qu’en cela qu’il se présente en

s’instituant, en se détachant du fait brut de l’être pour se

manifester comme une constance. Mais ce qui est n’est autre que ce

qui se tient dans l’ouvert de la présence, et celui-ci n’est rien à

son tour que le fait pour le monde articulé où se montre l’étant

d’être « vraiment », en et à partir de soi-même. Tel est le « pli »

de la présence : l’être est originairement un « s’accomplir de soi-

même », en lequel le présent se retourne et se plie, « se charge de

lui-même », bref, s’assume en tant qu’il est le présent - c'est-à-

dire ouvert sur l’énigme du fait d’être. Le « qu’ » est l’objet

insigne de la pensée de Heidegger. En lui, le reflux vers la

présence dans l’assomption du présent n’est pas un rétrécissement de

la temporalité, mais une écoute de l’articulation originaire de

celle-ci2. Cette réserve, c’est le dépouillement du poème qui

recueille la proximité de la terre, le geste du poète qui consent à

l’existence et reflue vers ce que la parole prononce originairement3.

La parole est l’espacement originel d’un jeu de tensions4. En elle se

joue « l’appropriation à soi de la tâche de l’être ». Pour

l’entendre, la poésie se veut un toucher du silence.

2. Dans ce retrait, cette réserve, quelque chose se clôt pourtant

dont Heidegger ne parle pas. On ne sait pas - et le pessimisme de

Heidegger lui-même n’est guère encourageant - si le poète, en cette

2 Selon laquelle se joue le jeu du présent, du passé et de l’avenir. Cf. Temps etEtre, dans Questions III et IV.3 Elle qui est la di-mension de l’être. Cf. en annexe, notre lecture de L’origine del’oeuvre d’art. 4 Qui a d’abord été pensé comme combat du monde et de la terre, puis comme le jeudes quatre, la terre, le ciel, les divins et les mortels.

6

tenue, fait autre chose que celui qui se retire sur la plus haute

dune en espérant que la mer l’épargnera. Quand nul ne sait où la mer

s’arrête, on ne sait pas non plus si les derniers îlots préservés ne

vont pas bientôt disparaître à leur tour, et si, dans une résistance

farouche à la clôture, nous ne sommes pas déjà les proies de ce à

quoi nous résistons. Peut-être la garde de l’être impose-t-elle au

contraire que ses bergers rompent leur réserve et qu’ils osent à

leur tour dévaler dans le tumulte de l’étant…

L’existence quotidienne est quotidienne au point que son pouvoir

d’érosion finit par défaire les procédés que nous avons mis en place

pour rester sur le qui vive et ne pas nous laisser sédimenter dans

l’atemporalité de l’habitude. Heidegger a beaucoup insisté sur ce

point : le monde, ouvert pour et face à nous, est un horizon général

de stabilité (de solidité et de fiabilité, en allemand Verlässlichkeit)

auquel nous nous confions. L’existence ne peut être que quotidienne,

parce que tout surgissement demande qu’on lui aménage un terreau.

Sans ce sempiternel retour du même, sans la mise en forme que

Kierkegaard nomme la vie éthique, rien : rien qu’on puisse bâtir,

aucune proximité qu’on puisse préserver, aucune distance qu’on

puisse accueillir. L’étranger, l’errant absolu, celui sur qui aucune

temporalité n’a prise, flotte plutôt qu’il n’existe et ne vit pas

plus qu’une vie hallucinée5. Que cette fluence soit entretenue dans

la culture de l’affect, l’intensification et la machination de son

corps n’y change rien, bien au contraire. Qu’est-ce d’abord qu’une

pure intensité ? Quelle pureté se conserverait, hors de

l’immédiateté de sa manifestation autrement qu’en une fuite d’affect

à affect, en ouvrant une véritable dépendance ? Une existence

engloutie dans l’affect se cherche à tâtons plutôt qu’elle ne

5 Nous ne lisons seulement le désarrois ni la quête d’un bonheur immédiat dansl’Etranger de Camus mais quelque chose d’inhumain, d’insoutenable.

7

s’exalte. Elle se traverse en plein vertige et ne retient rien du

paysage.

Nous ne cessons d’oeuvrer dans et pour le monde, de nous engager à

l’intérieur de son cercle d’échanges, serré par les échéances et les

temporalités qui le gouvernent. Il y a les temporalités

journalières, le temps du travail, le temps des sociétés ; il y a

celui des calendriers, celui des petites choses, il y a les

aménagements à l’intérieur d’espaces-temps plus réduits… Mais il y a

aussi les temps biologiques, qui s’accommodent tant bien que mal aux

calendarités professionnelles. Il y a les temps du projet… Il y a

même la temporalité spéciale de l’inconscient, celle qui ne connaît

plus la durée, l’avant, l’après, et qui n’est qu’une sédimentation

anarchique à laquelle se confrontent et se ressourcent les

stratégies d’individuation. Nous avons tenté de retracer ailleurs6,

en suivant le chemin balisé par Bergson, Deleuze, Catherine Malabou

ou Bernard Stiegler, comment la prise temporelle elle-même se

constitue dans le rapport réciproque de ses rythmes sans qu’on

puisse y déceler plus que la puissance d’une pesée. Dans L’avenir

de Hegel, Catherine Malabou commence par insister sur le fait que le

« concept du temps a lui-même des moments, il se différentie et donc

se temporalise lui-même »7, base de sa réflexion.

Il faudrait insister à ce niveau sur le fait que l’existence humaine

est faite de trajets et qu’elle ne consiste même qu’en cela. Plus

encore que celle de « vitesses différentielles », introduite par

Deleuze, l’idée de trajet fait joint entre les concepts bergsoniens

et heideggériens de la temporalité et permet peut-être de réinscrire

dans l’édifice heideggérien la richesse infinie des différentielles

bergsoniennes. Par trajets, nous pensons à tous les enjambements,

6 Cf. à ce sujet notre texte d’annexe, La prise du symbolique sur le vivant. 7 L’avenir de Hegel, p. 29.

8

toutes les attentes, les automatismes et les habitudes qui sont une

ossature obligée de l’existence. La spatialité heideggérienne

explicite cet ouvert, cet aller-au-delà-de-soi du sens dans lequel

le Dasein s’abandonne et se retrouve, s’engage dans un espacement

qui l’outrepasse, recueille ses actions ou leur résiste. Mais elle

n’est pas faite d’autre chose que de trajets. Trajets mondains, d’un

point à l’autre (dans une ville que l’on redécouvre parfois à

l’occasion d’un livre ou d’un film, dans sa consistance propre

toujours enjambée), autant que trajets intellectuels du raisonnement

C’est peut-être en littérature que cette articulation de l’existence

est la plus patente, puisque, pour qui écrit, la question de la mise

en résonance du rythme d’un récit avec celui des accidents du monde

qui le supportent s’impose tout de suite : précisément la question

de ce qu’on retient ou supprime, de tout ce que le regard dispose ou

impose. On a pu, comme les tenants du nouveau roman ou comme Ponge et

ses disciples, chercher à désubjectiver et à sevrer l’écriture de

ses dépôts affectifs et symboliques. Il s’agissait par là en quelque

sorte de redescendre en deçà du monde constitué, dans une pure

immanence abstraite de lignes, de forces et de flux - toute une

machinerie cachée modelant et polarisant le langage comme une

plastique.

Citons par exemple Le morceau de viande 8 , de Ponge. 8 Cf. Le parti pris des choses, p. 64. Ici, on renvoie aussi bien entendu à l’étudede Deleuze sur Vendredi ou la vie sauvage de Tournier, sûrement un des textes lesplus clairs et les plus explicites sur la question. Cette strate primitive,explique Deleuze, c’est Spéranza telle qu’elle se dresse une fois la « structureautrui », qui organisait la profondeur du monde, résorbée à force de solitude. Dèslors, plus de chemins courbes, plus de renvois, plus d’insondables couchesinterprétatives : de la roche et de la terre nue, un soleil dur et vertical, unciel géométrique. On rappellera aussi les premières pages du Livre des fuites deJMG Le Clézio : « Il y eut un jour où celui qui s’appelait Hogan marcha sur son ombre dans les rues de laville où régnait le soleil dur. La ville était étendue sur la terre, espèce d’immense nécropole aux dalles et aux murséblouissants, avec le quadrillage des rues, des avenues et des boulevards. Tout était prêt, on aurait pu dire, et fixe

9

« Chaque morceau de viande est une sorte d’usine, moulins et pressoirs àsang. Tubulures, hauts fourneaux, cuves y voisinent avec les marteaux-pilons, lescoussins de graisse.La vapeur y jaillit, bouillante. Des feux sombres ou clairs rougeoient. Des ruisseaux à ciel ouvert charrient des scories avec le fiel. Et tout ça refroidit lentement à la nuit, à la mort.Aussitôt, sinon la rouille, du moins d’autres réactions chimiques seproduisent, qui dégagent des odeurs pestilentielles. ».

Mais il y a quelque chose de factice à chercher une strate

originelle qui ne serait de rien d’autre que forces et d’influx

tectoniques, et c’est peut-être une écriture picaresque « des

strates », un nomadisme descriptif qui a fini par accomplir au mieux

ce projet de désaliénation (ce point sera développé dans le corps du

mémoire).

3. Le monde humain est l’enchevêtrement d’une multiplicité immense de

trajets qui s’enchâssent à différents niveaux. Ils sont ses degrés

de consistance. Ce monde est une « technique de gestion de la

temporalité », c’est-à-dire qu’il est non seulement un processus de

prise sur le temps (ce que certains animaux supérieurs peuvent faire

également) mais un processus selon lequel le « rapport à » constitutif de

l’exister est avant tout rapport à lui-même et prise sur la forme de son engagement dans le

monde. De cela, il ne tient que par ce qu’il laisse dans l’ombre,

c’est-à-dire les axes et les béquilles qu’il ne cesse de se donner.

C’est un des traits de génie de Bergson d’avoir mis à jour cette

multiplicité de temporalités dispersées, greffées les unes dans les

autres selon différents niveaux d’institutions, qui cohabitent selon

les degrés de tension correspondants et s’expriment les unes les

autres selon le frottement, la solidarité ou la contradiction de

leurs exigences.

pour que les choses se passent ainsi. C’était un plan méthodique où il ne manquait rien, presque rien. », p.14.

10

Heidegger a accordé peu d’importance à cet aspect de la pensée

bergsonienne qui l’a pourtant influencé par ailleurs. Quiconque

cependant acquiert un double regard sur sa propre expérience se rend

compte qu’elle ne tient que dans le froissement et la tension des

temporalités. Même la temporalité des choses, même l’attention

tournée vers l’assomption de l’habiter s’exécute selon une

modulation qui orchestre ses exigences et ses degrés de fermeture.

Le trajet est par essence un temps voilé, le temps du médiat et du

support. Il est le temps préconstitué qui se fait vecteur du temps

de la « prise existentielle ». Pour le dire autrement, le Dasein

« fait sienne la non vérité9 » au sein des régularités, des jalons,

des nodosités qui libèrent, dans les plages et les degrés de

libertés ouverts par ce « sacrifice », le rythme singulier de son

souci, ainsi délivré de l’usure de la « négociation ». Il suffit de

penser au poète qui pour rester en poésie doit écrire, et qui pour

écrire a besoin d’un matériel auquel il se confie, sur lequel il ne

peut pas baisser les yeux, justement parce qu’il est le vecteur de

son accession à la « terre ».

Tous ces durcissements ont pourtant leur envers, puisque, dès lors

que quelque chose les défait, ils laissent le Dasein brisé. Ils ont

presque à chaque fois valeur d’institution d’un ordre. Il ne s’agit

pas seulement de l’alternative du Sous-la-main et du Devant-la-main dont

parle Sein und Zeit, mais du surgissement toujours inattendu de

l’événement qu’aucun recueillement ne peut venir amortir. Tout peut

arriver. Si nous ne cessons plus ou moins de nous tenir dans

l’abandon au surgissement éventuel de l’immaîtrisable, celui-ci nous

prend souvent au dépourvu. Se tenir prêt, voir venir, c’est déjà

s’assurer une certaine prise. S’attendre à tout est aussi abstrait

que ne s’attendre à rien – c’est finalement se nier, être un désert

9 Cf. Etre et Temps, Paragraphe 59.

11

ou une feuille morte, c’est-à-dire s’enferrer dans la plus

pernicieuse des routines. On ne peut s’attendre à tout qu’à travers

un certain prisme et une certaine forme assumée qui assure justement

notre capacité à adhérer à l’événement, c’est-à-dire à l’accompagner

et l’accueillir comme tel. Mais alors, justement, l’événement par

excellence sera toujours celui qui « frappe au dessous de la

ceinture » et qui détruit la possibilité même de cette position. Se

donner un sol – ce qui nous semble nécessaire – conduit au danger de

voir le sol lui-même se dérober, s’effriter, s’engloutir. Dès lors

insiste aussi, au deuxième degré, la nécessité de penser le mouvoir

de ce sol, sa propre passibilité à la transformation, un sol du sol

qui ne soit pas l’Autre de l’Autre du tournant théologique de la

phénoménologie. C’est ce que Catherine Malabou a conceptualisé avec

l’idée de plasticité (qu’elle résume, de façon très éclairante par

la formule « susceptible de donner et de recevoir la forme10 »)11,

dont nous aimerions nous inspirer en proposant, toujours selon un

schéma heideggérien, la conjonction d’une herméneutique et d’une

axiomatique.

4. C’est au niveau de la question du sens qu’une telle question se

pose puisque ce sont ses processus de formation et de stratification

qui le rendent suspect et appellent, au-delà de Heidegger, à la

méfiance devant ce qu’il dépose. Marx, Nietzsche et Freud ont semé

le doute dans la confiance traditionnelle des philosophes en

appuyant que tout ce qui est de l’ordre du sens, c’est-à-dire

attestable par une reprise réflexive ou herméneutique12, est de fait

suspect. 10 Cf. Interrogée par Mark Alizart pour la revue MUL, http://mul.club.fr/mul20-2.htm.11 Cf. L’avenir de Hegel pour l’exposé technique, et La plasticité au soir del’écriture pour le programme que ce concept amorce. 12 C’est une définition sommaire dont nous contenterons pour le moment. Mais il estévident que nous ne nous en tiendrons pas là et que ce sera vers l’idée du « sensnu » de Jean-Luc Nancy que nous allons nous allons nous acheminer.

12

La déconstruction heideggérienne de la subjectivité – en tout cas

telle qu’elle est explicitée dans les premiers moments de son oeuvre

– parachève d’une certaine manière la critique kantienne. Le sujet,

disait déjà Kant, ne peut en aucune manière être décrit sur le mode

de la substance, c’est-à-dire comme une identité d’essence qui se

maintiendrait en soi. Autrement dit, le « je » n’est pas un

réceptacle étranger à ses déterminations empiriques, mais doit être

pensé à la fois phénoménologiquement comme continuité et unité

prescrite par l’articulation du sens interne et du sens externe et

logiquement comme attribution de toute pensée à l’unité logique d’un

sujet. Heidegger, poursuivant ce mouvement, a récusé toute position

souveraine d’une subjectivité maîtresse de ses représentations et

transparente à ses choix, pour lui substituer un mouvement selon

lequel c’est le mode d’être du Dasein, d’être-le-là (autrement dit,

d’étant dont le mode d’être fait qu’il y a un là qu’il est) qui

l’appelle à s’assumer comme étant le là qu’il est (et où il est).

Dans Kant et le problème de la métaphysique, Heidegger décrit, par

sa reprise de l’imagination transcendantale, la réceptivité de soi

par soi, autrement dit le mouvement par lequel, sans cesse, le soi

s’approprie à lui-même comme celui pour qui il en va de l’être. En

ce mouvement, il ne cesse de s’approprier lui-même comme celui qui

est appelé par l’être dans la mise en œuvre de ses possibles, celui qui

doit se récupérer comme étant celui qui est celui qui projette les possibles qu’il projette.

A l’inverse, la déconstruction des maîtres du soupçon aborde la

subjectivité comme la torsion qui plie tout sens à ses propres

intérêts et prétend se donner une objectivité qu’elle falsifie en

amont des critères logiques, interprétatifs ou simplement

sémantiques selon lesquels elle la présente. Dès lors qu’une

énonciation est pliée sur son énoncé, dès lors qu’il y a reprise,

13

intervient une épaisseur subjective par laquelle le discours consiste, et dans cette

consistance, s’aveugle. Cette épaisseur auto-interprétée ne peut, par

principe, rendre compte de la position dont elle s’élève, cela en

particulier parce qu’elle est astreinte à l’articulation langagière.

Dès lors, toute philosophie, même celle qui se décide objectivement

pour la suppression d’une subjectivité, est suspecte et c’est la

stratégie même selon laquelle on philosophe qui est remise en cause.

Autrement dit, même si Heidegger n’entre assurément pas dans la

catégorie des penseurs dupes de l’illusion du sens (ni Kant, très

certainement), il le reste encore d’une certaine manière dans le

mode d’exposition de sa pensée et dans la stratégie selon laquelle

il la rend opératoire.

Pour les lecteurs intransigeants de Marx et Freud, seuls les faits,

dès lors qu’ils sont contrôlables et qu’on peut les inscrire dans un

protocole qui en expulse toute subjectivité, peuvent délivrer

quelque chose du réel. Un tel programme, qui est aussi celui des

sciences cognitives contemporaines, revient à une forme de

machiavélisme subjectif : le soi n’y serait que l’instance de

centration qui prendrait à son compte les déterminations

extérieures, la fortuna, pour les réinvestir en les interprétant

dans le registre du sens, aveugle à ce qui les conditionne

réellement et donc à la « réalité » (nous sommes obligé de faire

avec l’ambiguïté de mot) de leur insertion dans les faits. Le réel,

nous rappellent ces maîtres du soupçon, n’est pas ce en quoi nous

nous engageons symboliquement, qui est nécessairement construit. Il

ne se mesure pas à cette aune là, n’est rien de ce que nous pouvons

intégrer ou comprendre, n’est pas ce que nous avons lissé et

aménagé, du moins pas dans les termes selon lesquels nous nous y

abandonnons. Mais – là est toute la différence d’avec Heidegger –

il n’est pas non plus rien, car si le réel n’est pas la réalité, il

14

est toujours le réel de la réalité, scandé et déployé à travers les

exigences de la réalité, avec tout ce que cela impose de ruses et de

calculs. Ce que les maîtres du soupçon nous rappellent –

essentiellement Marx et Freud puisque Nietzsche apporte plutôt à

cela l’antidote – c’est que nous vivons dans un monde de faits et

que, si on est appelé avec Heidegger à questionner « le fait qu’il y

ait le fait », on ne peut en aucune manière s’y affronter sans

prendre garde au « fait que précisément il y a ». Celui-ci est

traité de deux manières qui toutes deux nous intéressent.

D’une part, dans « l’état de fait » indubitable tel qu’il peut

être mis en évidence (que les hommes souffrent, que les faits

dont on parle sont des faits réels, bref, que le monde est

aussi posé comme monde parce qu’il exige d’être transformé,

politiquement quand on parle des sociétés, ou thérapeutiquement

dans le cas des « âmes malades »).

Que cette transformation à son tour exige qu’on mette à nu des

processus selon lesquels les faits sont mus ou rapportés les

uns aux autres. Il est important de noter que, quoi que

puissent en penser certains marxistes totalisants, cette

recherche est surtout pragmatique et empirique : elle est

encadrée par une méthode13 et ne prétend pas exhumer une strate

ultime qui commanderait tout le déploiement du sens et des

institutions, mais ne peut pas non plus se contenter, à la

manière de Deleuze ou Castoriadis, d’une ontologie du sens qui

n’y ouvre pas des fenêtres effectives et déterminées aptes à

accueillir un engagement immédiat et ponctuel.

13 Cf. Lire le capital, en particulier Du «   Capital   » à la philosophie de Marx .

15

On discerne d’emblée le type d’axiomatique ici pointée, et qui veut

que les prescriptions d’action soient articulées à une fin et

antérieures, voire indifférentes à leur reprise herméneutique. Mais

il paraît à première vue difficile de concilier une indexation

axiomatique au réel, qui impose parfois un aveuglement volontaire,

voire l’insistance butée d’une bêtise, et la libération de la

présence, par principe retirée dans la réserve. Est-il possible, par

exemple, d’être à la fois Gracq et Sartre ? Il nous semble qu’une

bonne partie de la philosophie française des années 70 (citons avant

tout Lacan, mais aussi Deleuze, Derrida, Foucault ou peut-être

Lyotard) s’est posée cette question, et que la solution qui s’impose

est l’approfondissement du cadre en monde, l’enveloppement du poème

au creux du récit. Confier, comme Ricoeur, la mise en mythe

originelle de l’existence à l’articulation du récit, à la mise en

abîme du fond celé plutôt qu’à la proximité, telle nous semble la

direction à prendre. Mais Ricoeur, plus volontiers à l’écoute de

Husserl que de Heidegger, a entièrement rabattu cette mise en mythe

sur le registre herméneutique, restant par là dans ce que Heidegger

nommerait l’oubli de l’être. Dès lors, au contraire, qu’on tente de

trouver une approche heideggérienne de cette direction, c’est le

thème de l’événement qui s’y libère – non pas seulement l’événement

manifeste qui est un paroxysme, mais l’événementialité de tout

exister en son fond, la syncope permanente qui transit son

articulation et y rappelle sa singularité. Il s’agit donc d’une mise

en résonance, laquelle nous semble tout à fait propre à accueillir

l’exigence axiomatique. Seulement celle-ci fait du monde son cadre.

Au grand récit qui approfondit le fait de l’être, seul la rigueur

abstraite d’une éthique convient : éthique régulatrice qui ne cesse

de destiner, à travers la mise en série de ses différentes

temporalités, l’individu à la communauté, en quoi on peut comme

Jean-Luc Nancy parler de singulier-pluriel. Une éthique de

16

contrainte latérale plutôt qu’effective, une permanente injonction à

l’engagement et à la décision. On retrouve aussi chez Levinas une

telle impulsion, adverse aux tentations de la fatigue, qui force

ceux-là même que la griffe de la mort enferme à s’ébrouer, à

s’arracher à la plate éternité des somnolences.

« L’engourdissement de la fatigue est bien caractéristique. Il est uneimpossibilité de suivre, décalage constant et croissant de l’être par rapportà ce à quoi il reste attaché, comme une main qui lâche peu à peu ce à quoielle tient, qui lâche dans l’instant même où elle tient encore.14 »

« L’effort s’élance de la fatigue et retombe sur elle. Ce qu’on appelle latension de l’effort est fait de cette dualité d’élan et de fatigue. Le momentcréateur de la force s’accomplit certes malgré la fatigue par un risque. Maiscette création ex nihilo en tant qu’effort doit dans son instant mêmetriompher du désespoir et du lâcher tout de la fatigue.15 »

Par fatigue, c’est bien sûr de toutes les routines, de toutes les

facilités, de toute les « mises en veilleuse », bref, de tous les

relâchements de tension dont il est question. Mais cette tension

n’est pas la concentration, mais bien plutôt le fait d’être « à son

affaire » dans le monde, c’est-à-dire d’accueillir ce qui vient en

présence, l’événement articulé, dans son initialité, sa nouveauté,

son exigence inquisitrice.

5. Nous sommes donc conduit à assumer de concert :

Une théorie de la forme qui ne réduise pas celle-ci à la

permanence et permette d’accueillir la mise en mythe sous forme

articulée et la perspective, de sorte que des passibilités

d’engagements s’y ménagent d’emblée. Il ne s’agit pas tant

d’une forme interprétative que de la manière dont on répond à

la sollicitation du monde « en tant que » sans être absorbé par

14 De l’existence à l’existant, p.42.15 Ibid, p. 44.

17

cet « en tant que », mais en faisant de lui la matrice

d’ouverture à la béance de l’être.

Une éthique selon laquelle cette forme elle-même est maintenue

en éveil. Si la forme telle que nous l’envisageons assume le

terme de plasticité, théorisé par Catherine Malabou dès

L’avenir de Hegel16, l’éthique y devient l’aiguillon qui anime

et fait coulisser la forme, son « plasticiter ». L’éthique,

c’est la théorie régulatrice des « capteurs » et des prothèses

plastiques qui assurent la prise réciproque des formes. Au

niveau le plus haut, elle est la respiration de la forme – sa

destination vers l’altérité, et en cela, reprend la deuxième

formulation de l’impératif catégorique : «Agis toujours de

telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta

personne que dans la personne de tout autre, toujours en même

temps comme une fin et jamais seulement comme un moyen ». A ses

niveaux inférieurs, il s’agit de tous les exercices qu’on

s’impose, les jalons qui coordonnent notre être-au-monde (par

exemple, se passer le plus souvent possible de la première à la

deuxième personne du singulier dans un récit) : de telles

intrications, quoiqu’on en pense, sont agissantes, et la prise

dans les institutions mondaines rythme l’accueil de la

présence.

D’une manière bergsonienne, ajoutons qu’il y a là aussi un

processus de libération de la liberté qui s’effectue dans le

travail d’aménagement de la durée. Quand vient l’événement,

quand arrive le choc, nous ne sommes plus vraiment libre,

16 Puis éprouvée dans Le change Heidegger et récapitulée dans son principe et sonhistoire par La plasticité au soir de l’écriture qui est notre principal référent àce sujet, puisqu’il s’agit de l’ouverture d’un chantier, passer du paradigme del’écriture à celui de la plasticité.

18

puisque le rôle du sujet17 est plutôt celui d’assumer les

changements de strates interprétatives et de recentrer le sens

d’une réaction18. La liberté ne peut au contraire que se

travailler dans la durée car la « libération de la liberté »

dont on parle après Heidegger risque elle-même d’être une idée

vide si sa responsabilité n’engage pas immédiatement en une

factivité à laquelle on échappe pas. Si liberté n’est rien

d’autre que « la liberté de l’être, c’est-à-dire l’infinie

inessentialité de son être-fini, qui le livre à la singularité où il est soi 19», n’est-ce

pas aussi alors que « c’est ce qui est qui est vraiment, et ce

qui arrive qui arrive vraiment » ? Que c’est tout ce monde là,

tout ce qui s’ouvre en lui, ce dont aucune extériorité n’est

possible, qui est vraiment - c’est-à-dire frappé dans toute la

factivité de son étantité du fait d’être ce qui est vraiment, à

chaque fois, pour de bon ? Et dès lors n’est-ce pas la pure

fonction référentielle du récit qui tranche sur la garde du

sens, et la liberté est-elle vraiment liberté sans une

stratégie en durée qui maintient à vif le pli d’être soi en

l’impliquant dans une tâche qui se réalise – cela, avec toutes

les compromissions avec l’impropre, tous les entraînements20 qui

s’imposent ?

En dernier lieu, c’est aussi vers une forme de réalisme que

nous nous acheminons par là, puisqu’il n’est pas d’autre raison

de transir le sens dans la forme que d’y manifester l’abrupt du

17 Et non exactement de la subjectivité à laquelle nous aurons plutôt tendance àrendre une certaine épaisseur kantienne. 18 Quand vient l’action, il y a bien cette « bêtise » et cet « aveuglement » dontnous avons parlé et dont le sujet se fait le support. Aveuglement qui peut êtreaussi bien passivité liée à la colère que foi ou passion libératrice. 19 Cf. Jean-Luc Nancy, L’expérience de la liberté, p. 18. 20 Pensons à une danse. Pour pouvoir danser, un corps doit aussi s’imposer une séried’exercices répétitifs, d’échauffements, de musculation, etc. Mais ceux-ci nevalent que dès lors qu’ils sont assumés, accueillis et interprétés « dans ladurée ».

19

réel. Que le sens soit, en sa fonction signitive, subordonné au

réel et qu’il ne l’épuise pas, nous l’acceptons sans peine21 et

accordons qu’un tel excès ne cesse d’avoir lieu. Mais que cet

excès advienne, d’une manière ou d’une autre, en creux, à la

manifestation, autrement dit que l’exigence du réel se

manifeste à même le sens (non comme nécessité de compléter le

sens et de le porter, mais comme engagement avéré), voilà ce

que nous cherchons à comprendre. Heidegger a donné les armes

les plus puissantes de notre temps pour ces questions :

précisément que pour que sens il y ait, il faut que « soit » en

vérité ce dont le sens dessine la contrainte, et que c’est dans

cette impossible assomption de l’être (assomption qui se joue

hors de toute herméneutique et de tout idéalisme22) qu’est toute

la question.

Parce que la matière de notre questionnement est fugitive et

diverse, il nous paraît plus cohérent pour ce travail d’adopter la

forme d’une suite d’articles dont les perspectives se croisent et se

chevauchent parfois. En toute rigueur, nous ne savons dans quel

ordre précis il faudrait exposer les jalons de notre enquête,

sachant que cette difficulté vient de son objet même. Si unité il y

a, nous ne pouvons justement la donnée synthétisée comme une seule

perspective organique. Pour les matières dont nous traitons, cette

unité ne peut être autre chose que le résultat d’ensemble forgé par

le concours d’une série d’esquisses qui prennent chacune une

perspective choisie et la déploient. Pour cela, nous tentons de

tirer leçon du mode d’exposition qui a été choisi par Heidegger lui-

même : non plus le traité massif, dont l’unité est la faiblesse,

21 Jocelyn Benoist le montre très clairement dans son dernier ouvrage, Les limitesde l’intentionnalité. 22 Il ne nous semble absolument pas tenable d’accuser Heidegger d’idéalisme quand onlit sérieusement, avec l’attention requise, des essais comme L’origine de l’oeuvred’art.

20

mais une série de conférences courtes, dont la congruence amène

l’unité bien plus que le lissage a posteriori. Il y aura donc

presque nécessairement des recoupements, puisque certains thèmes

seront à la fois rencontrés lors d’un parcours et développés pour

eux-mêmes en un autre parcours. Ajoutons enfin que ces articles

participent d’une perspective qui se revendique de Heidegger. Si

parfois ils s’aventurent à formuler des arguments ou à proposer des

types de problématiques plus proches de la philosophie analytique,

ils le font « en toute naïveté », en foulant peut-être des terres

mille fois foulées. C’est que ce qui peut nous paraître requis d’un

point de vu phénoménologique hétérodoxe aura pu nous apparaître, à

partir de cet a priori continental, d’un intérêt fondamental, même

si cela peut-être tout à fait évident pour d’autres types de

problématiques.

21

LE SENS ET LES TEMPORALITÉS

Ce premier article est tout entier consacré à l’énigme du sens, sans

que des problématiques d’auteurs plus ou moins spécifiques ne

viennent s’y insérer23 – même si, bien sûr, on ne manquera pas de

reconnaître quelles sont les conceptions qui l’influencent. Nous

cherchons ici en effet à expliciter cette question cruciale dont on

se tient souvent quitte, qu’on subsume souvent derrière l’idée d’un

« sens de » et qui constitue méthodologiquement un préliminaire

obligé. En effet, sans le sens, ou tout du moins sans une idée

appropriée du sens, nous ne savons rigoureusement pas de quoi nous

parlons quand nous investissons des problématiques phénoménologiques

ou existentielles. Nous prêtons ainsi le flanc aux critiques que

peuvent formuler les tenants de la naturalisation ou de la

logicisation des questions dont nous traitons et nous nous offrons

« en pâture » aux partisans les plus durs des sciences cognitives.

Tenter de nous placer immédiatement dans la dimension du sens, c’est à

l’inverse nous poser avant toute autre chose la question de la

spécificité philosophique, cela pour rendre plus visible le terrain

sur lequel nous allons œuvrer.

A. Le sens et la temporalité du temps.

1. Pour aborder l’énigme du sens, la perspective génétique et proto-

phénoménologique que nous avons à mettre en oeuvre gagne à se

ressourcer à des travaux anthropologiques et éthologiques qui

permettent d’en circonscrire la donne. C’est donc par une lecture de

l’ouvrage de Dominique Lestel, Les origines animales de la culture

que nous ouvrirons ces préliminaires.

23 Nous ne cachons pas que l’ouvrage de Jean-Michel Salanskis, Sens et philosophiedu sens, nous a influencé à ce sujet – même si nous revendiquons une filiation plusheideggérienne que levinassienne.

22

Lestel place son étude sous le signe de l’individuation, emboîtant

en cela le pas à Simondon ou François Jacob. La thèse forte qu’il

défend24 est que le vivant, jusqu’au niveau cellulaire, est enchâssé

à la mise en forme symbolique puisqu’il se déploie toujours comme

genèse, à un niveau « membranaire », de degrés de libertés et

d’indétermination. Dès lors, ce sont les différentes modalités de

cette mise en forme qu’il s’agit de comprendre si l’on veut

esquisser une phénoménologie capable de saisir l’originalité du mode

d’être humain. Si le culturel est co-originaire du naturel, quid du

sens, de ce que nous appelons le sens ? Les élaborations symboliques

et même les comportements interprétatifs ne sont pas propres aux

êtres humains, nous dit Lestel. Tout ce qui est de l’ordre de la

mise en forme médiate, bref de l’aménagement par individuation d’un

rapport au milieu intègre déjà la dimension du symbolique –

précisément celle de la mise en forme à partir de laquelle les

adhésions primaires de cette forme au milieu s’organisent. En

d’autres termes, il y a quelque chose comme un rapport

« herméneutique » à soi du vivant, dont le sens est seulement un

certain degré qu’il s’agit donc d’interroger en propre25.

Lestel distingue trois grands types dans les comportements animaux

qui nous intéressent. Les insectes sociaux accomplissent

collectivement des tâches pour lesquelles ils coopèrent selon une

distinction des rôles drastiques et une élaboration complexe des

procédures. Ils n’ont pas de liberté face à leurs câblages mais

participent d’une structure sociale des plus spécialisée – quoi

24 Qui est aussi, d’une toute autre manière, celle de Bernard Stiegler. Cf. encomplément notre texte sur La prise du symbolique sur le vivant. Cf. aussi lesanalyses de Deleuze dans Logique du sens, en particulier les séries XV Dessingularités et XVI De la genèse statique ontologique. 25 Le terme sens ne fait pas partie du lexique de Lestel. Nous utilisons sesanalyses pour en dégager un concept.

23

qu’on ne puisse dire exactement qu’il s’agisse d’une société

puisqu’il n’y a justement la place pour aucun rôle, pour aucune

individuation qui ne soit autre que collective, qu’il n’y a aucune

mise en commun à gérer puisqu’il n’y a jamais de rencontre et de

face à face, mais un parallélisme fonctionnel absolu à tous les

niveaux (jusqu’à la reine). A l’inverse, les sociétés de chimpanzés

sont « fortement sociales », puisque toute leur structure s’organise

comme une économie de forces qui agissent les unes sur les autres.

La plasticité individuelle et la complexité des tâches techniques

qu’un individu est capable d’accomplir sont fortes, mais il n’y a

jamais de structure du travail différentiée, autrement dit de

structuration collective d’une tâche. L’humain enfin conjugue à la

fois les tâches complexes et les médiations de l’action collective.

2. Nous n’irons pas jusqu’à nous demander précisément ce que cela

peut faire d’être une chauve-souris, une fourmi ou une algue, mais

ces questions sont en quelque sorte propédeutiques et nous obligent

à serrer l’énigme du sens dans une série de médiations

conceptuelles. A vrai dire, nous nous méfions des conceptions par

trop idéalistes qui en viennent d’emblée à identifier sens et mise

en forme de la perception, et finalement à réduire le réel à la

construction d’un accès à lui26. Méthodologiquement (et

religieusement) une pensée comme celle de Michel Henry est aussi

forte que radicale – mais si elle révèle une insondable énigme, elle

26 Michel Henry a proposé la thèse la plus forte et la plus radicale à ce sujet enidentifiant originairement la vie au redoublement sur soi du réel. Par conséquentl’auto-affection y est autant celle de l’extériorité absolument étrangère qu’ellen’est le soi. La vie s’étreint, est immédiatement sens d’elle-même, sans distance.Elle s’interprète secondairement, le cas échéant, mais n’est pas, contrairement àce que dit de son côté Heidegger, herméneutique mais certitude. Elle se sait endeçà de toute objectivation parce qu’elle est cette certitude (Michel Henry diraitpeut-être même que cette certitude l’est en un sens presque transitif). Il y auraitdonc originairement ce rythme d’écrasement et de fuite de soi-même qu’on ne peutconcevoir, et en lequel toute vie serait originairement écrasement de soi sur soi.Cette pensée séduit, mais elle ne nous aide pas – elle n’est d’ailleurs pas faitepour cela.

24

ne nous aide guère pour en libérer une compréhension, ce qui est

après tout la tâche de la philosophie. Nous nous rattachons plutôt,

pour notre part, à une phénoménologie en partie naturalisée27,

accueillant à la fois les acquis modernes des sciences cognitives et

prenant en compte les concepts profonds forgés par Freud et par

Bergson. Dans cette optique, la perception échappe toujours en partie au sens

parce qu’elle lui est première, irréductible, et ne s’y ramène que traduite et informée. On

n’acceptera pas comme tel le doublet husserlien de la hylé et du

noème28.

Cette information n’est toutefois pas une simple transposition sur

un autre registre, car une bonne partie de tels changements se passe

tout aussi vraisemblablement selon des associations réelles qui nous

constituent bien plus que nous ne les constituons (ainsi, le rapport

entre la pure perception de blanc et la perception de la qualité

n’est pas, à notre avis, constitué par notre conscience ; par

contre, elle la constitue puisque, comme qualité, elle est

potentiellement29 résistance, épaisseur, empreinte, et donc pure

valeur de subjectivité). Nous parlons donc d’un processus, d’une

mise en forme de soi qui se creuse effectivement à même son

mouvement et se vise ou s’invagine vers soi. Autrement dit, elle

institue un processus herméneutique qui impose dans son faire une

clôture et une identité de la forme à un niveau incommensurable à ce qui s’y trame.

27 Signalons cependant d’emblée, pour que les choses soient claires, que nous nenous rattacherons pas pour autant à une vision selon laquelle le sens n’est qu’unemodulation qui traite a posteriori des données matérielles – à la manière dontl’Etat, pour Machiavel, s’empare de la fortune pour la ramener dans un systèmes dedépendance - et construit des raisons qui instituent un ordre déjà imposé par descauses. On va le voir, le sens vaut quand même mieux que ça. 28 Ou tout du moins, on verra qu’il faut compliquer leur relation, que le noèmeréalise et assure une implication de soi par donation de la hylé – mais qu’ellen’est pas sa mise en forme. Cf. Architecture de la présence II. 29 Potentiellement car les processus de reconnaissance et de catégorisation peuventexister sans conscience. N’importe quel stimulus est traduit selon un spectre etreconnu. Seulement, il n’est pas nécessairement reconnu par une conscience, etc’est par une série de traductions qu’il peut enfin aboutir à une impulsionpurement instinctive ou qualitative.

25

Par là même, elle est un « faire signe » vers soi comme vers une

unité30 (non synthétique, mais plutôt gestuelle, dynamique, logique)

et de cela, s’oppose un « à faire » comme extériorité éployée et

résistante. Dès lors qu’on parle d’affect plutôt que de perception,

on vise explicitement ceci : le rapport à soi d’une forme à même un

flux, forme qui s’interprète et se rassemble en terme de soi. Notons

toutefois qu’il ne s’agit pas du geste d’auto-attribution d’un acte,

mais d’un lien immanent au geste propre de la forme qui s’attribue à soi-même dans le

geste même où elle se destine. L’auto-affection est la forme générale de ce

rapport que « je » suis chaque fois : ce n’est pas moi qui m’auto-

affecte, mais je suis bien l’auto-affection en laquelle tout ce qui

m’advient le fait comme mien (ou plus précisément, l’avoir ne

m’échoit que parce l’être est appelé en lui, et que l’avoir ne se

donne que comme tâche ontologiquement extérieure qui requiert son

destinataire dans son être)31.

On décrira alors le sens32 comme l’espacement qui ouvre l’apparaître

au-delà de lui-même, le fait valoir-pour, c’est-à-dire l’implique

dans un espace au sein duquel il se donne obscurci (les deux termes

étant important ici, celui de la donation, en quoi l’advenir de la

chose est toujours un événement, un déplacement et une mise en jeu,

et celui de l’obscurcissement par lequel il est invaginé vers le

monde). Quoi qu’on puisse en penser, il ne s’agit pas d’une modalité

intérieure et d’une modalité extérieure, mais de deux

caractérisations d’une co-originarité de l’intérieur et de

l’extérieur comme simples faces actives d’un exister. La donation

qualifie l’événement de la subjectivité qui ne cesse d’avenir dans

30 Ici sans doute, on pourrait parler d’ipséité. Mais le mot ipséité, trop connoté, nous semblerait encore un peu réducteur. 31 Cf. Deleuze, Le pli.32 On aurait pu également utiliser le terme d’esprit, mais il nous paraît tropconnoté. Nous préférons revenir au terme « sens » quitte à introduire par la suitedes distinctions dans son usage.

26

le sens. L’obscurité désigne la prise de celle-ci dans un réel qui

la domine. Le terme d’auto-affection, pour nous, ne désigne aucun

rapport de soi à soi fermé et constituant, mais bien au contraire

l’intériorité d’une extériorité, le soi de l’affection pure. Nous la

pensons active, c’est-à-dire qu’elle est à la fois la pure

exposition sensible en une réceptivité originaire à l‘événement

d’exister, et la pure mise en jeu d’une identité en une tâche,

c’est-à-dire le rassemblement de soi en une réalité à laquelle nous

avons à répondre33. Le sens est geste. Geste ne veut pas dire

mouvement, car le geste à l’opposé du mouvement ne s’emporte pas

tout entier, mais se retient, se réserve et reflue en soi à même son

envoi. Nous avons en vérité des réserves envers des pensées en

apparence parentes – celle de Patocka, et sa lecture par Renaud

Barbaras34 - quand elles rabattent le sens sur l’intentionnalité

(s’en tenant à une stricte phénoménologie) qu’elles qualifient

d’autre part comme mouvement vivant lequel transirait originairement

l’exister et recueillerait en amont et en aval les pôles subjectif

et objectif, déposés par le mouvement. Même si nous nous sentons

très proche de maintes explications données à ce sujet, une certaine

insistance sur la profondeur perceptive du monde (fuite, retrait de

toute apparition dans un monde qui la tient, abîme du dehors

perceptif) y rabat trop explicitement le sens sur l’apparaître. Nous

serions de notre côté plus « naturaliste35 » concernant l’idée de

mouvement, dont nous expulserions tout vitalisme. Nous insisterions

sur l’enroulement sur soi du mouvement qui le constitue en geste.

Très métaphoriquement36, nous dirions alors que le sens est un geste

qui s’adresse, c’est-à-dire « résulte » (comme on parle de la

33 Selon une dualité très levinassienne de l’événement sensible et de l’événement dela convocation. 34 Cf. Surtout Le désir et la distance. 35 La profondeur de la perception s’accroît d’autant quand on la rejette hors de lasphère phénoménologique, en une insécable réalité. 36 Mais à ce sujet, c’est peut-être par métaphore qu’on est le plus clair.

27

résultante des forces en physique), mais de cela même qu’il

rencontre une résistance, décentre et reconvoque ce qu’il déploie.

Imaginons-le comme un danseur qui tourne en quelques pas, et dont

chaque élan se nourrit de forces antagonistes, tandis que la courbe

même du mouvement qui s’emporte tout entier se déforme et se

transforme.

Ainsi37, on manquera toujours le sens si on le considère seulement

comme « sens de quelque chose » - si on considère son fait de sens

en tant qu’il est « sens de ». L’énigme restera intacte parce que

c’est à l’inverse dans le sens qu’un « comme tel » est possible, et

que toute structure signitive ou expressive ne vient à la

manifestation que sur fond du sens qu’elle présuppose. Le sens est

originairement l’ouvert des sens multiples et de leurs rapports

réciproques enveloppés dans un « aller au-delà de soi ». On peut

comprendre de ce fait en quoi l’imagination a pu, autant pour

Husserl38 que pour Heidegger être considérée comme fondatrice. C’est

qu’en sa forme immanente, l’imagination est cette puissance

d’ouverture et d’espacement qui « crée du vide » et ouvre le champ

des rapports à soi. Elle est cette tension/réaction, cette

passibilité à l’au-dehors, non seulement comme simple réceptivité,

mais comme une inquiétude, une puissance d’opacité, le miroitement

troublé et lunaire profilé sur un lac noir. En toute rigueur, il

faudrait bien sûr mitiger cette assertion en rappelant que pour

Husserl, la pure phantasia est justement caractérisée par une

neutralisation de l’effectivité, et qu’elle ne se confond en rien

avec la représentation d’une possibilité : elle est pour lui une

pure production fictionnelle. Notons que, comme l’explique Rudolf

Bernet, l’étude des phantasias est fondamentale dans la

37 Comme l’explique Jean-Michel Salanskis dans son ouvrage Sens et philosophie dusens. 38 Comme le pensent Rudolf Bernet (cf. Conscience et existence) et Marc Richir.

28

phénoménologie de Husserl puisque c’est à partir de leur

caractérisation que se dégage la position caractéristique de

l’épochè comme « suspension de la thèse du monde » (c’est-à-dire du

rapport naturel et usager aux choses ainsi que de la « foi » dans

les jugements portés sur la nature du monde). Elle pourrait donc, à

première vue, remettre en cause notre thèse. Il nous semble

cependant qu’en décrivant l’interruption de la « foi naturelle »,

Husserl n’interdit en rien l’implication et l’attribution qui sont

au contraire mises en exergue : l’interruption du mouvement laisse

intacte l’exigence du geste39. Au deuxième degré, ceci n’invalide

donc en rien notre thèse puisque ces phantasias se déploient elles-

mêmes sous contrainte d’une cohérence interne qui, si elle ne sort

pas indemne de la confrontation avec le monde réel, est plutôt une

charge de « réalisation40 » de la fiction elle-même41. Elle nous

montre donc plutôt qu’on ne peut tenir simplement le « réel » en

lequel le sens est engagé pour la réalité, mais qu’il est plutôt une

résistance que le sens épouse en son mouvement formant et qui

sculpte à la fois la réalité et l’imagination, puisque sa radicalité

les contraint toutes deux. La psychanalyse a clairement montré

qu’une position de réalité ne peut émerger qu’à l’encontre d’une

mise en récit, ou en mythe de soi-même, ou encore d’un phantasme de

soi-même, à travers lequel nous nous y engageons « en tant39 De toute manière, l’épochè n’opère que sur une élaboration conceptuellesupérieure et n’est pas décisive au niveau du sens. Quant à son impact ultérieur,disons s’emblée qu’elle libère bien « l’implication », mais qu’à la manière dontelle est posée, elle laisse encore sa raison invue : l’être en vérité de la chose(cf. L’origine de l’oeuvre d’art). 40 A ce sujet, il faudrait certainement – et nos analyses ultérieures n’y pourvoientpas suffisamment non plus – décrire plus finement la relation entre le « réel », la« réalité » et l’imagination. Cela serait l’objet d’un travail à cheval sur lapsychanalyse et la phénoménologie auquel nous espérons avoir l’occasion de nousconsacrer. 41 Précisons. En toute rigueur, les pures phantasias sont sans aucune contrainte.Leur pouvoir est un pur pouvoir de phénoménalisation (selon Marc Richir) qui lesprojette comme « rien que phénomènes ». Mais la phantasia ne peut prendre corpsqu’en consistant selon une cohérence instituée en un ordre et une temporalitépropre, en prenant pied dans un langage, donc. Ce difficile problème est abordé endétail par Marc Richir dans sa Phénoménologie en esquisses.

29

que quelqu’un»42. Notons encore que les phantasias ainsi appréhendées

se déploient seulement à même le pouvoir instituant du langage qui

en articule les ordres propres et la logique43. Elles relèvent donc

déjà, quoique sans la distinction conséquente, des couches

conscientes supérieures et ne se réduit pas aux surgeons débridés et

aux tensions anxieuses qui peuvent traverser le rêve ou la petite

enfance (ou sans doute, l’animal).

Nous résumerons ce premier moment en liant la question du sens à

celle de la temporalité. Le sens est temporalisation – par là même

espacement – du temps, c’est-à-dire prise à soi de celle-ci. Il

ouvre le lieu du temps, en lequel celui-ci se cherche, se trouve,

s’enroule en lui-même, se perd et se retrouve. Selon cette

caractérisation du sens, il ne nous semble pas être un « propre de

l’homme » absolu puisque, avec plus ou moins d’intensité, cette

dimension est sans doute présente chez l’animal. Il est en quelque

sorte une pure herméneutique de soi, c'est-à-dire, originairement,

quelque chose comme une inquiétude44 et un questionnement - et on

peut raisonnablement penser que l’animal, par intermittences,

obscurément, questionne (pas explicitement bien sûr, mais dès lors

qu’il y a répercussion, genèse d’affects gratuits, non indifférence

à une chose neutre).

Nous allons donc devoir nous mettre en quête de la complication

selon laquelle le sens est proprement un sens humain, c’est-à-dire

capable de cadrer explicitement le rapport au réel qu’il est. Nous

42 Dans ce cas bien sûr, la neutralité n’est plus préservée comme telle. Ou plutôt,elle est implicitement préservée puisque tout en se présentant réflexivement commeréalité, cette fiction de soi se vit en effet comme fiction sans pouvoir serapporter effectivement à sa finitude. 43 Cf. Marc Richir, Ibid. 44 Nous adoptons ici encore une optique bergsonienne. Le sens passe par un retard,une indétermination qui demande d’être assumée à un niveau incommensurable d’avecles instances de différance.

30

allons montrer comment le sens humain n’est pas seulement

temporalisation du temps, mais temporalisation de la temporalité elle-même45.

B. La temporalisation de la temporalité. La forme du rapport à soi

Continuons donc de façon phénoménologique, et intéressons nous à ce

que nous considérerons comme le premier surgeon du sens : la

consistance46.

1. La consistance est caractérisée par un double excès qui fait

problème : excès par rapport à sa présence brute – ce en quoi elle

est non adéquation à elle-même, dépassée, en tant que forme

immédiate, par l’intention qui s’y heurte – mais corrélativement, et

c’est peut-être le plus intéressant, excès de sa différence d’avec

elle-même sur toute intention qui peut s’y rapporter et s’y heurter.

Toute consistance  est traversée par des gestes, par des visées, par

des structures complexes d’intentions qui le mobilisent comme partie

d’un ordre plus vaste dans lequel elle intervient en tant qu’élément

d’un calcul, comme pierre d’un édifice en lequel une existence

détermine les résistances et les possibles de sa propre

liberté. Mais il est aussi – par là même, justement – quelque chose

qui exemplifie un réel imprésentable en tant que tel et ne le

convoque que latéralement tout en restant par principe ouvert sur

lui. La consistance, dans sa présence cette fois – mais une présence

oblique, en creux, close sur elle-même – est une forme, une

configuration prise comme telle, qui donne plus de réalité qu’elle

45 Pour un abord bien plus poussé et profond de cette thèse envisagée au seul niveauphénoménologique, nous ne pouvons que renvoyer à l’oeuvre magistrale de MarcRichir. Notre objectif étant plutôt de tenter de reprendre à nouveaux frais lapensée de Heidegger, nous ne poussons pas en détail l’analyse phénoménologique dela temporalité. 46 Ce mot a été introduit par Bernard Stiegler. Nous le reprenons plus en détaildans notre article intitulé Architecture de la présence II, plus loin dans le corpsdu mémoire.

31

n’en laisse lire de manière réflexive, qui pose de manière

indubitable un cadre, une légalité, une contrainte de réel à

laquelle on souscrit d’emblée, de manière non objectivée, parce

qu’elle s’impose corrélativement à sa saisie comme teneur en monde. Le

propre d’une consistance est toujours qu’elle dise plus que ce qu’on

peut y lire, qu’elle décentre qui s’y rapporte vis-à-vis d’une

position de réel dont elle pose la stabilité (ma compréhension du

monde n’est pas totale, le monde est creusé, traversé, incomplet et

se ressource à la fois à l’automatique et à l’assomption de cet

écart auquel l’édification de symboles « officiels » donne en un

sens une forme objective qui peut être réfléchie)47. Dans tous les

cas, ce décentrement est le propre du sens, qui ne parvient à

effectivité qu’à travers le pivot de l’idéalité (Il ne faut pas le

confondre avec le face-à-face d’un sujet et d’un objet qu’on a

souvent cru au principe de la phénoménologie : lorsqu’on parle de

décentrer, il s’agit aussi de faire voler en éclats l’auto-position

et la distance ainsi ménagée n’est pas celle d’un en face, mais

celle d’un degré de liberté réciproque, ou pour le dire en termes

derridiens, d’une incision qui est originairement le lieu de

l’incessante relève de ce qu’elle décroche).

Cette caractéristique a été plusieurs fois aperçue et thématisée,

que ça soit par l’herméneutique ou par des réengagements de la

47 L’homme, contrairement à l’animal qui peut à la rigueur utiliser tactiquement sonenvironnement, mais sans jamais réfléchir son rapport à lui, déploie sa conscienceen instituant une fixité. Il n’a pas seulement la perception d’un objet, ni même laconscience de sa présence, mais il se rapporte à lui sur un mode qui en établit lafixité. Il se met au diapason de ce qu’il institue comme lui étant extérieur, commeprincipiellement décrochable de ma présence, à partir de laquelle je me rapporte àlui. Mieux encore, je me soumets – non pas secondairement, mais selon le mode proprede la visée – à cet ordre. L’installation d’un monde me satellise dansl’appréhension que j’ai de moi-même. La construction et l’articulation des idéalitésen monde (et l’autonomie de leur croissance à ce niveau) constituent celui-ci commeun dehors/dedans. A ce niveau, outre Derrida lui-même, on peut s’intéresser àl’exigeante phénoménologie de Marc Richir, et en particulier, sur ce point précis, àson très brillant article publié dans L’intentionnalité en question (édité par D.Janicaud).

32

phénoménologie comme celui de Jean-Luc Marion à partir d’Etant

Donné. Mais dans un cas comme dans l’autre, le postulat implicite

est « idéaliste », qu’il indexe le sens à son élucidation et

identifie des positions normatives, ou qu’il inverse

téléologiquement l’enquête phénoménologique. Or, il est peut-être

plus fécond pour nous de chercher une position réaliste. Position

qui n’est en vérité rien d’autre que la prise en compte du réel, que

le symbolique qui s’organise par les consistances inscrit à même

lui. Autrement dit, du sens de référence – même et surtout si celui-

ci est opaque et brouillé – qui est inscrit dans l’élucidation

réflexive et qui larve en elle quelque chose comme une nécessité

sous-jacente d’action qui ne se dément jamais48. La consistance peut

s’interpréter comme une originarité absolue du singulier/pluriel, de

cette communauté, cette co-originarité du regard déterminant et de

l’autre regard, co-impliqués dans la possibilité même de la

détermination. La communauté est dans la singularité d’une position

de monde, et inversement, selon un chiasme difficile à débrouiller ;

la singularité s’excède immédiatement comme monde à la fois absolu

et dérobé à lui-même, monde qui est un monde d’autres, qui se

déploie en s’espaçant, en répondant, et elle s’y adresse en même

temps, non pas tant comme position empirique incarnée que comme face

contingente et non maîtrisée, libre de ce monde originairement

peuplé49. En cela, ajouterons nous, le sens se distribue dans un « à

faire commun ». C’est en ses nœuds – ou plus exactement dans les48 Cf. aussi à ce sujet notre article fourni en annexe, et en particulier notrelecture de l’Ego husserlien, page 29 du travail en question. Déjà pour Husserl, laconstruction logique du monde ne le rend pas seulement cohérent mais le fait tenirdroit, l’ouvre comme espace solide. L’Ego est justement cette unité plus quesynthétique qui s’élabore à travers les synthèses passives et actives, unité d’un wagonqui emporte avec lui, de manière stable, tout ce qu’il contient. Bien sûr, la Verlässlichkeit deHeidegger et l’unité ainsi construite ne sont pas superposables, puisque laVerlässlichkeit suppose, comme on le reverra encore plus loin, une confiance en lasolidité du sens, une assomption de son risque, quand, plus rigidement (mais demanière tout aussi visionnaire) Husserl met à jour le caractère d’unité que latâche du sens elle-même présuppose dans sa praxis. Evoquer cette déterminationpermet, comme on le verra encore plus loin, d’insister sur la forme syntaxique etstructurelle sur la temporalité elle-même.

33

nœuds que permet ce croisement de communauté et de singularité –

qu’une position de réel se dégage, dans le cadre des registres de

discours stabilisés comme structure d’interprétation locale du

symbolique. Cela est vrai en particulier dans les oppositions que le

discours instaure et dont l’enjeu n’est paradoxalement rien d’autre

que le réel. Ainsi comme l’a longuement décrit Kierkegaard, le sens,

n’est qu’une des faces du sacrifice d’Abraham, dont l’enjeu profond

est la nécessité de répondre oui ou non, indexée à une position de

réel absolue, l’existence ou non d’un Dieu qui appelle50.

Le réel cesse d’être une inquiétude pour devenir aussi une

radicalité dès lors que le sens se retourne en lui-même, c’est-à-

dire dès lors que son rapport à soi se fait sur le mode de la prise.

Il ne s’agit pas seulement de réflexivité, mais paradoxalement d’une

mise à distance de soi-même selon les processus grammaticaux qui

agencent leur rapport interne et par là leur cohésion51. Cette

logicité « au second degré » (ce n’est plus seulement de la

déduction, mais déjà la forme pure de la déduction),

transcendantale, n’est pas une simple mise en forme logique, un

simple cadrage des savoirs, mais l’enchâssement du langage au sens,

c’est-à-dire son articulation. Il n’y a pas là, semble-t-il,

incompatibilité avec la pensée de Heidegger52. On pourrait même oser

avancer que la logique moderne et mathématique n’est pas

irréductiblement étrangère au questionnement de Heidegger

puisqu’elle dégage justement une prise sur soi de la forme, donc, un

49 A ce sujet, dans le collectif L’intentionnalité en question, dirigé par DominiqueJanicaud, Marc Richir fait une description phénoménologique de ce que nousesquissons ici sommairement. Sinon, on se réfère aussi, bien entendu, à l’oeuvre deJean-Luc Nancy, et en particulier à Etre singulier-pluriel. 50 Ce sera donc un pari difficile que de tenir le sens et le réel, de tenirHeidegger et Kierkegaard sans résorber abusivement le second dans le premier. 51 Cf. Bernard Stiegler, La technique et le temps, Tome 2. Cf. aussi en annexe notretravail sur le symbolique pour quelques précisions. 52 N’a-t-il pas reconnu que Husserl seul avait libéré le terrain où sa penséedevenait possible ?

34

questionnement de perspective transcendantale qui se dégage d’un

« logicisme primaire ». Autant la logique primaire

(aristotélicienne) et ses applications dans le raisonnement déductif

simple ne fournissent qu’un simple canon lequel peut, en définitive,

expulser toute signification de son usage53, autant la mise en forme

des canons logiques eux-mêmes est, en tant que pratique, une tâche

de prise sur soi54 qui libère la profondeur de la forme elle-même. Le

formalisme n’est pas un verrouillage, mais une clôture dynamique de

la pensée sur son possible, par laquelle elle s’interdit résolument

tout « sol » et tout « fondement » et ne tient qu’en rapports

coordonnés par des axiomes et sollicitant à chaque fois un

engagement sous la forme d’une assomption de nécessité.

2. Il ne s’agit pas de dire que la logique ou la conscience

investigatrice permettent de déployer scientifiquement une stabilité

du monde par la connaissance – qui n’est pas notre objet ici – ni

d’associer hâtivement un état des mathématiques à un auteur qui s’en

est toujours défendu55 . Nous considérons seulement que

53 A la question de savoir si l’animal raisonne, il est difficile de répondre, maisdès lors qu’il y a connection, association, il y a raisonnement que celui-ci soitreprésenté ou pas. Rien n’est d’ailleurs plus simple et moins rigoureux qu’unraisonnement logique de ce type. L’interrogation transcendantale pointe ici etailleurs la nécessité de ce questionnement au second degré. 54 On ne parle pas exactement ici de cette pulsion à « se tenir dans l’éclaircie »et à faire face aux latences de la nuit et du chaos pour y ménager le stable,qu’Heidegger pensait propre aux présocratiques. La prise sur soi est aussi uneexposition. Elle veut dire aussi, s’attendre à tout, même à l’inconcevable. Elleest aussi une manière de se mettre en abîme sur le fond de ce qui nous échappe etqui peut advenir, aux points où ma maîtrise s’institue comme potentialitéd’immaîtrisable. 55 Quoi qu’on trouverait sûrement certaines qui, par leur formalisme justement, nepeuvent pas être effectuées selon un mode strictement opératoire. Elles nedemandent pas à être « comprises de l’extérieur», elles ne le peuvent pas, maissont simplement des traductions de monde – ce que Desanti appelait les limites dusystème – par exemple quand il s’est agi de redéfinir la notion de continuité. Leformalisme cerne bien un « indicible de principe », isole un absolu (justementparce qu’il n’est rien) : il inscrit quelques énigmes à même le sens, mais il n’estjamais en soi garde de la présence. Autrement dit, il met bien en exergue larichesse du questionnement transcendantal, mais ne fait que libérer une visibilitépour l’énigme de la présence qui, de son côté, doit rigoureusement s’envisager horsdu transcendantal lui-même. Le questionnement de Heidegger est pratique et avant

35

l’articulation langagière et logique, enchâssée au sens est ce qui

temporalise la temporalité du temps, et en cela, rend le temps

visible pour lui-même56. En toute rigueur, il faudrait dire qu’on

appelle langage ce qui temporalise la temporalité (et non l’inverse)57. Cette temporalité

au deuxième degré est certes celle d’une condensation, d’une

construction (d’une architecture) – donc d’un recouvrement – mais le

fait qu’il y ait le fait – ne fait entendre son appel comminatoire

qu’à même cette solidité. Ce qui sans cesse fuit et glisse

questionne peut-être, mais ne répond pas, ne peut être investi de

rien (dans le cas d’une ivresse avancée, le questionnement insiste

toujours, mais il n’est pas repris, il file, il se dérobe).

Cette idée de temporalisation de la temporalité du temps insiste sur

le rapport de la forme du temps à elle-même, et par là, du vécu à sa

propre assomption. On ne peut, en toute rigueur, y exclure les

calendarités même si, dans l’absolu, la temporalité n’a pas de

durée, étant mise en jeu de soi, et par là, dégagement des rapports

de durée. Comme on vient de le voir, cette temporalité ne retrouve

sa prise (ce qui se joue en elle du toucher d’un absolu) que dans

les durées qui la manifestent. Le temps s’investit en soi-même : autrement

dit, l’assomption d’une temporalité propre ne vient pas tant d’une

tout pratique, il est celui de la pratique en tant que telle. 56 Nous verrons plus loin que ceci peut être lié au questionnement que Derrida aintroduit sur l’idée de la prothéticité. Cf. aussi l’oeuvre de Richir et surtoutPhénoménologie en esquisses. Notre principale inspiration est bergsoniennecependant. 57 D’une certaine manière, nous ne faisons pas plus ici que de reformuler d’uneautre façon ce que Paul Ricoeur à développé avec une grande précision et une grandetechnicité dans son oeuvre maîtresse, Temps et Récit, et qu’il a pu résumer defaçon plus succincte dans d’autres ouvrages, par exemple, Du texte à l’action, p.14 et suivantes. Mais c’est aussi parce que nous pratiquons une philosophie dusens, donc une herméneutique, dont Paul Ricoeur a été l’un des principauxdéfenseurs. Que nous nous inscrivions dans la lignée de ceux qui, à sa suite,réinjectent la multiplicité des temps effectifs et de leur commerce divers avec lesens ne nous empêche pas, par exemple, de tenir aux visées heideggériennes bienplus que Ricoeur y a tenu, et de chercher à nous laisser radicalement inquiéter parla psychanalyse – comment le prônent, dans un registre très différent, FrançoisLaruelle ou Jocelyn Benoist - plutôt que de la conjoindre à la pratiquephilosophique.

36

destruction des temporalités impropres mais de la façon dont elles

se façonnent en elles-mêmes pour recueillir dans leur déploiement le

sens qui s’y dépose, à partir du geste qui l’institue, justement. Il

n’y a jamais disparition de tous les temps « du monde », même dans

l’amour le plus ardent, mais pliage de ceux-ci au rythme d’un temps

de l’amour qui les temporalise tous. De même, si nous nous souvenons

d’avantage d’une journée de randonnée en montagne que d’un mois de

travail de bureau, c’est que la randonnée institue un temps

spécifique, celui de l’effort et de l’épreuve, qui se clôt

entièrement sur lui-même et domine tous les autres. Si le temps avec

l’âge passe « plus vite », c’est peut-être parce que nous prenons

nous aussi l’habitude d’exister, et qu’avec l’usure de nos rythmes

nous nous engageons dans des temporalités de plus en plus vastes et

lâches.

Nous n’avons ni la place ici pour l’élaboration d’une taxinomie des

temporalités, voire simplement d’une description détaillée de

certaines d’entres-elles, les plus évocatrices. Nous avons cité

l’effort et l’amour, auxquelles il faudrait ajouter l’ivresse et la

folie. Deleuze a dans Logique du sens donné des indications

éclairantes à ce sujet (en particulier, pour l’ivresse, dans le

chapitre intitulé La porcelaine et le volcan). Pour les reprendre

dans le cadre de notre description, nous pourrions simplement

ajouter que l’ivresse est un dépli de la temporalité, c’est-à-dire

un laisser aller du jeu des instances de solidification et de renvoi

qui constituent un présent dans un tissus complexe de rapports

logiques, de rapports à, d’appréhensions liées, et qu’en réduisant,

d’une certaine façon, l’appareillage logique au strict minimum, elle

nous ramène vers la temporalité plus univoque (en même temps plus

angoissante et vertigineuse) des constitutions archaïques. Une

dernière, sans doute la plus fondamentale des études qu’il s’agirait

37

de fournir, concernerait alors le temps de l’enfance et la

constitution de toutes les régularités et formes qui aménagent

l’être-au-monde par après.

Ce n’est enfin pas le moindre paradoxe de noter que ces temporalités

rythmiques, parce qu’elles se mesurent peu ou prou à autre chose,

paraissent à la fois fugitives et interminables (au sommet, on

retrouverait sans doute quelque chose de l’idée spinozienne de

l’éternité dans l’instant).

3. Pour conclure, on dira que ce qui se construit comme pensée selon

les structures incriminées, conduit à la fois à une mise en jeu

formelle du réel explicité dans sa revendication et à une mise en

jeu du sens nu58 à même les processus de temporalisation. Ce sens nu

est ce qui du sens ne s’exprime pas selon des modalités

intentionnelles et qui insiste sans cesse : dans la douleur de la

fuite, dans l’aveuglement du réveil, dans la tâche d’un temps clos.

Le sens nu est la nuit du réel. C’est ce qui est « blanc », le pur « fait »

du sens, ce qui fait que le heurt n’est jamais clos - ce qui se

nourrit de soi dans sa gratuité, ce qui est sans épaisseur, ce qui

« se passe »… C’est ce recueil de l’ « il y a le sens » qui ne cesse

de se jouer dans la temporalisation de la temporalité du temps, car

le fait du sens n’est pas autre chose que la singularité

insubstituable de mon existence dans son tremblement – cette

évidence, cette certitude creusée sur l’abîme59. Il est ce blanc

58 Ce que nous appelons le « sens nu » est ce que Jean-Luc Nancy a introduit dans Lesens du monde. 59 Jean-Luc Nancy a dit l’essentiel à ce sujet. Une chose sur laquelle nousaimerions insister seulement : l’inscription, l’articulation, la formation au seinde ces « blancs » du sens, ce que Nancy laisse tout à fait ouvert. « Mais il faut alorscomprendre que le « concret » ne désigne pas ici la simple extériorité de la chose impénétrable ou de l’effectivité« vécu » : « concret » désigne cela dont la consistance, et la résistance, forme l’extériorité nécessaire d’un être-à,donc d’un être-selon-le-sens. », Le sens du monde, p. 24. A ce sujet, cf. concernant l’architecture, l’admirable ouvrage de Benoît Goetz, Ladislocation.

38

d’une rupture que le suspend de toute position thétique amène. Il

est la pure forme de la pulsation de l’exister, quelque soit ce qu’à

un niveau interprétatif il ouvre : ce que le soupçon, l’archéologie du savoir, le

rejet des réifications ne suspend pas, mais que la déconstruction à l’inverse révèle comme le

clignement originaire d’être au monde60.

Si on reprend la façon dont nous avons d’abord caractérisé le sens,

on se rappellera en effet que nous avons parlé du sens comme

l’ouverture de l’aller au-delà de soi. Cette définition est valable

en tant qu’elle décentre le rapport habituel du sens considéré comme

« sens de » et renverse la subordination du sens au dispositif

intentionnel dont il est plutôt l’organicité générique. Toutefois,

on a pas alors approché « ce qui du sens est le sens », ce qu’on

pourrait nommer le « sens du sens », mais qu’on décrira plutôt comme

le sens « de soi » - selon un geste assez henrycien, quoi que nous

fixons l’originarité dans le sens, c’est-à-dire dans ce qui

revendique originairement l’originarité que nous tentons de penser

dans sa structure propre au lieu de la rabattre sur un autre lieu

d’effectuation. Le pur tremblement du sens est l’intervalle, le

décalage d’avec soi de la manifestation. L’approcher est chose

délicate, et nous devons nous garder, en cette manière, de toute

ambition trop constructrice qui finirait par faire mordre les dents

d’une théorie sur ce qui doit rester libre. Faire venir, libérer,

placer en position d’intraitable, telle doit être l’attitude de qui

veut remonter au creux originel du sens61. Qu’ajouter alors ? Le sens

a affaire avec l’un qui est au-delà de la totalité, l’un de60 Nietzsche, Freud, Marx et leurs lecteurs, les sciences cognitives et d’autresencore nous ont appris à nous méfier de tout « sens de », de tout ce qui se pose.Mais comme le déploie Jean-Luc Nancy (surtout dans Le sens du monde), cela ne faitque mettre à nu l’impulsion pure de l’exister.61 Jean-Michel Salanskis a accompli a ce sujet un travail considérable en renversanttoutes les interprétations traditionnelles pour montrer que le sens n’est jamais,ou quasiment, pensé à partir de lui-même, dans ce lieu où toute structureintentionnelle, toute investigation consciente et toute insistance compréhensiverisque de dilapider l’étrange fumée que nous traquons.

39

l’expérience dans l’apparaître absolu de sa clôture : cet un de la

manifestation qui s’englobe elle-même, qui est le tout, l’infini du

champ de l’être (la manifestation est tout pour elle-même) – et qui

est situé pourtant. Le dehors n’est même pas pensable. Michel Henry

et Levinas ont peut-être eu le mérite de pousser cette énigme encore

plus loin que Heidegger : que le fait d’apparaître de l’apparaître

enveloppe pré-phénoménologiquement, antérieurement à tout retour

vers soi possible, tout ce qui peut être – tout infini possible.

Mieux que l’étant ou que le sensible, cette capacité d’ouverture est

radicale et impensable. Nous ne parlons plus de l’éclairé mais de la

lumière elle-même, qui définit plus radicalement que l’éclaircie

l’espace du visible : hors de la lumière, point de visibilité. Nous

passons même de l’ordre de « l’impossibilité physique » (voir hors de l’éclaircie) à celui de

« l’impossibilité logique». Ce qui se manifeste est ainsi espacé et se

manifeste dans l’intervalle du sens : manifestation tracée, noir sur

blanc. Le sens est l’espace en tant que tel, le décalé de soi

originel, l’intervalle que rien ne comble parce qu’il ouvre le jeu

du mouvement. En toute rigueur, il n’est rien, il est « entre ».

Mais il ne tient lui-même qu’en la prise sur soi par le geste, et ne

gagne sa vivacité inquisitrice que dès lors que le langage et la

grammaticalisation chorégraphie le geste. Le sens libère alors en

son envers, dans la suspension, le réel.

Ainsi, la temporalisation de la temporalité est le jeu singulier

avec l’évidence fugitive du dépôt, la mise en résistance du nu dans

la plastique des formes. C’est la façon dont le lointain murmure est

chez chacun la musique qui l’enveloppe (façon dont le « c’est vrai »

passe dans le « ce qui a lieu est vraiment ce qui a lieu »)62.

62 Pour d’autres précisions, phénoménologiques, sur le sens (et le déplacement deproblématique que nous suggérons par rapport à celle de Husserl), voir aussi notrearticle Architecture de la présence II, plus bas.

40

LE PRÉSENT, OU « L’ÊTRE AU PRÉSENT ». APORIES.

Nous n’en avons pas fini avec les énigmes de la temporalité. En

particulier nous ne nous sommes pas encore penché sur la question du

présent en tant que tel. L’idée d’une temporalité, et plus encore

d’une temporalité au deuxième degré, demande qu’un lieu privilégié

du temps soit pensé, à savoir le présent, sans que celui-ci ne soit

ni réifié (en tant que continuité ou point limite), ni dissous dans

le devenir d’un flux. Cela revient en fait à demander de quelle

manière on peut tenter de comprendre (ou tout du moins de dire

différemment) le fait « d’être présent », ou peut-être plus

exactement « d’être au présent ». Autrement dit, en quoi réside le

mode d’être privilégié de ce qui ne peut pas être soustrait au jeu

de la temporalité, mais qui la retient, la soutient néanmoins ?

Cette question difficile insiste avec plus de visibilité depuis que

les visées déconstructives ont ôté à « l’être présent » son évidence

apparente qui le rendait ininterrogeable, pour en faire l’abîme même

du questionnement.

Dans toute sa radicalité, la question ne se problématise pas. Il

faut la poser de biais. Prenons une histoire du règne de Louis XIV,

lisons. Si nous ne sommes pas d’abord historien ou curieux

d’histoire selon un mode scientifique – si notre regard n’est pas d’abord

technique et ne désamorce pas méthodologiquement ce qui fait question – nous la

lirons comme une histoire, particulière, qui est véritablement

advenue. Mais arrêtons nous un moment. Il y a quelque chose de

troublant, d’inquiétant, de terrible de se dire que cette histoire en train

de se faire sous nos yeux est achevée. Que les complots, les espoirs, les

négociations sont enterrés. Que les amours sont morts. Bref, que ce

morceau de présent arraché à son temps est en abîme sur la mort.

L’intériorité du présent, l’obscur de la narration, qu’elle

41

recueille sans véritablement l’articuler, est en béance, à la fois

nécessaire et devenue anecdotique. Ce qui n’avait de sens qu’en

train de se faire de soi-même apparaît comme sens mort, privé de

cela seul qui l’emportait : la présence. Ce qui, dans un même

mouvement, révèle la question (ce qui manque, c’est justement le

présent), et son lien inextricable à la mort (cela seul qui ne se

saisit pas, cela seul qui ne prend prise sur soi que révolu, achevé,

dissipé est la présence du présent ; elle s’exprime de la façon

suivante : ce qui n’a de sens qu’en train de se faire est dans son

mouvement même toujours déjà révolu, spectacle de soi pour être

ressaisi dans son absence, « pouvoir n’être plus là » du présent)63.

Posons la question encore plus brutalement. Les humains qui ont vécu

il y a trois siècles ont effectivement vécu, été au présent, eu des

affects, des pensées, des projets. Comment cette intériorité

insondable est-elle pensable ? Quelle radicalité de pensée est-elle

capable de saisir l’avoir-été présent à partir de lui-même, comme ce

qui de son temps à été l’origine d’une perspective unique,

aujourd’hui close comme un simple registre fermé ? Peut-on au moins

l’amener au langage, tenter de l’inscrire dans un ensemble de

médiations conceptuelles qui, d’abîme, lui rendent la force

dynamique et créatrice d’une énigme ? Ce qu’il s’agit de réussir à

poser, c’est cette apparente contradiction du présent, l’effraction de la

contingence en sa nécessité64.

63 Une très belle analyse de ce problème se trouve au début de l’ouvrage de BernardStiegler, La technique et le temps, tome 2. Bernard Stiegler fait, comme noustentons de notre côté, de ce qui vient d’être décrit « Le » fait qui constituel’humain par excellence, mais il insiste justement sur le caractère empirique de lamise en forme technique selon laquelle de tels processus sont possibles. La mémoirecollective, la temporalité qui a prise sur elle-même, c’est aussi la technique parlaquelle la culture devient la mémoire de la nature. Pour l’instant, nous sommesprêt à tout accorder à cette analyse qui nous éclaire dans nos efforts. 64 Cf. la belle analyse de Catherine Malabou dans L’avenir de Hegel, p. 216 à 217.Si notre terminologie diffère, c’est simplement parce nous ne nous appuyons pas surles mêmes références philosophiques.

42

A. Le temps fendu, l’énigme de la position.

1. Il nous semble que ce que nous avons décrit donne déjà une idée

des distinctions qui peuvent être faites de la prise de la

temporalité sur elle-même. La question brute de la présence du

présent reste à poser. Il nous semble qu’aucune conception

philosophique ne peut l’embrasser d’un coup. On ne fera pas mieux

que de la manifester par une constatation qui reste en deçà de son

élaboration conceptuelle, ou non, de tout reflux, de toute

nomination, quelque soit le processus dont elle résulte. Celui dont

je me souviens comme le « moi » d’il y a dix ans a été un « soi ».

Louis XIV aussi a été un « soi ».

Contentons nous de recueillir les indices laissés par quelques

grands philosophes à ce sujet. Kant a peut-être fourni ses armes les

plus affûtées à cette question. La réflexion transcendantale met

l’accent sur plusieurs points cruciaux. Elle dégage de façon

méthodique un dehors qui n’est ni le dehors de la substance et de la

chose en soi, ni celui d’une donation immédiate, d’une évidence

comme Rousseau l’entendait, mais qui est posée de par la nature de

séries téléologiques. La conscience est d’abord, dit Kant,

réceptivité à ses propres représentations, c’est-à-dire

interprétation de cela vers quoi elle s’oriente spontanément et

qu’elle catégorise donc immédiatement selon les possibilités

cognitives qui sont déjà en elles. Elle « imprime » sur sa surface,

selon les modalités de son prisme, la trace de formes qui ne sont

pas spontanément en elle, qu’elle interprète à la fois selon ce

qu’elle connaît et pose téléologiquement comme position d’une

extériorité dans l’acte de la synthèse. La synthèse – que Kant décrit

via une série de dispositifs trop complexes pour être exposés ici

43

dans le détail65 - peut même être pensée comme « l’acte » à travers

lequel un sujet pose à chaque fois un monde comme ce à quoi il a à

faire, comme ce en quoi il est impliqué, comme position de réalité à

laquelle, de manière plus ou moins complexe, il se soumet. Kant, par

le sujet transcendantal, nomme alors la pure capacité réceptrice, la

pure exposition à ses propres représentations, la valeur de présence

pure et nue qui fait fond aux positions locales de synthèse, en

laquelle le sujet est monde. Nous aurions tendance à trouver là les

prémices de ce que nous avons appelé plus haut la pure « position de

liberté », car la présence pure, l’exposition pure du sujet à la

réalité de ses représentations est transversalement une

indétermination, une sorte de ligne de marge66. Et comme on l’a vu,

cette position de liberté a cela de vertigineux, qui se dégage chez

Kant67, que tout ce qui m’apparaît apparaît à travers moi, en tant

que cela m’apparaît, se montre dans l’absolu d’une existence qui me65 Cf. ici Kant et les limites de la synthèse, de Jocelyn Benoist. Benoist, contreune lecture qui privilégie l’esthétique transcendantale, conteste que leschématisme puisse donner le principe général de la synthèse quand les niveaux dusensible, du schème et du concept ne représentent que les trois niveauxd’effectuation d’une synthèse dont la forme logique détermine en amont lesmodalités de la donation de l’objet. Cet oubli de la logique transcendantale queJocelyn Benoist dénonce s’accompagne pour lui d’un déplacement du sens del’esthétique transcendantale – que l’on peut recentrer sur la question du pursensible. A première vue en effet, quelque chose échappe au jeu de l’être, permetle jeu de l’être : le fait du monde, la pure valeur de présence sans laquelle rienne pourrait être découpé et sculpté pour l’être. C’est chose difficile à décrire,que Michel Henry également esquisse dans Incarnation : le redoublement à même soide l’apparaître, qu’on pourrait aussi nommer la « touchabilité » du monde.Originairement, il n’y a pas « rien » mais la présence sensible – pure, parce quesans rapport à soi, exposée à soi-même – il y a d’emblée un quelque chose comme unepassibilité d’être qui est le sensible, en reste de l’objectivité, et même de lascène ouverte de l’être, « opacité dans la transparence ». Pour déterminer plusprécisément cet état de fait, Jocelyn Benoist décrit d’abord la différence d’avecsoi du sensible, c'est-à-dire la manière dont l’objet singulier n’est donné quecomme singulier d’un universel, et montre que la finitude même de la perceptionimplique une forme de consistance extérieure de l’objet visé dans son unité (unitéelle-même donnée sous la forme de l’objet transcendantal). Cette consistancespatiale et temporelle implique alors à la fois formellement l’unité de la penséeet la valeur de présence du monde à celle-ci, c'est-à-dire le pur sens factuel, àmême et à travers l’objet déterminé, qui est l’autre face de sa détermination.66 Cf. aussi notre article sur Réel et engagement. L’indivisible plutôt que ledivisible. 67 Et bien avant chez Maître Eckart, cf. par exemple Alain Cugno, La blessureamoureuse.

44

fait face en tant que c’est aussi strictement à travers moi que cela est. Une position de

double enveloppement, une forme de ruban de Möbius – sans qu’il soit

encore besoin d’évoquer ni la chair, ni l’être, ni quelque processus

que ce soit – constitue ainsi la version la plus générale, mais

aussi quand on y réfléchit, la plus folle, de l’auto-affection. Elle

oscille selon les interprétations entre extase et solipsisme, mais

en toute rigueur, c’est surtout la vision d’un soi en béance - d’un

soi qui n’est rien d’autre que la ligne de partage abstraite, le

tain d’un miroir à deux faces qui pose le monde et la singularité.

2. Parallèlement, la conception kantienne de la temporalité donne

déjà la forme nécessaire à penser cet abîme. On sait que Kant décrit

le temps comme une forme générale, a priori, du « se rapporter à »,

qu’il est un horizon de logicité qui n’a de sens que comme mise en

rapport selon les catégories de l’entendement. Si le temps précède

transcendantalement les catégories, elles-mêmes transcendantalement

premières par rapport à la table des jugements, il n’est pas en

réalité posé comme tel par Kant mais déduit comme forme à partir de

l’horizon général des catégories, comme l’horizon de leur

fonctionnement et de leur sens. Il n’est donc rien d’autre qu’une

organicité des catégories, elles mêmes déduites, l’effectivité d’une

structuration. Mais il est aussi la forme du sens interne68, et, en

cela ce qu’on appelle le présent - par sa valeur de présence – est

le nom de la fissure du « se rapporter à », de la disharmonie, de

68 Nulle phénoménologie dans cette conception, du moins vue sous cet angle. Penséssous l’angle de la sensibilité, temps et espace sont deux faces de la saisied’objet, dont la valeur de présence est donnée par leur imbrication. L’espace esttout aussi originaire que le temps, car il n’est pas synthétisé à partir du temps,comme forme secondaire – cela est un des chevaux de batailles de la reprisecontemporaine de Heidegger – mais co-originaire de celui-ci, co-position nonsynthétique des objets du monde. Nous y reviendrons beaucoup.

45

l’incise à partir de laquelle prennent sens les différentes

projections téléologiques et sensibles69 70.

Avançons alors que tout le dispositif kantien n’a pas pour autre but

que d’expliciter formellement l’intrication originaire de nécessité

et de contingence qu’est une position subjective, cela à partir de

l’énigme du sujet fendu.

B. Le morcellement du présent.

1. La question s’est donc formellement éclairée par la prise en

compte de cette incise. Reste à savoir de quelle manière ce présent

ainsi isolé, qui n’est rien d’autre au fond que la coupure du sujet

transcendantal, peut d’avantage être isolé. Le transcendantal

kantien se charge de déterminer ses condition de pensabilité. Il

isole a priori les modalités du rapport au monde pour déterminer

discursivement les niveaux, conceptuellement déduits, qu’impose la

réflexion sur le « fait d’être » appréhendé dans son sens.

Mais on continue à se demander comment se rapporter effectivement à

ce présent. Or ce n’est pas complètement insensé que de le

chercher : il y a suffisamment de situations limites, réelles (le

réveil, le rapport à la mémoire, la naissance) pour que la question

se pose d’une façon plus clairement « phénoménologique ». Mais il

faut bien sûr aussi se garder de réintroduire de la « métaphysique »

dans ce questionnement et de désigner sans prudence une quelconque

instance originaire. La question « comment penser le présent »

devient donc comment articuler la question du présent, de cette

touche au monde que je suis. La prudence phénoménologique s’impose

69 Cela, pour une première reprise de notre perplexité énoncée plus haut. 70 Dans Différence et Répétition Gilles Deleuze esquisse plus précisément uneinterprétation en ces termes du temps kantien (p. 116 à 121, pour une analyse dutemps « hors de ses gonds »).

46

pour cette mise en forme, parce qu’à trop s’aventurer ici sur le

sens ou le temps, nous perdrons les phénomènes quotidiens. La

question se reformule alors comme suit : comment dire quelque chose

du présent, le caractériser, lui trouver une étoffe positive ? La

question prend alors plus précisément au sérieux l’immanence du

présent à lui-même que nous avons déjà constatée, et le caractère

engagé qu’il montre.

Mais pour autant, une idée trop naïve de continuité risque de

réintroduire quelque postulat métaphysique, quelque subreptice

« confession de philosophe ». Nous croyons que l’écueil est

évitable, à condition de ne pas poser une continuité subjective,

mais une égalité indéfectible entre l’implication en une continuité

et la subjectivité. Mais cette implication ressemble beaucoup à une

duperie puisqu’elle semble n’opérer qu’a posteriori. Peut-on

vraiment penser un geste originaire comme un geste de dupe ?

2. Cette question se pose d’autant plus qu’un certain nombre de

paradoxes la mettent en exergue. On connaît les « puzzling cases »

de Parfit, commentés par Paul Ricoeur71 dont l’un surtout éveille la

perplexité. Accepterions nous de mourir si l’on nous assure qu’un

clone parfait – souvenirs et donc capacités, possibles affectuels –

entrera en fonction quelques secondes après cette mort ? En vérité,

le problème est compliqué par diverses questions de discontinuité

(par exemple, si le clone se réveille là où ses souvenirs ne l’ont

en aucune façon amené, il peut en venir à déduire qu’il est un

clone) qui brisent la similitude. Mais cela mis entre parenthèses,

on se posera un certain nombre de questions qui reviendront en

substance à cela : de quelle forme d’effectivité créditer le sens,

71 Cf. Soi-même comme un autre.

47

sachant qu’il n’est jamais que « pour lui-même », en vue d’autrui72 ?

Peut-on penser le sens sans un véritable passage effectif, sans que

quelque chose se joue dans sa propre immanence ?

Certains – ceux qui se revendiquerons d’une déconstruction

subjective totale, comme Nietzsche – répondront oui à la question de

Parfit, parce qu’alors l’idée même de la mort n’est qu’une « faute

de grammaire » puisque « je » ne suis rien d’autre que l’ensemble de

mes « pouvoirs être », la constellations des possibles de mon corps

alternativement dominés par l’une ou l’autre tendance. La question

du « je » même, et plus précisément celle de l’ipséité, n’est qu’une

fiction construite en vue de la persistance, une assurance

instinctive d’un corps pour mobiliser ses modules cognitifs à sa

survivance (quand l’assomption réelle de cette multiplicité auto-

régénératrice pourrait conduire le corps à considérer juste dans sa

praxis la question de sa survie comme chose accessoire alors

qu’effectivement c’est elle qui mobilise en premier lieu tous les

efforts qui résultent ensuite à travers les capacités cognitives

dont les représentations sont originairement indexées à cela avant

tout autre télos). Dans cette perspective

nietzschéenne/cognitiviste, la causalité est en quelque sorte

initialement inversée puisque c’est la force dominante qui

s’approprie rétrospectivement le capital mnésique qu’elle précède de

fait puisqu’elle le retemporalise selon une continuité alors qu’elle

est effectivement sa propre origine et sa propre initiation qui ne

se découvre un gouffre infini de passé que dans l’engagement de son

agir, par le truchement des possibles de son corps. Qui se réveille

72 On pourra aussi se demander comment la temporalité peut naître, comment quelqu’unpeut apparaître avec des souvenirs, comment l’entrée dans le temps est pensable ;le clone devra-t-il apprendre à être ce qu’il est d’office ? - et d’autres sedemanderont si le clone a effectivement vécu ses souvenirs, s’il est machinesingeant la vie ou vie réelle, voire s’il n’a pas effectivement vécu ses souvenirsdans un autre degré de virtualité…

48

le matin n’est pas qui s’est endormi, mais une corporalité

réappropriée, un devenir dont la résultante est orientée selon une

nouvelle dominance. Puisque l’unité intégratrice du corps n’est rien

d’autre que sa polarisation – rien d’essentiel, par conséquent – la

mort n’est rien d’autre que la mort du corps, et n’est en dernière

instance la mort de personne puisque ce n’est pas « moi » (c'est-à-

dire la configuration qui est moi actuellement) qui mourra, et qu’en

définitive, personne ne mourra mais qu’il y aura effondrement

intérieur du possible et de la temporalité.

C. Une continuité phénoménologique forte : la chair. Une première lecture de l’unité du flux

originaire de la conscience intime du temps73.

Certaines situations tendent à faire prévaloir l’interprétation

contraire qui s’appuie elle sur l’idée de l’auto-affection. Il arrive

qu’on se souvienne non pas seulement « qu’on a éprouvé un

sentiment » mais « du sentiment lui-même ». Dans ce cas, la

perplexité est plus grande. Peut-on parler de la conservation d’un

affect « individué » - un bloc de temps conservé tel quel - ou faut-

il interpréter cela comme une recomposition a posteriori à l’aide

de plusieurs affects ?74 Ou encore, peut-on, à l’inverse, considérer

que la vie ou la chair « touche à elle-même » dans la distance

temporelle même, et que l’éprouvé du passé touche à l’éprouvé du

présent, autrement dit encore que le « toucher à soi » de la chair

que je suis se conserve en soi-même et que je suis à la fois, à

partir de mon présent, tout ce que j’ai éprouvé gravé en elle à

partir de soi, comme replié sur une auto-affection absolue ?75

73 Nos allusions à Husserl se mettent ici au diapason des analyses de Didier Franck.Plus loin, nous évoquerons une autre version du rapport hylé/noème, empruntée cettefois de Rudolf Bernet, qui nous satisfait d’avantage. 74 Cf. bien sûr Bergson, Matière et Mémoire, qui défend clairement la premièreoption. Cf. aussi Deleuze, Le bergsonisme. 75 Pour cela, cf. Michel Henry, Phénoménologie matérielle, ou aussi Incarnation.

49

1. Dans cette perspective, Didier Franck nous est d’un grand secours,

à la fois dans sa relecture de Husserl76 et dans ses

réinterprétations investies dans l’élaboration d’une phénoménologie

propre77. Franck, comme Henry s’intéresse chez Husserl à la hylé dans

son rapport au noème sensible qui l’informe, c’est-à-dire oriente

téléologiquement le regard intentionnel sur la pure impression

sensible pour la recevoir selon un certain angle qualitatif. Dans la

pensée husserlienne, le noème semble premier dans la mesure où

l’impression sensible n’est rien qui ne puisse se donner

qu’enveloppé selon une forme qui résiste à son flux et ne

l’accueille comme sens. Pour Husserl, on ne ressent, ne regarde, ne

reçoit jamais un pur donné mais toujours déjà un donné selon un

sens, un donné enveloppé dans une forme – même si cet enveloppement

n’est jamais qu’une esquisse, qu’un geste d’information inachevable

où l’objectivité est moins constituée qu’inscrite en projet comme

distinction interne de la hylé78. Ce qui apparaît, même comme

sensible, c’est ce qui se différentie d’avec soi-même, se retourne,

se montre comme « puissance propre79 ». Or, dit alors Franck80 cela

veut bien dire qu’on ne peut distinguer le noème de la hylé comme ce

qui viendrait l’animer : le noème est en réalité inscrit en elle,

dans son sensible originaire – pour Franck, toute aperception, même

signitive, est originairement un sentir – à même lui comme sa prise

de forme, sa continuité de métamorphose, ou, dirions nous, son « se

passer à soi-même ». Le lien à la temporalité est lui-même longuement

76 Cf. Chair et Corps dans la phénoménologie de Husserl. 77 Cf. Nietzsche et l’ombre de dieu et surtout Dramatique des phénomènes. 78 Le passage de la hylé au noème, c’est-à-dire à l’information, pose de toute façonproblème. Jean-Michel Salanskis en propose de longs commentaires, par exemple dansses Modèles et pensées de l’action. Il y évoque ainsi le modèle « naturalisé » deJean Petitot qui figure la traduction du vibratoire à l’information par undispositif mathématique (et nos connaissances mathématiques ne sont pas au niveaupour que nous puissions prétendre comprendre de quoi il s’agit). 79 L’expression est de nous. 80 Cf. Dramatique des phénomènes.

50

explicité par Franck dans un retour très éclairant sur les La

phénoménologie de la conscience intime du temps. La distinction

canonique entre la temporalité objective – la temporalité

intrinsèque à la région idéale visée – et la temporalité immanente

du flux est très instructive dans le cas « d’objets temporels »

comme la mélodie. C’est en particulier la tonalité première, le

point présent de la tonalité et son articulation permanente à ses

rétentions elles-mêmes liées à leurs propres rétentions qui sont ici

importantes. Comme le note Franck, superficiellement (au niveau

objectif, disons), la mélodie est une multiplicité de sons

indifféremment visés dès lors que l’ordre d’enchaînement est

respecté ; au contraire, originairement, la mélodie se déploie de

façon liée par la persistance dans ses échelonnages de sons aussitôt

chus à partir d’une « touche » présente laquelle lie l’impression

originaire à sa rétention immédiate, elle-même visée originairement

à partir de cette articulation (dans le panache de la queue de

comète) et liée de la même manière à ses rétentions, et ainsi de

suite. Ainsi, l’exemple des objets temporels montre que c’est dans

une touche continue à soi-même qui se passe de vécu informé en vécu

informé que le temps lui-même déploie sa temporalisation, rendue

effective puis objective par cette seule archi-hylé. Originairement,

la chair contraint un temps sans discontinuités – ce qui d’aventure

peut-être rétorqué au paradoxe de Parfit. C’est dans ce passer à

soi-même que se retrouve chaque fois une ipséité non résultante,

secondaire mais continue, tonale : cette touche à soi me relie

d’avance au futur que je serai, par là aussi à l’instant de ma mort. Le

flux de conscience est originairement continu parce que tenu dans la

continuité de la chair et déployé à partir d’une archi-sensibilité.

De ce fait, l’évènement n’est pas ce qui « m’arrive » à la manière

dont, formellement ou essentiellement, certaines philosophies du

sujet isolent un noyau identique secondairement affecté. Il n’est

51

pas non plus ce qui ouvre l’apparaître, ce à partir de quoi le

sujet, secondairement, arrive (ou « s’arrive », dit Jean-Luc Marion81).

2.82

a. La question est alors posée. Penser ainsi la continuité de la

chair, est-ce encore introduire une substantialité, donc, une

détermination métaphysique ? Ou est-ce qu’une continuité qui n’est

continuité d’aucun donné effectif, mais source de la possibilité de

toute appréhension de continuité en tant que telle, donc, une pure

continuité dont s’originent toutes les relations empiriques ou

discursives de continuité ne s’en soustrait pas. Nous le pensons.

Mais accorder cette continuité à une instance, la chair, nous gène

un peu. Cela semble pratiquement évident, mais il reste tout de même

quelques postulations obscures : que la chair tienne une unité

transcendantale du corps, cela peut sembler encore très spéculatif.

Comme le montre Derrida dans son ouvrage Le toucher, Jean-Luc Nancy,

une telle position se laisse encore déconstruire83.

Derrida montre comment Nancy, de son côté, ne nomme pas une instance

unificatrice, ce qui le fait échapper au désir d’aboutir qui finit par

enfermer toute pensée dans la cécité de sa construction. Nancy

pointe, par le toucher, la problématicité même de l’énigme creusée

dans le geste du questionnement. La continuité est alors continuité de la

81 Cf. dans Etant donné, la partie consacrée à l’adonné. Cf. aussi dans Réduction etdonation, Le rien et la revendication. Les perspectives et les critiques nousparaissent importantes, mais sans toutefois remettre en cause une certaine prudencehusserlienne et aussi heideggérienne. 82 Ce que nous allons développer ici pourra sembler redondant par rapport à nosexplications données lors du premier article. Mais nous les abordons ici selon unautre angle. Il nous semble de toute manière que la question du sens, qu’onl’aborde à partir d’elle-même, de la continuité ou de la présence, est suffisammentdélicate pour justifier cette redondance. 83 Cf. notre article consacré à la méthode pour nos commentaires sur l’idée d’unedéconstruction.

52

touche à soi. Mais une touche est justement une frappe, c’est-à-dire

quelque chose qui a lieu selon une certaine ponctualité et qu’on ne

peut isoler comme un contact. Derrida l’exprime en une formule

quelque peu sibylline : « il n’y a pas le toucher ». Autrement dit,

on ne dira pas ce qu’est le toucher, ni ne tentera de décrire une

immanence du toucher lui-même (ce qui nous conduirait à risquer à

nous borner à décrire seulement le « contact », c’est-à-dire quelque

chose qui présuppose encore une factualité antécédente et nous

entraîne dans une régression à l’infini). C’est à partir de l’énigme

du toucher qu’il faut s’interroger : autrement dit, le toucher lui-

même ne se comprend qu’au sein de la frappe de l’existence, comme la

résonance à travers laquelle elle ne cesse de se relancer. Ce qu’il

faut tenter de comprendre, c’est qu’il n’y pas seulement continuité

discursive, auto-interprétation, mais pas non plus continuité

réelle : ce qui se fait selon le sens s’espace en entrant dans la continuité, qui n’est

donc rien de temporel ou d’intemporel, mais la forme même de

l’espacement du sens, lequel ne passe pas mais détermine ce qui se

passe par résonance.

b. On ne parlera plus alors d’une évidence d’être soi – ce qui serait

prendre pour argent comptant le concept d’auto-affection avancé plus

haut – mais on cherchera à articuler que le présent est toujours l’implication et

rassemblement en soi de ce qui s’engage comme un tout, même si ce tout n’a pas

en soi son principe de cohérence, mais l’est bien plus tôt dans la

motivation qui l’adresse comme présent. En toute rigueur, je ne

doute pas – le « je » qui s’individue ne doute pas, même si le

« je » réflexif doute de ma continuité temporelle. Je ne puis douter

d’être « moi », parce qu’être soi n’est même pas, ni le fruit d’une

synthèse, ni d’aucun transcendantal, mais la forme même du sens en

général ; parce c’est un fait absolument originaire qui n’a

53

strictement aucun sens parce qu’il est comme l’énigme du sens lui-

même84. Mais « être moi » n’est justement rien d’autre qu’être l’unité de ce que j’ai,

l’affectivité de ce qui n’est pas immédiatement en acte en moi (et

donc aveugle à son être), la suppléance de ce qui de soi-même ne se

soutient plus85. Le soi est unité non synthétique de ce rassemblement

et se pense donc seulement au niveau du sens, comme le pli de la

dimension du sens, par lequel elle s’implique. Ainsi, on peut tout à

fait soutenir que celui que je serai demain est bien le soi que je

suis aujourd’hui, précisément parce qu’il sera demain la position

originaire dont un monde se déploiera selon le sens (et dont le fait

qu’il y ait moi est l’origine). Ce n’est pas la continuité

transcendantale ou ultra-transcendantale d’une « chair » (quelque

soit le sens qu’on lui donne – et de quelque façon qu’on s’échine à

ne pas en faire « quelque chose ») mais le fait de la dimension du

sens lui-même qui implique ce qu’on ne peut plus tout à fait appeler

continuité, mais peut-être « irréductibilité »86. S’il y a

continuité, c’est celle d’une retemporalisation permanente, d’une

reprise, d’un réagencement logique, contextuel et affectif des

données de la conscience, d’une sorte d’effondrement sur soi qui ne

cesse de se reprendre en s’engageant dans de nouvelles

métamorphoses. Elle est celle d’un « se passer à soi-même » (on peut

84 En deçà de l’être lui-même, d’une certaine façon, quoi qu’il soit assez périlleuxd’avancer de telles formulations. Il est peut-être incompréhensible d’être, mais iln’est même pas du registre du comprendre d’être soi. Il n’y a plus de différence,mais une distance absolue. Mais en cette matière, il vaut peut-être mieux secontenter d’exercer un silence et une vigilance prudente, en se contententd’indiquer la trace d’une énigme : ce que Kierkegaard a fait au mieux, semble-t-il.85 Cf. encore une fois Le pli, de Deleuze. De plus en plus, nous nous rapportons àces explications comme à une des contributions les plus fondamentales à la questiondu « soi » qui n’ai jamais été faite. Deleuze, par Leibniz, semble retrouverquelque chose que la tradition des philosophies de la subjectivité, qui suit plussouvent la ligne Descartes/Kant, a complètement laissé de côté et qui permet dereposer la question de façon tout à fait inédite. 86 Il nous semble que c’est ce que Levinas avait signalé dès les années 40 dans Del’existence à l’existant, lorsqu’il a opposé le là à l’ici. Comme sa terminologien’est pas vraiment la notre, nous ne faisons pas appel à lui ici, mais ce seraitsans doute la référence la plus pertinente à convoquer à ce sujet (avec le caséchéant, le Kierkegaard de La maladie à la mort).

54

presque dire que le temps « se passe le présent » au sens sportif de

la passe), est donc seulement celle de l’effectivité d’un

déroulement qui a été ou sera sans qu’on puisse relier deux points

autrement que dans cette poursuite d’engagements. Ajoutons qu’on ne

peut parler de cette irréductibilité/continuité que dans la mesure

où le sens est déjà espacement, à la fois retour vers soi et

ouverture en l’autre, qu’il est originairement (on ne peut le penser

autrement) en prise sur lui même et donc investissement et

institution de la continuité. Le fait que le « sens de » est

inséparable du « sens » (on pourrait dire que le sens est

« puissance de « sens de » »), n’est pas pour peu dans cette

irréductibilité/continuité, qui a donc aussi une dimension logique.

Nous allons voir qu’on peut tenter une lecture en ce sens des Leçons

de Husserl.

D. Une continuité phénoménologique impliquée. Une deuxième lecture de l’unité du flux

originaire de la conscience intime du temps.

1. La postérité des Leçons a cela de curieuse qu’elle fut à la fois

immense et critique puisque tout un pan de la philosophie du siècle

passé s’en est inspiré en vilipendant toutefois ses insuffisances.

Comme si, d’une certaine manière, Husserl avait été plus grand par

ce qu’il a raté que par ce qu’il a réussi.

Nous ne reviendrons ni sur la critique de Heidegger87, ni sur celle

de Derrida. Rappelons simplement que dans La voix et le phénomène,

Derrida reproche à Husserl d’avoir pensé cette unité à partir de

l’évidence du point présent et d’avoir écrasé l’auto-affection sur

87 Citons juste brièvement Rudolf Bernet : « Heidegger a, par exemple, reproché à Husserl des’être limité à un éclaircissement phénoménologique de la conscience du temps et d’avoir ignoré le temps en tantqu’accomplissement originaire de la transcendance. », in Conscience et existence, p. 252.

55

elle-même de façon à ce qu’il y ait adhésion à soi de l’intuition,

quand le présent nécessite au contraire qu’il y ait un degré de

liberté selon lequel chaque présent se constitue comme prise de

position envers un donné reçu comme pouvant se donner autrement que de la façon

dont il se donne. D’ou le fait que toute auto-affection est incisée

comme hétéro-auto-affection puisque ce qui s’aménage dans la

présence ne peut d’abord se recevoir que dans la distance de la

différance88. Nous allons présenter ici les grandes lignes d’une

lecture totalement différente par rapport à une tradition que les

mots de flux, de points d’origine, ont pu dérouter. Cette lecture

s’est imposée à nous petit à petit, mais c’est la lecture de Marc

Richir, puis l’exposé d’Alexander Schnell lors du colloque consacré

aux Leçons qui nous ont permis d’y accéder. Bien évidemment, ce qui

sera développé ici ne l’est que de manière conclusive par rapport

aux difficultés soulevées. Nous ne prétendons pas lever les

difficultés et les ambiguïtés qui subsistent, mais seulement montrer

comment les problématiques que nous abordons peuvent être relevées

et réinvesties sous un autre angle. Ce que nous avons dit jusqu’à

maintenant commandera la présentation des questions heideggériennes

classiques que nous ferons dans le prochain article. Ce que nous

allons dire maintenant est un des axes selon lesquels nous tentons

de les réinvestir au cours des articles suivants.

2.

a. On peut penser qu’en fin de compte, l’unité du flux de la

conscience intime du temps caractérise quelque chose de voisin avec

ce que Heidegger avait en vue lorsqu’il parlait de la

« Verlässlichkeit » des choses. Il entendait par là la manière dont

chaque Dasein s’abandonne, se confie à la solidité d’un monde, et

88 Cf. article suivant.

56

par là, à tout ce que ce monde peut cacher d’inattendu et

d’immaîtrisable. Il nous semble que cette détermination de solidité

est aussi présente dans les analyses husserliennes, mais que celles-

ci ne se situent pas au niveau « concret » de celles de Heidegger.

Ce que Husserl semble avoir tenté de comprendre, c’est que la

conscience, à travers son rapport à des idéalités, la fixation de

celles-ci dans des schémas collectifs, eux-mêmes relayés par des

structures effectives, stabilise un monde. Ce qui est en face est en

face parce qu’il demeure. Il est institué dans son indifférence au

rapport selon lequel je l’envisage, comme présence possible en mon

absence et en laquelle je suis pris originairement. Autrement dit,

il y a à la fois une identification des objets selon la façon dont

on se rapporte à eux et selon celle dont ils se relient les uns aux

autres, et surtout articulation de ces objets selon des rapports

logiques. Comme nous l’écrivions déjà plus haut la syntaxe et la

sémantique organisent notre rapport au monde de façon à ce que tout

acte conscient se manifeste comme prise de position à l’égard d’un

tout que je ne maîtrise pas, mais dont j’assume l’extériorité. Ce

que Heidegger désigne comme structure générale de significabilité

organisée selon des « rapports a » semble déjà anticipé par Husserl

qui, en y insérant la dimension logique, y ajoute cet aspect

primordial de structure d’espacement qui architecture la

temporalité. Il nous rappelle que c’est seulement par l’aspect

logique et articulé que je fais face au monde. Comme nous l’avons

déjà supposé, la réflexivité du logique, qui s’inaugure avec ce que

Heidegger appelle « l’époque des conceptions du monde » libère aussi

l’axiomatique dont la pratique permet la mise en branle des regards

herméneutiques sur le monde, donc la mise en abîme de l’exister89.

89 Cf. notre article consacré aux problèmes de la méthode pour plus de précisions àce sujet.

57

b. Il nous semble que Husserl s’est appliqué à montrer comment la

dimension logique est déjà intriquée à la sphère la plus originaire

de la temporalisation. En effet, l’unité du flux n’est ni l’unité de

cohérence des noèmes, disons des idéalités, ni la continuité

immanente de la sphère réale des noèses et de la hylé. Elle

constitue un troisième niveau, qui n’est pas une troisième strate

(sinon d’interprétation), mais un niveau d’interprétation à partir

duquel le flux doit être interrogé. Niveau selon lequel s’ajointent

originairement hylé et idéalités, selon lequel une continuité, une

cohérence, une circulation s’effectuent qui assurent la stabilité

d’un « en face » qui se modifie toujours « de l’intérieur ». L’unité

n’est pas ce qui fonde le jeu des synthèses passives et des

synthèses actives90. Elle est ce jeu lui-même, cet aller et retour,

cette compénétration.

Il y a bien sûr plusieurs étages à distinguer, selon la méthode

husserlienne. Selon la description de François David Sebbah dans

L’épreuve de la limite 91 , on peut d’une part distinguer le niveau de

l’Ego qui est l’instance interne à l’immanence de son centrement et

de sa continuité, autrement dit l’instance plastique et formatrice

du flux qui en informe les enchaînement et les distribue selon un

mouvement incessant de reprise et de reconstitution, jamais

définitivement stabilisée mais toujours en procès de cohérence. Il

est autrement dit ce degré de défaillance active interne à

l’immanence qui fait pendant à son extase et à son arrachement dans

l’assomption et l’intelligibilisation du donné formé comme

transcendance92. Cet Ego est transcendantal parce qu’il forme une90 Il nous semble que ce jeu lui-même doit plutôt s’expliquer, dans sa possibilitéeffective, selon des structures directement cognitives et physiologiques. Mais nousparlons ici de sa possibilité transcendantale, ce qui est tout autre chose. 91 En particulier pages 164 à 166. 92 Les lectures structuralistes ou spinozistes de Husserl (Desanti) s’appliquent dèslors à minimiser ce rôle pour ne garder de l’Ego qu’une instance locale de choix oude basculement entre les strates. Il devient une sorte de variable d’effectuation

58

unité de la pensée à partir de laquelle celle-ci peut se lier selon

ses différents moments et de réfléchir, bref, s’instituer comme

raison. Mais cette unité mobilise depuis ses strates les plus

primitives jusqu’aux strates les plus élaborées et ne peut se donner

à partir d’un sens intime unifié. Le temps comme l’espace sont d’emblée

dispersés selon des prises logiques et symboliques en multiples

temporalités dont l’articulation seule donne l’unité.

C’est en ce sens qu’on peut parler de l’unité telle que nous

l’évoquions dans les paragraphes précédents, qui ne concerne plus

l’Ego transcendantal en tant qu’instance de centration mais l’unité

du flux comme instauration d’une stabilité positionnelle qui n’a

plus rien de directement temporel ou spatial, quoiqu’en elle se

déploient les différentes modalités de temporalités, mais qui est

durcissement de l’ouverture d’un monde. Cette deuxième unité est

plutôt celle d’un « véhicule » qui se déplace dans sa totalité93, et

au sein duquel un espace et un temps de déplacements articulés aux

paysages traversés sont possibles. Elle est comme la position d’un

cadre unitaire lequel donne consistance à l’inconsistance sans la

réifier – ou plus exactement permet d’aborder la « multiplicité

des actes catégoriaux. 93 D’où la formule de Husserl, « la terre ne se meut pas ». En toute rigueur, l’Egoabsolu n’est en rapport avec rien, n’est strictement rien, sinon le champ duconstituable. Mais il n’y a pas de sens à parler de solipsisme : l’Ego est trop purpour être solipsiste. Et c’est parce qu’il n’est en rapport à rien sur le plan desa stabilité qu’il est originairement champ transcendantal commun sur le plan desidéalités. Du point de vue strictement phénoménologique, bien des points restent àéclaircir une fois cela relevé. La nature précise de l’unité reste à éclaircir etla basculer comme nous le faisons hors du plan strictement sensible est loin defaire l’unanimité. Sans compter que la question de la prise originaire de cetteunité, autrement dit de la terre qu’elle est, se pose tout autant (cf. Bernet,Ibid, p.127). Le « leib » husserlien indexe originairement la conscience sur laréalité charnelle qui donne la norme du réel, ce qui résout phénoménologiquementdes problèmes ontologiques, mais semble de cela même exclure la question outre-ontologique du réel en tant que tel, du « c’est réel » qui ne se présente jamais. Cequi ne veut surtout pas dire qu’il faut penser le réel sans rapport à la réalité charnelle husserlienne… ce quin’aurait pas de sens et conduirait au relativisme le plus absolu. Il faudra juste s’efforcer de trouver au terme réelune détermination plus vaste encore qui englobe et justifie celle, plus locale, de réalité.

59

inconsistante94 » sans la dissoudre, à partir de son domaine propre,

sans sacrifier non plus la stabilité de celui-ci.

94 L’analogie est de Marc Richir en dernière page de L’expérience du penser.

60

LA PRÉSENCE, LE SENS ET L’ORIGINE DU MONDE

Cet article s’attache à décrire la spécificité de la pensée de

Heidegger en ce qui concerne la présence – à savoir, une pensée de

la présence prise en tant que telle et non une pensée qui construit

une représentation de la présence – et peut en cela proposer

quelques éclaircissements aux apories relevées par le précédent.

Avec Heidegger, nous accorderons que Nietzsche décrit sans doute de

façon juste l’intériorité du sens, c'est-à-dire « ce qui est selon

le sens », et sa prise herméneutique sur soi-même. Nous accorderons

de la même manière droit au soupçon wittgensteinien qu’a éveillé en

nous l’analyse de Didier Franck95, sans renoncer à penser ce que

l’idée de la continuité du flux de conscience impose formellement, à

savoir la « continuité en elle-même ».

Nous verrons que ce que Heidegger refuse de Husserl, c’est

l’effectivité, la positivité selon laquelle ce dernier construit à

ce niveau ses analyses, là ou justement on ne sait plus de quoi on

parle, où rien n’est par principe déterminable, libérable. Autrement

dit, nous verrons comment Heidegger transforme la perspective somme

toute naïve d’une description du mode d’apparaître des faits96 en

celle de l’exigence même de ceux-ci, qu’il s’agit de traiter selon une

construction plutôt que de décrire par une contradictoire contorsion de

son esprit.

Pour plus de clarté, nous séparerons notre description en deux

moments correspondants aux deux étapes de la pensée de Heidegger,

avant et après la Kehre (ce qui, formellement, est arbitraire

puisqu’on sait qu’elle est la solidarité, l’inséparabilité de

95 Cf. Nos remarques…96 Même si il n’est absolument pas dit qu’on puisse penser ça de Husserl. Cf.l’article précédent et cf. Architecture de la présence II, plus bas.

61

principe des deux formes d’analyses97). Un troisième moment intègrera

l’apport du « mot » derridien de différance pour la compréhension de

l’Ereignis.

A. Heidegger I.

1. Pour la genèse de la pensée du premier Heidegger, et ce au moins

jusqu’à Etre et Temps, l’élaboration philosophique de la question de

l’être n’est pas séparable d’une interrogation sur le sens, selon

une manière encore très phénoménologique. Penser l’être, c’est

d’abord dégager le sens d’être, ou même le sens de « être », même si

très vite98, être et sens vont se chiasmer, s’arc bouter l’un à l’autre si bien qu’on parlera

de sens d’être et d’être du sens, dont le va-et-vient constituera le sol architectonique mouvant

d’où Heidegger redéploiera les formes kantiennes du sensible et du catégorial comme

déclinaisons d’une réceptivité de soi à soi.

Un article de Jean-François Courtine99 retrace en détail l’histoire

de cette genèse qui montre l’ancrage phénoménologique, pour ne pas

dire husserlien, dont la méditation de Heidegger a tiré ses premiers

aliments. Et déployer ce métabolisme sémantique à travers lequel la

question de l’être à commencé par faire nœud dans le langage avant

d’en retourner la problématique pour en redéployer la donne dans un

système plus large n’est pas sans intérêt si l’on cherche à mettre

en abîme la façon dont « l’être » a fini par imposer lui-même des

renversements en ne cessant de résister à ses élaborations

théoriques.

Courtine rappelle l’importance de l’exergue d’Etre et Temps, un

extrait du Sophiste de Platon, lequel marque la perplexité de97 Cf. à ce sujet Jean Grondin, Le tournant dans la pensée de Heidegger, dont c’estl’objet. 98 C’est manifeste dans le Kantbuch. 99 Sens de la question et question du sens, in Heidegger, l’énigme de l’être,coordonné par Jean-François Mattéi.

62

Socrate dès lors qu’on s’avise de tenter d’appréhender

discursivement et réflexivement le sens du mot « étant ». Mais c’est

bien l’étantité de l’étant qui fait ici problème, le sens de

l’étantité en tant qu’elle désigne l’étant envisagé dans son seul

« fait d’être » indépendamment des déterminations qui sont les

siennes ; c’est bien le sens du mot étant, et du même coup, le sens

du mot être qui font problème alors que l’un et l’autre sont, de

façon explicite et encore plus sous-jacente, omniprésents. Notons à

ce sujet que Heidegger n’a pas varié à ce sujet, même si il va

renoncer à établir une présentation de quelque forme que ce soit de

ce sens pour substituer à celle-ci une chorégraphie destinée à

mettre l’énigme en abîme, en arrière, en creux.

Dans un premier temps, l’être n’a donc encore de sens que sémantique

mais ce sens, indéniablement, insiste, ne serait-ce que dans la

manière dont il se dérobe. Même en tenant l’être pour un simple mot,

on peut déjà ébranler le postulat kantien qui veut qu’on ne puisse

penser en lui autre chose qu’une détermination logique du discours –

plus exactement une composante de la forme logique du discours

qu’aucune visée ne peut investir puisqu’elle est mécaniquement

sollicitée en tout déploiement de sens, pour Kant forcément articulé

conceptuellement. Dans le cadre kantien, la surdétermination du mot

« être » aurait quelque chose d’une pathologie, d’une défaillance

naturelle d’un entendement dupe de son langage et de ses nœuds, ne

peut-être qu’une autre forme de « Schwärmerei ».

L’affolement du langage et l’emballement des significations au

voisinage du mot être est symptôme d’une question plus que cruciale.

C’est qu’il y a un vertige du mot être, quelque chose d’un

« battement de cœur creux » dans sa platitude signifiante même :

l’être se cherche, se duplique, s’enroule autour de lui-même dès

63

qu’il est visé par quelque intentionnalité signitive. Il se rapporte

à l’extériorité et retourne immédiatement vers lui, en un mouvement

fou, une dialectique emballée. Le mouvement propre du langage

engendre ce vertige, et l’être s’avère alors tenir en lui quelque

inconcevable massivité : ce dont je dis que cela est « est », c’est

indéniable, immédiat, mais en même temps gros d’une fabuleuse

puissance d’ébranlement. Il y a dans le mot être une frustration qui

peut aller à la torture, parce que ce n’est pas un simple cercle

logique qu’il ouvre, mais une position de réel, de nécessité

impénétrable de la contingence présente, qui, par lui, devient auto-

référente et ouverte sur la singularité sans fond de son apparente

évidence. Cela, c’est un fait qu’on ne peut pas faire complètement

disparaître dans le registre du « pathos » : le retour vers « être »

de la visée du sens du mot « être » indique, à l’intérieur du

mouvement, quelque chose comme une solidité. Ou encore, pour

résumer, la fonction « logique » du mot être dans le discours fait

signe vers l’immanence factive de celui-ci, vers ce qu’il fait sans

distance, le réel de son auto-effectivité immédiate100.

Certes, tenter d’élucider cette énigme d’une façon idéaliste serait

vain – et par ailleurs totalement contradictoire – mais ce n’est pas

du tout la voie de Heidegger. Au contraire, Heidegger se rend bien

compte que ce que disait Augustin du temps – et qu’il peut dire de

l’être – n’est pas une simple contingence mais une caractéristique

fondamentale, sa définition même. A savoir qu’il n’y a pas de sens à

chercher à penser l’être de manière classique, parce que le verbe100 Il nous semble – mais nos connaissances sont loin d’être assez solides pourdéfendre cette thèse – qu’il y aurait moyen d’examiner côté à côte Heidegger etWittgenstein, cela pour armer les visées heideggérienne d’une logicité qui leurmanque. Gérard Granel, lecteur de Heidegger et traducteur de Wittgenstein, faitremarquer que ce dernier fournit peut-être ce qui manque à la pensée heideggériennepour reprendre véritablement appui sur un « sol » et parachever le renversementvoulu par Heidegger. Inversement, ce dernier tente – à ses risques et péril – des’installer à la jointure de « l’indicible » wittgensteinien. Cf. par exempleEtudes, de Granel.

64

être participe au contraire de la pragmatique, de la performativité

immédiate101 de toute position de parole et qu’il s’implique

naturellement dans toute manière d’être102. Mais qu’il n’y ait pas de

« sens de » et qu’il y ait pourtant quelque chose (indéniablement,

il y a le monde), voilà qui creuse un trou sur lequel on ne peut pas

seulement faire silence. Plus exactement, il faut certes faire

silence au premier degré, mais au deuxième degré, il faut

questionner le sens de ce silence lui-même.

2. L’interrogation première sur le sens de « être » aboutit vite à

un questionnement engageant le « sens d’être », libéré de son

articulation strictement sémantique sans que, pour autant, la

modalité sémantique ne soit rejetée. Elle est seulement réinvestie

dans un déploiement plus vaste de la question, et se reforme à

partir de lui, comme une de ses modalités. Parler de « sens d’être »

c’est d’abord pour Heidegger, dans une acception résolument critique

envers les figures classiques de l’ontologie, engager

une « herméneutique de la factivité », questionner la monstration de

l’étant en tant que factif, dans sa factivité103, dans ce qui marque

sa factivité. Son problème est de saisir comment ce qui se montre

est appréhendé dans sa présence – non pas sa présence déterminée,

instaurée dans son être à la manière d’un « en face », « en chair et

en os » comme le faisait Husserl, mais sa présence prise à partir de

101 L’évidence d’être et d’être soi (les deux sont la même) est logique plus quephénoménologique parce qu’on agit en tant que soi selon le principe et la grammaire del’action elle-même. Mais la construction phénoménologique du monde « plie » cetteévidence sur elle-même. Heidegger réitère la réflexion de Hegel qui remarquait déjàque l’évidence logique d’être soi contredit la pensée en son cœur (cela pour lamise en marche et l’évolution interne de la pensée, selon un versant plus thétiqueque phénoménologique). Sur ce thème, confrontant les deux auteurs, on pourra lirel’ouvrage de Claude Bruaire, L’être et l’esprit.102 On pourrait aller jusqu’à dire qu’il n’y a pas grand-chose en commun entre le motêtre et le « fait d’être », qui s’indique en creux à travers ce mot de par son rôleinsigne dans la logique du langage, mais qu’il s’agit avant toute autre chose dedistinguer de lui en faisant travailler ce même langage. 103 Nous employons le terme utilisé par Vezin dans sa traduction de Etre et Temps.

65

lui-même, dans l’événement de présence une, absolue, « hic et

nunc », en lequel se forme la configuration sujet/objet. Ou encore,

l’événement de présence tel qu’il configure en lui l’ensemble des

rapports affectifs, logiques, etc., auxquels un Dasein peut accéder

et donc, poser réflexivement, dans la polarité spécifique de l’a

priori de sens qu’il est effectivement (comme tâche, pourrait-on dire,

comme implication pour reprendre la terminologie que nous avons

introduite plus haut).

Signalons simplement la manière dont, par Etre et Temps et Kant et

le problème de la métaphysique, la question du sens de « être »

devient question du sens d’être qui par nécessité de structure,

implique déjà l’être et vise l’être du sens. C’est l’encontre du

sens de « être » qui met en exergue l’énigme du sens d’être, mais

avec le sens d’être, c’est en vérité une nouvelle fondation

phénoménologique que cherche Heidegger. Le sens d’être devient la

manifestation, à travers moi, du fait que je suis – seul le sens

d’être du Dasein pouvant être effectivement interrogé – et la

question posée est : « De quelle manière, à travers ce qui se

présente effectivement, à travers la configuration de l’étant, donc,

se peut-on comprendre cela par quoi l’étant peut se manifester comme

un étant - c’est-à-dire le fait qu’il est. ». La question est bien

encore tributaire du sens, et on peut légitimement dire que pour

Heidegger, le sens d’être est l’être du sens, et réciproquement. L’étant est étant

de par le fait de son maintien, sa permanence sous la forme déterminée

d’un « en tant que », de par sa stabilité, décrochée de l’immanence

de sa visée, qui fait encontre (Widerstand) et enveloppe en retour le

geste de sa position. Dans le « Kantbuch », Heidegger vise alors

comme le sens d’être ce par quoi l’étant est déterminable comme

étant, c’est-à-dire le sens d’être, transcendentalement antérieur au

sens objectif, qui n’est autre que ce sens d’encontre, de solidité –

66

cette position d’extériorité ouverte au sens, incomplètement

élucidée, dont le reflux est libération de la liberté104. Ajoutons à ce sujet

que la formule célèbre (si souvent dénaturée) de Heidegger sur le

néant qui « néantise », et qui déterminerait la possibilité

transcendantale de toute négation logique doit être comprise dans

cet horizon. Elle parle donc bien de la possibilité transcendantale

de nier, qui veut seulement dire que l’absence est co-originaire de

l’apparaître en présence. Tout objet se présente donc avec - compris

dans le principe même de son apparaître - l’indépendance objective,

c'est-à-dire la possibilité de ne pas être ce qu’il est et où il

est, et inscrit déjà en lui la passibilité d’une mise en forme

logique105 106.

Dans sa lecture de Kant, Heidegger associe cette originarité à

l’imagination transcendantale, passivité/réceptivité, passibilité à

l’au-dehors à travers laquelle se récupère l’ipséité du Dasein comme

ce qui est en jeu dans le « degré de liberté » que libère le « faire

encontre » de ce qui est posé. L’en face a prise comme monde, c'est-

à-dire comme une ouverture qui enveloppe le « là » de sa position.

Il est à la fois un « espace de souci commun » auquel le Dasein

s’adresse (s’adresse lui-même, est adressé en son ipséité), et un

possible dont le Dasein est a priori la matrice et l’étalon107.

104 Cf. notre introduction. 105 Ce qui explique par ailleurs comment Heidegger pourra plus tard déterminer unehistoire de la métaphysique. Puisque la forme de l’objectivité tient en elle, co-originairement, la possibilité d’une prise logique, il est naturelle que celle-ciait lieu, puis se spécifie jusqu’à oblitérer la forme générale de l’objectivitésous un nouveau maillage. 106 Telle quelle, la pensée de Heidegger « réifie » encore beaucoup et s’arroge uneprise sur des processus que les sciences cognitives (ou d’autres sciences) peuventtrès bien récupérer. Pour échapper à la métaphysique – qui n’est rien d’autre quela substantialisation conceptuelle d’un mixte mal analysé qui empiète sur unterritoire au moins potentiellement reversable dans les positivités – il faudra denouveaux outils moins ambigus, l’ alêthéia puis l’Ereignis. 107 Cf. l’introduction de la Phénoménologie en esquisses de Marc Richir, ou Heideggeret le problème de l’espace, de Didier Franck.

67

Comme on le voit, la pierre d’angle est le double statut du monde

qui est à la fois du Dasein et au-dehors, ouvert au-delà de lui en

matrice infinie de mises en abîme. En ce premier moment de sa

pensée, Heidegger, encore tributaire de Husserl, s’est par là donné

pour tâche la compréhension de cet être soi absolu qu’il faut

nécessairement posé, mais qu’on ne peut comprendre que dans la

concrétude d’un engagement dans ses propres « pouvoir-êtres » qu’il

est, selon la tonalité, la Stimmung qui les dispose. Maxence Caron,

dans sa somme, explique avec limpidité pourquoi la conceptualité

husserlienne de l’ego pur, qui est rigoureusement posé comme rien,

comme non étant, est d’une certaine manière prédéterminée comme

portant sur un étant. En cela, il montre que le jugement que

Heidegger porte sur Husserl n’a rien de naïf ou de hâtif : en

introduisant un concept révolutionnaire dans un horizon conceptuel

qui en prédétermine la lecture, Husserl recouvre en quelque sorte sa

propre percée qui se trouve reprise par la force des mots, des

habitudes conceptuelles, de l’histoire donc, dans ce avec quoi elle

rompait. La profondeur de Heidegger est surtout, à ce niveau,

d’avoir compris qu’il faut renverser un horizon conceptuel et même

ses modalités pour faire entendre un « nouveau son de cloche » à la

pensée… d’avoir bâti une pensée dont le cœur repose sur ce qu’il

s’agit de dégager, le sens d’être, plutôt que de chercher à le

fonder par une stratégie vouée à l’échec108.

Mais arrivés à ce point, nous n’avons pas encore fait tout le trajet

que nous pourrions faire. Ce qu’il s’agit de comprendre, c’est que

108 Dans un climat heideggérien, on ne peut qu’être méfiant envers les surenchèresphénoménologiques auxquelles s’est par exemple livré Jean-Luc Marion – mais celui-ci s’est montré suffisamment prudent pour donner à son effort un principe delisibilité qui transforme une apparente naïveté méthodologique en audace créatrice.On peut noter que Gilles Châtelet, qui appartient de prime abord à une famillephilosophique très différente, a rendu hommage à la formule de Marion « autant deréduction, autant de donation ».

68

le monde du Dasein en tant qu’espace ouvert de possibles existe

vraiment109 – c’est vrai qu’il n’y a rien d’autre que cela qui s’ouvre

avec cette histoire, ces évènements, ces faits là, que ce qui est là

est ce qui est, mais d’abord parce que le Dasein est, n’est rien d’autre

que ce qui est là110.

B. Heidegger II

1. Peut-être qu’on ne peut d’abord faire que rappeler le mouvement

fondamental qu’indique Heidegger, toujours déjà dépassé par sa mise

en abîme, par sa fixation théorique, par sa compréhension même –

toujours en deçà de sa formulation, des textes qui l’introduisent,

regagné contre tout le reste. Refluer vers le fait d’être ne

mobilise aucun sens ni thématisation d’aucune sorte ; le retour

n’est pas de simple pensée, mais antérieur à la levée de celle-ci,

la tient a priori dans la nécessité d’une proximité à laquelle elle

ne cesse d’échapper. La pensée de l’être enveloppe l’ensemble de son

tracé qu’elle recourbe sur lui-même et noue à son origine. C’est en

dernière instance une pensée sans avenir parce qu’elle n’est pas en

recherche d’autre chose, ne se heurte à rien, ne regarde rien

d’autre que cela d’où elle s’élève, la présence incisée, factive –

présence qu’elle est aussi en tant que pensée. Mais c’est aussi

résolument une pensée de l’avenir – de l’originarité regagnée avec toute

sa puissance d’initiation.

109 Dans notre mémoire de maîtrise, nous écrivions : « C’est le monde en tant que monde – toutce qui est, que cela soit présent dans mon champ de possibilisation, que cela en déborde ou que cela en soit toutsimplement absent - qui vient à l’être. En tant que monde, c’est à dire non en tant qu’étantmais en tant que totalité de l’étant. Le « c’est vraiment » signifie que ce que Heidegger appelait« le reste du monde », selon lui tombé dans le « retrait » de l’être par le fait du Dasein insiste dans l’Etre au niveauplus profond de la singularité. Car celle-ci est, dans son fait même de singularité,l’effectivité conjointe du monde pensé en tant que monde, c’est à dire en lequelaucune zone, aucun étant ne peut être isolé : le monde révèle et est révélé par lasingularité. ». 110 On peut hélas difficilement se passer de ses formulations insistantes etrépétitives si on ne veut pas perdre dès le départ le sol que nous voulonsparcourir.

69

Il y a cela que « ce à partir de quoi » la pensée se déploie est,

dans le moment même ou elle se déploie, qu’elle n’est autre chose

que cela qu’elle est – qui est en même temps cela qui enveloppe sa

possibilité à se montrer de façon déterminée. S’indique ici un excès

d’origine, un enveloppement du trajet, du monde que la pensée esquisse

par l’origine111 – par le fait même qu’elle s’élève, de rien d’autre que

d’elle-même. Je suis en et à partir du là que j’ouvre et qui est moi. La formule

triple, « je suis ce que je suis dans le moment ou je le suis »

indique l’imbrication inextricable des trois niveaux auxquels cette

analyse se place – l’un de ceux-ci étant de toute façon, contingent

par rapport à toute explication. Cette pensée met en abîme le « là »

en quoi elle a sens – en quoi le sens est sens – qui est

virtuellement consubstantiel à ce qui se cherche en elle – qui n’a

de sens que d’être en vue de sa présence. Penser l’être c’est

briser, c’est interrompre dans l’acte, dans l’immanence du penser, la

dispersion vague, se souvenir que penser ne prend sens que pour le

temps en quoi elle s’ouvre112 – qui est celui-là, celui en lequel

l’être ouvre ce monde-ci – et réinvestir le présent dans son fait de

présence en dehors duquel rien n’est, qui est le sens d’être. S’y

dévoile ainsi, en quelque sorte, une façon de la présence de se

prendre elle-même pour fin, de s’offrir à elle même ce qu’elle

montre comme présent – de s’approprier à elle-même comme le don

qu’elle est.

Il y a dans la pensée de l’être une perpendicularité – rien d’autre que

le fait comme fait, en tant que fait, dans sa factivité absolue, le

fait qui n’est fait de rien, le fait dans son indétermination

111 Mais le terme origine lui-même doit être gagné contre l’habitude et contre latradition, n’a rien d’une puissance, d’une source. 112 Ce que Heidegger s’efforce d’éclaircir par l’Ereignis, par exemple dans saconférence Temps et Etre (in Questions III et IV), quand il parle de la nécessitéde penser l’appropriation réciproque du temps et de l’être.

70

concrète et irrécusable. Ce qui, paradoxalement, ne s’explicite que

de façon extrêmement abstraite, pure factivité du fait, factivité en

tant que telle, là irrécusable –  « daseinité », « daseinitude ». On peut

être autre chose que Thalès perdu dans la contemplation des étoiles

sans être une servante thessalienne : il faut et il suffit d’être

Thalès au moment où il tombe dans le puit.

2. Françoise Dastur a rappelé113 que le tout premier Heidegger, celui

des années 20, consacrait une attention soutenue à comprendre

l’attente des premiers chrétiens, cette tenue dans l’imminence

permanente de la venue – dans ce qu’on peut qualifier de tenue dans

la passibilité à l’événement, c’est à dire à la manifestation du

présent comme présence, dans ce qui est à la fois anticipation et

ouverture à son propre décentrement114. Cette attitude est repensée

au plus profond par le second Heidegger, avec une radicalité qui

motive dans un premier temps l’abandon de la méthode

phénoménologique pour une discussion de thèmes kantiens,

nietzschéens et aristotéliciens, puis, petit à petit, de « l’origine

parménidienne », avant de faire le saut en deçà de la pensée grecque

par l’Ereignis. Par ces retours en arrière, on ne cherche rien

d’autre qu’une proximité initiale du penser à lui-même, avant toute

thématisation, quand ne s’instaure encore qu’un subtil écart qui

prend déjà forme de philosophie sans que cette forme ne se détermine

en rien.

113 Lors de son intervention au colloque consacré à Heidegger, à Strasbourg, Ledanger et la promesse, « Présent, présence et événement selon Heidegger ». 114 On peut tout à fait utiliser le terme introduit par Catherine Malabou dansL’avenir de Hegel du « voir venir », sorte de tension sur ce qu’on est, ouverte demanière quasi vibratoire à l’invention de son aventure, c’est-à-dire à pivoter, àpartir de la force qu’acculent les déterminations dans lesquelles on existe, autourde la pointe ultime, non-possédée, demi extérieure, de l’événement – priseplastique d’une forme sur une autre forme à partir de son esquisse, intériorisationexterne des dynamiques d’une forme extérieure à laquelle un propre est prêté etdécentré en retour.

71

Car ce qu’on cherche à ouvrir et à libérer n’est à première vu

qu’une gageure : poserait-on la bonne question qu’elle serait encore

sa propre occultation. L’oubli est inhérent à la pensée de l’être

qui ne se désocculte qu’à même l’occultation assumée – ce qui ne

veut surtout pas dire comprise, ici on tranche le nœud gordien. Le

décentrement et la rupture sont obligatoires par rapport au geste parce

que nous ne parlons pas d’une philosophie comme une autre, mais de

quelque chose qui serait philosophie de la factivité elle-même, qui

ne crée rien mais résorbe ses formes comme des traces à même le

sable, pour n’en plus laisser qu’une esquisse, une ligne d’énigme.

Il faut prendre au sens fort les formules comme « l’être se pense »

car on ne sait pas, en tant qu’homme cette fois, de quoi on parle.

Il faut toujours y revenir mais on ne décide pas de revenir.

L’être est hors de ce qu’on peut dire – ni au delà, ni quoi que ce

soit, ni indicible – mais inhérent au dire lui-même, à la parole qui

ménage son creux dans son ondulation. Il faudrait presque dire qu’il

est logiquement décrit comme ce qui ne peut pas se dire,

l’irrécupérable, ce qui ne passe pas avec soi, ne se montre pas, ce

qui de l’objet reste hors de l’objet, le fait qu’il soit exactement

ce qu’il est, exactitude qui outrepasse tout décollage d’avec lui-

même115. Ce n’est surtout pas de l’indicible parce que le discours

n’a même pas de sens à se porter vers cela, plus, le geste du

discours en tant que tel, et non seulement le discours achevé, ne

peut par nature, par sens, par définition antérieure à tout dire,

toute constellation, pas porter sur cela – c’est presque une

convention (le langage est ce qui ne dit pas cela, il est langage en tant

qu’il ne dit pas cela, parce que précisément, l’être est le dire

même, die Sage). On peut alors dire, comme le fait Catherine

115 Cf. bien sûr L’origine de l’œuvre d’art. Nous reviendrons à ces questions.

72

Malabou116 que penser effectivement l’être c’est du même coup penser

l’étant117, deux faces indissociables – comme en équilibre l’un par

rapport à l’autre – de la concrétude à même la pensée. Car ce qui ne

passe pas vu du point de vue de la pensée même – dans le fait que ce

qui ne se maintient pas, c’est ce qui est – c’est le là. Si, comme

Heidegger le décrit dans Etre et Temps, être là, c’est être précédé

par son là, précédé du même coup par le possible qu’on est dans

l’horizon de sens duquel nous évoluons, la pensée de l’être comme

nous l’entendons désigne exactement cela : retourner le possible

sur-lui même à partir de son être-un-possible – le retourner sur son

fait, sur son réel en tant que possible, c’est-à-dire sur

l’initialité absolue qu’il révèle. Redécouvrir d’être, renaître à

l’être, précéder son sens à partir de lui-même118.

116 Lors de son intervention au colloque consacré à Heidegger, à Strasbourg, Ledanger et la promesse, « Heidegger, critique du capital ».117 Dans son intervention, Catherine Malabou s’est livré à un plaidoyer pour lapensée de la « chose », et, partant, pour une réhabilitation du thème de la nature,très présent chez Heidegger en particulier pour le registre dans lequel il empruntele plus souvent ses exemples (ruralité, paysannerie, etc.). Ce qui semble avoirposé problème, c’est de savoir précisément en quoi les exemples d’objets« préhistoriques » (selon le mot de Philippe Lacoue-Labarthe) expriment un rapportà l’être plus occulté dans les objets techniques contemporains. Il nous est apparuqu’à ce niveau, la méditation de Simondon dans son ouvrage principal Du moded’existence des objets technique, en particulier dans son premier chapitre, peutêtre fort utile. Simondon montre que l’objet technique est formé de telle sorte queses composants sont d’abords conçus et rapportés les uns aux autres, mécaniquement,selon la finalité d’un usage extérieur auquel il s’agit de parvenir en combinant enquelque sorte logiquement des fonctions qui correspondent à d’autres objets. Puis,au cour de son devenir, l’objet évolue de telle sorte qu’il s’individue et s’effacepar rapport à la multiplicité des usages qui peuvent en découler. La lenteaccumulation des spécifications transforme petit à petit l’objet « logique » enobjet « organique », dont on fluidifie et plastifie la mobilité intérieure, conçualors comme un tout dans lequel il s’agit d’éliminer le « superflu » (entendons parlà, les fonctions et mouvements nécessaires au fonctionnement d’ensemble, mais quin’y contribuent pas directement, qui sont en quelque sorte des « collatéraux »).Peut-être pourrait-on dire alors que c’est justement cette artificialité de l’objettechnique archaïque qui garde en lui sa « choséité «  parce qu’il reste un« quelque chose qui sert de… table, cruche, etc. » tandis que l’objet techniquemoderne, qui se résout entièrement en nature, efface de lui le « décalage » duDasein à la nature en recomposant son monde selon une « organicité » qui prend laforme d’une nature et occulte par là le « faire face » qui fait que la nature estproprement la nature. Plutôt que de confronter Heidegger et Simondon, il peut entout cas être fécond de les combiner comme le fait Bernard Stiegler. 118 Pas d’existentialisme, donc. Mais toucher en le sens son réel, sur lequel il esttoujours en défaut. Ce sera notre objet dans les sous parties qui suivent.

73

3. Comment penser cette ouverture de présence, forcer quelque chose

vers le creux de la présence en le présent ? Il est, dans ce

questionnement, quelque chose qui ne peut qu’agacer – une sorte de

répétition, un piétinement – et qui est en fait indispensable. C’est

que ce questionnement n’existe que comme répétition, reflux, et ceux-ci ne se

ressourcent a priori à aucune instance originaire ni aucune donnée que viendrait dégager

une ultime réduction. Les refontes phénoménologiques, celle de Jean-Luc

Marion par exemple, sont téléologiquement biaisées car Heidegger

pense l’être à travers l’absolu du fait de la présence, c’est-à-dire, rien

qui soit à comprendre, à disposer dans la pensée – rien que la

pensée se donnerait comme objet à élucider et qu’elle mettrait à

distance pour en construire un concept le plus adéquat possible,

mais de cela même, poussant hors de lui cela qu’il exprime.

Si on ouvre « Qu’est-ce qu’une chose   ?   » , on lit dès la première

page, en guise de préliminaire et avant qu’aucun chemin de pensée ne

soit effectivement frayé :

« Ce déplacement qu’est l’attitude de la pensée ne peut être pris en charge

que dans un écartement violent. »119.

Il faut bien comprendre que l’image du voilement/dévoilement, qui a

succédé à l’analyse existentiale d’Etre et Temps, rompt avec la

phénoménologie. Elle ne prétend pas – ce qui serait un contresens

absolu – que l’être se donne dans un mouvement de

voilement/dévoilement, autrement dit que le dévoilement constitue la

matrice phénoménologique de l’être-au-monde, mais qu’on ne peut

penser l’être et ouvrir la pensée à l’avènement de l’être qu’en y

installant cette dynamique selon laquelle le sens d’être est le geste

119 Qu’est ce qu’une chose, p. 13.

74

du voilement/dévoilement120. Autrement dit, l’être ne se manifeste

pas – ce serait en faire un étant –, quelque soit la radicalité avec

laquelle on le pense, il n’est pensable dans sa radicalité propre

qu’à travers un mouvement selon laquelle la pensée s’ouvre en son

geste au fait qu’elle est, à la factivité qu’elle est. Seul le

complexe co-originaire être/étant se manifeste comme mondanité, ou

plus justement, est la manifestation. Il n’y a pas à comprendre, encore

moins à percevoir ce qu’on entend par voilement/dévoilement, et une

telle mésentente reviendrait à croire que quelque chose est visé par

ces mots, au delà d’eux-mêmes donc, quand ils ne décident d’une manière

quasi axiomatique que du cadre matriciel à travers lequel la pensée se

tord de manière à revenir sur son donné. La seule chose qui est à

comprendre, c’est le tout de pensée – rien d’un esprit, le simple

dont la mise en abîme requiert une prodigieuse complexité lexicale

et conceptuelle121. Ajoutons que nous parlons de simple seulement

parce que la factivité dont il est question n’est pas la pensée,

mais ne se définit qu’en rapport avec elle ; c’est seulement en

prenant la pensée à partir d’elle-même, dans ce qui fait le propre

de l’acte de penser – nous y revenons ci-dessous – qu’on peut, par

décollage interne, par une béance intérieure au penser dans son propre, donner

à la factivité un sens propre à accueillir un questionnement sur

l’être. Certes on en vient vite à jargonner, parcourir sans fin un

cerne infini, accumuler les formules tautologiques, mais c’est à

partir d’elles, en un forçage parfois aveugle, qu’on prétend

redéployer la philosophie – qui n’est plus celle de personne parce120 Cf. notre commentaire de L’origine de l’œuvre d’art fourni en annexe. 121 C’est que la pensée est complexité. Les lecteurs contemporains de Husserlinsistent beaucoup sur le fait que la position intentionnelle est une complexitépréformée, une articulation d’ensemble (par là, ils insistent sur l’influence deFrege sur Husserl, cf. ainsi le collectif Husserl et Frege, les ambiguïtés del’anti-psychologisme, dirigé par Robert Brisart, ou la présentation de JacquesEnglish dans son Vocabulaire de Husserl). Mais si la pensée est originairementcomplexité et ne se simplifie qu’à partir de celle-ci, ce qui n’est pas pensé, lepur sensible ou la pure eccéité de la chose, n’est à première vue rien du tout, eton ne peut lui attribuer une valeur comme le simple. La trace de Heidegger serpentedifficilement entre ces deux écueils.

75

qu’elle est celle du « fait » comme tel et non du « fait pensé », ni

même du fait sensible « hors pensée ».122

4. On peut comprendre plus nettement la radicalité du tournant de

Heidegger et la nouveauté totale de l’idée d’Ereignis. Nous tenons

que l’Ereignis est le geste de retournement selon lequel se décide

qu’il faut originairement tenir pour équivalents le sens et

l’espacement selon lequel se spatialisent les spatialisations et se

temporalisent les temporalités. C’est avec lui que Heidegger

construit, d’une manière véritablement axiomatique cette fois, une

pensée de la présence rigoureusement distincte de la phénoménologie.

Il n’y a pas d’absolu à identifier (sinon l’absolu du fait, comme on le

verra) parce qu’en son fond, le sens est ouverture, c’est-à-dire

espacement et déplacement du temps, organisation, ménagement et

aménagement. On comprend, si besoin est, pourquoi la question de la présence résiste à

son investissement par l’auto-affection. L’Ereignis n’a plus rien à voir avec

quoi que ce soit de phénoménologique, de logique, d’herméneutique au

sens classique. Il n’a rien à voir avec ce qu’on peut expliquer,

comprendre, où même penser : c’est justement qu’il est a priori, de

façon presque axiomatique, suspension de tout ce qui fait la

position philosophique en propre. Il se décide comme un pas hors de

la philosophie – un pas qui ne choisit pas le réel contre le sens,

comme le fait François Laruelle, mais qui décide de se placer

exactement sur leur point de rencontre, là où ils sont ce qu’ils

sont.

Par l’Ereignis amène dans sa conférence Temps et Etre l’idée que le

jeu de la temporalité doit être pensé hors d’une simple articulation

du présent, du passé, du futur, même selon des modalités circulaires

122 Et c’est parce que cette manière d’interroger n’est pas exactement philosophique– qu’elle est par décision plus originaire que le déploiement philosophique – qu’elledéconcerte tellement.

76

ou sur une multitude de niveaux. Présent, passé, futur ne sont eux-

mêmes que des positions stabilisées de la temporalité en tant que

telle, qui est pur espace de leur jeu. L’Ereignis, c’est le nom sous

lequel est pensé l’événement originaire de l’existence, c’est-à-dire

le « lieu » absolument concret en lequel

« il nous faut encore resserrer le lien entre le soi et la vérité de l’être,afin de parvenir à penser le tout au sein d’un même élément, au sein d’unmême élément de Mêmeté (Selbigkeit) et comme manifestation même de cetteMêmeté.123 ».

Il n’est pas question de tenter ici de déployer plus avant la

problématique de l’Ereignis qui investit toute la méditation de

Heidegger et qu’on mutilerait certainement. Maxence Caron y consacre

une section entière de son ouvrage auquel on ne peut que renvoyer à

ce sujet. Insistons seulement une dernière fois sur le fait que

l’Ereignis est le Nom par lequel Heidegger décide de remonter en

deçà des catégories philosophiques héritées des grecs124, pour se

donner de quoi amener à la pensée les énigmes de la présence en tant

que telle, telles que nous avons tenté de les faire paraître dans

les paragraphes qui précèdent.

C. La différance. Le Wink de l’Ereignis.

1. En cette énigme de l’Ereignis, la pensée de Derrida est très

intéressante et permet de relayer l’option heideggérienne. Elle

amène un déplacement léger de la problématique husserlienne vers le

pôle plus global du sens en tant que tel et permet par là de

réinjecter des figures plus nettement phénoménologiques dans ce qui,

chez Heidegger, se « suture » à la poésie125. Derrida permet de faire123 Cf. Maxence Caron, Heidegger, pensée de l’être et origine de la subjectivité, p.1454.124 Didier Franck disait que s’il fallait donner une formule pour résumer l’oeuvre deHeidegger, il choisirait celle-ci « Penser en amont du grec. ». 125 Selon l’expression d’Alain Badiou.

77

cohabiter les deux radicalités symétriques en les rendant, d’une

certaine façon, dépendantes l’une de l’autre. On peut dire – ce sera

en tout cas notre voie – qu’elle les déconstruit toutes les deux

d’une façon qui permet de les emboîter selon un mécanisme

d’enchâssement profond et plastique.

Expliquons nous. La question de ce que Derrida appelle le supplément

originaire vient relayer celle de l’Ereignis en établissant une

nouvelle architecture de la présence. Pour être plus précis, et

selon une phrase de Jean-Luc Nancy126, la différance127 est ce qui

permet de penser le « winken » de l’Ereignis.

Derrida a permis d’inaugurer une réflexion sur la prothéticité, en

prenant comme modèle le signe linguistique qui est toujours « mis

pour ». De la même façon, dans La voix et le phénomène, il qualifie

le « pour-soi » de « mis pour-soi », non dans le sens d’une

désagrégation au rythme anomique des renvois et des entre-

aperceptions, comme on le croit souvent, mais précisément dans la

mesure où le pour soi n’est un pour soi qu’en tant qu’il n’est pas

ce qu’il présente. Autrement dit, il est en tant que singularité en

défaut sur ce qu’il est ontiquement. Ce qui est se montre en tant

qu’absence, consiste en soustraction de sa singularité, comme

« une128 » chose dont la singularité n’est ni l’eccéité ni la126 Plus précisément, un débat entre Jean-Luc Nancy et Françoise Dastur lors ducolloque Heidegger, le danger et la promesse, à Strasbourg. 127 Répétons le bien: la différance n’est pas un concept phénoménologique. Lesproblématiques de la représentation vide, de la fixation conceptuelle de l’horizonde référence n’ont pas à intervenir, parce que le problème n’est pas la donationeffective de quoi que ce soit, mais le chemin du sens dans un complexesujet/signification/référence. Geste singulier, intra-langagier, d’un se viser soi-même, sedonner à soi-même qui sous-tend l’acte intentionnel, qui est en même temps,symétriquement, un effondrement de l’objectivité – pour se préserver, parce qu’ellene se soutient qu’en cette chute. 128 A ce niveau, mais c’est peut-être l’effet rétroactif de la lecture de L’être etl’événement, il nous semble que ce que dit Alain Badiou n’est pas éloigné de ce quedit Derrida, même si transposé en une autre forme d’écriture et subordonné à uneautre orientation problématique.

78

présence toujours mise en abîme, mais l’investissement en la

singularité de l’existant lui-même. Derrida dégage un mouvement

circulaire par lequel ce qui se montre ne le fait qu’en sa mise à

distance, qu’en effacement d’une signification posée mais non

présence laquelle est assumée à travers l’écart selon lequel elle

consiste. En termes structuralistes, cela donne : tout apparaître,

toute position d’existence est d’emblée structurée, et par là même,

présence par l’absence de ce qu’elle est précisément (et vers quoi

elle ne fait que secondairement retour)129. Il ne peut y avoir

d’expérience du chaos, du sans fond, de l’abîme : toute expérience

se donne à elle-même par la résistance des consistances qui s’y

stabilisent130 Mais elle n’accède à l’effectivité qu’en tant que

cette différance est précisément ce en quoi elle consiste et

s’investit de l’impulsion que l’inconsistance originaire y instille.

Comme chez Heidegger, la figure du chiasme est cruciale chez

Derrida, juste un peu plus bouleversée. Il n’y a plus un doublet

être/étant, mais quelque chose qu’on pourrait décrire comme un

investissement de l’étant par l’être, par le fait même qu’il en est

originairement désamarré. La différance relate ce geste incessant du

don à soi du don du sens131, de l’ouverture renouvelée à la surprise de ce

129 Cette construction est très hégélienne, comme Derrida l’a dit lui-même, mais nousne pouvons pas en dire plus sur ce sujet, par manque de compétences. 130 Cf. notre premier article. Ce qui est ensuite à étudier, c’est la nature desdifférentes structurations possibles, ou plus exactement des différents rapportspossibles au nombre. L‘animal y a un rapport naïf, il est dans la dépendance de sareprésentation structurée tandis que l’hommes revient axiomatiquement sur sesopérations et autonomise le champ des structures en un système valant selon sesrapports réciproques. A ce sujet, cf. le très intéressant ouvrage de BernardStiegler, La technique et le temps, en particulier le deuxième tome. 131 Ce que La voix et le phénomène rappelle, c’est que l’idéalité, dans la nécessitémême qui la porte, se soustrait et se retire, et ne se donne dans sa nécessité quedans l’assomption de la contingence du fait de se donner en un « là » qui est celuide cette existence-ci. Et que réciproquement, le fait dans sa rugosité surgit commeorigination de l’ordre même du nécessaire, puisqu’il s’ouvre sur sa propreévidence, sans distance à lui-même – irréductibilité du point de vue à tout ce qui s’y donne. Nousavons déjà plusieurs fois cité Deleuze qui a peut-être fait le plus grand et leplus admirable effort de pensée pour la compréhension de ce qu’est un point de vue.

79

que ce que je pose excède toujours mon vouloir et l’enveloppe dans

l’extériorité anonyme.

2. L’étant se présente en ce qu’il n’est pas singulièrement. Il

apparaît comme un quasi-étant en quelque sorte suspendu,

insuffisant, et cette inanité l’invagine vers le geste selon lequel

l’existence l’assume, c’est-à-dire l’investit rythmiquement en aval

de sa dignité d’étant et en amont du fait d’être lequel s’y

manifeste en creux. L’étant « suspendu » et volatile est tenu et

maintenu dans l’impulsion d’une existence qui se déploie, consiste

en tant que soi-même et le fait consister en un même heurt : l’être

et l’étant eux-mêmes s’éclairent en miroitement, en équilibre selon

la dynamique de leur chute132. Clair et obscur, originairement

s’accompagnent : toute prise s’accompagne de la déprise selon

laquelle le sens précis de la prise se dépose, autrement dit de

« l’obscurcissement du sens de ce sens même »133. En cette

constellation, c’est l’engagement d’un sens toujours antécédent qui

se déploie : toujours précédé par l’évidence de cela même qui m’est

manifeste134, j’en assume l’exigence. La dilapidation, l’évanescence

132 Entendons nous. Certains (d’horizons aussi différents que Jean-Luc Marion, AlainBadiou ou Mehdi Belhaj Kacem) disent que Heidegger atteint sa plus haute grandeurquand il s’efforce de penser l’être sans l’étant. D’autres (en particulierCatherine Malabou) pensent à l’inverse que le coup de force de Heidegger permetdans le même temps de libérer l’étant authentiquement. Nous dirions que Heidegger,permettant de penser l’être, libère dans le même mouvement l’étant comme étantparce qu’il n’est plus pensé dans son étantité, mais, amené à la pensée par l’être,il est du même coup amené à l’effectivité en sa valeur d’étant. A ce sujet, lesexplications données par Kacem pour Badiou contre Derrida, et contre le rôle del’étant sont justement celles que nous aurions envie de donner pour Derrida et pourle rôle de l’étant – étant entendu qu’il faut s’entendre sur ce qu’on appellel’étant et qu’à ce sujet, personne n’est véritablement clair pour le moment. 133 L’avantage de désamarrer le sens de la signification est de pouvoir se placer« en celui-ci », donc d’échapper à certaines apories et non-sens qui menacentd’ordinaires de telles élucidations. 134 Pour la raison triviale – mais difficile à appréhender – que ce que je fais, jene le comprends pas « en tant que je le fais ». Comme le rappelle Vincent Descombesdans son ouvrage Le complément du sujet, dans le chapitre XX La présence à soi, p.172, « Le sujet d’une intention jouit d’une autorité discrétionnaire, et non pas épistémique, sur le contenu de cequ’il veut faire. ». Mais c’est justement pour cela qu’il est le moins bien placé pour le« connaître » en terme de signification…

80

de la déconstruction c’est cela : non l’herméneutique du « plus à

dire », du débordement, de la fuite, mais la dynamique de l’obscur,

l’insistance d’une évidence trop nette qui ne cesse d’acquérir de

nouvelles percussions dans un « aller et retour », ne cesse d’être

appelé par soi-même comme l’angle mort du monde. C’est le dégagement

du « point noir » qui mine toutes les pensées, qui traverse tous les

désespoirs et défaits toutes les consistances. L’absolu du fait de l’exister

(indépendamment de toute expérience cette fois), le fait que

j’existe et que, par cela, aucune présentation ne peut jamais

prétendre à l’intelligibilité absolue, à la clarté puisqu’elle n’est

présentation qu’en tant que mienne, qu’en tant que sens dont la

teneur est d’occulter ce qu’en tant que sens il est (puisque

justement, il l’est)135. Ce que cela veut dire n’est rien d’autre que

cela, indubitable, et par là même, au second degré incompréhensible.

Tout ce qu’on fait est une énigme parce qu’on le fait de soi-même et

qu’il y a une cécité consubstantielle au faire qui ne peut en lui-

même se retourner vers un fondement. La pensée a dans son propre

fait son point aveugle : l’absolu de ce qu’elle soit un fait,

justement. Cela résiste en elle : non comme l’ineffable, non comme

une quelconque densité ontologique qu’on pourrait percer à coup de

réductions, mais comme quelque chose qui ne peut absolument pas se

dire, mais seulement à nouveau se faire dans la parole. Parfois, la

pensée le pressent dans ses mécanismes, ou y est contrainte par les

affects ; parfois quand ses mailles interprétatives sont

suffisamment lâches, au moment de s’endormir, au réveil, dans une

évidence fugitive et fortuite, quelque chose « cloche » pour la

135 Par exemple, en propre, le discours ne veut rien dire. Derrière l’énoncé, il fautbien sûr le contexte, l’intention sous-jacente qui prend ce contexte selon uncertain biais… mais il faut encore, en amont, la contextuabilité même, le fait que cequi est dit soit dit, autrement dit, qu’il soit dit par quelqu’un, dontl’expression n’est momentanément rien d’autre que ce qu’il dit. L’enchaînement desénoncés à lui seul – même si on le considère comme lié à des enchaînements deréflexes, contraints par l’application de règles – ne suffit pas à décrirel’effectivité du discours.

81

pensée. Son extériorité à elle-même, son espacement, sa différance ?

Cette sensation d’être un fantôme rejeté hors d’elle, quand rien par

principe n’en peut s’extraire. Trop insister à le dire nous

conduirait à un pathos qui justement l’occulterait. On pourrait dire

qu’il s’agit d’un doute absolu, mais d’un doute qui laisse toute

chose en place parce qu’il estompe136 le monde en totalité et ne le

bouleverse ni ne le nie. Simplement ce qui permet toujours de dire :

tout n’est pas là, tout n’est pas joué, tout pourrait être

autrement137, je ne sais pas ce qui est là ou je ne suis pas.

En résumé, nous voyons l’œuvre de Derrida comme une méditation

exigeante et profonde de la citation de Silésius qui avait déjà

fasciné Heidegger : « La rose est sans pourquoi. Elle fleurit parce

qu’elle fleurit. ». Cette énigme d’une mise en acte qui ne se

justifie que traversée de son propre geste, cette auto-transcendance

de l’immanence (formule qui peut fournir elle aussi un bon angle

d’approche de la question du sens), cette relativité absolue de

l’absolu, c’est cela que Derrida a voulu pousser à bout. L’existence

n’est rien de plus que son exercice, c’est-à-dire que tout ce qui y

consiste, tout ce qui s’y donne est originairement « sens de soi-

même », et par là ouvert sur l’indécidabilité absolue de la

singularité de son avoir-lieu. Ce qui, il nous semble, va plus loin

encore que la méditation de Heidegger (ou plutôt la prolonge), c’est

que l’existence s’y appréhende dans l’immanence insubstituable de son « récit »,

autrement dit, que Derrida donne des outils pour penser

136 Dans Dieu sans l’être, Jean-Luc Marion esquissait des analyses dans ce sens. Maisil semble qu’il n’a pas poursuivit dans cette voie. 137 Nous reviendrons sur cet « autrement » qui n’est plus vraiment une altérité.Derrida (comme peut-être Pascal et Kierkegaard avant lui). Il ne s’agit pas d’unautre d’un possible que je suis précisément, mais d’un autre du possible comme tel,de tous les possibles. Cela exige donc de penser plus loin que la problématique del’ipséité.

82

« ontologiquement » l’enchaînement jusqu’au sein de la réflexion elle-

même138.

3. La présence est insistance. Elle insiste en un dernier zeste,

comme l’imperceptible froissement d’un affect de papier139. La

différance n’est rien d’autre que la relance du sens, que

l’ouverture de l’acte sur son geste, que l’affirmation vide et

originelle (bien qu’au-delà de l’activité et de la passivité, pointe

de positivité qui tend et retend un mouvement de pieuvre) qui se

révèle en creux des objectivations – singulière, imprésentable –

l’espacement dans son simple « monder »140. La problématique de la

différance dit cela aussi : que « l’à quoi bon » dont nous parlions

en introduction est impossible, et que si plat, si atonal et dévasté

soit notre temps, quelque chose nous fait structurellement y

insister. Somnambules, nous continuons à répondre, à chercher, à

faire. Nous ne nous bornons pas à survivre. Nous sur-vivons. Nous

sur-vivons encore quand nous suivons sans écarts les dispositifs

d’une vie réglée, quand nous évoluons dans une ville abstraite aux

rues fermées comme des boites, dans l’irréel. Notre regard

questionne. Même le désastre du sens insiste pour être dit. Même

quand ce n’est plus la peine et que tout paraît vide et plat, nous

écrivons cette absence et très vite, la mécanique de l’écriture nous

ranime à nouveau. Encore, encore…

138 Ce qui est plus difficile à lire chez Heidegger. C’est qu’en ruinantl’effectivité d’une différence être/étant, Derrida permet paradoxalement de lapousser à son degré le plus fort et de libérer être et étant dans leur dignitérespective. 139 Dont un vers de Valéry pourrait fournir l’illustration : « Ce cœur, qui se ruine à coupsmystérieux/Jusqu’à ne tenir plus que de sa complaisante/Un frémissement fin de feuille, ma présence. ».Ajoutons, même si ce n’est pas notre question, qu’il y a quelque chose comme unrésidu affectuel, ce froissement qui est justement le « toucher ». 140 Nous devons beaucoup pour cela au programme que fait Catherine Malabou dans Laplasticité au soir de l’écriture.

83

La dette de Derrida envers Heidegger est flagrante141. Derrida fait

seulement éclater la parole qui redevient discours, récit, prise

dans ses enroulements, parole ouvrée et composée plutôt que parole

qui s’évanouit. En un sens, Derrida brise l’idéalisme husserlien et

en épure les restes chez Heidegger.

Un exemple donné par Jocelyn Benoist dans son dernier ouvrage, Les

limites de l’intentionalité, nous a paradoxalement donné une

illustration de la richesse ouverte par l’idée de la différance.

Benoist n’a bien évidemment pas ce point de vue : en confrontant les

points de vue phénoménologiques et analytiques, il veut recadrer de

manière plus précise le concept d’intentionalité pour le rendre

opératoire au sein d’un système dominé par le réel dont les

intentionalités ne fournissent qu’un réglage intérieur au champ

d’action limité. Autrement dit, il se prononce contre la nécessité

d’intentionalités constituantes en rappelant que la référence et le

réel qui lui est inhérent priment sur le sens selon lequel ils sont

appréhendés142, qui ne fournit d’une certaine manière un chemin vers

elle, intrinsèquement limité et ouvert. Il donne l’exemple de deux

personnes qui se seraient disputées et qui, se revoyant bien après,

feraient d’abord comme si rien ne s’était passé jusqu’au moment ou

l’un deux tenterait implicitement une explication : « tu n’as rien

d’autre à me dire ? ». Et l’autre de répondre « Qu’entends-tu par

là ? ». Benoist montre de façon convaincante que l’interrogation ne

porte pas sur un sens qu’il s’agirait d’élucider comme « sens de »,

mais bien de l’adresse réelle de celui-ci, autrement dit, que c’est

bien du réel dont il est question et non d’une soi-disant

141 Cf. Acheminement vers la parole, page 13, « L'être humain parle. Nous parlonséveillés ; nous parlons en rêve. Nous parlons sans cesse, même quand nous neproférons aucune parole, et que nous ne faisons qu'écouter ou lire ; nous parlonsmême si, n'écoutant plus vraiment, ni ne lisant, nous nous adonnons à un travail,ou bien nous abandonnons à ne rien faire »142 Idée que nous acceptons sans peine…

84

intériorité du sens. Qu’il n’y a donc pas, au sens classique,

d’écoute interprétative et herméneutique dans ce genre de cas. Mais

il n’en reste pas moins que la question a aussi un sens précis, ce

que Benoist ne nie en aucune manière d’ailleurs. A la lecture de son

ouvrage, il nous a semblé que Derrida, avec la différance, a

justement introduit ce en quoi le lien entre le réel et la

signification selon laquelle il se pose leur est consubstantiel.

Dans les termes de Jean-Michel Salanskis143, nous dirions que Derrida

a donné un nom, une pensabilité à ce qui fait joint entre la

« philosophie du « sens de » » et la « philosophie du sens ». Il

ramène par là la terre fuyante de Heidegger sous nos pieds, comme

une terre quotidienne. Il la rend à notre tâche et à nos concepts.

Derrida et Heidegger disent-ils autre chose dans l’absolu ? La

question est mal posée. En cette matière où la stratégie de parole

utilisée est capitale, Derrida donne l’antidote contre les dérives

sacralisantes et oraculaires du penseur de Todtnauberg. Il en

dégrise ainsi la lecture et nous rend un Heidegger vierge, même de

lui-même.

143 Nous devons dire à ce sujet que les termes en lesquels Jean-Michel Salanskis poseses analyses nous ont beaucoup aidé à comprendre ce à quoi nous tentions d’accéder.Si nous plaçons Heidegger et Derrida parmi les philosophies du sens, c’est peut-être par un effet rétroactif. En tout cas, cela n’enlève rien à l’importance del’introduction d’une nouvelle terminologie en un domaine où les mots sont tout.

85

ARCHITECTURE DE LA PRÉSENCE 1 : FORME ET PERSPECTIVE.

Dans cet article, nous allons tenter d’esquisser plus nettement le

réinvestissement que nous défendons, à travers des exemples

confinant au domaine de l’esthétique.

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C’est d’abord l’énigme du paysage que nous aborderons, non seulement

du paysage tel qu’il se déploie pour un regard, mais de son

immanence, de sa matérialité singulière, de la façon dont il

consiste en une structure inobjective qui l’approfondit à l’infini.

Malgré une apparente congruence, nos analyses ne s’appuieront pas

sur l’œuvre de Merleau-Ponty. Elles tireront par contre aliment de

celle de Jean-Luc Nancy qui a écrit quelques uns de ses plus beaux

textes sur des questions d’architectures qui avoisinent notre

problématique. Peut-être insisteront nous plus que Nancy sur la

question de la forme qui nous paraît capitale. A ce sujet, c’est

Catherine Malabou qui nous a permis d’accéder à ce « schème

herméneutique144 » majeur qui sauve nos analyses du surplace et leur

donne une impulsion capitale. Si les références précises à ses

écrits sont rares, c’est parce que, conformément à la nature même de

la plasticité qu’elle dégage, nous nous permettons de la faire

varier plastiquement en nous confiant à sa capacité de rassemblement

efficient, de mise en perspective, en énigme, en travail. La

plasticité est elle-même un concept plastique, la forme toujours à

reformer selon la prise qu’on y cherche.

144 Cf. La plasticité au soir de l’écriture. Ce livre singulier n’est ni un traitéphilosophique, ni une œuvre littéraire, ni l’exposition d’un concept mais le signed’une relève des problématiques de la modernité en un nouveau concept à partirdesquelles elles peuvent être poursuivies et reprises dans le cours actif d’unenouvelle tâche. Ce concept n’est pas expliqué puisqu’il est présenté comme matrice,comme ce qui permet de relancer le travail d’un sens épuisé à force dedéconstructions. Il est, comme celui de « sens du sens » (Nancy, Salanskis), oucelui de « Réel-en-Un » (Laruelle après Lacan, mais aussi Zizek) une ouverture pourdes perspectives philosophiques post-déconstructrices et post-postmodernes.

87

Puis, c’est à la littérature que nous demanderons certains

éclaircissements. Dans un premier temps, nous nous confierons

directement aux textes en tentant de montrer de quelle manière la

parole qu’évoque Heidegger ne peut pas être pensée de façon univoque

dans la simplicité d’un poème qui se veut voix du silence, mais

qu’il faut y réintroduire de manière plus nette l’idée du récit tel

qu’il caractérise l’unité et la clôture d’un monde. Notre

perspective restera heideggérienne, mais l’œuvre de Ricœur sera

notre arrière plan, même si nous ne la citerons pas explicitement.

Dans un dernier moment enfin, nous tenterons de cerner la pratique

de la présence telle que nous la poursuivons depuis le début en

tentant de décrire ce qui fait véritablement le travail de

l’écrivain dans sa pratique. Cela constituera un bon analogon pour

aborder l’existence en elle-même dans l’article suivant.

A. Paysage de la présence

Commençons par citer deux textes célèbres que nous livrons d’abord

sans commentaires. Dans un premier temps, ne les lisons pas.

Ecoutons les se déployer. Laissons le rythme s’ouvrir peinture. Ces

textes nus seront les meilleurs initiateurs à la matière qui nous

occupe.

« Voici venus les temps où vibrant sur sa tigeChaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir

Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir ;Valse mélancolique et langoureux vertige

Les sons et les parfums tournent dans l’air du soirLe violon frémit comme un cœur qu’on afflige ;

Valse mélancolique et langoureux vertigeLes sons et les parfums tournent dans l’air du soir.

« Le violon frémit comme un cœur qu’on affligeUn cœur tendre qui hait le néant vaste et noir

Le ciel est triste et beau comme un grand reposoirLe soleil s’est noyé dans son sang qui se fige.

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Un cœur tendre qui hait le néant vaste et noirDu passé lumineux recueille tout vestige !

Le soleil s’est noyé dans son sang qui se figeTout souvenir en moi luit comme un ostensoir145 »

« Le ciel pendant une heure paradait tout giclé d’un bout à l’autred’écarlate en délire, et puis le vert éclatait au milieu des arbres etmontait du sol en traînées tremblantes jusqu’aux premières étoiles. Après çale gris reprenait tout l’horizon, et puis le rouge encore, mais alors fatiguéle rouge et pas pour longtemps. Ca se terminait ainsi. Toutes les couleursretombaient en lambeaux, avachies sur la forêt comme des oripeaux après lacentième. »146

1. Des deux textes transparaît clairement un libre rapport au

sensible, une intériorité cachée de la représentation elle-même

jouant un libre jeu, libre parce qu’inobjectivable au cœur même de

l’ouvert de l’objectivité – une architecture du sensible147. Le

sensible s’ouvre comme sensible pur parce qu’il résiste et décentre

sa possibilisation de sens, que ce sens soit ou non neutre, son fait

de miroir du monde du Dasein148 - non en tant qu’il serait un autre

sens, mais en tant qu’autre du sens qui le crève, à même lui. Source

où le silence se crève de soi – se renouvelle du même coup comme

silence – le sensible s’ouvre de soi-même, à partir du concret

absolu de ce qu’il fait « toucher ». Cri d’oiseau, bruit de vent ou

de rivière – tout ce qui est sensible n’est par ailleurs pas capable

de « faire source ».

On aura vu que les exemples que nous prenons ramènent toujours à une

« nature », non seulement par les affects qu’ils évoquent (en cela,

ce sont bien des machines à naître), mais surtout parce qu’il s’agit

déjà d’une position structurée, d’un paysage. Ce sensible qu’est le

145 Baudelaire, Harmonie du soir. 146 Céline, Voyage au bout de la nuit, p. 168, folio. 147 Nous aurons l’occasion de revenir sur ce terme. Nous devons beaucoup au trèsremarquable ouvrage de Benoît Goetz, La dislocation, Architecture et philosophie. 148 Ce qu’il serait dans la perspective d’Etre et Temps.

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concret n’est pas seulement sensible, ou plutôt, n’est sensible pur

qu’en tant qu’il est autre encore. Une nécessité chaque fois s’y

indique – ce en quoi le terme nature s’impose, et en quoi aussi les

exemples tirés de la nature telle qu’on la connaît sont les plus

appropriés. Cette nécessité qui n’est pas vraiment du sens est par

cela extrêmement difficile à décrire : non du sens, elle contraint

et épouse le sens dont les miroitements la reflètent sans qu’elle ne

soit quoi que ce soit qui « appelle » ou « parle » comme telle, ni

quelque chose de potentiellement à dire.

Ce n’est pas une pure dispersion, une évanescente myriade, mais

quelque chose de lié et d’articulé, de même que la chaîne

montagneuse ondule selon une grande forme, réelle, matérielle, et

muette, mais qui plisse le sens vers l’intérieur – y fait des creux

irréductibles. La douceur abrupte de l’oiseau, du torrent, de la

montagne – et dans certains cas, des machines – est une prise dans

le sens. Il est facile pour le promeneur – bien des poètes l’ont

fait – de voir dans l’anneau d’un massif montagneux l’abris qui

enveloppe un réseau de sens et de paroles, anneau lui-même muet.

Tout ce qui, d’un paysage, ouvre un lieu149 conduit exactement à cela

que son advenir s’y trouve renvoyé sur soi-même, fermé en réceptacle

d’une « profondeur150 » qui n’est pas un invisible, mais un filigrane

sensible du lieu, un revenir à soi du lieu s’éclosant et se fermant

sur l’énigme de ce qui s’y joue, rien d’autre que soi – et pour ça,

plus que soi.

De façon plus pragmatique, il est question de l’appréhension

disposante tel qu’elle s’avance en un site tel qu’il est passible de

sens, tel qu’elle le lit sans l’épeler comme un alphabet, mais

149 Un beau texte de Jean-Luc Nancy est à paraître sur ce thème. 150 Nous allons y revenir tout de suite.

90

plutôt comme un déjà-vu non explicite, de telle sorte qu’il se ferme

en cette certitude qui tient en suspend et en sur-brillance les

éléments qui s’y nouent. En sur-brillance veut dire qu’ils

apparaissent chaque fois sur fond les uns des autres, en

s’impliquant, en s’incurvant vers un centre de gravité qui les plie

à cette forme ci. La forme n’est justement pas seulement une

perspective, bien qu’elle en soit une aussi, car elle n’est pas un

angle d’appréhension qui série les éléments selon un point de vue.

Elle est un mode de battement par lequel le point de vue devient une

« mise en perspectives », c’est-à-dire en quoi il est happé par l’unité

rythmique de ce qui se donne à lui. Nous l’identifierions à un

récit, mais un récit qui ne livre pas la clef de ce qu’il raconte,

qui commence et s’achève au hasard, en éclaircie, comme une

chandelle allumée en pleine nuit.

2. Revenons un instant sur le mot profondeur qui n’a pas toujours

bonne presse. Quand on parle de profondeur, un soupçon s’élève : la

profondeur confine à l’indicible, au mystique, à la prolifération

fantasmatique. On y décèle l’accrétion frauduleuse de formules,

l’opacité métaphorique151 qui n’est jamais rien d’autre qu’un

dispositif de captation réifié en vision. On y lit

l’essentialisation, la célébration béate, la bêtise. Vite (trop

vite), on replie à son tour cette métaphoricité sur un subjectivisme

de mauvais alois, et en vient à associer profondeur et quête démente

pressant les affects pour y trouver matière. Jean-Luc Nancy et

Philippe Lacoue-Labarthe ont répondu152 à cette vision simpliste du

romantisme. Mais le soupçon demeure, sans aucun doute à raison. Et

aux profondeurs, on oppose les surfaces, aux nuits étoilées, aux

151 Cf. par exemple, Jean-Marie Gleize, avril 1996, numéro 9 de Prétexte « Je dis à ArthurRimbaud que je ne suis pas d'accord ni avec son bateau ni avec son ivresse, et pourquoi, et comment je décide dene pas le suivre dans le mouvement du noir au bleu, du a (qui pour moi reste un a, et n'est pas un alpha) jusqu'àoméga (qui n'est qu'un o et qu'il faut faire «revenir» à sa place, avant le u) »152 Cf. L’absolu littéraire.

91

profondeurs des mers, le néon qui résorbe toutes les ombres,

indifférencie et aplatit les perspectives. Blancheur

insoutenablement prosaïque d’une cellule capitonnée… Aux tentatives

de donner chair au monde, on oppose la rigueur ascétique qui, sous

les ivresses trompeuses de la chair, cherchent l’os. On le cherche

sous le symbolique, sous les grands trajets superficiels des villes,

sous tout ce en quoi nous nous engageons, happés parfois, et qui est

la projection de nos conventions et de nos illusions… confiance

irrationnelle en un sol qui peut toujours venir à se dérober153. Sous

tout cela donc, on ne cherche plus rien d’autre que de grandes

lignes magnétiques, des flux, des dynamiques et des champs, de

simples flèches pré-individuelles154. Et l’on cherche ou bien la

position, la cartographie impitoyable des forces, l’effacement de la

« structure autrui155 », ou bien plus explicitement la machination,

la dispersion structurée, le virus, le spin, le Trickster…

Mais parlant de profondeur, nous avons cependant autre chose en vue.

Aucune chair, aucun remplissement, aucune saturation, mais très

précisément ce qui fait la forme, ce qui, dans la structure de

significabilité qu’est le paysage, fait qu’il vibre et qu’il

questionne… ce qui fait qu’en lui, les strates coulissent, qu’on

peut ne serait-ce qu’envisager de remonter jusqu’aux lignes

cardinales. Ce qui fait sens même et surtout là où toute

surimposition de sens a été rigoureusement écartée156.

153 Et ce n’est pas forcément faire un mauvais jeu de mots que de rappeler letraumatisme du tsunami, fin 2004. Le tremblement de terre est bien par excellencel’événement souterrain, imprévisible, qui se moque de nos calendriers, de nosfêtes, de nos trêves et de nos rites. 154 Deleuze n’a pas cessé de le méditer. De quoi parlait-il d’autre, en évoquantdéterritorialisations et reterritorialisations ? Et en évoquant la terreabstraite ? Assez curieusement, la post-poésie n’évoque pas beaucoup celui qui estpeut-être son plus grand penseur. 155 Cf. à nouveau Deleuze, mais on peut aussi évoquer le poème de Virginie Lalucq,Fortino Samano, et ses débordements par Jean-Luc Nancy.156 Pour dire les choses autrement, nous souhaitons résister à une mésinterprétationtrop souvent faite à propos de l’herméneutique. Elle n’est pas, comme on a tendance

92

A ce titre la profondeur n’est pas vraiment à opposer à la surface,

aux droites, aux cubes. Elle en est plutôt quelque chose comme une

corrélation rythmique. Nous ne pouvons à ce sujet que renvoyer au

très important ouvrage de Benoît Goetz, La dislocation, qui par le

concept éponyme et la mobilisation alternée de Heidegger et de Le

Corbusier (en apparence, deux antipodes), construit très précisément

ce à quoi nous nous référons. Par le refus contemporain des cryptes

et des sanctuaires, par sa méfiance envers les édifices centraux et

monumentaux, l’architecture des droites et des plateformes ne fait

pas qu’enfermer la vie dans des boîtes en carton en lui ôtant toute

force. Elle agence ces tracés pour en faire des dynamiques

créatrices ; prend au corps le plus banal et le plus quotidien et le

ravive.

Benoît Goetz rapporte un mot de Le Corbusier :

« Il n’est pas de symbole attaché à ces formes ; ces formes provoquent dessensations catégoriques ; plus besoin d’une clef pour comprendre. Du brutal,de l’intense, du plus doux, du très fin, du très fort. »157

Le concept de Benoît Goetz, la dislocation, cherche à décrire la

façon dont l’errance devient une sorte de position originelle qui ne

cesse de disposer ses trajets et de mettre en énigme ce qu’elle

parcourt, et une caisse d’intensification qui, de sa rigueur, de ses

à le croire, la postulation d’une opacité qu’il s’agirait indéfiniment d’éclaircir(ce que Marion dit de l’oeuvre d’art), ni même la nécessité de retrouver une traced’une intention véritable gravée dans les indices et les principes de lacomposition d’un quelconque « fait herméneutique » par l’exercice d’un œil averti.Evidemment, si l’herméneutique consiste seulement à vouloir faire dire quelquechose aux « choses muettes » et qu’elle se délecte de la chair des métaphores,alors on ne peut qu’abonder avec ceux qui la critiquent. Tout ce qui est gratuit,tout ce qui se fait se soi-même (c’est-à-dire la vie elle-même) en serait de factoexpulsée de même que tout objet bâtard qui mobiliserait le sens de façon obvie(ainsi les montages de la poésie expérimentale ou les actions situationnistes).Fort heureusement, l’herméneutique a toujours d’abord voulu se placer dansl’immanence d’un sens pour comprendre de quelle manière, en son exercice, la vie seretourne sur elle-même et s’interprète en terme de soi, donc se travaille,s’aménage et parfois lutte avec elle-même pour le meilleur et pour le pire. 157 Cf. Le Corbusier, Vers une architecture, page 170.

93

lignes droites, suscite plus de parole que des déchaînements

baroques158.

158 Cf. Benoît Goetz, La dislocation, p. 29. « La dislocation prend alors deux sens : c’est le jeudes lieux, entre les lieux, leurs définitions et leurs ajointements, - mais c’est aussi la dé-localisation, la mise enerrance des lieux et la naissance d’espaces qui ne sont pas des lieux ». Nous ne pouvons qu’encouragerà se plonger dans cet excellent ouvrage.

94

3. Certains paysages159 de montagne ou de lacs160 forment comme une

boucle, s’ouvrent comme des puits par lesquelles ils se

« perspectivent » eux-mêmes en eux-mêmes, à l’infini de leur propre

finitude. Il y a des possibilités innombrables de modulations de

formes qui expriment toutes la même mise en béance de « l’y

être161 ». Forme suspendue, respiration coupée du Lac Blanc (Vosges)

que décrit Nancy, du Lac Pavin, lacs semi-durs, lumières rasantes

sur l’eau miroir, lacs sans profondeurs qui sont les plus beaux

reflets de la noyade162. Ou d’autres fois un verrou, qui creuse une

échappée à l’intérieur du paysage, dans un échelonnement de profils

montagneux et de lignes cadrantes, enchaînées, implacables (effets

que le verrou de Val d’Isère, qui ferme le lac artificiel ne manque

pas de provoquer sur le contemplateur qui écoute).

159 Parce qu’il est le plus « parlant », mais qu’on ne s’y trompe pas. Un paysage estquelque chose de sonore, de sensible – il y a un toucher au cœur du déploiement dela vue qui percute son horizon de sens comme une cible, le déplace, le fait vivreen circulation. 160 Ce à quoi le texte de Jean-Luc Nancy est consacré. 161 Expression de Jean-Luc Nancy. 162 Ces lacs sont souvent nantis de telles légendes, ainsi, le Lac Pavin et son village englouti.

95

Plus parlants encore, et au plus proche de notre questionnement,

certains paysages de stations de sport d’hiver. La complexité des

enchevêtrements y est plus grande et l’enchâssement réciproque des

strates plus évocateur. D’une part, une première circulation des

pistes qui convergent les unes vers les autres et confluent en

artères aux abords des stations. Plus imperceptible, le mouvement

individuel des skieurs hésite entre la résonance générale des

grandes topologies et le hasard des connexions qui bouleverse selon

le regard la forme du domaine, axe les vallées les unes dans les

autres et installe en différents replis montagneux des bassins aux

dynamiques propres. Cette première strate indique une circulation de

sens, à la fois directement humaine, et, disons, discursive ou

technique, selon la connexion des pistes et des remontées, les

rapprochements, les mises à distance, les itinéraires qui

surgissent, les téléologies qui interconnectent les domaines. Une

deuxième strate est celle de la résistance matérielle, des

saillances effectives de la forme, lesquelles donnent corps aux

mouvements superficiels « signifiants », gorges, replats, replis,

vires et ombilics avec un rôle particulier pour les cols qui sont

des franchissements possibles du plein ciel, et des limites de

domaine qui apparaissent comme des « limites de dicibilité »,

surgissement de chaos, bouleversement de la cartographie, repli

indifférencié des lieux l’un dans l’autre sans cheminement

préalable. Le niveau ultime est celui de l’ondulation montagneuse

d’ensemble qui referme les strates, boucle un monde sur lui et

creuse, en répercussion, une autre énigme dans les tracés. Par son

refermement, la montagne farcit d’ombre ses faces. Elle devient

intotalisable, auto-cohérente – elle unifie dans la prise extérieure

d’un hors sens tous les sens possibles comme monde, transforme en

une seule « aventure » toutes les péripéties, aventure irracontable,

mise en abîme du lieu par lui-même.

96

B. Compositions. Le grand récit du paysage.

Bien sûr, la vue seule ne suffit pas à fournir ce refermement. C’est

uniquement dans la mêlée, la synesthésie, le

froissement/bouillonnement que le réel traverse. Si on ne peut pas

dire le bleu ou le rouge du ciel autrement qu’en le montrant, il

faut amener cette bleuité dans le discours par décalque de formes,

transposition, figuration. La conjonction de registres discursifs –

l’affect, les qualités visibles, le mode abstrait, philosophique,

l’usage du zeugma – indique dans le discours quelque chose de cette

bleuité, non simplement parce qu’elle en rappelle une trace mnésique

qui serait une nouvelle fois indiquée directement, mais parce

qu’elle libère, dégage cette bleuité en elle-même, défait par

déplacement le rôle médiateur du sens à la perception de bleu, qui,

d’un coup, est ramenée en lui, y adhère pour le déplacer, pour y

inscrire quelque chose comme un mouvement sédimenté, un déplacement

permanent. Nous voudrions revenir ici en deux temps sur le texte

littéraire, d’abord en donnant quelques indications liées à un poème

précis (à titre d’exemple) puis en explicitant brièvement notre idée

du récit.

En cette matière quelque peu trouble, nous nous permettrons une

certaine souplesse dans nos références puisque, de manière

implicite, l’ontologie d’Alain Badiou nous accompagnera autant que

celle de Heidegger – c’est qu’en ces eaux justement les pensées se

déshabillent, et les oppositions, franches sur d’autres terrains, se

muent en regards complémentaires d’un même fait.

1. Reprenons le poème de Baudelaire que nous citions déjà en exergue.

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« Voici venus les temps où vibrant sur sa tigeChaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir

Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir ;Valse mélancolique et langoureux vertige

Les sons et les parfums tournent dans l’air du soirLe violon frémit comme un cœur qu’on afflige ;

Valse mélancolique et langoureux vertigeLes sons et les parfums tournent dans l’air du soir.

« Le violon frémit comme un cœur qu’on affligeUn cœur tendre qui hait le néant vaste et noir

Le ciel est triste et beau comme un grand reposoirLe soleil s’est noyé dans son sang qui se fige.

Un cœur tendre qui hait le néant vaste et noirDu passé lumineux recueille tout vestige !

Le soleil s’est noyé dans son sang qui se figeTon souvenir en moi luit comme un ostensoir»

Ce poème nous paraît un plus puissants jamais rédigés en langue

française – un de ceux qui, en nous, appelle le plus de chose. Ce

qui va suivre n’a pas la prétention d’être un commentaire

littéraire, mais seulement une tentative de nous maintenir sur le

plan de la philosophie tout en relevant, naïvement (et sans doute

imparfaitement), ce qui y travaille.

Les synesthésies, dans la rythmique singulière, concourent au

rassemblement d’un lieu en ses esquisses de perceptions. Plutôt que

de déployer, distinguer, mettre à plat, elles entraînent une

convergence vers l’unité positionnelle du lieu dont « l’esprit »

même insiste dans l’opacité. Le retour des plans de perceptions

selon l’ordre du panthoum brise la temporalisation langagière. La

répétition rythmique minéralise le fugitif, et fixe le lieu auquel

on revient toujours dans l’ouverture qu’il ménage (non une éternité,

mais repli de ses moments sur son événementialité même). D’autre

part, le poème évoque l’homme, mais non comme un pur Dasein ou une

pure position d’existence. L’anthropisation amène des éléments

purement « mondains », voire sociaux et construits (outre les termes

eux-mêmes, l’ostensoir, etc., on peut penser au violon qui évoque un

98

moment de la vie concrète, au cœur qui suggère cette même simplicité

quotidienne et non ontologique). Comme souvent chez Baudelaire, le

poème semble construit sur la mémoire ; en cela, il rassemble une

existence dans le mystère d’une position quotidienne – avec toutes

les apparentes futilités qui sont avec.

Enfin, la structure de nomination cohabite avec une rythmique

enveloppante. Ce qui nomme ouvre le monde en histoire, en gouffre

sensible, en striage de chemins. Mais c’est seulement dans la

vitesse d’un pas qui interdit toute position franche, tout contact

plat, tout arrêt contemplatif pour imposer au contraire une

continuelle épreuve du crépuscule. Osons une métaphore : le rythme

(et la forme de panthoum) fait tourner le monde à la bonne vitesse

pour qu’un mouvement se stabilise en une forme sans que celle-ci ne

se disloque ni ne se referme.

2. Pour développer les points soulignés, réintroduire la dimension du

récit n’est pas sans intérêt. Plus précisément, c’est le thème du

destinal que l’idée du récit permet de réinterroger. Là encore, il

n’est pas question pour nous de faire autre chose que de donner

quelques indications en nous appuyant sur un exemple. Fort

heureusement, des paroles d’écrivains viennent renflouer des

analyses qui doivent composer avec des concepts très fortement

marqués et connotés.

a. En France, le vingtième siècle n’a sûrement pas été le siècle du

récit et de la narration. Les formes trop solides et trop nettes du

roman balzacien ont appelé les contrecoups. Accusé de construire a

priori, de dédaigner à faux des morceaux de mondes, de construire

des simplifications, d’être naïvement dupes des illusions du

langages, d’imposer un ordre rigide à l’invention immédiate de la

parole, les grands récits ont été souvent dédaignés des philosophes.

99

C’est Proust qui a été et est encore l’écrivain de référence de la

philosophie française163. Mais Proust, praticien du retour vers soi

et de l’accumulation lente et progressive des choses ne raconte

jamais une vie (peut-être parce qu’il ne veut pas céder à l’illusion

de la continuité). C’est même là son génie : il esquisse en

pointillé des existences par petits traits et couronnes d’instants.

Il est tout entier pris dans de minutieuses descriptions qui font se

superposer sa vie et son écriture ; cette cyclicité du temps, lui-

même fait d’événements imperceptibles, n’outrepasse jamais l’analyse

la plus stricte et la plus subtile. En restant dans l’immanence, en

refusant les ressorts du récit, Proust impose une distance à son

écriture, une extériorité en fin de compte au moins aussi manifeste

que celle des conteurs. Ne se perdant jamais dans l’inintelligible

intelligibilité d’un récit – d’un destin – il est contraint à un regard

rationnel, clivé, qui investit le sensible et interprète

l’intellectuel sans que jamais ceux-ci ne paraissent unis dans la

solitude d’une existence.

Ce qui fait la force immense des romans de Melville, de Dostoïevski,

de Faulkner, de Malraux parfois – quoique chez lui la tentation de

« mettre à plat » soit plus forte – ou de ce fabuleux roman de

Rilke, Les carnets de Malte, c’est peut-être à l’inverse

l’indépassable solitude de chaque être. Solitude non seulement

tragique, existentialiste ou simplement humaine. Plus profondément,

il s’agit de la solitude d’êtres finis, aveugles, dont les raisons

dernières sont toujours irrationnelles. Ils s’avancent dans

l’obscurité, à tâtons, cherchent, doutent, hésitent. Ils renvoient

l’image que nous ne pouvons saisir de nous-mêmes : emportés en nous

et incertains, confiés à nos actes et à nos oeuvres comme à des

choses qui nous dépassent infiniment. Le roman américain a poussé

163 Merleau-Ponty, Deleuze, ou Vincent Descombes ont écrit sur lui.

100

très loin ce principe du personnage sur qui on lève à peine les

yeux, et qu’on se contente de suivre à la trace pendant la nuit ; du

roman lancé sans que nous n’y puissions rien, qui marche,

impitoyablement jeté vers nulle part, et qui s’abîme dans du

brouillard.

Permettons nous une longue citation de l’écrivain Jean-Pierre

Millecam qui sera en même temps son propre commentaire.

 Proust, en somme, n'a fait que creuser le sillon du roman traditionnel,entendons le roman français dans l'état où il a été laissé par Balzac,Stendhal, Flaubert et Zola : ce type de roman finit par suivre la courbed'une métaphysique qui lui est parallèle, courbe qui consiste à rejeter laLégende au profit de l'Histoire. Si Balzac est un poète, Flaubert cessera del'être. Si Zola reste un poète qui se prend pour un journaliste, c'est à soncorps défendant. Si Proust semble restituer son rôle à la poésie, c'est enmettant des gants, ceux de la distance et de l'analyse. Consultons en passantl'exception Hugo : semblable à Cocteau, quoique dans un registre différent,il demeure un poète qui écrit des romans. Mais c'est d'abord un poète. Quant à Faulkner, c'est un poète du roman, de même que Virginia Woolf.L'Histoire où ils s'inscrivent, c'est d'abord l'éternité, même si, commeVirginia, ils se défendent de croire. Finalement, le virage amorcé par lesanglo-saxons au cours des années vingt et trente est un retour à unetradition plus ancienne que celle qui a vu, au XIX siècle, l'apogée duroman : l'épopée, chez Faulkner, ne saurait être étrangère à l'esprit de laBible, des Grecs, ou de Shakespeare. Quant à Virginia Woolf, il est évidentqu'elle n'écrit jamais immanent, même lorsqu'elle prétend le faire. Ce quiest particulièrement neuf, chez ces grands anglo-saxons, c'est que l'épique,le lyrique soient si familiers - tandis que chez les Français, pour qu'unroman devienne lyrique, il faut en général que l'auteur passe un costumepropre à gêner aux entournures à la fois l'auteur et le lecteur.164 »

 

b. On retrouve précisément l’idée du « déjà-là » dont Heidegger,

Levinas ou Derrida ont développé la nécessité : l’antériorité du

sens tel qu’il se donne comme précédent sa propre appréhension, et

ne s’institue qu’à travers l’acquiescement implicite à une tradition

qui l’emporte et commande son rapport à lui-même. Derrida et Levinas

ont même renchéri sur ce fait en insistant sur l’originarité de

164 http://www.uhb.fr/faulkner/wf/french/articles_french/faulkner_proust.htm.

101

l’altérité à soi-même du sens sur son investissement structuré dans

la signification. Lire Faulkner, ou Melville, ou peut-être Robert

Walser, c’est précisément se rendre compte que cet effet de trace

est quelque chose dont les écrivains sont depuis longtemps au moins

implicitement conscients, et que c’est dans l’étrange clôture de

destins qu’ils mettent en scène plutôt que dans leurs saccades et

leurs interruptions qu’ils la laissent travailler au mieux. La

continuité d’un récit n’est pas le fil de la narration. Elle n’est

même pas la cohésion d’un monde, mais son intelligibilité close. Comme le

dit très explicitement l’auteur de la citation, le grand récit,

devenu légende conjugue au désir de réel un lyrisme qui n’a rien de

« niais et farouche » (comme l’assène peut-être un peu vite Jean-

Marie Gleize) parce que ce n’est pas le son de la lyre qui étourdit

comme une drogue et flatte la complaisance du lecteur et de

l’écrivain, mais précisément cet effet d’emportement, en creux, qui

fait que quelque chose se passe sans que quoi que ce soit ne se

montre vraiment en mouvement. Il y a quelque chose qui se passe. Cet

« il y a » précisément, est celui de ce qui se passe, l’espèce

d’immanence/transcendance à soi de ce qui a lieu. Le récit a quelque

chose d’une effectivité de l’Ereignis, ou plus précisément, ces exemples

littéraires sont l’indice que l’Ereignis est peut-être le plus

justement pensé comme « récit » ou comme « mise en mythe165 ».

A ce titre, il y a peut-être lieu d’accorder plus d’attention à

l’homme, car penser l’homme ne se confond pas nécessairement avec

l’humanisme. Le « récit » est en effet aussi ce qui relance les

différentes traditionnelles, locales, particulières. Plus

165 Etant entendu que le mythe n’est pas compris comme « tentative de donner une origineempirique à ce qui s’opère de la structure » (Lacan) mais comme la tentative de « fairepasser » ce qui ne peut pas se dire, de faire passer le passage même, c’est-à-direl’incompréhensible par excellence. A ce sujet, Gérard Bensussan a fait uneintéressante communication lors colloque « Le danger et la promesse », « Mythe etcommencement   : Schelling et Heidegger ».

102

exactement, il est ce en quoi la singularité est creusée comme telle

en tant que singularité d’un étant, c’est-à-dire d’un ensemble de

déterminations particulières. Il permet alors de réintroduire l’idée

de l’homme, sans qu’il ne s’agisse plus d’une idée générale et

régulatrice : l’homme est la forme à travers laquelle nous

rencontrons la singularité. Il est le seul vrai contact à la

solitude ; il est le nom de ce récit où les singularités se donnent

énigmatiques.

Citons Catherine Malabou :

« Regardez autour de vous. Les gens d’abord et surtout. Ceux que nous aimez,ceux que vous n’aimez pas, ceux que vous n’aimez que de loin. Tous sesignalent, d’une manière qui leur est propre, par un attachement sans limiteà la présence du présent, par une haute résistance à la destruction. (…)

Regardez autour de vous. Les gens d’abord et surtout. Ceux que vous aimez,ceux que vous n’aimez pas, ceux que vous n’aimez que de loin. Tous sesignalent, d’une manière qui leur est propre, par une improvisationontologique qui interrompt leur présence à eux-mêmes et leur permetd’inventer le style de leur dé(con)struction. 166»

c. Autrement dit, la continuité du récit est quelque chose comme

l’existence faite destin parce que le temps, plutôt qu’à être

décrit, amené à la surface, y est manifesté comme rien, y est

soustrait167. Il est caractéristique de voir combien le récit fait

refluer le temps plus loin, s’il est possible, que Heidegger ne le

voulait, là ou il n’est même plus rapport mais qu’il se confond très

précisément avec l’aveuglement énigmatique et la solitude de chaque

existence, indépendamment de quelque rapport qu’elle noue avec quoi

que ce soit. Prendre le temps à partir du récit, lui-même envisagé à

travers la légende qui le traverse, c’est en expulser tout

substantialisme. Par ce chemin, on peut dire résolument que le temps166 Cf. Catherine Malabou, Le change Heidegger, p. 260. 167 Nous aurions envie de dire que c’est le thème du récit qui permet de tenirensemble Heidegger et Nancy d’un côté, Lacan et Badiou d’un autre.

103

n’est pas. On ne dira même pas qu’il y a « le temps », mais

éventuellement « qu’il y a temps », quelque chose comme une façon de

lire la différence stricte entre un « ici » et un autre, la

différence radicale. Cela n’est pas cela ; mais rien ne passe, rien

ne se transforme, rien ne se répète qui vienne ouvrir des

différences. Ici n’est pas ici. C’est tout ce que manifeste le jeu

premier du récit, à partir de quoi des modulations de temporalités

et de spatialités se nouent et se chevauchent. Parce qu’il n’épouse

pas quelque temporalisation que ce soit, mais enveloppe une

continuité en elle-même « inexistante », le récit met à jour ce réel

de la différence que les conceptions courantes du temps et de

l’espace, cela jusqu’à Heidegger inclus168, recouvrent : ici n’est

pas ici. C’est l’a priori de tout récit que chaque articulation d’un

temps s’indexe à la singularité absolue de son « ici et maintenant »

sans que celle-ci ne soit rien d’autre qu’une contrainte logique du

réel lui-même. En cela, le récit garde intrinsèquement le sens à

même son réel et interdit toute évanescence trouble dans les

significations qu’il met en jeu.

Dans le récit, ce qui se joue, c’est la radicalité.

C. L’exemple de l’écriture vu du coté de l’écrivain.

Il peut être intéressant de décrire le travail de l’écrivain, car il

conjugue très bien pragmatisme et désir du réel. Il faudra cependant

laisser de côté toutes les écoles et toutes les revendications,

puisque avec des mots les querelles littéraires ont tôt fait de tout

brouiller169.

168 Mais pas Lacan… justement parce que Lacan part du temps logique qu’il illustrepar la célèbre énigme des prisonniers. 169 Sur cette question, nous renvoyons à notre commentaire de L’origine de l’oeuvred’art.

104

L’écriture vient en excès, en surcroît. Elle est une vitesse trop

grande, une proximité d’impressions trop grande, une évidence trop

fugitive pour ne donner autre chose que des traces. Elle s’entraîne

elle-même, s’emballe en une logique qui la nourrit - au risque

parfois de se perdre dans l’auto-contemplation ou la complaisance.

L’idée d’une écriture baignant dans l’affect, présence à son acte,

sans distance, a accrédité une forme de soupçon porté sur

l’inspiration : égarement subjectif, confusion du sacré païen et du

saint, démission, paresse, manque de pudeur, etc.… C’est que

l’inspiration a à faire avec l’aménagement de la venue d’une

position nouvelle, de la profondeur d’une singularité, c’est-à-dire

quelque chose qui ne s’épuise en aucune manière dans aucune

description possible. La production frénétique et désordonnée n’est

en quelque sorte rien d’autre qu’une tentative veine d’inventaire,

une sorte de poursuite d’un sens dérobé, une écriture sans fin ni

forme. Les grands tambours lyriques – tant qu’ils ne sont pas

strictement maîtrisés – sont autant d’effets de saturations qui ne

visent finalement à rien d’autre qu’à étouffer l’appel par leurs

échos assourdissants. Les rituels, les emportements, autant de

torpeurs déguisées. Mais les uns comme les autres sont, nous semble-

t-il, des étapes fondamentales. Elles fournissent une matière qu’il

faut encore informer, réapprofondir, c’est-à-dire rendre à l’épreuve

de l’absence, de l’abrupt, de l’intraitable.

A la vitesse de l’inspiration correspond la prudence du travail.

Celle-ci peut aller jusqu’à la dénégation pure et simple de tout

sens hors du jeu même de la littérature, et penser celle-ci comme

montage et démontage. Sans aller jusqu’à ces positions excessives,

le travail est la lenteur qui réinjecte toujours la raison et l’œil

critique de l’intelligence.

105

« Prenez Hugo ou Faulkner. Ils sont dans le mouvement du monde et ilsl’acceptent. Flaubert, non. Flaubert, c’est l’esprit qui toujours nie, c’estle diable. Il est en dehors de son texte. C’est la mort, le point de vue dela mort. Flaubert, quand on le lit, a plutôt tendance à vous empêcher decroire en Dieu. Ce qui est aussi une très bonne chose. Sans Flaubert, jeserais certainement encore plus bête que je ne le suis quand j’écris. Il estun garde-fou, pour tout écrivain à qui il dit sans cesse : « Ne va pas troploin, si tu es lyrique, ne sois pas trop con. » »170

Cette prudence est indispensable. Si la tâche est celle d’une

présence, elle doit aussi s’y indexer. L’écrivain accumule,

photographie, accueille le flot d’une matière mais c’est pour

finalement écrire sur ce rapport même. Autrement dit, le temps de

l’écriture elle-même est le temps du deuxième degré – le temps où

l’on écrit ce que l’inspiration décrit, l’impression de réel, le

pointillisme fourmillant des esquisses et premiers jets – le temps

où l’on ruse par conséquent. Dans un premier moment, le rapport est

bel et bien naïf : il est rapport à un livre ou un poème qu’on veut

faire, même si cette volonté est appelée par le lieu, l’amour, les

circonstances, l’envie. C’est dans un deuxième temps seulement que

ce que l’imagination aide à esquisser – l’histoire que je veux

raconter, la femme que je veux décrire, etc. – se modifie, devient

autre pour apparaître dans la vérité de sa position réelle.

Autrement dit, il y a tout un deuxième processus de

désubjectivation, par lequel l’écrivain remonte en deçà de son

rapport aux choses qu’il veut créer, vers quelque chose comme des

atmosphères et des pulsions. Le lieu, tel homme, telle femme, dans

l’immanence d’un pur contact, lui-même posé par une construction qui

fait consister les singularités en effaçant l’image et les réflexes

qui nous guident dans notre propre rapport à eux. Peut-être que ce

n’est pas encore assez de dire suggérer : il faudrait plutôt dire

qu’il s’agit de « faire » plutôt que de « dire », autrement dit que

170 Cf. Pierre Michon, Le Nouvel Observateur, 24-30 octobre 2002

106

l’écriture ne pose un réel qu’en le faisant, non comme un réel de

l’écriture, mais à travers la stratégie de nomination qu’elle

ordonne. Elle fait un lieu, un personnage, un événement.

C’est pourquoi on écrit par stratégies. Dans l’écriture, le langage

s’efface dans ce qu’il fait, c’est-à-dire ouvrir. Il s’efface comme

langage parce qu’il joue comme tel – il acquiert, d’une certaine

manière, la transparence de la conversation bien qu’il y soit amené

par son seul pouvoir propre, sans but extérieur à son travail (en

principe). Pour le dire vite, dans l’écriture, le langage ne doit

pas être rhétorique, jamais. Cela veut dire principalement que le

sens du langage ne doit pas opacifier le jeu de sens lancé par le

langage pris en tant qu’oeuvre littéraire171. Les jeux de style

doivent s’insérer dans une atmosphère (comme chez Stendal, dans La

chartreuse de Parme, la légèreté de l’écriture veloute la légèreté

des passions et l’accompagne). Pour réaliser cet effacement

cependant, ce sont des techniques d’écritures qui jouent : couper

les phrases en morceau, s’imposer des contraintes, s’interdire

certaines formes… bref, user de béquilles parce que le réel

n’insiste jamais qu’à travers de telles médiations

« thérapeutiques ».

Pas question de faire une phénoménologie de l’activité d’écrire.

Simplement l’ériger en exemple dans ce tiraillement qui lui est

propre entre vitesse excessive qu’il faut brider, et épuisement

qu’il faut ranimer à la vie. Nous aimerions dire que cela revient

finalement à écouter la nécessité d’un rythme propre. En tout cas,

il s’agit d’un travail qui s’approfondit à la fois de l’intérieur, à

travers un vécu, à travers des choses comprises (des « éclairs de

compréhensions » à propos de certains mots ou de certaines formes),171 Cette définition, parce que transversale, n’exclue en rien les nouvelles formeslittéraires. Là encore, rien n’est gratuit.

107

des expériences accumulées qui travaillent à charger les mots de

tout ce qui en délivre le jeu, et de l’extérieur, par l’observation,

l’écoute, la prise de notes, la prise d’informations, etc. Le plus

souvent, quand on commence enfin à écrire pour de bon, cela fait

longtemps que l’inspiration s’est volatilisée.

108

ARCHITECTURE DE LA PRÉSENCE 2 : ECHELLES, CONSISTANCES ET RYTHMES.

Ce texte cherche de son côté à éclaircir plus explicitement la façon

dont les prises de forme temporalisent l’existence en décidant du

mode de son rapport à ses objets. Pour cela, nous commençons par une

incursion dans le domaine de la phénoménologie, d’abord pour

constater que les thèmes de la forme et du geste nous aident à

comprendre à la fois comment le sens peut se nouer à la perception –

c’est-à-dire comment l’existence quotidienne peut être pensée

phénoménologiquement – et comment le sens peut avoir prise sur lui-

même. De cela, on tentera de ressaisir les analyses heideggériennes

de la temporalité en les reformulant en terme de rythmes.

Cet article n’est en fin de compte qu’une variation sur l’idée,

introduite par Derrida, de la prothèse que nous tentons d’utiliser.

A. Echelles

1. Commençons par le niveau le plus évidement phénoménologique – et

de facto, le moins existentiel. Faisons encore une fois retour vers

la question du catégorial. Dans sa monumentale étude172, Maxence

Caron explique on ne peut plus clairement la façon dont Heidegger

s’inspire de la forme husserlienne de l’intuition catégoriale pour

l’investir dans les modalités de son questionnement propre. C’est

donc de lui que nous nous inspirons, même si nous allons par endroit

tenter nos propres formulations. Caron part d’emblée du postulat que

les chemins de pensées de Husserl et de Heidegger sont

inconciliables puisqu’il s’agit pour l’un l’élucider les modes de la

constitution logique du monde à partir des formes de la conscience,

ce qui implique la mise entre parenthèses de ce qui anime l’autre, à

172 Heidegger, Pensée de l’être et origine de la subjectivité.

109

savoir la mise en jeu originelle d’une ipséité jetée, avant toute

possibilité de retour réflexif, à l’assomption d’un sens déjà

mondain, extérieur (d’un « à faire » investissant l’ipséité dans le

mouvement même où elle tente, au sein de celui-ci, de faire retours

sur les étapes de la constitution de ce qui se présente pour elle).

Le questionnement de Heidegger concerne la forme de cette mise en

jeu originaire, mais c’est Husserl qui a donné, grâce aux concepts

phénoménologiques, des outils capables d’en dégager concrètement le

mode (au lieu de poser l’être comme une catégorie originelle

mystérieuse et abstraite). Il réussit en effet à dégager que les

vécus de conscience sont originairement formés catégorialement de

sortes qu’ils ne se manifestent qu’ouverts sur le monde extérieur

dont ils se présentent comme une configuration (en quoi on peut

classiquement parler d’une inscription de la transcendance au sein

de l’immanence)173. Mais cette structure présente aussitôt une

difficulté puisque ce qui se présente à la conscience est bien

originairement cela, ce qui est en face en tant que tel, l’arbre ou

la maison et non un arbre ou une maison.

« (…) l’objet avec ses formes catégoriales n’est pas simplement visé commedans le cas d’une fonction purement symbolique des significations, mais qu’ilest mis lui-même sous nos yeux, précisément dans ces formes ; en d’autrestermes : que l’objet n’est pas seulement pensé, mais précisément intuitionnéou encore perçu. »174

L’idée d’une intuition catégorialement formée est audacieuse, mais

délicate. On sait que Heidegger reprend cette thématique en la

modifiant. A défaut d’une intuition catégorialité, c’est l’excès du

sens sur la signification, et le pli de la mise en jeu originaire de

soi qu’il introduit. La conscience n’est susceptible de s’établir

qu’emportée dans le geste selon lequel l’être forme l’horizon

173 Comme nous l’avions déjà expliqué, nous prônons du strict point de vuephénoménologique une certaine naturalisation ici. 174 Cf. Husserl, RL III, p.175-176, cité par Maxence Caron, Ibid. p. 141.

110

passible des constitutions catégorielles et objectives, parce

qu’elles s’inscrivent dans une mise en jeu qui forme le rapport

sujet/objet, au sein d’un procès dont elles peuvent émerger parce

qu’elles y sont convoquées et impliquées dans l’être, y participent

par là en tant qu’elles sont, ce qui les rend passibles

d’objectivation.

La solution de Heidegger est géniale, mais il peut être intéressant

de tenter une inflexion différente de la question posée par Husserl.

2. Cette inflexion consiste si possible à prendre le concret encore

plus au sérieux que Husserl et Heidegger. Heidegger y voit toujours,

d’une façon ou d’une autre, l’enveloppement dans un certain

possible, un certain mode « d’être auprès » qui forme a priori les

reprises réflexives que je peux en avoir parce qu’elles y sont

impliquées. Husserl y voit le « là » « en chair et en os » de ce qui

est. Mais sa description reste idéaliste. Et lorsqu’on s’efforce de

déprendre le savoir réflexif du perceptif catégorialement informé,

on risque vite d’être réduit à un vague « il y a » extérieur selon

lequel ne se donnent que des configurations non réfléchies, donc des

perceptions obscures et inapparentes (non pas des perceptions non

informées mais des perceptions non intégrées à l’élaboration

consciente, des instantanés qu’on voit sans avoir conscience qu’on

les voit), ce qui d’une autre manière le rapproche à nouveau de

Heidegger. Le principe d’auto-affection singulier de Husserl, selon

lequel la conscience peut en droit s’auto-présenter chaque vécu dans

une évidence consciente, interpose continûment un film qui finit par

subordonner le réel à son sens. C’est cette construction qu’il

s’agit de renverser175.

175 Nous avons longtemps été en bute à cette question sans prendre conscience du lieuoù elle se formule. C’est la lecture du dernier ouvrage de Jocelyn Benoist, Leslimites de l’intentionalité, qui nous a permis de voir quel était le joint

111

On pourrait nommer plusieurs auteurs de diverses obédiences, de

Wittgenstein à Michel Henry, qui de diverses manières font signe

vers ce qui nous occupe. Il y aurait à s’échiner beaucoup pour

distinguer les diverses positions de la radicalité, ce qui serait ou

bien suspect ou bien infiniment labile et fugitif. Gardons nous de

tomber dans ce piège, conservons seulement toutes ces ombres en

arrière plan et revenons à l’expérience naïve.

Il y a par principe dans l’analyse phénoménologique quelque chose de

biaisé à vouloir rendre compte de ce qui ne s’atteste qu’en tant que

la gratuité même de ce qu’aucune élaboration ne détermine. Une

phénoménologie descriptive est quelque chose d’un peu contradictoire

– seule une phénoménologie constructive, qui opère à l’image des

sciences comme l’élaboration d’un cadre conceptuel qui permet de

rendre compte de la logique de l’apparaître et d’en libérer, d’en

dégager la singularité échappe à cette aporie176 , mais ce n’est pas

ce qui nous occupe ici. La phénoménologie a trop tendance à

constituer les choses de la réalité à partir de leur sens

d’appréhension, ce qui, une fois revenu à une attitude véritablement

naïve, peut surprendre. Le catégorial lui-même finit par avoir l’air

d’un tour de passe-passe.

Promenons nous dans une rue… Autour de nous, nous voyons des maisons

et pas des concepts de maisons. Nous n’appréhendons pas du tout dans

ce que nous voyons le « comme tel » selon lequel la maison est

constituée selon un sens qui en fait un habitat par exemple. Tout au

plus, ce que nous voyons est susceptible d’être amené à la

conscience comme maison – mais nous n’avons à aucun moment

conscience, à quelque niveau qu’on établisse le concept debranlant. 176 Cf. notre article consacré aux questions de la méthode.

112

conscience, que ce qui est là, ce sont des maisons. Plus

précisément, si la signification intervient dans la constitution du

monde, elle ne semble pas le faire de manière originaire, comme

norme constituante dont il s’agirait d’articuler catégorialement les

moments ensemble. Il faut que le regard intentionnel se dirige

explicitement sur l’objet pour le constituer en objet, et dans ce

cas, justement, ce n’est plus un référent dont il s’agit, c’est dans

le cadre de « l’en tant que maison » qu’il est investigué. Mais ce

qui est là est « entre autre une maison177 ». C’est dans la massivité

de cette singularité absolue d’un référent unique, criblé par une

multitudes de plans et d’échelles objectives selon lesquelles il

peut être regardé, qu’il est là présent. Autrement dit, je me

promène dans cette rue là, face à ces maisons là, avec ce vécu là.

Accomplissons un geste aussi bergsonien que wittgensteinien : levons

les yeux. Cessons de replier la conscience investigatrice sur ce qui

est là, interrompons le regard phénoménologique sur ce dont la

logique d’apparaître est d’être le singulier. La nécessité, du moins

comme telle, de la structure noético-noématique s’estompe et nous

nous demandons de quoi nous avons parlé jusque là. Arrêtons

maintenant de rapporter les choses, temporellement, les unes aux

autres, de les tresser de manière utilitaire en réseau, de les

comprendre, c’est-à-dire de les arracher à elle-même pour les

contempler dans une fausse temporalité ; arrêtons de nous replier,

hors du monde, dans le nulle part d’une spéculation178. Toutes des

distinctions s’effacent, toutes les distances s’abîment, et reste

seulement ce qui est là, ce qui se passe, dans la nuit lumineuse de

l’immanence. 177 Nous reviendrons sur ce point à propos de Derrida. Ce que la phénoménologielibère, c’est la variation du rapport, c’est-à-dire l’infinité des angles possiblede ce qu’elle fait apparaître d’une certaine façon. Ce qui est vu d’une façon peutaussi l’être d’une autre. 178 Arendt demandait déjà ou on est quand on pense…. Et elle décelait chez Heideggerun manque de cette concrétude là, la concrétude effective et engagée dont il s’esttoujours désintéressé.

113

3. Mais le décrire phénoménologiquement est peut-être une erreur.

Peut-on réellement parler ici d’un sens ? Ne vaudrait-il pas mieux,

en cette manière, imposer le silence radical d’un indescriptible ?

Accorder au dépli absolu le rôle d’une instance, n’est ce pas, déjà,

réintroduire la hiérarchie sur ce qui n’en provient plus et par là

le recouvrir et l’interdire. Sans compter qu’il n’est pas certain,

ni qu’un tel dépli soit effectivement possible, ni qu’il puisse

représenter, dans l’existence, autrement qu’une posture parmi

d’autres, aussitôt abandonnée. Et si l’humain, par son langage,

institue les idéalités, ces absences présentées, n’est-ce pas parce

que c’est seulement en se tendant résolument au nulle part, en

s’espaçant puis en négociant dans cet espace le ressac d’une

temporalité intime ou l’ici singulier, le conceptuel, le projet

occupent leur rôle, que la singularité est mise en branle ? Plus

qu’à englober tout l’apparaître sous le sens (il y a d’abord un

quelque chose qui est le cadre de différents sens d’appréhensions

possibles), le projet phénoménologique a l’intérêt de penser

l’articulation des lieux du sens jusqu’au réel.

Une des meilleures manières de décrire ce processus est peut-être

l’idée d’emboîtement « d’échelles d’appréhension », aux

manifestations non congruentes, et dont l’adoption permet à chaque

fois la mise en relief d’autres échelles. Ce que je « regarde », ce

que je fixe constitue un cadre d’appréhension en lequel, parce que

le sens alors est fixé de manière intentionnelle (voire, signitive)

et stabilisé, les référents, la réalités sont ouverts à partir

d’eux-mêmes, dans le libre jeu des prises et des appréhensions

possibles et d’esquisses. Ils sont « en totalité », même si ils sont

parcourus d’esquisses. Si je regarde une maison, je ne la regarde

pas en tant que maison, ou plutôt, l’en tant que est dispersé dans

114

ses différentes composantes. Je ne la regarde pas non plus comme

l’assemblage d’une porte, d’un toit, de fenêtres… Je la regarde comme une

maison. Le « comme » signifie ici que je regarde une chose « comme on

regarde une maison », c'est-à-dire me plaçant dans un certain cadre,

dans lequel chaque lieu d’apparaître n’est pas non plus visé

isolément (un volet n’est pas vu comme un volet : ni son concept, ni

même ses sens d’usages ne sont inscrits en lui) mais comme une

structure organique, comme un plan de sens. Il y a là, en quelque

sorte, l’institution du plan implicite selon lequel, en aller et

retour, en cohésion, le sens est en ouverture sur le réel. Ce qui

veut dire aussi que le sens, s’instituant sur un plan, se subordonne

au réel : il ne constitue en rien la maison mais se place dans le champ selon lequel il

peut appréhender ce qu’il croit être une maison comme maison.

Il y a en vérité un véritable cheminement selon lequel ce qui est

dans l’ombre peut passer dans la lumière, ce qui est entre-aperçu

sur un autre plan de sens peut s’instituer comme nouveau plan

d’appréhension. Je peux regarder un mur blanc, en quoi le blanc est

réellement perçu, en tant que pure teneur informative non réfléchie. Je

peux regarder le blanc du mur, en quel cas la blancheur est qualité

hylétique puisque c’est en tant qu’il est blanc qu’il accapare mon

attention. Je peux remarquer que le mur est blanc, en quoi,

justement, le blanc n’est plus qualité hylétique puisqu’il est alors

appréhendé comme concept, c’est-à-dire apportant de l’information

sur l’état du monde (comme « que » ça soit blanc).

Il y a sans doute une première différence à faire entre les

idéalités et les autres données, puis entre les différents plans de

sens qui s’y coordonnent, mais tout est articulé et structuré : pour

que le regard prestataire puisse demeurer, il doit tout autant y

avoir le jeu sans réserve des échelles d’appréhension que la

115

fixation implicitement possible de celui-ci en une description. Il

doit y avoir la forme du quelque chose, par laquelle l’implication

soit relancée. Qu’il puisse y avoir du sens à s’arrêter sur quelque

chose, c’est-à-dire, finalement, que le sens soit déjà en rapport à

lui-même, donc, pris dans une forme, puisque c’est d’une certaine

manière a priori, dans une sorte de rapport d’intention

conceptuellement formé. Nous ne disons par là en aucune façon que le

plan signitif détermine l’orientation du plan perceptif et

imaginatif, mais qu’il y a prise réciproque et que l’un ne se

constituerait pas sans l’autre.

Remarque (importante) :

Cette idée de « phénoménologie d’échelles » nous paraît avoir le

mérite de

Permettre de quitter la problématique husserlienne idéaliste

sans abandonner les prodigieux outils qu’elle apporte.

Réinterpréter à cette aune la temporalité commune dont parle

Heidegger pour se demander si elle ne contient pas en elle-même

un antidote contre ses effets.

Amorcer un point de discussion avec des courants de pensée

analytiques, puisque ce que nous proposons suggère qu’on

accepte l’idée wittgensteinienne des formes de vie.

Ce sont peut-être les mathématiques qui donnent la meilleure

illustration. Faire des mathématiques, c’est avant tout se placer

sous la légalité d’une certaine région à laquelle on obéit ipso

facto. La question n’est pas du tout celle de la contrainte, de la

116

coercition de la règle179 mais bien du fait que la règle est

consubstantielle de la pratique à laquelle elle est liée. Il n’y a,

au principe de cela, ni recognition – à travers laquelle on

reconnaîtrait des objets comme on reconnaît une maison – ni

déduction. Faire des mathématiques, c’est ce placer d’emblée en

mathématiques, à l’intérieur des mathématiques, dans une certaine

immanence structurelle.

B. Consistances

1. Une des questions les plus importantes de Husserl concerne

l’idéalité en ce qu’elle est un contenu de sens. Nous l’avons déjà

vu plusieurs fois, même si nous avons contesté qu’on puisse

totalement recouvrir la perception sous le sens. Le blanc peut-être

vu comme blanc – et dans ce cas il n’est pas réellement aperçu – ou

regardé en tant que blanc. Dans ce cas, l’information n’est pas

seulement stockée en une mémoire (et éventuellement, dans

l’inconsistance d’un inconscient) mais intégrée aux possibles d’une

conscience et donc passible de variations lui faisant jouer d’autres

rôles dans d’autres séries perceptives. Le blanc comme blanc est une

consistance180 qui apparaît dans une indépendance qui permet

rétroactivement une modification du mode de temporalisation à

travers lequel il a été visé.

Voilà le point où s’interrompt précisément toute velléité de

naturalisation totale et où s’ouvre le domaine philosophique

proprement dit. Le génie de Husserl est d’avoir sa vie durant

cherché cette circonscription. La pointe de son pas hors du

psychologisme et de l’introduction d’une pensée de l’idéalité est

179 Ça n’aurait pas de sens… si on ne respecte pas les règles des échecs, on ne jouepas aux échecs. Et si on triche, on respecte tacitement les règles puisqu’on les utilisepour tricher. 180 Répétons que nous utilisons le mot de Bernard Stiegler, qui nous satisfaitpleinement.

117

là : quelques soient les détermination inconscientes qui

contraignent et les discours et les comportements, ceux-ci

s’expriment à travers la genèse et la médiation de consistances,

comme les idéalités, dont la fixation est elle-même à la fois

ouverture d’un surcroît possible par rapport à l’immanence181 et

bouleversement de la possibilisation interne d’une conscience, et

par là, d’une existence dont les « chemins secrets » se trouvent à

leur tour recomposés. Mettre un mot, mettre un concept, comprendre,

c’est toujours fixer une consistance qui ne se défera pas,

puisqu’elle insistera, au moins potentiellement, c’est-à-dire

qu’elle résistera à son recouvrement. Ce qui a été compris une fois

ne sera jamais complètement recouvert : même compris autrement, même

oublié, même refusé, cela reste inscrit, ménagé comme « position

possible », comme contrée ouverte à la variation des positions

prises en le sens. Cette valeur « dense » de l’idéalité,

précisément, se comprend difficilement dans le simple cadre de la

phénoménologie husserlienne, qu’elle soit logique (dans ce cas,

c’est l’identité de la signification à l’intérieur de la structure,

c’est-à-dire la façon dont elle est abstraction pure et non

abstraction de quelque chose) ou intentionnelle (puisque alors, la

signification est comprise sans prise de position immanente à l’acte

intentionnel). A l’inverse, elle devient très claire dès lors qu’on

raisonne en terme de sens et de forme. Ce qui est délivré « une fois

pour toute », ce n’est pas une signification infracassable, c’est un

rapport possible ouvert en un geste.

2. L’expérience mathématique est sûrement, une nouvelle fois, ce

qu’il y a de plus manifeste ici. Plus précisément, l’expérience

181 Et donc, genèse d’un décentrement puisque le travail du sens se trouve en quelquesorte déversé de l’instance subjective interprétative à l’instance idéale qui setient « en elle-même », à la fois par sa position structurelle dans le réseau dessignifications et par la contrainte qu’elle impose aux comportements qui passentpar ses usages.

118

mathématique de la compréhension. Nous ne parlons pas de la

compréhension d’une démonstration, mais plus précisément de la

compréhension immanente d’un certain champ telle que les opérations

inférieures qui y sont possibles s’y « déclosent » et sont libérées

de par la prise en compte de leur position vis-à-vis de la

structure supérieure. L’élève en mathématiques est vite confronté à

de semblables difficultés quand il doit saisir la nécessité

intrinsèque de définitions strictes (comme celle de la limite d’une

fonction) et des démonstrations en apparence inutiles qui

l’accompagnent (théorème des valeurs intermédiaires, etc.) ou quand

il à pour la première fois à faire avec des objets surprenants comme

« l’axiome de la borne supérieure ». Plus encore quand il s’agit

d’algèbre et qu’on se met à opérer à partir de structures définies

comme des canevas, et non de préciser des opérations déduites de

supports intuitifs. Il s’agit dès lors d’instaurer une subtile

dialectique entre la concrétisation et le modèle pour y rapporter

d’autres objets, qu’ils s’agissent d’objets inférieurs appréhendés

sous cet angle précis ou d’objets du même ordre spécifiquement

nantis d’axiomes supérieurs que l’on tente de préciser comme autant

de sous-familles, parfois susceptibles de fournir à leur tour une

norme. Ce qui nous intéresse, dans ce jeu, c’est la façon dont

l’élargissement théorétique qu’introduit une modification de

structure interprétative peut, dès lors qu’on se place à ce niveau

par un acte antérieur à toute lecture effective, transmuer les causes en

raisons, c’est-à-dire se libérer soi-même en s’ouvrant, par un geste

d’assomption intellectuelle, à sa propre modification face à l’objet

(objet qui n’est lui-même rien de simple mais un enchevêtrement de

causes intriquées selon certains ordres et certaines formes, et qui

déterminent plutôt des gestes de placement que des idées

abstraites). Le geste d’assomption et de transposition catégoriale

dont il est question ici opère des variations de points de vue,

119

c’est-à-dire qu’il délivre précisément du visible, qu’il délivre de la

liberté, qu’il insémine du jeu, de la mobilité, de la plasticité. Dans

le cas précis des mathématiques, de tels gestes simplifient

(paradoxalement) l’appréhension des objets incriminés, en les

envisageant à un niveau selon lequel il n’est plus nécessaire

d’opérer une longue remontée de causes pour démontrer des relations,

mais seulement de pointer l’inhérence de certaines formes, voire,

dans les cas les plus avancés, de s’immerger des structures les unes

dans les autres au prix de changements de variables, de certaines

mises en correspondances, de certains axiomes de transition182. Mais

cela n’est bien évidement possible que si un geste pose une idéalité

comme structure de signification orientée, autrement dit, si ce

geste est en lui-même une liaison de deux plans, une manière de se-

tourner-vers.

Précisément, cette institution d’une liberté, dont le travail

mathématique nous a fourni l’exemple, est ce qui est toujours en

jeu, de manière plus ou moins appuyée, dans la genèse des

consistances. Celles-ci caractérisent le processus par lequel ce qui

se manifeste empiriquement se solidifie de telle sorte qu’il renvoie

l’ouverture d’une prise sur soi à celui pour qui il se manifeste. A ce niveau,

il faut distinguer clairement le contenu de sens tel qu’il modifie

l’appréhension qu’une conscience a de ses objets, et le simple dépôt

sémantique qu’un inconscient investit en dupant une conscience et

qu’elle y maintient compulsivement. Ce deuxième fait n’est pas

nécessairement quelque chose de négatif (ainsi, longtemps, les

« séries » deleuziennes sont restées pour l’auteur de ce texte un

mot vide, qui pourtant insistait, comme si un pressentiment de sens

nous empêchait de nous en détacher), quoiqu’il puisse l’être aussi

182 Mais la technique du changement de variable est de son côté connue des le débutd’une année de mathématiques supérieures, et le principe des changements de pointde vue un des « trucs » les plus courants du travail du mathématicien.

120

quand il va jusqu’à effacer les traces de son opération, mais il

n’ouvrira jamais aucune position de liberté, bien au contraire. La

consistance, notons le aussi, ne se forme pas tant dans les domaines

ou règne encore le simple (là où l’appréhension des choses est

d’emblée suffisamment libre au laisser être), mais là où la tension,

l’enfermement, l’aliénation dominent. Elles sont les outils d’une

lutte acharnée contre soi-même, qui se joue à travers une conscience

qui tente de préserver la hauteur à laquelle elle s’éprouve face au

réel.

Il est assez intéressant de signaler à ce sujet que Bernard

Stiegler, chez qui l’étude des rapports entre les consistances et la

temporalité est primordiale, insiste sur le fait qu’elles ne sont

pas seulement les idéalités par lesquelles un processus conscient se

tient lui-même, mais l’ensemble des dispositifs sociaux et

politiques qui délivrent du jeu, du champ… Les processus

d’information, donc, et exemplairement, certaines créations

virtuelles et collectives comme l’encyclopédie wikipédia… Mais aussi

l’architecture bien entendu, et d’une manière plus générale, pour

revenir à notre propre terminologie, tout ce qui participe de

l’aménagement des trajets et des lieus, tout ce qui reconduit un

rapport à soi qui prend la forme d’un travail en lequel on en vient,

idéalement, à chercher soi-même à « effectuer sa tâche sous le mode

de l’idéalité183 ».

C. Rythmes. Habiter en poète, mais avec pragmatisme.

1. Nous arrivons une nouvelle fois à cela que l’existence est

rythmée. Les échelles d’appréhension que nous avons décrites la

183 C’est-à-dire à « œuvrer » en limite de ses qualités, en perpétuel apprentissagede soi… L’idéalité, finalement, se rapporte très bien au travail de l’acteur. Elleest une sorte de radicalisation de la mimésis qui en vient à la retourner.

121

traversent, non seulement au niveau de simples structures

perceptives, mais au niveau de l’aménagement des temporalités elles-

mêmes. Ces rythmes s’enchâssent et se composent. La journée de

travail est une de ces phases autonomes qui se prend à la fois elle-

même comme fin et s’insère dans d’autres temporalités, de

l’expérience la plus minime à l’engagement le plus durable (oui je

regarde quelque chose comme une maison, mais précisément, qu’est-ce

que j’y vois quand je vois une maison… et ainsi de suite). Combien

d’interminables journées peuvent en fin de compte composer une

semaine fugitive ! L’important, ici, est précisément le frottement

réciproque de ces rythmes184 car les différentes formes de lissage de

la présence et d’institution de rapports à ces « étants

subsistants » s’intriquent et se délèguent les unes aux autres185.

On en arrive à penser qu’en un sens, la technique peut être son

propre remède. Dès lors qu’on accède de considérer l’idée selon

laquelle il n’y a pas, à l’origine, une temporalité de l’être mais

quelque chose comme un réel radical lequel ouvre des modes de

temporalités divers et rapportés les uns aux autres, on peut

admettre que la présence, perdue au premier degré d’appréhension,

184 Rappelons nous le Bergson de Matière et mémoire : tout ce qui est « pour nous »tire sa réalité de la rencontre de durées distinctes, et l’intuition est cet effortvolontaire de l’esprit qui s’efforce de saisir la profondeur intérieure de sonobjet en lui prêtant, pour le rendre vivant, sa propre durée afin qu’il y manifestela sienne.185 L’idée heideggérienne de « correspondre » est très importante ici. Heideggeraffirmait qu’on ne peut que correspondre à une époque de l’histoire de l’être pournous tenir à la hauteur de ses enjeux. On peut ajouter que pour cela, il faut aussique les temporalités multiples se correspondent elles-mêmes, cela sur un mode assezbergsonien. Autrement dit, que leur genèse et leur développement ne se fassent passur le mode de la passivité, en décrochage les unes des autres. Par exemple, pourne prendre que l’exemple le plus évident, celui des âges de la vie, correspondre àson âge ne veut pas dire accepter les stéréotypes sociaux qui y sont liés, maisvivre en engageant le vécu qui s’y accumule, vivre sur le mode de la métamorphose,s’appropriant activement ses déterminations plutôt que de les subir passivement.Cela conjugue très précisément l’idée heideggérienne de la « résolution às’approprier à soi-même » et celle, à la fois bergsonienne et hégélienne, des« âges de la vie » ; donc, finalement, de repenser le Dasein comme ayant un sexe,un âge...

122

peut se retrouver au second. Lorsque chaque nuit, coupé du monde,

j’affronte une solitude par la certitude du jour prochain, et qu’en

ce même jour, j’affronte le tourbillon des affaires humaines avec la

certitude du calme de la nuit, je ne suis pas seulement aveugle. Si

j’économise un mois pour partir en voyage un autre mois, je ne suis

pas seulement dupe du temps du monde – du moins pas nécessairement.

En cet aménagement au contraire, il apparaît que l’être passe

d’étant à étant, d’un cycle d’étant à un cycle d’étant, dans la

consolidation d’efforts rendus à leur réalité de « travail »

justement par cet enchevêtrement.

En fin de compte, comme l’affirmait très bien Derrida, Heidegger

lui-même est resté quelque peu prisonnier d’une conception

présentialiste du temps, puisque le modèle selon lequel il n’a cessé

de tenter d’approcher la présence est le retour vers une simplicité,

le reflux, le rétrécissement de la temporalité jusqu’à l’assomption

silencieuse d’un pur « se tenir là »… donc finalement d’une

temporalité qui ne se recueille pas vraiment en elle-même, puisque

Heidegger est obligé d’en expulser la finalité pour y aménager la

présence.

Comprenons bien ce que penser ainsi implique. C’est d’une certaine

façon, se placer hors d’un certain pessimisme heideggérien – se

placer, en ces matières, hors de l’alternative d’un pessimisme et

d’un optimisme. C’est, comme le disait Derrida, renoncer à

« l’espérance heideggérienne dans la langue » parce qu’il n’y a

aucun sens à y investir l’espoir. L’espoir – une modalité d’espoir –

retourne par principe dans le domaine universel où les choses sont

connues d’en haut, par leurs concepts et par leurs noms plutôt qu’en

l’immanence de leur singularité. Subrepticement, ce n’est plus le

singulier, mais le dasein national, mais l’Allemagne, mais

123

l’histoire dont il s’agit ; ces entités abstraites, qui ne vivent et

ne souffrent en propre, sont créditées de ce qui est déporté. Dès

lors, le présent, une nouvelle fois, n’est plus sa source, la

projection et le recueil du jeu qu’il ouvre. Il ne décide plus de

son temps. La temporalité des espoirs, c’est celle des

améliorations, c’est celle des trajets coordonnées et aménagés, et

finalement, l’assèchement vers des buts et le lissage du présent.

Cet ancrage dans le singulier, dans l’homme qui est là, qui est le

seul à être là doit être maintenu. On peut constater, voire

déplorer : mais cette déploration ne doit jamais décentrer et

dissoudre les tensions du moment vers d’autres temps. Aménager,

ouvrir des sites, donner indices et consistances, cela oui : libérer

les virtualités qui font des terres vers lesquelles on vogue des

terres habitables, oui. Mais la tâche s’épouse à partir d’elle-même

et ne déjette pas son sens, même dans la perpétration indéfinie du

geste. Le vrai messianisme, si il y a, prend toute la temporalité

pour objet : c’est l’espace de la vie, l’enchevêtrement de ses temps

qui se creuse pour être indéfiniment son temps, pas le seul temps

des villes et des horloges. La communauté qui attend n’est pas

devant, à venir, mais tout autour : l’adresse messianique est une

adresse au temps du temps.

2. Autrement dit, nous pensons à quelque chose qui serait une sorte

de « pragmatisme de la présence », à la fois au sein d’une existence

singulière et entre les existences. Articuler les temporalités exige

qu’on repense, contre Heidegger, la nécessité de « prescriptions ».

Il s’agit seulement de ne plus leur donner la forme normative et

somme toute très kantienne qui a été celle des philosophes marxistes

des années 60. On ne fait aucun impératif catégorique tout seul.

Même pour réussir une révolution, il faut bien des artistes

« bourgeois » dont les œuvres délivrent des existences pour le réel,

124

il faut bien tout un ensemble de positions qu’on ne peut ni aligner

ni contraindre et dont la collaboration seule produit un résultat186.

Pour gagner un match, tous les joueurs jouent différemment, mais

ensemble. La pragmatique poétique à laquelle nous pensons a quelque

chose d’une loi morale pulvérisée et collective, dont la norme

serait qu’elle s’adresse de la communauté à la communauté, et que

chacun ne participe à cette universalité qu’en sa disharmonie

singulière. C’est, nous semble-t-il, ce que Deleuze a introduit dans

Le pli. Seulement, l’alternative imposée par Deleuze est brutale187.

L’intégration ou la divergence188, Bach ou Boulez. A cette

alternative, quitte à sembler caricatural, nous aurions envie de

dire : et pourquoi pas Mozart ou Beethoven ? Pourquoi pas une série

186 On peut illustrer les apories du rapport au réel en évoquant le parcours de troisintellectuels du siècle, Malraux, Sartre et Aron. Pour Malraux, critique etdésillusionné sur la condition humaine, agir, c’était coller au réel de manière àagir pragmatiquement sur lui à partir de ce qui était disponible (quitte à renierd’un jour à l’autre ses engagements). Idéologies n’étaient qu’axes et pivots. On nepeut pas envisager de société désaliénée et transparente quand le faux semblant etle carnaval sont le ciment de tout « être en commun ». Pour Aron, la question atoujours été celle de la justesse – mais cette justesse, finalement, necontredisait-elle pas son objet, puisque ce rigorisme kantien niait ses propresmotivations ? A quoi bon faire entendre une vérité sur le monde effectif si elle nele transforme pas, si elle confirme ce qu’elle dénonce dans son assise ? Al’inverse, Sartre a délibérément choisi l’aveuglement parce que pour lui seull’effet comptait. L’effet, non seulement direct, pragmatique, comme chez Malraux,mais l’effet indirect, symbolique et à long terme… mais ce au prix des plus gravescompromissions. Agir sur les faits parce que la vérité n’est rien, se battre pourla vérité parce qu’elle seule fournit la norme au nom de laquelle l’existence peutêtre affirmée, accepter d’avoir tort pour que la vérité triomphe… trois attitudes. 187 Cf. la description de Deleuze dans Le pli, p. 188 : « Mais quand la monade est prise surdes séries divergentes qui appartiennent à des mondes incompossibles, c’est bien l’autre condition qui disparaît  :on dirait que la monade, à cheval sur plusieurs mondes, est maintenue à demi ouverte comme par des pinces.Dans la mesure où le monde est maintenant constitué de séries divergentes (chaosmos), ou que le coup de désremplace le jeu du Plein, la monade ne peut plus inclure le monde entier comme dans un cercle modifiable parprojection, mais s’ouvre sur une trajectoire ou une spirale en expansion qui s’éloigne de plus en plus d’uncentre. »188 Peut-être que la brutalité de l’alternative est due à la vision deleuzienne del’événement. Pour Deleuze, l’événement est indifférent, impénétrable. On n’a surlui que des perspectives qui par principe ne peuvent cohérer entre ellespuisqu’elles décident chacun de l’angle selon lequel l’événement est déroulé.L’ontologie deleuzienne, qui expulse l’être de toute instance pour n’en garder quedes simulacres qui tous l’expriment comme angle singulier de l’être, arrivelogiquement à cette idée que les série sont toujours incompossibles et que lesdifférentielles sont inintégrables puisque tout passage à une strate supérieure duplan est changement de point de vue. En prenant le parti du sens, comme nousl’avons fait, nous nous ménageons plus de jeu.

125

de divergences non pas unifiées dans l’horizon des compossibilités,

mais encadrées par des lignes régulatrices, et qui s’entre-

expriment ?

Concluons. L’aménagement de la présence reste une tâche terrestre.

Mais c’est une tâche qui s’accomplit comme un travail, comme une

oeuvre. A l’inverse d’Hanna Arendt, il ne nous semble pas que celle-

ci soit libre de toute évaluation éthique. Il y a là quelque manque

subreptice, quelque résidu d’abstraction et de séparation qui

insiste encore. Car travailler n’est pas se former jusqu’à devenir

une figure de ses grands actes et de ses grandes paroles. Travailler

c’est accomplir, et par là, se dessaisir de ce qu’on est, s’adresser

sa tâche à soi-même autant qu’au reste de la communauté. C’est

libérer de la liberté – délivrer. Les consistances, dont nous avons

précédemment parlé, sont les jalons de cet effort sur soi-même à

travers lequel on se prend, on lutte, on s’applique résolument à se

faire autre. Ce que nous avons appelé le rythme de la présence ne va

pas sans une forme d’adresse quelque peu kantienne, en laquelle on

se laisse instruire par la nécessité des actes qu’on pose. Car la

seule assomption d’une finitude fermée en un monde résolument clos,

et que n’éclairent plus que des saluts, cela ne suffit pas.

L’écoute, le recueil : soit. Mais plus de force investie dans le

geste, aussi, d’élévation, plus d’attention portée à la dimension

commune de la résonance, celle-ci qui fait battre le sol sous nos

pas, qui renverse le ciel sous nos pieds, qui nous arrache de force

à nos reptations189. La vraie terre crisse et ne nous enlise pas.

Il y a bien dans le travail, idéalement, cette vocation d’infinité

de la vérité dont parle Alain Badiou190 ; il y a bien cette fidélité

à sa tâche, laquelle norme à son tour toute l’architecture à travers189 Bernard Stiegler parle de réhabiliter la dimension de l’esprit exaltée par PaulValéry. Mais à ce sujet, on pourrait aussi très nettement invoquer Kierkegaard.

126

laquelle la présence, et encore au-delà le réel, reste l’horizon

auquel tout s’indexe.

190 Une fois encore, nous ne sommes pas certain qu’il faille si résolument jouer lafinitude contre l’infini et vice-versa. Alain Badiou propose une très belleaxiomatique de l’infini, Jean-Luc Nancy une très belle herméneutique de lafinitude. Tout notre propos est en fin de compte de constater qu’elles nes’excluent pas et qu’à certaines conditions, elles s’éclairent.

127

RÉEL ET ENGAGEMENT 1 : LA QUESTION DE LA MÉTHODE.

Ce texte est méthodologique. Nous y prenons acte de la nécessité qui

a été formulée plusieurs fois au cours du siècle dernier (et déjà

avant, depuis Marx) d’une scientificité qui permettrait de dégager

ce que des aveuglements structurels occultent. Le plus souvent,

c’est contre ce qui se revendique du sens – qualifié d’idéaliste –

qu’on formule cette exigence avec le plus de virulence.

Il nous semble qu’entériner le renversement du « sens de » au « sens

comme tel » permet de se prévaloir contre cet écueil, en ouvrant

précisément l’espace qui légitime qu’on puisse – même si c’est

souvent de manière biaisée – prendre sur les choses une perspective

qu’on peut qualifier d’idéaliste. Jean-Luc Nancy, dans Le sens du

monde, présente assez explicitement son œuvre comme une tentative de

penser dans les blancs du sens, c’est-à-dire dans la tension même de

son geste (ce qu’il appelle l’enchaînement), donc de répondre aux

philosophes du soupçon.

Mais il nous semble aussi qu’il faut pouvoir continuer à construire,

à poser des déterminations pour faire de la philosophie, même pour

déployer une pensée du sens : la question qui se pose est alors de

comprendre comment déterminer sans réifier, interpréter sans

concilier. C’est ce qu’à la suite d’une traversée des reprises

contemporaines des philosophies du soupçon nous retournerons

chercher à la fois chez Husserl et dans la physique contemporaine.

A. Soupçons sur le sens.

128

1. Structurellement, attitudes où discours ne rendent pas compte de

ce qu’ils disent et de ce qu’ils sont. Nous avons parlé dans un

article précédent du don du sens, selon lequel on s’empare de notre

cécité même pour y inscrire la singularité de notre engagement –

s’appuyant pour ça sur les structures signitives et syntaxiques.

Ici, nous sommes contraints de revenir sur ce point, parce que dans

cette interprétation nous nous situons à un niveau structurel et

phénoménologique dont nous cherchons, vaille que vaille, à rendre

compte, sans nous soucier de ce qui est « effectivement » dit et

écrit. Pour le dire autrement, pratiquer une forme méthodologique

d’épistémologie de la lecture ou encore de deuxième regard doit

pouvoir nous contraindre à demeurer phénoménologique dans

l’interprétation que nous avons de ce que nous dégageons

phénoménologiquement. Il s’agit donc d’en expulser radicalement tout

ce qui ne ressort pas des conditions strictes selon lesquelles nous

avons engagé notre discours – cela pour ne pas perdre pied devant

nos propres écrits ou nous égarer dans des surenchères aux objets

peu clairs.

Des penseurs comme Nietzsche, Marx ou Kierkegaard nous réveillent à

cela qu’en utilisant le langage – et d’une manière plus générale le

symbolique – nous faisons plus qu’éveiller des significations au

sens, nous disons des choses, des mots, des phrases qui veulent

effectivement dire quelque chose, et ce quelle que soit la manière dont on vise leur

signification ou qu’on les comprend. La valeur, disons dénotative,

pragmatique, du langage interfère toujours avec le sens qu’on y

ménage : d’une manière interne, d’abord, par l’enchâssement à

travers les usages, les contextes, les déterminations

intersubjectives qui contraignent cet usage – ce que l’herméneutique

classique s’attache à élucider – mais plus intimement parce que tout

geste est contraint en deçà de ce qu’il dit par les affects et les

129

déterminismes de toute sorte. L’intention, opaque à elle-même,

préserve son origine hors de ce qu’elle énonce. Le philosophe parle

trop pour démontrer ce que sa nature affective et corporelle veut

qu’il énonce – bien en deçà de toute compréhension – par instinct de

conversation. Dès qu’il y a parole, il y a doute. Dès qu’un sens

s’investit d’une signification fixe, dès qu’un mouvement se

stabilise, quelque chose éveille les soupçons. Qu’est-ce qui veut en

nous que nous croyions ou pensions ce que nous pensons ? D’un autre

côté, l’analyse conceptuelle et logique la plus impitoyable risque

fort vite de partir en amoncellement débridé de considérations

éparses, et l’instauration d’un angle ou d’un principe unificateur

ne nous rend pas quittes de ce que Nietzsche appelle les confessions

de philosophes.

2. A ce sujet, Marx parlait d’idéologie. Pour lui, ce mot a eu deux

sens qui nous intéressent tous les deux. Il l’a d’abord, dans un

premier temps, opposé à réel, concret, puis à scientifique quand avec Le

capital, le marxisme est devenu une science. Par exclusion, est

idéologique tout ce qu’un formalisme ou qu’un processus

objectivement repérable ne décrit pas strictement – toute projection

de sens, quelle qu’elle soit. Autrement dit, sont écartées toutes

les interprétations symboliques du monde, tout ce qui, dès lors qu’il s’énonce,

construit un ordre, une hiérarchisation, une catégorisation – même involontairement.

L’idée d’idéologie dénonce en quelque sorte une projection

fantasmatique et socialement contrainte qui prend les atours de la

neutralité mais n’est rien d’autre, en dernière instance, que

l’adjuvant d’une synthèse de pulsions et de mécanismes économiques

et sociaux191. Même si l’on objecte que les constructions discursives

– les surdéterminations symboliques – ne font que décupler l’impact

191 On notera que la posture phénoménologiquement hétérodoxe que nous avons prise àpropos du sens est plus apte à accueillir de telles critiques que sa version« classique ».

130

ordinaire du monde, un matérialisme conséquent nie qu’un organisme

d’idées puisse être autre chose qu’un étouffoir qui ne se réduise,

effectivement, à quelques principes abstraits. Entre l’emprise de

l’affect et le « fascisme du langage192 », le philosophe n’est qu’un

pantin s’il n’est pas armé d’une structure formelle stricte. Il faut

s’efforcer de se défaire – ou tout du moins de se mettre à l’abris –

de toute articulation d’idéologies.

« Le capital prend au contraire l’exacte mesure d’une distance, d’un décalageintérieur au réel, inscrit dans sa structure, et tels qu’ils rendent leurseffets eux-mêmes illisibles, et font de l’illusion de leur lecture immédiatele dernier et le comble de leurs effets : le fétichisme. 193»

Le structuralisme, philosophique, anthropologique ou sociologique,

le marxisme relu par Althusser décrivent précisément cela :

l’horizon préformé, en lequel, selon une topologie inintégrable,

sont déterminés a priori les modes, les angles et chemins du

regardable et les impasses, les enjambements que la mondanité du

monde suppose. Il n’y a de monde – c’est à dire de distance qui

ménage une circulabilité du sens – que précontraint dans de grandes

régularités hors-sens194, qui ouvrent a priori la catégorialité et

enchâssent les lectures possibles dans des formes de grandes lignes

inobjectivable, parce que les raccourcis, les simplifications et les

ponts arbitraires sont exactement la mondanité du monde. Le monde

est cet ensemble de coutures et d’enjambements, cette série de

coupes sombres dans la prolifération – il est avant tout

l’imposition d’angles morts, mais qu’en est-il alors de la pensée

qui cherche à en parler, peut-elle avoir lieu autrement qu’en

refluant sur la statistique sociologique, la modélisation ?

192 Pour reprendre l’expression de Roland Barthes. 193 Lire le capital, éditions quadrige, p. 8. 194 Dans son Nietzsche et l’ombre de Dieu, Didier Franck applique une analysephénoménologiques à la pensée nietzschéenne – qui l’inquiète en retour – et décritde façon minutieuse la genèse des catégories, le système du jugement, del’évaluation, bref de toute la préformation que nous évoquons brièvement ici.

131

Nous disions que le monde est libération parce qu’il indétermine des

formes lesquelles se trouvent enveloppées d’altérité – donc, pouvant

donner plus que ce qui s’y lit, appel d’une arborescence infinie de

spécifications. L’inverse est tout aussi juste : si la praxis

bénéficie de cet « ouvert » dans son aveuglement réflexif, la pensée

réflexive chancelle du même coup parce qu’elle en appelle à une

réalité sans insertion réelle, niée dans ses objectifs par les

régularités qui sculptent en souterrain le monde « mondanisable ».

Dans l’ouvert du sens, nous sommes aveugle au fermé du réel.

Des mots eux-mêmes nous devons tirer la même méfiance. Ce n’est pas

seulement qu’ils appartiennent aux structures ou qu’ils sont

dangereusement coupés de l’expérience « phénoménale » mais qu’ils

sont de toute façon opaque à la logique qui les anime parce que le

discours est d’emblée un champ de forces. La structure du monde est

une chose, mais sa redoutable organicité discursive en est une

autre. Puissance de contrainte, le discours vit un temps à lui,

selon lequel, au-delà des modalités du voir, c’est – plus dangereuse

hypothèque – les capacités de rapport à soi du voir qui sont elles-

mêmes occultées. Foucault s’est appliqué à le montrer : la science

elle-même n’offre pas un abris sûr contre l’idéologie parce qu’en

dehors de ses données purement factuelles (ses formules, ses

capitaux neutres de savoir), toute mise en branle de ceux-ci, toute

lecture via la science – quelque soit sa forme – est aveugle et

contraint par le moule étroit et précontraint du réseau sémantique

dans lequel la science a été développée. Ce que pense la science au-

delà de ce qu’elle dit – ce qui va au-delà de son encyclopédie – est

prisonnier de la stricte discursivité selon laquelle les modalités

de cette science – les modalités de stockage, d’archivage – sont

fixées en elle.

132

B. Formalisme et scientificité. Regards sur la sociologie de Bourdieu.

Tout aussi intéressant, le premier sens d’idéologie – tout ce qui

est opposé à concret, réel – qui s’inscrit en porte-à-faux avec le

hégélianisme, et de manière plus large, avec une conception de la

vérité intégrée dans le procès du sens qu’on sent encore à l’oeuvre

chez Heidegger, Derrida et Nancy quoique de façon atténuée195. Dans

cette désignation, une valeur « militante » est tout de suite

contenue – le réel n’est pas à emprisonner dans la complexité

significationnelle interne d’un domaine d’institution. A

l’herméneutique conciliatrice et oecuménique s’oppose une éthique du

choix – politique chez Marx – qui jette volontairement dans l’ombre

tout un pan du sens. Par exemple, pour un tel militantisme, quel que

soit le sens intérieur que peut déployer l’institution religieuse,

celle-ci est sciemment rabattue sur l’absurdité discursive décapée

de ses énoncés (miracles, résurrection, immaculée conception, etc.).

Il ne cherche pas plus loin et s’applique au contraire à se

désengager de toute estime – parce que si le réel (ici, le

scientifiquement attestable, ce qui n’enfreint pas une stricte

rationalité descriptive et scientifique) est que le discours

considéré est absurde, alors ce discours est de bout en bout

absurde, quels que soient les approfondissements internes qu’on

puisse lui trouver, de la même façon qu’une théorie physique fausse

est aussi fausse dans ses axiomes triviaux que dans son formalisme

le plus poussé.

La sociologie de Bourdieu reprend cet impératif de scientificité en

se fixant pour norme d’épurer méthodologiquement son travail de

toute supposition de sens et de ne s’en tenir qu’à la stricte

195 Comme on l’a vu, Nancy et Derrida cherchent une certaine forme de naturalisation.

133

présentation objectivante des faits. L’interprétation, d’une

certaine manière herméneutique, n’est bien sûr pas absente de sa

pensée. Elle intervient en amont, en tant qu’interprétation

épistémologique du mode de mise en forme des données brutes de

manière à ce que celle-ci mette en évidence une structure la plus

complète possible (celle-ci n’étant à son tour rien d’autre que la

forme d’un champ décrit par un certain nombre de coordonnées, lequel

ne connaît aucun milieu entre la description neutre et l’engagement

pragmatique). Ainsi, Bourdieu a un temps œuvré au sein de l’INSEE

pour redéployer le processus de présentation des séries

statistiques, non pour leur donner une cohérence, mais pour

permettre en elles les rapprochements, les exercices de variations

mathématiques, la mise en abîme de l’information cachée et de

l’interdépendance des facteurs, dans le but d’établir un contexte,

un état et non plus une dispersion pure. Pour que la scientificité de

ce travail soit optimale, Bourdieu boucle son effort d’objectivation

par une auto-analyse, les Méditations Pascaliennes, qui met en

contexte ses mises en contexte. Jamais bien sûr et par définition,

on ne peut échapper à l’aliénation puisque toute mise en ordre

symbolique, même dévoilante, s’appuie sur des données antécédentes

de l’habitus qui par principe se dissimulent à ce qu’elles filtrent,

donc sur un autre degré d’aliénation196. Le sociologue bourdieusien

ne peut que viser la transparence à l’interprétation en fournissant

les topos et les clés objectives à partir desquelles sa propre

aliénation peut-être corrigée par d’autres regards interprétatifs :

il fournit les données empiriques et biographiques à partir

desquelles l’autre regard peut décentrer ses constructions et les

dégager des dons de valeurs et d’affects implicites qui les

196 « Le jeu se présente à celui qui est « pris » au jeu, absorbé par le jeu, comme un univers transcendant,imposant sans conditions ses fins et ses normes propres. (…). L’illusio n’est illusion ou « divertissement », on lesait, que pour qui appréhende le jeu du dehors, du point de vue du « spectateur impartial », cf.Méditations pascaliennes, cité par Michel Bitbol dans L’insoutenable proximité duréel.

134

gouvernent. En particulier, Bourdieu souligne dans les Méditations

Pascaliennes que le danger, dans le travail du sociologue, est

toujours d’interpréter un matériau fourni essentiellement sous la

forme d’enquêtes comme s’il était déjà mis en forme par un regard

interprétatif ayant une exigence de scientificité et d’exactitude,

ou encore de l’interpréter comme si l’enquêté avait les présupposés

formels académiques selon lesquels l’enquêteur formule sa question,

et qu’il y répondait en cette perspective. Pour remonter en deçà de

toutes ces opacités, il y a tout un travail d’agencement et de

formulation, de confrontation intérieure auquel l’enquêteur doit se

livrer : non seulement parce que l’enquêté n’a vraisemblablement ni

réfléchi, ni même conscience sous la même forme de ce dont il est

question, mais parce qu’il s’agit d’arriver à lui faire dire de lui-

même ce dont il est question, c’est-à-dire de trouver un chemin

d’expression à l’intelligibilité latente qui conditionne son rapport

à sa propre existence.

Ce qu’il faut retenir de Bourdieu, c’est que le philosophe tout

autant que les autres se comprend par rapport à ses propres mots et

qu’on ne peut jamais, hors d’une action effectivement accomplie,

distinguer ce qui pour lui se délivre du travail maïeutique de son

langage et ce qui s’oriente selon sa force de contrainte. Moi il y a

cinq ans et moi à présent, philosophe, n’avons pas le même rapport à

l’expérience et le danger est bien présent de prendre pour quelque

chose d’inhérent à l’expérience ce qui ne provient que de

l’épaisseur d’un certain regard en deçà même du rapport effectif.

C’est là, précisément, que nous nous méfions de Heidegger et de

toute philosophie du sens qui n’est jamais que l’atteinte toujours

relancée d’un mouvement qui excède son impulsion langagière.

Formulée, cette philosophie s’éreinte en elle-même ou se délègue à

la littérature – elle-même en risque de ventriloquie. Pour défaire

135

cet embrigadement subreptice, il faut à la fois une méthode et une

éthique, quelque exigence de cadrage qui tienne l’ouvert ouvert et

protège la parole qui s’y affronte de sa propre compulsion. Il faut

un principe de construction et des concepts. C’est là qu’une

nouvelle fois la déconstruction peut nous porter, pour peu que nous

ne nous y ensevelissions pas.

C. Déconstruction et transcendantalisme constructif.

1. Dans l’introduction de notre mémoire de maîtrise, nous avons

caractérisé la déconstruction de la façon suivante :

« La déconstruction chez Derrida est ce qui ouvre la mécanique d’un systèmesur ce qu’il exclut pour fonctionner et sur ce que rejette et présuppose lemouvement de son auto-centrement sur des structures stables. Ce « dehors »ou «hors d’œuvre » n’est pourtant rien que le corollaire de la consistance del’oeuvre, le point aveugle de son articulation par lequel l’intérieur esttoujours sur le point de se renverser en extérieur. Autrement dit, la déconstructionmet en conjonction une mécanique qui se croit vivante parce qu’elle s’aveugle dans la présence de safonctionnalité et un spectre qu’elle rejette, son double qui l’ouvre en indiquant la nécessité d’un autre duprésent. »

Une telle description nous semble encore valable, mais nous

aimerions y revenir. D’une certaine manière, il nous paraît à

présent que caractériser ainsi la déconstruction y instille encore à

la fois trop de négativité et trop de positivité. Trop de négativité

car, dans une perspective proche de celle des penseurs du soupçon,

nous insistons trop sur les montages de la pensée, la façon dont

elle se clôt sur les perspectives qu’elle se donne implicitement.

Trop de négativité car corrélativement, si toute pensée déposée se

solidifie, c’est dans la reprise ad aeternam d’un geste de dépôt et

d’esquisse qui retrouve et abandonne son objet que penser s’effectue

dès lors. La déconstruction derridienne serait une version

linguistique de la Destruktion de Heidegger. Or Derrida a fait le

pas qu’il faut pour briser les dernières charnières qui instauraient

136

chez Heidegger une opposition trop nette entre activité et passivité

- des opérateurs finalement trop fixes et une histoire de l’être

quelque peu monochrome.

Comme on l’a dit, le grand apport de l’idée de déconstruction est

d’ouvrir la structure organisationnelle que pose une pensée pour

fonctionner – c’est-à-dire la démarche selon laquelle elle se donne

une question pour tâche – à son jeu. Elle rend visible la nécessité selon

laquelle elle se développe, puisqu’elle reprend ce qui s’était

déposé en un geste d’instauration par lequel un point de vue se

laisse à la fois « déranger » par le réel (saisit selon son

orientation et ses moyens discursifs une nécessité qui est celle du

seul et unique réel197 tel qu’il est visé et appréhendé par l’armature

conceptuelle selon laquelle cette pensée opère) et stabilise le jeu

de ce dérangement par un certain nombre de changements de points de

vue indexés à des créations de concepts qui en fixent les teneurs

problématiques (c’est-à-dire instituent, mais en même temps

recouvrent ce qui s’est dégage). Derrida systématise en quelque

sorte la pratique nietzschéenne du deuxième degré. Toute décision

est en même temps considérée « transversalement », eut égard à la

naïveté de principe selon laquelle quelque chose se décide en elle.

La déconstruction prend à la fois très au sérieux la bêtise de la

pensée qui s’entête, aveugle en ses découvertes, et introduit un

deuxième regard qui désamorce le sérieux que le premier regard

dépose. La façon dont Derrida lit l’ouvrage de Didier Franck Chair

et corps, dans Le toucher, Jean-Luc Nancy, est très éclairante.197 Il nous semble, quoique cette position soit discutable, qu’on peut faire partagerce postulat hégélien à Derrida : que toute pensée est toujours pensée de l’absoluqui, par définition, n’est jamais donné mais seulement délivré selon le mode de monrapport à moi-même, pensant à « lui ». Le réel dans ce cas ne peut par le discoursse définir que comme « ce qui est réel », par une apparente tautologie. C’est qu’iln’est rien sur quoi porte le discours (et c’est pourquoi les mots d’Absolu et d’Unont un arrière plan ontologique ambigu), mais ce que le discours est amenénécessairement à poser, revenant sur lui-même, comme « la forme même » del’exigence conceptuelle immanente à l’activité – la décision – philosophique.

137

Derrida reconnaît la validité des analyses phénoménologiques et des

dépassements auxquels Franck tente de parvenir, mais c’est

précisément leur fixation univoque en des concepts qu’il met en

cause. Derrida est un philosophe pour qui l’essentiel n’est jamais

dit parce qu’il ne peut qu’être libéré de soi dans un cadre aménagé

à cette intention : une pensée philosophique ne peut jamais se

donner explicitement. Elle s’indique à travers une stratégie de

considérations modulées comme autant de frappes obvies qui visent à

un résultat effectif plutôt qu’à une réponse directe. Contrairement

à Deleuze198, il ne voit pas dans ces stratégies la fixation de

principes de variations a priori qui « transcendantalisent » un

point de vue à la manière des idées deleuziennes (Deleuze prenait

l’exemple de la formule dy/dx de la différentielle, qui nomme

quelque chose qui ne correspond à rien, ni valeur singulière, ni

ensemble de valeurs, mais ne fait qu’intervenir au sein d’une série

d’opérations) mais la structure qu’il faut nécessairement poser et

faire coulisser, pour que se libère, dans l’indéterminable de son

jeu, ce à quoi elle s’affronte, à savoir l’absolu de la présence et

de son fait. En ce principe, Derrida est bien un successeur de

Heidegger, mais il prend plus au sérieux les difficultés même de

l’idée de la présence que la pensée ne peut appréhender qu’en

adoptant les stratégies retorses de la déconstruction… même si

celle-ci ne sont, de l’aveu de Derrida lui-même, que les

prolégomènes à une nouvelle pratique de la philosophie, apte à

reparcourir ses problématiques classiques, mais avec une prudence

redoublée.

2.

198 A ce sujet, Jean-Michel Salanskis, L’idée et la destinationhttp://jmsalanskis.free.fr/IMG/html/IdeeDest.html.

138

a. Pour conclure, et forts de l’apport que constitue la prise en

compte de la déconstruction, nous aimerions montrer que la

phénoménologie husserlienne peut très bien constituer un cadre à

travers lequel on peut, selon une forme spécifique d’interrogation

transcendantale, esquiver les impasses dont il a été question et

construire philosophiquement des « mises en formes problématiques »

de questions qui se traitent spécifiquement dans l’ordre du sens. On

se souviendra seulement que, dès Platon, ce qui est défini comme

philosophie est d’abord de « bien poser des questions », autrement

dit, qu’elle est une pratique réflexive qui étudie les modalités

selon lesquelles une énigme s’impose sans toutefois la déterminer en

tant que telle ; que pour Kant, la philosophie s’interroge

spécifiquement sur les conditions d’applications de l’entendement

aux objets et qu’elle constitue d’abord quelque chose comme une

propédeutique selon laquelle, non plus seulement les questions, mais

le cadre même dans lequel elle se posent est l’objet

fondamental (autrement dit, de ne plus montrer qu’un fait pose

problème, mais qu’un mot pose problème, qu’il y a légitimité à

réfléchir à partir de lui) ; et enfin que Husserl est bien le

successeur de Platon et de Kant sur ce point.

b. Au lieu de se placer dans l’élément de la pensée, la

phénoménologie husserlienne le quitte méthodologiquement pour

« sauter » dans le divers au niveau de sa diversité. Plutôt que les

conditions formelles qui permettent de penser l’être au monde, elle

est la mise en ordre des modes effectifs selon lesquels se donnent

les objets. Comme l’expliquait une très éclairante intervention

d’Alexandre Schnell à l’occasion d’un colloque consacré aux Leçons

de 2005 (déjà cité), elle n’est pas descriptive mais constructive. Si on veut

tenir le parallèle avec la science (cela, c’est nous qui le

déduisons de l’intervention de Schnell), Kant a appliqué pour sa

139

philosophie la façon newtonienne et supposé une série de principes

formels qui régissent un ensemble pris dans sa généralité, et

permettent d’en élucider jusqu’aux plus humbles phénomènes et d’en

calculer toutes les manifestations, au cour d’une prospection qui

peut aller en droit à l’infini. Pour Kant, comme pour Newton, c’est

la forme générale du « rapport à » qui est déterminée, et c’est sous

un certain angle que les phénomènes sont saisis et articulés dans la

légalité qui permet de les tenir pour phénomènes. On n’en détermine

jamais l’essence, mais seulement le principe de variation possible

et on ne se demande jamais ce qu’il est mais plutôt ce qu’il vérifie

dès lors qu’il est. Il n’y a pas pour Newton de compréhension

intrinsèque et logique d’une totalité de sa théorie, dont il

faudrait tenir le cadre pour que les phénomènes tels qu’ils sont

calculés y arrivent à intelligibilité. Au contraire, elle définit

quelque chose comme un axe de vision du monde, ou plus exactement,

la forme générale de toute visée du monde, qui permet d’en tirer

toutes les différentielles possibles. Au contraire, la physique

moderne ne peut plus faire figure d’outil de prospection : la

théorie est d’abord fixation d’un paradigme au sein duquel

s’enchaînent calculs, formules et théorèmes selon un ordre qui n’est

plus seulement déductif. Elle rend compte bien plus qu’elle ne

décrit, et se place par conséquent à un niveau plus

« transcendantal », ou plus exactement transcendantal/herméneutique,

puisque le calcul n’y est plus seulement un procédé encadré par des

principes, mais ce qui s’en projette en droit dans une région199.

Elle est donc essentiellement compréhensive (pas de ce qu’elle

décrit qu’elle ne détermine même plus, mais de la position selon

laquelle elle se donne quelque chose, d’elle-même, donc) cherche,

non plus à décrire l’ensemble du monde possible, mais à rendre

compte de la manière dont plier la raison aux observations, cela en199 Cf. Michel Bitbol, L’insoutenable étrangeté du réel et Mécanique quantique, uneintroduction philosophique.

140

tenant à la fois une cohérence interne, un champ balayé le plus

vaste possible, une articulation échelonnée entre l’apparaître

phénoménal et la construction théorique. Autrement dit encore, elle

est plutôt théorie du rapport interne de l’observation, et c’est

souvent d’avantage son élégance, la façon dont elle accepte en elle

le phénomènes, dont elle libère l’intelligibilité des faits qu’on

décrit (des « faits » et non plus des objets, c’est une autre grande

différence) qui conduisent l’adoption de tel modèle plutôt que de

tel autre (tant qu’il n’y a pas de contradiction entre les modèles

concurrents et que la question de leur adoption ne détermine que

celle de la recherche à venir et de ses orientations ; il est

absolument clair qu’il y a toujours un noyau théorique

infracassable).

c. Il est intéressant de penser que la phénoménologie est de cette

nature constructive, et que c’est là qu’est son apport principal.

Etablir des constructions, non pour les appliquer a priori, mais

pour mettre en abîme à travers elle, ce qui justement, perce dans

les apories de la simple description, ce que, justement, on ne peut

pas dire. En cela, elle se tient peut-être même au-delà des

objections wittgensteiniennes bien connues à l’encontre de toute

surestimation des capacités du langage.

La réflexivité épistémologique telle que Husserl là prône dans la

Krisis n’est pas une simple élucidation positive, mais une mise en

perspective problématique de nos pratiques elles-mêmes. Saisir

l’intrication logique de l’être en commun renvoie sûrement l’exister

singulier au double regard dont l’assomption de l’être peut être

libérée. La science contemporaine, lorsqu’elle fait éclater

l’atomistique et le substantialisme classique, ne donne pas tant

raison à Heidegger et au Gestell qu’à un kantisme radical, dans le

141

sens où l’on ne parle plus d’aucune entité réelle mais d’un

entrecroisement de nécessités que l’on fixe méthodologiquement aux

points où la nécessité causale devient nécessité de Raison200. Si on

soutient, comme nous le faisons que la compréhension est toujours

gestuelle, on peut dire que l’épistémologie husserlienne, loin

d’être la mise en marche d’un regard qui arraisonne, est la mise en

branle problématique de toutes les positions d’existence. La

radicalisation d’une attitude transcendantale à ce niveau, c’est

simplement l’acceptation du fait que tout est toujours rapport

transfiguré par un geste propre ; que tout est en abîme ; que

l’intelligibilité de l’univers, quelque soit la façon dont on

l’appréhende, se donne sur le mode de l’énigmaticité. Et peut-être

même que la donne conceptuelle ou formelle de ce que l’entendement

ne peut appréhender à partir de ses catégories, et qu’il doit

instituer comme l’ouverture d’un nouveau possible, inquiète autant

un Dasein que le recueillement dans l’union d’un lieu. Le formalisme

mathématique « force » la clôture interne de l’entendement et ouvre

des horizons de pensabilité autre, pour peu qu’on s’y installe (cf.

Badiou, les mathématiques ouvrent par coup de force la pensée à ce qui

est articulable de l’être). Les concepts que la physique moderne

introduit sous le nom de Big Bang, Big Rip, etc., pour ne citer que

ceux-là, les efforts qu’elle fait pour ressaisir l’homme à l’aune de

ce qu’il n’appréhende pas sont une considérable invite au « non

repos ». On peut très légitimement soutenir que le mysticisme, comme

« non repos absolu » ou « déterritorialisation totale », ne peut

plus s’installer qu’en ces concepts qui « instituent son

instabilité ». Le techno-mysticisme de Maurice Dantec (pour ne citer

que lui) a des sources plus profondes que la folie : il ne révèle

200 On attribue axiomatiquement des consistances qui engagent des interrogationsherméneutiques ; Michel Bitbol montre très bien ce double aspect dans son livreL’insoutenable proximité du réel : la mécanique quantique impose des cadres quiposent une contrainte réelle qui reflue hors des pseudos-objets dissous enrelations.

142

rien d’autre que l’inquiétante étrangeté en laquelle l’humain

s’institue désormais, et s’appréhende à travers sa fragilité et

l’énormité inconnue de l’univers co-posé. Au-delà de ses ressors

pathologiques, la théorie du complot est consubstantielle de ce

qu’est devenu l’habiter humain parce que la « non maîtrise »,

déléguée aux processus techniques, n’est plus seulement son mode mais sa

ressource essentielle. Dans son institution autonome, « la thèse du

monde » (cf. article précédent) achève son processus de décentrement

en affirmant désormais le non-présent dans son dire même. Le monde

tel qu’il s’ouvre se module de plus en plus à partir d’une

« compréhension d’éclatement », c’est-à-dire d’une compréhension de

sens extériorisés en opérateurs indépendants et complexes (des

valeurs, des variables, des schèmes, des objets immatériels

complexes intégrateurs qui distribuent les objets usuels). Sa frappe

n’est charnelle, affirmative, qu’au niveau de l’abstraction à partir

d’elle-même. Autrement dit, l’effectivité du concret a basculé dans

l’idéalité proprement dite – c’est-à-dire au niveau où elle se

constitue en regard d’une structure dont la grammaire décide de

chaque signification – ou mieux encore, sur le versant logique,

mathématique de l’idéalité plutôt que de se maintenir sur son

versant usager, nominal. De « l’abstration de », on s’est installé

dans « l’abstraction pure201 ». Le Gestell ne « lisse » pas la

présence : dans l’écart d’un monde sérié insiste la tâche de son

énigme.

201 Rappelons que pour Husserl, lecteur de Frege, dans les RL, la théorie de lasignification était une théorie de l’abstraction pure, de l’abstraction à partird’elle-même. Cf. aussi Stiegler, La technique et le temps.

143

RÉEL ET ENGAGEMENT 2 : L’INDIVISIBLE PLUTÒT QUE LE DIVISIBLE.

Ce dernier texte tente enfin de cerner avec plus de précision le

concept de réel que nous avons abondement utilisé depuis le début de

notre travail. Selon l’usage que nous en faisons, il nous est

essentiellement inspiré de la catégorie lacanienne éponyme, même si

nous tentons plutôt d’aller dans le sens de Lacan plutôt que de

l’exposer. L’idée sous-jacente – et déjà souvent relevée – est que

la définition heideggérienne de la vérité peut supporter une

déportation vers l’idée d’un réel qui esquivera les impasses du

réalisme traditionnel. Pour cela, nous adoptons un point de vue

« simili-kantien » et tentons d’expliquer de quelle manière le

choix peut occuper la place de la décision heideggérienne sans

contrevenir aux réquisits de son dispositif ontologique. Le cœur de

notre article sera l’idée d’une indivisibilité radicale du réel telle qu’une

subversion des analyses heideggériennes de la mort permet de faire

apparaître.

A. Le transcendantal, le trajet et le geste.

1. Commençons par dire quelques mots d’une conception kantienne de la

liberté à laquelle nous aimerions demeurer fidèle. On sait que Kant

définit la liberté comme « le pouvoir de commencer absolument une

série causale », mais les exemples qu’on en donne d’ordinaire (qui

souvent, se ramènent à montrer qu’on peut parler de liberté dès lors

qu’on peut montrer en un point qu’il y aurait eu moyen d’agir

différemment et de s’engager dans une autre série) ne font pas

beaucoup pour éclaircir cette définition. Ils insistent plutôt sur

l’aspect formel de la pensée transcendantale en montrant de quelle

manière il est nécessaire de poser une liberté dès lors qu’on se

place dans l’ordre de la pensée, parce que le mode même selon lequel

144

la pensée pose son action la détermine comme choix. Même si, en

dernier recours, la liberté transcendantale n’est que l’attribution

à soi-même de ses actes par l’implication inhérente à toute action

du sujet transcendantal, principe de variation possible a priori,

quand le sujet empirique prend au contraire consistance dans la

manière dont il assume son choix dans les faits… (Elle est déduite

d’une structure fondamentale du comprendre, même si, abstraitement

et formellement, un sujet peut très bien se savoir déterminé par

plein de choses, en particulier par la démarche scientifique ; mais

le plan n’est pas le même, il est réflexif et non plus

transcendantal).

Or, cet aspect formel est tout autant effectif. En effet, à travers

lui, Kant montre que nous ne pouvons nous comprendre que dans la

sphère qui effectue cette compréhension elle-même, autrement dit la

pensée, et qu’il est donc nécessaire – si on veut dire quelque chose

qui soit plus qu’une spéculation – d’expliquer comment son principe

est impliqué dans cette sphère. La question est en quelque sorte

celle d’une mise en harmonie de la pensée avec elle-même. Son

critère est, nous semble-t-il, celui d’une effectivité pratique de

ce qui est désigné comme liberté : effectivité non immédiate, mais

plutôt législative, qui coordonne la mise en œuvre de l’action en

tant que telle, c’est-à-dire la façon dont elle se déploie comme

action (et non qui la qualifie arbitrairement de plus ou moins

libre). Autrement dit, le principe d’effectivité n’est pas seulement

surajouté, mais intrinsèque à la définition transcendantale de la

liberté (qui n’est seulement pauvrement formelle ou abstraite comme

on l’entend dire parfois). Cette effectivité trouve un regain de

pertinence quand on envisage la question de la pensée à travers la

question phénoménologique des consistances et du réseau symbolique

et intersubjectif par lequel la pensée est la pensée. Plus

145

précisément, on peut dire que ce principe de liberté transcendantale

est on ne peut plus pertinent quand, par lui, le sujet d’une pensée

répond spécifiquement à ce qui se déploie depuis l’ordre de la

pensée. Ouvrir, fermer une porte n’en relève que de façon dérivée.

Voter oui ou non, apposer sa signature au bas d’un contrat, d’un

chèque, cela en relève au premier degré. En particulier parce que le

sens qu’une telle décision peut prendre pour moi (et donc ce qui

peut, consciemment, inconsciemment voire physiologiquement me

déterminer à signer ou non) est coupé de ce qu’elle implique. Quelle

qu’en soit la raison (et même si, au fond, je ne voulais pas signer,

si je me suis engagé à la légère, si je l’ai fait par simple

emportement, comme les recrutés de la Guerre de Sécession), la

décision est prise, la signature est apposée, les choses sont

jouées. La liberté transcendantale kantienne désigne paradoxalement

cette pointe que le sujet ne maîtrise pas, mais selon laquelle il

s’assume ; selon laquelle il apparaît comme l’aiguillage de purs

possibles. Si je m’engage dans l’armée, une série absolument

nouvelle commence : moi soldat. Si je ferme une porte, en toute

rigueur, il n’est pas nécessaire qu’une série s’inaugure (sauf si je

ferme ma porte à quelqu’un qui meurt de faim ou si celle qui

frappait était ma bien aimée venue renouer avec moi202). Il y a donc,

semble-t-il, un lien profond entre liberté et législation, puisqu’il

y a toujours liberté « devant quelque chose ou quelqu’un ». La

décision implique consignation d’un embranchement mais ne s’exerce

qu’au niveau de la rationalité la plus pure. Ses conséquences ne

dépendant pas de ce qui empiriquement peut la déterminer parce

qu’elle engage dans quelque chose d’institutionnel qui justement

outrepasse et modifie l’empirique : si je m’engage dans l’armée, je

202 Très clairement, cette définition reste formelle. Je ne me décide que par rapportà ce que je sais – mais les tenants et aboutissants de cette décision peuvent detrès loin outrepasser cela, dans un sens comme dans l’autre. En un sens, j’assumeun principe de responsabilité, mais non nécessairement de culpabilité.

146

suis engagé dans l’armée, cela indépendamment de ce que je suis

individuellement – donc, à un niveau où le déterminisme individuel

ne peut plus jouer, puisque dès lors je serai « moi dans l’armée »

c’est à dire astreint à un environnement qui tranche celui qui était

le mien auparavant et qui recompose et les transplantant les

déterminations qui me constituaient. On peut dire que la décision

est, à proprement parler, ce par quoi je me délègue à la rationalité

en moi, ce en quoi je laisse la rationalité prendre le pas sur ma

subjectivité en répondant à un fait ou un phénomène selon un

registre dont je ne maîtrise pas les tenants et les aboutissants et

pour lequel je laisse le jeu des rationalités nouer ma destinée203.

On ne saurait en apparence, trouver principe de liberté plus opposé

à ce qui se dégage des analyses de Heidegger (quoi que l’insistance

de Derrida sur le thème de la responsabilité laisse présager une

possible conciliation). Sans trop nous avancer, disons pourtant que

la liberté transcendantale s’interprète très bien dans le cadre

d’une pensée des trajets telle que nous l’avons déjà esquissée. On203 Il serait intéressant de confronter cette lecture à la pensée sartrienne de laliberté. Aux exemples que nous donnons, Sartre aurait sans doute objecté qu’ondécide toujours de décider, qu’on décide ou non d’être décidé (même une fois engagédans l’armée) puisque la liberté est le néant, c’est-à-dire en amont de tout être,ce qui excède le rapport pré-décidé que j’ai noué à ce que je suis. Je pourrais detoute façon être autre chose que ce que je suis, c’est donc que j’ai bien voulul’être. Quelques soient les réserves que l’effectivité de cette liberté sartriennesuscite en nous, on ne saurait la prendre à la légère (ce qui est trop souvent lecas quand il s’agit de Sartre). Il faut bien qu’une adhésion antécédente à ce queje suis se noue pour que j’y sois engagé. Celui qui joue s’est d’abord, en deçà desa conscience, choisi tel qu’il acceptera les règles du jeu. La décision face auréel serait anticipée, toujours, et non originaire… Nous sommes prêt à l’accepter,mais cela n’empêche pas qu’en jouant, en signant un engagement, je m’engage enquelque chose qui n’est pas du ressort de ma conscience mais qui contraint en deçàles modes d’adhésions aux possibles qui vont se présenter dans cette mise en œuvre.Contrairement à Sartre, nous ne parlerions pas du tout à ce sujet de processus dechosifications. La « force des choses » pour reprendre ses mots, est la forcetranscendantale de la communauté instituée et décollée de son immédiatetéconsciente. Sans compter qu’à notre sens, l’argument de Sartre a plus de force sion en fait un argument logique (faisant par là de Sartre, très paradoxalement, unphilosophe quasi-analytique) : au niveau de l’effectivité, la liberté se compose aucontraire comme processus à travers « l’inconscient», organise la forme à traverslaquelle elle se met en demeure de répondre au réel. Il n’en reste pas moins queSartre mérite amplement d’être remis « au goût du jour ».

147

peut la lire comme la fixation automatique d’un trajet, autrement

dit comme une opération de translation. Signer un papier quelconque,

c’est opérer une semblable translation. Le monde humain,

construisant des trajets possibles, ne cesse par la même occasion

d’instituer des occasions de « sauts », c’est-à-dire de trajets qui

ne s’interrompent pas et auxquels on se confie indépendamment de

soi-même lorsqu’on s’y engage. Le train, l’avion, le bateau sont de

telles institutions : on ne les quitte pas en marche. Nous allons y

revenir un peu plus loin. Pour le moment contentons nous de noter

ceci : un trajet qui ne se découpe pas, c’est un trajet pour lequel

on décide devant le réel, pour lequel précisément le réel est en jeu

parce que le sens n’a pas prise sur lui. Ici ou là-bas, oui ou non,

civil ou militaire, vivant ou mort.

2. Rigoureusement204 le réel n’a d’autre percussion que le choix qui

traduit non la pulsation d’un monder mais en deçà une ligne de conduite

ou de fidélité formelle. Et si le réel est intrinsèquement lié au choix,

reste à comprendre comment le réel est ce qui « fait choisir » et

que le choix détermine axiomatiquement. Alain Badiou, dès lors qu’il

choisit de parler de la vérité plutôt que du réel, réhabilite

l’indexation suprasensible du choix à quelque chose que la situation

dans laquelle il émerge ne contient en rien : le choix est

ontologiquement plus originaire que le sens de ses termes et que la

richesse de ses effectuations possibilisantes. La vérité extraite de

toute présentation historique, détermine par le choix la

configuration de savoir par laquelle elle prend sens. C’est bien le

choix, et non la valeur dont il est question : il est pour cela

défini axiomatiquement, froidement, indépendamment de ses

déterminations idéologiques puisqu’il augure une ligne de clivage

« réelle ». Le sujet n’est alors support local du procès de savoir

204 Nous allons y revenir plus en détail quand nous évoquerons Kierkegaard.

148

qu’en ce qu’il s’indexe à la valeur de vérité qu’il a choisi et

axiomatiquement placée hors de toute portée, comme préalable

ontologique dont il déploie par la pratique des virtualités. Mais on

pourra toujours se demander à quel point une telle fidélité n’est

pas d’office un fanatisme aliénant, et si, quand il est question de

politique ou d’amour, l’intransigeance ne va pas contre son propre

principe. Militer prend vite un sens manipulateur et l’économie

contemporaine – libérale – montre bien de situations où c’est en

renonçant à sa position propre qu’un individu la réalise. Un

chrétien convaincu, par exemple, ne se satisfera pas d’un pluralisme

moral et cherchera à amener l’incroyant vers la foi, parce qu’en son

discours, elle est la vérité (autrement dit, celui qui ne l’a pas

refuse à dieu toute place en lui et se place ipso facto dans

l’effondrement sur soi, la mort205). D’un autre côté, suivant ce

strict schéma militant, il fera de par son insistance du tort à

l’image de son message et en compromettra d’avantage l’écoute. C’est

donc au contraire dans une plasticité, une stratégie, une circulabilité

axiomatique/herméneutique indexée sur le réel, qui trouve nombre de

confirmations formelles en théorie des jeux, que la forme d’un

message (ni l’esprit ni la lettre206, ni le fait) se transmet207. La

forme n’est d’une certaine manière que le geste qu’on ne peut

expliquer, parce que, ainsi que le disait Wittgenstein, on

n’explique pas le bleu du ciel, on le montre, c’est tout. Mais le

principe même de cette gestuelle veut qu’on n’impose pas le geste ni

qu’on ne l’obtienne par là manipulation (il y a quelque hypocrisie à

205 Cf. l’intéressant commentaire de Deleuze sur les monades des damnées chez Leibniz(Le pli). Il y a là une idée tangible et non caricaturale de ce que seraitl’enfer : l’âme végétative. 206 Très vite la fidélité militante risque de réaménager de l’intérieur ce à quoielle s’indexe par ses propres contradictions pour n’être plus finalement fidèlequ’à ses projections, tournant sur soi, serpent qui se mord la queue. Les exempleshistoriques abondent. 207 Ce que nous avons esquissé de manière générale en première partie est tout à faitvalide ici. Sinon, cf. bien sûr La plasticité au soir de l’écriture de CatherineMalabou, à qui l’on doit cet usage salutaire de la plasticité.

149

jeter quelqu’un à l’eau pour lui imposer de nager) mais qu’on le

dégage, qu’on le rende possible, autrement dit qu’on institue tel

style d’exercices qui permettent que le geste soit effectué le cas

échéant, autrement dit qu’il soit délivré comme possible (dans le

cas du chrétien, cela veut dire, « déciller » les yeux de

l’incroyant, faire que « ça puisse croire en lui »).

On peut décrire cette « technique gestuelle de la conversion »

maintenir ouvert le principe même de la différence en se libérant

pour une décision qui n’a effectivement jamais été prise (même si

l’on considère ce qui chez Heidegger est décision, c’est-à-dire

façon dont un possible s’interprète lui-même et s’ouvre à son

effectivité), qui remonte en quelque sorte en amont du possible que

je suis, non pas vers son seul « pouvoir être autre », donc vers sa

contingence, mais vers un autre que moi, qui aurait pu être « moi »

ou plus exactement, être le moi que je suis indépendamment de ce

qu’il est. Ces expressions sont complexes, voire confuses. Elles

cernent l’énigme de ce que nous avons déjà tenté de saisir dans

notre mémoire de maîtrise208, qui nous reste encore opaque, mais qui

nous paraît fondamental : celle de l’être un moi, selon laquelle la

question n’est pas seulement qu’il faut être pour être selon la

forme d’un « je », mais qu’il faut que moi je sois pour qu’il y ait.

Autrement dit, que si dans la pensée, donc selon la sphère du sens,

la prise du sens précède son auto-compréhension et sa mise en jeu

comme un « soi », dans la sphère réelle au contraire, moi je dois

être. Il y a en quelque sorte nouage réciproque, puisque la pensée

finit par cerner en elle cette chose rigoureusement impensable parce208 En particulier dans la deuxième partie, Le possible et l’impossible. Nousécrivions alors : « Ce que nous appelons l’impossible ne serait alors rien d’autre que l’échec du possible às’outrepasser lui-même : il serait le signe négatif de ce que « l’autre du possible est possible ». Ou autrementencore, il serait l’incapacité apparente de la finitude à s’assumer elle-même et la contradiction en elle d’unemotion infinie contrainte à ne s’exercer qu’à travers elle : l’infinité de la finitude en tant que telle sans que rienn’ait même besoin de l’excéder. ».

150

qu’en toute exactitude évidente (moi, je suis, celui-là qui est moi,

il est). A l’inverse d’une problématique simple de la décision, la

problématique du geste a prise sur le réel dans la mesure exacte où

elle me met face à ce que je ne peux pas faire, que je ne pourrais

faire qu’en étant autre que moi, ou plus clairement, m’apprend une

gestuelle sur laquelle je n’ai pas prise, que je ne comprends pas

selon un principe herméneutique traditionnel, mais qui au contraire

m’apprend. Le geste ne signale pas seulement la contingence de mon

auto-compréhension : il montre une autre compréhension, c’est-à-dire

quelque chose que je ne comprend rigoureusement pas, une autre

origine possible, un autre moi possible. En m’apprenant le geste, on

m’apprend à me surprendre, à me décentrer moi-même. La première fois

que j’accomplis quelque chose que je ne savais pas faire, je suis le

premier surpris de l’avoir fait : je ne savais précisément pas ce

que pouvait être l’accomplissement de cette chose. Quand le Christ

réinterprète les commandements, il dit précisément ceci : qu’ils ne

sont pas là pour qu’on fasse selon eux, mais que l’on soit selon eux. Mais

précisément, être selon le commandement, c’est ce que je ne sais à

priori et par principe pas « faire ».

B. L’alternative.

1. A le dire ainsi, cependant, quelque chose semble tout de même

perdu, la froide pureté du choix, l’alternative comme telle – et par là,

le réel. Ici, Heidegger – et Kierkegaard – nous reviennent. Par ses

analyses de « l’être-pour-la-mort », relayées par Derrida, Heidegger

donne un autre poids au réel. La mort est le fond ultime du possible

parce que fond ou le possible chavire, accueille en lui-même son

impossible co-originaire – possibilité de son impossibilité,

possibilité de ne plus être, c’est-à-dire possibilité pour ce à

partir de quoi l’être se donne de ne plus être, anéantissement

151

rétroactif du possible en son principe, inscription en soi d’une négation de ce

soi en tant que tel dans son être originaire, c'est-à-dire sa possibilité. C’est

précisément elle qui accompagne toute projection possibilisante et

divise le pouvoir être en pouvoir n’être pas, division en laquelle

le temps « se passe » dans la décision de la contingence

temporalisée en tant que telle de par ses propres résistances

factuelles209.

Evidement, à décrire les choses ainsi, on peut facilement être

accusé de tomber dans « l’idéologie ». Mais transférer au moins

expérimentalement l’énigme de la mort dans un cadre axiomatique est

riche. La mort est la seule situation face à laquelle le réel est

visiblement convoqué, en particulier dès lors qu’il est une question

de choix. On a beaucoup parlé de sacrifice, de suicide mais d’autres

exemples sont, semble-t-il, beaucoup plus « parlants ». Ainsi le

jeu, comme par exemple la roulette russe, ou, de façon encore plus

nette, le jeux des portes : derrière une porte, un piège mortel,

derrière l’autre, la liberté. Le choix est certes médiatisé

plusieurs fois par des institutions humaines, d’abord parce que

c’est en un cadre humain de possibilisation extériorisée qu’il est

contraint, dans une institution symbolique, puis parce qu’il est

pris dans le registre du discours (il n’y a d’alternative que dans

la représentation et la distinction, donc l’abstraction

catégorisante) et isolé selon un tout « événementiel » qui forme une

seule séquence, enfin parce qu’il n’est rendu à lui-même que

médiatement, par des formes logiques et déductives. Pour autant, il

est absolument réel parce qu’il ne se divise pas210 : on choisira

l’une ou l’autre des portes et le choix sera ipso facto sanctionné

209 Cf. Etre et Temps, § 60. 210 Saluons la phrase de Lacan : « Le réel est absolument sans fissure » (S II, 26janvier 1955, cité par Paul-Laurent Assoun dans son Lacan.

152

par la vie ou la mort (pour plus de clarté, on peut dire que tout

« non choix » sera assimilé à un mauvais choix)211.

La mort joue le rôle de révélateur et montre que la décision

contingente est aussi un choix qui comme tel transit la

possibilisation d’un monde bien plus encore que la décision

heideggérienne212. Ce que « j’aurais pu être » ou ce que « je

serais » si j’avais à tel moment fait un autre choix décisif (dire

oui au lieu de dire non à telle proposition, tel engagement) biffe

principiellement ma possibilisation en ce qu’elle a de plus

« intime », la « hauteur » à laquelle elle s’investit dans le monde.

Par hauteur, nous ne parlons pas d’un niveau de lecture ou

211 Comme autre exemple, on peut évoquer le jeu, celui des portes au trésor. « Soitun candidat placé devant trois portes fermées. Derrière l'une d'elles il y a un trésor. Le candidat commence parse placer devant une des trois portes, puis le présentateur (qui connaît l'emplacement du trésor) ouvre une desdeux portes restantes, celle qui ne cache aucun trésor. Le candidat a-t-il intérêt à changer deporte ? ».Mathématiquement, oui. Soit il a choisi une bonne porte au départ (1 chancesur trois) et alors il choisira la mauvaise, soit il a choisi une mauvaise porte etse reportera sur la bonne (2 chances sur trois). Les tests qui ont été faitsentérinent ce résultat puisque les rapports statistiques tendent bien vers lesprobabilités calculées. Pour autant, il semble que le problème est peut-être pluscompliqué encore lorsqu’on prend précisément en compte le nœud du réel et dupossible. Qu’on observe, à chaque fois a posteriori, que le couple changement/gainse produit plus fréquemment que le couple changement/perte n’implique pas forcémentque le candidat placé au centre de l’événement ait intérêt à tenir compte de cetteprobabilité. En effet, c’est bien une série dont la probabilité est ainsi testée.Autrement dit, le résultat est déjà déterminé quand le présentateur fait saproposition. Le chemin déterminant est de toute manière celui du premier choixl’autre ne faisant que l’inverser. Si l’on écrit que le présentateur ne connaît pas l’emplacement du trésor et qu’il aouvert par hasard une mauvaise porte, la description probabiliste doit prendre unconditionnement en compte, c’est-à-dire poser le calcul en terme de« sachant cela ». Pour autant, pour le candidat, dans l’instant où il doit faire son choix, dans le réel de cetinstant, de cette situation, ce conditionnement ne change rien puisque, décrite de ce point réel, la situation est detoute façon celle-là : il y a une bonne et une mauvaise porte. Mais c’est que la probabilité n’apeut-être pas de sens quant au réel de ce choix là précis, réel – en tous les cas,que les différents angles et degrés d’information sont quelque peu déroutés quandon se borne au cas précis d’une occurrence. Mieux encore, s’instaure ici un étrangeclivage puisque le candidat pensé a, selon la prescription probabiliste, intérêt auchangement de porte, alors que cela n’est plus le cas pour le candidat réel.212 Nous parlons de la décision telle qu’Heidegger en parle dans Etre et Temps. Leschoses se compliquent par après, même si la lecture de l’ouvrage de Nancy,L’expérience de la liberté, montre que la problématique d’ensemble est la mêmepuisque l’expérience ne se divise qu’en elle-même – sans jamais comparaître devantune étrangèreté totale et principielle comme le Réel ou la Loi du père lacanienne.

153

d’interprétation mais plutôt la distribution propre de la présence

en cette expérience, le don de hauteur qu’est la pulsation du sens,

par laquelle chaque Dasein assume sa gratuité, et d’un même geste,

son investissement comme « don de la valeur » elle-même reprise et

possibilisée dans les registres du monde (Cette hauteur, comme nous

avons tenté de la décrire dans l’annexe de notre mémoire de

maîtrise213 est un relatif/absolu214, mise en abîme du factuel comme

événementialité « que ça a lieu ».).

Si j’étais mort, précisément, il n’y aurait pas maintenant. Si

n’importe quoi avait été différent, il n’y aurait pas non plus

maintenant. Heidegger dirait que ces exemples sont absurdes, qu’ils

reposent sur une conception biaisée et superficielle de la

temporalité. Mais là n’est pas notre problème car ces exemples sont

de pures fictions qui font voir à quel point le réel affole le sens.

Dans l’ordre du sens, c’est dit et redit, le présent est

l’effraction de la contingence en sa nécessité (voir notre second

article). Ici, l’altérité ainsi mise en jeu rétablit dans ce geste

la coupe sombre de l’objectif. Elle déchire complètement la

temporalité et réinscrit une simultanéité logique : elle fait

apparaître, derrière l’origine manquante de la décision dérobée, un choix tacite

qui se réinscrit dans une arborescence. Quelle que soit la manière

dont elle l’appréhende, elle ne peut s’y dérober : il est en deçà de

ses possibles. Il a fallu qu’Heidegger soit philosophe, ce

philosophe là pour qu’il entre dans ce long travail d’éclipse pour

l’être. Le reflux, pour d’autres systèmes, fait choix : pour un

Kierkegaard, Heidegger serait athée dans la mesure où il dispose le

christianisme dans un site qui ne le laisse pas autonome en lui-

même, mais l’indexe à un autre geste qui le réaménage. Mais ce

213 En évoquant essentiellement Henry, Merleau-Ponty et Nancy. 214 Nous parlions, de manière un peu abstraite peut-être, de «la nécessité de penser l’absoluet le relatif comme deux faces, nécessaires, mais s’applique à penser l’absolu comme la relativité du relatif, ouplutôt comme le geste de sa relativisation qui est, dans sa pure effectivité non décisoire et non subjective,effectuation comme absolue de la relativité du relatif. »

154

reflux n’est pensable que devant le réel, c’est-à-dire ce qui

principiellement échappe au sens.

2. Cette échappée est ce qu’il faut correctement décrire. Dire que

le réel est hors sens, c’est encore ne rien dire si on ne se donne

pas rigoureusement le principe de leur corps à corps. Zizek s’est

expliqué à ce sujet : le réel n’est le réel de rien du tout. Il est,

nous dit-il (corroborant ce que nous tentions d’esquisser plus haut)

pur fait de différence – et c’est dans les apories de la mécaniques

quantiques qu’il va par exemple en rechercher l’épreuve215. Toute

tentative de donner de l’effectivité au réel, bien entendu, nous

gêne. Le réel se cadre par des alternatives et se serre dans des

concepts tels que leur réquisition mette face à l’intraitable. Je

n’aurais jamais de rapport à ma mort. Toute l’expérience liée à la

pensée de ma mort sera métissée de biologique et d’autre chose. Et

on ne fera pas sans dégâts objet de philosophie ce que la physique

investit – sous peine d’être métaphysique. Le réel de la mort, seule

la pensée, seul l’exigence d’un concept le rassemble. Si ce concept

affole, c’est la pensée d’abord – parce qu’elle ne se l’approprie

pas alors qu’elle est la première concernée. Par concept, nous

voulons dire d’un fait posé dans sa nécessité indubitable hors de

toute interprétation : je vais mourir. Dire « je vais mourir » avec

la radicalité qu’il faut, c’est une décision a priori qui canalise

le sens, mais se pose hors de lui, un véritable principe régulateur

(qu’on se souvienne de l’esclave, jugé sur le char du triomphateur

et chargé de le lui répéter pour qu’il ne perde pas la tête). Les

religieux l’ont dit depuis longtemps – et d’autres aussi – celui qui

215 A ce sujet, cf. aussi l’ouvrage de Michel Bitbol, L’insoutenable proximité duréel. Bitbol fait, à propos du quasi-réalisme, des constatations qui ne sont passans rappeler celles de Zizek à propos de ces montages. A la différence qu’on sentvaguement poindre chez Zizek quelque chose comme une effectivité, encore, ce à quoiBitbol bien sûr ne s’avance pas, puisque le quasi-réalisme est une expérimentationconceptuelle.

155

prend la mort vraiment au sérieux n’est pas celui qui la nie ou

celui qui s’en affole, qui s’en désespère, ni même celui qui en fait

le fond de tous ses actes. C’est celui qui pose implacablement ce

constat  « je vais mourir » et qui reste lucidement au niveau des

concepts. Je vais mourir… à partir de là tout est dit, et tout est à

faire.

La mort est l’exemple même du réel. Elle ne connaît pas la parole,

elle ne triche pas, elle n’obéit pas à ce qu’on voudrait en dire.

Elle se fiche des mots. Comme le dit Alain Cugno :

« si les faits sont que la mort est disparition, alors la mort sera disparitionet retour au néant, le néant serait-il radicalement impensable et mêmeimpossible »216.

On ne fera jamais – jamais – l’expérience du réel. On ne peut faire

que l’expérience en creux de ce qu’il est énigmatique « que cela

soit réel ». Le sens n’est rien d’autre que le vif de cette

énigmaticité. Plus elle s’y creuse, plus elle y reste libre,

naissante, accomplissant sa solitude, et plus l’existence reste

tournée vers l’urgence du réel qui frappe chaque chose.

216 Cf. Au cœur de la raison, p. 11.

156

CONCLUSION :

« …Il faudra descendre, travailler, se pencher pour graver et porter la tablenouvelle aux vallées, la lire et la faire lire. L’écriture est l’issue commedescente hors de soi en soi du sens : métaphore-pour-autrui-en-vue-d’autrui-ici-bas, métaphore comme possibilité d’autrui ici-bas, métaphysique où l’êtredoit se cacher si l’on veut que l’autre apparaisse. Creusement dans l’autre,vers l’autre, où le même cherche sa veine et l’or vrai de son phénomène.Submission où il peut toujours se perdre. (…). L’écriture est le moment decette Vallée originaire de l’autre dans l’être. Moment de la profondeur aussicomme déchéance. Instance et insistance du grave. » 217.

« Entre rêver et croire qu’on rêve, quelle est la différence ? Et d’abord quia le droit de poser cette question ? Est-ce le rêveur plongé dansl’expérience de sa nuit ou le rêveur à son réveil ? Un rêveur saurait-ild’ailleurs parler de son rêve sans se réveiller ? Saurait-il nommer le rêveen général ? Saurait-il l’analyser de façon juste et même se servir du mot« rêve » à bon escient sans interrompre et trahir, oui, trahir le sommeil ?

J’imagine ici deux réponses. Celle du philosophe serait fermement « non » :on ne peut tenir un discours sérieux et responsable sur le rêve, personne nesaurait même raconter un rêve sans s’éveiller. Cette réponse négative, dont onpourrait donner mille exemples de Platon à Husserl, je crois qu’elle définitpeut-être l’essence de la philosophie. Ce « non » lie la responsabilité duphilosophe à l’impératif rationnel de la veille, du moi souverain, de laconscience vigilante. Qu’est-ce que la philosophie, pour le philosophe ?L’éveil et le réveil. Tout autre, mais non moins responsable, serait peut-être la réponse du poète, de l’écrivain ou de l’essayiste, du musicien, dupeintre, du scénariste de théâtre ou de cinéma. Voire du psychanalyste. Ilsne diraient pas non mais oui, peut-être, parfois. Ils diraient oui, peut-être parfois. Ilsacquiesceraient à l’événement, à son exceptionnelle singularité : oui, peut-être peut-on croire et avouer qu’on rêve sans se réveiller ; oui, il n’estpas impossible, parfois, de dire, en dormant, les yeux fermés ou grandouverts, quelque chose comme une vérité du rêve, un sens et une raison durêve qui mérite de ne pas sombrer dans la nuit du néant. »218

« En effet, si la factualité de l’être – l’existence comme telle -, ou encoreson haeccéité, l’être-le-là, l’être-qui-est-ce-là, le da-sein dansl’intensité locale et dans l’extension temporelle de sa singularité, ne peutplus pas être, en elle-même et comme telle, libérée de (ou la libération de)l’immobilité étale, anhistorique, inlocalisable, auto-positionnelle de l’Etresignifié comme principe, substance et sujet de cela qui est (bref : sil’être, de fait, ou si le fait de l’être ne peut pas être la libération del’être lui-même, dans tous les sens de ce génitif), alors la pensée estcondamnée (nous sommes condamnés) à l’épaisseur immédiate de la nuit danslaquelle non seulement toutes les vaches sont noires, mais leur rumination

217 L’écriture et la différence, p.49. 218 Cf. discours de Derrida à l’occasion de la remise du Prix de Frankfort, dans leMonde Diplomatique, 22 janvier 2002.

157

même et jusqu’à leur repos s’évanouissent – et nous avec elles – dans uneimmanence sans pli, qui n’est même pas impensable, étant a priori horsd’atteinte de toute pensée, et même d’une pensée de l’impensable. »219

219 Cf. Jean-Luc Nancy, L’expérience de la liberté, p. 14.

158

159

1. Il n’aura donc une fois de plus été question que de cela. Ce que

la philosophie – jusqu’à Heidegger – manque à tous les coups.

Précisément, ce qui commence au moment précis où l’on s’arrête de

philosopher, où le professeur descend de sa chaire, où l’étudiant

dont la ténacité s’use à la résistance du sens, dépose les armes,

ferme son ordinateur et sort. Le moment, pointé par Kierkegaard, où

Hegel descend de l’estrade et commence à vivre sa vie à lui. C’est

alors, en général, que les idées redeviennent claires, qu’il

recommence à y avoir du sens à s’être usé à écrire ; qu’on se

rappelle pourquoi on a écrit et tout ce qu’en écrivant on a perdu.

Mais c’est là aussi que vient ce trouble qui n’est ni une angoisse,

ni une intuition, ni un affect – parce que c’est encore la

conscience qui pense, purgée de ses habitudes, discrète et modeste,

ne recueillant que le liseré de l’existence. Trouble d’une solitude

qui n’a rien du sentiment de solitude, de l’ivresse solitaire du

naufragé – des formes qui fondent jusqu’à l’os de l’expérience –

mais qui, pour être simplement constative, n’en serait pas moins

vertigineuse. Une solitude posée, assumée, et non à nouveau pliée au

sens – même si ce sens est celui de la pure concrétude. Toucher à la

solidité la plus nette et la plus énigmatique de l’existence220 reste

en deçà de sa pure et simple constatation. Dire « C’est moi, celui

qui pense, qui suis-là, qui vais mourir. » n’est strictement pas une

parole philosophique. C’est comme ça : il n’y a rien à dire. Il y a

dans le « c’est moi » une teneur qui excède par principe tout dire

philosophique qui cherche à en rendre compte. Seul, la nuit, seul

dans une chambre, c’est une assertion des plus concrètes qu’on se

fait. Je suis là, je suis seul, je suis aveugle sur ce que je suis –

parce que je le suis – et je mourrai. Il n’y a rien d’autre : rien

220 Comme c’est le projet de Heidegger dans L’origine de l’oeuvre d’art, in Cheminsqui ne mènent nulle part. Il nous semble que nous n’avons fait que tenter dedéplier encore un peu plus ce pli, pour commencer à dégager ce que cet « a priorihors d’atteinte de toute pensée » aurait à nous apprendre.

160

d’autre parce que ce qui est là, c’est l’enveloppe de tout ce qui

peut-être. Il est vrai que c’est bien cela, juste cela.

Cela fait rêve et mauvaise plaisanterie : c’est simplement vrai. Mais

rien n’en rendra compte, n’ira au-delà du roc. L’abîme où

s’engouffre d’abord toute philosophie est là, pour cela même

impensable. Peut-être même ce dire élémentaire est, exactement par

le même geste, ce par quoi la raison surgit à elle-même et se saisit

comme pouvoir – la formule par quoi l’exister, mis en abîme,

s’arrache à l’effroi de la nuit où tout peut arriver, ou l’angoisse

et l’incertitude le disputent à la quotidienneté. Mais si puissance

du rationnel et énigme de l’être s’ouvrent d’une seule solitude,

celle-ci leur reste fermée parce qu’elle n’est rien d’autre qu’elle-

même.

161

Nous l’avons déjà écrit, et nous le répétons car c’est de ça qu’il

est question. Chaque jour je quitte la solitude pour aller dans le

monde et le considère chaque fois comme allant de soi. Dupe, j’entre

sur la scène du monde humain et confonds l’outil qui me fait me voir

et l’être. Dans la parole, dans l’horizon des possibles – dans le

possible qu’est en quelque sorte le monde et dont la philosophie est

la sonde – ne considérant jamais le sol naturel. Nous ne remarquons

guère les métamorphoses que nous traversons – seuls, parlant de

telle chose, en telle quête ; et celui qui tentera de dire le

trouble de sa solitude échouera puisque la solitude pour l’autre

n’est plus qu’un mot. Qui n’a pas tenté en vain de dire qu’il est

seul, pour entendre son cri nié par sa profération ? Chaque nuit

j’abandonne le jour et chaque jour j’abandonne la nuit, cela chaque

fois comme par provision, en souffrance, comme en mettant au crédit

de ce en quoi j’avance l’apaisement d’une gène qui n’a cessé de

troubler ce que je quitte. Je passe d’un monde à l’autre – je tombe

d’un monde en l’autre. Ce qui se passe quand personne ne voit plus

rien, dans la solitude où tout regard s’efface, cela enveloppe

l’existence comme sa matière noire. Mais que voyons nous sinon

toujours nous même – qu’avons nous de cesse de ne pas voir sinon

cela ?

162

Il n’aura été question que de ce qu’avait dit Pascal et que

Heidegger n’a cessé de vouloir mettre en pratique : la vraie

philosophie se moque de la philosophie. Elle ne cherche pas à en

produire. Elle se fait. Elle se met en demeure de faire face au

réel. Pas de l’interpréter, pas nécessairement de le transformer :

rester rigoureusement et radicalement dans la pensée de cette

implication de ce qui « est » avant que d’être « sens pour la

pensée ». Mais il est probable que Pascal aurait trouvé Heidegger

encore trop classiquement philosophe, interpolant médiations et

modifications terminologiques pour une nouvelle fois penser – et

donc perdre le réel. Heidegger le savait, qui n’a de son propre aveu

cessé de différer ce qu’il avait à dire de plus essentiel en

l’entourant d’une complexe propédeutique. Mais il est resté en une

continuité – quelque chose qui s’enchaîne, s’accumule en même temps

qu’elle ne se dépouille. En cherchant à « ne rien vouloir dire qui

puisse s’entendre », Derrida n’a pas renoncé à dire. Il n’a pas eu

le courage paradoxal de Lacan, qui est de s’interrompre, d’accepter

de perdre le sens, d’accepter de dire un mot pour en montrer un

autre ; en persistant à expliquer, il a renoncer à montrer.

C’est cette dimension de « monstration » que nous avons finalement

tenté de suivre dans tout notre travail – sans avoir non plus le

courage d’interrompre l’interminable analyse qu’est la philosophie

depuis l’aube grecque, et de nous taire.

2. Notre travail ne s’achève donc pas par une véritable conclusion.

Il débouche sur des questions qu’il a fallu élaborer. Ce que nous

avons tenté de poser ne nous est pas assez « déclot » pour que nous

puissions considérer qu’il y ait ici un achèvement.

163

164

ANNEXE 1 : LE « CONCEPT DE DIEU ».

1. Nous avons insisté à plusieurs reprise sur le fait que la

radicalité du réel exigeait, comme encadrement de la « tâche de la

présence », des concepts – qui joueraient un peu le rôle des idées

problématiques de Deleuze. Nous voudrions très vite en dire quelques

mots. Le concept est quelque chose qui se pose de soi hors de son

sens comme ce qui en commande la motion sans jamais s’y résorber. Il

s’agit donc d’une forme particulière d’idéalité, puisque son mode

d’effectivité n’est plus seulement « l’herméneutique infinie » de

l’idéalité, telle qu’elle décentre toute appréhension en la

communauté transcendantale qu’elle présuppose221 (décentrement des

sujets autour de la chose parlée qui excède leur appréhension).

Le concept est une idéalité qui se pose logiquement. Il se définit

en préalable à son usage, surtout quand on parle de concepts

abstraits et normatifs (la plupart des concepts philosophiques sont

des concepts composés, qui s’architecturent en référence à d’autres

concepts plus basiques). Le concept est quelque chose qui ne se

déconstruit pas parce qu’il n’est pas intrinsèquement lié aux

significations qu’il coordonne, même si il se pose à travers elle.

On ne déconstruit jamais que des usages. Pour ainsi dire, on peut

penser que même la déconstruction – en tout cas celle de Derrida –

participe d’un processus de clarification parce que, suspendant les

usages, elle ne fait pas autre chose que délivrer l’exigence propre

des concepts. Espacer, déconstruire, c’est en quelque sorte refluer

vers la position d’un suspend (non d’une « épochè » parce qu’on ne

suspend pas la thèse du monde mais on se suspend soi-même face à la

thèse du monde) – cette position fait face au choix, en cela à

l’appréhension de soi-même vis-à-vis du réel. Le concept devient221 Cf. l’extrêmement intéressant article de Marc Richir dans le recueilL’intentionnalité en question, dirigé par Dominique Janicaud.

165

cette instance de décision qu’on instaure à même l’espace vide, à

travers lequel on exige du pur possible de la position une forme

sous la législation de laquelle on se place.

Permettons nous une longue citation de Benoît Goetz :

« Plus loin, Le Corbusier ajoute ceci qui est fondamental pour ce quiconcerne la définition qui est la sienne de l’intervention architecturale :« Mon métier est de loger les hommes. Il était question de loger desreligieux en essayant de leur donner ce dont les hommes d’aujourd’hui ont leplus besoin : le silence et la paix. Les religieux, eux, dans ce silence,placent Dieu222 ». Ce point est fondamental dans la mesure où beaucoupd’architectes ayant à construire un couvent auraient cherché à exprimerquelque chose de la vie religieuse, une « spiritualité »… immanquablement.Or, Le Corbusier ne prétend bâtir qu’un espace, qu’un silence, où lesreligieux eux-mêmes, et non pas lui, vont faire habiter Dieu. Il semble qu’àpartir de là, une éthique de l’architecture puisse être dégagée. L’architecten’a pas pour mission de donner à penser à ses maîtres d’ouvrage. Il doit leurdonner un espace pour penser, dans les meilleures conditions, comme ilsveulent, ce qu’ils veulent. Le Corbusier a construit un espace de silence etde paix. Il n’a pas édifié la maison de Dieu. 223»

Le concept philosophique a cela de particulier qu’il prend position

« une fois pour toute » sur le général (sur une manière du général,

plus ou moins accentuée), de telle sorte qu’il opère parallèlement à

la science tout en prenant un angle qui est exactement celui que la

science ne peut et ne doit pas prendre. D’où son apparente

illégitimité, et aussi ses tentatives réitérées de se montrer

modeste, qui ne règlent la question qu’en apparence. Précisément,

l’inspection philosophique, dans sa forme, implique l’Un – on y

revient encore dans l’annexe suivante – c’est-à-dire qu’il détermine

en-Un ce à quoi il se rapporte, en une inséparabilité, une

invariance radicale. Ou encore, il se rapporte à lui-même autant

qu’il se rapporte à son objet, et se rapporte à lui-même en se

faisant son propre concept, c’est-à-dire concept reflétant

222 La référence de ces propos n’est pas donnée. 223 Benoît Goetz, La dislocation, page 170.

166

exactement la radicalité de sa visée opératoire224. Posé

philosophiquement, il se détermine, s’institue comme autoréflexif,

mise en branle problématique de soi-même – il est concept de

concept.

2. La chose religieuse est en effet le bon exemple pour poser ce

problème. Il n’est peut-être que temps de cesser de considérer Dieu

comme l’étant suprême de la métaphysique ou de chasser résolument

les concepts hors de la pratique religieuse qu’ils occupent

implicitement. Jean-Luc Marion dans sa défense d’un « Dieu sans

l’être » a réveillé un débat théologique engoncé dans l’alternative

entre la métaphysique (onto-théo-logie) et le ménagement du dieu par

le sacré – montrant que l’un et l’autre n’épuisent en rien la pensée

théologique. Une des plus intéressantes contribution de Marion à ce

sujet est son analyse de la démarche des théologies négatives, dans

De surcroît, dont l’apport central nous semble d’avantage dans la

façon dont Marion met à jour un « pragmatisme » de la louange (où

Dieu est Dieu tout simplement parce qu’il est tous les noms, donc

aussi celui-là) que dans sa défense de la suressence contre la

déconstruction. Une fois de plus, c’est stratégiquement que Derrida

répondrait bien plus que directement philosophiquement.

Dans tous les cas, dire Dieu « sans l’être » est sans doute un

devoir pour la philosophie chrétienne. Mais il nous semble que le

devoir est plus encore de cesser de vouloir à tout prix le penser –

ce qu’elle ne cesse en fin de compte de s’échiner à faire, dans le

temps même où elle répète qu’elle ne le fait pas225. Le pragmatisme de

la louange est un bon axe pour surmonter cette aporie. Mais peut-

être demande-t-elle aussi une réhabilitation conceptuelle. On fait

224 On pourra penser à l’Euthyphron de Platon. Mais le transcendantal kantien peutêtre vu comme une autre version de ce problème. 225 Voilà encore une critique très « derridienne ».

167

peut-être un mauvais procès au concept de Dieu quand on le juge

métaphysique. Le concept, en effet, ne pense pas. Dans sa pureté, il

ne détermine pas « comme tel » ni « en tant que » (le conceptuel

n’est pas le catégoriel), mais « en-dernière-instance ». Donner Dieu

comme l’infini, c’est le donner immédiatement, conceptuellement,

nécessairement, comme ce qui outrepasse tout ce que le possible peut

ouvrir, c’est le donner au-delà du pensable, le donner sans aucun

rapport à l’étant. On se donne l’infini, ici, actuel. On se le donne

d’une manière telle qu’il n’y a rien à ajouter, puisqu’on le pose

dans un cadre philosophique que le geste de position même renverse.

Prendre l’infini pour l’étant suprême (ou même, penser que l’infini

ne peut se poser que sous la forme de l’étant suprême), c’est encore

penser l’infini à partir du fini. Se donner l’infini, comme tel,

dans son infinité radicale, dans ce qu’il a d’absolu, c’est

outrepasser résolument l’intelligible et s’ouvrir conceptuellement

la foi, là même où je ne peux rien penser du tout parce qu’il n’y a

aucun sens à penser. Espérer ce que je ne peux même pas espérer

parce que je n’en ai aucune idée. M’indexer à l’exigence d’un

concept qui retourne le rapport du fini et de l’infini226. Espérer là

où il n’y a strictement rien à espérer parce que l’espérance n’est

pas même de l’attente – pas même du messianisme. Evidement –faut-il

le dire – une telle position conceptuelle n’a sens que dans le cadre

d’une philosophie de la question religieuse, ou dans celui d’une

théologie (encore qu’elle n’y est pas nécessaire), et certainement

pas dans celui de la pratique quotidienne. Quelle que soient par

ailleurs et la compréhension que je peux en avoir, et la Stimmung

épochale selon laquelle se libèrent des modes de rapport à moi-même,

226 Nous aurions tendance à lire Descartes de cette façon. N’importe quelmilitantisme, qui plus est, opère de cette façon, en nommant le fait dans sa« contingence illégale », irréductible à la pensée, pour s’indexer à son gested’effraction. Dans notre terminologie, on dira que le geste se nomme lui-même.

168

la performativité immédiate de cette pratique dans son immanence

radicale est en deçà de tout rapport herméneutique possible parce

qu’elle n’est spécifiquement chrétienne que dans la dimension où

elle s’agit immédiatement et sans distance, c'est-à-dire sur

laquelle je n’ai pas prise, même comme Dasein227.

Dieu n’est pas un sens supérieur. Dieu est ouvert dans l’ouvert du

sens, comme le reste, comme n’importe quelle chose qui vient à la

pensée. C’est à nous de nous décider. Seulement, si nous disons oui,

nous disons oui à quelque chose dont le concept décide que cela

outrepasse tout. L’infini décidé dans le concept, strictement,

froidement, n’est pas du tout l’étant suprême – c’est même

l’inverse.

Kierkegaard a médité cette proximité du concept et du réel. Et il a

peut-être le plus rigoureusement montré que seule l’inversion du

fini et de l’infini, que décide le concept de Dieu, pose

rigoureusement la question de la singularité que moi je suis. La

mort, disait Heidegger, m’approprie comme un soi, auquel seul

advient, secondairement, un moi. Dieu établit la relation

strictement inverse : c’est à moi qu’il parle et de cette mise en

cause se révèle que je suis. C’est que l’infini de Dieu me parle

dans le point noir, là où rien ne peut m’atteindre, au point où

« l’insoutenable légèreté de l’être » est sommée de se décider

devant l’infini lui-même, c’est-à-dire de prendre sur elle une

pesanteur infinie228 (à refuser les « concepts » de l’infini, il n’est

pas certain que Levinas ou Jean-Luc Marion aient pu l’établir aussi

fermement que Kierkegaard). Précisément parce que l’enjeu me sature,

227 C’est peut-être ce que Jean-Luc Marion a en vue lorsqu’il introduit le phénomènesaturé de second ordre dans Etant Donné. Ce serait en tout cas cohérent avec sa culturecartésienne. 228 Kierkegaard a défini le mal comme l’impossibilité d’être soi devant Dieu.

169

me dépasse, il me concerne absolument : nous aurions envie de dire

que chez Kierkegaard, il s’agit d’une certaine façon de se résoudre

à une « hauteur infinie de l’existence » qui précisément, ne dépend

plus d’aucun possible que je peux être. Et par là, me met, moi –

c’est-à-dire, rien – en cause. L’exigence de Dieu n’est pas

l’exigence d’un temps, dit aussi Kierkegaard229. Aussi je peux venir

au monde n’importe quand et dans n’importe quel monde, l’advenir de

ce monde peut être aussi dévasté, absurde, déraciné qu’il est

possible, le christianisme peut y être déconstruit, ou

philosophiquement broyé… même si le monde ne semble aller qu’à

l’abolition de l’avenir, si le messianisme ne vaut plus rien et si

la présence elle-même, dans la praxis de son immanence, ne se laisse

plus habiter tant elle aura été aplatie, en toute rigueur cela ne change rien

à la revendication de Dieu. Elle n’est pas du monde mais elle n’est pas non

plus un sens extérieur – elle n’a rien à voir du tout avec le sens.

On ne la concilie à rien, parce que la conciliation n’a strictement

aucun sens à ce niveau.

Le poids le plus lourd… C’est ainsi que nous définirions la charge

du rapport à Dieu. Mais c’est aussi comme ça que Nietzsche a défini

le retour éternel. Nietzsche, mieux que Heidegger peut-être, a compris

l’importance du « ce devant quoi je me décide » de la religion

chrétienne et lui a cherché une alternative. Un poids plus lourd que

la mort, qui n’indifférencie pas la singularité pour la révéler

comme telle, mais à l’inverse, implique sa contingence, sa

particularité dans la singularité230. En fin de compte, c’est peut-

être à Nietzsche et Kierkegaard qu’on peut s’intéresser, après

Heidegger, dès lors qu’il s’agit de s’affronter à la question du

réel.

229 Cf. Hélène Politis, «   L’exigence du temps   » selon Kierkegaard . 230 Didier Franck aborde ces questions dans son Nietzsche et l’ombre et Dieu et danssa Dramatique des phénomènes. Pas exactement dans notre optique cependant.

170

ANNEXE 2 : RETOUR SUR LA DÉCONSTRUCTION. LE STATUT DE LA VÉRITÉ.

La question qui guide la déconstruction dans son rapport à la vérité

n’est pas celle de sa relativité ou de son indécidabilité – terme

dont l’ambiguïté a causé bien des incompréhensions. Derrida fait, on

ne le dira jamais assez, résolument partie des philosophes qui

s’interrogent sur l’importance pour l’acte philosophique de ce qu’il

ne peut que manquer. Comme d’autres avant lui, il interroge la

position non thétique, l’auto-interprétation de soi qui se module

selon une autre conceptualité, détermine un rapport immédiatement

impliqué dans l’action que la reprise et la traduction philosophique

perdent nécessairement comme telle puisqu’elles ne peuvent le saisir

dans son immanence spécifique. Si le mot « vérité » pose problème à

la déconstruction, c’est parce qu’il projette hors du contexte

interprétatif particulier où il a sens un a priori qui écrase un

certain nombre de problèmes. Dans son usage théorique (et non

courant), il est originairement lié à la philosophie et ne se

décroche pas d’elle sans conséquences.

Remarque (au sujet de l’affaire Sokal)

Rigoureusement, on ne dit rien de scientifique et même de sensé quand on dit

« il est vrai que 2 + 2 font 4 »231, parce qu’il n’y aurait aucun sens à

231 Pour être exhaustif et rigoureux, ce que nous ne pouvons pas nous permettre ici,il faudrait distinguer en détail le déploiement des règles arithmétiques et lalogique interne du champ de règles qui se déploie dans les mathématiques les plusélaborées qui ne ressortissent pas du tout de la même logique parce qu’ellessécrètent un champ théorique à partir duquel elles se déploient bien plus vaste etdont les interconnexions sont plus complexes. Ce champ théorique prend vraiment unaspect transcendantal et il n’est souvent praticable qu’en vertu d’opérations denatures différentes (d’où le terme de physico-mathématique, utilisé par GillesChâtelet par exemple). La pratique n’est plus seulement, comme elle l’est pourl’arithmétique quotidienne, directement placée sous la règle car elle est d’abordrapport à elle-même – même si elle continue à se placer sous la règle en dernièreinstance. La forme de la nécessité reste la même, mais son assomption passe par desstratégies très différentes – un peu à la manière dont on pourrait distinguer lejoueur d’échec qui ne réfléchit ses coups qu’un à un et le grand maîtreinternational qui confronte stratégies à stratégies.

171

dire, dans le système mathématique tel qu’on le développe, que cela pourrait

ne pas l’être232… et encore moins quand, du vrai, on passe subrepticement à

la vérité dont la valeur est toujours aussi implicitement normative, éthique

et en fin de compte ontologique. Alan Sokal ne dit pas d’avantage quelque

chose de sensé quand il invite ironiquement les adeptes du « relativisme

épistémologique » à expérimenter la « relativité sociale de loi de

gravitation universelle » depuis la fenêtre de son quatorzième étage. Sa

boutade ne fait que multiplier les confusions.

Il confond tout d’abord l’a priori théorique d’ensemble – la communauté

transcendantale de Husserl – à travers lequel s’organise le rapport

« épistémologique » des acteurs scientifiques aux positivités qui sont

forcément mises en forme (pas seulement selon un protocole, mais selon un

cadre qui définit l’enchâssement des niveaux d’interprétations et

détermine a priori les modalités des opérations selon lesquelles on se

donne les positivités) en un « état » de la science, laquelle fait face à

un « noyau » irréductible mais qu’elle ne peut se donner que

médiatement233. En terme husserlien, on peut dire qu’il confond la

dimension du « transcendantal234 » (quelle que soit sa problématicité) et

celle du formel. Une nouvelle fois, il ne viendrait à l’esprit de

personne de contester la « vérité » d’une loi physique, qui n’a de sens

qu’intégrée dans un contexte théorique, tout simplement parce qu’il n’y a

aucun sens à parler de vérité à ce niveau précis.

Même si on reporte la critique au niveau de la constitution du contexte

théorique d’énonciation, il reste difficile de parler de relativisme. On

distinguera alors encore le cadre interprétatif235 que la science232 Cf. à ce sujet Jacques Bouveresse, La force de la règle. 233 A ce sujet, cf. évidement la Krisis de Husserl, et, pour une étude précise du casmathématique, Les idéalités mathématiques de Desanti. 234 Rappelons juste que Husserl introduit la dimension du transcendantal dans uncadre bien précis : la capacité de la reconnaissance commune de ce qui est juste.Evidement, ça n’a guère de sens pour le seul calcul (les règles conduisentmécaniquement au résultat) mais cela pointe un problème crucial à un niveau plusélaboré. Comment reconnaissons nous qu’une démonstration est juste selon le systèmede règles donné. La capacité de reconnaître « qu’on ne peut pas faire autrement »,de redoubler l’invention de la nécessité au fur et à mesure d’une pratique régléepar son institution universelle, tel est le problème de Husserl (cf. Rudolf Bernet,Conscience et existence, L’idéalisme husserlien). Dernièrement, la mise au point deprocédures mathématiques automatiques de vérification des théorèmes (parfoisinformatiques) rend cette question encore plus problématique. 235 Interprétatif ne voulant pas dire autre chose ici que le cadre de lisibilité quide plus en plus dans la physique contemporaine est le lieu du travail formel bien

172

construit pour se donner les rapports de positivités qu’elle découvre de

la manière la plus efficiente, avec le plus de « degrés de libertés », de

« mises en visibilité problématiques » possible, et la prise en compte

historique de ceux-ci. Par ce deuxième regard, nous voulons dire les

connections originaires ou ultérieures de telle approche théorique avec

telle autre, la façon dont la constitution interne d’un certain champ

détermine le mode de sa connexion avec d’autres (si tel élément avait

retardé le développement de tel domaine et pas de tel autre, les

virtualités théoriques constituées pour les accorder auraient-elles été

les mêmes ?)236, et enfin, la recherche des conditions (sociales,

neurales, mais aussi « idéelles », quand on se demande quelles habitudes

de pensées ont pu préparer le terrain à telles innovations237) qui ont

favorisé la formulation de telles hypothèses à tel moment alors qu’elles

auraient été inconcevables à d’autres moments, etc. De multiples

précautions et réserves sont évidemment possibles, souvent nécessaires,

mais l’accusation de relativisme tombe à plat.

Enfin, et c’est là précisément qu’on touche au travail de Derrida, Sokal

confond le réel et sa description. Précisément, personne n’est soumis à

une « loi » (de la même façon que personne n’échappe à une « loi » sous

prétexte qu’elle n’a pas encore été formulée). De la même façon, on peut

très bien imaginer quelqu’un qui disposerait d’une connaissance parfaite

des lois physiques, de leurs implications, etc., et qui, ayant toujours

vécu dans une pièce, sans jamais agir pratiquement le sens des mots selon

lesquels sa connaissance est bâtie, n’hésiterait pas à faire l’expérience

proposée par Sokal. Autrement dit, lorsqu’on dit que celui qui saute par

la fenêtre d’un quatorzième étage va s’écraser par terre, on ne dit pas

une vérité. Non parce que ce n’est pas vrai, mais parce que le mot vérité

est inapproprié, trop faible et connoté pour exprimer un rapport qui n’a

plus que l’expérience proprement dite (pour qu’on puisse faire de la physiquethéorique, il faut bien que la physique soit présentée de manière à avoirdirectement prise sur elle-même). Pour des sciences moins intrinsèquementmathématisées, l’aspect interprétatif est encore plus important, ce qui ne veut pasdire qu’on interprète des résultats positifs, mais qu’il faut les mettre en formeselon un ordre qu’ils imposent selon lequel la cohérence de leur enchaînement estla plus manifeste. 236 Ce qui revient juste à dire que la science pourrait se présenter autrementqu’elle ne se présente à une époque donnée sans que son noyau irréductible ne soitentamé. Il se serait seulement dévoilé différemment, en un autre ordre. 237 A ce sujet, cf. Jean-Michel Salanskis, Conjuguons Heidegger avec la science, dansPierre Wagner, Les philosophes et la science.

173

de sens que dans le réel lui-même. Il faudrait plutôt parler de

« réellité » et placer de telles propositions dans le registre de

l’éthique et de la responsabilité, dans la mesure où elles ont trait au

rapport de tout un chacun à sa propre praxis, y compris philosophique, et

impliquent l’exigence d’être agie que celle-ci comporte à chaque fois en

tant que praxis. Il est clair que cela arrivera, que celui qui sautera

tombera… mais cette évidence est pratique, de même que toute conséquence

scientifiquement déduite est pratique et non théoriquement assurée.

Le réel est certes ce qu’ultimement la science affronte238, mais

qu’elle ne prononce pas, tout simplement parce qu’il est « ce qui se

passe », dont il n’y a de sens de parler qu’en tant qu’il se passe. La

formule de Leibniz, « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que

rien et pourquoi ainsi plutôt qu’autrement ?239 », met en exergue ce

qu’on pourrait maladroitement appeler l’énigme de la « nécessité de

fait » de la contingence, qui n’est autre que celle d’un « ainsi »

de ce qui est. « Ainsi » qu’il faut apprendre à ne plus seulement

considérer au niveau de la structure de l’apparaître (le comme tel),

puisque c’est essentiellement dans sa résistance qu’il parle à la

philosophie. Le réel résiste, est résistance et rien d’autre : non

quelque chose qui résiste mais le fait qu’il y ait résistance d’un

ainsi dont nous sommes partie prenante, et qui fait que nous sommes

nous.

Ce réel est ce que la philosophie se donne comme objet, mais qu’elle

« contamine », autrement dit le prédétermine selon le mode de sa

pensée qui ne peut se poser qu’à partir de l’être, c'est-à-dire

comme ce qu’il devient possible d’une manière ou d’une autre

d’amener à la parole (articulée, prédicative, ou plus finement chez

238 Et qui est la résistance… rien d’empirique de résiste par principe puisqu’on necesse de contourner les résistances locales de la nature en levant des nécessitésles unes par les autres (rien d’impossible, dit-on). La résistance est la natureelle-même, pas le naturel, l’ainsi de l’étant dans l’immanence de son mouvement. 239 Jean-François Courtine a rappelé la formule dans sa totalité au cours du colloqueLe danger et la promesse.

174

Heidegger, dans sa prononciation elle-même) quand il s’en exclut a

priori240. Ce qu’on a appelé l’Un (que François Laruelle réintroduit

de façon profonde par le terme de Réel-en-Un) a toujours désigné ce

fait que ce qui est (l’expérience et le monde qu’elle construit, les

positions d’existence qui lui font face, etc.) ne devrait en toute

rigueur n’être appréhendé qu’en cette Unité impensable où tout est

«en-Un» 241 (pour en rester à la question de l’ordre du monde, dans le

fait que toutes les loi de sa structure ne le structurent pas de

façon extérieure, mais qu’elles lui sont immanentes, qu’elles « sont

le monde », qu’il n’y a aucune séparation dans l’effectivité). Mais

corrélativement, cet Un qui est en quelque sorte l’objet naturel de

la philosophie, elle ne peut le penser puisque parler de lui ne peut

se faire qu’en termes ontologiques quand la logique de ce qu’il est

nécessite au contraire qu’il soit vidé d’absolument toute thèse

ontologique242, qu’il soit résolument, radicalement « hors d’être ».

Cette conversion subreptice de l’Un à l’Être (à leur logos près,

selon une formule de François Laruelle). La philosophie apparaît

comme l’équilibre d’un discours qui se donne, par les concepts

spécifiques qu’il forge, l’Un comme objet, mais qui ne peut parler

que de l’être243. Et il nous paraît, même si cette interprétation est

très personnelle puisque jamais Derrida n’a utilité les mots en

240 Ce qui « est l’être » n’est rien. On ne peut pas le penser, on ne peut rien endire, et pourtant c’est de ça qu’il s’agit. Sans que cela entame notre admirationpour Heidegger, disons ici à nouveau qu’en excluant la sphère de l’étant pour nepenser que le fait de la présence, Heidegger se ferme à se qui, dans ladétermination ontologique de l’étant, est « plus qu’ontologique », c’est-à-direressortit aussi du fait, mais d’une façon telle qu’elle échappe à de toute façon àune pensée de la présence. Citons un grand ouvrage qui porte au contraire sur cepan spécifique de la pensée de l’étant, Les enjeux du mobile, de Gilles Châtelet. 241 Cf. aussi le bel ouvrage de Jean-François Marquet, Singularité et événement. 242 On peut (Sokal nous pardonnera) faire une analogie avec la suppression de l’étheret du « temps absolu » qu’a opérée la physique moderne. Cette suppression ne niepas le fait que l’univers est uni, mais cette unité n’a plus le même sens. Elle nepeut être comprise que formellement, par des équivalences, mais dans le même temps,elle paraît plus forte parce qu’elle est un fait, quelque chose qui n’a plus de« cause » au sens propre, de substrat synthétique comme autrefois l’éther. 243 Les axiomes très spécifiques de la non-philosophie de François Laruelle luipermettent de dégager la nature du rapport à cet Un, toujours implicite sinon.

175

question, que l’oeuvre du père de la déconstruction n’a pas cherché

autre chose qu’à dégager les façons de ce jeu avant qu’il ne se

détermine franchement comme philosophie, dans son « a priori » de

structure. Et de là, qu’il est un des penseurs qui ont le mieux

montré et que la philosophie prononce consubstantiellement des non-

sens, et qu’on ne peut relever ceux-ci qu’en la maintenant

« vivante », vive, multiple et labile, en construisant échafaudages

sur échafaudages, non pas en dépit de tout bon sens et de toute

rationalité, mais pour se maintenir au niveau où ces pratiques ont

un sens et ne pas les perdre dans leur exercice. Ce qui ne préjuge

d’aucune méthode, ni d’aucun angle privilégié, mais seulement d’une

probité d’un type particulier (selon le double regard que nous avons

évoqué dans le corps du mémoire) qui veut que la philosophie

construise pour se comprendre et qu’elle ne s’arroge aucun droit qui

la nie. Son orgueil est dans ses concepts – c’est là seulement

qu’est sa démesure.

Pour conclure sur le statut de la vérité qui en découle, et

puisqu’on a admis qu’on ne confondrait pas vérité et réellité, on

dira seulement que la vérité n’est en philosophie que l’horizon

interne et local que toute position de pensée s’impose dans son

geste. Nul relativisme en cela, puisque ce partage se fait

radicalement en deçà du lieu où relativisme et objectivisme absolu

auraient un sens : plus que son mode de vérité, chaque position peut

déterminer un relativisme absolu ou un strict objectivisme pourvu

qu’elle s’en tienne strictement pour cela sur le plan philosophique.

Si l’on nous objecte qu’on perdra alors toute force et toute

possibilité d’évaluer quoique ce soit, nous répondrons en premier

lieu qu’en dernière instance, c’est de toute manière de rapport à la

réellité impliqué dans l’horizon de vérité spécifique qui pose ipso

facto sa dureté rationnelle ou non (c’est là une question

176

d’honnêteté des individus bien plus que de valeur des philosophies

dans ce qu’elles ont strictement de philosophique), et qu’on

n’enfreindra de toute façon jamais la rationalité puisqu’on ne peut,

sous peine de ne plus faire de philosophie du tout, s’emparer d’un

mode de pensée pour lequel elle s’impose sur un mode strict de façon

lâche. La philosophie qui ne fait souvent qu’occuper les trous

laissés par d’autres sciences ne s’avisera certainement pas de les

renverser ou de les relativiser, ni ne s’occupera d’émettre un

quelconque jugement de « valeur » directeur244. On comprendra alors

que bien des querelles qui agitent le microcosme ont pour raison

d’être l’animosité, la vulnérabilité ou la surdité des philosophes

bien plus qu’un réel enjeu, qu’elles n’ont simplement aucun sens

parce qu’on ne s’y entend pas – que ce sur quoi on ne veut pas céder

est toujours ce qui est subjectif, auto-interprété, donc inessentiel

– qu’il y a bien plus d’incompréhensions, de crispations et de

morbidités qu’il n’y a de combats dont les idées sont le vrai

ressort… Et peut-être pourra-t-on pour un très court instant jeter

ensemble un œil sur l’essentiel.

244 Cf. Weber, dans Le savant et le politique. C’est nanti de son bagagescientifique, mais en tant qu’individu que le savant intervient sur la scènepublique.

177

Index des noms propres

Alleman, 107Althusser, 79, 109Aragon, 10Aron, 74Augustin, 39, 110Bach, 75Badiou, 46, 47, 48, 57, 61, 76, 85, 88, 110

Barbaras, 17, 109Baudelaire, 53, 57, 58, 111Beckett, 4, 111Beethoven, 75Benoist, 12, 22, 26, 50, 66,109, 110

Bensussan, 61, 109, 110Bergson, 5, 7, 15, 29, 73, 108

Bernet, 17, 18, 29, 34, 103,109, 110

Berque, 110Bitbol, 80, 84, 85, 92, 96, 109, 110

Blanchot, 111Bonnefoy, 111Boulez, 75Bourdieu, 79, 80, 81, 109Bouveresse, 102, 109Brisart, 45, 109Bruaire, 39, 109Brunner, 111Caron, 41, 46, 65, 66, 107Castoriadis, 10, 110Céline, 53, 111Châtelet, 41, 102, 104, 109Courtine, 38, 104, 107Cugno, 2, 27, 86, 93, 109, 110

Dantec, 85

Dastur, 43, 47, 107, 108Deleuze, 5, 6, 10, 14, 16, 22, 27, 29, 33, 48, 55, 59,75, 82, 89, 98, 109, 110

Dennett, 110Derrida, 10, 20, 22, 31, 34,46, 47, 48, 49, 50, 51, 60,65, 67, 73, 74, 80, 81, 82,83, 88, 90, 94, 96, 98, 99,102, 103, 104, 108, 109, 110

Desanti, 21, 35, 102, 109Descartes, 33, 39, 100Descombes, 48, 59, 109Dewalque, 108English, 45, 109Faulkner, 50, 59, 60, 63, 111

Flaubert, 60, 63, 111Foucault, 10, 79, 110Franck, 4, 29, 30, 37, 41, 46, 79, 82, 101, 107, 109

Frege, 39, 45, 85, 109Freud, 8, 9, 15, 23Gleize, 54, 61, 109Goetz, 23, 53, 55, 56, 98, 109

Gracq, 10Granel, 39, 107, 108Grondin, 37, 108Haar, 108Handke, 111HEGEL, 6, 8, 11, 26, 39, 43, 94, 97, 109

Heidegger, 1, 4, 5, 7, 8, 9,10, 11, 12, 13, 15, 17, 20,21, 22, 24, 27, 34, 37, 38,39, 40, 41, 42, 43, 44, 45,

178

46, 47, 48, 49, 50, 51, 52,55, 57, 60, 61, 65, 66, 67,70, 73, 74, 80, 81, 82, 83,84, 88, 89, 90, 91, 92, 94,95, 100, 101, 103, 104, 107, 108, 109, 110

Henry, 15, 24, 26, 30, 66, 91, 109, 110

Hugo, 60, 63, 111Husserl, 10, 17, 20, 21, 24,29, 30, 33, 34, 35, 37, 39,41, 45, 49, 65, 66, 69, 70,77, 83, 84, 94, 102, 103, 107, 108, 109, 110, 111

Jaccottet, 111Jacob, 14, 110Janicaud, 20, 98Kacem, 48, 110Kant, 8, 9, 26, 27, 33, 38, 40, 83, 86, 107, 108, 109

Kierkegaard, 5, 21, 33, 49, 76, 77, 88, 90, 92, 94, 100, 101, 108, 110

LACAN, 10, 52, 61, 62, 86, 91, 96

Lacoue-Labarthe, 44, 54Lalucq, 55, 109Laruelle, 22, 46, 52, 86, 104, 109

Le Clézio, 6, 111Le Corbusier, 55, 56, 98Leibniz, 33, 39, 89, 104Lestel, 14, 15, 109Levinas, 10, 24, 33, 60, 100, 108, 111

Loraux, 110Lyotard, 10Machiavel, 15Malabou, 2, 5, 8, 11, 26, 43, 44, 48, 50, 52, 61, 89,107, 109

Mallarmé, 111

Malraux, 59, 74Marion, 20, 31, 41, 44, 48, 49, 55, 69, 99, 100, 108, 109, 110

Marx, 8, 9, 10, 23, 77, 78, 80, 109, 110

Mattéi, 38, 107, 108Melville, 59, 60, 111MERLEAU-PONTY, 52, 59, 91Meschonnic, 110Michon, 63Millecam, 59Mozart, 75Musil, 111Nancy, 2, 8, 10, 12, 20, 23,31, 32, 47, 52, 54, 55, 56,57, 61, 76, 77, 80, 82, 91,94, 109, 110

Nerval, 111Newton, 83Nietzsche, 8, 9, 23, 29, 30,37, 77, 79, 101, 108, 109

Parfit, 28, 29, 31Pascal, 49, 95, 108Patocka, 17Petitot, 30Platon, 38, 83, 94, 99, 108Politis, 101, 110Ponge, 6Proust, 59, 60, 111Richir, 17, 18, 20, 34, 36, 41, 98, 110

Ricoeur, 10, 22, 28, 111Rilke, 59, 111Rosenfield, 111Roth, 111Salanskis, 14, 17, 24, 30, 51, 52, 82, 103, 110, 111

Sartre, 74, 87, 108Schelling, 61, 109Schnell, 34, 83, 107Sebbah, 2, 35, 111

179

Simondon, 14, 44, 110Spinoza, 39Stendal, 63Stiegler, 5, 14, 19, 21, 25,44, 47, 70, 72, 76, 85, 110, 111

Taminiaux, 107, 110Tolkien, 111Valéry, 50, 76

Vattimo, 108Wagner, 103, 110Walser, 60, 111Weber, 105, 108Weil, 108Wittgenstein, 39, 66, 89, 109

Zizek, 52, 92, 110

180

Bibliographie

Ouvrages de Heidegger

1. Cités.

Etre et Temps, trad. Martineau, éd. Hors commerce, Authentica, 1985. Etre et Temps, trad. François Vezin, Paris 1986, Gallimard nrf. Kant et le problème de la métaphysique, trad. Waelhens et Biemel, Paris 1953,Tel Gallimard.Qu’est-ce qu’une chose, trad. Reboul et Taminiaux, Paris 1971, TelGallimard. Introduction à la métaphysique, trad. Gilbert Kahn, Paris 1967, Tel Gallimard.Holzwege, Frankfurt am Main 1950, Vittorio Klostermann, enparticulier „Der Ursprung des Kunstwerkes“ (1935/36) et „Die Zeit desWeltbildes“ (1938). Chemins qui ne mènent nulle part, trad. Brokmeier, Paris 1962, TelGallimard. Questions III et IV, Tel Gallimard, trad. 1966 et 1976, en particulierTemps et Etre. Acheminement vers la parole, trad. Beaufret, Brokmeier et Fédier, enparticulier « La parole » (1950/51) et « Entretien avec un japonais », Paris 1976,Tel Gallimard. Essais et conférences, en particulier « La chose », « Bâtir, habiter, penser », et« L’homme habite en poète », trad. André Préau, Paris 1958, TelGallimard.

2. Consultés.

Le principe de raison, trad. André Préau, Paris 1962, Tel Gallimard.Qu’appelle-t-on penser, trad. Becker et Granel, Paris, PUF, 1959,Quadrige.

Ouvrages et articles consacrés à Heidegger

1. Cités.

Caron (Maxence), Heidegger, pensée de l’être et origine de la subjectivité, Paris2005, Cerf, La nuit surveillée. Courtine (Jean-François), « Sens de la question et question du sens », in JFMattéi, Heidegger, L’énigme de l’être, Paris 2004, PUF, Débatsphilosophiques.

181

Dastur (Françoise), Présent, présence et événement selon Heidegger,intervention donnée au colloque « Heidegger, le danger et la promesse » àStrasbourg. Franck (Didier), Heidegger et le problème de l’espace, Paris 1986, Minuit, Arguments. Franck (Didier), Heidegger et le christianisme, L’explication silencieuse, Paris 2004,PUF, Epiméthée. Malabou (Catherine), Le change Heidegger, Paris 2004, Léo Scherer, Nonet non.Schnell (Alexandre), Les différents niveaux du temps chez Husserl et Heidegger,intervention donnée au colloque « Actualité et postérité des leçons sur laphénoménologie de la conscience intime du temps de Husserl », à l’ENS de Paris.

2. Consultés.

Cahier de l’Herne « Martin Heidegger », Paris, 1983. Alleman (Béda), Hölderlin et Heidegger, Paris 1954, PUF, Epiméthée. Courtine (Jean-François), Heidegger et la phénoménologie, Paris 2000, Vrin,Bibliothèque d'histoire de la philosophie. Dastur (Françoise), Heidegger et la question du temps, Paris 1999, PUF,PhilosophiesDastur (Françoise), La phénoménologie en questions : Langage, altérité, temporalité,finitude, Paris 2004, Vrin, Problèmes et controverses. Dastur (Françoise), Temps de la conscience et temps de l’être, interventiondonnée au colloque « Actualité et postérité des leçons sur la phénoménologie de laconscience intime du temps de Husserl », à l’ENS de Paris. Derrida (Jacques), Heidegger et la question, Paris 1993, Flammarion,Champs. Dewalque (Arnaud), Heidegger et la question de la chose, Esquisse d’une lectureinterne, Paris 2003, L’Harmattan (205 p) Granel (Gérard). Etudes, Paris 1995, Galilée, La philosophie eneffet. Grondin (Jean), Le tournant dans la pensée de Martin Heidegger, Paris 1987,PUF, Epiméthée. Haar (Michel), Le chant de la terre, Paris, 1987, L’Herne. Marion (Jean-Luc), Réduction et donation. Recherches sur Husserl, Heidegger et laphénoménologie, Paris 1989, PUF, Epiméthée. Mattéi (Jean-François), Heidegger et Hölderlin, Le quadriparti, Paris 2001,PUF, Epiméthée. Mattéi (Jean-François), La quadruple énigme de l’être, in JF Mattéi,Heidegger, L’énigme de l’être, Paris 2004, PUF, Débats philosophiques. Vattimo (Gianni), Introduction à Heidegger, 1985, Cerf.

Autres ouvrages ou articles

1. Auteurs classiques

182

a. Cités.

Bergson (Henri), Matière et mémoire, Paris 1896, rééd. 19, PUF Quadrige.Husserl (Edmund), La crise des sciences européennes et la phénoménologiefondamentale, trad. Granel, Paris 1976, Tel Gallimard.Husserl (Edmund), Recherches logiques, trad. Elie, Kelkel et Schérer,PUF, 1969-1974. Kant (Emmanuel), Critique de la raison pure, Edition publiée sous ladirection de Ferdinand Alquié, Paris 1980, Gallimard, Folio Essais.Levinas (Emmanuel), De l’existence à l’existant, édition 1963, Paris, Vrin,Bibliothèque des textes philosophiques. Pascal (Blaise), Pensées. Platon, Euthyphron, trad. Dorion, Paris 1997, Flammarion, Champs. Weber (Max), Le savant et le politique245.

b. Consultés.

Kant (Emmanuel), Critique de la faculté de juger, Traduction AlexisPhilonenko, 1993, Bibliothèque des textes philosophiques. Kierkegaard (Sören), Ou bien… ou bien, trad. Prior et Guignot, Paris1943, Tel GallimardKierkegaard (Sören), Miettes philosophiques, Le concept de l’angoisse, La maladie àla mort, trad. Ferlov et Gateau, Paris 1990, Tel Gallimard. Nietzsche (Friedrich), Ainsi parlait Zarathoustra, trad. Goldschmidt, Paris1983, Poche. Nietzsche (Friedrich), Par delà bien et mal, trad. Wotling, Paris 2000,Garnier Flammarion. Nietzsche (Friedrich), Le Gai Savoir, trad. Wotling, Paris 1997, revueen 2000, Garnier Flammarion. Sartre (Jean-Paul), L’être et le néant, Essai d’ontologie phénoménologique,Première édition, 1943, rééd. Paris 1976, Tel Gallimard. Weil (Simone), La pesanteur et la grâce, rééd. 1993, Pocket, Agora.

2. Auteurs contemporains

a. Cités

Althusser (Louis), (sous la direction de), Lire «  le capital », Paris 1965,et en particulier « Du « Capital » à la philosophie de Marx », rééd. 1996,PUF, Quadrige.Barbaras (Renaud), Le désir et la distance, Introduction à une phénoménologie de laperception, Paris 1999, Vrin, Problèmes et controverses.

245 Ces deux ouvrages ont été cités en référence à leur esprit général. Aucuneédition précise n’est donc évoquée.

183

Benoist (Jocelyn), Autour de Husserl, L’Ego et la raison, Paris 1996, Vrin,« Bibliothèque d'histoire de la philosophie ».Benoist (Jocelyn), Kant et les limites de la synthèse, Paris 1996, PUF,EpiméthéeBenoist (Jocelyn), Entre acte et sens, recherches sur la théorie phénoménologique dela signification, Paris 2002, Vrin, Problèmes et Controverses.Benoist (Jocelyn), Les limites de l’intentionalité, Paris 2005, Vrin,Problèmes et controverses.Bensussan (Gérard), Mythe et commencement : Schelling et Heidegger,intervention donnée au colloque « Heidegger, le danger et la promesse » àStrasbourg. Bernet (Rudolf), Conscience et existence, Paris 2004, PUF, Epiméthée. Bitbol (Michel), L’aveuglante proximité du réel, Paris 1998, Flammarion,Champs.Bourdieu (Pierre), Méditations Pascaliennes, Paris 1997, Seuil, Pointsessais.Bouveresse (Jacques), La force de la règle, Wittgenstein et l’invention de la nécessité,Paris 1987, Minuit, « Critique ». Brisart (Robert) (dirigé par), Husserl et Frege, les ambiguïtés de l’anti-psychologisme, Vrin, Problèmes et controverses. Bruaire (Claude), L’être et l’esprit, Paris 1983, PUF, Epiméthée. Châtelet (Gilles), Les enjeux du mobile, Paris 1990, Cugno, Au cœur de la raison, Paris 1999, Seuil, Le temps de penser.Deleuze (Gilles), Le pli, Paris 1988, Minuit, « Critique ».Derrida (Jacques), La voix et le phénomène, Paris 1967, PUF.Derrida (Jacques), L’écriture et la différence, Paris 1967, Seuil, Pointessais. Derrida (Jacques), Le toucher, Jean-Luc Nancy, Paris 2000, Galilée, Laphilosophie en effet.Desanti (Jean Toussain), Les idéalités mathématiques, Paris 1968, Seuil,Ordre Philosophique. Descombes (Vincent), Le complément du sujet, Enquête sur le fait d’agir de soi-même,Paris 2004, Gallimard, Essais. English (Jacques), Le vocabulaire de Husserl, Paris 2002, Ellipses. Franck (Didier), Chair et Corps dans la phénoménologie de Husserl, Paris 1981,Minuit, « Critique ».Franck (Didier), Nietzsche et l’ombre de Dieu, Paris 1998, PUF, Epiméthée.Frank (Didier), Dramatique des phénomènes, Paris 2001, PUF, Epiméthée.Gleize (Jean-Marie) (entretien avec), Prétexte, Hors Série 9http://pretexte.club.fr/revue/entretiens/discussions-thematiques_poesie/discussions/jean-marie-gleize.htm. Goetz (Benoît), La dislocation, Architecture et philosophie, Paris 2001,Verdier.Henry (Michel), Incarnation. Une philosophie de la chair, Paris 2000, Seuil.Laruelle (François), Principes de la non-philosophie, Paris 1996, PUF,Epiméthée.

184

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b. Consultés.

Badiou (Alain), L’être et l’événement, Paris 1988, Seuil, L’ordrephilosophiqueBadiou (Alain), L’aveu du philosophe, http://ciepfc.rhapsodyk.net/article.php3?id_article=40.

185

Bensussan (Gérard), « Messianisme, messianicité, messianique: pour quoi faire, pourquoi penser?», dans J. Benoist et F. Merlini, Une histoire de l'avenir, Paris2004, Vrin, Problèmes et controverses. Bernet, La vie du sujet, recherches sur l’interprétation de Husserl dans laphénoménologie, Paris 1994, PUF, Epiméthée.Berque (Augustin), Ecoumène, Paris 2000, Belin, Mappemonde. Bitbol (Michel), Mécanique quantique, une introduction philosophique, Paris1996, Flammarion, Champs.Castoriadis (Cornélius), L’institution imaginaire de la société, Paris, 1999,Seuil, Points Essais. Cugno, L’existence du mal, Paris 2002, Seuil, Points Essais.Cugno (Alain), La blessure amoureuse, Paris 2004, Seuil, Le temps depenser.Deleuze (Gilles) et Guattari (Félix), Mille Plateaux, Paris 1980,Minuit, « Critique ».Deleuze (Gilles) et Guattari, « Qu’est-ce que la philosophie ? », Paris 199,Minuit, « Critique ».Dennett (Daniel), La conscience expliquée, Paris 1993, Odile Jacob,Philosophie. Derrida (Jacques), De la grammatologie, Paris 1967, Minuit,« Critique ».Derrida (Jacques), Spectres de Marx, Paris 1993, Galilée, La philosophieen effet.Foucault (Michel), Archéologie du savoir, Paris 1969, Gallimard,Bibliothèque des sciences humaines.Henry (Michel), Phénoménologie matérielle, Paris 1990, PUF, Epiméthée.Henry (Michel), C’est moi la Vérité. Pour une philosophie du christianisme, Paris1996, Seuil,Kacem (Mehdi Belhadj), Introduction à « L’être et l’événement »,http://antiscolastique.free.fr/html/index_avecchap_txt01c01.htm etp. suivantes. Kacem (Mehdi Belhadj), Entretien avec Slavoj Zizek, http://antiscolastique.free.fr/html/index_entretiens_p01.htm et p.suivantes. Loraux (Patrice), Le tempo de la pensée, Paris 1993, Seuil, La librairiedu XX siècle. Marion (Jean-Luc), Prolégomènes de la charité, Paris 1991, La différence,Mobile matière. Meschonnic (Henri), Célébration de la poésie, Paris 2001, Verdier.Meschonnic (Henri), Politique du rythme, politique du sujet, Paris 1995,Verdier.Nancy (Jean-Luc), Etre singulier-pluriel, Paris 1996, Galilée, Laphilosophie en effet.Nancy (Jean-Luc), La pensée dérobée, Paris 2001, Galilée, La philosophieen effet.

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187