“Le Monde à son image: le cinéma et le mythe d’Icare [Guest Lecture].”
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Le monde à son imageIcare et le mythe du cinéma total
Blandine Joret, [email protected] || Universiteit van Amsterdam
Le réalisme intégral
Kon-Tiki est le plus beau des films mais il n'existe pas! Comme des ruines dont quelques pierres émoussées
suffisent à faire lever les architectures et les sculptures disparues, les images qu'on nous propose sont ce vestige
d'une œuvre virtuelle dont on ose à peine rêver.
André Bazin (1954). “Le cinéma et l’exploration.” Qu’est-ce que le cinéma? Paris: Editions du cerf, 2008: p. 31
Le réalisme intégral[…] ces rares images au milieu d’un flot de pellicule
presque sans intérêt objectif sont comme des épaves inestimables et bouleversantes sur la houle monotone de
l’océan. Elles ont la beauté des ruines, érodées par le temps, le vent et le soleil. C’est que leur délabrement n’est
pas ressenti comme un manque, les immenses lacunes de ces films sont en réalité un plein, le plein de l’aventure humaine dont elle ne témoignent si pleinement que par
leur vide.
André Bazin. “L’évolution du film d’exploration.” Monde nouveau (1955): p. 259
Le réalisme intégral
L’image peut être floue, déformée, décolorée, sans valeur documentaire, elle procède par sa genèse de l’ontologie
du modèle : elle est le modèle.
André Bazin (1954). “Ontologie de l’image photographique” Qu’est-ce que le cinéma? Paris: Editions du cerf, 2008: p. 14
Le réalisme intégral
Car le film n’est pas constitué seulement par ce qu’on voit. Ses imperfections témoignent de son authenticité, les
documents absents sont l’empreinte négative de l’aventure, son inscription en creux.
André Bazin (1954). “Le cinéma et l’exploration.” Qu’est-ce que le cinéma? Paris: Editions du cerf, 2008: p. 34
Le requin dans le cinéma
Ce n’est pas tant la photographie du requin que celle du danger.
André Bazin (1954). “Le cinéma et l’exploration.” Qu’est-ce que le cinéma? Paris: Editions du cerf, 2008: p. 32
Le requin dans le cinémaCe que le film enregistre c'est la répétition d'événements qui ont dû ou qui ont pu, selon toute vraisemblance, se
produire de la même façon en l'absence de toute caméra. Ce principe interdit naturellement les fantaisies du genre
"lutte à mort avec un requin". Non qu'à la limite l'événement soit inconcevable mais parce que sa répétition
serait la négation du péril qui en fait justement le pathétique. Ou le requin est inoffensif et c'est une ignoble comédie, ou il est dangereux et l'opérateur qui continue de
filmer est coupable de ne pas porter secours à une personne en danger.
André Bazin. “Le monde du silence: Icare sous-marin.” Radio Cinéma Télévision, 26/02/1956
Le requin dans le cinémaTHR: Why do you think it took so long to bring Kon-Tiki to the screen?
Rønning: Shooting on water is always difficult.Sandberg: We wanted the film to be this exotic experience and to
show people the wonder of nature. So I would say that the wildlife is very important to the story. To make a whale shark and the other
sharks CGI needed to be at a certain level. Personally we had never seen sharks in movies that we felt were one hundred percent life-like.Rønning: The reason why it worked so well in Jaws is because you
basically never see the shark. We had to have it on deck and everything. So I think that was part of the reason it hadn’t been made
before because it would have been too expensive.
<http://www.hollywoodreporter.com/news/kon-tiki-directors-discuss-making-447386>
Le requin dans le cinéma
Tous les perfectionnements que s’adjoint le cinéma ne peuvent donc paradoxalement que le rapprocher de ses
origines. Le cinéma n’est pas encore inventé.
André Bazin. “Le mythe du cinéma total.” Qu’est-ce que le cinéma? Paris: Editions du cerf, 2008: p. 23
La réalité en creux
Car le film n’est pas constitué seulement par ce qu’on voit. Ses imperfections témoignent de son authenticité, les
documents absents sont l’empreinte négative de l’aventure, son inscription en creux.
André Bazin (1954). “Le cinéma et l’exploration.” Qu’est-ce que le cinéma? Paris: Editions du cerf, 2008: p. 34
La réalité en creux
Tu ne te feras point d’image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux,
qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre. Tu ne te prosterneras point devant elles,
et tu ne les serviras point […] (Exode 20:4-5)
La réalité en creux
Vanité désormais que la condamnation pascalienne puisque la photographie nous permet d’une part d’admirer
dans sa reproduction l’original que nos yeux n’auraient pas su aimer et dans la peinture un pur objet dont la
référence à la nature a cessé d’être la raison.
André Bazin, “Ontologie de l’image photographique.” Qu’est-ce que le cinéma? Paris: Editions du cerf, 2008: p. 17
La réalité en creux
Tous les arts sont fondés sur la présence de l’homme; dans la seule photographie nous jouissons de son
absence. Elle agit sur nous en tant que phénomène “naturel”, comme une fleur ou un cristal de neige dont la
beauté est inséparable des origines végétales ou telluriques.
André Bazin, “Ontologie de l’image photographique.” Qu’est-ce que le cinéma? Paris: Editions du cerf, 2008: p. 13
La réalité en creux
Assurément il y a un aspect dérisoire dans la critique du Monde du Silence. Car enfin les beautés du film sont d'abord de celles de la nature et autant donc vaudrait
critiquer Dieu. Tout au plus de ce point de vue nous est-il permis d'indiquer que ces beautés, en effet, sont
ineffables et qu'elles constituent la plus grande révélation que notre petite planète ait faite à l'homme depuis les
temps héroïques de l'exploration terrestre.
Bazin, André. “Le monde du silence.” France observateur, 01/03/1956
L’inventeur du cinémaLes fanatiques, les maniaques, les pionniers désintéressés, capables
comme Bernard Palissy de brûler leurs meubles pour quelques secondes d’images tremblotantes, ne sont ni des industriels, ni des savants mais des possédés de leur imagination. Si le cinéma est né, c’est de la convergence de leur obsession: c’est-à-dire d’un mythe,
celui du cinéma total. [...] Certes, on trouverait sans doute d’autres exemples, dans l’histoire des techniques et des inventions, de la convergence des recherches, mais il faut distinguer celles qui
résultant précisément de l’évolution scientifique et des besoins industriels (ou militaires) de celles qui, de toute évidence, les
précèdent. Ainsi le vieux mythe d’Icare a dû attendre le moteur à explosion pour descendre du ciel platonicien. Mais il existait dans
l’âme de tout homme depuis qu’il contemplait l’oiseau.
André Bazin. “Le mythe du cinéma total.” Qu’est-ce que le cinéma? Paris: Editions du cerf, 2008: p. 24
“Le poisson se fait oiseau”
La beauté de ce Monde du silence n'est pas seulement d'ordre picturale ou pittoresque, elle découle de la
satisfaction d'un immémorial désir humain: l'affranchissement de la pesanteur. Il se pourrait que le
rêve d'Icare ait commencé avec sa chute dans l'océan. Le ciel était à nos pieds; il commence de nous révéler ses
merveilles.
Bazin, André. “Le monde du silence: Icare sous-marin.” Radio Cinéma Télévision, 26/02/1956
“Le poisson se fait oiseau”
Dans l’admirable tableau de Breughel, Icare tombant à l’eau dans l’indifférence agreste préfigure Cousteau et ses
compagnons plongeant au large de quelque falaise méditerranéenne, ignorés du paysan qui gratte son champ
en les prenant pour des baigneurs.
Bazin, André. “Le monde du silence.” France observateur, 01/03/1956
“Le poisson se fait oiseau”
Grâce au cinéma, le "monde" du peintre n'est plus une métaphore, "entrer dans son univers", le privilège du
spectateur sensible et cultivé, l'imaginaire picturale est devenu la réalité de notre perception. L'oreille coupée de Van Gogh existe quelque part dans ce monde qui nous
requiert inévitablement.
André Bazin. “A propos de Van Gogh: L’espace dans la peinture et le cinéma.” Arts vol. 210 (1949)
“Le poisson se fait oiseau”
Le paysage de Van Gogh écarte la nature pour s'y substituer trois soleils à la fois, s'il plait au mentor de les
assembler dans la suite de ses images qui tournaient irréfutablement dans cette nouvelle cosmologie
esthétique.
André Bazin. “A propos de Van Gogh: L’espace dans la peinture et le cinéma.” Arts vol. 210 (1949)
“Le poisson se fait oiseau”
[…] le montage reconstitue une unité temporelle horizontale, géographique en quelque sorte, quand la
temporalité du tableau - pour autant qu’on lui en reconnaisse - se développe géologiquement, en
profondeur.
André Bazin. “Peinture et cinéma.” Qu’est-ce que le cinéma? Paris: Editions du cerf, 2008: p. 188
“Le poisson se fait oiseau”
Tout se pose comme si la peinture ne devenait réellement soluble dans la durée qu’après avoir subi une mutation de
ses structures spatiales sous l’action du cinéma.
André Bazin. “A propos de Van Gogh: L’espace dans la peinture et le cinéma.” Arts vol. 210 (1949)
“Le poisson se fait oiseau”
Comme un lichen né de la symbiose de l’algue et du champignon, la combinaison du cinéma et de la peinture a
donné ici naissance à un être esthétique nouveau, son ontologie nous éclairera peut-être sur quelques lois
fondamentales de l’existence de la peinture et du cinéma.
André Bazin. “A propos de Van Gogh: L’espace dans la peinture et le cinéma.” Arts vol. 210 (1949)
L’écran centrifugeToute peinture se définit par rapport à un cadre, au moins virtuel,
qui creuse en quelque sorte dans le monde le trou du peintre, réserve dans le macrocosme naturel, le microcosme de l'artiste. Ce qui revient à constater que le cadre du tableau est orienté de
l'extérieur, vers l'intérieur, qu'il définit un espace centripète hétérogène au fond qui l'entoure. Tout en contraire, l'écran, en
dépit d'une apparente similitude avec le cadre du tableau, entretient avec l'image des rapports essentiellement opposés.
L'écran de cinéma n'est pas un cadre, mais un cache, il ne sert pas à montrer, mais à réserver, à isoler, à choisir. […] Ainsi alors que le
cadre oriente l'espace clos du tableau vers l'intérieur, l'écran diffuse au contraire l'espace de l'image cinématographique à
l'infini: il est centrifuge.
André Bazin. “A propos de Van Gogh: L’espace dans la peinture et le cinéma.” Arts vol. 210 (1949)
L’écran centrifugeA centripetal force is that by which bodies are drawn or impelled, or
any way tend, towards a point as to a center. Of this sort is gravity […]
A stone, whirled about in a sling, endeavors to recede from the hand that turns it. […] That force which opposes itself to this endeavor, and by which the sling continually draws back the stone towards the hand, and retains it in orbit, because it is directed to the hand as the center of the orbit, I call the centripetal force. And the same thing is to be understood of all bodies, revolved in any orbits. They all endeavor to
recede from the centers of their orbits; and were it not for the opposition of a contrary force which retains them to, and detains them in their orbits, which I therefore call centripetal, would fly off in right
lines, with a uniform motion.
Isaac Newton (1687). Newton’s Principia: The Mathematical Principles of Natural Philosophy. Trans. Andrew Motte. New York: Daniel Adee (1846): p. 74
L’écran centrifuge
[…] de l'eau considérée comme une autre moitié de l'univers, milieu à trois dimensions, plus stable et homogène d'ailleurs
que l'aérien et dont l'enveloppement nous affranchit de la pesanteur.
André Bazin. “Le monde du silence.” France observateur, 1/03/1956
Icare au cinémaC'est finalement la science plus forte que notre imagination qui devrait, en révélant à l'homme ses virtualités de poisson, réaliser le vieux mythe du vol, bien davantage satisfait par le
scaphandre autonome que par la mécanique bruyante et collective de l'avion aussi bête qu'un sous-marin, aussi
dangereux qu'un scaphandre à tuyaux et à casque. [..] Il n'était que d'être affranchi d'abord de cette pesanteur à l'envers qu'est le principe d'Archimède, puis d'être accordé par le modificateur de pression à la pression ambiante pour se trouver non plus dans la situation fugace et périlleuse du
plongeur, mais dans celle de Neptune, maître et habitant de l'eau. L'homme enfin volait avec ses bras!
André Bazin. “Le monde du silence.” France observateur, 1/03/1956
Icare au cinéma
Un jour viendra sans doute où nous serons blasés de ces moissons d'images inconnues. Encore que le
bathyscaphe nous promette bien des découvertes. Ce sera tant pis pour nos! En attendant, profitons-en.
André Bazin. “Le monde du silence.” France observateur, 1/03/1956
Icare au cinémaSi le cinéma en relief dépasse un jour comme il est probable le
stade de la simple curiosité scientifique, il ne lui suffira pas de
nous épater en dirigeant sur la salle la lance d'arrosage du
jardinier. Il devra y avoir aussi loin de ce cinéma futur aux
anaglyphes que de l'Entrée du train en gare de La Ciotat à la
séquence de la locomotive dans La bête humaine. Franchissons
donc allègrement ce pas nouveau et décisif vers le cinéma total.
André Bazin. “Un nouveau stade du cinéma en relief : Le relief en équations.” Radio cinéma télévision, 20/07/1952: p. 5