Le cinéma marginal brésilien

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Université Paris 8 VINCENNES ST DENIS UFR Arts, Philosophie, Esthétique Mention Cinéma et Audiovisuel Spécialité Valorisation des Patrimoines Mémoire État de Lieu “Le Cinéma Marginal Brésilien” Liciane TIMOTEO DE MAMEDE mai 2015

Transcript of Le cinéma marginal brésilien

Université Paris 8 VINCENNES ST DENISUFR Arts, Philosophie, EsthétiqueMention Cinéma et Audiovisuel

Spécialité Valorisation des Patrimoines

Mémoire État de Lieu

“Le Cinéma Marginal Brésilien”

Liciane TIMOTEO DE MAMEDE

mai 2015

1. Qu'est-ce que c'est le Cinema Marginal?

1.1. Les origines cinémanovistes

Dans le milieu des années 1960, lorsque le Cinema Novo aspire à établir un dialogue plus

proche avec le public brésilien, son côté plus audacieux sera mis à l'écart par les réalisateurs

appartenant au groupe central du mouvement1. Ces derniers vont désormais chercher à faire des

films en mesure d'être accueillis par les circuits commerciaux. Ainsi, après l'expérience radicale de

Terra en Transes (Terra em Transe, 1967), Glauber Rocha va tourner son prochain film, Antonio das

Mortes (O Dragão da Maldade Contra o Santo Guerreiro, 1969), en couleur et en racontant son

histoire d'une façon linéaire et plutôt didactique. Dans une lettre au réalisateur brésilien Carlos

Diegues, c'est Glauber Rocha lui-même qui va avouer ses intentions commerciales par rapport à

Antonio das Mortes (qui lui avait rapporté le prix de la meilleure mise en scène au Festival de

Cannes de 1969) : “ (...) je fais un film avec une structure commerciale dans le but de rapporter de

l'argent et les mecs [les critiques de cinéma étrangers2] qui m’ont descendu en flammes par rapport

à Terre en Transes me disent que celui-ci [Antonio das Mortes] est mon meilleur film ”3.

L'entreprise du Cinema Novo dans le cinéma en couleur est vu par quelques historiens du

cinéma brésilien comme une sorte de tentative de se rapprocher du public (RAMOS, 1987, p. 27).

Pourtant, même avant l'arrivée des premiers films en couleurs4, les discours des réalisateurs

cinémanovistes avaient déjà pris un cours divers que celui évoqué par Glauber Rocha dans le

manifeste séminal du mouvement, L'Esthétique de la violence5, apparu lors de la deuxième phase du

Cinema Novo. Gustavo Dahl (réalisateur du Cinema Novo dont le point de vue sur le cinéma

brésilien et son rôle économique deviendra un point de repère pour l'idéologie cinématographique

dominante pendant les années 1970) avait publié en 1966 un article où il défendait un modèle de

production plutôt industriel pour le cinéma brésilien (Ramos, 1987, p. 27). Une année auparavant,

en 1965, onze réalisateurs du Cinema Novo se sont réunis pour créer une maison de distribution (la

Difilm) afin que leurs films puissent occuper le marché légalement réservé aux films brésiliens

réalisés à ce moment-là6. Ce changement de point de vue par rapport à L'Esthétique de la violence

1 Selon FERREIRA (2001, p. 275), le groupe central du Cinema Novo était constitué par Nelson Pereira dos Santos,Glauber Rocha, Joaquim Pedro de Andrade, Paulo César Saraceni, Leon Hirszman, Ruy Guerra, Gustavo Dahl,Walter Lima Jr., Carlos Diegues, Arnaldo Jabor.

2 Cette lettre est écrite à la suite de la réception critique de Antonio das Mortes au Festival de Cinéma de Cannes en1969.

3 BENTES, Ivana (org.). Glauber Rocha : Cartas ao mundo, São Paulo : Companhia das Letras, 1997. p. 339.4 Le premier film en couleur réalisé par un réalisateur cinémanoviste fut Garota de Ipanema (Leon Hirszman, 1967).5 Cf. ROCHA, Glauber. “L’Esthétique de la violence”. In: Positif, n. 73, fev. 1966.6 Une loi fédérale passée en 1963 réservait aux films brésiliens 56 jours par an de projection dans chaque salle de

cinéma du pays.

1

apparaît aussi dans les entretiens donnés par Glauber Rocha et Carlos Diegues (ce dernier étant

aussi considéré comme un des principaux porte-parole international du Cinema Novo) aux Cahiers

du Cinéma à la fin des années 19607.

Dans son entretien Glauber déclare aux Cahiers à propos de la Difilm : “ (...) il n'y est pas

question de travailler seulement avec les salles de cinéma art et essai car il faut faire face à la

production étrangère ”8. Or, quatre ans auparavant, il avait affirmé dans L'Esthétique de la violence :

“ le Cinema Novo se marginalise de l’industrie parce que le compromis du Cinéma Industriel est du

côté du mensonge et de l’exploitation” (referência). À son tour, dit Carlos Diegues aux Cahiers en

1970 : “ Les choses ont beaucoup changé. Le Cinema Novo n'existe plus, du moins sous la forme où

vous le connaissez. C'est fini ”9. De plus, dans ce même entretien, Diegues s'est fait le chantre

d’améliorations des conditions cinématographiques au Brésil, tandis que le pays vivait la période la

plus stricte de la dictature militaire : “ Nous avons actuellement des ressources pour le cinéma

comme nous n'en avons jamais eu et comme je doute qu'il y en ait pour n'importe quel autre pays en

dehors des États-Unis et de l'Europe ”10. Selon le discours de Diegues, devenir une industrie serait le

destin naturel du Cinema Novo, tandis que les réalisateurs qui prennent un chemin davantage

marginal sont vus par lui comme moralistes.

(…) certains d'entre nous se demandent pourquoi continuer à faire des films pour lepublic classique, et sont d'avis de faire carrément des films marginaux. Ce qui m'angoisse,c'est qu'il s'agît (...) de la formule même du démarrage du Cinema Novo. Et je medemande si on verra toujours ce même mouvement cyclique (les jeunes commençant àfaire des films avec des moyens limités, puis arrivant à l'industrie, jusqu'à ce que toutrecommence avec la génération suivante)... Auquel cas, les films marginaux nereprésentent qu'une attitude moraliste.11

Dans un célèbre article paru en 1970, Glauber Rocha appelle “ Udigrudi ” (de façon tout à

fait péjorative) le cinéma réalisé par “ [Andrea] Tonacci, [Rogério] Sganzerla, [Júlio] Bressane,

Neville [D'Almeida] et d'autres cinéastes moins doués ”12. Le mot “udigrudi” est une approximation

de la prononciation brésilienne de l'anglais “ underground ”. Glauber accuse ces réalisateurs de faire

de l' “ attirail tropicaliste ”. Il va plus loin en disant que l' “Udigrudi” est un avortement et que la

tentative de “coup udigrudiste” n'annonce qu'une vieille nouvelle: faire du cinéma pas cher avec une

7 L'interview avec Glauber Rocha a été publiée dans l'édition de juillet-août 1969 et celle avec Carlos Diegues estapparue dans l'édition de novembre-décembre 1970.

8 DELAHAYE, Michel et al. “ Entretien avec Glauber Rocha ”, in Cahiers du Cinéma. n. 214, juil-août, 1969. p. 22-41.

9 AUMONT, Jacques et al. “ Entretien avec Carlos Diegues ”, in Cahiers du Cinéma. n.225, nov-déc, 1970. p. 44-55.10 Ibid, p. 50.11 Ibid, p. 49.12 ROCHA, Glauber. “Udigrudi: uma velha novidade”. In: Arte em Revista n. 5 (Kairos, São Paulo, mai 1981).

2

caméra à la main et une idée dans la tête13. Polémiste, Glauber dit encore que le seul film marginal

réalisé au Brésil était son film Cancer (Câncer, réalisé en 1968 et monté seulement en 1972), qui a

été tourné en 16 mm et où il continue à développer les mêmes thèmes et expérimentations formelles

de Terre en Transes (1967). Il tient à attaquer toutes prétentions de réussite de ce genre de films

auprès du public :

Câncer était un film où il n'y avait aucun sens de le tourner en couleur ou en 35 mm. Il nes'agît pas d'un film commercial, je ne l'ai pas fait pour être montré en salles. Je l'ai faitpour m'amuser avec mes amis... Je ne pouvais le réaliser qu'avec une Éclair 16 mm. Si jel'avais fait en 35 mm, personne ne s’y serait intéressé. Et il aurait coûté trop cher pourn'intéresser que la critique et les groupes fermés ou encore juste pour circuler dans lescinéclubs et n'avoir aucun intérêt pour le grand public.14

Carlos Diegues tient encore à attirer l'attention à propos du danger que représente ce cinéma-là :

(…) pour en revenir aux jeunes metteurs en scène brésiliens (…) à mon avis certains ontcomplètement tort : ils veulent faire au Brésil un cinéma " underground ", hippie, uncinéma de l'absurde, de l'angoisse existentielle, un cinéma irresponsable et dangereux parrapport au Brésil parce qu'il est finalement escapiste en faisant semblant d'êtrerévolutionnaire. C'est un cinéma très dans le vent par rapport à l'avant-garde occidentale.Mais en fait ces films sont culturellement très sous-développés : il faut le dire même si çales fâche.15

Ce cinéma-là qui dérange les cinémanovistes et qui commence à être réalisé à partir de 1968

est né depuis une dissidence dans le cœur même du Cinema Novo, ce qui finalement explique la

véhémence des disputes. Au départ, on l'appelle d'une façon assez péjorative “ le cinéma marginal ”

ou “ udigrudi ” (d'après l'article de Glauber Rocha mentionné ci-dessus), même si plus tard le

corpus de ce que l'on va désigner traditionnellement comme “ marginal ” ne va pas être limité aux

films réalisés par les cinéastes dissidents.

Étant donné que le Cinema Novo est un phénomène qui a eu lieu essentiellement à Rio de

Janeiro, ceux que l'on appelle “ les dissidents ” sont plutôt les réalisateurs marginaux appartenant à

cette ville (au départ les plus soumis à l'influence du Cinema Novo). Dans les Cahiers du Cinéma

d'avril 2015, Julio Bressane, dont le premier film (Cara à cara, 1967) fut très influencé par le

Cinema Novo, revient sur cet épisode d'une manière encore amère:

L'Histoire du cinéma brésilien s'arrête en 1969. Après, c'est l'histoire d'un crime. Il s'estfait trois cent cinquante films d'une trentaine de réalisateurs qui ont été passé sous silence,rejetés comme “ cinéma marginal ”. Cinema Marginal ? Aujourd'hui le terme a un certaincharme, un certain prestige, mais à l'époque il était synonyme de désaveu et avait pourconséquence d'exclure ces cinéastes des systèmes de financement. Tous ces réalisateursn'ont pu faire qu'un ou deux films. Tout un groupe de jeunes cinéastes du Cinema Novo

13 Glauber reprends avec ironie justement la devise du Cinema Novo : «Une caméra à la main et une idée dans la tête».14 ROCHA, “Udigrudi: uma velha novidade”, art. cit. 15 AUMONT et al., “Entretien avec Carlos Diegues”, art. cit., p. 49.

3

qui depuis quarante ans font des films. J'ai pu en tourner cinquante-quatre, sans presqueaucune aide de l'État, mais ils n'ont pratiquement pas été vus au Brésil et il s'est passéquarante ans pour qu'une rétrospective se fasse ici, en France.16

L'année 1969 est justement celle de son deuxième film, l'emblématique Il a tué sa famille et

est allé au cinéma (Matou a família e foi ao cinema) qui marque l'écartement définitif de Bressane

par rapport au groupe de Glauber Rocha. Ce film représente une rupture formelle et stylistique avec

le Cinema Novo car il rompt avec un certain didactisme politique incarné aussi par le respect d’une

ligne narrative linéaire.

Il faut souligner que le Cinema Novo en lui-même était déjà éloigné d'une ligne narrative

classique, puisque le cinéma brésilien n'a jamais été partisan du langage classique du cinéma

comme Fernão Ramos l’a fait remarqué17. Pourtant, les réalisateurs dits marginaux vont aller plus

loin et établir une rupture avec la ligne narrative linéaire aussi bien qu'avec la réalité concrète en

faveur d'un univers fictionnel plutôt fantaisiste et absurde. C'est toujours le cas du film Il a tué sa

famille et est aller au cinéma. De plus, ces cinéastes vont adopter un style qu'ils appellent “ sale ”,

ils vont chercher le mal de façon délibérée.

C'est à cause de ses caractéristiques prédominantes que les cinéastes marginaux vont être

accusés d'évasion et d'aliénation par les réalisateurs du Cinema Novo18, bien que leurs films ne

soient pas du tout apolitiques (à titre d'exemple, on peut évoquer les scènes de torture dans le film

de Bressane mentionné ci-dessus).

L'autre figure centrale de ce mouvement (qui pourtant ne va jamais se constituer d'une façon

organisée) est le réalisateur Rogério Sganzerla dont le parcours est crucial pour comprendre les

enjeux qui entourait les marginaux au Brésil à la fin des années 1960.

1.2. Rogério Sganzerla

Originaire de l'état de Santa Catarina (sud du Brésil), Rogério Sganzerla arrive à São Paulo

en 1964 ayant pour but de suivre ses études universitaires. Dès son arrivée, il commence à écrire des

critiques de cinéma pour le quotidien O Estado de S. Paulo, où son talent est assez rapidement

reconnu. En tant que critique de cinéma, Rogério Sganzerla fait l'éloge du Cinema Novo et des ces

16 AZALBERT, Nicolas. “Julio Bressane: La quête de l’origine”. In: Cahiers du Cinéma, n. 710, avril 2015, p. 70.17 RAMOS, Fernão. Cinema Marginal (1968/1973): A Representação em seu Limite. São Paulo: Brasiliense, 1987, p.

134.18 AUMONT et al., “Entretien avec Carlos Diegues”, art. cit., p. 49.

4

films sur un territoire (São Paulo) tout à fait hostile à ce cinéma-là. Sauf quelques rares exceptions,

les réalisateurs de São Paulo étaient tout à fait exclus du groupe du Cinema Novo. Il faut savoir que

dans cette ville le contexte cinématographique était assez distinct de celui de Rio (nous allons y

revenir postérieurement). À ce moment-là, Sganzerla essaie de s'approcher du groupe carioca19.

En 1966, il tourne son premier court-métrage, Documentário qui était déjà un exercice

formel. À São Paulo, il fait la connaissance des producteurs et des jeunes réalisateurs paulistas20. En

1968, soutenu par les producteurs de São Paulo, Sganzerla tourne Le Bandit de la Lumière Rouge

(O Bandido da Luz Vermelha, 1968), aujourd'hui évoqué comme le premier film du Cinema

Marginal et considéré par Ramos comme très influencé par le Cinema Novo, notamment Terre en

transes21. Lorsque le film est terminé, Sganzerla convoque une séance spéciale dans le laboratoire

où le film avait été finalisé à Rio, pour laquelle il invite quelques réalisateurs appartenant au

Cinema Novo. Pourtant, son film est reçu par ces réalisateurs de manière assez froide, ce qui blesse

Sganzerla. À partir de ce moment, le jeune homme arrête d'essayer de se rapprocher des

cinémanovistes et va suivre son propre chemin.

Son deuxième film, A Mulher de Todos [La femme de tous] (1969) sera aussi réalisé à São

Paulo, ce qui lui a assuré une sortie en salles et une relative réussite commerciale. Cette même

année, dans le cadre du Festival de Cinéma de Brasília, Sganzerla présent pour la projection de son

film et Júlio Bressane qui assistait au festival grâce à Il a tué sa famille et est aller au cinéma

(Matou a família e foi ao cinema, 1969), font connaissance. Passionnés l'un pour le film de l'autre,

les jeunes hommes décident de créer une maison de production qui va devenir mythique, la Belair.

Il faut dire que cette société compte également l'actrice Helena Ignez parmi ses membres

fondateurs. Ignez est l’épouse de Sganzerla et a joué dans ces deux premiers longs-métrages.

Dans cette nouvelle société basée à Rio, Sganzerla va investir les ressources qu'il avait

gagné avec les réussites commerciales de ses deux premiers longs-métrages. La Belair est créée en

janvier 1970. Bien qu'elle n'ait duré que trois mois à cause des restrictions de la dictature militaire

brésilienne, pendant cette courte période, Bressane et Sganzerla ont réalisé six longs-métrages et un

film en super-8. Le parcours de Sganzerla est particulier puisqu'il est la pièce de liaison entre les

marginaux de Rio et de São Paulo. Lorsque la Belair est créée, il quitte São Paulo pour Rio.

En février 1970, juste après la publication du célèbre article de Glauber Rocha sur les

marginaux Udigrudi : Uma velha novidade, Sganzerla qui n'avait que 23 ans et Helena Ignez

donnent un entretien également agressif et polémique aux quotidien hebdomadaire de gauche O

19 Carioca ça veut dire originaire du Rio de Janeiro.20 Paulista c'est comme on appele les originaires de São Paulo. 21 RAMOS, op. cit., p. 72.

5

Pasquim. Dans cette interview, Sganzerla accuse le Cinema Novo d'être un mouvement

conservateur :

Je suis contre le Cinema Novo parce que je pense qu'après avoir donné ses meilleursrésultats entre 1962 et 1965, actuellement c'est un mouvement d'élite, un mouvementpaternaliste, conservateur, de droite. (…) Le Cinema Novo est en train de faire ce qu'ilniait en 1962. Le Cinema Novo est passé de l'autre côté. (…) Le Cinema Novo acommencé en 62 et il est fini en 65. C'est exactement au moment où il s’est terminé qu'ila commencé à être connu internationalement et à gagner des prix internationauxs'imposant en tant qu'école cinématographique. Ainsi, le réalisateur qui faisait un film àpartir de ce moment-là, soit il était paternalisé soit marginalisé. J'ai été marginalisé.22

Effectivement, à ce moment-là le Cinema Novo faisait l'unanimité auprès de l'élite

intellectuelle brésilienne. Dans l'interview mentionnée ci-dessus, les journalistes du Pasquim, un

hebdomadaire de gauche, comprenait à peine l'attitude de Sganzerla quand il dénonçait le Cinema

Novo. Personne parmi les intellectuels de gauche n'aurait osé le faire. Parmi les journalistes, il y

avait clairement un certain malaise que l'on peut ressentir à travers les questionnements posés à

Sganzerla.

En 1970, Carlos Diegues a affirmé aux Cahiers du Cinéma “ le Cinema Novo est aussi

important pour le Brésil que le célèbre mouvement moderniste des années 2023 ”24. Il n'est pas

essentiel pour ce travail de savoir s'il avait raison ou tort, mais plutôt de comprendre comment les

réalisateurs du Cinema Novo “ se vendaient ” à une certaine classe moyenne cultivée, celle qui

possédait un pouvoir non-négligeable d'influencer l'opinion publique. Le Cinema Novo était le

cinéma que l'on voulait soutenir grâce aussi à son prestige international bien que ses films n'attirait

pas forcement le public. Ainsi, vers 1970, soutenu par une certaine classe intellectuelle, il n'a pas été

tout à fait difficile pour les partisans du Cinema Novo d'écarter en le méprisant le cinéma qui n'était

pas à leur goût.

1.3. Brésil post-68

Or, puisque le Cinema Marginal n'était pas un mouvement organisé ni homogène (voire

même il ne s'agissait pas du tout d'un mouvement), il n'a pas eu un manifeste où les réalisateurs

22 Entretien avec Rogério Sganzerla dans “Helena – A mulher de todos – e seu homem”, in O Pasquim, n.33, 5-11 fév. 1970. Disponible sur: http://www.contracampo.com.br/27/sganpasquim.htm [consulté le 02/05/2015]

23 Le mouvement moderniste brésilien est né depuis la “Semaine de l’Art Moderne” qui eut lieu à Rio em 1922:semaine de discussions théoriques autour des nouveaux concepts de la peinture, de la musique et de la littérature. Lemouvement moderniste a tourné le dos à la culture académique, en préférant être inspiré par les avant-gardesfuturistes et constructivistes. Les personnalités les plus marquantes en furent les écrivains Mario de Andrade etOswald de Andrade, le peintre Tarsila do Amaral et le musicien Villa-Lobos.

24 AUMONT et al., “Entretien avec Carlos Diegues”, art. cit., p. 50.

6

revendiquaient quelconque proposition. Ainsi, ces cinéastes n'ont jamais dit qu'ils faisaient un

cinéma “ underground ”, “ hippie ”, “ de l'angoisse existentielle ”. C'est justement le contraire, au

départ, ils voulaient s'adresser au public et la réussite commerciale des deux premiers long-métrages

de Rogério Sganzerla, aussi bien que des quelques films marginaux réalisés à São Paulo, prouvaient

que cela pouvait être possible pour certains films.

En réalité, on tentait de comprendre ce qui se passait, de trouver les caractéristiques

communes parmi un certain ensemble de films et de désigner ce drôle de phénomène émergent. Les

réalisateurs du Cinema Novo ont essayé de le faire ainsi que les critiques et les programmateurs de

cinéma de l'époque en rassemblent les films dans quelques festivals et programmations de cinéclubs

par-ci, par-là. Selon Jean-Claude Bernardet, l'un des plus importants historiens du cinéma brésilien,

cette notion d'un Cinema Marginal en tant que mouvement bien démarqué et par opposition au

Cinema Novo que l'on a saisi et que l'on reproduit encore aujourd'hui ne reflète que les disputes

polémiques de l'époque (catálogo do Cinema Marginal).

(…) je crois qu'aujourd'hui c’est un écartement daté [Cinema Novo vs. Cinema Marginal]qui au lieu d'enrichir notre compréhension des films, la réduit. En outre, cetteinsatisfaction n'est pas nouvelle. Bressane et Sganzerla n'étaient pas d'accord avecl'expression Cinema Marginal puisqu'ils ne faisaient pas un cinéma censé être dans lamarge des circuits exploitants (contrairement à l’underground américain), mais un cinémaqui, sauf quelques exceptions (Le Bandit de la lumière rouge), a été marginalisé par lescircuits – et par la censure.25

Bien que l'on ne puisse pas négliger une certaine contigüité des ces deux cinémas-là : le

Cinema Novo et le Cinema Marginal, que Bernardet appela “ les cinémas intellectuels [brésiliens]

des années 60 et 70»26. Notamment si l'on considère quelques films, en particulier ceux appartenant

à la troisième période du mouvement mené par Glauber Rocha (y compris des films tels que Os

Deuses e os Mortos, de Ruy Guerra, Pindorama, d’Arnaldo Jabor ou encore Cancer, de Glauber

Rocha), c'est clair qu’au bout d'un moment il y a eu une rupture idéologique et celle-ci a un étroit et

complexe rapport avec le contexte brésilien de la fin de la décennie. Ce contexte va aussi déterminer

l'écartement des films “ maudits ” du Cinema Marginal des circuits cinématographiques et son

effacement conséquent de la mémoire collective pendant des années.

L'année de 1968, en particulier, marque la recrudescence des restrictions individuelles par la

dictature militaire au Brésil. À partir de l'acte institutionnel numéro 5 (AI-5) promulgué en

décembre 1968 et qui vint remplacer la Constitution Fédérale de 1967, commence l'une des

25 BERNARDET, Jean-Claude. “Cinema marginal?”. In: PUPPO, Eugênio. Cinema marginal brasileiro e suasfronteiras – Filmes produzidos nos anos 60 e 70. 2ª. ed.. Centro Cultural Banco do Brasil/ HECO Produções, 2004.

26 Selon Bernadet le Cinema Novo et le Cinema Marginal correspondent au “ cinéma intellectuel ” réalisé au Brésil desannées 1960-1970. En ce sens-là, l'opposition à ces deux cinémas serait le cinéma commercial national produit à lamême époque et qui est peu étudié et encore méprisé par les chercheurs.

7

périodes les plus sombres de l'histoire brésilienne. Cette mesure prise par les militaires dissout le

parlement, impose la censure et abroge la plupart des libertés individuelles. La dictature militaire au

Brésil avait été instaurée depuis le mois d’avril 1964. Pourtant entre 1964 et 1968 on n'avait pas

largement ressenti les contraintes individuelles, en outre on croyait encore que la dictature serait

éphémère (en réalité, elle a durée 21 ans). C'est à partir de décembre 1968 que le contexte change et

le climat de terreur s'instaure.

Jusqu'à 1968 personne n'avait pris au sérieux la dictature militaire (sauf ceux qui étaientengagés dans la politique) – car on croyait tout cela provisoire. L'AI-5 et sesconséquences ont montré que nous venions de rentrer dans une sombre nuit ténébreusedont nous ne voyions pas la sortie.27

Tout de même, Ismail Xavier nous rappelle que la violence policière fut mise en place dès

les premiers moments du coup d'État en 1964 à travers, par exemple, le démantèlement des Centres

Populaires de Culture liés à l'Union Nationale des Étudiants. Ces institutions visaient à créer et

diffuser l' “ art populaire-révolutionnaire ” à travers le théâtre, la musique, la littérature et le

cinéma28. De plus, le coup d’état militaire de 1964 a eu effectivement des conséquences sur le

Cinéma Novo et son projet révolutionnaire. La dictature a été mise en place justement au moment le

plus inventif du cinéma brésilien jusqu'alors, dans son éclat créatif. Xavier observe que les années

1963 et 1964 marquent “ l'apogée du Cinema Novo selon sa proposition initiale ” à travers des films

comme Sècheresse (Vidas Secas, 1963, Nelson Pereira dos Santos), Le dieu noir et le diable blond

(Deus e o Diabo na Terra do Sol, 1964, Glauber Rocha) et Les Fusils (Os Fuzis, 1964).

Après 1964, le mouvement rentre dans une deuxième période caractérisée par beaucoup de

contradictions. Déjà, deux pôles attirent les réalisateurs : d'un côté, la conquête du public, de l'autre

la critique sociale et l'expérimentation formelle. Les films produits à cette période (1965-1968)

reflètent cette dichotomie. De toute façon, l'espoir donne lieu au désenchantement, “ on rompt avec

la téléologie, vecteur de l'histoire, et avec la certitude de la révolution ” (Xavier, 2001, p. 65) :

Le cinéma d'auteur se déplace de l'univers rural et de la banlieue pour représenter dans lemonde petit bourgeois un défilé d'amertume. Si le peuple n'est pas le peuplerévolutionnaire que l'on souhaitait, la classe moyenne à son tour est jugée de façonimplacable. Elle doit être punie d'avoir donné un support au coup d'État. Le réalisateursouhaite la conquête du public, mais il exorcise à l'écran un ressentiment qui, placé devantce même public, est censé l’agresser. (Xavier, 2001, p. 63)

Sont réalisés pendant cette période São Paulo S.A. (1965, Luis Sérgio Person), L'Opinion

27 ARAÚJO, Inácio. “No meio da tempestade”. In: PUPPO, Eugênio. Cinema marginal brasileiro e suas fronteiras –Filmes produzidos nos anos 60 e 70. 2ª. ed.. Centro Cultural Banco do Brasil/ HECO Produções, 2004.

28 XAVIER, Ismail. Cinema Brasileiro Moderno. 2a ed. São Paulo: Paz e Terra, 2001, p. 51.

8

Publique (Opinião Pública, 1967, Arnaldo Jabor) et le chef d'œuvre Terre en Transes (Terra em

Transe, 1967, Glauber Rocha). Xavier inclut toujours dans cette phase le film de Sganzerla Le

Bandit de la Lumière Rouge puisqu'il identifie dans ce film-là les mêmes caractéristiques des films

de la deuxième période du Cinema Novo29. Bien que Le Bandit et Terra en Transes indiquent déjà

un reversement, ils peuvent être inclus dans cette deuxième période, car ils apportent “ des données

sur la culture urbaine, sur les délires de tous les jours, sur le grotesque de la culture de masse, qui

demandent au cinéma d'autres approches par rapport à l'expérience brésilienne ” (2001, p. 63). La

représentation de l'espace urbain n'était pas si évidente dans les films appartenant à la première

phase du Cinema Novo, sauf pour montrer les bidonvilles. Désormais, on ne parle que de l'espace

urbain, on problématise aussi la classe moyenne, on parle de son imaginaire schizophrène,

contradictoire.

Le Bandit de la Lumière Rouge et Terra en Transes sont situés à la limite d'un nouveau

moment du cinéma brésilien. Le sabotage de l'image ultranationaliste diffusé par le discours officiel

par le biais de l'ironie y est présente : “ si le sentiment de l'artiste est d'impuissance, la réponse est

l'ironie ” (Xavier, 2001, p. 66). Pourtant, dans Le Bandit l'éloquence de Terre em transes donne lieu

à l'autodérision. Le film de Sganzerla montre en fragments l'histoire d'un bandit et de son milieu –

un quartier sale, de prostitution, violence et drogues situé a São Paulo et que l'on appelle la Boca do

Lixo [la bouche de l'ordure], un lieu présenté par le réalisateur comme le vrai paradigme du tiers

monde. Il n'est pas étonnant que tout le cinéma marginal de São Paulo va se développer autour de ce

quartier où la puissance d'industrie cinématographique de cette ville se trouvait.

La Boca do Lixo est un endroit allégorique d'un Tiers Monde à la dérive, et le défilégrotesque de la corruption, de la misère et de la stupidité fait du contexte national uneprovince tragi-comique à bord [margens] du monde civilisé.30

Le film de Sganzerla ne s'est pas du tout intéressé à la consistance de l'histoire, à la

cohérence psychologique ou à une téléologie par rapport au parcours du personnage. C'est plutôt

l'arbitraire du collage ludique des éléments de la culture pop qui l’intéresse, y compris les films de

genres et le discours des mass media.

Son univers social a sa propre logique interne (l'incongruité), sa morale (la corruption) etson structure de pouvoir (le populisme qui est ici représenté par la figure du gangster de laBoca do Lixo, pas par les seigneurs de la terre du monde rural comme dans Terra enTranses). Il s'agît d'un univers social qui a l'ordure comme emblème, tel que l'on voit dansles opérations constructives du film par juxtaposition des déchets, par l'incorporationanthropophagique des références contradictoires pour composer un tableau de

29 Ibid.30 XAVIER, op. cit., p. 68.

9

l'expérience du Tiers Monde comme empilage de ferraille.31

Ce cinéma-là que Le Bandit de la Lumière Rouge annonçait était plus agressif, catégorique,

il s'adressait au public surtout pour l’agresser. Tandis que le Cinema Novo prenait en compte le

public en tant que “ nous ”, en souhaitant rassembler les réalisateurs aussi bien que les spectateurs

dans une seule collectivité afin de s'interroger sur leur destin commun. Le Cinema Marginal

propose la rupture de ce contrat, ce qui est déjà remarquable dans le film fondateur de Sganzerla et

qui sera encore plus renforcé après 1968. La société est désormais scindée et ces films avec son

esthétique délibérément imparfaite et iconoclaste seront l'expression la plus tourmentée de cette

période. Les jeunes réalisateurs ne veulent plus 'parler au nom de'32, ainsi ces films assument un

discours plutôt individualiste sans aucune utopie subjacente. La terreur et la paranoïa vont donner le

ton aux discours à la fois allégoriques et insolents.

Étant donné que le quartier de la Boca do Lixo est vu comme un endroit emblématique pour

ce cinéma qui commence à prendre forme, il n'est pas étonnant que ce nouveau style

cinématographique soit bientôt connu comme a Estética do Lixo [l'esthétique de l'ordure] en

opposition à l'Esthétique de la violence de Glauber Rocha. De plus, c'est grâce aussi aux

producteurs cinématographiques installés au sein de ce quartier que Le Bandit de la Lumière Rouge

et d’innombrables films marginaux vont être réalisés et, dans la mesure du possible, diffusés.

1.4. Boca do Lixo, un lieu marginal

Selon Inimá Simões, à cause des prostituées, des voleurs et des scélérats qui y circulaient, le

quartier, situé dans la région centrale de la ville de São Paulo et placé à côté de la gare de la Luz, fut

nommé Boca do Lixo d’après les chroniques policières. Cependant, depuis quelques décennies la

région était déjà établie comme pôle cinématographique brésilien. Encore dans les années 1920 et

1930, de grandes sociétés américaines s’y sont installés, telles que Metro, Paramount et Fox, grâce

aux facilités d'écoulement des films vers d'autres grandes villes et aussi à la campagne accessible en

train. Peu à peu, d'autres dizaines de petites sociétés cinématographiques de production et

distribution, magasins d'équipements de cinéma, et studios précaires y sont aussi arrivés33. Les films

réalisés à la Boca ont occupé, pendant longtemps, le quota d'écran réservé légalement aux films

brésiliens. Selon Simões, c’est vers 1967 que de jeunes étudiants, dont Carlos Reichenbach, João

31 XAVIER, op. cit., p. 67.32 XAVIER, Ismail. “O cinema maginal revisitado, ou o avesso dos anos 90”. In: PUPPO, Eugênio. Cinema marginal

brasileiro e suas fronteiras – Filmes produzidos nos anos 60 e 70. 2ª. ed.. Centro Cultural Banco do Brasil/ HECOProduções, 2004.

33 SIMÕES, Inimá. “A boca do cinema”. In: PUPPO, Eugênio (org.). Ozualdo R. Candeias. Centro Cultural Banco do Brasil; Heco Produções, 2005.

10

Callegaro, Carlos Ebert, ont commencé à s'y approcher (deux cours de licence en cinéma avaient été

nouvellement crées à São Paulo à ce moment-là).

Bien qu'entre 1968 et 1973, période qui comprend l'apogée de la production

cinématographique marginale, la tendance des films marginaux ait été l'éloignement des circuits des

salles, il est vrai aussi qu'au départ les films qui ont été produits avec le support des producteurs de

la Boca do Lixo ont retrouvé une certaine réussite commerciale. Ces producteurs comptaient sur une

structure qui permettait la production, distribution et diffusion de ces films de façon autosuffisante.

Grâce à cette organisation, pendant des années la Boca va garder son indépendance face aux

financement de l'État, bien que sa production (la plupart composée de films de genres populaires

comme les polars, les films de cangaço34, les comédies érotiques) n'a été que rarement bien reçue

par la critique. Ainsi, les deux premiers films de Sganzerla produits dans la Boca vont sortir en

salles et ils vont atteindre même un certain succès auprès du public, ce qui ne va pas du tout être le

cas de ses films ultérieurs réalisés dans le cadre de la société Belair à Rio.

Jusqu'alors à Rio, le cinéma réalisé par des jeunes cinéastes se structurait presque

exclusivement autour du Cinema Novo (qui vers 1968 était déjà impliqué dans les politiques

cinématographiques de l'État) et de sa maison de distribution, la Difilm. De plus, il est vrai aussi

qu'à partir d'un certain moment la censure commence à jouer un rôle crucial, ce qui progressivement

augmente le manque de perspective des cinéastes de voir leurs films montrés en salles. Ainsi, des

réalisateurs comme Sganzerla et Bressane vont se radicaliser et plonger dans un style très subjectif.

C'est moins le cas des réalisateurs de São Paulo.

À São Paulo, comme l'on avait un modèle cinématographique structuré du point de vue

commercial, la situation était assez diverse et le mouvement des réalisateurs vers la Boca pour

tourner ou finaliser leurs films était tout à fait naturel. En outre, les films imparfaits et populaires de

la Boca étaient aussi vus comme une référence pour ces jeunes cinéastes “ marginaux ” à qui le

Cinema Novo avait l'air d'un mouvement trop fermé, hermétique, moraliste et ascétique. À la Boca

do Lixo, ils ont produits de vrais classiques du cinéma marginal brésilien tels que O Pornógrafo (Le

Pornographe, 1970, João Callegaro), A Mulher de Todos (La femme de tous, 1969, Rogério

Sganzerla), Gamal, O Delírio do Sexo (Gamal, Le délire du sexe, 1970, João Batista de Andrade),

Em Cada Coração Um Punhal (Dans chaque cœur un poignard, Sebastião de Souza, José R.

Siqueira e J. B. de Andrade) et América do Sexo (Amérique du sexe, 1969, Leon Hirszman, Luiz

Rosemberg, Flávio M. da Costa e Rubens Maia).

Comme la production de la Boca devait forcément être autosuffisante afin que l'exploitation

34 Films de cangaço sont des films autour de la figure du cangangaceiro, cet-à-dire les bandits du Sertão (Nord Est Rural du Brésil).

11

des films payait sa production, les films étaient poussé dans le sens d'incorporer des éléments qui

attiraient le public. Les films marginaux réalisés dans ce cadre-là ont donc comme caractéristique

particulière un appel sexuel plus prononcé. Pourtant, il est vrai aussi que les réalisateurs marginaux

avaient déjà une attraction particulière pour le cinéma bis et pour l'authenticité des films “ sales ”

qui “ ne se perdent pas dans les recherches esthétiques et dans les élucubrations intellectuelles ”35.

Ils ont même affirmé à un certain moment : “ Nous cherchons ce que le peuple brésilien veut de

nous depuis la chanchada36 : faire du cinéma brésilien le pire au monde ”37. On peut retenir de ces

déclarations la ferme volonté d'affronter aussi bien l'esprit de l'autodérision que la conscience

délibérée de faire des films mauvais. Ce genre de films est le seul à refléter le vide existentiel et

utopique de cette génération sceptique.

1.5. Candeias et Mojica Marins : les précurseurs

Ainsi, deux cinéastes vont être particulièrement inspirateurs pour ces réalisateurs marginaux,

et même si les chercheurs ne sont pas tous d'accord sur le fait qu'ils doivent être rassemblés dans le

même groupe marginal, car ses films ont des caractéristiques assez dissonantes par rapport aux

œuvres dites marginales, ces metteurs en scène vont tout de suite être signalés comme points de

repère par les jeunes cinéastes marginaux. C’est Ozualdo Candeias et José Mojica Marins (aussi

connu comme Zé do Caixão ou Coffin Joe en anglais). Plus tard, quelques-uns de leurs films vont

être aussi inclus dans les programmes de films marginaux des salles et festivals de cinéma, ce qui au

cours des années a consolidé le rattachement de ces deux hommes au cinéma marginal brésilien.

Ozualdo Candeias est un cas encore plus particulier car son premier long-métrage A Margem

[La marge], réalisé en 1967, est parfois désigné comme le premier film du Cinema Marginal. Déjà

son titre est emblématique parce que le mot “ margem ” en portugais signifie le bord d'une rivière

dans un sens plus dénotationnel, pourtant ce même mot peut signifier aussi, dans un sens plus

métaphorique, ce qui est marginal et qui n'est pas largement reconnu et accepté socialement. En

effet, le film de Candeias montre des personnages marginaux (des pauvres, des prostituées, des fous,

des désabusés) qui sont doublement marginaux car ils passent tout le film à déambuler comme des

zombies sur les bords (“ margem ”) d'une rivière très emblématique pour la ville de São Paulo, la

Tietê. C’est une rivière polluée qui traverse la métropole. Pour les gens qui habitent la ville, la Tietê

35 Brochure promotionnelle du film As Libertinas (1969) apud Ramos, op. cit., p. 42.36 La chanchada est un genre brésilien dont l'apogée a eu lieu entre les annés 1930 et 1950. Il s'agît de comédies

musicales qui incorporaient aussi des éléments du genre polar et de la science-fiction. Bien que ces films aient ététrès populaire pendant un certain moment, la critique a toujours été impitoyable à leur égard car elle les considéraitcomme des mauvaises parodies des films étrangers surtout les américains.

37 RAMOS, op. cit., p. 42.

12

est synonyme de saleté, d'ordure.

Plus précisément, A Margem se passe autour d'un bidonville traversé par la rivière.

L'environnement du quartier est tout à fait insalubre, on voit des ordures et des encombrants qui

s'accumulent partout. De plus, Candeias ainsi que José Mojica Marins sont deux cinéastes d'origines

assez diverses par rapport à l'ensemble de jeunes réalisateurs brésiliens du Cinema Novo, originaires

des classes moyennes ou des classes aisées et qui avaient (quelques uns parmi eux) étudié en

Europe. Candeias et Mojica ont des origines modestes et sont surtout des passionnés du cinéma qui

n'ont aucun diplôme. Candeias était chauffeur de camion et Mojica a commencé sa carrière en tant

que projectionniste ambulant avec ses propres bandes (à ce moment-là, réalisés en formats

pellicules substardards). Ses œuvres n'ont surtout pas le raffinement stylistique des films du Cinema

Novo, bien qu'un long-métrage comme A Margem soit quand même considéré poétique et bien

réussi formellement. Le “ primitivisme ”, la naïveté et la spontanéité du style de ces cinéastes

attirent l'attention des nouveaux réalisateurs marginaux, notamment ceux de São Paulo.

Comme déjà mentionné ci-dessus, bien qu'il ne fait pas l'unanimité, A Margem sera inclus

parmi les films du Cinema Marginal : il sera quand même impliqué dans chaque filmographie de ce

“ mouvement ” soit comme y faisant partie soit en tant que son précurseur. Selon Fernão Ramos, il

y a dans A Margem une quête du sublime et de la pureté qui n'est pas propre au Cinema Marginal.

Ces deux éléments sont symbolisés dans le film spécialement par deux personnages : une fille en

robe de mariée blanche que déambule dans un milieu ignoble et le personnage fou qui porte

toujours sur lui une fleur également blanche. De plus, Candeias n'incorpore pas l'ironie et

l'autodérision qui sont pourtant assez typiques à l'ensemble des films considérés comme marginaux.

Néanmoins, son film intègre quelques éléments qui ont un rapport direct avec les films marginaux

produits ultérieurement, notamment l'ordure (qui se présente dans le propre décor du film) et la

déambulation des personnages-zombies désenchantés ainsi que le manque de respect de la ligne

narrative linéaire et le schéma de production rapide, pas cher. Robert Stam dit que A Margem est un

film “ au bord du conventionnel mais en même temps il en est étrangement loin ”38. Bien que réalisé

dans la contrainte de ressources et par les producteurs de la Boca do Lixo (ce qui pour autant n'est

pas encore synonyme de mauvais cinéma à ce moment-là), A Margem a eu une bonne réception

critique et a gagné quelques prix.

Tandis que la critique cinématographique voit dans l'œuvre de Candeias une certaine poésie

et la marque d'un auteur, même si parfois il va être étiqueté comme réalisateur de style primitif,

cette bienveillance ne touche pas Mojica Marins, en tout cas pas à ce moment-là. Selon l'historien

38STAM, Robert. “On the margins: Brazilian avant-garde cinema”. In: JOHNSON, Randal, STAM, R. (orgs.).Brazilian Cinema. New York: Columbia University Press, 1995.

13

du cinéma brésilien Luís Alberto Rocha Mello, la critique de presse a toujours eu le Cinema Novo

comme référence et mettait à l’écart le cinéma de genre et le film populaire39. Ainsi, l'œuvre

d'horreur de Mojica Marins sera toujours perçue par la critique de l'époque comme “ folklorique”,

«primitif», trop populaire pour être appréciée. Malgré tout cela, il est certainement l'un des

réalisateurs brésiliens les plus médiatisés de l'histoire du cinéma brésilien.

Mojica Marins devient connu à partir du film À minuit je posséderai ton âme (À Meia-noite

levarei sua alma, 1964), le premier film où on voit le célèbre Zé do Caixão, personnage créé et joué

par lui-même. Candeias y est assistant réalisateur. Avant que le film ne sorte en salle, Mojica Marins

aura plusieurs problèmes avec la censure, ce qui va d'ailleurs devenir courant dans sa carrière. Le

deuxième long-métrage de sa trilogie avec le personnage Zé do Caixão qui s'appelle Cette nuit je

m'incarnerai dans ton cadavre (Esta noite eu encarnarei no teu cadáver, 1967) est sorti en salle en

1968 avec un grand succès public. Après avoir réalisé deux films en épisodes, Trilogia do Terror

(composé de trois épisodes dont un épisode réalisé par Candeias) et O estranho mundo de Zé do

Caixão (aussi un film en trois épisodes), Mojica Marins va réaliser l'un de ses films les plus

polémiques L'éveil de la bête (O despertar da besta, 1963). Ce film fut retenu par la censure

pendant 14 ans car le réalisateur n'était pas d'accord avec les coupes imposées comme condition à la

sortie de son film. Il n'a été montré au public pour la première fois qu'en 1983 lors d'un événement

spécial à São Paulo40.

Dans les années 1970 et 1980, Mojica Marins va essayer de recycler les mêmes formules qui

l'on rendu célèbre, mais le contexte avait déjà changé. La période entre la fin des années 1970 et le

début des années 1980 marque l'apogée du cinéma brésilien auprès du public. A ce moment-là, le

cinéma national va réussir à occuper entre 30 et 36% des salles du circuit commercial, un exploit

tout à fait inédit dans l'histoire du cinéma brésilien jusqu'à nos jours41. Cette réussite est due à un

ensemble de facteurs, dont l'émergence d'une production cinématographique populaire visant à

attirer le public à tout prix. Un genre que l'on appelle pornochanchada (soit les comédies érotiques)

et qui était déjà embryonnaire dans les productions de la Boca do Lixo de la fin des années 1960 a

connu ses années de gloire. Ainsi, en tant que réalisateur de la Boca, Mojica Marins ne va pas

échapper au rouleau compresseur de l'appel érotique et va aussi tourner quelques pornochanchadas.

Avec la crise des années 1980, lorsqu’une loi est passée en permettant l'importation des films

pornographiques, les producteurs de la Boca vont chercher à rivaliser et Mojica Marins va lui aussi

tourner ce genre de film sous le pseudonyme de J. Avelar.

39 MELO, Luis Alberto Rocha. “Galante, um produtor”. In: Contracampo, n.36. Disponible sur:http://www.contracampo.com.br/36/galanteprodutor.htm [consulté le 19/05/2015]

40 Folha de S. Paulo, “Sesc Pompeia comemora aniversário em 14 noites”, 28/07/1983, p. 29.41 JOHNSON, Randal. “The Rise and Fall of Brazilian Cinema, 1960-1990”, in JOHNSON, Randal et STAM, Robert

(org). Brazilian Cinema: expanded edition, New York: Columbia University Press,1995. p. 362-386.

14

Selon Fernão Ramos, le manque de soin technique tout à fait spontané et irréfléchi dans les

films de Mojica Marins va inspirer les films délibérément mauvais et “ foutus ” des réalisateurs

marginaux. “ Mojica possède une sorte de résumé inconscient de ce que le Cinema Marginal

cherchait véhémentement à montrer dans ses films ” (Ramos, 1987, p. 86). Jairo Ferreira définit

Mojica comme un «primitif-surrealiste» qui tourne le Brésil à l'envers, dont œuvre on doit dévorer

pour sentir le goût de l'homme gangreneux»42. Ainsi, son œuvre devient l'horizon esthétique d'un

cinéma apparu juste après l'AI-5 dont la principale caractéristique est justement le manque de toute

dimension utopique, où c'est l'horreur qui prédomine sous toutes ses formes. L'horreur, elle-même,

va être un aspect significatif de films marginaux.

1.6. Les films marginaux de la Boca do Lixo

Comme déjà mentionné ci-dessus, les films marginaux paulistas ont quelques

caractéristiques particulières grâce aussi à leur rapport avec les producteurs de la Boca do Lixo. Ces

films ont normalement un appel érotique plus important par rapport aux films réalisés ailleurs qui

sont, en général, à leur tour plongés davantage dans le radicalisme formel. Par conséquent, les films

marginaux de la Boca finissaient par attirer le public. As Libertinas [Les Libertines] (Carlos

Reichenbach, João Callegaro et Antonio Lima, 1969) par exemple, considéré comme le premier

film marginal produit dans la Boca après A Margem, a réussi à atteindre un succès exceptionnel

malgré les critiques très négatives qu'il a reçu. L'annonce publiée dans la presse de l'époque

(reproduite ci-dessous) signale son succès auprès du public :

On peut lire en haut de l'annonce: “9a Semana de espetacular sucesso!” [9e semaine d'un spetaculaire succès] (Folha de S. Paulo, 23 février 1969)

42 MELO, Luis Alberto Rocha. “Jairo Ferreira e a crítica de invenção: Impressionismo de atrações”. In: Contracampo, n. 80. Disponible sur: http://www.contracampo.com.br/80/livrojairo.htm. [Consulté le 24/05/2015]

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As Libertinas est un film en trois épisodes réalisé par trois noms emblématiques du cinéma

marginal brésilien, dont le plus remarquable, car il va avoir une carrière beaucoup plus longue que

les autres, est Carlos Reichenbach. D'après cette annonce, on se rend compte de la préoccupation

des producteurs et distributeurs à vendre leur film comme érotique. Chacun des metteurs en scène

sont désignés comme “ sexo-diretor ” [sexe-réalisateur]. Au coin supérieur droite on peut lire : “

Três sexo-histórias : 1ª sobre sexo ; 2ª sobre sexo ; 3ª sobre sexo ” [Trois sexe-histoires : 1ère sur le

sexe ; 2ème sur le sexe ; 3ème sur le sexe]. Selon João Callegaro “ Um sexo-filme ” [un sexe-film] était

le slogan publicitaire du film43.

Bien que As Libertinas soit considéré par les historiens du cinéma brésilien comme un des

premiers films du Cinema Marginal, selon João Callegaro, ce film était conçu surtout pour rapporter

de l'argent. Quant aux réalisateurs, ils ne le considéraient pas comme un film réussi même dans une

proposition marginale44. D'après Callegaro, il a été fait parce qu'en obtenant une grosse somme avec

ce film ils pourraient finalement produire les genres de films qu'ils leur tenaient à cœur.

Pourtant, cela n'empêche pas que le film soit racheté par l'histoire. Selon l'historien Hernani

Heffner, les réalisateurs “ ont incorporé un portrait cru et franc de la libido nationale en montrant

son visage cruel, jusqu'alors absent des films nationaux. La nouveauté était le mélange de références

de la culture ringarde, du cosmopolitisme, du manque de linéarité narrative et des ellipses

invraisemblables, de l'existentialisme, du tropicalisme, de la photographie “ mauvaise ”, des

femmes nues et de l'ambiance du cinéma bis. (…) Aux libertés du montage et de la caméra sont

ajoutées l'admiration pour un certain cinéma érotique bon marché ”. Heffner attire aussi l'attention

sur le portrait des personnages féminins du film, ceux sont plutôt des femmes de caractère

indépendant par rapport à l'univers masculin, ce qui “ subvertit la logique du conservatisme

atroce”45.

Juste après As Libertinas, Carlos Reichenbach et Antonio Lima réalisent aussi un film en

épisodes Audácia ! A Fúria dos desejos (Audace ! La fureur des désirs, 1969). Selon Fernão Ramos,

dans Audácia ! la moquerie et l'attaque au “bon goût” sont encore plus prononcés. La critique de

l'époque a affirmé :

Le film Audácia ! qui sera à l'affiche le 10 [août 1970] dans les cinés Arcadas et Cosmos

43CARNEIRO, Gabriel. “Entrevista com João Callegaro”. In: Zingu!, n. 35, sept/2009. Disponible sur: http://revistazingu.blogspot.fr/2009/09/edicao35_16.html. [consulté le 17/05/2015]

44Ibid.

45 HEFFNER, Hernani. “As Libertinas”. In: PUPPO, Eugênio. Cinema marginal brasileiro e suas fronteiras –

Filmes produzidos nos anos 60 e 70. 2ª. ed.. Centro Cultural Banco do Brasil/ HECO Produções, 2004.

16

70, production nationale de celle que l'on appelle la Boca do Lixo - rue du Triunfo, à SãoPaulo -, est lui-même, l'histoire de ce type de cinéma : les difficultés de réaliser des filmssans budget, sans matériel, sans temps pour des prises importantes, sans vedettes, sansavoir un coproducteur étranger et sans l'aide du INC (Institut National du Cinéma).46

En cherchant un nouveau succès auprès du public, les réalisateurs ont essayé de faire un film

“ ouvert, plein d'érotisme et de l'humeur ”. À la fois le film est un reportage sur comment on fait du

cinéma au Brésil, de sorte qu'il finit par être amer dans certaines séquences. Dans le même

reportage mentionné ci-dessus, les réalisateurs ont déclaré que quelques défauts de tournage furent

laissés délibérément dans le film pour faire remarquer aux gens ce que c'est le cinéma national

réalisé sans l'aide financière (“ Cinema Nacional é tema de filme ”, in Folha de S. Paulo,

05/08/1970).

Lors de la sortie de As Libertinas, ses réalisateurs ont fait parvenir à la presse un manifeste

qu'ils ont appelé “ Manifesto do Cinema-Cafajeste ”47. Ainsi, le 2 décembre 1968, le quotidien

paulista Folha de S. Paulo diffusait la naissance d'un nouveau genre grâce à la sortie de As

Libertinas et du Bandit de la Lumière Rouge : “ o cinema-cafajeste, o cinema do terceiro mundo, o

cinema do subdesenvolvimento ” [le cinéma-cafajeste, le cinéma du tiers monde, le cinéma du sous-

développement]. Bien que Le Bandit de la Lumière Rouge était plus ou moins éloigné de ce que l'on

appelait le “ cinéma-cafajeste ”, le deuxième film de Sganzerla, A Mulher de Todos [La femme de

tous] (1969) va dialoguer avec cette proposition qui mélange “ de l'irrévérence esthétique et de la

raillerie ”48.

Dans le manifeste du cinéma-cafajeste, les réalisateurs déclaraient avoir comme influence “

cinquante années de mauvais cinéma américain dûment absorbé par le spectateur ”. Effectivement,

par rapport aux réalisateurs marginaux de Rio, ceux de São Paulo avaient davantage l'influence du

cinéma américain et aussi du cinéma japonais (Carlos Reichenbach était passionné par ce dernier).

Grâce à son importante communauté japonaise, São Paulo comptait de nombreuses salles de cinéma

consacrées exclusivement au cinéma japonais.

Ainsi, par exemple, João Callegaro réalise en 1970 O Pornógrafo [Le Pornographe] (1970).

Ce polar est en fait un pastiche des films noirs américains où les références à ces réalisateurs sont

tout à fait explicites. Le titre est inspiré d'un film de Shohei Imamura réalisé en 1966, Le

46 “Cinema Nacional é tema de filme ”, in Folha de S. Paulo, 05/08/1970.

47Le mot “ cafajeste ” est vraiment difficile à traduire. On dit “ cafajeste ” d'un homme qui n'a pas une bonneréputation auprès des femmes, pourtant en possédant toujours un charme irrésistible, le “ cafajeste ” réussit quandmême à faire ses conquêtes.

48 RAMOS, op. cit., p. 73.

17

pornographe (Introduction à l'anthropologie). De plus, il raconte l'histoire d'un journaliste frustré

qui vit dans un monde de fiction, celui du Chicago des années 1920 (clin d'œil aux films de

gangsters américains). Le personnage du journaliste cherche à s'emmêler dans un univers sombre

qui le fait plonger dans l'ambiance des films de gangsters qu'il admire. Par conséquent, il finit dans

une maison d'édition qui publie des bandes dessinées pornographiques de façon clandestine et qui

est menacée par l'ouverture du marché éditorial aux revues pornographiques importées. Cependant,

au lieu de rencontrer des gangsters auxquels il rêvait, il trouve des bureaucrates et des mercenaires

dans un entourage décadent, sans aucun charme. Les références aux bandes dessinées aussi bien

qu’au cinéma américain sont notamment remarquables49. Plus tard, Callegaro affirmera que les deux

ont été la base de sa formation : “ Dans l'arrière-pays du sud [du Brésil] on avait du cinéma

mexicain et du cinéma américain, pas du tout le cinéma européen ” (Zingu). Et par rapport à

l'incorporation de ces références dans O Pornógrafo : “ [mon film] était un grand collage. De sorte

que lorsqu'il [le personnage du journaliste] meurt dans un parc d'attraction, c'est d'après le film

d'Orson Welles, La Dame de Shanghai (1947). C'est une référence ou plutôt un plagiat. Dans les

références, il n'y a que du cinéma américain, rien de national ”50.

Néanmoins, O Pornógrafo n'a pas assuré le même succès au box-office que As Libertinas et

Audácia !. En effet, il a dû attendre presqu'un an pour sortir en salles. Selon le critique de cinéma

brésilien Inácio Araújo, “ O Pornógrafo était un film pour le grand public, tel Le Bandit de la

Lumière Rouge. S'il a échoué – et il a vraiment échoué –, cela est dû à la malchance car il a été

tourné en noir et blanc au moment de la transition du cinéma en couleur, où les exploitants refusent

ce genre de film (…). Tout au contraire des autres films de la même période, O Pornógrafo n'est pas

devenu un mythe. Il n'a pas été vu (...) ”51.

D'autres titres marginaux cruciaux produits par la Boca do Lixo sont Orgia, ou o Homem

que deu cria [Orgie ou L'homme qui a accouché] (João Silvério Trevisan, 1970) ; O profeta da fome

[Le prophète de la faim] (Maurice Capovilla, 1970) ; Gamal, o delírio do sexo [Gamal, le délire du

sexe] (João Batista de Andrade, 1970) ; Nenê Bandalho (Emílio Fontana, 1970) ; O Longo caminho

da morte [Le long chemin de la mort] (Júlio Calasso, 1971) ; Trilogia do Terror [Trilogia de la

terreur] (José Mojica Marins, Ozualdo Candeias et Luís Sérgio Person, 1968) ; Em cada coração

49Au passage, il faut noter que les bandes dessinées ont aussi été une source d'inspiration pour Rogério Sganzerla dansLe Bandit de la Lumière Rouge et qu'il a fait deux courts-métrages à propos des bandes dessinées en 1969. Callegaroet Sganzerla étaient copains d'enfance.

50 CARNEIRO, art. cit.

51 ARAÚJO, art. cit.

18

um punhal [Dans chaque cœur un poignard] (Sebastião de Souza, José Rubens Siqueira, João

Batista de Andrade, 1969) ; Lilian M : Relatório confidencial [Lilian M : Rapport Confidentiel]

(Carlos Reichenbach, 1974).

Les films Trilogia do Terror et Em cada coração um punhal aussi bien que As Libertinas et

Audácia ! étaient des longs-métrages en épisodes, très communs à l'époque dans la Boca do Lixo.

Aussi bien que O Pornógrafo, Nenê Bandalho établit un dialogue très évident avec les films de

genres américains, notamment les polars et les westerns et à l'instar de Le Bandit de la Lumière

Rouge, dans le film de Emílio Fontana le bandit est aussi le héros. En fait, celle-ci est une

caractéristique marquante dans les films marginaux, elle est présente aussi dans le film de Bressane

L'ange est née.

Gamal, o delírio do sexo est un film qui fait partie d'un corpus classique de films signalés

comme marginaux par la critique, les historiens et aussi par les programmateurs de cycles et

festivals de cinéma. Pourtant, dans un témoignage concédé dans les années 2000, son réalisateur se

demande : “Quand on parle de Cinema Marginal, je me vois en face d'un sujet non réglé : aurais-je

fait partie de ce mouvement ?”52. À l'exemple de Bressane et Sganzerla, João Batista de Andrade

s'est toujours senti mal à l'aise de voir son cinéma défini comme marginal. En effet, que deux de ses

films (assez différents par rapport à l'ensemble de son œuvre) sont inclus dans cette filmographie :

Gamal et O filho da televisão [Le fils de la télé] (ce dernier est un épisode du long-métrage Em

cada coração um punhal mentionné ci-dessus). Le réalisateur en a parlé :

O filho da televisão et Gamal, les deux de 1969, sont comme une plongée dans le chaos,dans l'irrationalité ; ils sont les fruits d'une profonde crise personnelle. Et Gamal estl'apogée de cette crise, un film bizarre, chargé de peur, persécutions, frustrations, fuites,marques de l'année de sa réalisation sous l'AI-5. Le film est né en tant que pure émotion,sans contrôle narratif ; le script a été écrit en une nuit, tel un vomissement face ausentiment d'impossibilité qui étouffa mon effort pour garder ma lucidité.Contradictoirement, dans Gamal nous avons mis en place un cinéma de réalisation libre :je répétais auparavant avec les comédiens et après, sur le lieu de tournage, Bodanzky [lechef opérateur] tournait la scène comme si c’était un documentaire. Tout se passait trèsvite, de façon à échapper à la répression policière de la dictature qui nous interdisait detourner dans les rues.53

Gamal est un film “ réalisé à la manière de la guérilla par un réalisateur qui a montré sa

cinéphilie depuis le premier plan tourné ” (Paulo Allegrini, catálogo cinema marginal).

Effectivement, il s'agît d'un film qui a été fait à tout prix, malgré le manque de budget, la censure

52 ANDRADE, João Batista de. “Gamal & O filho da televisão”. In: PUPPO, Eugênio. Cinema marginal

brasileiro e suas fronteiras – Filmes produzidos nos anos 60 e 70. 2ª. ed.. Centro Cultural Banco do Brasil/ HECOProduções, 2004.53

Ibid.

19

idéologique ou esthétique. Il a été tourné en 11 jours en n'utilisant que 14 boîtes de négatif. Dans un

entretien à la presse, à l'époque de la sortie de son film, le réalisateur a déclaré avoir fait ce film (en

réalité son premier long-métrage) dans le but d'atteindre les circuits commerciaux. Pourtant, cette

œuvre n'est sortie que dans une seule salle à São Paulo.

Orgia, ou o homem que deu cria, réalisé par João Silvério Trevisan en 1970, n'aura pas la

même chance d'être vu par une partie du public. Finalement ce film ne sera jamais libéré par la

censure54, ce qui l'a rendu extrêmement rare au moins jusqu'aux années 1980. Il était considéré par

Jairo Ferreira, critique de cinéma et spécialiste majeur du Cinema Marginal, comme le film qui a

fermé le cycle marginal de la Boca do Lixo55. Selon l'historien du cinéma brésilien Luís Alberto

Rocha Melo, l'idée du Cinema Marginal en tant que parricide (du Cinema Novo) est représenté dans

ce film d'une façon assez criante et cinglante.

(…) le parricide, le cannibalisme et une sorte de carnaval désespéré sont présents dans lefilm (…) qui s'appellerait au départ Foi Assim que Matei Meu Pai [C'est comme ça quej'ai tué mon père]. (…) À l'exemple de la plupart des films expérimentaux sortis à lamême époque, Orgia conteste l'étranglement de la liberté d'expression (l'appareilmilitariste répressif de l'Etat) aussi bien que la tutelle culturelle et idéologique du CinemaNovo. Il y a donc dans Orgia ce double mouvement d'affirmation d'une nouvelle poétique(plutôt liée aux parcours des tropicalistes) et le refus de la posture d'interventionsociologique sur la réalité typique du Cinema Novo. Dans les deux cas, l'interlocuteurprincipal du film est le Cinema Novo et le Brésil reste son drame central.56

Le film raconte l'histoire d'un groupe assez insolite de gens qui font une sorte de pèlerinage,

sans aucun objectif fixé. Selon Ismail Xavier, le pèlerinage montré dans Orgia est à la fois une

espèce de rencontre entre quelques figures sorties d’un cauchemar et une opération d'exorcisme57.

Au départ, il n'y a qu'une seule personne en route, mais peu à peu d'autres vont la rejoindre. Selon

Jean-Claude Bernardet, cette bande d'individus est aussi la métaphore de la société brésilienne

montrée par le biais de la raillerie. Ainsi, Orgia se sert d'une figure stylistique très identifiée au

Cinema Novo (l'allégorie) pour construire sa mise en scène. Parfois l'allégorie va apparaître dans les

films marginaux (c'est le cas du Bandit de la lumière rouge par exemple), cependant elle n'est pas

une caractéristique inhérente à ce cinéma-là58. De plus, dans Orgia on ne trouve pas ce que

54MELO, Luis Alberto Rocha. “Orgia ou O Homem que deu cria (1970)”. In: Contracampo, n. 30. Disponible sur:http://www.contracampo.com.br/30/orgia.htm [consulté le 14 mai 2015]

55Cet avis est valable si l'on considère ce film sous une perspective symbolique puisque chronologiquement il y a eu des films ultérieurs à Orgia, tels qu'O Longo Caminho da Morte (1971) et Lilian M en 1974.

56MELO, art. cit.

57XAVIER, art. cit.

58

20

Bernardet appelle l'élégance stylistique du Cinema Novo59, mais plutôt une raillerie agressive dans

le style de telle façon que la censure a qualifié les attitudes des personnages comme bestiales.

Notamment par rapport à Orgia, les historiens du cinéma brésilien n'hésitent pas à

rapprocher ce film d'un mouvement culturel d'avant-garde, répandu au Brésil, à partir de la fin des

années 1970 et qui a touché plusieurs domaines (les arts, la musique, la littérature, le théâtre, le

cinéma) : le tropicalisme. En réalité, Terra en Transe de Glauber Rocha est le principal film associé

à ce mouvement, bien qu’en général on dit que le Cinema Marginal a incarné davantage l'âme

tropicaliste.

Bien qu'il n'ait pas fait partie du cinéma da Boca do Lixo, on ne peut pas s'en passer de citer

le nom de Andrea Tonacci. Celui-ci est un réalisateur marginal paulista60, pourtant à ce moment-là il

avait un rapport plus proche avec les cariocas car il habitait à Rio a la fin des années 1960. Il n'a

jamais tourné à la Boca do Lixo et il n'a jamais fait un film marginal à São Paulo, néansmoins

Fernão Ramos le rajoute parfois au groupe marginal paulista61.

Bang Bang, le seul long-métrage réalisé par Andrea Tonacci à figurer dans la filmographie

marginale brésilienne, a en fait été tourné à Belo Horizonte, dans l'état du Minas Gerais. Tonacci ne

pouvait réaliser son film qu'à la condition d’accepter d'utiliser la même structure de tournage qu'une

autre production marginale qui était déjà en cours, A Sagrada Família, de Sylvio Lanna. En utilisant

donc le budget et les équipements d'A Sagrada Família, Bang Bang sera tourné avec un minimum

de ressources et très rapidement. Selon Tonacci, les conditions assez restreintes de tournage lui ont

fait reconsidérer le découpage de son film. Au départ, Bang Bang n'était pas censé avoir telle

quantité de plans-séquences, mais le temps si limité dans lequel la bande a été tournée l’ont obligé à

y recourir. Ce film est plutôt signalé à côté des films paulistas, grâce au dialogue direct qu'il établi

avec le cinéma classique et de genre, caractéristique propre aux cinéastes paulistas. Selon Ramos,

ce film “ est l'expression la plus réussie de cette tendance caractéristique du Cinéma Marginal à

ingérer et à s'annexer l'univers ' de ce qui a déjà été filmé ' ”.

Bang bang est un film inspiré des polars, où toute l'histoire se passe autour d'une bande de

bandits en fuite. Pourtant, cela importe peu, ce qui va plutôt intéresser le réalisateur est la

construction des types (les bandits) et de l'univers auquel il fait référence, à la mode bien entendu du

RAMOS, op. cit.59

BERNARDET, art. cit.60

En fait, Tonacci est née en Italie et à l'âge de 11 ans immigre avec sa famille au Brésil pour s'installer à São Paulo.61

Idem. “ Crise du Cinema Novo et apparition du Cinéma Marginal ”, art. cit., p. 191.

21

cinéma marginal. Ainsi, ce sont des situations déconnectées et gratuites qui se déroulent les unes

après les autres. En outre, l'absurde se trouve également à l'intérieur des scènes, en raison du

comportement abject, écœurant et bestial des personnages, interprétés par des acteurs toujours

jouant en roue libre, dans une liberté totale (ce qui d'ailleurs est la marque assez courante du cinéma

marginal, notamment de la production de la Belair). Les bandes dessinées et le cinéma burlesque

vont aussi jouer un rôle décisif dans la construction de l'univers de ce film, ce qui encore une fois le

connecte aux marginaux paulistas avec son attraction pour l'ordure de l'industrie culturelle.

1.7. Le Tropicalisme

Les tropicalistes vont récupérer un concept développé par les artistes brésiliens du

modernisme dans les années 1920, celui de l' “ anthropophagie ”. Selon l'écrivain Oswald de

Andrade, l'auteur du Manifeste Anthropophage, document majeur du mouvement moderniste

brésilien publié en 1928 : “ Seule l’Anthropophagie nous unit. Socialement. Économiquement.

Philosophiquement. (…) Seul m’intéresse ce qui n’est pas mien. Loi de l’homme. Loi de

l’anthropophage. (…) ”. Ce que Andrade problématise est la soumission brésilienne simple et sans

résistance au monde développé, ce qui rendrait le pays encore colonisé à ce moment-là, un siècle

après la fin officielle de sa colonisation. Selon lui, finalement, la seule façon de se libérer serait par

le biais de l'anthropophagie, c’est-à-dire la déglutition (à la mode des indigènes anthropophages qui

habitent le Brésil avant l'arrivée des européens) de ce qui a de l'intérêt et par la suite la

transformation de ce bol “ alimentaire ” selon les coutumes locales. La seule façon de créer en étant

colonisé est de “ manger” ce qui arrive de l'étranger, pour enfin le subvertir en enlevant son côté

moraliste et névrosé qui originalement n'existait pas chez les peuples natifs.

La basse anthropophagie agglomérée dans les péchés de catéchisme — l’envie, l’usure, lacalomnie, l’assassinat. La peste des dits peuples cultivés et christianisés, c’est contre elle que nousagissons. Anthropophages. (…) Contre la réalité sociale, vêtue et répressive, mise en fiches parFreud — la réalité sans complexes, sans folie, sans prostitutions et sans pénitenciers du matriarcatde Pindorama62.63

Oswald de Andrade utilise un style elliptique, non-systématique et illogique pour écrire son

manifeste, ce qui donne à son discours de nombreuses possibilités de lecture et d'interprétation. Ces

caractéristiques traduisent aussi une posture d'opposition au discours logique et linéaire hérité de la

62Pindorama est l'endroit mythique du peuple tupi-guarani qui habitait le Brésil avant l'arrivée des européens. Selonla légende tupi-guarani, Pindorama serait une terre libre de tous les maux.

63 ANDRADE, Oswald. “Manifesto Antropófago”. Disponible sur: http://www.ufrgs.br/cdrom/oandrade/oandrade.pdf.[consulté le 15/05/2015]

22

culture européenne (ce qui d'ailleurs serait aussi une marque majeure des films marginaux).

L'anthropophagie, selon Oswald de Andrade et les modernistes, est à la fois une critique de l'histoire

brésilienne et une proposition utopique vers une société qui finalement arrive à se faire libérer du

patriarcat bourgeois propre des peuples développés. On peut bien imaginer que la reprise, 50 ans

plus tard pendant la dictature, de ce genre de proposition n'avait pas l'avis favorable des autorités

militaires. Ainsi, après l'AI-5, les têtes du mouvement tropicaliste (Caetano Veloso et Gilberto Gil)

vont être chassés du pays64. Julio Bressane, Rogério Sganzerla et Helena Ignez le seront aussi en

1970, après les trois mois qui ont suivi la création de la maison de production Belair.

Bien que la musique a été sa manifestation la plus étendue, le tropicalisme en tant que

mouvement de contre-culture a aussi englobé la littérature, les arts plastiques, le théâtre et le

cinéma. Le nom du mouvement a été inspiré par une installation homonyme du plasticien Hélio

Oiticica, Tropicália. Dans un moment où la politique d'État souhaitait embrasser tout ce qui avait un

caractère populaire, c'est justement contre cela que la contre-culture brésilienne va s’opposer. Pour

caractériser davantage cette posture, Fernão Ramos n'hésite pas à ajouter ce qu'il appelle “ des échos

de l'idéologie propre au mouvement hippie ”, qui a trouvé un terrain “ tout indiqué pour sa

prolifération ”65. Ainsi, un mot (emprunté par Caetano Veloso à un dialecte africain) va tout résumer

selon Ramos : “ odara ”66.

Être “ odara ” est être tourné vers son propre ombilic, dont la première préoccupation est laquestion du plaisir et de son “moi” au centre de ce plaisir. Cette introspection, qui libèremoralement l'individu, offre tout un champ d'expérience tant hallucinogènes que sexuelles ; etrelègue semble-t-il (…) la réalité sociale à des kilomètres de distance.67

Dans ce contexte-là, les propositions initiales du Cinema Novo ne tiennent plus :

La “ célébration ” du populaire se révèle bientôt décevante, frustrante dans la mesure où l'objetvisé par le discours de cette production culturelle – le peuple – est absent. Ce discours qui tourneainsi à vide – ce qui ne cesse de raviver la frustration - finit par déboucher sur des réalisationsencore fortement marquées par les énoncés propres à l'idéologie du “ national-populaire ”, mais oùl'on pressent déjà une plus grande ouverture sur l'univers quotidien qui environne chacun.68

Le Tropicalisme va proposer des éléments archaïques et populaires mélangés à une “

64Gilberto Gil et Caetano Veloso sont partis en exil pour l'Angleterre en juillet 1969.

65RAMOS, Fernão. “ Crise du Cinema Novo et apparition du Cinéma Marginal ”. In: AUGUSTO, Sergio et al. LeCinéma brésilien. Paris: Centre Georges Pompidou, 1987, p. 189.

66“ Odara ” est également le nom d'une chanson de Caetano Veloso apparue dans l'album Bicho, sorti en 1977.

67RAMOS, Cinema marginal, op. cit., p. 189.

68Ibid., p. 187.

23

surabondance sauvage de produits bricolés par l'industrie culturelle ”. Selon Fernão Ramos, c'est

une sorte de “ fascination cannibale pour les discours et les formations visuelles engendrées par les

nécessités propres à l'industrie culturelle ” qui va caractériser également le domaine du cinéma. “

On voit en même temps disparaître la couleur fanée des productions culturelles précédentes, liées à

cette mauvaise conscience où planait la figure du peuple déshérité ”. (Fernão Ramos, p. 188) Au

lieu de chercher à parler au nom du peuple, les réalisateurs souhaitent désormais plutôt mettre en

place leur propres références en tant que partie d'une classe moyenne qui avait accès à toutes (ou

presque toutes) les nouveautés du monde développé. Ainsi, tels Caetano Veloso et Gilberto Gil qui

ont ajouté, dans le domaine de la musique, la guitare électrique aux rythmes brésiliens, les

réalisateurs marginaux vont proposer des relectures ou même copier les références

cinématographiques qui les passionnent. De sorte que la déclaration de Callegaro n'étonne pas

lorsqu'il affirme que son film possède une scène qui est plutôt un plagiat d'une scène d'un film

d'Orson Welles.

24

1.8. La production en dehors de l'axe Rio-São Paulo

On a beaucoup parlé d'une production marginale partagée entre Rio et São Paulo (ce qui

désigne le lieu où les réalisateurs travaillent plutôt que le lieu où il sont nés), cependant il n'y a pas

eu, ce que l'on considère comme productions marginales, que dans ces deux villes (bien qu'elles

aient été effectivement les deux principaux pôles cinématographiques du Brésil à ce moment-là). Il

y a au moins deux longs-métrages souvent inclus dans la filmographie marginale qui ont été réalisés

à Bahia : Meteorango Kid, o heroi intergalático [Meteorango Kid, le héros intergalactique] (André

Luiz de Oliveira, 1969) et Caveira my friend [Crâne my friend] (Alvaro Guimarães, 1970). Le

critique de cinéma André Setaro inclut encore deux autres films dans ce groupe : le long-métrage 69

- A construção da morte [69 - La construction de la mort] (Orlando Senna, 1968) et le moyen-

métrage Voo interrompido [Le vol interrompu] (José Umberto, 1969)69.

Selon Ramos, en observant les thématiques des films de André Luiz de Oliveira et Alvaro

Guimarães, on comprend que ce phénomène de détachement d’une certaine classe moyenne de

l'idée du Brésil en tant qu'un ensemble social était plus répandu au tournant des années 1960 qu’on

pourrait le penser à priori. En captant l'esprit de l'époque, ces films ont les mêmes caractéristiques,

en général partagées par presque l'intégralité des films du cinéma marginal et déjà signalées ci-

dessus, soit la narrative fragmentée, le renoncement à parler d'un ensemble pour se concentrer sur

les histoires d’êtres banaux, stupides, perdus. De plus, les films se sont passés surtout au présent de

sorte à faire ressortir le manque de perspective, le découragement, la nonchalance.

Meteorango kid est indéniablement le plus célèbres des films marginaux baianos. Il raconte

l'histoire d'un adolescent qui vit fermé dans son propre monde d'aventures imaginaires. Le

personnage principal est un “ baiano kid qui se réveille tard et ne fait rien de sa vie, un paresseux,

comme dit la domestique qui le réveille tous les matins ”70. L'histoire se passe dans une seule

journée et mélange l'errance du jeune homme et ses fantaisies tels que tuer ses parents habillé en

Batman (encore une référence au thème du parricide).

Dans la tendance du panachage de la Tropicalia, le film possède le don de la lecture, de lavision phénoménale de composer un panneau de l'époque en mélangeant l'improvisation,la fiction et le documentaire (...). L'œuvre est organisée selon les différentes situations,

69SETARO, André. “Meteorango Kid e a estética do Cinema Marginal”. In: Zingu!, n. 33, juil/2009. Disponible sur:http://www.revistazingu.blogspot.fr/2009/07/dalometeorangokideaesteticadocinemamarg.html. [consulté le20/05/2015]

70SANTI, Luiz Otávio de. “Meteorango Kid: O herói intergaláctico”. In: PUPPO, Eugênio. Cinema marginalbrasileiro e suas fronteiras – Filmes produzidos nos anos 60 e 70. 2ª. ed.. Centro Cultural Banco do Brasil/ HECOProduções, 2004.

25

qui incorporent souvent de l'humeur et de l'eschatologie, dans l'exagération et del'étrangeté.71

Caveira my friend se passe autour d'une bande de délinquants et de ses vols. Encore une fois,

il ne s'agît pas de raconter une histoire, mais plutôt de représenter des types et leurs actes banaux.

Les critiques font l'unanimité à affirmer que Meteorango est plus abouti d'un point de vue formel,

pourtant il y a aussi une autre raison pour laquelle Caveira soit passé à la trappe pendant des

décennies. Selon le critique et spécialiste du cinéma baiano72 André Setaro, après avoir été montré

dans le Festival de Cinéma de Brasília en 1970 (à cette époque ce festival était étroitement surveillé

par la censure), le film va avoir ses copies brûlées et plus de 20 ans se sont passés jusqu'à que l'on

en retrouve finalement une.

Encore plus tragique est l'histoire du long-métrage d'Orlando Senna. La pré-production de

cette bande a commencé dans l'année de 1968, avant l'AI-5. Pourtant, les retards dans la production

ont fait qu'il n’a pu être réalisé qu'en 1969, l' “ année de la peur ”. Du coup, Senna a changé le

scénario afin d'incorporer les inquiétudes et l'horreur du moment. Le titre qui avant était A

Construção da Morte tout simplement devient 69 – A Construção da Morte. Selon Orlando Senna,

celui-ci est devenu un film sur la peur poussée à l'extrême73. Cependant, lorsqu'il a été finalisé et

après l'avoir vu, son producteur a paniqué. Craintif de la réaction de la censure et sous la peur d'être

persécuté, il va faire disparaître tous les éléments du film, qui n'ont jamais été retrouvés.

1.9. L'exil

En avril 1970, à peine 3 mois après la création de la Belair, Julio Bressane, qui appartient à

une famille traditionnelle de Rio, est appelé chez un militaire de haut rang. Celui-ci l’invite à quitter

le pays en disant que l'on avait des preuves de sa participation à une “ action subversive dans [le

domaine de] la culture, nourrie par le terrorisme ”74. Quelques jours plus tard, Bressane, Sganzerla

et Helena Ignez, après avoir réalisé six long-métrages et un film en super-875 dans le cadre de la

71Ibid.

72Baiano, c’est-à-dire originaire de Bahia.

73BARBOSA, Filipe. “Orlando Senna e as reconstruções das mortes”. Disponible sur:http://www3.ufrb.edu.br/cinecachoeira/2014/10/orlando-senna-e-as-reconstrucoes-das-mortes/ [consulté le 21 mai2015]

74RAMOS, Cinema marginal, op. cit., p. 97.

75Ibid.

26

Belair, s'envolaient pour l'Angleterre, où déjà s’y trouvait Caetano Veloso et Gilberto Gil. Ce fait a

marqué la fin du noyau le plus créatif de la production marginale carioca. Hormis les films réalisés

par Bressane-Sganzerla, pendant le moment où elle a existé, la Belair a également accueilli

quelques réalisateurs marginaux cariocas tels que Elyseu Visconti (Os Monstros de Babaloo, 1970),

Andrea Tonacci, Sylvio Lanna et Neville D'Almeida.

Selon Ramos, l'exil est un autre trait commun parmi les réalisateurs marginaux. À partir de

1970, la plupart de ceux qui appartenaient au groupe carioca sont chassés du pays. Parmi les

réalisateurs paulistas, la plupart restent. Néanmoins, à partir de ce moment-là, leurs films vont être

persécutés par la censure et n'être guère accueillis par les circuits. On pourrait citer de nombreux

exemples là-dessus comme le film de Carlos Ebert, República da Traição qui n'a jamais été libéré

par la dictature. Ou encore le film que José Mojica Marins a tourné en 1968, L'Éveil de la bête

(connu aussi comme Ritual dos Sádicos [Rituels des sadiques], nom qu'il était censé porter avant

d'être censuré), qui n'est jamais sorti en salles.

Lorsqu'ils sont partis en exil, les patrons de la Belair ont emporté avec eux les négatifs des

deux films de Sganzerla Sem essa aranha et Carnaval na Lama. Les deux films seront par

conséquent finis dans l'exil (ceux ne sont pas les seuls cas de films qui sont terminés à l'étranger,

d'autres réalisateurs vont faire pareil), pourtant Carnaval na Lama est considéré aujourd'hui comme

un film perdu, ne restant que quelques fragments.

Par ailleurs, il y aura également des productions qui seront réalisées pendant l'exil. Bressane

va tourner A Fada do Oriente [La fée de l'Orient] (1972) en Afrique ; Crazy Love (1971), Memórias

de um estrangulador de loiras [Souvenirs d'un étrangleur de blondes] (1972) et Lágrima Pantera

[Larme panthère] (1972) à Londres. Sganzerla va réaliser Fora do Baralho (1971) dans le désert du

Sahara. Ce dernier est aussi considéré comme disparu, comme d'ailleurs beaucoup d'autres bandes

réalisées en exil par les cinéastes marginaux brésiliens. Selon Ramos, “ la production en exil n'est

pas extensive, sa localisation est difficile et incertaine du fait des conditions précaires dans

lesquelles ils ont été réalisés ”76. La plupart ont été tourné à l'occasion de voyages personnels mis à

profit pour réaliser moyens ou longs-métrages avec un budget minimum et de petites équipes77.

Récemment, deux films de Luiz Rosemberg Filho (lui aussi un réalisateur marginal

important exilé en Europe au début des années 1970) considérés comme perdus ont été retrouvé en

France (bien qu'ils n'aient pas été tournés à l'étranger) : O Jardim das Espumas [Le jardin des

mousses] (1970) et Images de la souffrance (Imagens, 1972).

76Ibid.

77RAMOS. “ Crise du Cinema Novo et apparition du Cinéma Marginal ”, art. cit., p. 193

27

Lorsque ces réalisateurs commencent à rentrer au Brésil vers 1973-74, la période la plus

explosive du mouvement et la production en masse de ce genre de films étaient déjà passé. La

plupart des réalisateurs ne vont pas réussir à poursuivre leur chemin dans le cinéma. Ce sont surtout

ceux qui n'ont fait qu'un seul long-métrage (João Callegaro, Júlio Calasso Jr., Alvaro Guimarães,

José Agrippino de Paula) ou encore qui ont persévéré, mais qui ne sont arrivés qu'à avoir une

carrière intermittente ou à faire des films qui n'ont pas eu l'occasion d'être montrés.

Andrea Tonacci et Rogério Sganzerla sont les exemples les plus remarquables. Rentré au

Brésil en 1972, Sganzerla ne se mets à tourner à nouveau que quatre ans après. Dans les années

1980, 1990 et 2000, il ne va réaliser qu'un seul long-métrage par décennie, bien qu'il ait beaucoup

filmé de courts et de documentaires. L'œuvre que Tonacci a réalisé, entre la fin des années 1970 et

le milieu des années 2000, est très raréfiée et inconnue car il s'agît surtout de documentaires tournés

en vidéo. Neville d'Almeida va réussir à s'insérer dans le schéma de financement public qui a été

mis en place entre le milieu des années 1970 et la fin des années 1980, à profit surtout des

réalisateurs attachés au Cinema Novo, mais son œuvre est aussi irrégulière. Ils sont très peu les

réalisateurs qui ont échappés à ce sort. En règle générale, les réalisateurs marginaux sont restés

marginaux dans les circuits et aussi par rapport aux schémas de financements publics.

Julio Bressane qui demeure l'un des réalisateurs qui a le plus tourné dans l'histoire du cinéma

brésilien, fait partie des exceptions. Un autre réalisateur qui a eu une carrière notable est Carlos

Reichenbach qui, à l'instar de Bressane, va réussir à réaliser plusieurs longs-métrages pendant plus

de quatre décennies. Ozualdo Candeias, une figure très particulière, car comme déjà mentionné ci-

dessus, il n'est pas toujours considéré comme un marginal, a réalisé dix long-métrages dans ses 50

ans de carrière, ce qui est assez remarquable dans le contexte brésilien.

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