Des objets de recherche à l’épreuve des frontières et des temporalités : l’histoire des...

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Des objets de recherche à l’épreuve des frontières et des temporalités : l’histoire des mineurs de charbon et des imprimés en langues étrangères. . La question des frontières 1 qui délimitent, tout comme celle des temporalités 2 qui rythment, le champ et l’histoire « comparée » d’un objet de recherche ne s’imposent qu’assez rarement d’emblée à la réflexion du chercheur. Sa formation ne l’a, le plus souvent, que peu ou pas préparé à prendre en compte les dimensions extra-nationales de son sujet et encore moins à aborder celles, plus difficiles, des temporalités décalées qu’il peut avoir, dans différentes régions du monde, plus particulièrement en fonction de leur culture et de leur niveau de développement. L’étude du cadre chronologique dans lequel se déroulent les « histoires » de certains objets de recherche permet, à cet égard, de reposer la 1 Considérées dans leur acception la plus large, c’est-à-dire mondiale. 2 Considérées sur la longue durée. 1

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Des objets de recherche à l’épreuve des frontières et

des temporalités : l’histoire des mineurs de charbon

et des imprimés en langues étrangères.

.

La question des frontières1 qui délimitent, tout

comme celle des temporalités2 qui rythment, le champ

et l’histoire « comparée » d’un objet de recherche ne

s’imposent qu’assez rarement d’emblée à la réflexion

du chercheur. Sa formation ne l’a, le plus souvent,

que peu ou pas préparé à prendre en compte les

dimensions extra-nationales de son sujet et encore

moins à aborder celles, plus difficiles, des

temporalités décalées qu’il peut avoir, dans

différentes régions du monde, plus particulièrement en

fonction de leur culture et de leur niveau de

développement. L’étude du cadre chronologique dans

lequel se déroulent les « histoires » de certains

objets de recherche permet, à cet égard, de reposer la

1 Considérées dans leur acception la plus large, c’est-à-dire mondiale.2 Considérées sur la longue durée.

1

question, récurrente, délicate et non résolue, des

rapports entre Centre et Périphérie.

Ces questionnements peuvent-ils bénéficier de

l’apport d’une prise de position théorique, voire

d’une adhésion à une école ou à un courant historique,

tels que ceux qui sont nés et ont prospéré – Global

History, Big History, World History – aux Etats-Unis ? Sans

aucun doute, encore faut-il tenir compte des

nombreuses critiques qui leur ont été adressées3,

notamment en ce qui concerne leur tendance à la

simplification, à la généralisation et à la

synthétisation réductrice. L’approche pragmatique,

celle qui résulte d’une pratique de la recherche

ouverte sur le monde, ne permettrait-elle pas, de

manière plus souple et sans a priori, d’envisager un

objet historique dans toutes ses dimensions tant

spatiales que temporelles, dans une optique à la fois

3 Chloé Maurel, « La Global/World History: questions et débats », Vingtième siècle, n° 104, octobre-décembre 2009, p. 153-166.

2

transnationale et trans-périodes ? Telle est l’idée

qui sera développée dans cet article.

Sans doute est-il plus sage, peut-être même

incontournable, de commencer par envisager le sujet

d’une recherche dans un cadre limité, local,

régional, national, voire selon les situations, pluri-

national4 – dans le cas d’études comparées - afin d’en

maîtriser les multiples aspects pour ensuite, dans un

second, voire un troisième temps, en mesurer les

ramifications internationales, les dimensions

transfrontalières et même les grands écarts dans le

temps que peuvent manifester des phénomènes semblables

dans des lieux très éloignés les uns des autres.

C’est ainsi que deux sujets d’histoire ayant, en

apparence, peu de point communs: celle des mines et

4 Christophe Charle, Théâtre en capitales. Naissance de la société du spectacle à Paris, Berlin,Londres et Vienne (1860-1914), Paris, Albin Michel, 2008. Joël Michel, Le Mouvementouvrier chez les mineurs d’Europe occidentale (Grande-Bretagne, Belgique, France, Allemagne). Etudecomparative des années 1880-1914, thèse de doctorat d’Etat, Yves Lequin dir.,Université Lyon II, 1987. Julien Hage, Feltrinelli, Maspéro, Wagenbach : une nouvellegénération d’éditeurs d’extrême-gauche (1955-1982), thèse d’histoire, Jean-Yves Mollierdir., Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, 2011.

3

des mineurs de charbon, d’un côté, et celle des

imprimés en langues étrangères - ceux que d’aucuns

qualifient d’« allogènes »5 - de l’autre, peuvent

curieusement conduire le chercheur vers les mêmes

interrogations. Est-il toujours scientifiquement

légitime de cantonner son étude dans un cadre

strictement national ? Les limites, très restrictives,

du court ou du moyen terme, sont-elles les plus

satisfaisantes ?

Objets de recherche.

Les inclinations personnelles, tout comme les

hasards des rencontres et des affectations

académiques, voire dans certains cas les phénomènes de

modes, sont parmi les facteurs explicatifs des choix

qu’opère un historien qui se lance dans une recherche

nouvelle. Ainsi, lorsque l’on commence par

s’intéresser à l’histoire du syndicalisme minier en5 Histoire du livre et de l’imprimé au Canada, volume III, 1918-1980, Carole Gerson etJacques Michon dir., Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2004,p. 5.

4

France, avant la Première Guerre mondiale, il devient

très rapidement évident qu’écrire l’histoire des

houilleurs et de leur mouvement social n’a de sens que

si celle-ci s’inscrit dans un cadre plus vaste dans

lequel il est nécessaire de faire abstraction des

frontières. Les mineurs l’ont, très tôt, fait eux-

mêmes – dans les années 1880 - lorsqu’ils mirent sur

pied, avec leurs camarades allemands, britanniques,

belges et d’autres pays miniers d’Europe, une

Fédération Internationale des Mineurs se réunissant

régulièrement afin d’envisager, ensemble, les

problèmes qui leur étaient communs6. Dès cette

première étape de la recherche, la question de la

dimension transnationale émerge, même si, à ce stade

du travail l’historien n’a pas encore pleinement

conscience de l’importance que cette approche prendra

par la suite.

6 Diana Cooper-Richet, La Fédération nationale des mineurs. Contribution à l’histoire du syndicalisme français avant 1914, thèse d’histoire, Université Paris I, Jacques Droz dir., 1976.

5

En effet, les problèmes de la mine et des mineurs

sont semblables, par bien des aspects, quelque soit la

matière minérale exploitée, le pays dans lequel est

localisée la production et l’époque à laquelle celle-

ci se fait. Le travail du mineur est pénible,

dangereux et source de nombreuses maladies, y compris

dans les mines qui sont installées à ciel ouvert,

dites « découvertes ». La dureté de cet univers

professionnel, l’exploitation à laquelle les hommes,

et parfois les enfants, sont soumis, les conduit

fréquemment sur le chemin de la révolte et du combat.

Les mines ont toutes, aussi, des effets dévastateurs

sur le paysage. Créatrices de régions mono-

industrielles, le plus souvent difficilement

reconvertibles, elles sont également à l’origine de

multiples pollutions environnementales. Productrices

d’identités spécifiques, de cultures et d’images

fortes - les « gueules noires » font l’objet de

6

représentations de toutes sortes un peu partout dans

le monde - les mines ne laissent personne indifférent,

surtout pas ceux qui y peinent7. L’étude de

l’évolution des exploitations chinoises, indiennes,

françaises, chiliennes, ou encore australiennes, au

XIX°, comme au XX° ou encore au XXI° siècle, amène

très naturellement le chercheur à envisager l’histoire

de la mine et de ses acteurs, dans une approche à la

fois transnationale et trans-périodes.

D’une certaine façon, il est en de même en ce qui

concerne l’écriture de l’histoire des imprimés en

langues étrangères, de leur conception à leur lecture

7 Voir Diana Cooper-Richet, Le Peuple de la nuit. Mines et mineurs en France (XIX°-X° siècles),Paris, Perrin, coll. Tempus, 2011, voir chapitre 5, « L’imaginaire de lamine », p. 251-306, mais également certaines œuvres du peintre Yubaoli(www.yubaohalang.com), du photographe Song Chao, tous deux Chinois, dumineur-peintre Yin Yang, également Chinois, dont les œuvres d’art trèscontemporain ont été exposées à Paris, New York, Londres et Venise. Quantaux centaines de tableaux du houilleur japonais Sakubei Yamamoto (1892-1984), elles sont conservées au Musée de la mine de Tagawa, à Fukuoka dansle nord de l’île de Kyushù. En mai 2011, ses œuvres ont été inscrites surle Registre Mémoire du Monde par l’UNESCO, au titre du patrimoinedocumentaire. Rappelons aussi l’existence et le succès des pitmen-painters del’Ashington Group (1934-1984), dont les nombreuses peintures sontconservées au Woodhorn Colliery Museum à Ashington (Northumberland). Cetterecherche sur les mineurs-artistes dans le monde n’a été entreprise quetrès récemment, si elle s’avérait fructueuse elle viendra renforcer lathèse selon laquelle ce milieu et ce métier sont, paradoxalement, àl’origine, plus que d’autres, de vocations artistiques et littéraires.

7

en passant par leur fabrication et leur mise sur le

marché. Terra incognita jusqu’à une date encore récente,

seuls quelques arpents de ce vaste corpus ont été

défrichés8 jusqu’ici, ce type de document existe,

pourtant, depuis longtemps dans différentes villes du

monde et présente, où qu’il soit produit des

caractéristiques communes, moins sans doute sur le

plan de sa matérialité, que dans les multiples raisons

qui président à sa création.

En prenant pour point de départ l’étude de la

première librairie/maison d’édition et de presse/salon

littéraire/bibliothèque de prêt, anglais, ouverte sur

le Continent, à Paris rue Vivienne, en 18009, par un

anglo-italien du nom de Giovanni-Antonio Galignani10,

8 Diana Cooper-Richet, « Aux marges de la presse nationale : les périodiquesen langues étrangères publiés en France (XIX°-XX° siècles) », Le Temps desmédias. Revue d’histoire, n° 16, printemps 2011, p. 175-187 et « Pour une étudetransnationale des imprimés en langues étrangères, témoins et acteurs del’histoire de la circulation des homes et des idées à travers lemonde (XIX°-XX° siècles) », à paraître en portugais dans la revuebrésilienne Livro, en mai 2012.9 Cette librairie, qui s’est installée 224 rue de Rivoli en 1854, existetoujours à cette adresse. 10 Diana Cooper-Richet, Galignani, Paris, Galignani, 1999.

8

il est possible d’entrevoir l’importance de la

production et de la commercialisation d’imprimés en

anglais, mais également dans beaucoup d’autres

langues, y compris les plus rares, à Paris, dès les

dernières années de la Révolution, sous la

Restauration et pendant toute la première moitié du

XIX° siècle11, voire après. Quelques autres maisons,

ouvertes sur le monde, comme celle de Martin

Bossange12 ou encore d’Antoine-Augustin Renouard13,

avec lesquelles, en compagnie de quelques autres, les

Galignani, père, puis ses deux fils, sont en relations

commerciales, concurrentielles ou complémentaires,

construisent l’environnement cosmopolite dans lequel

11 Diana Cooper-Richet, « Paris, carrefour des langues et des cultures :édition, presse et librairie étrangères à paris au XIX° siècle », Histoire etcivilisation du livre, revue internationale, n° V, 2009, p. 121-143.12 Diana Cooper-Richet, « La Librairie Bossange et le commercetransatlantique du livre au début du XIX° siècle. Retour sur les échangesen « Centre » et  « Périphérie » », Passeurs d’histoire(s). Figures des relations France-Québec en histoire du livre, Marie-Pier Luneau, Jean-Dominique Melot, SophieMontreuil et Josée Vincent dir., Québec, Presse de l’Université laval,2010, p . 109-121.13 Diana Cooper-Richet, « La redécouverte des éditions aldines au XIX°siècle. Antoine-Augustin Renouard, bibliophile, collectionneur et passeurculturel », The Renaissance in the Nineteenth Century/Le XIX° siècle renaissant, YannickPortebois et Nicolas Terpstra dir., Toronto, Center for Reformation andRenaissance Studies, 2003, p. 164-197.

9

la plupart des imprimés en langues étrangères voient

le jour, en France, à cette époque. Si les livres, en

langues étrangères, publiés et commercialisés à Paris

au cours du XIX° siècle l’ont été en grand nombre et

dans un nombre de vocables importants, il suffit de

savoir que quelque 700 000 ouvrages en portugais sont

originaires de cette ville14. Que dire des

périodiques, souvent éphémères, lancés sur le marché

par les réfugiés politiques et les intellectuels

cosmopolites pour lesquels Lutèce est, tout en même

temps, une terre d’accueil et la capitale artistique

et culturelle du monde.

Ainsi, sans décision a priori, s’impose

insensiblement et progressivement, le besoin

d’envisager les objets de départ dans un cadre plus

large, plus ouvert et de se poser des questions

transversales. Si, par exemple, le cadre spatial des

14 Diana Cooper-Richet, « Paris,capital editorial do mundo lusofono naprimeira metade do século XIX? », Varia, vol. 25, n° 42, juillet-décembre2009, p. 539-555.

10

recherches sur un même objet, les mineurs de charbon,

est élargi, les temporalités sont-elles les mêmes pour

tous les pays et toutes les parties du monde ?

Observe-t-on des permanences ou des continuités ?

Quels rapprochements peut-on faire ? Est-on en mesure

d’aller vers une histoire mondiale, ou plutôt, vers

une histoire transnationale des mineurs de charbon ou

encore de l’édition de livres et de journaux en

langues étrangères ? Quoiqu’il en soit, dans un cas

comme dans l’autre, l’interdépendance d’un grand

nombre de phénomènes conduit à repenser la question

des frontières.

Frontières.

La question des frontières devrait, semble-t-il,

s’imposer de manière tout à fait naturelle à

l’historien, et non dans le sillage de débats

historiographiques autour de la nécessité d’écrire une

histoire mondiale ou globale, même si en France,

11

notamment dans le champ de l’histoire culturelle, de

celle du livre et de l’édition, certains historiens se

réclament d’une histoire à tendance globalisante15.

Cette conception de l’histoire n’est cependant pas du

tout conçue dans le même esprit que la global history à

l’américaine, car tout ce qui fait référence à la

notion de globalization est plus lié à une analyse en

termes économiques, qu’à une approche culturelle des

problèmes. Ainsi, le concept d’« histoire globalisante

ou englobante » est-il caractéristique d’une écriture

de l’histoire faisant appel à d’autres disciplines,

telles que l’ethnologie, la sociologie ou encore les

études littéraires, mais également à toutes les

différentes branches de la discipline historique elle-

même.

Quant à l’histoire mondiale, l’expression elle-

même renvoie à une approche très en vogue dans les

15 Jean-Yves Mollier, « L’histoire de l’édition, une histoire à vocationglobalisante », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, n° 43, 1996, p. 329-348.

12

pays du bloc communiste, encore d’actualité en Chine,

plus particulièrement à l’Académie des Sciences et

dans les universités. Comment cette histoire mondiale

est-elle pensée et organisée, encore aujourd’hui, dans

l’Empire du Milieu ? Il existe dans les différentes

institutions, des instituts d’économie mondiale, ainsi

que des instituts d’histoire mondiale, dans lesquels

il y a un ou plusieurs spécialistes de l’économie ou

de l’histoire de chaque pays du monde, y compris, bien

entendu, de l’Albanie et de la Suisse. Mais cette

conception d’une histoire mondiale, somme ou

juxtaposition de l’ensemble des histoires nationales,

n’est pas satisfaisante. Elle ne permet pas de

comprendre les phénomènes, extrêmement riches et

diversifiés, de circulation des hommes et des idées,

c’est-à-dire des circulations culturelles qui se

produisent sans tenir le moindre compte des frontières

nationales ou officielles quelles qu’elles soient.

13

C’est la raison pour laquelle, il semble

absolument indispensable, à un certain moment,

d’entreprendre des travaux de synthèse, qui ne sont ni

forcément approximatifs, ni réducteurs, mais qui, au

contraire, permettent une réflexion sur les

convergences, les continuités, les permanences, les

perméabilités internationales. A cet égard, l’exemple

fournit par la synthèse tentée, dans le domaine de

l’histoire culturelle, par l’historien britannique

Donald Sassoon, professeur d’histoire européenne

comparée à l’Université Queen Mary de Londres est

intéressant. Son ouvrage, de plus de 1600 pages, The

Culture of the Europeans from 1800 to the Present16, organisé

selon une logique chronologique, analyse l’évolution

des pratiques culturelles à l’échelle de l’Europe, sur

une période de deux siècles. L’ampleur de la

bibliographie témoigne de l’utilisation des nombreux

travaux existants et de la volonté de présenter une

16 London, Harpers Collins, 2006.14

étude dépassant le cadre national, afin d’essayer de

donner une vision de la culture et de son évolution

dans cette partie du globe. Des critiques lui ont,

naturellement, été adressées par des spécialistes de

telle ou telle question dans tel ou tel cadre

national, il n’en reste pas moins que cette tentative

d’explication générale est stimulante.

Après avoir travaillé sur différentes sujets liés

à la mine et aux mineurs de charbon en France : le

mouvement syndical, puis sur leur système de

protection sociale, sur les mineurs-écrivains, sur les

ingénieurs et les contremaîtres, sur les catastrophes

minières, sur les mines dans les colonies françaises

(Tunisie), sur les grèves et la répression de celles-

ci, après avoir lu un très grand nombre de

monographies sur les différents bassins miniers

français, l’historien ne peut que constater qu’il

n’existait, jusqu’à une date relativement récente,

15

aucun travail de synthèse retraçant l’histoire de ce

métier, devenu une corporation ou un groupe

professionnel soudé, né à l’aube du XIX° siècle et

disparu, en tout cas en France, et en état de survie

dans certains pays proches, comme l’Allemagne, la

Belgique ou la Grande-Bretagne. Etait-il, alors,

illégitime, de s’attaquer à l’écriture d’une histoire

des mineurs de charbon en France, tout en faisant le

plus souvent possible appel à des comparaisons, à des

mises en parallèle avec ce qui s’est passé ou se passe

encore dans des pays proches ou lointains dans

lesquels l’exploitation du charbon a donné naissance à

des phénomènes comparables et avec lesquels des

échanges ont fréquemment eu lieu.

Il en est ainsi, notamment, en ce qui concerne la

circulation internationale des ingénieurs, qui dès le

milieu du XIX° siècle, voire avant, ont dans le cursus

de leurs études l’obligation de faire un stage, qui

16

peut être effectué à l’étranger. Nombre des rapports,

écrits par ces jeunes ingénieurs, sont conservés dans

les archives de l’Ecole des Mines de Paris. Ils

rendent compte de l’importance de la circulation

internationale de l’information sur les techniques et

leur modernisation, plus particulièrement. Par

ailleurs, ces voyages d’étude furent l’occasion de

rencontres entre ingénieurs de pays différents. Le

cadre national est donc, ici, dépassé, à la fois pour

les hommes et pour les techniques. Ces techniques,

dont certaines concernent les moyens à mettre en œuvre

lors des catastrophes minières, malheureusement très

nombreuses tout au long de l’histoire de cette

industrie, ne peuvent être considérées dans un cadre

strictement national, car, hier comme aujourd’hui, il

est généralement17 fait appel aux sauveteurs les mieux

équipés et les plus performants quel que soit leur

pays d’origine. Lors de la grande catastrophe de

17 Pas en Chine.17

Courrières, qui eut lieu dans le Nord de la France en

1906, au cours de laquelle 1100 hommes trouvèrent la

mort, c’est à des sauveteurs de Westphalie qu’il fut

fait appel. En 2009, au Chili ce sont des techniques

provenant du monde entier qui ont permis de délivrer

les mineurs de San José, dans le désert d’Atacama.

Que dire de la dimension transnationale de

l’écriture minière ? Là encore, la porosité des

frontières apparaît très vite, pour qui se penche sur

le phénomène assez exceptionnel que représente le

besoin d’écrire, pour dire leur condition au monde

extérieur, qu’ont éprouvé un certain nombre de

mineurs, notamment francophones – France, Belgique –

mais également anglophones au Pays de Galles, aux

Etats-Unis, voire même hispanophones, à la fin du XIX°

siècle et au cours de la première moitié du XX°, et

parfois même plus tard18. N’est-il pas étonnant de

18 Paul Aron, La littérature prolétarienne en Belgique francophone depuis 1900, Bruxelles,Labor, 1995.

18

découvrir qu’un écrivain naturaliste chilien, un

« Zola chilien » en quelque sorte, Baldomero Lillo,

fils de mineur et mineur lui-même, a publié à Santiago

deux recueils de nouvelles sur la mine, en 1905 et en

190719 ?

L’écriture des ouvriers-mineurs, phénomène

exceptionnel dans le monde du travail industriel par

son ampleur et sa cohérence, ne peut se comprendre et

s’expliquer que dans un cadre transnational, en tenant

compte, d’une part du retentissement mondial de la

publication de Germinal en 1885, de ses nombreuses

traductions, du développement précoce du syndicalisme,

de l’épouvantable condition du mineur partout dans le

monde….. Tenter, dans le cadre national, de comprendre

un phénomène aussi inattendu que répandu, dans des

espaces aussi éloignés les uns des autres, serait très

restrictif. Ce n’est qu’en mettant en parallèle,

19 Un film a été tiré de l’une de ses nouvelles, Sub Terra (2003) : filmchilien de Marcelo Ferrari.

19

études régionales ou transfrontalières – que se passe-

t-il, de ce point de vue, entre le Nord de la France,

la Belgique et l’Allemagne - en tentant de retracer

les circuits empruntés par les textes, notamment les

traductions de Germinal20, voire bien d’autres pistes

encore, que l’on peut espérer approcher la réalité.

Bien d’autres exemples liés à l’histoire de la

mine et des mineurs – leurs représentations, leurs

imaginaires, leurs combats, leurs habitus… -

tendraient à montrer le caractère réducteur que

représenterait leur étude dans un cadre trop

strictement national. Il en est de même pour l’étude

de l’édition de livres et de journaux en langues

étrangères, un domaine très longtemps négligé, sans

doute parce qu’inclassable selon des critères

strictement nationaux ? Ici, la dimension

transnationale est d’emblée évidente, puisque faire

20 Aurélie Barjonnet, Zola d’Ouest en Est. Le Naturalisme en France et dans les deuxAllemagnes, Rennes, Presses de l’Université de Rennes , 2010.

20

paraître des ouvrages et des supports de presse dans

des langues autres que celle(s) du pays dans lesquels

ils sont conçus, fabriqués et mis sur le marché,

découle d’une démarche qui prend en compte le contexte

international.

Cette niche très particulière du marché de

l’édition était, jusqu’à une date relativement

récente, terra incognita, en France comme ailleurs, tant

des spécialistes de l’histoire de la presse, que de

ceux du livre et de l’édition, seuls semblaient s’y

intéresser les historiens des mouvements migratoires.

Quelques littéraires, le plus souvent britanniques21,

c’étaient, il est vrai, penchés sur le rôle joué par

un quotidien en anglais, Galignani’s Messenger, publié à

Paris de 1814 à 1890 sans quasiment d’interruption,

ainsi que sur les publications de la maison d’édition21 Giles Barber, « Galignani’s and the publication of English books inFrance from 1800 to 1852”, The Library, XVI, 1961, p. 267-286. James J.Barnes, « Galignani and the publication of English books in Paris; apostscript », The Library, XXV, 1970, p. 294-312. Danièle Pluvinage, Galignani’sMessenger. An English newspaper issued in Paris, mémoire de maîtrise, Faculté deslettres de Paris, Prof. Nordon dir., 1968.

21

du même nom. Tel était l’unique point d’entrée qui

pouvait inciter le chercheur à aller à la quête

d’autres publications en langues étrangères qui

auraient pu être mises sur le marché français, à

tenter de mesurer l’importance que ces journaux, ces

revues, ces ouvrages, s’ils avaient existé en nombre

suffisant et dans un choix varié de langues, avaient

pu avoir dans la circulation internationale des idées,

mais également du rôle qu’ils avaient pu avoir parmi

l’intelligentsia cosmopolite au XIX° siècle.

S’il est maintenant bien établi que les

Galignani, père et fils, tout en étant des hommes de

presse, publiaient et vendaient aussi des livres dans

différentes langues étrangères, en anglais, mais

également en italien, en espagnol, en russe, dans les

différentes langues scandinaves et dans bien d’autres

vocables encore, à destination de leur clientèle

internationale, il est clair désormais, qu’ils

22

n’étaient pas, sur la place de Paris, ni ailleurs en

France, à Strasbourg notamment, les seuls à le faire.

Grâce aux travaux de collègues travaillant sur le

monde germanique, Frédéric Barbier22, Helga

Jeanblanc23, Isabelle Kratz24, il était évident que si

les Galignani représentaient l’une des antennes de la

librairie anglaise en France, il existait aussi à

côté, une véritable librairie allemande, aux contours

très particuliers. Les recherches menées par Jean-

François Botrel25, ont entrouvert un coin du voile sur

la présence à Paris, surtout à partir du Second

Empire, d’une librairie hispanophone. Galignani

n’était, donc, que la partie émergée d’un iceberg

formé par ce qu’il est convenu de nommer la

« librairie étrangère » de Paris. Composée d’une bonne

22 « Entre l’Allemagne et la France : les pratiques bibliographiques au XIX°siècle », Revue de synthèse, IV° série, n°s 1-2, janvier-juin 1992, p. 41-53.23 Des Allemands dans l’industrie et le commerce du livre à Paris (1811-1870), Paris, Editionsdu CNRS, 1994. 24 « Libraires et éditeurs allemands installés à Paris (1840-1914) », Revuede synthèse, IV° série, n°s 1-2, janvier-juin 1992, p. 89-110.25 « La Librairie « espagnole » en France au XIX° siècle », Le Commerce de lalibrairie en France au XIX° siècle, Paris, IMEC éditions/Editions de la Maison desSciences de l’Homme, 1997, p. 287-299.

23

douzaine de maisons, plus ou moins spécialisées, selon

les cas – dans les langues extrêmes orientales, en

arabe…. - au sein de laquelle, le lecteur du XIX°

siècle, qui le souhaitait, pouvait se procurer des

ouvrages et des organes de presse, dans quasiment

toutes les langues du monde, y compris les plus

rares.

S’il en était ainsi pour les livres, n’était-il

pas légitime de se poser la question de savoir ce

qu’il en était pour les périodiques ? La France,

« terre d’accueil », avait-elle vu fleurir sur son

territoire, des journaux « allogènes », dans quelles

langues, à quelles périodes, pour quels publics, dans

quels domaines ? Si la présence pérenne du Galignani’s

Messenger et des autres revues littéraires26 lancées26 Diana Cooper-Richet, « Diffusion du modèle victorien à travers le monde.Le rôle de la presse en anglais publiée en France au XIX° siècle », Presse,nations et mondialisation, Marie-Eve Thérenty et Alain Vaillant dir., Paris,Nouveau Monde éditions 2010, p. 17-32 ; « La presse britannique dans leParis de la première moitié du XIX° siècle : modèle et vecteur detransferts culturels », La production de l’immatériel. Théories, représentations et pratiquesde la culture au XIX° siècle, Jean-Yves Mollier, Philippe Régnier, Marie-EveThérenty et Alain Vaillant dir., Saint-Etienne, Presses de l’Université,2008, p. 115-129.

24

par la maison éponyme semblaient l’indiquer rien,

pourtant, ne permettait de le confirmer, et surtout

pas les histoires de la presse, telles qu’elles

avaient été écrites jusqu’à là. La recherche de ces

publications ne pouvait donc s’entreprendre que selon

une « méthode » des plus aléatoire, avec pour seule

aide, non négligeable cependant, le recours aux

travaux sur l’immigration politique, plus

particulièrement allemande, polonaise et russe. Ces

études souvent exhaustives conduisent,

presqu’exclusivement vers les publications des exilés.

Pour le reste, la quête est à la fois plus difficile

et moins rigoureuse. Pourtant, en l’état actuel des

recherches, près de 500 périodiques, rédigés dans plus

d’une douzaine de langues, publiés en France au XIX°

siècle, le plus souvent à Paris, ont été répertoriés

25

et en partie décrits, comme en témoigne le chapitre

qui leur est consacré dans La Civilisation du Journal27.

Si tel est le cas, n’est-il pas utile de

s’interroger sur le rôle de plaque tournante et de

lieu d’échange culturel transnational joué par Paris,

sur l’impossibilité qu’il y a à considérer cette

activité dans le cadre réduit de la France, voire même

de l’Europe. Deux exemples contribuent à éclairer

l’importance de ces circulations intellectuelles. Le

premier est celui des dix revues, littéraires et

scientifiques pour la plupart, en portugais, publiées

à Paris entre 1815 et 1830, auxquelles il faut

ajouter les quatre titres annoncés dans la presse,

mais dont la trace physique n’a pu être retrouvée28.

L’une de ses publications, Nitheroy, lancée par des

hommes de lettres brésiliens est considérée comme27 Histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIX° siècle, Dominique Kalifa,Philippe Régnier, Marie-Eve Thérenty et Alain Vaillant, dir., Paris,Nouveau Monde éditions, 2011.28 Diana Cooper-Richet, « Les revues en portugais publiés à Paris dans lapremière moitié du XIX° siècle », Les Transferts culturels. L’exemple de la presse enFrance et au Brésil, Valéria Guimares dir., Paris, L’Harmattan, 2011, p. 77-87.

26

ayant été à l’origine de l’introduction du courant

romantique dans la jeune République brésilienne. Il

conserve, aujourd’hui au Brésil encore, la réputation,

sans doute surévaluée, d’avoir joué un rôle non

négligeable dans la naissance d’une littérature

nationale.

Le second exemple est relatif aux journaux en

espagnol, publiés en France au XIX° siècle. A ce jour,

une cinquantaine de titres ont été repérés. Très

différents les uns des autres, ils vont des organes

communautaires faisant le lien entre des groupes

d’immigrés, aux revues culturelles, aux feuilles

commerciales, vouées à la promotion des produits en

provenance d’Amérique latine. Le cas d’El Correo de

Ultramar (1842-1886)29, est particulièrement

intéressant. Il met en effet en évidence, une nouvelle

fois, l’impossibilité qu’il y a à aborder un tel objet

29 Jessica Frasquet-Vidal, La Presse en espagnol en France au XIX° siècle : El Correo deUltramar (1842-1886), mémoire de master I, Diana Cooper-Richet et Jean-YvesMollier dir., Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, 2007.

27

de recherche dans un contexte nationalement et

géographiquement restreint. Ce journal, qui paraît sur

douze pages cinq fois par semaine, possède un

supplément littéraire qui part, tous les quinze jours,

par bateau, vers différents ports et grandes villes

d’Amérique du Sud : Valpareiso, Mexico, la Nouvelle-

Orléans, La Havane, Caracas, mais également au Brésil

et aux Philippines. Il emporte, dans ses pages, les

épisodes les plus récemment écrits par les grands

feuilletonistes français, tels Alejandro Dumas, Pablo

Féval ou encore Federico Soulié, dont les noms sont

hispanisés comme s’ils appartenaient déjà au monde

littéraire latino-américain. Ici, la dilution de la

notion frontière, le dynamisme de la circulation des

idées et des textes, sont directement liés à la

question des temporalités. Les lecteurs d’Amérique

Latine ne sont-ils pas en mesure de lire, quasiment en

28

temps réel, les dernières productions des écrivains à

la mode à Paris ?

Il n’est pas inutile de rappeler que des revues

françaises, telles que la Revue des Deux Mondes, ainsi

que des magasines de mode sont largement diffusés à

l’étranger. La diffusion et l’influence de la Revue des

Deux Mondes, au Brésil, semblent avoir été très

importantes parmi les élites de cette jeune nation en

formation. Dans le roman, largement autobiographique

de l’écrivain mexicain Carlos Fuentes – Les Années avec

Laura Diaz30 - vaste fresque de l’histoire de son pays

depuis la fin du XIX° siècle jusqu’à nos jours, que

voit-on ? Des bourgeoises de Veracruz, friandes de

mode française, descendant au port attendre l’arrivée

des bateaux chargés de magasines, plus

particulièrement de La Vie parisienne, en provenance de la

Ville Lumière. Enfin, n’est-il pas surprenant

d’apprendre, de la bouche de collègues historiennes30 Paris, Gallimard, 2001.

29

colombiennes, travaillant sur la presse dans leur

pays, qu’au milieu du XIX° siècle les journaux anglais

étaient régulièrement reçus dans les cabinets de

lecture de la province colombienne, afin de pouvoir

être lus par les notables locaux. Que dire encore de

cette collection d’ouvrages sur Napoléon, publiés en

1825 par l’antenne mexicaine de l’éditeur parisien

Bossange, trouvée dans le bibliothèque d’une hacienda

du nord de l’Argentine propriété aujourd’hui encore,

des descendants d’une dynastie de sept générations

d’hommes de loi? Essentiellement, que la circulation

des textes est à la fois précoce et intense et, par

ailleurs, bien plus transnationale qu’il n’y paraît au

premier abord.

A partir du constat que l’étude de la presse - un

support dont la plasticité31, la périodicité, le

renouvellement régulier, sont particulièrement

31 Jean-Yves Mollier, « Le parfum de la Belle Epoque », La Culture de masse enFrance de la Belle Epoque à aujourd’hui, Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinellidir., Paris, Fayard, 2002, p. 72-115.

30

propices à la mise en circulation - en langues

étrangères, publiée à Paris au XIX° siècle, ne pouvait

se faire que dans un cadre international, puisqu’elle

était à la fois destinée à une clientèle cosmopolite

présente dans la capitale française, mais également

prévue pour être expédiée à l’étranger, dans les

cabinets de lecture de Budapest, de Florence, de

Chine, de Malte et d’ailleurs en ce qui concerne le

Galignani’s Messenger, en Amérique du Sud et jusqu’aux

Philippines pour El Correo de Ultramar, la question de

savoir si une presse semblable, avait existé ailleurs

dans le monde, à Londres, à New York, Vienne ou à

Saint-Pétersbourg, si cette presse avait des origines

comparables, des objectifs communs, se pose tout

naturellement. Si tel a été le cas, des travaux de

recherche ont-ils été conduits les différents pays

concernés, quel traitement scientifique leur a été

réservé, si tant est qu’il en ait eu un ?

31

Pour la France, les contours de cette librairie,

dite étrangère, sont maintenant tracés, tant en ce qui

concerne les libraires-éditeurs, que les livres

publiés ou vendus32, tout comme ceux de l’important

corpus de journaux en langues étrangères publiés en

France au XIX° siècle. Ailleurs, la production

d’ouvrages dans une langue autre que la ou les langues

nationales n’a guère suscité l’intérêt des chercheurs,

même si les histoires du livre au Canada, aux Etats-

Unis et en Australie, pays de forte immigration, en

mentionnent l’existence. Pourtant, à l’évidence, dans

les grandes villes cosmopolites du monde, et pas

uniquement à Paris, ce type de publications a très

probablement existé. Néanmoins, à l’heure actuelle,

faute de travaux, rien ne permet de l’affirmer, ni de

32 Diana Cooper-Richet, « La librairie étrangère à Paris au XIX° siècle : unmilieu perméable aux innovations et aux transferts », Actes de la Recherche enSciences Sociales, n° 126-127, ars 1999, p. 60-69 ; « L’imprimé en languesétrangères à Paris au XIX° siècle : lecteurs, éditeurs, supports », Revuefrançaise d’histoire du livre, n° 116-117, 3°/4° trimestres 2002, p. 203-225 ;« Paris, carrefour des langues et des cultures : édition, presse etlibrairie étrangères au XIX° siècle », Histoire et civilisation du livre, revueinternationale, n° V, 2009, p. 99-114.

32

dresser une cartographie du phénomène à l’échelle

internationale. Une telle carte éclairerait, pourtant,

sur la circulation transnationale des idées et des

textes.

Qu’est-ce-qui peut expliquer qu’aucun historien

de la presse, en France, n’ai jugé bon de prendre en

considération tout ou partie d’un corpus aussi

important ? Essentiellement, sans doute, parce que ces

organes, bien que publiés et vendus dans l’Hexagone,

étaient rédigés dans une langue autre que le français.

Or la langue, dans un pays comme la France, est

considérée, depuis le milieu du XIX° siècle, avec

l’armée et l’école républicaine, comme l’un des

ciments de la Nation. Par ailleurs, les hommes et les

quelques femmes qui sont les initiateurs de ces

périodiques sont des étrangers. Ainsi, seule la presse

en français a été jugée digne d’entrer dans l’histoire

de la presse en France. Ainsi, plus de 500 journaux,

33

revues, magasines de types très variés ont été

négligés, voire méprisés, parce que ce qui comptait,

avant tout c’était la construction de la Nation, son

affirmation par le biais d’une presse politique, au

détriment des autres types de périodiques, sauf peut-

être littéraires, mais en tout cas pas en langues

étrangères.

Pourtant, cette presse en langues étrangères, pas

seulement celle des réfugiés politiques qui a souvent

été étudiée dans le cadre de travaux plus généraux sur

l’immigration, russe, allemande, polonaise (…) serait

très intéressante à examiner, afin, notamment, de

connaître l’étendue des transferts scientifiques dans

le domaine médical entre la France et des pays comme

la Pologne ou les régions hispanophones, pour lesquels

des revues médicales en polonais et en espagnol ont

été publiés. Cet exemple, qui n’en qu’est qu’un parmi

34

d’autres, tend à montrer l’intérêt que l’on pourrait

tirer d’une meilleure connaissance de cette presse.

Mais quid d’une telle presse ailleurs qu’en

France ? Qu’en est-il en Angleterre, aux Etats-Unis,

au Brésil, en Hongrie, au Japon, notamment ? Au

Canada, en Australie, aux Etats-Unis, et pour les

mêmes raisons que pour l’édition d’ouvrages, c’est une

question qui n’a pas été tout à fait écartée.

Néanmoins, il n’existe pas de travaux d’ensemble,

seulement quelques mentions. Dans un pays comme

l’Australie, où l’immigration a été à l’origine de la

construction de la Nation, le premier journal en

langue étrangère à y avoir été publié l’a été en

français, en 1891. Le Courrier australien était destiné aux

4000 Français – des ingénieurs, des banquiers, des

journalistes – installés, à cette époque, dans le

Queensland. On en trouve la trace dans l’histoire

35

« officielle » du livre en Australie33, publiée il y a

quelques années. Contrairement à l’histoire du livre

et de l’édition, telle qu’elle a été écrite en

France34, l’australienne est conçue de manière très

large. Elle s’intéresse autant à l’édition de livres,

qu’à la publication des journaux, qu’à l’histoire des

bibliothèques, voire à celle des libraires et de leur

commerce. Pourtant, en dépit de cette conception très

englobante de l’histoire de l’imprimé, la place

accordée à ceux qui ne sont pas en anglais est, ici,

comme ailleurs pour tous les imprimés en langues

étrangères, extrêmement faible, voire négligeable.

La situation est, un peu, meilleure si l’on

considère les travaux sur le livre et la presse au

Canada – pays bilingue. Dans l’Histoire du livre et de

33 A History of the book in Australia (1891-1945), A National culture in a colonial market, MartynLyons and John Arnold dir., Sydney, University of Queensland Press, 2001,p. 64-68. Notons que dans le tome II, Paper empires (1946-2005), Craig Munroe andRobyn Shealan-Bright dir., Sydney, University of Queensland Press, 2006, iln’y a aucune mention relative aux publications dans des langues autres quel’anglais. 34 Histoire de l’édition française, Henri-Jean Martin et Roger Chartier dir., Paris, Fayard/Promodis, 1983-1986.

36

l’imprimé au Canada35 la question de la production

d’imprimés en langues étrangères est mentionnée. Il y

est indiqué que cette production a été florissante,

notamment en allemand dès 1787, puis dans les années

1835 en gaélique, en islandais à partir de 1877, en

suédois en 1887 et ensuite après la Première Guerre

mondiale, au gré de l’arrivée des différents groupes

ethniques36. Mais, visiblement, les données précises

manquent et ces différentes productions ne semblent

pas être considérées comme faisant intégralement

partie de l’histoire du livre au Canada. Or, dans un

pays d’immigration comme celui-là comment pourrait-il

en être autrement ?

L’exemple des Etats-Unis, autre pays

d’immigration, vient confirmer ce qui a été dit pour

la France, le Canada et l’Australie. L’Histoire du livre en

35 Patricia Lockhart Fleming et Yvan Lamonde dir., Montréal, Presses del’Université, 2004- 2005. Cette histoire comporte trois volumes : desdébuts à 1840, de 1840 à 1918 et de 1918 à 1980.36 Voir le tome III, dirigé par Carole Gerson et Jacques Michon, p. 5 et 6.

37

Amérique37, en cinq volumes, mentionne l’existence

d’imprimés en langues étrangères publiées aux Etats-

Unis, à la fin du XVIII° siècle38 en allemand. Pour la

période 1880-1940, l’accent est mis dans l’un des

chapitres sur la presse dite « ethnique »39, mais

également sur les publications émanant des communautés

hispanophones et juives, ces dernières ayant recours à

quatre langues autres que l’anglais – allemand,

yiddish, ladino et hébreu. Enfin, pour la période

contemporaine, les auteurs considèrent que les Etats-

Unis sont désormais devenus un pays bilingue, dans

lequel tout ce qui est en espagnol n’est

pas« allogène ».

Si dans des pays où les mouvements migratoires

ont été à l’origine de l’essentiel du peuplement, si

dans des pays comme la France qui s’est, depuis la

37 Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1999-2010.38 Volume I, The colonial book in the Atlantic world, Hugh Armory et David D. Hall,1999, p. 302-309.39 Volume IV, Print in motion. The expansion of publishing and reading in the United States (1880-1940), Carl F. Koestle and Janice A. Radway dir., 2009, p. 299-311.

38

Révolution voulu une terre d’accueil, les imprimés en

langues étrangères ne sont pas considérés, y compris

par les chercheurs, comme des documents faisant

partie du patrimoine historique, pourquoi dans des

empires comme le Japon, où à la fin du XIX° siècle, il

a existé une presse en français, où l’Autriche-

Hongrie40 où des journaux dans la langue de Molière,

mais également bilingue français-grec ont été mis sur

le marché, dans des pays d’Amérique Latine, comme le

Chili41, l’Argentine où des périodiques en anglais42 et

en allemand43 ont vu le jour dès les dernières

décennies du XIX° siècle, ces organes de presse

40 Cette information nous a été fournie par un collègue historien, SandorCsernus, de l’Université de Szeged. 41 Au Chili, les journaux en anglais suivants ont été publiés : The Chileantimes (1876-1907), The Anglo-Chilean Times (1907-1908), The Magellan Times (1914-1932) publié à Punta Arenas, The South Pacific Mail (1909-1950) – voir JuanRicardo Couyoumdjian, « Apuntos sobre un periodico inglès de Valpareiso, TheSouth Pacific Mail », Valpareiso (1909-1925), Valpareiso, Ed. Altazar, 1987. Quant auSantiago Times lancé en 1990, il existe toujours.42 Le Buenos Aires Herald. A world of information in a few words a été fondé en 1876. TheSouthern Cross, avait été lancé un an plus tôt par des Irlandais. Ces deuxpublications existent toujours.43 Des journaux en allemand ont été publiés au Brésil par les communautésd’origine germanique. Le premier d’entre eux fut La Plata Zeitung lancé enavril 1863. Mais, Das Argentinische Tageblatt est l’organe en allemand qui faitpreuve de la plus grande longévité. Mis sur le marché en 1889, il paraîttoujours à Buenos Aires. Voir Anne Saint-Sauveur-Henn, Un siècle d’immigrationallemande vers l’Argentine (1853-1945), Köln/Weimar/Wien, Bölhau, 1995, p. 334-339.

39

seraient-ils étudiés et considérés comme des éléments

importants à la compréhension de l’histoire

nationale ?

Ces imprimés en langues étrangères n’ont, nulle

part, été réellement pris en compte. Ce qui a primé,

partout, ce qui prime encore, c’est le sentiment

national et la construction de la Nation, non ce qui

émanait de communautés d’étrangers. Afin d’aller au-

delà de ces « frontières mentales », ne faudrait-il

pas constituer un groupe de travail transnational –

même virtuel - travaillant sur ce corpus particulier,

dans lequel la notion de circulation serait

centrale44 ?

Temporalités.

La question des temporalités différentes qui

peuvent exister pour les mêmes objets de recherche,

selon les régions et les pays, a rarement été prise en

44 Voir Diana Cooper-Richet, Livro, op. cit. 40

considération, sans doute parce qu’il n’est possible

de le faire qu’en observant les phénomènes historiques

sur une période relativement longue et sur une grande

échelle géographique. A l’heure actuelle, dans un

certain nombre de pays européens – la France, la

Belgique, l’Allemagne, notamment – l’histoire des

mines et des mineurs de charbon est en train de

s’achever. Elle laisse derrière elle des régions

dévastées, des paysages marquées par le passage de

cette industrie d’extraction, des populations

abandonnées à leur sort, sans reconversion et sans

avenir. Ailleurs, plus loin, en Pologne, en Russie, en

Roumanie, la production se poursuit dans des mines

vétustes. Ainsi, à l’échelle d’un du continent, le

rythme de l’histoire des houillères et de leur

exploitation par des ouvriers n’est-il pas le même

partout.

41

Pourtant, en Asie, en Chine et en Inde,

aujourd’hui encore l’histoire de l’industrie minière

s’écrit comme elle le faisait en France, sous la

Monarchie de Juillet et le Second Empire. C’est une

histoire telle que nous l’a léguée Zola, avec Germinal,

qui se perpétue dans des conditions de sécurité et de

travail, sans doute bien pires que ce qu’ont vécu

Catherine, Etienne et Maheux ! Les statistiques

officielles chinoises ont déclaré 4000 morts dans des

accidents miniers pour l’année 2010 ! Quant à l’Inde,

elle importe des enfants du Pakistan, suffisamment

jeunes et menus pour pouvoir s’introduire dans de

toutes petites galeries. La question du travail des

enfants, celle du danger ou de la protection sociale,

ne sont pas prises en compte dans ces exploitations

asiatiques, souvent sauvages et incontrôlées. Quant à

l’intervention de l’Etat elle est insuffisante et

souvent rendue inefficace par la corruption.

42

Dans certains pays d’Amérique du Sud,

l’exploitation souterraine se fait également dans des

conditions épouvantables pour les hommes qui y

travaillent. Si à San José, dans le désert de

l’Acatama, les mineurs de cuivre et d’or semblaient

travailler avec des installations relativement

modernes, il est clair que les conditions de sécurité

n’étaient pas entièrement satisfaisantes. C’est sans

doute, en Australie, que l’on trouve aujourd’hui les

exploitations minières les plus modernes, les moins

dangereuses pour les ouvriers qui y travaillent, mais

ceux-ci sont très peu nombreux. Tout y est mécanisé,

l’exploitation se fait souvent à ciel ouvert ce qui,

par contre à des conséquences importantes sur le plan

environnemental.

Le monde actuel présente ainsi, en même temps,

toutes les étapes historiques de l’évolution de

l’exploitation du charbon : du plus inhumain et du

43

plus artisanal, comme en Chine ou en Inde, au plus

moderne, au plus efficace, mais au peu soucieux de

l’écologie, en passant par les mines fermées, par les

mines encore ouvertes mais en sursis, sans parler des

bassins en déshérence. D’une certaine manière, ces

temporalités différentielles qui caractérisent

l’histoire de la mine, et elle n’est sans pas la seule

dans ce cas, semblent en partie poser, une nouvelle

fois, mais peut-être sous une forme un peu renouvelée,

la question des rapports entre Centre et Périphérie,

si toutefois l’on peut considérer que la Chine et

l’Inde sont des périphéries de l’Europe ? Elles le

sont, dans la manière dont elles traitent la main

d’œuvre, tant adulte qu’enfantine. Cependant, ces pays

ne sont pas des nations dominés, ni des régions dans

lesquelles l’avance technologique laisse à désirer par

rapport à l’Europe. C’est le rapport à l’humanité qui

donne aux temporalités ces décalages, car si la Chine

44

le voulait elle pourrait importer d’Australie des

méthodes sûres et modernes d’exploitation du charbon

mais, à l’heure actuelle, ses priorités sont d’un

autre ordre.

Qu’observe-t-on, en ce qui concerne les

temporalités, du côté des imprimés en langues

étrangères ? En premier lieu, que le phénomène loin

d’avoir disparu, que les publications de ce type se

sont multipliées, avec l’intensification des

circulations humaines, le développement de l’édition

et l’augmentation du lectorat. Les journaux en langues

étrangères, existe désormais dans un grand nombre de

pays du monde, notamment ceux dont la langue est peu

accessible. Ces périodiques à destination des

étrangers, qu’ils soient résidents ou de passage,

fleurissent un peu partout, y compris dans les lieux

les plus inattendus : en Birmanie, en Chine, en

Lituanie, en Russie, en Syrie, tout comme en Egypte,

45

au Kazkhstan et en Mongolie45 et dans bien d’autres

endroits encore. Quel est le contenu de ces organes ?

Sont-ils comparables entre eux ? Quelle est leur

longévité ? Qui en sont les initiateurs ? Peut-on les

rapprocher de leurs confrères des siècles passés ?

Sont-ils toujours les porte-paroles des gouvernements

en place ? Telles sont certaines des questions que

pose, hier, comme aujourd’hui, ce corpus trop peu

exploité.  

Au terme de cette réflexion, il semble

intellectuellement très difficile pour un historien de

ne pas prendre en compte la dimension trans-nationale

d’un objet de recherche, les phénomènes qu’ils

étudient ne se déroulant que rarement dans un contexte

de totale autarcie. L’observation de deux sujets,

aussi éloignés l’un de l’autre que les mineurs de

charbon et les imprimés en langues étrangères, impose

45 www.giga.-presse.com, voir la rubrique « Journaux et magasines du monde ».

46

de manière tout à fait empirique l’inscription de la

recherche dans un cadre international et sur la longue

durée. Quels que soit les raisons qui ont prévalu à la

construction des nations modernes, il est clair que

restreindre le cadre d’une investigation, de ce type,

à l’intérieur de frontières nationales ne peut être

que réducteur et gêner, voire rendre impossible,

l’explication de phénomènes tels que ceux qui sont à

l’origine des vocations de peintre ou d’écrivain qui

sont nées, ou qui naissent encore, dans des régions du

monde éloignées de l’Europe, chez les mineurs de fond.

Diana Cooper-RichetDépartement d’Histoire

Centre d’Histoire Culturelle des Sociétés Contemporaines

Institut d’Etudes Culturelles

Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines

47