Des objets de recherche à l’épreuve des frontières et des temporalités : l’histoire des...
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Des objets de recherche à l’épreuve des frontières et
des temporalités : l’histoire des mineurs de charbon
et des imprimés en langues étrangères.
.
La question des frontières1 qui délimitent, tout
comme celle des temporalités2 qui rythment, le champ
et l’histoire « comparée » d’un objet de recherche ne
s’imposent qu’assez rarement d’emblée à la réflexion
du chercheur. Sa formation ne l’a, le plus souvent,
que peu ou pas préparé à prendre en compte les
dimensions extra-nationales de son sujet et encore
moins à aborder celles, plus difficiles, des
temporalités décalées qu’il peut avoir, dans
différentes régions du monde, plus particulièrement en
fonction de leur culture et de leur niveau de
développement. L’étude du cadre chronologique dans
lequel se déroulent les « histoires » de certains
objets de recherche permet, à cet égard, de reposer la
1 Considérées dans leur acception la plus large, c’est-à-dire mondiale.2 Considérées sur la longue durée.
1
question, récurrente, délicate et non résolue, des
rapports entre Centre et Périphérie.
Ces questionnements peuvent-ils bénéficier de
l’apport d’une prise de position théorique, voire
d’une adhésion à une école ou à un courant historique,
tels que ceux qui sont nés et ont prospéré – Global
History, Big History, World History – aux Etats-Unis ? Sans
aucun doute, encore faut-il tenir compte des
nombreuses critiques qui leur ont été adressées3,
notamment en ce qui concerne leur tendance à la
simplification, à la généralisation et à la
synthétisation réductrice. L’approche pragmatique,
celle qui résulte d’une pratique de la recherche
ouverte sur le monde, ne permettrait-elle pas, de
manière plus souple et sans a priori, d’envisager un
objet historique dans toutes ses dimensions tant
spatiales que temporelles, dans une optique à la fois
3 Chloé Maurel, « La Global/World History: questions et débats », Vingtième siècle, n° 104, octobre-décembre 2009, p. 153-166.
2
transnationale et trans-périodes ? Telle est l’idée
qui sera développée dans cet article.
Sans doute est-il plus sage, peut-être même
incontournable, de commencer par envisager le sujet
d’une recherche dans un cadre limité, local,
régional, national, voire selon les situations, pluri-
national4 – dans le cas d’études comparées - afin d’en
maîtriser les multiples aspects pour ensuite, dans un
second, voire un troisième temps, en mesurer les
ramifications internationales, les dimensions
transfrontalières et même les grands écarts dans le
temps que peuvent manifester des phénomènes semblables
dans des lieux très éloignés les uns des autres.
C’est ainsi que deux sujets d’histoire ayant, en
apparence, peu de point communs: celle des mines et
4 Christophe Charle, Théâtre en capitales. Naissance de la société du spectacle à Paris, Berlin,Londres et Vienne (1860-1914), Paris, Albin Michel, 2008. Joël Michel, Le Mouvementouvrier chez les mineurs d’Europe occidentale (Grande-Bretagne, Belgique, France, Allemagne). Etudecomparative des années 1880-1914, thèse de doctorat d’Etat, Yves Lequin dir.,Université Lyon II, 1987. Julien Hage, Feltrinelli, Maspéro, Wagenbach : une nouvellegénération d’éditeurs d’extrême-gauche (1955-1982), thèse d’histoire, Jean-Yves Mollierdir., Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, 2011.
3
des mineurs de charbon, d’un côté, et celle des
imprimés en langues étrangères - ceux que d’aucuns
qualifient d’« allogènes »5 - de l’autre, peuvent
curieusement conduire le chercheur vers les mêmes
interrogations. Est-il toujours scientifiquement
légitime de cantonner son étude dans un cadre
strictement national ? Les limites, très restrictives,
du court ou du moyen terme, sont-elles les plus
satisfaisantes ?
Objets de recherche.
Les inclinations personnelles, tout comme les
hasards des rencontres et des affectations
académiques, voire dans certains cas les phénomènes de
modes, sont parmi les facteurs explicatifs des choix
qu’opère un historien qui se lance dans une recherche
nouvelle. Ainsi, lorsque l’on commence par
s’intéresser à l’histoire du syndicalisme minier en5 Histoire du livre et de l’imprimé au Canada, volume III, 1918-1980, Carole Gerson etJacques Michon dir., Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2004,p. 5.
4
France, avant la Première Guerre mondiale, il devient
très rapidement évident qu’écrire l’histoire des
houilleurs et de leur mouvement social n’a de sens que
si celle-ci s’inscrit dans un cadre plus vaste dans
lequel il est nécessaire de faire abstraction des
frontières. Les mineurs l’ont, très tôt, fait eux-
mêmes – dans les années 1880 - lorsqu’ils mirent sur
pied, avec leurs camarades allemands, britanniques,
belges et d’autres pays miniers d’Europe, une
Fédération Internationale des Mineurs se réunissant
régulièrement afin d’envisager, ensemble, les
problèmes qui leur étaient communs6. Dès cette
première étape de la recherche, la question de la
dimension transnationale émerge, même si, à ce stade
du travail l’historien n’a pas encore pleinement
conscience de l’importance que cette approche prendra
par la suite.
6 Diana Cooper-Richet, La Fédération nationale des mineurs. Contribution à l’histoire du syndicalisme français avant 1914, thèse d’histoire, Université Paris I, Jacques Droz dir., 1976.
5
En effet, les problèmes de la mine et des mineurs
sont semblables, par bien des aspects, quelque soit la
matière minérale exploitée, le pays dans lequel est
localisée la production et l’époque à laquelle celle-
ci se fait. Le travail du mineur est pénible,
dangereux et source de nombreuses maladies, y compris
dans les mines qui sont installées à ciel ouvert,
dites « découvertes ». La dureté de cet univers
professionnel, l’exploitation à laquelle les hommes,
et parfois les enfants, sont soumis, les conduit
fréquemment sur le chemin de la révolte et du combat.
Les mines ont toutes, aussi, des effets dévastateurs
sur le paysage. Créatrices de régions mono-
industrielles, le plus souvent difficilement
reconvertibles, elles sont également à l’origine de
multiples pollutions environnementales. Productrices
d’identités spécifiques, de cultures et d’images
fortes - les « gueules noires » font l’objet de
6
représentations de toutes sortes un peu partout dans
le monde - les mines ne laissent personne indifférent,
surtout pas ceux qui y peinent7. L’étude de
l’évolution des exploitations chinoises, indiennes,
françaises, chiliennes, ou encore australiennes, au
XIX°, comme au XX° ou encore au XXI° siècle, amène
très naturellement le chercheur à envisager l’histoire
de la mine et de ses acteurs, dans une approche à la
fois transnationale et trans-périodes.
D’une certaine façon, il est en de même en ce qui
concerne l’écriture de l’histoire des imprimés en
langues étrangères, de leur conception à leur lecture
7 Voir Diana Cooper-Richet, Le Peuple de la nuit. Mines et mineurs en France (XIX°-X° siècles),Paris, Perrin, coll. Tempus, 2011, voir chapitre 5, « L’imaginaire de lamine », p. 251-306, mais également certaines œuvres du peintre Yubaoli(www.yubaohalang.com), du photographe Song Chao, tous deux Chinois, dumineur-peintre Yin Yang, également Chinois, dont les œuvres d’art trèscontemporain ont été exposées à Paris, New York, Londres et Venise. Quantaux centaines de tableaux du houilleur japonais Sakubei Yamamoto (1892-1984), elles sont conservées au Musée de la mine de Tagawa, à Fukuoka dansle nord de l’île de Kyushù. En mai 2011, ses œuvres ont été inscrites surle Registre Mémoire du Monde par l’UNESCO, au titre du patrimoinedocumentaire. Rappelons aussi l’existence et le succès des pitmen-painters del’Ashington Group (1934-1984), dont les nombreuses peintures sontconservées au Woodhorn Colliery Museum à Ashington (Northumberland). Cetterecherche sur les mineurs-artistes dans le monde n’a été entreprise quetrès récemment, si elle s’avérait fructueuse elle viendra renforcer lathèse selon laquelle ce milieu et ce métier sont, paradoxalement, àl’origine, plus que d’autres, de vocations artistiques et littéraires.
7
en passant par leur fabrication et leur mise sur le
marché. Terra incognita jusqu’à une date encore récente,
seuls quelques arpents de ce vaste corpus ont été
défrichés8 jusqu’ici, ce type de document existe,
pourtant, depuis longtemps dans différentes villes du
monde et présente, où qu’il soit produit des
caractéristiques communes, moins sans doute sur le
plan de sa matérialité, que dans les multiples raisons
qui président à sa création.
En prenant pour point de départ l’étude de la
première librairie/maison d’édition et de presse/salon
littéraire/bibliothèque de prêt, anglais, ouverte sur
le Continent, à Paris rue Vivienne, en 18009, par un
anglo-italien du nom de Giovanni-Antonio Galignani10,
8 Diana Cooper-Richet, « Aux marges de la presse nationale : les périodiquesen langues étrangères publiés en France (XIX°-XX° siècles) », Le Temps desmédias. Revue d’histoire, n° 16, printemps 2011, p. 175-187 et « Pour une étudetransnationale des imprimés en langues étrangères, témoins et acteurs del’histoire de la circulation des homes et des idées à travers lemonde (XIX°-XX° siècles) », à paraître en portugais dans la revuebrésilienne Livro, en mai 2012.9 Cette librairie, qui s’est installée 224 rue de Rivoli en 1854, existetoujours à cette adresse. 10 Diana Cooper-Richet, Galignani, Paris, Galignani, 1999.
8
il est possible d’entrevoir l’importance de la
production et de la commercialisation d’imprimés en
anglais, mais également dans beaucoup d’autres
langues, y compris les plus rares, à Paris, dès les
dernières années de la Révolution, sous la
Restauration et pendant toute la première moitié du
XIX° siècle11, voire après. Quelques autres maisons,
ouvertes sur le monde, comme celle de Martin
Bossange12 ou encore d’Antoine-Augustin Renouard13,
avec lesquelles, en compagnie de quelques autres, les
Galignani, père, puis ses deux fils, sont en relations
commerciales, concurrentielles ou complémentaires,
construisent l’environnement cosmopolite dans lequel
11 Diana Cooper-Richet, « Paris, carrefour des langues et des cultures :édition, presse et librairie étrangères à paris au XIX° siècle », Histoire etcivilisation du livre, revue internationale, n° V, 2009, p. 121-143.12 Diana Cooper-Richet, « La Librairie Bossange et le commercetransatlantique du livre au début du XIX° siècle. Retour sur les échangesen « Centre » et « Périphérie » », Passeurs d’histoire(s). Figures des relations France-Québec en histoire du livre, Marie-Pier Luneau, Jean-Dominique Melot, SophieMontreuil et Josée Vincent dir., Québec, Presse de l’Université laval,2010, p . 109-121.13 Diana Cooper-Richet, « La redécouverte des éditions aldines au XIX°siècle. Antoine-Augustin Renouard, bibliophile, collectionneur et passeurculturel », The Renaissance in the Nineteenth Century/Le XIX° siècle renaissant, YannickPortebois et Nicolas Terpstra dir., Toronto, Center for Reformation andRenaissance Studies, 2003, p. 164-197.
9
la plupart des imprimés en langues étrangères voient
le jour, en France, à cette époque. Si les livres, en
langues étrangères, publiés et commercialisés à Paris
au cours du XIX° siècle l’ont été en grand nombre et
dans un nombre de vocables importants, il suffit de
savoir que quelque 700 000 ouvrages en portugais sont
originaires de cette ville14. Que dire des
périodiques, souvent éphémères, lancés sur le marché
par les réfugiés politiques et les intellectuels
cosmopolites pour lesquels Lutèce est, tout en même
temps, une terre d’accueil et la capitale artistique
et culturelle du monde.
Ainsi, sans décision a priori, s’impose
insensiblement et progressivement, le besoin
d’envisager les objets de départ dans un cadre plus
large, plus ouvert et de se poser des questions
transversales. Si, par exemple, le cadre spatial des
14 Diana Cooper-Richet, « Paris,capital editorial do mundo lusofono naprimeira metade do século XIX? », Varia, vol. 25, n° 42, juillet-décembre2009, p. 539-555.
10
recherches sur un même objet, les mineurs de charbon,
est élargi, les temporalités sont-elles les mêmes pour
tous les pays et toutes les parties du monde ?
Observe-t-on des permanences ou des continuités ?
Quels rapprochements peut-on faire ? Est-on en mesure
d’aller vers une histoire mondiale, ou plutôt, vers
une histoire transnationale des mineurs de charbon ou
encore de l’édition de livres et de journaux en
langues étrangères ? Quoiqu’il en soit, dans un cas
comme dans l’autre, l’interdépendance d’un grand
nombre de phénomènes conduit à repenser la question
des frontières.
Frontières.
La question des frontières devrait, semble-t-il,
s’imposer de manière tout à fait naturelle à
l’historien, et non dans le sillage de débats
historiographiques autour de la nécessité d’écrire une
histoire mondiale ou globale, même si en France,
11
notamment dans le champ de l’histoire culturelle, de
celle du livre et de l’édition, certains historiens se
réclament d’une histoire à tendance globalisante15.
Cette conception de l’histoire n’est cependant pas du
tout conçue dans le même esprit que la global history à
l’américaine, car tout ce qui fait référence à la
notion de globalization est plus lié à une analyse en
termes économiques, qu’à une approche culturelle des
problèmes. Ainsi, le concept d’« histoire globalisante
ou englobante » est-il caractéristique d’une écriture
de l’histoire faisant appel à d’autres disciplines,
telles que l’ethnologie, la sociologie ou encore les
études littéraires, mais également à toutes les
différentes branches de la discipline historique elle-
même.
Quant à l’histoire mondiale, l’expression elle-
même renvoie à une approche très en vogue dans les
15 Jean-Yves Mollier, « L’histoire de l’édition, une histoire à vocationglobalisante », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, n° 43, 1996, p. 329-348.
12
pays du bloc communiste, encore d’actualité en Chine,
plus particulièrement à l’Académie des Sciences et
dans les universités. Comment cette histoire mondiale
est-elle pensée et organisée, encore aujourd’hui, dans
l’Empire du Milieu ? Il existe dans les différentes
institutions, des instituts d’économie mondiale, ainsi
que des instituts d’histoire mondiale, dans lesquels
il y a un ou plusieurs spécialistes de l’économie ou
de l’histoire de chaque pays du monde, y compris, bien
entendu, de l’Albanie et de la Suisse. Mais cette
conception d’une histoire mondiale, somme ou
juxtaposition de l’ensemble des histoires nationales,
n’est pas satisfaisante. Elle ne permet pas de
comprendre les phénomènes, extrêmement riches et
diversifiés, de circulation des hommes et des idées,
c’est-à-dire des circulations culturelles qui se
produisent sans tenir le moindre compte des frontières
nationales ou officielles quelles qu’elles soient.
13
C’est la raison pour laquelle, il semble
absolument indispensable, à un certain moment,
d’entreprendre des travaux de synthèse, qui ne sont ni
forcément approximatifs, ni réducteurs, mais qui, au
contraire, permettent une réflexion sur les
convergences, les continuités, les permanences, les
perméabilités internationales. A cet égard, l’exemple
fournit par la synthèse tentée, dans le domaine de
l’histoire culturelle, par l’historien britannique
Donald Sassoon, professeur d’histoire européenne
comparée à l’Université Queen Mary de Londres est
intéressant. Son ouvrage, de plus de 1600 pages, The
Culture of the Europeans from 1800 to the Present16, organisé
selon une logique chronologique, analyse l’évolution
des pratiques culturelles à l’échelle de l’Europe, sur
une période de deux siècles. L’ampleur de la
bibliographie témoigne de l’utilisation des nombreux
travaux existants et de la volonté de présenter une
16 London, Harpers Collins, 2006.14
étude dépassant le cadre national, afin d’essayer de
donner une vision de la culture et de son évolution
dans cette partie du globe. Des critiques lui ont,
naturellement, été adressées par des spécialistes de
telle ou telle question dans tel ou tel cadre
national, il n’en reste pas moins que cette tentative
d’explication générale est stimulante.
Après avoir travaillé sur différentes sujets liés
à la mine et aux mineurs de charbon en France : le
mouvement syndical, puis sur leur système de
protection sociale, sur les mineurs-écrivains, sur les
ingénieurs et les contremaîtres, sur les catastrophes
minières, sur les mines dans les colonies françaises
(Tunisie), sur les grèves et la répression de celles-
ci, après avoir lu un très grand nombre de
monographies sur les différents bassins miniers
français, l’historien ne peut que constater qu’il
n’existait, jusqu’à une date relativement récente,
15
aucun travail de synthèse retraçant l’histoire de ce
métier, devenu une corporation ou un groupe
professionnel soudé, né à l’aube du XIX° siècle et
disparu, en tout cas en France, et en état de survie
dans certains pays proches, comme l’Allemagne, la
Belgique ou la Grande-Bretagne. Etait-il, alors,
illégitime, de s’attaquer à l’écriture d’une histoire
des mineurs de charbon en France, tout en faisant le
plus souvent possible appel à des comparaisons, à des
mises en parallèle avec ce qui s’est passé ou se passe
encore dans des pays proches ou lointains dans
lesquels l’exploitation du charbon a donné naissance à
des phénomènes comparables et avec lesquels des
échanges ont fréquemment eu lieu.
Il en est ainsi, notamment, en ce qui concerne la
circulation internationale des ingénieurs, qui dès le
milieu du XIX° siècle, voire avant, ont dans le cursus
de leurs études l’obligation de faire un stage, qui
16
peut être effectué à l’étranger. Nombre des rapports,
écrits par ces jeunes ingénieurs, sont conservés dans
les archives de l’Ecole des Mines de Paris. Ils
rendent compte de l’importance de la circulation
internationale de l’information sur les techniques et
leur modernisation, plus particulièrement. Par
ailleurs, ces voyages d’étude furent l’occasion de
rencontres entre ingénieurs de pays différents. Le
cadre national est donc, ici, dépassé, à la fois pour
les hommes et pour les techniques. Ces techniques,
dont certaines concernent les moyens à mettre en œuvre
lors des catastrophes minières, malheureusement très
nombreuses tout au long de l’histoire de cette
industrie, ne peuvent être considérées dans un cadre
strictement national, car, hier comme aujourd’hui, il
est généralement17 fait appel aux sauveteurs les mieux
équipés et les plus performants quel que soit leur
pays d’origine. Lors de la grande catastrophe de
17 Pas en Chine.17
Courrières, qui eut lieu dans le Nord de la France en
1906, au cours de laquelle 1100 hommes trouvèrent la
mort, c’est à des sauveteurs de Westphalie qu’il fut
fait appel. En 2009, au Chili ce sont des techniques
provenant du monde entier qui ont permis de délivrer
les mineurs de San José, dans le désert d’Atacama.
Que dire de la dimension transnationale de
l’écriture minière ? Là encore, la porosité des
frontières apparaît très vite, pour qui se penche sur
le phénomène assez exceptionnel que représente le
besoin d’écrire, pour dire leur condition au monde
extérieur, qu’ont éprouvé un certain nombre de
mineurs, notamment francophones – France, Belgique –
mais également anglophones au Pays de Galles, aux
Etats-Unis, voire même hispanophones, à la fin du XIX°
siècle et au cours de la première moitié du XX°, et
parfois même plus tard18. N’est-il pas étonnant de
18 Paul Aron, La littérature prolétarienne en Belgique francophone depuis 1900, Bruxelles,Labor, 1995.
18
découvrir qu’un écrivain naturaliste chilien, un
« Zola chilien » en quelque sorte, Baldomero Lillo,
fils de mineur et mineur lui-même, a publié à Santiago
deux recueils de nouvelles sur la mine, en 1905 et en
190719 ?
L’écriture des ouvriers-mineurs, phénomène
exceptionnel dans le monde du travail industriel par
son ampleur et sa cohérence, ne peut se comprendre et
s’expliquer que dans un cadre transnational, en tenant
compte, d’une part du retentissement mondial de la
publication de Germinal en 1885, de ses nombreuses
traductions, du développement précoce du syndicalisme,
de l’épouvantable condition du mineur partout dans le
monde….. Tenter, dans le cadre national, de comprendre
un phénomène aussi inattendu que répandu, dans des
espaces aussi éloignés les uns des autres, serait très
restrictif. Ce n’est qu’en mettant en parallèle,
19 Un film a été tiré de l’une de ses nouvelles, Sub Terra (2003) : filmchilien de Marcelo Ferrari.
19
études régionales ou transfrontalières – que se passe-
t-il, de ce point de vue, entre le Nord de la France,
la Belgique et l’Allemagne - en tentant de retracer
les circuits empruntés par les textes, notamment les
traductions de Germinal20, voire bien d’autres pistes
encore, que l’on peut espérer approcher la réalité.
Bien d’autres exemples liés à l’histoire de la
mine et des mineurs – leurs représentations, leurs
imaginaires, leurs combats, leurs habitus… -
tendraient à montrer le caractère réducteur que
représenterait leur étude dans un cadre trop
strictement national. Il en est de même pour l’étude
de l’édition de livres et de journaux en langues
étrangères, un domaine très longtemps négligé, sans
doute parce qu’inclassable selon des critères
strictement nationaux ? Ici, la dimension
transnationale est d’emblée évidente, puisque faire
20 Aurélie Barjonnet, Zola d’Ouest en Est. Le Naturalisme en France et dans les deuxAllemagnes, Rennes, Presses de l’Université de Rennes , 2010.
20
paraître des ouvrages et des supports de presse dans
des langues autres que celle(s) du pays dans lesquels
ils sont conçus, fabriqués et mis sur le marché,
découle d’une démarche qui prend en compte le contexte
international.
Cette niche très particulière du marché de
l’édition était, jusqu’à une date relativement
récente, terra incognita, en France comme ailleurs, tant
des spécialistes de l’histoire de la presse, que de
ceux du livre et de l’édition, seuls semblaient s’y
intéresser les historiens des mouvements migratoires.
Quelques littéraires, le plus souvent britanniques21,
c’étaient, il est vrai, penchés sur le rôle joué par
un quotidien en anglais, Galignani’s Messenger, publié à
Paris de 1814 à 1890 sans quasiment d’interruption,
ainsi que sur les publications de la maison d’édition21 Giles Barber, « Galignani’s and the publication of English books inFrance from 1800 to 1852”, The Library, XVI, 1961, p. 267-286. James J.Barnes, « Galignani and the publication of English books in Paris; apostscript », The Library, XXV, 1970, p. 294-312. Danièle Pluvinage, Galignani’sMessenger. An English newspaper issued in Paris, mémoire de maîtrise, Faculté deslettres de Paris, Prof. Nordon dir., 1968.
21
du même nom. Tel était l’unique point d’entrée qui
pouvait inciter le chercheur à aller à la quête
d’autres publications en langues étrangères qui
auraient pu être mises sur le marché français, à
tenter de mesurer l’importance que ces journaux, ces
revues, ces ouvrages, s’ils avaient existé en nombre
suffisant et dans un choix varié de langues, avaient
pu avoir dans la circulation internationale des idées,
mais également du rôle qu’ils avaient pu avoir parmi
l’intelligentsia cosmopolite au XIX° siècle.
S’il est maintenant bien établi que les
Galignani, père et fils, tout en étant des hommes de
presse, publiaient et vendaient aussi des livres dans
différentes langues étrangères, en anglais, mais
également en italien, en espagnol, en russe, dans les
différentes langues scandinaves et dans bien d’autres
vocables encore, à destination de leur clientèle
internationale, il est clair désormais, qu’ils
22
n’étaient pas, sur la place de Paris, ni ailleurs en
France, à Strasbourg notamment, les seuls à le faire.
Grâce aux travaux de collègues travaillant sur le
monde germanique, Frédéric Barbier22, Helga
Jeanblanc23, Isabelle Kratz24, il était évident que si
les Galignani représentaient l’une des antennes de la
librairie anglaise en France, il existait aussi à
côté, une véritable librairie allemande, aux contours
très particuliers. Les recherches menées par Jean-
François Botrel25, ont entrouvert un coin du voile sur
la présence à Paris, surtout à partir du Second
Empire, d’une librairie hispanophone. Galignani
n’était, donc, que la partie émergée d’un iceberg
formé par ce qu’il est convenu de nommer la
« librairie étrangère » de Paris. Composée d’une bonne
22 « Entre l’Allemagne et la France : les pratiques bibliographiques au XIX°siècle », Revue de synthèse, IV° série, n°s 1-2, janvier-juin 1992, p. 41-53.23 Des Allemands dans l’industrie et le commerce du livre à Paris (1811-1870), Paris, Editionsdu CNRS, 1994. 24 « Libraires et éditeurs allemands installés à Paris (1840-1914) », Revuede synthèse, IV° série, n°s 1-2, janvier-juin 1992, p. 89-110.25 « La Librairie « espagnole » en France au XIX° siècle », Le Commerce de lalibrairie en France au XIX° siècle, Paris, IMEC éditions/Editions de la Maison desSciences de l’Homme, 1997, p. 287-299.
23
douzaine de maisons, plus ou moins spécialisées, selon
les cas – dans les langues extrêmes orientales, en
arabe…. - au sein de laquelle, le lecteur du XIX°
siècle, qui le souhaitait, pouvait se procurer des
ouvrages et des organes de presse, dans quasiment
toutes les langues du monde, y compris les plus
rares.
S’il en était ainsi pour les livres, n’était-il
pas légitime de se poser la question de savoir ce
qu’il en était pour les périodiques ? La France,
« terre d’accueil », avait-elle vu fleurir sur son
territoire, des journaux « allogènes », dans quelles
langues, à quelles périodes, pour quels publics, dans
quels domaines ? Si la présence pérenne du Galignani’s
Messenger et des autres revues littéraires26 lancées26 Diana Cooper-Richet, « Diffusion du modèle victorien à travers le monde.Le rôle de la presse en anglais publiée en France au XIX° siècle », Presse,nations et mondialisation, Marie-Eve Thérenty et Alain Vaillant dir., Paris,Nouveau Monde éditions 2010, p. 17-32 ; « La presse britannique dans leParis de la première moitié du XIX° siècle : modèle et vecteur detransferts culturels », La production de l’immatériel. Théories, représentations et pratiquesde la culture au XIX° siècle, Jean-Yves Mollier, Philippe Régnier, Marie-EveThérenty et Alain Vaillant dir., Saint-Etienne, Presses de l’Université,2008, p. 115-129.
24
par la maison éponyme semblaient l’indiquer rien,
pourtant, ne permettait de le confirmer, et surtout
pas les histoires de la presse, telles qu’elles
avaient été écrites jusqu’à là. La recherche de ces
publications ne pouvait donc s’entreprendre que selon
une « méthode » des plus aléatoire, avec pour seule
aide, non négligeable cependant, le recours aux
travaux sur l’immigration politique, plus
particulièrement allemande, polonaise et russe. Ces
études souvent exhaustives conduisent,
presqu’exclusivement vers les publications des exilés.
Pour le reste, la quête est à la fois plus difficile
et moins rigoureuse. Pourtant, en l’état actuel des
recherches, près de 500 périodiques, rédigés dans plus
d’une douzaine de langues, publiés en France au XIX°
siècle, le plus souvent à Paris, ont été répertoriés
25
et en partie décrits, comme en témoigne le chapitre
qui leur est consacré dans La Civilisation du Journal27.
Si tel est le cas, n’est-il pas utile de
s’interroger sur le rôle de plaque tournante et de
lieu d’échange culturel transnational joué par Paris,
sur l’impossibilité qu’il y a à considérer cette
activité dans le cadre réduit de la France, voire même
de l’Europe. Deux exemples contribuent à éclairer
l’importance de ces circulations intellectuelles. Le
premier est celui des dix revues, littéraires et
scientifiques pour la plupart, en portugais, publiées
à Paris entre 1815 et 1830, auxquelles il faut
ajouter les quatre titres annoncés dans la presse,
mais dont la trace physique n’a pu être retrouvée28.
L’une de ses publications, Nitheroy, lancée par des
hommes de lettres brésiliens est considérée comme27 Histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIX° siècle, Dominique Kalifa,Philippe Régnier, Marie-Eve Thérenty et Alain Vaillant, dir., Paris,Nouveau Monde éditions, 2011.28 Diana Cooper-Richet, « Les revues en portugais publiés à Paris dans lapremière moitié du XIX° siècle », Les Transferts culturels. L’exemple de la presse enFrance et au Brésil, Valéria Guimares dir., Paris, L’Harmattan, 2011, p. 77-87.
26
ayant été à l’origine de l’introduction du courant
romantique dans la jeune République brésilienne. Il
conserve, aujourd’hui au Brésil encore, la réputation,
sans doute surévaluée, d’avoir joué un rôle non
négligeable dans la naissance d’une littérature
nationale.
Le second exemple est relatif aux journaux en
espagnol, publiés en France au XIX° siècle. A ce jour,
une cinquantaine de titres ont été repérés. Très
différents les uns des autres, ils vont des organes
communautaires faisant le lien entre des groupes
d’immigrés, aux revues culturelles, aux feuilles
commerciales, vouées à la promotion des produits en
provenance d’Amérique latine. Le cas d’El Correo de
Ultramar (1842-1886)29, est particulièrement
intéressant. Il met en effet en évidence, une nouvelle
fois, l’impossibilité qu’il y a à aborder un tel objet
29 Jessica Frasquet-Vidal, La Presse en espagnol en France au XIX° siècle : El Correo deUltramar (1842-1886), mémoire de master I, Diana Cooper-Richet et Jean-YvesMollier dir., Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, 2007.
27
de recherche dans un contexte nationalement et
géographiquement restreint. Ce journal, qui paraît sur
douze pages cinq fois par semaine, possède un
supplément littéraire qui part, tous les quinze jours,
par bateau, vers différents ports et grandes villes
d’Amérique du Sud : Valpareiso, Mexico, la Nouvelle-
Orléans, La Havane, Caracas, mais également au Brésil
et aux Philippines. Il emporte, dans ses pages, les
épisodes les plus récemment écrits par les grands
feuilletonistes français, tels Alejandro Dumas, Pablo
Féval ou encore Federico Soulié, dont les noms sont
hispanisés comme s’ils appartenaient déjà au monde
littéraire latino-américain. Ici, la dilution de la
notion frontière, le dynamisme de la circulation des
idées et des textes, sont directement liés à la
question des temporalités. Les lecteurs d’Amérique
Latine ne sont-ils pas en mesure de lire, quasiment en
28
temps réel, les dernières productions des écrivains à
la mode à Paris ?
Il n’est pas inutile de rappeler que des revues
françaises, telles que la Revue des Deux Mondes, ainsi
que des magasines de mode sont largement diffusés à
l’étranger. La diffusion et l’influence de la Revue des
Deux Mondes, au Brésil, semblent avoir été très
importantes parmi les élites de cette jeune nation en
formation. Dans le roman, largement autobiographique
de l’écrivain mexicain Carlos Fuentes – Les Années avec
Laura Diaz30 - vaste fresque de l’histoire de son pays
depuis la fin du XIX° siècle jusqu’à nos jours, que
voit-on ? Des bourgeoises de Veracruz, friandes de
mode française, descendant au port attendre l’arrivée
des bateaux chargés de magasines, plus
particulièrement de La Vie parisienne, en provenance de la
Ville Lumière. Enfin, n’est-il pas surprenant
d’apprendre, de la bouche de collègues historiennes30 Paris, Gallimard, 2001.
29
colombiennes, travaillant sur la presse dans leur
pays, qu’au milieu du XIX° siècle les journaux anglais
étaient régulièrement reçus dans les cabinets de
lecture de la province colombienne, afin de pouvoir
être lus par les notables locaux. Que dire encore de
cette collection d’ouvrages sur Napoléon, publiés en
1825 par l’antenne mexicaine de l’éditeur parisien
Bossange, trouvée dans le bibliothèque d’une hacienda
du nord de l’Argentine propriété aujourd’hui encore,
des descendants d’une dynastie de sept générations
d’hommes de loi? Essentiellement, que la circulation
des textes est à la fois précoce et intense et, par
ailleurs, bien plus transnationale qu’il n’y paraît au
premier abord.
A partir du constat que l’étude de la presse - un
support dont la plasticité31, la périodicité, le
renouvellement régulier, sont particulièrement
31 Jean-Yves Mollier, « Le parfum de la Belle Epoque », La Culture de masse enFrance de la Belle Epoque à aujourd’hui, Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinellidir., Paris, Fayard, 2002, p. 72-115.
30
propices à la mise en circulation - en langues
étrangères, publiée à Paris au XIX° siècle, ne pouvait
se faire que dans un cadre international, puisqu’elle
était à la fois destinée à une clientèle cosmopolite
présente dans la capitale française, mais également
prévue pour être expédiée à l’étranger, dans les
cabinets de lecture de Budapest, de Florence, de
Chine, de Malte et d’ailleurs en ce qui concerne le
Galignani’s Messenger, en Amérique du Sud et jusqu’aux
Philippines pour El Correo de Ultramar, la question de
savoir si une presse semblable, avait existé ailleurs
dans le monde, à Londres, à New York, Vienne ou à
Saint-Pétersbourg, si cette presse avait des origines
comparables, des objectifs communs, se pose tout
naturellement. Si tel a été le cas, des travaux de
recherche ont-ils été conduits les différents pays
concernés, quel traitement scientifique leur a été
réservé, si tant est qu’il en ait eu un ?
31
Pour la France, les contours de cette librairie,
dite étrangère, sont maintenant tracés, tant en ce qui
concerne les libraires-éditeurs, que les livres
publiés ou vendus32, tout comme ceux de l’important
corpus de journaux en langues étrangères publiés en
France au XIX° siècle. Ailleurs, la production
d’ouvrages dans une langue autre que la ou les langues
nationales n’a guère suscité l’intérêt des chercheurs,
même si les histoires du livre au Canada, aux Etats-
Unis et en Australie, pays de forte immigration, en
mentionnent l’existence. Pourtant, à l’évidence, dans
les grandes villes cosmopolites du monde, et pas
uniquement à Paris, ce type de publications a très
probablement existé. Néanmoins, à l’heure actuelle,
faute de travaux, rien ne permet de l’affirmer, ni de
32 Diana Cooper-Richet, « La librairie étrangère à Paris au XIX° siècle : unmilieu perméable aux innovations et aux transferts », Actes de la Recherche enSciences Sociales, n° 126-127, ars 1999, p. 60-69 ; « L’imprimé en languesétrangères à Paris au XIX° siècle : lecteurs, éditeurs, supports », Revuefrançaise d’histoire du livre, n° 116-117, 3°/4° trimestres 2002, p. 203-225 ;« Paris, carrefour des langues et des cultures : édition, presse etlibrairie étrangères au XIX° siècle », Histoire et civilisation du livre, revueinternationale, n° V, 2009, p. 99-114.
32
dresser une cartographie du phénomène à l’échelle
internationale. Une telle carte éclairerait, pourtant,
sur la circulation transnationale des idées et des
textes.
Qu’est-ce-qui peut expliquer qu’aucun historien
de la presse, en France, n’ai jugé bon de prendre en
considération tout ou partie d’un corpus aussi
important ? Essentiellement, sans doute, parce que ces
organes, bien que publiés et vendus dans l’Hexagone,
étaient rédigés dans une langue autre que le français.
Or la langue, dans un pays comme la France, est
considérée, depuis le milieu du XIX° siècle, avec
l’armée et l’école républicaine, comme l’un des
ciments de la Nation. Par ailleurs, les hommes et les
quelques femmes qui sont les initiateurs de ces
périodiques sont des étrangers. Ainsi, seule la presse
en français a été jugée digne d’entrer dans l’histoire
de la presse en France. Ainsi, plus de 500 journaux,
33
revues, magasines de types très variés ont été
négligés, voire méprisés, parce que ce qui comptait,
avant tout c’était la construction de la Nation, son
affirmation par le biais d’une presse politique, au
détriment des autres types de périodiques, sauf peut-
être littéraires, mais en tout cas pas en langues
étrangères.
Pourtant, cette presse en langues étrangères, pas
seulement celle des réfugiés politiques qui a souvent
été étudiée dans le cadre de travaux plus généraux sur
l’immigration, russe, allemande, polonaise (…) serait
très intéressante à examiner, afin, notamment, de
connaître l’étendue des transferts scientifiques dans
le domaine médical entre la France et des pays comme
la Pologne ou les régions hispanophones, pour lesquels
des revues médicales en polonais et en espagnol ont
été publiés. Cet exemple, qui n’en qu’est qu’un parmi
34
d’autres, tend à montrer l’intérêt que l’on pourrait
tirer d’une meilleure connaissance de cette presse.
Mais quid d’une telle presse ailleurs qu’en
France ? Qu’en est-il en Angleterre, aux Etats-Unis,
au Brésil, en Hongrie, au Japon, notamment ? Au
Canada, en Australie, aux Etats-Unis, et pour les
mêmes raisons que pour l’édition d’ouvrages, c’est une
question qui n’a pas été tout à fait écartée.
Néanmoins, il n’existe pas de travaux d’ensemble,
seulement quelques mentions. Dans un pays comme
l’Australie, où l’immigration a été à l’origine de la
construction de la Nation, le premier journal en
langue étrangère à y avoir été publié l’a été en
français, en 1891. Le Courrier australien était destiné aux
4000 Français – des ingénieurs, des banquiers, des
journalistes – installés, à cette époque, dans le
Queensland. On en trouve la trace dans l’histoire
35
« officielle » du livre en Australie33, publiée il y a
quelques années. Contrairement à l’histoire du livre
et de l’édition, telle qu’elle a été écrite en
France34, l’australienne est conçue de manière très
large. Elle s’intéresse autant à l’édition de livres,
qu’à la publication des journaux, qu’à l’histoire des
bibliothèques, voire à celle des libraires et de leur
commerce. Pourtant, en dépit de cette conception très
englobante de l’histoire de l’imprimé, la place
accordée à ceux qui ne sont pas en anglais est, ici,
comme ailleurs pour tous les imprimés en langues
étrangères, extrêmement faible, voire négligeable.
La situation est, un peu, meilleure si l’on
considère les travaux sur le livre et la presse au
Canada – pays bilingue. Dans l’Histoire du livre et de
33 A History of the book in Australia (1891-1945), A National culture in a colonial market, MartynLyons and John Arnold dir., Sydney, University of Queensland Press, 2001,p. 64-68. Notons que dans le tome II, Paper empires (1946-2005), Craig Munroe andRobyn Shealan-Bright dir., Sydney, University of Queensland Press, 2006, iln’y a aucune mention relative aux publications dans des langues autres quel’anglais. 34 Histoire de l’édition française, Henri-Jean Martin et Roger Chartier dir., Paris, Fayard/Promodis, 1983-1986.
36
l’imprimé au Canada35 la question de la production
d’imprimés en langues étrangères est mentionnée. Il y
est indiqué que cette production a été florissante,
notamment en allemand dès 1787, puis dans les années
1835 en gaélique, en islandais à partir de 1877, en
suédois en 1887 et ensuite après la Première Guerre
mondiale, au gré de l’arrivée des différents groupes
ethniques36. Mais, visiblement, les données précises
manquent et ces différentes productions ne semblent
pas être considérées comme faisant intégralement
partie de l’histoire du livre au Canada. Or, dans un
pays d’immigration comme celui-là comment pourrait-il
en être autrement ?
L’exemple des Etats-Unis, autre pays
d’immigration, vient confirmer ce qui a été dit pour
la France, le Canada et l’Australie. L’Histoire du livre en
35 Patricia Lockhart Fleming et Yvan Lamonde dir., Montréal, Presses del’Université, 2004- 2005. Cette histoire comporte trois volumes : desdébuts à 1840, de 1840 à 1918 et de 1918 à 1980.36 Voir le tome III, dirigé par Carole Gerson et Jacques Michon, p. 5 et 6.
37
Amérique37, en cinq volumes, mentionne l’existence
d’imprimés en langues étrangères publiées aux Etats-
Unis, à la fin du XVIII° siècle38 en allemand. Pour la
période 1880-1940, l’accent est mis dans l’un des
chapitres sur la presse dite « ethnique »39, mais
également sur les publications émanant des communautés
hispanophones et juives, ces dernières ayant recours à
quatre langues autres que l’anglais – allemand,
yiddish, ladino et hébreu. Enfin, pour la période
contemporaine, les auteurs considèrent que les Etats-
Unis sont désormais devenus un pays bilingue, dans
lequel tout ce qui est en espagnol n’est
pas« allogène ».
Si dans des pays où les mouvements migratoires
ont été à l’origine de l’essentiel du peuplement, si
dans des pays comme la France qui s’est, depuis la
37 Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1999-2010.38 Volume I, The colonial book in the Atlantic world, Hugh Armory et David D. Hall,1999, p. 302-309.39 Volume IV, Print in motion. The expansion of publishing and reading in the United States (1880-1940), Carl F. Koestle and Janice A. Radway dir., 2009, p. 299-311.
38
Révolution voulu une terre d’accueil, les imprimés en
langues étrangères ne sont pas considérés, y compris
par les chercheurs, comme des documents faisant
partie du patrimoine historique, pourquoi dans des
empires comme le Japon, où à la fin du XIX° siècle, il
a existé une presse en français, où l’Autriche-
Hongrie40 où des journaux dans la langue de Molière,
mais également bilingue français-grec ont été mis sur
le marché, dans des pays d’Amérique Latine, comme le
Chili41, l’Argentine où des périodiques en anglais42 et
en allemand43 ont vu le jour dès les dernières
décennies du XIX° siècle, ces organes de presse
40 Cette information nous a été fournie par un collègue historien, SandorCsernus, de l’Université de Szeged. 41 Au Chili, les journaux en anglais suivants ont été publiés : The Chileantimes (1876-1907), The Anglo-Chilean Times (1907-1908), The Magellan Times (1914-1932) publié à Punta Arenas, The South Pacific Mail (1909-1950) – voir JuanRicardo Couyoumdjian, « Apuntos sobre un periodico inglès de Valpareiso, TheSouth Pacific Mail », Valpareiso (1909-1925), Valpareiso, Ed. Altazar, 1987. Quant auSantiago Times lancé en 1990, il existe toujours.42 Le Buenos Aires Herald. A world of information in a few words a été fondé en 1876. TheSouthern Cross, avait été lancé un an plus tôt par des Irlandais. Ces deuxpublications existent toujours.43 Des journaux en allemand ont été publiés au Brésil par les communautésd’origine germanique. Le premier d’entre eux fut La Plata Zeitung lancé enavril 1863. Mais, Das Argentinische Tageblatt est l’organe en allemand qui faitpreuve de la plus grande longévité. Mis sur le marché en 1889, il paraîttoujours à Buenos Aires. Voir Anne Saint-Sauveur-Henn, Un siècle d’immigrationallemande vers l’Argentine (1853-1945), Köln/Weimar/Wien, Bölhau, 1995, p. 334-339.
39
seraient-ils étudiés et considérés comme des éléments
importants à la compréhension de l’histoire
nationale ?
Ces imprimés en langues étrangères n’ont, nulle
part, été réellement pris en compte. Ce qui a primé,
partout, ce qui prime encore, c’est le sentiment
national et la construction de la Nation, non ce qui
émanait de communautés d’étrangers. Afin d’aller au-
delà de ces « frontières mentales », ne faudrait-il
pas constituer un groupe de travail transnational –
même virtuel - travaillant sur ce corpus particulier,
dans lequel la notion de circulation serait
centrale44 ?
Temporalités.
La question des temporalités différentes qui
peuvent exister pour les mêmes objets de recherche,
selon les régions et les pays, a rarement été prise en
44 Voir Diana Cooper-Richet, Livro, op. cit. 40
considération, sans doute parce qu’il n’est possible
de le faire qu’en observant les phénomènes historiques
sur une période relativement longue et sur une grande
échelle géographique. A l’heure actuelle, dans un
certain nombre de pays européens – la France, la
Belgique, l’Allemagne, notamment – l’histoire des
mines et des mineurs de charbon est en train de
s’achever. Elle laisse derrière elle des régions
dévastées, des paysages marquées par le passage de
cette industrie d’extraction, des populations
abandonnées à leur sort, sans reconversion et sans
avenir. Ailleurs, plus loin, en Pologne, en Russie, en
Roumanie, la production se poursuit dans des mines
vétustes. Ainsi, à l’échelle d’un du continent, le
rythme de l’histoire des houillères et de leur
exploitation par des ouvriers n’est-il pas le même
partout.
41
Pourtant, en Asie, en Chine et en Inde,
aujourd’hui encore l’histoire de l’industrie minière
s’écrit comme elle le faisait en France, sous la
Monarchie de Juillet et le Second Empire. C’est une
histoire telle que nous l’a léguée Zola, avec Germinal,
qui se perpétue dans des conditions de sécurité et de
travail, sans doute bien pires que ce qu’ont vécu
Catherine, Etienne et Maheux ! Les statistiques
officielles chinoises ont déclaré 4000 morts dans des
accidents miniers pour l’année 2010 ! Quant à l’Inde,
elle importe des enfants du Pakistan, suffisamment
jeunes et menus pour pouvoir s’introduire dans de
toutes petites galeries. La question du travail des
enfants, celle du danger ou de la protection sociale,
ne sont pas prises en compte dans ces exploitations
asiatiques, souvent sauvages et incontrôlées. Quant à
l’intervention de l’Etat elle est insuffisante et
souvent rendue inefficace par la corruption.
42
Dans certains pays d’Amérique du Sud,
l’exploitation souterraine se fait également dans des
conditions épouvantables pour les hommes qui y
travaillent. Si à San José, dans le désert de
l’Acatama, les mineurs de cuivre et d’or semblaient
travailler avec des installations relativement
modernes, il est clair que les conditions de sécurité
n’étaient pas entièrement satisfaisantes. C’est sans
doute, en Australie, que l’on trouve aujourd’hui les
exploitations minières les plus modernes, les moins
dangereuses pour les ouvriers qui y travaillent, mais
ceux-ci sont très peu nombreux. Tout y est mécanisé,
l’exploitation se fait souvent à ciel ouvert ce qui,
par contre à des conséquences importantes sur le plan
environnemental.
Le monde actuel présente ainsi, en même temps,
toutes les étapes historiques de l’évolution de
l’exploitation du charbon : du plus inhumain et du
43
plus artisanal, comme en Chine ou en Inde, au plus
moderne, au plus efficace, mais au peu soucieux de
l’écologie, en passant par les mines fermées, par les
mines encore ouvertes mais en sursis, sans parler des
bassins en déshérence. D’une certaine manière, ces
temporalités différentielles qui caractérisent
l’histoire de la mine, et elle n’est sans pas la seule
dans ce cas, semblent en partie poser, une nouvelle
fois, mais peut-être sous une forme un peu renouvelée,
la question des rapports entre Centre et Périphérie,
si toutefois l’on peut considérer que la Chine et
l’Inde sont des périphéries de l’Europe ? Elles le
sont, dans la manière dont elles traitent la main
d’œuvre, tant adulte qu’enfantine. Cependant, ces pays
ne sont pas des nations dominés, ni des régions dans
lesquelles l’avance technologique laisse à désirer par
rapport à l’Europe. C’est le rapport à l’humanité qui
donne aux temporalités ces décalages, car si la Chine
44
le voulait elle pourrait importer d’Australie des
méthodes sûres et modernes d’exploitation du charbon
mais, à l’heure actuelle, ses priorités sont d’un
autre ordre.
Qu’observe-t-on, en ce qui concerne les
temporalités, du côté des imprimés en langues
étrangères ? En premier lieu, que le phénomène loin
d’avoir disparu, que les publications de ce type se
sont multipliées, avec l’intensification des
circulations humaines, le développement de l’édition
et l’augmentation du lectorat. Les journaux en langues
étrangères, existe désormais dans un grand nombre de
pays du monde, notamment ceux dont la langue est peu
accessible. Ces périodiques à destination des
étrangers, qu’ils soient résidents ou de passage,
fleurissent un peu partout, y compris dans les lieux
les plus inattendus : en Birmanie, en Chine, en
Lituanie, en Russie, en Syrie, tout comme en Egypte,
45
au Kazkhstan et en Mongolie45 et dans bien d’autres
endroits encore. Quel est le contenu de ces organes ?
Sont-ils comparables entre eux ? Quelle est leur
longévité ? Qui en sont les initiateurs ? Peut-on les
rapprocher de leurs confrères des siècles passés ?
Sont-ils toujours les porte-paroles des gouvernements
en place ? Telles sont certaines des questions que
pose, hier, comme aujourd’hui, ce corpus trop peu
exploité.
Au terme de cette réflexion, il semble
intellectuellement très difficile pour un historien de
ne pas prendre en compte la dimension trans-nationale
d’un objet de recherche, les phénomènes qu’ils
étudient ne se déroulant que rarement dans un contexte
de totale autarcie. L’observation de deux sujets,
aussi éloignés l’un de l’autre que les mineurs de
charbon et les imprimés en langues étrangères, impose
45 www.giga.-presse.com, voir la rubrique « Journaux et magasines du monde ».
46
de manière tout à fait empirique l’inscription de la
recherche dans un cadre international et sur la longue
durée. Quels que soit les raisons qui ont prévalu à la
construction des nations modernes, il est clair que
restreindre le cadre d’une investigation, de ce type,
à l’intérieur de frontières nationales ne peut être
que réducteur et gêner, voire rendre impossible,
l’explication de phénomènes tels que ceux qui sont à
l’origine des vocations de peintre ou d’écrivain qui
sont nées, ou qui naissent encore, dans des régions du
monde éloignées de l’Europe, chez les mineurs de fond.
Diana Cooper-RichetDépartement d’Histoire
Centre d’Histoire Culturelle des Sociétés Contemporaines
Institut d’Etudes Culturelles
Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines
47