L'éthique humaniste est-elle sacrificielle ? Le conflit sur l'animal entre Derrida et Lévinas

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L’ETHIQUE HUMANISTE EST-ELLE SACRIFICIELLE ? Le débat Derrida/Lévinas sur la Déconstruction de l’éthique. L’anti-humanisme radical de la déconstruction. « L’étranger parle mal du mal, il ne croit plus au souverain, ni au souverain bien ni au souverain mal. Il en souffre seulement mais il espère toujours, sachez-le, le faire savoir » Jacques Derrida Comment peut-on ne plus croire au souverain quand on est un Homme ? Ne pas croire au souverain, n’est-ce pas justement le propre des bêtes dont les hommes pensent depuis toujours qu’elles ne connaissent ni le souverain bien ni le souverain mal ? Que peut donc vouloir dire ne plus croire au souverain pour un membre de l’espèce dominante, l’espèce humaine ? Non pas seulement au souverain en tant que concept faisant signe vers l’idée de puissance et de maîtrise du réel, mais, en plus, ne plus y croire en tant qu’il a donné et ne cesse de donner lieu à une famille de mots et concepts relevant de l’éthique et de la politique des hommes : force, maîtrise, autonomie et puissance relèvent directement du concept de souveraineté. En réalité, Il y a dans le mot « souverain » employé ici par Derrida, pour en refuser la violence, un concentré de toute l’histoire de l’Occident dans la mesure où ce terme a toujours connoté l’idée d’une excellence humaine comme force, en tant que force au dessus de toutes les autres, tant dans le domaine éthique, le souverain bien, dans le domaine religieux, Dieu étant le souverain en tant que détenteur de l’autorité suprême, que dans le domaine politique, en sa dernière signification démocratique, dans la forme moderne de la souveraineté du peuple. Le mot donc de souverain, et donc le concept 1

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L’ETHIQUE HUMANISTE EST-ELLE SACRIFICIELLE ?

Le débat Derrida/Lévinas sur la

Déconstruction de l’éthique.

L’anti-humanisme radical de la déconstruction.

« L’étranger parle mal du mal, il ne croit plus au souverain,

ni au souverain bien ni au souverain mal. Il en souffre seulementmais il

espère toujours, sachez-le, le faire savoir »

Jacques Derrida

Comment peut-on ne plus croire au souverain quand on est un Homme ?Ne pas croire au souverain, n’est-ce pas justement le propre desbêtes dont les hommes pensent depuis toujours qu’elles neconnaissent ni le souverain bien ni le souverain mal ? Que peut doncvouloir dire ne plus croire au souverain pour un membre de l’espècedominante, l’espèce humaine ? Non pas seulement au souverain en tantque concept faisant signe vers l’idée de puissance et de maîtrise duréel, mais, en plus, ne plus y croire en tant qu’il a donné et necesse de donner lieu à une famille de mots et concepts relevant del’éthique et de la politique des hommes : force, maîtrise, autonomieet puissance relèvent directement du concept de souveraineté. Enréalité, Il y a dans le mot « souverain » employé ici par Derrida,pour en refuser la violence, un concentré de toute l’histoire del’Occident dans la mesure où ce terme a toujours connoté l’idéed’une excellence humaine comme force, en tant que force au dessus detoutes les autres, tant dans le domaine éthique, le souverain bien,dans le domaine religieux, Dieu étant le souverain en tant quedétenteur de l’autorité suprême, que dans le domaine politique, ensa dernière signification démocratique, dans la forme moderne de lasouveraineté du peuple. Le mot donc de souverain, et donc le concept

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de souveraineté, ont une valeur des plus positives dans notreculture occidentale. Ils sont non seulement les termes de tout actede pouvoir, quel qu’en soit son domaine d’inscription, mais aussi,et peut-être surtout, les principes, comme origine, de tout pouvoirdigne de ce nom. C’est donc le concept clé de toute explication dece que sont devenus aujourd’hui l’éthique, la politique, le droit,le sujet et la philosophie. Or comment arrive-t-on à ne plus croireen ces principes de souverain et de souveraineté qui fondent notreculture humaniste en ses moindres détails ?

Comment dès lors un philosophe contemporain comme Derrida peut-il neplus croire en ce qui fait l’identité profonde de notre monde ?Comment une philosophie peut-elle mettre à distance avec une telleobsession, ce que nous sommes devenus, à savoir des sujetssouverains ? La philosophie derridienne n’est-elle pas en ce sensprofondément antimoderne voire réactionnaire en tant qu’elle reposesur le refus catégorique de tout ce qui constitue notre monde en sasupposée modernité ? Comment expliquer ce paradoxe troublant selonlequel celui qui passe pour le plus postmoderne des penseurs, sousle prétexte que sa philosophie serait une exacerbation del’individualisme et de la liberté intégrale tournant au narcissismeradical, soit en même temps celui qui ne croit, et n’a jamais cru,au fond, ni à l’individu, ni à la subjectivité, ni à l’autonomie, nidonc à la souveraineté lorsqu’elle s’incarne en la souveraineté del’homme et en celle, politique, du peuple comme communauté fictivedes hommes ?

La philosophie de Derrida se nourrit donc d’un paradoxe qui lastructure en profondeur : celui de refuser cette idéologie de lasouveraineté tout en étant en même temps une défense radicale d’uneautre subjectivité, d’une autre souveraineté et en conséquence d’uneautre liberté, lesquelles restent encore à inventer. C’est la raisonpour laquelle cette philosophie derridienne aura toujours eu à sebattre avec ce concept de souveraineté qui est donc celui quirésume, comme aucun autre, notre monde tel qu’il a été inventé pardes siècles de construction de souveraineté. Le concept desouveraineté est l’autre nom de notre monde, si l’on donne au mondeson double sens : à la fois la réalité où l’on vit mais aussil’histoire, les conditions d’existence, les conditionstranscendantales de son invention, lesquelles sont au principe de cequi a produit cette réalité qu’est la souveraineté. La souveraineté

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est notre unique réalité non seulement parce que nous nousreprésentons comme des sujets souverains mais aussi parce que cettemême réalité consiste à nous enjoindre en permanence de vivre pouret avec cette subjectivité souveraine dont elle est issue. A vivrede et pour cette subjectivité souveraine comme étant l’autre nom, leseul peut-être, de notre réalité qui s’unifie dans et par ceconcept. Or cette souveraineté pensée comme propre de l’homme estétroitement dépendante de notre manière de comprendre ce que nousavons toujours pensé sous les noms de l’animal et de l’animalité.C’est cette thèse iconoclaste qui structure en profondeur ce quenous appelons l’antispécisme de Derrida et par conséquent sonéthique animale.

La question se pose donc de savoir ce que veut dire déconstruirecette souveraineté et quels sont les effets de cette critique sur lephilosophe Derrida ainsi que sur sa philosophie. Une philosophiequi a renoncé à la souveraineté est-elle encore une philosophiedigne de ce nom, si l’on entend par philosophie la recherche etl’invention du mythe du sujet souverain ? Une philosophie qui luttecorps et âme pour déconstruire cette souveraineté comme puissance dela subjectivité mérite-elle encore le nom de philosophie ? Unephilosophie qui passe son temps à déconstruire tout ce qui dansnotre tradition philosophique occidentale participe et contribue àl’invention quotidienne de cette souveraineté en ses multiplesformes, ontologiques, éthiques, politiques, épistémologiques,scientifiques voire esthétiques, ne devrait-elle pas renoncer au nommême de philosophie, mais aussi à tout savoir à partir duquels’invente toujours la réalité ? La philosophie, en tant qu’elle estl’autre nom secret de la souveraineté humaine, est et a toujours étéune invitation et une puissante contribution à la production desouveraineté, c’est-à-dire de puissance sur l’animal à partir dumoment où le savoir philosophique n’a jamais reconnu aux animauxaucune forme de souveraineté animale. Pour la philosophieoccidentale, l’animal est le non souverain absolu1.

1 Nous publierons en mars 2015 un ouvrage collectif aux éditions Autrement, Pour l’abolition de l’exploitation animale. Le véganisme éthique, aux Editions Autrement, avec le philosophe Gary Francione, dans lequel je retrace l’histoire de la philosophie occidentale en montrant qu’elle est avant tout une recherche desouveraineté et que très peu nombreux ont été les penseurs de la tradition occidentale à y inclure véritablement et généreusement les animaux, sauf lephilosophe présocratique Empédocle : « La violence théologico-politique du régime carné. L’éthique animale d’Empédocle à Derrida ».

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En conséquence, il est étonnant de voir lier cette absence decroyance en toute forme de souveraineté avec l’expression d’unesouffrance telle qu’indiquée ici par Derrida. On aurait pu penserque ce scepticisme envers la souveraineté serait libérateur chezDerrida autant dans son esprit que dans sa pensée. Or il semble quece ne soit pas le cas. Qu’est-ce donc que cette souffrance ? Cettesouffrance n’est-elle pas inscrite au cœur même de la penséederridienne ? Si tel est le cas et si celle-ci n’est pas séparabled’une grande préoccupation pour la question animale qui cimente lavie et l’œuvre, alors ne serions-nous pas en droit de penser que ladéconstruction est animée en son fond par une force apparemmentcontradictoire que Derrida appelle « la vie-la mort », réunissant enun même concept ce qui semblerait si éloigné alors qu’il ne s’agitque du même ?

On comprend peut-être déjà ce que peut vouloir dire ne plus croireau souverain et en quoi cette suspension de la croyance ouvre lapossibilité d’un tout autre rapport à la vie, d’un rapport qui nesoit plus fait de souveraineté. Qu’est-ce que donc un rapport à lavie et donc à la vie animale sans souveraineté ? Si la penséederridienne est une philosophie de la non-souveraineté radicale detout vivant, alors ce qui reste de ce sujet n’est-il pas conduit,sans même le vouloir, à vivre des expériences de pensée soustraitesà tout impératif de maîtrise et libérées de toute appartenancecommunautaire ? Qu’est-ce qui reste de la souveraineté une foisqu’elle a été nettoyée de ses illusions de pouvoir ? Qu’est-ce quireste du sujet une fois qu’il a été expurgé de son moi ? Qu’est-cequi reste de l’homme une fois qu’il a été ouvert à des expériencesd’altérité radicale à l’égard de l’animal ? Ces questions nousdemandent de nous ouvrir à notre tour à une tentative de biographieintellectuelle de Jacques Derrida où la question de l’animal jouerale premier rôle.  

Antisémitisme, identité juive et antispécisme.

La question que nous voudrions poser dans cette tentative dezoobiographie intellectuelle est celle de savoir comment la penséederridienne est devenue un antispécisme radical comme on en trouve

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peu dans l’histoire de la philosophie et de la culture occidentales.Plus précisément, il faudrait aller jusqu’à dire que ladéconstruction ne peut être comprise en dehors de cet antispécismephilosophique qui la structure en profondeur à travers tous lesconcepts fondamentaux qui en constituent la marque de fabrique. Ladéconstruction doit donc être interprétée, et ce contre la trèsgrande majorité des interprétations dominantes actuelles, comme unephilosophie animale d’un genre particulier où le vivant animal vienttravailler la conceptualité derridienne dans ses moindres détailsthéoriques. Notre hypothèse de lecture se trouve explicitementformulée et confirmée dans un passage clé de l’ouvrage posthumeL’animal que donc je suis. Il est tout à fait incompréhensible que cettephrase n’ait jamais fait l’objet d’une analyse digne de ce nom quiaurait entièrement déplacé les lignes de compréhension de ladéconstruction, précisément vers son antispécisme radical rarementvu par les commentateurs de la déconstruction. Voici cetteaffirmation en sa radicale complexité : « Si la déconstruction a dû,tout nécessairement, se déployer à travers les années endéconstruction du phallocentrisme, puis du carnophallogocentrisme,la substitution toute initiale du concept de trace aux concepts deparole, de signes ou de signifiant était d’avance destinée, etdélibérément, à passer la frontière d’un anthropocentrisme, lalimite d’un langage confiné dans le discours et les mots humains. Lamarque, le gramme, la trace, la différance concernentdifférentiellement tous les vivants, tous les rapports du vivant aunon-vivant2. » Le renversement radical de la parole par rapport à latrace écrite qui définit la déconstruction est donc d’abord et avanttout anthropocentrisme, un renversement de l’être humain par rapportà l’animal. Cette déconstruction du propre de l’homme est donc unedéconstruction du symbolique comme non partage de la souveraineté,laquelle a jusqu’à maintenant refusé et violemment interdit àl’animal d’être accueilli dans la communauté éthique et politique del’homme. La philosophie animale derridienne ne vise qu’à accueillirle vivant animal au cœur même de l’éthique à partir d’unephilosophie de la vie comme trace dont nous aimerions retracer lagenèse zoographique derridienne.

La violence antisémite dont Derrida a été la cible lors de laSeconde Guerre Mondiale dans l’Algérie coloniale fût vécue par le

2 L’animal que donc je suis, Paris, Editions Galilée, 2006, p.144.5

philosophe comme un piège identitaire dans lequel la subjectivitévient à s’aliéner elle-même. En effet, c’est cette violenceantisémite qui assigne par la force une identité et une appartenancequi sont en règle générale toujours instables et ouvertes surl’altérité. C’est à cette aliénation d’Etat que Derrida répondra enne tombant jamais dans aucun piège identitaire qui peut toujoursprendre la forme d’un mécanisme auto-immunitaire susceptible de seretourner contre le sujet lui-même. C’est toujours l’Etat souverainqui produit des identités sociales, culturelles et religieuses pourmieux contrôler les populations et les opposer arbitrairement lesunes aux autres. On pourrait même aller jusqu’à dire que le racismed’Etat dont Derrida a été la victime n’est rien d’autre qu’une formeexacerbée de spécisme d’Etat. Autrement dit, entre ces deux formesd’exclusion que sont racisme d’Etat et spécisme d’Etat, il existeplus d’une analogie qui a conduit dans le cas de Derrida à uneconscience de l’extrême souffrance que ces deux violences d’Etatproduisent sur les vivants humains comme non humains. Ce mécanismepolitique qui conduit l’Etat à tomber dans des politiquesidentitaires n’a pas été seulement la marque de fabrique ducolonialisme mais aussi de l’antisémitisme français des années 30 et40. Il conduira Derrida à vivre toute identité sur le mode dumalaise et de la souffrance à partir du moment où elle est leproduit d’un Etat autoritaire de type racial et raciste, lequels’est tragiquement incarné dans l’Etat français livré à desfantasmes politiques identitaires au temps de la colonisation et del’Occupation. C’est armé de cette tragique lucidité quant àl’origine de toute identité, identité vécue sur le mode permanent dela douleur et acquise par Derrida dans la plus grande blessurepersonnelle, qu’il comprendra très tôt que toute appartenance,qu’elle soit culturelle, politique ou spéciste, est toujours unelimitation considérable de liberté. Autrement dit, un point aveugleet aveuglant, conduisant chez Derrida à ce qu’il faut bien appelerun mal d’appartenance qui est aussi un mal d’identification à touteemprise communautaire enfermant les animaux humains comme nonhumains dans des fictions identitaires.

Ce sera donc à partir et avec cet habitus singulier qui le feratoujours être dedans et dehors de tout ce à quoi le monde socialnous destine en permanence, produisant de l’identité, de lasubjectivité, de la souveraineté et donc de l’humanité, que prendraforme chez Derrida l’idée même de la déconstruction comme

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possibilité d’échapper à ces situations d’aliénation touchant tantles hommes que les animaux. Il s’agit donc pour la déconstruction desortir des limites que le monde nous impose en défaisant, démontantet démantelant ses coups de force symbolique. La déconstruction estdonc en même temps une philosophie qui offre la possibilité de sedéconstruire soi-même comme de déconstruire le monde humain, parconséquent humaniste et spéciste, que l’on habite, sans même savoirqu’on l’habite parce qu’il nous habite et nous hante. C’est pourquoil’urgence derridienne a été de penser la philosophie commedéconstruction du propre de l’homme tel que celui-ci s’est inventépar l’Occident et sa métaphysique spéciste. C’est animé par cetambitieux projet zoobiographique et philosophique de déconstructionde soi comme produit de la métaphysique occidentale qu’il fautinterpréter son désir de faire de la philosophie une déconstructiondu propre de l’homme en tant que ce supposé propre ne sert qu’àmaintenir les limites entre humanité et animalité. Et c’est peut-être même l’entrée en philosophie comme relevant d’une appartenancecommunautaire humaniste qui est immédiatement vécue par Derridacomme une inscription autoritaire dans une culture et un discoursqui ne reconnaissent pas l’autre, inscription autoritaire qu’ils’agit aussi de déconstruire en y introduisant de l’altérité dansun univers intellectuel saturé d’humanisme tel qu’il s’incarne dansl’idéologie dominante de l’époque dans laquelle se forme la penséede Derrida : le marxisme dogmatique. Cet itinéraire fait donc de ladéconstruction une expérience-limite des plus vivantes, loin de toutintellectualisme, jusqu’à impliquer dans l’exercice même de lapensée des éléments autobiographiques difficiles à mobiliser commeobjets de pensée dans l’univers académique, mais conditions de lapensée derridienne.

La déconstruction se construit en repoussant les limites de la viehumaine pour y laisser place à la vie animale et plus elle seconfronte aux urgences contingentes et historiques de son époque,plus elle s’ouvre à l’altérité radicale de l’autre. C’est ce qui seproduira au moment d’un autre moment clé de l’existence de Derrida,l’indépendance de l’Algérie comme indépendance de la déconstructionà l’endroit de toute forme de spécisme. L’indépendance algérienneviendra mettre définitivement en question tout sentimentd’appartenance, y compris la croyance en une communauté humaine.

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L’indépendance derridienne à l’égard de l’humanisme politique.

Ce ne peut être le fait du hasard chronologique si l’indépendancepolitique de l’Algérie de 1962 se produit au même moment quel’indépendance philosophique de Derrida à l’égard de ce que nousappellerons sans hésitation aucune l’humanisme politique. Que veutdire conquérir en ce cas son indépendance ? Quel sens y a-t-il àparler d’indépendance philosophique ? Qu’a signifié un événementaussi important que l’indépendance algérienne dans une trajectoirephilosophique comme celle de Derrida ? Car il s’est bien produit untournant inséparablement politique et philosophique en 1962 dans lavie et la pensée de Derrida. Si, en effet, Derrida, a reconnu lalégitimité politique des revendications indépendantistesalgériennes, si Derrida s’est reconnu dans le désir de liberté dupeuple algérien en parlant, sans équivoque aucune, de la« légitimité de la rébellion », il n’a néanmoins jamais cru enl’idée de souveraineté politique, celle-ci n’étant à ses yeux qu’unecroyance qui fait la part trop belle à une idéologie de la libertéen installant une communauté donné dans une position de maîtrisepolitique, illusoire selon Derrida. L’idée de souveraineté politiquerelève d’abord d’une croyance métaphysique faisant de l’existence detoute communauté nationale une substance se percevant comme autonomedans ses relations avec les autres.

Autrement dit, toute revendication de souveraineté politique ne peutque s’accompagner d’une forme de communautarisme versantimmédiatement dans le nationalisme. Cette position derridiennerejoint ainsi celle d’Albert Camus, également sceptique quant à lacroyance en une autonomie absolue et quant à celle d’une légitimitéde toute forme de nationalisme, à même de fonder un régime politiquedurable ouvert sur la différence3.

3 C’est une telle position sceptique et donc inclassable pour l’époque que Derrida exprimera dans une lettre à l’historien français Pierre Nora : « Etquand Camus écrit que, « si bien disposé qu’on soit envers la revendicationarabe, on doit cependant reconnaître qu’en ce qui concerne l’Algérie, l’indépendance nationale est une formule purement passionnelle », je suis loin, pour ma part, de partager l’assurance de ta protestation (implicite).D’une part, je ne vois pas ce qu’il y a de si péjoratif là-dedans ; ni, d’autre part, pourquoi on adhèrerait sans réserve au nationalisme – en tantque tel- des révolutionnaires arabes, quand on sait qu’aujourd’hui l’indépendance nationale-politique n’est rien, et surtout dans le cas des

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Quel est ce tournant derridien dont l’indépendance algérienne auraen quelque sorte servi de révélateur politique ? En quoi cetévénement historique aura-t-il été aussi un événement pour la penséederridienne alors en formation ? Ce tournant philosophique derridienaura pris la forme d’une pensée pour laquelle le réel est le lieud’une tension extrême qui produit une divergence entre lui et lui-même car il ne peut plus dès lors être pensé comme une totalitéclose, fermée sur elle-même, laquelle contiendrait et concentreraitses propres lois d’existence et de transformation. Par conséquent,l’idée que le réel, en tant que totalité produisant par elle-même,ses propres lois de fonctionnement, serait constitué d’une origineet d’une finalité maîtrisée, fixées sur le présent, est uneillusion. Il n’y a pas dans ce qui s’appelle le réel quelque chosequi en ferait une forme qui ne devrait qu’à elle-même ses propresconditions de possibilité. Prenons, par exemple, le soi présent cheztout vivant, au-delà de l’opposition supposée entre l’homme etl’animal : ce soi est pensable pour Derrida comme traversé par unedifférence radicale entre son origine, ou ce qu’il croit être tel,et les différentes formes de sa manifestation, qui font que le soise différencie en lui-même par rapport à cette supposée origine.

Le soi, autrement dit, ne peut jamais être réduit à ce qu’il croitêtre au moment de son existence présente. Le soi de tout vivantéchappe justement à tout vivant. Il échappe à toute existenceprésente. Ce qui revient à dire que le « présent vivant », conceptcréé par le philosophe Husserl, comme idée d’une présence absolue,comme idée d’une présence vivante qui ferait la vie de tout soi, detout sujet donc, et dans laquelle son existence se tiendrait, esttraversé par une ouverture, ce qu’on pourrait appeler, une« déhiscence », notion de biologie végétale qui décrit l’ouverturenaturelle de la plante donnant ainsi ses fruits. Cette ouvertureradicale inscrite dans toute existence fait que ce « présentvivant » ne peut avoir la maîtrise de lui-même car son ouverture estce qui le fait exister en tant que vivant. Elle prend toujours, parprincipe, le dessus sur lui. C’est donc cette « déhiscence » de la

pays sous-développés ; quand, d’un côté, on condamne le nationalisme-français en particulier, avec raison, comme une valeur réactionnaire. Je sais bien que cela dépend de la situation, que le nationalisme algérien estrévolutionnaire, mais précisément, en tant que tel, le nationalisme est utilisé, sinon créé par la révolution pour son énergie passionnelle ou comme énergie passionnelle. » Cet extrait se trouve dans le livre de l’historien Pierre Nora, Les Français d’Algérie, Paris, Editions Plon, p.122.

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vie qui, par exemple, conduit le moi à se découvrir toujours autrepar rapport à lui-même. D’où le fait que la présence à soi, tant ducôté des vivants humains que non humains, ne peut jamais se réduireà une présence comme origine d’elle-même, l’origine « réelle »échappant à cette supposée origine présente. Cette présence à soi sesoustrait à ce que Derrida nomme « l’indivision innocente del’Absolu originaire », à savoir cette croyance selon laquellel’origine serait ce qui permettrait de donner sens à tout ce à quoielle donne lieu et naissance. Ce qui revient à dire que l’origineest elle-même divisée chez tout vivant, c’est-à-dire qu’elle échappeà sa croyance en son indivision, donc à sa croyance en sasouveraineté comme maîtrise d’elle-même.

Et pourtant, c’est ce mythe de l’indivision sensé remplir cetteorigine, celui de sa supposée pureté comme mythe d’origine, donnantlieu à une autre illusion en un « absolu originaire », qui contaminetoute réalité. Plus exactement, ce mythe s’incarne pour Derrida danstoutes les formes de souveraineté, qu’il s’agisse de celle del’individu ou bien encore celle du peuple. Si toutes cessouverainetés sont à distinguer, elles obéissent toutes à la forcede la croyance en une présence pleine et entière reposant sur laconscience comme propre de l’homme. Or ce seront très exactement cesstructures spécistes qui seront mises en question par Derrida dèsson premier livre, L’Origine de la géométrie (1962), qui est en même tempsune traduction par Derrida d’un texte de Husserl, en même tempsqu’une déclaration d’indépendance philosophique et politique deDerrida à l’égard de la métaphysique comme métaphysique de laprésence qui pense le sujet humain, contre le vivant animal, commeétant son propre souverain, c’est-à-dire comme étant une unité enaccord avec son supposé moi originaire. Cette métaphysique de laprésence fait de tout sujet humain un vivant toujours présent à lui-même, s’inscrivant dans un « présent vivant » à partir duquelproduire sa propre auto-fondation. Autrement dit, un vivant réduit àun mécanisme d’identification lui offrant la possibilité des’inventer selon la loi autoréférentielle de sa volonté propre.

Or Derrida cherchera toujours à déconstruire cette conception del’identité individuelle comme résultant d’une décision libre etsouveraine du sujet. Cette déconstruction de la souveraineté humainecensée faire le propre de l’homme interviendra dès le début desannées 1960 alors même que celles-ci voient triompher un contexte

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philosophico-politique ne reconnaissant que les identitéspolitiques, sociales et culturelles fortes comme l’ont été lenationalisme, le marxisme et plus généralement toutes lesphilosophies insistant sur la genèse libre, entière et autonome detoute subjectivité dont la phénoménologie est à cette époque l’unedes principales représentantes. L’existence d’une telle stratégieinséparablement politique et philosophique a toujours fait courir àla déconstruction le risque d’un désengagement au moment oùl’engagement fait partie de l’identité des intellectuels del’époque, risque qui fait penser au philosophe Jean-Luc Nancy que lesupposé désengagement derridien par lequel sa pensée commence n’esten réalité qu’un détour qui permet de mieux envisager de nouvellesformes d’action politique et intellectuelle et d’introduire lapluralité et l’écart dans un univers où les modèles dominantsrestent humanistes, aliénants et liberticides en profondeur : « Ilfaut, au contraire, affirmer, nous explique Jean-Luc Nancy, que loinde se retirer prudemment, au sens banal et timoré du terme, del’engagement politique, Derrida percevait avec finesse et prudenceau sens fort du terme (…) la nécessité de déplacer l’engagement parrapport aux sujétions devenues canoniques, c’est-à-dire auxsujétions identitaires4. »

Cette nécessité du déplacement dans la pensée derridienne conduit àun décentrement radical du concept de souveraineté humaine en vue dedéconstruire non seulement les identités de tous types, mais plusencore, en un geste de grande portée éthique et politique, d’ouvrirà tous les vivants, y compris les vivants non humains, l’espace dela pensée et donc celui de la politique, en neutralisant tout risquede sujétion prenant la forme de l’anthropocentrisme et del’anthropologisme. Anthropologisme : tel est peut-être l’autre nomde la cible visée par la déconstruction à partir du moment où cetanthropologisme échoue non seulement à penser ce qu’il convient decontinuer à appeler, malgré toutes les réserves du philosophe,« l’humain », celui-ci ayant été pensé jusqu’à maintenant dans lecadre d’un seul modèle interprétatif, celui de la métaphysique de laprésence à soi du sujet souverain. Mais cette métaphysique échoue àpenser le « non humain » en tant qu’elle a toujours exclu

4 Cette thèse très suggestive et explicative de l’œuvre derridienne se trouve dans le texte de Jean-Luc Nancy « L’indépendance de l’Algérie, l’indépendance de Derrida », dans l’ouvrage collectif Derrida à Alger. Un regard sur le monde. Essais. Paris, Editions Actes Sud, 2008, p.244.

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l’animalité de son domaine théorique, tant en sa forme politiquequ’éthique. Or il semble pertinent aujourd’hui d’avancer que l’unedes raisons pour laquelle Derrida, dès le début de son œuvre, acherché à mettre en lumière les points aveugles de la phénoménologiehusserlienne comme philosophie du « présent vivant » fondé sur laconscience du sujet, soit motivée par le désir de rompre avec cetanthropologisme qui réduit violemment la vie à la seule vie humainesans prendre en compte la vie animale et plus précisément ce queDerrida appelle « la question du vivant animal » : « Elle (laquestion du vivant et du vivant animal) aura toujours été pour moila plus décisive. Je l’ai mille fois abordée, soit directement, soitobliquement, à travers la lecture de tous les philosophes auxquelsje me suis intéressé, à commencer par Husserl et le concept d’animalrationale, de vie ou d’instinct qui se trouve au cœur de laphénoménologie5. »

Il faut insister également sur le fait que l’autre philosophe aveclequel Derrida a été en dialogue critique permanent, est EmmanuelLévinas à propos de la question animale et des limites de l’éthiquehumaniste. A ce sujet, il est remarquable de constater que l’un destextes importants de Derrida sur la philosophie de Lévinas,« Violence et métaphysique », contient de nombreuses références àl’animalité, lesquelles nous font penser qu’il est possible de lireles critiques de Derrida envers Lévinas à travers le prisme de laquestion de l’éthique animale, critiques qui se poursuivrontjusqu’au livre posthume, L’animal que donc je suis avec le chapitreII, dans lequel Lévinas occupe une place centrale. Prenons quelquesexemples de cette nécessité de comprendre le dialogueDerrida/Lévinas par la question de l’éthique animale. Par exemple,dans « Violence et métaphysique », Derrida écrit :

« Or ce que nous propose Lévinas, c’est bien à la fois un humanismeet une métaphysique. Il s’agit, par la voie royale de l’éthique,d’accéder à l’étant suprême, au véritablement étant comme autre. Etcet étant est l’homme, déterminé dans son essence d’homme, commevisage, à partir de sa ressemblance avec Dieu(…). « La rencontre duvisage n’est pas seulement un fait anthropologique. Elle est,absolument parlant, un rapport avec ce qui est. Peut-être l’hommeseul est substance et c’est pour cela qu’il est visage. » Certes.Mais c’est l’analogie du visage avec la face de Dieu qui, de la

5 L’Animal que donc je suis, p.5712

façon la plus classique, distingue l’homme de l’animal et déterminesa substantialité : « Autrui ressemble à Dieu ». écrit Derrida pourmontrer que l’éthique de Lévinas en reconnaissant le visage commeporteur de l’éthique sacrifie l’animal comme étant ce vivant sansvisage pour Lévinas. Cette critique de l’éthique humaniste deLévinas est présente tout au long du dialogue critique opposantDerrida et Lévinas et ce jusqu’à la fin de la vie de Derrida dans lamesure où de nombreux textes tardifs de la philosophie animalederridienne contiennent toujours cette nécessité de déconstruirecette éthique humaniste qui est incapable de faire une placesérieuse aux animaux, avec toutes les conséquences que cetteexclusion implique, parmi lesquelles celle de désapproprier lesanimaux non seulement de tout visage mais de toute subjectivité.

De plus, écrit Derrida à propos du sujet de l’éthique, dans L’Animalque donc je suis : « Ce sujet de l’éthique, le visage, reste d’abordet seulement un visage humain et fraternel (….). Il s’agit de mettrel’animal hors circuit de l’éthique. Si je suis responsable del’autre, et devant l’autre, et à la place de l’autre, pour l’autre,l’animal n’est-il pas encore plus autre, plus radicalement autre, sije puis dire, que l’autre en lequel je reconnais mon frère, quel’autre en lequel j’identifie mon semblable ou mon prochain ? Sij’ai un devoir, un devoir avant toute dette, avant tout droit,envers l’autre, alors n’est-ce pas aussi envers l’animal qui estencore plus autre que l’autre homme, mon frère ou mon prochain ? »demande et aura toujours demandé Derrida à l’éthique de Lévinas,sommet de toute éthique humaniste !  

 

Telle nous apparaît donc être l’indépendance philosophique deDerrida qui prend forme en ce début des années 1960, indépendancenon pas seulement par rapport à des traditions intellectuellesfortes et dominantes, comme le marxisme et la phénoménologie ou bienencore l’éthique humaniste avec Lévinas , que son travail questionneet mettra en question en permanence, mais aussi par rapport à desformes de sujétion de type biopolitique qui soumettent les vivants,humains comme non humains, à la loi de l’identité. Autrement dit, ladéconstruction prend ainsi forme en s’attaquant à la conceptiondominante voire dominatrice du politique qui fait del’autosuffisance du sujet souverain la condition d’accès à la

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communauté politique. Si l’on ne peut donc pas parler de philosophiepolitique derridienne, le concept même de philosophie politiquevoulant dire et traduisant en réalité l’idée de communauté politiquecentrée sur un sujet souverain, il y a en revanche chez Derrida une« politique de la philosophie » selon la belle expression de Jean-Luc Nancy, qui permettra de penser l’existence des vivants, de tousles vivants donc, en dehors d’une idée de communauté anthropocentréeet donc fermée sur elle-même et sur la violence qu’elle sécrète. Lapublication de trois livres importants de Derrida en 1967 signeraavec force cette déclaration d’indépendance vis-à-vis de toute formede communauté centrée sur l’existence d’un sujet maître de lui-mêmeet du monde qui l’entoure. Ces trois œuvres invitent à un véritabledécentrement du sujet, décentrement qui vise à éloigner et àdéconstruire en profondeur les trois cibles majeures de ce quideviendra la déconstruction : l’anthropologisme comme philosophiefondée sur un sujet souverain, maître de lui et du monde quil’entoure ; l’anthropocentrisme comme vision du monde privilégiantl’humain par rapport à toutes les formes d’existence non humaine et,enfin, l’idée même de « communauté humaine » comme totalité autonomese donnant à elle-même ses propres règles de fonctionnement etcentrée sur les concepts d’identité et de fraternité déconstruits demanière radicale. C’est donc dans la déconstruction du cimentmétaphysique de la communauté humaine que Derrida engage saphilosophie et en privilégiant tout ce qui vient questionner cettecommunauté qui se pense comme autonome, c’est-à-dire comme sedonnant librement à elle-même ses propres principes de vie.

La déconstruction comme déconstruction du propre de l’homme

Il n’est pas possible de comprendre la déconstruction sans parler deson désir d’intervenir dans la pensée philosophique de manièresingulière en renouvelant les modes de lecture et d’interprétationdes textes analysés sans jamais perdre de vue la nécessité dedéfaire l’idée d’une toute puissance du sujet souverain supposécapable par lui-même de produire un savoir absolu sur lui-même.Pratiquer la déconstruction revient donc, à ce moment del’itinéraire derridien, à conduire les concepts aux dernièreslimites de leur force critique. L’œuvre qui s’appelle Marges (1972)

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vise donc à conduire la philosophie en ses marges à partirdesquelles la philosophie doit être produite mais aussi à montrerprécisément que cette même philosophie a toujours cherché à limiterces mêmes marges alors que la déconstruction n’a de sens qu’en vuede sortir des limites assignées à la méthode philosophique elle-même : « La philosophie a toujours tenu à cela : penser son autre.Son autre : ce qui la limite et dont elle relève dans son essence,sa définition, sa production. Penser son autre : cela revient-ilseulement à relever (aufheben) ce dont elle relève, à n’ouvrir lamarche de sa méthode qu’à passer la limite ? Ou bien la limite,obliquement, par surprise, réserve-t-elle toujours un coup de plusau savoir philosophique ? Limite/passage6. » Faire de la limite ce àpartir de quoi la philosophie devient possible. Cela revient donc àfaire de la philosophie une activité qui s’élabore à partir de sondehors, à savoir à partir d’un lieu qu’elle ne pourrait pluss’approprier. La déconstruction cherche donc à introduire dans laphilosophie même de quoi venir repousser ses limites, à savoir toutce qu’elle cherche à écarter de peur d’être incapable de lesmaîtriser. Mais en même temps, l’introduction de ces limites permetde neutraliser en quelque sorte tout ce qui a rendu impossible lefait que la philosophie prenne pour objet ces limites mêmes. Onretrouve ici ce qu’on pourrait appeler le geste derridien décisif,le geste radical de la déconstruction, intrinsèquement lié à ladéconstruction comme philosophie, à savoir la maîtrise de lamaîtrise, celle-ci étant pour Derrida le point aveugle de laphilosophie occidentale et de la métaphysique qui en résulte :« Tant qu’on n’aura pas détruit jusqu’au concept philosophique demaîtrise, toutes les libertés qu’on dira prendre avec l’ordrephilosophique resteront agitées a tergo par des machinesphilosophiques méconnues, selon la dénégation ou la précipitation,l’ignorance ou la niaiserie7. »

C’est cette maîtrise que cherche et qu’aura toujours cherché àdétruire la déconstruction derridienne. Mais ici, le concept demaîtrise n’est pas seulement celui qui provient de la traditionphilosophique elle-même, mais celui qui est la réalité car il ainventé cette même réalité dans la mesure où pour Derrida elle peutêtre analysée sous l’angle d’une immense textualité qui fait qu’iln’y a pas de distinction entre philosophie comme activité de pensée6 Jacques Derrida, Marges. De la philosophie, Paris, Editions de Minuit, p.156.7 Marges, p.88.

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et monde comme invention à partir et avec cette pensée de lamaîtrise qui est une pensée de la souveraineté. On ne comprendrajamais assez que pour la déconstruction détruire cette maîtrise veutdire s’attaquer à tout ce à quoi la tradition philosophique a donnélieu comme relevant du supposé propre de l’homme : la conscience, lesujet, la subjectivité, la présence. C’est pourquoi la conceptualitéderridienne se veut en même temps une critique de ces concepts demaîtrise et de souveraineté en même temps qu’un travail de créationde concepts pouvant neutraliser cette maîtrise comme puissance desoi sur le monde. Parmi ceux-ci, le concept de trace va jouer unrôle central dans le projet d’inventer une philosophie du vivant quidépasse les frontières entre humanité et animalité.

Ce concept de trace est directement lié à la question dulogocentrisme, autre concept clé derridien qui ne peut se comprendresans relation avec la question animale. Le logocentrisme est leprivilège accordé par la culture occidentale à une formeparticulière de souveraineté, celle issue de la parole comme supposépropre de l’homme. La généalogie de la déconstruction que noustentons de faire ici prend son point de départ dans la volontéd’accorder à la vie, et tout particulièrement, à la vie animale, àla vie du vivant animal, une importance que le logocentrisme lui atoujours refusée. C’est ce que dit clairement Derrida dans un textequi n’est jamais lu dans une perspective animaliste, « Freud et lascène de l’écriture », publié dans L’écriture et la différence en 1967 : « Lelogo-phonocentrisme n’est pas une erreur philosophique ou historiquedans laquelle serait accidentellement, pathologiquement précipitéel’histoire de la philosophie, de l’Occident, voire du monde, maisbien un mouvement et une structure nécessaires et nécessairementfinis : histoire de la possibilité symbolique en général (avant ladistinction entre l’homme et l’animal et même entre vivant et nonvivant)8. » Il nous faut mettre en relation cette définition dulogocentrisme avec ce qui est la définition la plus récente du mêmeconcept dans la philosophie animale derridienne, à plus de 20 ans dedistance pour voir ce qui a bougé dans la déconstruction : « Ce queje voudrais dire d’un mot à propos du logos, c’est que, au fond, cequ’on peut appeler, ce que j’ai appelé depuis très longtemps le« logocentrisme », justement, qui a toujours désigné selon moi unehégémonie forcée, un forçage, imposant une hégémonie, ne signifie

8 Jacques Derrida, L’Ecriture et la différence, p.6616

pas seulement l’autorité du logos comme parole, comme langage – quiest déjà une interprétation – mais signifie aussi une opérationproprement, je dirais, entre guillemets, « européenne » quirassemble justement à la fois les traditions bibliques et puis latradition philosophique, en gros les religions monothéistes, lesreligions abrahamiques et la philosophie. Ce logocentrisme desreligions abrahamiques et de la philosophie signifiant non pas quele logos était tout simplement au centre de tout, mais qu’il étaiten situation, justement, d’hégémonie souveraine, organisant tout àpartir de ses forçages de traduction9. » Il est remarquable de noterque le concept de logocentrisme est donc inséparable chez Derrida dela question de l’animal et permet à sa philosophie animale de penseren même temps la vie humaine et la vie animale comme si l’une etl’autre ne pouvaient se comprendre sans prendre en compte nonseulement ce que les hommes font à l’animal, mais de manière plusfondamentale, ce que les animaux font à la question de lasouveraineté humaine.

Nous pouvons dès lors commencer à définir ce que nous entendons parl’antispécisme radical de Derrida dans ses dimensions historique,politique et éthique. Cela signifie que le logocentrisme, à savoirce privilège accordé par l’histoire à la souveraineté humaine, et àelle seule, c’est-à-dire en fait à la conscience s’exprimant dans lavoix et la parole, est toute notre histoire. Autrement dit, notremonde n’est pas interprétable en dehors de ce privilège qu’il atoujours accordé à la parole comme expression de la consciencehumaine. Plus précisément, cette histoire logocentrique n’est riend’autre que ce qui a permis ce que Derrida nomme la « possibilitésymbolique » en ce qu’elle permet l’invention permanente de notremonde selon un triple mouvement déconstructible : le symbolique estd’abord un espace mental où parole et conscience jouent un rôle depremier plan ; il est aussi ce qui est à l’origine de la distinctionentre l’humain et l’animal, mais aussi de la différence entre levivant et le non vivant. Autrement dit, notre monde où domine laforce hégémonique de la souveraineté humaine produit du symboliquequi consolide ce même pouvoir souverain en un mouvement circulaire,faisant ainsi que symbolique, pour l’être humain, veut dire cettedistinction entre le vivant humain et le vivant non humain.

9 Jacques Derrida, Séminaire La bête et le souverain. Volume I, Paris, Editions Galilée,2006, p.344.

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Or Derrida nous annonce en 1967 que cette distinction entre l’êtrehumain et l’être animal est elle-même une « structure finie »puisque ce texte doit être lu comme l’une des étapes fondamentalesde la déconstruction comme mouvement historique de ce que Derridaappelle « la déconstruction du propre de l’homme », en tant quecelui-ci s’est approprié par la violence le symbolique par un coupde force religieux, philosophique et éthique excluant les animaux detoute communauté symbolique avec les humains. Toute la philosophiederridienne peut donc être lue comme une déconstruction de cesymbolique, c’est-à-dire comme une déconstruction de cette« répression logocentrique » au principe même du symbolique commepropre de l’homme mais aussi comme une opération de décompression dusens que l’homme s’est approprié par la violence afin de l’ouvriraux animaux. L’intérêt de ce texte de 1967 est que Derrida y puiseles « fondations » de sa philosophie du vivant animal en s’appuyantsur un auteur inattendu, Freud, qui est à l’origine de l’inventiond’un nouveau concept de vie. Derrida reprend à Freud le concept detrace pour comprendre la vie animale en dehors de toutlogocentrisme.

Il faut aussi prendre conscience que ce concept de trace vise àcomprendre la vie animale selon quelques principes permettant deparler d’une éthique animale dès les débuts de la déconstruction.Quelles sont donc les conditions de possibilité de l’éthique animalechez Derrida et en quoi le concept de trace est-il la condition depossibilité de cette éthique d’un genre particulier et propre à ladéconstruction ?

L’éthique animale derridienne

L’éthique derridienne n’a aucun sens à être pensée comme laproduction de règles et de normes morales, c’est-à-dire comme unsystème abstrait de conventions, mais doit plutôt être envisagéecomme une réflexion sur ce qui fait éthique dans l’éthique, sur cequi la rend possible, sur ce qui fait qu’il peut y avoir del’éthique, « l’éthique au-delà de l’éthique » selon l’expressionutilisée dans le livre Apories. L’éthique animale derridienne estincompréhensible sans la prise en compte du concept de trace par

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lequel quelque chose comme une vie psychique animale se forme, seproduit et se développe selon un double mouvement sans lequel aucunevie psychique ne pourrait exister. Ce double mouvement reposed’abord sur une logique d’espacement et de temporalisation maisaussi sur une logique d’effacement : « Les traces ne produisent doncl’espace de leur inscription qu’en se donnant la période de leureffacement. Dès l’origine, dans le « présent » de leur premièreimpression, elles sont constituées par la double force de répétitionet d’effacement, de lisibilité et d’illisibilité10. » Toute viepsychique, humaine ou animale, fonctionne selon une logique de latrace, elle-même soumise au régime de sa répétition et de soneffacement. L’intégrité du psychisme animal tel qu’il est ici décritselon cette logique de la trace est ce à partir de quoi il fautpenser l’éthique animale derridienne. Plus exactement, la trace estdonc une force psychique double, constituée en même temps derépétition et d’effacement, qui ne vise qu’à persévérer dans son« être » selon une logique complexe qui fait du vivant animal un« être » dont l’intériorité se constitue en ne se soumettant jamaisà une quelconque identité repliée sur elle-même. Dit autrement,cette logique de la trace permet de penser la constitution d’un soiqui ne se replie jamais sur lui-même, d’un soi qui échappe à un moiet qui, par conséquent, crée ainsi les conditions de sa propreliberté jamais réductible à une identité ou à une subjectivitédonnées. La trace est donc la condition de possibilité de toute vieanimale. La dimension éthique de cette logique est en constructionpermanente d’elle-même malgré, et grâce à, l’effacement quil’habite. Ce qui échappe à la maîtrise entière de la trace est lacondition de l’éthique au sens où aucune autre force ne doit venirtoucher ce système producteur d’une forme certaine de liberté, voirede souveraineté ici pensée en dehors de toute maîtrise.

La conséquence la plus fondamentale de cette philosophie animale dela trace est de ne jamais séparer le corps de l’animal de sescapacités ou représentations. La déconstruction offre donc lapossibilité de fonder une éthique non dualiste selon laquelle toutevie prend forme dans un corps à partir duquel capacités etreprésentations de l’animal prennent forme. Derrida n’a pas fondéson éthique animale sur une seule « capacité » des animaux, celle desouffrir ou celle du souffrir. Dès le début de la déconstruction, sa

10 L’écriture et la différence19

philosophie animale se veut une pensée qui accueille la vie animaleen une « zoopolitique », à savoir dans le cadre d’une éthiqueoffrant les conditions de possibilité d’une communauté politiqueentre humains et animaux, dans laquelle s’établirait un véritablepartage démocratique de souveraineté entre eux. Autrement dit, il ya chez Derrida, l’idée que la « perception », et le corps danslequel elle s’inscrit selon une logique de la trace, est aussi lacondition du rapport possible à l’autre, humain ou animal. Cela aune conséquence fondamentale à partir de laquelle on peut dire quel’origine de toute vie est dans le rapport à l’autre. S’il n’y a pasde vie animale sans représentations, et donc sans capacités, celles-ci ne sont jamais premières. C’est l’autre qui sera toujours premierdans l’origine de la vie. On pourrait donc dire, pour préciser cela,que la trace, loin de se réduire en une intériorité subjective, seratoujours de l’autre perçu avant d’être de l’autre représenté : toutetrace est faite de l’existence de l’autre comme « perception » etnon comme « représentation ». Dans la logique de la trace tellequ’elle est pensée par Derrida, c’est le rapport à l’autre qui esttoujours premier : «  Mais c’est que la « perception », le premierrapport de la vie à son autre, l’origine de la vie avait toujoursdéjà préparé la représentation. Il faut être plusieurs pour écrireet déjà pour percevoir11 » ou dit de manière plus concentré en uneformule qui résume toute sa philosophie animale : « Il faut penserla vie comme trace avant de déterminer l’être comme présence12 ».

Qu’est-ce que cela veut dire du point de vue de l’éthique animalederridienne ? D’abord que le vivant animal est porteur d’une viequ’aucun pouvoir souverain ne doit venir entraver. Cela veut direensuite que le corps animal possède une intégrité que rien ne doitvenir diminuer, au sens où ce corps est le lieu même de la finitudedu vivant qu’il faut laisser se déployer. Le respect de cettefinitude du vivant est le lieu où l’éthique animale derridienneprend naissance en lui offrant la possibilité d’une hospitalitéinconditionnelle, autre nom de cette éthique. Cette hospitalitéinconditionnelle est donc le lieu d’un espace et d’un temps où lavie du vivant s’inscrit afin de permettre d’accueillir l’autre entant qu’autre et ce tout autre est dès lors porteur de cettefinitude que je partage avec lui et qu’il partage avec moi. Cela acomme conséquence de repenser de fond en comble le concept de11 L’écriture et la différence.12 L’écriture et la différence.

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politique qui devient chez Derrida une zoopolitique. La zoopolitiqueest ce dans quoi et avec quoi toute vie animale doit s’inscrire nonpas seulement pour qu’elle soit respectée et protégée, mais afin delui permettre de produire aussi du commun à travers une zoopolitiquedu toucher, respectueuse de cette logique de la trace. Cettezoopolitique du toucher partagée par vivants humains et vivantsanimaux veut dire aussi partage du symbolique qui est peut-êtrel’autre nom de cette philosophie antispéciste. Partage du symboliquecomme partage de souveraineté et donc de liberté.

Conclusion

Il est donc faux de parler d’un tournant éthique et politique chezDerrida dans les années 80 et 90. La conceptualité derridienneprendra seulement une forme plus éthique et politique qui ne peutêtre comprise sans prendre encore en compte quelques élémentsbiographiques. En effet, l’étrangeté du monde dans lequel vitDerrida en ces années-là lui devient de plus en plus grande jusqu’àse traduire par un écart de plus en plus béant dans la réception deson travail entre le monde académique international et la scèneintellectuelle française. Derrida devient le marrane qu’il atoujours été, « marrane » étant ce mot d’origine espagnole qui estune insulte antisémite désignant les Juifs convertis de force aucatholicisme sous l’Inquisition, mais continuant à vivre entre deuxmondes et deux cultures. Derrida reconnaîtra définitivement dès lorsque sa philosophie vit entre deux mondes qu’il cherche à réunir parla pensée : le monde des humains inséparable de celui des animaux.Autrement dit, le marrane est celui dont la vie ne peut être vécuequ’en régime d’extériorité. Vivre pour lui veut dire survivre,c’est-à-dire exister à la fois dedans et dehors, c’est-à-direappartenir à une communauté humaine qui ne prend signification pourlui que si elle diffère d’avec elle-même. Une communauté« différante » ouverte sur le dehors. Ce contraste dans la réceptionet la reconnaissance de la déconstruction est d’abord un contrasteentre une hospitalité qui provient principalement de l’étranger etune inhospitalité qui naît de la supposée communauté d’appartenance.Contraste qui ne fait que confirmer les intuitions philosophiquesderridiennes sur les limites de toute appartenance et de toute

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identification communautaire. Le devenir-animal du marrane qu’estDerrida pourrait être l’expression qui concentre le mieux lesdernières réflexions de Derrida en tant que l’animot est en mêmetemps celui qui est exclu de la communauté politique et morale deshommes tout en y jouant un rôle de contre-modèle absolu. L’animotest le pharmakon. Notre hypothèse de lecture est que c’est toute lapensée derridienne qui devient marrane en tant qu’elle vise àaccueillir l’autre dans le cadre d’une hospitalité inconditionnelleouverte à tous les vivants. Le concept d’hospitalitéinconditionnelle est l’un des derniers états de l’antispécismederridien en tant qu’il fait signe vers une éthique radicale dont lafinalité est d’accueillir l’autre au-delà de toute distinctionspéciste. La déconstruction est donc devenue ce qu’elle n’aurajamais cessé d’être : l’une des dernières grandes pensées du vivantà l’intérieur de la tradition philosophique occidentale : « Toutvivre ensemble suppose et garde comme sa condition même, lapossibilité de cette séparation singulière, secrète et inviolabledepuis laquelle seul s’accorde, dans l’hospitalité, un étranger à unétranger. Reconnaître qu’on ne vit ensemble, et bien, qu’avec etcomme un étranger, un étranger « chez soi », dans toutes les figuresdu « chez-soi », qu’il n’y a de « vivre ensemble » que là oùl’ensemble ne se forme pas et ne se ferme pas (…), ne se laissecontenir, épuiser ou commander ni dans un ensemble naturel ouorganique (génétique ou biologique) ni dans un ensemble juridico-institutionnel. Et cela, quelque nom qu’on donne à ces ensembles(organisme, famille, voisinage, nation, Etat-nation) avec leurespace territorial ou le temps de leur histoire13 ». S’il y a quelquechose comme une communauté des vivants, de tous les vivants, elle nepeut jamais être réduite à quelque dimension biologique ou naturelleque ce soit dont la fermeture conduit toujours à une grandeviolence. Derrida aura toujours cherché à déconstruire toute formede communautarisme prenant la forme d’un logocentrisme culturel endéfendant la thèse que les relations entre vivants doivent sesoustraire à cette violence du logocentrisme quand celui-ci fait dela parole et de la langue humaines la justification de toutspécisme. Autrement dit, il n’y a d’hospitalité digne de ce nom quesi elle ne parle pas la langue de l’autre, c’est-à-dire que si lalangue de l’autre m’est entièrement étrangère : « L’hospitalité

13 Jacques Derrida, « Avouer – L’impossible » dans l’ouvrage collectif Comment vivre ensemble ? Paris, Editions Albin Michel, 2001, p.196.

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suppose à la fois l’appel ou le rappel du nom propre en sa purepossibilité (c’est-à-toi, toi-même que je dis « viens », « entre »,« oui », et l’effacement du même nom propre («viens », « oui »,« entre », « qui que tu sois et quels que soient ton nom, ta langue,ton sexe, ton espèce, que tu sois humain, animal ou divin14 »… » Ceteffacement du nom propre serait ainsi non pas la fin de toutesouveraineté mais un partage démocratique de cette même souverainetédéconstruite par l’événement donc que constitue la venue des animauxen démocratie, partage de souveraineté libérateur, dont le véritablenom est libération animale.

14 Comment vivre ensemble, p.197.23