Les énergies renouvelables et l’électricité : à propos d’un conflit entre un secteur et une...

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Les énergies renouvelables et l’électricité À propos d’un conflit entre un secteur et une alternative de politique publique A URÉLIEN E VRARD RÉSUMÉ – Alors que les énergies renouvelables apparaissent souvent comme un sujet consensuel, cet article souligne que leur développement s’inscrit au départ dans une dynamique conflictuelle, puisqu’il vise à transformer radicalement les systèmes énergé- tiques conventionnels et tout particulièrement celui de l’électricité. Conceptualisant les énergies renouvelables comme une « alternative de politique publique », l’article en dégage les principaux points de conflit avec le secteur électrique. Il montre cependant que cette alternative, loin de parvenir à déstabiliser les logiques sectorielles, semble plutôt avoir été elle-même transformée, voire absorbée par le secteur. MOTS CLÉS – Énergies renouvelables, électricité, alternative de politique publique. ABSTRACT – Whereas renewable energy is often characterized as a consensual issue, this article analyzes how its development falls within conflicting dynamics, because it initially aims at transforming radically conventional energy systems, and particularly the electricity sector. Conceptualizing renewable energy as a “policy alternative,” this paper draws its main controversial dimension. However, it also shows that the policy alternative, far from succeeding in destabilizing this sectoral configuration, rather seems to have been trans- formed itself, if not even absorbed by the sector. KEYWORDS – Renewable energy, electricity, policy alternative. Dans le contexte des débats nationaux et européens consacrés à la transition énergétique, un sujet semble à première vue faire l’objet d’un large consensus, celui des énergies renouvelables. Qu’il s’agisse du Energiewende à l’allemande, de la « transition énergétique » à la française ou du projet de décarbonisation des politiques énergétiques porté par l’Union européenne, tous reposent en grande partie sur un fort développement des énergies renouvelables (ENR). Certes, l’ambition et le poids des différentes filières varient d’un État à l’autre. Par ailleurs, il existe bien des mobilisations locales contre l’implantation de parcs éoliens, mais à l’exception de quelques mouvements contestataires reven- diqués, il se trouve peu d’acteurs pour prendre publiquement position contre le développement des ENR. Il serait cependant trop rapide de considérer cet enjeu comme étant absolument consensuel. Nous considérons même qu’il est porteur de conflits cruciaux pour le devenir des politiques énergétiques et qu’il est intéressant du point de vue de l’analyse des politiques publiques. Cette dimension conflictuelle est toutefois souvent latente, car elle concerne les modèles de société qu’incarnent les choix énergétiques. Pour en saisir pleine- ment l’ampleur, il est indispensable d’analyser le développement des ENR en interaction avec les dynamiques sectorielles qu’il met en cause. ÉCOLOGIE & POLITIQUE n° 49/2014

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Les énergies renouvelables et l’électricitéÀ propos d’un conflit entre un secteuret une alternative de politique publique

Aurélien evr Ard

résumé – Alors que les énergies renouvelables apparaissent souvent comme un sujet consensuel, cet article souligne que leur développement s’inscrit au départ dans une dynamique conflictuelle, puisqu’il vise à transformer radicalement les systèmes énergé-tiques conventionnels et tout particulièrement celui de l’électricité. Conceptualisant les énergies renouvelables comme une « alternative de politique publique », l’article en dégage les principaux points de conflit avec le secteur électrique. Il montre cependant que cette alternative, loin de parvenir à déstabiliser les logiques sectorielles, semble plutôt avoir été elle-même transformée, voire absorbée par le secteur.

mots clés – Énergies renouvelables, électricité, alternative de politique publique.

AbstrAct – Whereas renewable energy is often characterized as a consensual issue, this article analyzes how its development falls within conflicting dynamics, because it initially aims at transforming radically conventional energy systems, and particularly the electricity sector. Conceptualizing renewable energy as a “policy alternative,” this paper draws its main controversial dimension. However, it also shows that the policy alternative, far from succeeding in destabilizing this sectoral configuration, rather seems to have been trans-formed itself, if not even absorbed by the sector.

Keywords – Renewable energy, electricity, policy alternative.

Dans le contexte des débats nationaux et européens consacrés à la transition énergétique, un sujet semble à première vue faire l’objet d’un large consensus, celui des énergies renouvelables. Qu’il s’agisse du Energiewende à l’allemande, de la « transition énergétique » à la française ou du projet de décarbonisation des politiques énergétiques porté par l’Union européenne, tous reposent en grande partie sur un fort développement des énergies renouvelables (ENR). Certes, l’ambition et le poids des différentes filières varient d’un État à l’autre. Par ailleurs, il existe bien des mobilisations locales contre l’implantation de parcs éoliens, mais à l’exception de quelques mouvements contestataires reven-diqués, il se trouve peu d’acteurs pour prendre publiquement position contre le développement des ENR. Il serait cependant trop rapide de considérer cet enjeu comme étant absolument consensuel. Nous considérons même qu’il est porteur de conflits cruciaux pour le devenir des politiques énergétiques et qu’il est intéressant du point de vue de l’analyse des politiques publiques. Cette dimension conflictuelle est toutefois souvent latente, car elle concerne les modèles de société qu’incarnent les choix énergétiques. Pour en saisir pleine-ment l’ampleur, il est indispensable d’analyser le développement des ENR en interaction avec les dynamiques sectorielles qu’il met en cause.

ÉcoLogie & PoLitique n° 49/2014

Les servitudes de la puissance : conflits énergétiques2

Dans le cadre de recherches menées plus particulièrement sur le cas de l’électricité, nous avons analysé l’émergence et le développement des ENR comme un conflit entre un secteur et une alternative de politique publique 1. La notion de secteur fait figure d’« impensé indispensable 2 » dans l’analyse de l’action publique. À l’image de certains manuels phares de la science poli-tique 3, l’assimilation automatique d’une politique à un secteur est rarement interrogée, en dépit de son importance pour la compréhension des dynamiques de changement et d’inertie dans un domaine particulier de l’action publique. Pour certains, la remise en cause de la sectorisation participe en effet des dyna-miques de recomposition de l’État, au même titre que la territorialisation ou l’émergence de nouveaux modes de pilotage 4. En d’autres termes, l’apparition de nouveaux domaines, transversaux, d’intervention de l’État (par exemple l’égalité hommes-femmes ou l’environnement) contribuerait à rendre inopéran-tes et donc illégitimes les logiques sectorielles traditionnelles de son action.

La transversalité des enjeux environnementaux a été soulignée dans de nombreux travaux 5, mais il existe finalement peu d’études précises sur leurs interactions avec les logiques sectorielles. Pierre Lascoumes note sur ce point que « l’histoire institutionnelle, les mentalités administratives et la faiblesse des arbitrages politiques ont pendant longtemps maintenu des clivages sectoriels préjudiciables », tout en indiquant que, durant ces dernières années, ceux-ci ont été progressivement ébranlés 6. On constate en effet une certaine tendance au rapprochement d’enjeux autrefois considérés comme distincts, voire contra-dictoires, par exemple la protection de la santé et celle de l’environnement ou encore l’énergie et le climat. De ce point de vue, l’électricité est un cas d’étude particulièrement intéressant, parce qu’ambigu. C’est à la fois l’un des domaines les plus soumis à des contraintes exogènes et à des pressions au changement (en témoignent les discours récents sur la nécessité d’une transition énergéti-que) et l’un des plus résistants à ces transformations.

L’émergence des ENR figure parmi ces pressions au changement exer-cées depuis le milieu des années 1970, d’autant qu’elle s’inscrit dans ce que nous appelons une alternative de politique publique. Les ENR ne sont pas en effet une source d’énergie comme les autres dans le débat sur la production d’énergie en général, et d’électricité en particulier. Elles s’inscrivent dans un projet plus global (et radical) de transformation des logiques sectorielles dans

1. A. Evrard, Contre vents et marées. Politiques des énergies renouvelables, Presses de Sciences Po, Paris, 2013.

2. P. Muller, « Secteur », dans L. Boussaguet, S. Jacquot et P. Ravinet (dir.), Dictionnaire des politi-ques publiques, 3e éd., Presses de Sciences Po, Paris, 2010, p. 591.

3. M. Grawitz, J. Leca et J.-C. Thoenig, « Les politiques publiques », dans M. Grawitz et J. Leca (dir.), Traité de science politique, t. 4, PUF, Paris, 1985.

4. C. Halpern, P. Le Galès et P. Lascoumes, Instrumentation de l’action publique, Presses de Scien-ces Po, Paris, 2014.

5. N. Carter, The Politics of the Environment. Ideas, Activism, Policy, Cambridge University Press, Cambridge, 2007 ; P. Lascoumes, Action publique et environnement, PUF, Paris, 2012.

6. P. Lascoumes, « Les politiques environnementales », dans O. Borraz et V. Guiraudon (dir.), Poli-tiques publiques 1, Presses de Sciences Po, Paris, 2008, p. 53.

Les énergies renouvelables et l’électricité 3

ce domaine. La première hypothèse développée dans l’article est donc que le développement des ENR constitue un enjeu conflictuel puisqu’il oppose un secteur et une alternative de politique publique. La seconde hypothèse que nous souhaitons développer ici est que, si l’irruption des ENR a contribué à produire quelques changements dans le secteur de l’électricité, les logiques fondamentales de ce dernier n’ont pas été remises en question. Plus encore, nous considérons que c’est l’alternative elle-même qui s’est le plus transfor-mée au contact du secteur. Nous rejoignons en cela l’idée que les secteurs traditionnels disposent d’un certain nombre de ressources qui leur permettent d’intégrer les enjeux exogènes et de maintenir les logiques sectorielles, malgré ces pressions au changement 7.

Nous présenterons donc dans un premier temps les principales caracté-ristiques de la notion de secteur et ses apports pour mieux analyser le cas de l’électricité. Puis nous reviendrons sur l’émergence des ENR comme alterna-tive de politique publique et sur la façon dont elles remettent en cause des logi-ques sectorielles. Enfin, nous montrerons que l’alternative construite autour des ENR, loin de transformer radicalement le secteur de l’électricité, semble davantage avoir été transformée, voire absorbée, par celui-ci.

L’électricité comme secteur d’action publique

La plupart des travaux qui s’intéressent au « secteur » de l’électricité utilisent le terme sans réellement en préciser le sens ou la portée. Cela n’est cependant pas spécifique à ce domaine, alors que la notion est souvent au cœur de la défi-nition des politiques publiques 8. La notion de secteur fait référence aux formes d’institutionnalisation que peut prendre la division du travail gouvernemental et s’approche ainsi de la notion de sous-système. Dans la perspective systémi-que en sociologie, la complexité des sociétés est en effet à l’origine de la créa-tion de systèmes autonomes, c’est-à-dire d’interrelations entre acteurs dont la fonction consiste à limiter une aire déterminée de cette complexité. Ces « sous-systèmes » ou policy subsystems 9 permettent alors un traitement sectoriel de la part de complexité dont ils s’occupent. Ils répondent à des logiques propres et remplissent une fonction de décodage-recodage du réel. Leur très forte ferme-ture les uns par rapport aux autres et leur imperméabilité aux argumentations extérieures confèrent alors aux sous-systèmes un effet de contrainte majeur sur l’action publique 10. Dans le contexte de l’analyse des politiques publiques, cette perspective a généralement conduit à donner à la notion de sous-système un sens plus général, c’est-à-dire « l’ensemble des acteurs qui sont impliqués

7. M. Ansaloni et E. Fouilleux, « Terroir et protection de l’environnement : un mariage indésirable ? À propos d’intégration de critères environnementaux dans un instrument de politique agricole », Poli-tiques & management public, vol. 26, n° 4, 2008, p. 3-24.

8. J. Lagroye, Sociologie politique, Presses de la FNSP/Dalloz, Paris, 1991, p. 440 ; Y. Meny et J.-C. Thoenig, Politiques publiques, PUF, Paris, 1989, p. 12-13.

9. N. Luhmann, Politique et complexité, Cerf, Paris, 1999.10. Y. Papadopoulos, Complexité sociale et politiques publiques, Montchrestien, Paris, 1995.

Les servitudes de la puissance : conflits énergétiques4

dans la gestion d’un problème de politique publique 11 ». Trop focalisée sur les acteurs – et par la même occasion trop proche de celle de réseau –, cette défi-nition ne rend pas assez compte d’une dimension essentielle du sous-système : le maintien d’une stabilité, voire d’un certain ordre, dans la société.

Dans le champ des politiques publiques, la notion de secteur semble davan-tage remplir cette fonction, puisqu’elle met plus en lumière les processus d’ins-titutionnalisation ainsi que l’activité de codage du réel 12. On peut alors défi-nir un secteur d’action publique comme « une structuration verticale de rôles sociaux (en général professionnels) qui fixent des règles de fonctionnement, d’élaboration de normes et de valeurs spécifiques, de sélection des élites et de délimitation de frontières 13 ». Cette fonction de structuration s’organise autour de trois dimensions, qui forment les trois composantes d’un secteur d’ac-tion publique : 1) une dimension sociale, c’est-à-dire un ensemble d’acteurs, identifiés ou dispersés, exprimant des intérêts spécifiques ; 2) une dimension institutionnelle, c’est-à-dire des structures et organisations qui donnent de la consistance aux relations entre les acteurs, tout en figeant les configurations du pouvoir ; 3) une dimension cognitive et normative, qui inclut une vision spécifique des problèmes à résoudre et des solutions pour y parvenir 14. Sur cette base, il est alors possible d’identifier les principales caractéristiques du secteur de l’électricité.

Si les configurations nationales des secteurs électriques européens diffè-rent, ceux-ci partagent un certain nombre de représentations communes, en partie liées au processus de concentration industrielle entamé à partir de la fin de la première guerre mondiale. On constate tout d’abord une primauté accor-dée aux critères économiques, notamment au principe de l’économie d’échelle, et une approche centrée sur l’offre d’énergie 15. Une seconde dimension, liée à la première, est la croyance largement partagée dans la supériorité des tech-nologies de production centralisées. Par conséquent, on considère de façon dominante que la production d’énergie revient à des compagnies en situation de monopole et exploitant de grandes centrales 16. Enfin, cela conduit le plus souvent à faire reposer la production d’électricité sur une ou deux sources dominantes : le pétrole, le charbon ou le nucléaire. L’influence des contextes géographiques, géologiques, historiques ou politiques est ici observable. Ainsi, en France, les questions de « prestige technologique » ou d’indépendance natio-nale ont gagné en importance sous la présidence du général de Gaulle et ont profondément marqué la construction du secteur électrique. En Allemagne, la

11. P. Sabatier et H. Jenkins-Smith (dir.), Policy Change and Learning. An Advocacy Coalition Framework, Westview Press, Boulder, 1993, p. 24.

12. P. Muller, « Esquisse d’une théorie du changement dans l’action publique. Structures, acteurs et cadres cognitifs », Revue française de science politique, vol. 55, n° 1, 2005, p. 155-187.

13. P. Muller, « Secteur », art. cit., p. 593.14. L. Boussaguet, S. Jacquot et P. Ravinet, « À quoi sert la notion de secteur ? », communication au

pôle Action publique, CEVIPOF, Paris, 7 avril 2004, p. 5.15. L. Lindberg, The Energy Syndrome, Lexington Books, Lexington, 1977.16. Le terme utilisé en anglais est utility owned power plant.

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période d’après-guerre a surtout été marquée par les enjeux de normalisation sur la scène internationale avec également des conséquences sur le secteur électrique national. Ces systèmes de valeurs ont notamment contribué à privi-légier le développement du nucléaire en France, du charbon au Danemark et d’un « binôme » nucléaire-charbon en Allemagne.

Les cadres intellectuels sur lesquels reposent les secteurs électriques euro-péens ont ainsi influencé leur dimension institutionnelle et organisationnelle. Il existe bien sûr des différences nationales importantes entre les modèles alle-mand, danois ou français, mais il reste possible de dégager quelques tendances communes. Dans les trois pays, les secteurs de l’électricité se caractérisent par une organisation monopolistique ou oligopolistique, ainsi que par un sys-tème de production et un réseau de distribution de l’électricité centralisés. On constate la généralisation d’un modèle d’intégration verticale, c’est-à-dire que les différentes phases de l’approvisionnement en énergie, de la production à la distribution, sont assurées par le ou les mêmes acteurs. Dans ce contexte, des relations quasi symbiotiques se sont mises en place entre les États et les compagnies électriques, donnant naissance aux ensembles industriels parmi les plus puissants d’Europe 17.

Les configurations d’acteurs sont étroitement liées aux dimensions intel-lectuelles et institutionnelles. La complexité des enjeux à traiter, les représen-tations collectives et les dynamiques de concentration et de centralisation ont conduit un petit nombre d’acteurs (notamment la ou les grandes compagnies électriques et les acteurs gouvernementaux de tutelle) à monopoliser la for-mulation des politiques énergétiques. En France, le monopole d’Électricité de France (EDF) s’est ainsi accompagné de la mise en place d’un réseau trian-gulaire très fermé, incluant la direction générale de l’Énergie et des Matières premières (DGEMP) et le Commissariat à l’énergie atomique (CEA). En Alle-magne, la concentration progressive du secteur a consacré la domination de quelques grandes compagnies internationales 18. La dynamique est similaire dans le cas du Danemark, en dépit d’un rôle plus important accordé au niveau local, puisqu’elle a conduit à l’émergence de deux entités monopolistiques, au sein desquelles se sont regroupées géographiquement les compagnies de distributions 19. Ces deux groupes sont eux-mêmes représentés à l’échelle cen-trale par l’association des compagnies d’électricité (DEF) et c’est cette der-nière qui domine la formulation des politiques de l’électricité grâce à des liens étroits entretenus avec les acteurs publics. Ces deux groupes sont eux-mêmes représentés à l’échelle nationale par la Danish Energy Association (DEA), qui

17. N. Lucas, Western European Energy Policies. A Comparative Study of the Influence of Institu-tional Structure on Technical Change, Clarendon Press, Oxford, 1985.

18. Les neuf compagnies interrégionales allemandes ont progressivement connu un processus de concentration et ne sont aujourd’hui plus que quatre à dominer le marché électrique national : E.ON, RWE, EnBW et Vattenfall.

19. Au Danemark, les concentrations successives ont donné naissance à un opérateur dominant : Dong Energy.

Aurélien
Note
Attention erreur de ma part dans la 2nde version. Il faut remplacer "internationales" par "interrégionales"
Aurélien
Texte surligné

Les servitudes de la puissance : conflits énergétiques6

domine la formulation des politiques de l’électricité grâce à des liens étroits entretenus avec les acteurs publics.

Ainsi, l’effort définitionnel de la notion de secteur d’action publique nous conduit à mettre en évidence un certain nombre de caractéristiques qui vont bien au-delà d’une simple division du travail politique. Davantage qu’un domaine d’action publique, le secteur de l’électricité se caractérise par un certain nom-bre de dimensions structurantes, qui peuvent constituer autant d’obstacles au changement, y compris face à l’émergence d’enjeux transversaux. Cela est par-ticulièrement visible dans le cas de la réaction du secteur de l’électricité face à l’irruption des ENR dans le débat public.

Les énergies renouvelables comme « alternative de politique publique »

L’émergence des ENR dans le débat sur la politique énergétique est à dis-tinguer de leur développement technologique. L’usage du vent, de l’eau, du bois ou du soleil comme ressources énergétiques a accompagné toutes les étapes du développement de l’homme, sous des formes multiples. Une forme de « redé-couverte 20 » de ces sources d’énergie, ou plutôt leur insertion dans un discours plus général sur la politique énergétique, s’inscrit pour sa part dans le contexte spécifique des années 1970. Ce contexte est marqué à la fois par les deux chocs pétroliers de cette décennie et par l’émergence des mouvements écolo-gistes et antinucléaires. Les ENR n’ont donc pas été inventées en réaction à la crise pétrolière, puisque les techniques étaient déjà connues et expérimentées à une petite échelle. Mais les acteurs impliqués dans leur développement consti-tuaient davantage une « sous-culture 21 », au sens où ils exerçaient leur activité de manière indépendante, à l’écart des compagnies électriques et de l’État, et ils n’avaient pas vocation à transformer le secteur. Les mouvements écologistes et antinucléaires, ainsi qu’un certain nombre d’experts, vont s’emparer de la question des ENR, les intégrer à leurs projets alternatifs, amorçant ainsi le pas-sage vers une « contre-culture », c’est-à-dire avec une ambition réformatrice, qui se propose de changer le système énergétique 22.

À ce stade, une autre précision conceptuelle s’impose. La littérature consa-crée à l’analyse des politiques publiques s’est très souvent centrée sur la ques-tion des problèmes publics, de leur émergence, de leur définition ou encore de

20. H. Durand, « Les énergies redécouvertes : l’énergie solaire, l’énergie éolienne et l’énergie de la biomasse », dans M. de Perrot (dir.), Énergie et société. Le choix des énergies et ses implications socio-économiques (Paris, 16-18 septembre 1981), Pergamon Press, Paris/New York/Oxford, 1982, p. 129-142.

21. À l’inverse de la traduction française, le terme anglais subculture ne comporte pas de connota-tion péjorative. Dans les sciences sociales anglophones, il fait référence à « des groupes de personnes qui sont représentés ou qui se représentent eux-mêmes comme distincts des valeurs sociales normati-ves dominantes, à travers leurs pratiques et leurs intérêts particuliers, à travers ce qu’ils sont, ce qu’ils font et où ils le font » (K. Gelder (dir.), The Subcultures Reader, Routledge, New York, 1997, p. 1).

22. Pour une présentation plus détaillée de ces dynamiques, voir A. Evrard, Contre vents et marées, op. cit., chap. 4.

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leur inscription à l’agenda gouvernemental. Elle s’est beaucoup moins intéres-sée à l’autre versant des politiques, celui des solutions. Ainsi, les « recettes », les policy solutions et les policy alternatives sont le plus souvent employées comme synonymes, sans faire l’objet de définition précise. Cela ne rend pas suffisamment compte de différences qui peuvent exister entre des propositions ponctuelles ou ciblées, et des propositions qui s’inscrivent dans un discours plus global de transformation d’une politique publique. Pour introduire davantage de précision, nous suggérons d’établir une distinction entre une « solution » ou une « recette », qui correspondent à la première catégorie, et une « alternative » de politique publique, qui caractérise la seconde. La notion de secteur présente alors un nouvel intérêt heuristique. Si une alternative de politique publique repose sur l’ambition de transformer le secteur auquel elle s’adresse, alors il doit être possible de l’identifier avec les mêmes caractéristiques que celui-ci, c’est-à-dire une dimension cognitive et normative, une dimension institution-nelle et une dimension sociale. Nous proposons donc de définir une alternative de politique publique comme un ensemble cohérent de propositions, construit autour de représentations communes, d’arrangements institutionnels et de configurations d’acteurs spécifiques, qui vise non seulement à promouvoir une solution particulière, mais également à transformer le secteur dans lequel celle-ci s’insère. Or l’émergence des ENR repose bien à la fois sur des représentations particulières des enjeux énergétiques, des propositions visant à redéfinir l’organisation institutionnelle du secteur et une conception nouvelle des configurations d’acteurs sur lesquels ce secteur repose.

C’est à propos du cadre cognitif et normatif de l’alternative « énergies renouvelables » que la dimension transversale est la plus évidente. Cette alter-native se réfère en grande partie aux représentations et aux préceptes intel-lectuels liés à la notion de soft energy path 23. À l’inverse du hard energy path qui caractérise globalement les secteurs traditionnels de l’énergie, celui-ci repose sur l’importance des critères environnementaux (notamment l’usage raisonné des ressources naturelles) et sur une approche par la demande d’éner-gie. Celle-ci consiste à poser d’abord la question de la maîtrise de la demande, avant d’envisager celle de la production. Une telle conception est clairement transsectorielle, puisqu’elle implique de penser conjointement les politiques de production d’énergie et celles de réduction de la consommation d’énergie, avec un impact sur les secteurs des transports, du bâtiment, de l’aménagement du territoire, etc. Cette alternative de politique publique est également fondée sur l’idée d’une production décentralisée, au plus près des usagers, remettant ainsi en cause la propriété par les grandes compagnies (utilities), et promouvant au contraire une décentralisation des décisions et la participation des citoyens.

Sur le plan institutionnel, l’alternative s’est également construite en opposi-tion au secteur de l’électricité, puisqu’elle suppose le développement de petites

23. A. Lovins, Soft Energy Paths. Towards a Durable Peace, Harper Colophon Books, New York, 1977.

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unités de production décentralisées (régies municipales ou coopératives éolien-nes, installations solaires individuelles, etc.), ainsi qu’une structure de réseau électrique permettant l’intégration de l’électricité produite par ces différentes unités. Enfin, la dimension sociale est étroitement liée à ces arrangements ins-titutionnels, dans la mesure où le développement des ENR s’appuie sur une autre conception des configurations d’acteurs. Il doit en effet reposer sur la participation d’un ensemble d’acteurs beaucoup plus large (parmi lesquels des petits producteurs, les associations, les consommateurs et plus généralement les citoyens) et plus complexe, puisque le consommateur peut lui-même deve-nir producteur (par exemple le propriétaire d’installations solaires ou la coopé-rative qui dispose d’un parc éolien).

En définitive, si l’on précise les contours du secteur de l’électricité et ceux de l’alternative de politique publique construite autour des ENR, la dimension conflictuelle de leur développement ressort de façon assez précise. Le tableau ci-dessous tente de synthétiser les points de divergence les plus saillants.

Tableau 1 – Caractéristiques générales du secteur de l’électricitéet de l’alternative « énergies renouvelables »

Secteur de l’électricité Alternative« énergies renouvelables »

Dimension cognitiveet normative

Critères économiques, économies d’échelles, approche par l’offre,

source d’énergie dominante

Critères environnementaux, usage raisonné des ressources

naturelles, approche par la demande, diversification

des sources d’énergie

Dimensioninstitutionnelle

Système centralisé,organisation monopolistique

Système décentralisé,multiples unités de production

Acteurs Un ou quelques acteurs dominants

Acteurs multiples,producteurs indépendants

Le développement des ENR ne peut donc pas simplement se mesurer au développement des différentes filières technologiques et à la part qu’elles occu-pent dans la production d’électricité. Il est crucial d’observer la manière dont les logiques sectorielles ont pu être remises en cause, ce que nous proposons de faire dans la section suivante, à partir des expériences danoise, allemande et française.

quelle évolution du secteur de l’électricité depuisles années 1970 ?

Il est difficile de faire l’économie d’une observation statistique du dévelop-pement des ENR dans le secteur de l’électricité. D’une part, parce qu’il s’agit bien souvent du premier indicateur à partir duquel les acteurs publics ou les médias analysent cette question. D’autre part, parce qu’elle permet de mettre en évidence des dynamiques nationales contrastées, à l’image de la figure ci-

Les énergies renouvelables et l’électricité 9

dessous. Elle indique une forte progression de la part des ENR dans certains États et dans l’ensemble de l’Union européenne. La particularité du cas fran-çais ressort assez clairement, à savoir une stagnation de la production d’élec-tricité renouvelable.

Figure 1 – Évolution de la part des ENR dans la production d’électricité

Source : Eurostat.

Cette représentation statistique et graphique donne certes une première indication quant à la place qu’occupent les ENR dans la production d’élec-tricité. Cependant, outre le fait qu’elle mérite beaucoup d’explications, elle ne permet pas de signaler les évolutions non quantifiables, c’est-à-dire celles des normes et des représentations du secteur, ainsi que des institutions et des confi-gurations d’acteurs. Et de ce point de vue, les évolutions du secteur électrique sont assez mitigées.

L’une des évolutions les plus visibles du secteur électrique concerne la dimension cognitive et discursive. Il s’est globalement agi, pour les acteurs dominants du secteur, d’intégrer une partie des objectifs et du discours contes-tataire à leurs propres récits, afin de préserver leur légitimité. Selon John Byrne et Noah Toly, « les partisans de l’approche conventionnelle de l’énergie, face aux besoins sociaux et environnementaux d’une transition énergétique, ont préféré maintenir la continuité du régime énergétique existant, en promettant un futur “raisonnable” et “pratique”, mais conforme au passé 24 ». Cette ten-dance est particulièrement marquée pour les enjeux environnementaux, dont

24. J. Byrne et N. Toly, « Energy as a Social Project. Recovering a Discourse », dans J. Byrne, N. Toly et L. Glover (dir.), Transforming Power. Energy, Environment, and Society in Conflict, Tran-saction Publishers, New Brunswick/Londres, 2006, p. 12.

Les servitudes de la puissance : conflits énergétiques10

la montée en puissance a contraint les acteurs du secteur électrique à réviser leurs discours pour maintenir une certaine légitimité face à leurs challengers et garantir la stabilité de leurs modes de production et de distribution centra-lisés. On peut interpréter de cette manière plusieurs évolutions sémantiques et discursives marquantes. Tout d’abord, le « verdissement » du discours sur la grande hydraulique, puis sur le nucléaire, observé dans le cas français 25, et de plus en plus fréquent en Allemagne. L’émergence de notions telles que le « charbon propre » et l’« exploitation écologique des mines », ou le soutien apporté à de nouvelles techniques, telles que la séquestration du dioxyde de carbone, sont d’autres exemples qui illustrent cette tendance.

La seconde évolution sur le plan intellectuel concerne l’adaptation à la libéralisation. Cette dynamique n’est certes pas une conséquence directe du développement des ENR, mais un mouvement relativement autonome lié à l’émergence du paradigme néolibéral ainsi qu’à la construction d’un marché européen de l’électricité 26. Pour autant, le processus de libéralisation et le déve-loppement des ENR ont été menés en parallèle par l’Union européenne. Et les acteurs de certaines filières (notamment l’éolien) ont rapidement intégré la question de la libéralisation à leur discours afin de renforcer leur légitimité, mais également parce que celle-ci leur permettait de défendre plus efficace-ment leurs intérêts. La mise en cause des monopoles ou l’accès des tiers au réseau ont par exemple constitué des atouts importants pour les producteurs d’ENR. Dans ce contexte, les compagnies d’électricité se sont peu à peu adap-tées à la libéralisation, utilisant par exemple les outils juridiques de la politique européenne de concurrence (en particulier ceux liés aux aides d’État) pour tenter de limiter le soutien public aux ENR. Si la conversion à la libéralisation n’est pas complète, et qu’elle semble en partie s’expliquer par des raisons stra-tégiques, plusieurs exemples montrent que les arguments de la compétitivité et de la concurrence sont fréquemment mis en avant par les acteurs du secteur électrique pour justifier leur position à l’égard des ENR et des politiques mises en œuvre pour les développer.

Parallèlement à ces évolutions discursives et intellectuelles, le secteur électrique a également connu quelques pressions au changement sur le plan organisationnel. Tout d’abord par l’émergence de nouveaux acteurs et la plura-lisation du secteur. Il ne s’agit pas ici simplement des acteurs européens, dont nous venons de mentionner l’importance grandissante dans ce domaine, qu’il s’agisse de la Cour de justice de l’Union européenne ou de la Commission européenne. Chronologiquement, le développement des ENR a d’abord signi-fié l’arrivée de nouveaux acteurs à l’échelle nationale. C’est particulièrement

25. E. Mühlenhover, L’environnement en politique étrangère, L’Harmattan, Paris, 2003 ; C. Rymarski, « Lorsque le nucléaire passe au vert », Revue Sciences Humaines, n° 49, 2005, p. 66-68.

26. N. Jabko, Playing the Market. A Political Strategy for Uniting Europe, 1985-2005, Cornell University press, Ithaca, 2006 ; P. Bauby et F. Varone, « Europeanization of French Electricity Policy. Four Paradoxes », Journal of European Public Policy, vol. 14, n° 7, 2007, p. 1048-1060.

Les énergies renouvelables et l’électricité 11

le cas au Danemark et en Allemagne où les constructeurs d’éoliennes tels que Vestas ou Enercon ont acquis un poids économique important et, avec lui, des capacités d’influence indéniables. Ces acteurs peuvent désormais mettre en avant les emplois qu’ils créent ou l’impact de leur activité sur les exportations de leur pays d’origine pour influencer les politiques du secteur électrique. Si l’industrie française des ENR n’est pas aussi puissante, elle a parfois eu l’occa-sion de faire preuve d’une capacité de mobilisation et d’influence grandissante. Depuis l’exemple de la Loi de programme fixant les orientations de la politique énergétique (dite loi POPE) en 2005, jusqu’à la traduction législative du Gre-nelle de l’environnement, le Syndicat des énergies renouvelables (SER) a fait preuve de sa capacité à mobiliser autour de lui une coalition d’acteurs relati-vement large, lui permettant d’obtenir le retrait d’amendements qu’il estimait dangereux pour les filières qu’il représente.

La pluralisation du secteur est donc allée de pair avec une certaine forme de politisation. Alors qu’ils sont longtemps restés confinés dans des arènes technocratiques, les choix énergétiques sont peu à peu débattus dans des sphè-res politiques ou médiatiques élargies. Il faut tout de suite apporter deux nuan-ces importantes à ce constat. D’une part, cette tendance n’est pas uniquement le résultat du développement des ENR, mais aussi d’une plus grande attention portée aux enjeux environnementaux, ainsi qu’aux questions énergétiques. D’autre part, et surtout, ces transformations sont loin d’être radicales. Selon nous, l’alternative de politique publique construite autour des ENR n’a pas réussi à imposer sa vision du secteur électrique. Au contraire, c’est elle qui semble avoir le plus évolué, dans le cadre de ce conflit.

D’une alternative à une technologie comme les autres :les eNR « absorbées » par le secteur ?

La plupart des acteurs qui ont défendu, dans les années 1970 et 1980, l’inté-gration des ENR à la production d’électricité souhaitaient porter un projet alter-natif pour le système énergétique dans son ensemble et le secteur électrique en particulier. Les contours de ce projet correspondent assez bien à la notion de soft energy path développée par Amory Lovins 27. Fondé sur des critères environnementaux, et plus particulièrement le non-gaspillage des ressources naturelles, le développement des ENR devait tout d’abord s’inscrire dans une approche de l’énergie par la demande et venir en appoint d’une politique forte en matière d’économies d’énergie. Une fois la demande maîtrisée, la produc-tion d’énergie devait être assurée par des technologies de petite échelle, acces-sibles à tous et au sein de systèmes décentralisés. Les ENR s’inscrivaient ainsi dans un projet alternatif à une vision productiviste et « autoritaire » de l’énergie et, plus généralement, de la société. Sur tous ces points, nous constatons que les partisans des ENR ont été amenés à faire de multiples concessions.

27. A. Lovins, op. cit.

Les servitudes de la puissance : conflits énergétiques12

La première concerne le glissement discursif opéré par les experts qui construisent aujourd’hui le discours autour des ENR. Cette évolution intellec-tuelle tient à la prise en compte du contexte de libéralisation et des impératifs en termes de compétitivité. Elle est particulièrement bien illustrée par la pro-pre évolution des pionniers de cette alternative, tels qu’Amory Lovins. Alors que celui-ci apparaissait dans les années 1970 comme le principal défenseur du discours selon lequel small is beautiful, il obtient en 2002 la récompense du « Livre de l’année » par le journal The Economist pour l’ouvrage qu’il a dirigé, intitulé Small is Profitable 28. Ce changement accompagne une évolution plus structurelle encore, c’est-à-dire l’implication de nouveaux acteurs dans le développement de filières telles que l’éolien. En effet, les industries éolienne et solaire sont désormais portées par des acteurs économiques très profes-sionnalisés, voire par les grandes compagnies d’électricité elles-mêmes. En Allemagne, les grandes formations politiques se sont emparées de cet enjeu, à l’image du gouvernement conservateur conduit par Angela Merkel. Le constat vaut également pour le Danemark et, dans une moindre mesure, la France. Dans tous les cas, les acteurs des ENR sont de moins en moins des militants, et ces derniers expriment parfois le sentiment d’être dépossédés de leur sujet d’activisme. L’une des conséquences de cette évolution est le découplage entre les objectifs d’économies d’énergie et ceux du développement des ENR. Les industries éolienne et solaire agissent avant tout selon des rationalités écono-miques. Il s’agit pour leurs représentants de défendre les intérêts économi-ques de ces filières industrielles et non plus un projet alternatif de production énergétique. Sans cette adaptation, le système énergétique conventionnel aurait certainement pu continuer d’ignorer les demandes des défenseurs des ENR 29. Cependant, il est indéniable qu’une telle évolution signifie davantage qu’une nouvelle stratégie discursive des acteurs des renouvelables : elle signifie une mutation de cette alternative.

Ce constat nous paraît d’autant plus pertinent que s’opère également un changement d’échelle des ENR, celles-ci s’intégrant de plus en plus dans le cadre d’une gestion centralisée. Comme le note Joseph Szarka, ce « change-ment de paradigme d’une petite échelle vers une grande échelle » tient en pre-mier lieu à la conjonction d’éléments techniques et économiques 30. Il constitue en quelque sorte une « rançon de la gloire », puisqu’il est le résultat de deux types de dynamiques reliées entre elles : les progrès technologiques et le chan-gement d’attitude des compagnies d’électricité. Les programmes de recherche et développement menés en Allemagne ou au Danemark ont progressivement permis d’améliorer les rendements de l’éolien et du solaire. En trente ans, les capacités de production d’une éolienne ont été multipliées par cent et atteignent

28. A. Lovins et al., Small is Profitable. The Hidden Economic Benefits of Making Electrical Resources the Right Size, Rocky Mountain Institute, Snowmass, 2002.

29. J. Byrne et N. Toly, art. cit., p. 14.30. J. Szarka, Wind Power in Europe. Politics, Business and Society, Basingstoke, Palgrave, 2007,

p. 36.

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2 mégawatts (MW) pour les turbines terrestres, voire 5 MW pour celles qui sont installées en mer.

Les conséquences de ce changement d’échelle sont considérables, puisqu’el-les impliquent un régime de propriété différent. Y compris au Danemark, la constitution de coopératives est devenue très difficile et seules les gran-des compagnies d’électricité sont désormais capables de financer les projets éoliens les plus importants. Elles seules maîtrisent l’ensemble du cycle de pro-duction de l’éolien, qu’elles ont intégré à leurs activités en le conformant à leur vision du monde, ramenant ainsi cette technologie dans le cadre du hard path 31. Cette dynamique est globalement observable dans la plupart des États européens. Les grandes compagnies énergétiques, telles qu’Iberdrola en Espa-gne, RWE ou E.ON en Allemagne, ou encore EDF et GDF Suez en France sont toutes impliquées dans des projets de grande ampleur concernant les ENR. Leur approche de ces technologies est tout à fait différente du projet initial et consiste surtout à intégrer les filières renouvelables à leur « bouquet énergéti-que », tout en conservant une conception centralisée.

Se pose alors la question de la cohabitation des deux modèles de développe-ment des ENR. Sont-ils complémentaires ou concurrents ? Les acteurs « mili-tants » de ce secteur expriment parfois une forme d’inquiétude, constatant qu’au sein des associations nationales ou européennes des ENR, la conception initiale, décentralisée et couplée à l’efficacité énergétique, a perdu du terrain face à celle des compagnies électriques. Pour certains d’entre eux, c’est de ce déséquilibre croissant qu’émergent les problèmes d’acceptabilité. Les popula-tions locales auraient ainsi davantage de difficultés à accepter de grands parcs éoliens, installés par les opérateurs électriques, que des projets à plus petite échelle gérés par des coopératives, dont ils sont parfois membres. Il existe, en Allemagne ou au Danemark, des initiatives qui symboliseraient une forme de résistance ou de réveil de ce modèle coopératif 32, mais d’autres observations indiquent le contraire.

Les projets les plus récents confirment en effet l’hypothèse d’une (re)cen-tralisation des ENR. Le Parlement danois a décidé de confier à la compagnie d’électricité Dong Energy la construction et l’exploitation d’un parc éolien en mer d’une capacité de 400 MW, au large de l’île d’Anholt. L’Allemagne est, quant à elle, engagée dans les projets Gode Wind, dont l’objectif est de pro-duire près de 900 MW dans les prochaines années. En France également, les récentes procédures d’appel d’offres ont permis de sélectionner plusieurs sites pour l’installation de parcs éoliens offshore au large des côtes bretonnes et nor-mandes, représentants un objectif global de 3 000 MW. Le développement des parcs éoliens offshore signifie clairement une centralisation des ENR, non seu-lement d’un point de vue technique, mais aussi dans la gestion de ces projets. Dans une tout autre filière, le projet Desertec illustre lui aussi cette dynamique

31. Ibid., p. 41.32. N. Poize et A. Rüdinger, « Projets citoyens pour la production d’énergie renouvelable : une com-

paraison France-Allemagne », working paper, n° 1/2014, IDDRI, janvier 2014.

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puisqu’il prévoit la construction d’une centrale solaire photovoltaïque gigan-tesque (20 gigawatts, soit la capacité de production d’une vingtaine de centra-les nucléaires) dans le désert du Sahara, avec pour ambition de couvrir près de 20 % de la demande d’électricité en Europe. Si le projet fait désormais face à un certain nombre d’obstacles et de critiques, la dynamique qu’il incarne ne semble pas remise en cause. Le développement technologique et la prise en charge des ENR par les acteurs dominants du secteur de l’électricité semblent ainsi avoir définitivement transformé le projet initial dont celles-ci étaient por-teuses, fondé sur la production décentralisée, l’autonomie énergétique, la parti-cipation locale, etc. Les évolutions intellectuelles et institutionnelles que nous avons ainsi mises en évidence semblent converger et indiquer un affaiblisse-ment considérable de l’alternative de politique publique construite autour des ENR. Une hypothèse plus radicale consisterait à dire que, de ce conflit entre l’alternative et le secteur, c’est bien ce dernier qui serait sorti vainqueur, les renouvelables devenant, quant à elles, une source d’énergie comme les autres.

Aurélien evr Ard est maître de conférences en science politique à l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris-3 et rattaché à l’ICEE (Intégration et coopération dans l’espace européen). Il est également chercheur associé au Centre d’études européennes de Sciences Po. Ses travaux portent sur les politiques énergétiques et environnementales dans une perspective comparée et, plus généralement, sur les transformations de l’action publique. Il a récem-ment publié Contre vents et marées (Presses de Sciences Po, 2013).