À propos du sujet – note sur le conflit – détermination et subjectivité chez Jacques Lacan

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Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=ESS&ID_NUMPUBLIE=ESS_018&ID_ARTICLE=ESS_018_0147 À propos du sujet – note sur le conflit – détermination et subjectivité chez Jacques Lacan par Léa SILVEIRA SALES | érès | Essaim - REVUE DE PSYCHANALYSE 2007/1 - n° 18 ISSN 1287-258X | ISBN 978-2-7492-0729-2 | pages 147 à 164 Pour citer cet article : — Silveira Sales L., À propos du sujet – note sur le conflit – détermination et subjectivité chez Jacques Lacan, Essaim - REVUE DE PSYCHANALYSE 2007/1, n° 18, p. 147-164. Distribution électronique Cairn pour érès. © érès. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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À propos du sujet – note sur le conflit – détermination et subjectivité chez Jacques Lacanpar Léa SILVEIRA SALES

| érès | Essaim - REVUE DE PSYCHANALYSE2007/1 - n° 18ISSN 1287-258X | ISBN 978-2-7492-0729-2 | pages 147 à 164

Pour citer cet article : — Silveira Sales L., À propos du sujet – note sur le conflit – détermination et subjectivité chez Jacques Lacan, Essaim - REVUE DE PSYCHANALYSE 2007/1, n° 18, p. 147-164.

Distribution électronique Cairn pour érès.© érès. Tous droits réservés pour tous pays.La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

À propos du sujet – note sur le conflit –détermination et subjectivité

chez Jacques Lacan

Léa Silveira Sales

Quand Lacan 1, en intervenant lors d´une exposition de Foucault direc-tement rapportée au thème de la mort du sujet comme mot d’ordre dustructuralisme, a dit que son intérêt habitait la question de la dépendancedu sujet, il soulignait qu’il ne s’agissait donc aucunement de son exclusion,vu que l’axe capital de son projet s’y situait. La psychanalyse – aussi bienen tant que théorie qu´en tant que pratique clinique – ne pourrait pasmême survivre, faisant chœur à cette célèbre rengaine. Partant, si cettedépendance se traduit par la totale soumission de la subjectivité à un élé-ment déterminant (le signifiant), il reste encore à se demander ceci : com-ment quelque chose ainsi déterminé ose-t-il continuer à s’appeler « sujet » ?Ce conflit, étant fécondé par la négativité kojevienne du désir et par l’aspi-ration structuraliste à la science, peut être indiqué comme l´un des moteursles plus fondamentaux des développements théoriques de l’œuvre en jeu,tout au moins pendant la période que nous prenons en considération dansla présente analyse. Des concepts tels qu’Autre, phallus, Œdipus, pulsionetc., peuvent être lus, dans la pensée lacanienne, comme des biais de l’ef-fort pour faire dialoguer la science et la négation. Ce sont des instrumentsqui contribuent à penser le sujet en tant que quelque chose, disons, de dis-paraissant : une manifestation de l’inconscient qui n’est pas quand elleapparaît et qui apparaît quand elle n’est pas ; une instance de subjectivitédont la référence à soi-même est ratée d´avance en fonction de l’absenced’une essence que lui soit convenable.

1. J. Lacan, « Intervention sur l’exposé de Michel Foucault “Qu’est-ce qu’un auteur ?” » (1969), dansBibliothèque Lacan. www.ecole-lacanienne.net/ bibliotheque

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Une ouverture est tracée : on abandonne la nécessité de comprendre lesujet (souci présent dans la première « théorie de l’imaginaire ») pour leremettre en question. Il s’agit de proposer son écoute contrairement à sonexplication. Le sujet n’est plus alors traité comme objet. Voilà la sortie pourl’impasse inhérente aux sciences humaines : prendre le sujet en tant quequelque chose d’inobjectivable et, paradoxalement, formaliser cette non-objectivation. Lorsqu’on fait une science du sujet selon ces lignes, on n’en-court pas le risque de l’objectiver pour une question de définition. Maisc’est seulement par la manifestation d’une nouvelle impasse que la pre-mière trouve son dépassement : la formalisation prétendue a pour ciblequelque chose qui ne devient présent que par la négation de soi-même,oscillation qui ne révèle qu’un point absent qui, malgré son caractère (et àcause de cela, dans la logique lacanienne), soutient l’opération du sens.

Mais, il convient de poser une question : réaliser ce mouvement n’im-plique-t-il pas de menacer la réservation de cet endroit en tant qu’endroitd’un « sujet » ? De quoi se constitue ce néant ? Et, après tout, pourquoi lesujet « véritable », déterminé par le signifiant, serait-il moins aliéné que lemoi, déterminé par l’image ?

Reprendre les termes du problème dans des phases précédentes

Le conflit entre la détermination et la subjectivité n’est pas une préro-gative de la phase structuraliste de Lacan, mais congénital à sa carrièreintellectuelle. Qu’il croise la psychiatrie, la psychologie ou la psychanalyse,ou bien qu’il ait en vue la nécessité de formuler les chemins qui mènent àla névrose ou une causalité spécifique pour la psychose, son engagement,son impulsion même, pour mettre en jeu les plus divers modèles théo-riques avait déjà en toile de fond le projet d’une science du sujet.

Dans sa thèse de doctorat 2, le mécanisme qui faisait fonctionner l’ex-périence paranoïaque était structuré autour de trois secteurs : le dévelop-pement biographique, la conception de soi-même et la tension des relationssociales 3 ; cette dernière représentant le point de convergence de la causa-lité. La pathologie mentale étant définie comme une discordance d’avec lemilieu social, ce travail serait contradictoire s’il ne conservait pas un espacepour ce qui est considéré propre à l’activité du sujet sous le mode de laréaction concrétisée dans l’interprétation délirante. En fin de compte, com-ment expliquer qu’un déterminisme social produise une incompatibilité

2. J. Lacan, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité (1932), Paris, Le Seuil, PointEssais.

3. Ibid., p. 42.

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avec le social sinon en admettant que cette discordance est due à la spécifi-cité de la réponse subjective ? Partant, le sujet n’est pas vu comme le seulrésultat d’un arrangement d’influences 4, mais doté d’une « structure réac-tionnelle ». Le point spécifique dans le déclenchement de la psychose setrouvait ainsi, ipso facto, repoussé exactement à l’aspect du schéma quientrait le plus en désaccord avec l’idéal de scientificité : le monde psy-chique du sujet ; exigeant qu’on stipule, pour le cas pathologique, la pré-sence d’événements ponctuels – le cours des réactions singulières –lesquels, bien qu’entrevus par le concept politzérien de « drame » – donc,insérés dans un référentiel matérialiste, concret et déterministe – finissaientpar empêcher la généralisation du modèle.

À la fin des années 1930, cette question souffre une nouvelle configu-ration. À cette époque-là, et dans un dialogue avec la phénoménologie,Lacan entend le sujet comme une catégorie sollicitée par le fait de l’inten-tionnalité de la parole ; le discours est indissociable d’un vouloir-dire :« Seul un sujet peut comprendre un sens, inversement tout phénomène desens implique un sujet 5. » Autrement dit, le sujet est déduit du fait quetoute parole a une intention dirigée vers l’existence d’un autre : « Mais lepsychanalyste, pour ne pas détacher l’expérience du langage de la situa-tion qu’elle implique, celle de l’interlocuteur, touche au fait simple que lelangage avant de signifier quelque chose, signifie pour quelqu’un 6. » Lesens même du discours est le sujet dans sa faculté d’expression, qui estessentiellement l’expression de soi-même vers son interlocuteur.

Centrale dans la théorie de l’imaginaire, cette réflexion a lieu parallè-lement à un nouveau pari déposé sur le concept d’imago comme façon dethéoriser le surgissement de l’individu au moyen de l’autre, ce qui trans-forme l’opération d’identification en instrument d’objectification de l’êtrehumain : « L’histoire du sujet se développe en une série plus ou moinstypique d’identifications idéales qui représentent les plus purs des phéno-mènes psychiques en ceci qu’ils révèlent essentiellement la fonction del’imago 7. » L’idée principale de la théorie de l’imaginaire est que lesimages exercent une fonction formatrice sur le sujet ; et le premier effet decette formation, c’est le système du moi. Au moyen de la constructionconceptuelle du stade du miroir, le moi apparaît comme mouvement del’objectivation d’une aliénation. En conséquence de son origine dans l’alté-rité, le moi ne pourra être que l’endroit de l’aliénation et de l’illusion.Essentiellement paranoïaque, il est le leurre symptomatique qui écarte

4. Lacan fait la critique des positions extrêmes de la psychologie scientifique, « […] où le sujet n’estplus rien que le lieu d’une succession de sensations, de désirs et d’images. » (Ibid., p. 35.)

5. J. Lacan, « L’agressivité en psychanalyse » (1948), dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 102.6. J. Lacan, « Propos sur la causalité psychique » (1946), dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 82.7. Ibid., p. 178.

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l’adjectif « authentique » de tout ce qui se rapporte aux caractéristiques dela personnalité et de la connaissance humaine, au point d’être définicomme un symptôme 8.

Dans cette nouvelle scène, l’impasse reste la même : si le but est demettre en jeu le sujet de manière à rendre impossible son objectivation, lemoi est incapable de répondre à la demande car, dans le miroir, le sujetreconnaît seulement sa propre image comme objet : « […] à partir dumoment où nous considérons l’ego comme fonction imaginaire, il est loinde se confondre avec le sujet, il ne se confond pas avec le sujet au départ.Car, qu’est-ce que nous appelons un sujet ? Très précisément ce qui, dansle développement de l’objectivation, est en dehors de l’objet 9. »

Développement : structuralisme et sujet + Kojève

De celui qui est apporté par le structuralisme

En 1936 10, Lacan a discouru sur la convergence de la psychologie clas-sique autour des idées d’engramme et de liaison associative, idées deteneur abstraite éloignées de l’expérience subjective qui souscrivaient àune conception philosophique du psychisme comme substance. Aprèsl’échec du programme de recherche cristallisé dans la notion d’imago 11, ilfaut donc produire une nouvelle manière de penser le fonctionnement sub-jectif qui ne se soumette pas à cette même critique.

Dans ce nouveau projet – qui hérite du souci et de la plupart des prin-cipes des phases précédentes –, le pôle de la détermination est solidaire dustructuralisme qui, travaillant l’inconscient en tant que forme pure situéedans le concret du discours, permet à Lacan d’accéder à ce concept qui,bien que tout à fait central dans la psychanalyse, avait pourtant été jusque-là rejeté. Sur le pôle de la subjectivité, il s’agit de continuer à manier le réfé-rentiel kojèvien – utilisé dans l’article sur les complexes familiaux, de1938 12 –, venant maintenant remplir une fonction plus spécifique.

La convergence entre ces deux référentiels – bien que situés sur lespoints antinomiques de l’analytique et de la dialectique – devient possible,

8. Ceci apparaît un peu plus tard, en 1954 (dans le Séminaire I, séance du 13.01.1954), phase de dia-logue intense avec le structuralisme, mais dans laquelle cette réflexion sur le moi persiste.

9. J. Lacan, Écrits techniques - Séminaire 1953-1954. Version digitale de l’Association freudienne inter-nationale, p. 316.

10. J. Lacan, « Au-delà du principe de réalité » (1936), dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966.11. Sur les raisons de cet échec (au-delà de celle mentionnée ci-dessus), disons seulement que l’imago

ne réussit pas, à ce moment-là, à ne pas être un concept substantialiste.12. J. Lacan, « La famille », dans Encyclopédie française, vol. VIII, « La vie mentale », Paris, Larousse,

1938.

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particulièrement par la théorie du langage rencontrée dans chacun d’eux.Car entre la conception de Kojève sur le discours comme « meurtre de lachose » ou « présence de l’absence d’une réalité 13 » et la théorie linguis-tique de la valeur et de l’arbitraire du signe, il n’y avait qu’un pas. Lacan aperçu très tôt que dire qu’il n’y a « […] aucune signification qui se sou-tienne sinon du renvoi à une autre signification 14 […] » était, en termes deconséquences théoriques, exactement pareil que de dire qu’un signe nerend quelque chose de présent qu’à travers l’absence (ou la mort) de lachose à laquelle il se réfère 15. En d’autres termes, l’impossibilité propre aulangage de s’ajuster aux choses, et le fait qu’il ne prend référence que dansson propre système, est parfaitement pensable comme la négation que lemoi exerce sur le non-moi au moyen du mot en tant que désir, en établis-sant la réalité strictement comme « Réalité-dont-on-parle 16 ».

Le problème est que le type de formalisation avancé par le structura-lisme, et traduit par Lacan dans une détermination étendue exercée par lesignifiant sur le sujet, réactualise, en le développant à son comble, le para-doxe de l’objectivation du sujet dont le maniement difficile a été mentionnéprécédemment. Entre 1953, date du Discours de Rome, jusque vers le milieude 1958, période où la notion de manque dans l’Autre commence à appa-raître, les explorations du thème sont fréquentes. À titre d’exemple, citonsseulement le texte sur La lettre volée :

« Si ce que Freud a découvert et redécouvre dans un abrupt toujours accru, a unsens, c’est que le déplacement du signifiant détermine les sujets dans leurs actes,dans leur destin, dans leurs refus, dans leurs aveuglements, dans leur succès et dansleur sort, nonobstant leurs dons innés et leur acquis social, sans égard pour le carac-tère ou le sexe, et que bon gré mal gré suivra le train du signifiant comme armes etbagages, tout ce qui est du donné psychologique 17. »

Il est très clair, à partir de là, que le sujet est vu comme le produit dufonctionnement du symbolique. Il vient seulement occuper une place dansun jeu qui expose ses propres lois 18. L’exposition de La lettre volée ne vise àmontrer rien d’autre, ainsi que les explorations dans le monde de la cyber-nétique dans le Séminaire II : le symbolique, dont le fondement serait l’in-sistance répétitive, aurait effet d’aliénation.

13. « […] la compréhension conceptuelle de la réalité empirique équivaut à un meurtre. » A. Kojève,Introduction à la lecture de Hegel (1947), Paris, Gallimard, 1968, p. 373.

14. J. Lacan, « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud » (1957), dans Écrits,Paris, Le Seuil, 1966, p. 498.

15. Voir M. Borch-Jacobsen, Lacan - The Absolute Master, Stanford, California, Stanford UniversityPress, 1991, p. 193.

16. A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, op. cit., p. 451.17. J. Lacan, « Le séminaire sur “La lettre volée” » (1955), dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 30.18. J. Lacan, Les psychoses - Séminaire 1955-1956. Version digitale de l’Association freudienne interna-

tionale, p. 227.

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Or si l’intérêt vital du projet lacanien depuis son début est de garantirun sens du sujet comme sujet du sens, n’est-il pas évident que la rationa-lité structuraliste soit invitée à participer au conflit cum grano salis ? D’autrepart, une approche de l’acception lévi-straussienne de l’inconscient exigeun tel déplacement, ainsi que Freud l’a pensé, qu’il ne reste aucun espacepour des aspects fondamentaux de sa théorie, comme par exemple l’affect,et pendant longtemps la pulsion elle-même, seulement admise par force dela défiguration de son sens, sans compter qu’une telle approche attribue unsens univoque à la voie de la détermination. La linguistique apporte à lapsychanalyse la perspective d’une objectivité qui, cependant, ne doit pasdevenir une objectalité. Disons à ce propos que si le sujet était à tel pointdéterminé par le signifiant, la clinique serait une pratique stérile : elle nepourrait plaider aucun effet car ni l’analyste, ni l’analysant – en tant quesujets – n’auraient accès à une quelconque manière d’interférer dans lesdesseins aveugles des signifiants. Rappelons-nous que, dans cette mêmephase de l’œuvre de Lacan, le recours à la notion de sujet est toujours arti-culé sur l’idée de quelque chose capable de donner du sens à la multipli-cité de l’expérience ; au début de Séminaire II, nous lisons l’extrait suivant :« Je vous donne une définition possible de la subjectivité, en la formulantcomme système organisé de symboles, prétendant à couvrir la totalitéd’une expérience, à l’animer, à lui donner son sens 19. »

Il n’y a pour autant aucune raison de transiger : sous une utilisationstrictement structuraliste du langage, le sujet est irrévocablement impen-sable. Sauf si… un des termes de l’équation – sujet et structure (ou tous lesdeux) – est repensé. La première tentative de Lacan sera de reconsidérer lepremier, et les résultats de cette approche seront indispensables à la théo-rie, même lorsque le problème commencera à admettre d’autres solutions.Finalement, le dénouement même de ce premier pas exigera la révision dudeuxième terme, en développant une idée plus spécifique de structure.

Quels seront, donc, les méandres du cheminement souhaitantrépondre à comment parler du sujet d’une manière qui se veuille scienti-fique, sans pour cela l’objectifier et, par conséquent, le perdre de vue ?

À travers Descartes

En 1957, Lacan condense une réflexion sur la métaphore et la métony-mie, vues comme relations de substitution ou de déplacement entre signi-fiants et convoquées à formaliser ce que Freud a appelé « travail du rêve »

19. J. Lacan, Le Séminaire. Livre II : Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse(1954-1955), Paris, Le Seuil, 1978, p. 56.

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et à en expliquer le vrai sens. L’objectif est d’établir une équivalence entrela pensée inconsciente et ces mécanismes signifiants. Lorsqu’il s’agit dediscuter la fonction du sujet, la première référence est Descartes. « Je pense,donc je suis » est la garantie de l’existence d’un sujet supposé à la penséeconservant sa position subjective même lorsqu’il s’occupe de lui-même entant qu’objet : même lorsque je pense que je ne suis qu’objet, je suis [en tantque sujet] de manière absolue parce que je pense. C’est-à-dire que le cogitoest exactement la réflexion capable non seulement d’argumenter que lesujet ne perd pas ses insignes lorsqu’il se place comme objet d’une penséeou d’un savoir, mais qu’en outre, et plus fondamentalement, il assure quec’est justement là que cette vérité apparaît ; autrement dit, c’est précisé-ment dans la position de soi-même comme objet de sa propre pensée quese trouve l’essence même d’« être un sujet ». Contrairement à l’argumentphilosophique qui reprend l’héritage cartésien pour affirmer qu’il n’est paspossible de penser soi-même autrement qu’en y étant objet (cogitatum) etnon plus sujet (cogitans), Lacan, inséré dans une interprétation du cogito quipeut être dite « performative », indique que le caractère existentiel du sujetdemeure préservé dans la déduction du sujet transcendantal au moinstoutes les fois que l’on pense « je pense, donc je suis ». L’argument carté-sien limiterait notre existence (comme sujet) aux moments où nous habi-tons notre pensée : « […] cette proposition, Je suis, j’existe, estnécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que je la conçoisen mon esprit 20. » Dans le cas du psychanalyste, il y a encore une secondelimitation à l’instant situé entre le « donc je suis » et un « je suis ceci » quiserait subséquent mais qui est toujours avorté car l’affirmation d’être dis-paraît avant de pouvoir s’accomplir, incapable qu’elle est de subsister faceà quelconque type de contenu positif.

Ce que Lacan préserve de l’opération cartésienne se résume en cepoint : suspension de toute considération de la réalité au profit d’unereprésentation pure de soi et qualification du penser et du parler en tantqu’habitat de la certitude. Il ne pourrait jamais suivre le philosophe dansson processus de passage à l’inscription de l’idée de Dieu dans l’intellecthumain pour fuir le scepticisme et refonder l’existence objective de la réa-lité en tant qu’idée claire et distincte. Plus précisément, il n’accompagneDescartes que jusqu’au quatrième paragraphe de la seconde Méditation,lors de l’articulation du cogito. Car le pas suivant dans la détermination de la possibilité de la connaissance est ainsi exprimé : « Mais je ne connaispas encore assez clairement ce que je suis, moi qui suis certain que je suis[…]. » (Descartes, 1641/1978, p. 26). Aux yeux de Lacan, ce « ce que je suis »

20. R. Descartes, Meditationes de Prima Philosophia – Méditations Métaphysiques (1641). Texte latin et tra-duction du Duc de Luynes, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 1978, p. 25.

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représente la chute dans le substantialisme, dans l’équivalence avec laconscience et dans l’objectivation du sujet, ce qui doit être absolumentévité.

Il convient de considérer plus en détail le type de rapport à soi qui estmis en scène par ce recours au cogito et nous arrivons ici au point d’unecontroverse. Borch-Jacobsen considère que ce rapport, malgré la centralisa-tion du concept d’inconscient, assume, dans l’œuvre lacanienne, la formed’une structure réflexive de la conscience de soi. Dans un essai 21 il seconsacre à la défense de l’hypothèse que le sujet lacanien de l’inconscientserait, en vérité et en dernière analyse, le sujet de la conscience, par uneanalyse de la façon dont Freud et Lacan abordent le problème de l’hyp-nose. Pour cet auteur, si la division subjective a pour cause le fait que lesujet se représente lui-même, cela signifie qu’un tel sujet est le sujet carté-sien, ce qui n’est qu’une façon de dire qu’il n’est sujet de la consciencequ’une fois soustrait du moment de la présence à soi. L’un des argumentsutilisés pour soutenir cette hypothèse c’est que Lacan dénonçait constam-ment les conceptions de l’inconscient qui le réduisaient à un simple« autre » de la conscience représentative. Mais, en évoquant le texte deLacan, nous percevons que ces affirmations se détournent de l’interpréta-tion de Borch-Jacobsen quand il dit : « […] l’inconscient lacanien n’estjamais que l’inconscient de la conscience représentative elle-même 22 […]. »Il est pourtant suffisamment évident que Lacan, en disant que les forma-tions de l’inconscient ne sont pas le contraire des phénomènes deconscience, ne consent pas pour autant en l’homogénéité des lieux impli-qués dans chacun des cas 23. Son intention est simplement de souligner quela différence entre préconscient et inconscient n’est pas une différence dedegré, mais de nature, c’est-à-dire que l’inconscient n’est pas quelquechose potentiellement capable de devenir conscient. Borch-Jacobsen fait ensorte que l’identification entre le sujet de l’inconscient et le sujet d’unereprésentation soit suivie de son égalisation nécessaire au sujet de laconscience, comme si ces locutions s’embrouillaient réciproquement, ce quine semble pas être vrai. Une chose n’exclut pas l’autre : l’auto-représenta-tion est compatible avec le cogito aveugle dès qu’on la comprend commeéquivoque. Lacan dira dans le Séminaire XI, en explicitant le rapport de sapensée au cogito : « Bien sûr, à toute représentation, il faut un sujet, mais cesujet n’est jamais un sujet pur. […] Il n’y a pas de sujet sans, quelque part,aphanisis du sujet, et c’est dans cette aliénation, dans cette division fonda-

21. M. Borch-Jacobsen, « Les alibis du sujet (Lacan, Kojève et al.) », dans Avtonomova, Natalia (éd.),Lacan avec les philosophes, Paris, Albin Michel, 1991.

22. Ibid., p. 298.23. Voir la leçon VI du Séminaire II, par exemple.

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mentale, que s’institue la dialectique du sujet 24. » Nous voyons qu’il s’agiten fait d’un sujet de la représentation ; mais aussi que la disparition dusujet, au moment même de la représentation, transforme en non sequitur laprétention de le lier à la conscience. Le sujet lacanien est avant tout unesubversion de la représentation au moyen de la négation ; ce qui évite laréflexivité de la conscience comme conséquence nécessaire. D’ailleurs,nous pourrions même dire que l’intérêt est exactement de mettre en jeu lapossibilité de penser la séparation entre conscience et représentation– c’est-à-dire, une représentation inconsciente – différemment de ce qui estarticulé par Freud à ce propos.

Enfin, il s’agit simplement de percevoir que si le sujet de l’inconscientest le sujet de la conscience soustrait du moment de la présence à soi dansla mesure où il ne se représente que dans sa propre absence, alors il n’estplus le sujet de la conscience et, quand il se prend pour objet, il ne devientpas transparent à soi-même…

Une fois avertis du problème présenté précédemment dans cet article,il n’est pas difficile de discerner l’intérêt viscéral manifeste dans lamanœuvre opérée à travers Descartes. En indiquant le sujet comme notionindispensable et déduite philosophiquement, le glissement du philosopheaurait consisté à le faire coïncider avec la conscience et, par conséquent,égaler le sujet qui parle avec le sujet dont on parle. Sa proposition est, enrevanche, de développer sujet et objet en énoncé et énonciation, dans le butde montrer que : lorsque je parle de moi, le « je » et le « moi » ne possèdentpas la même référence : « Il ne s’agit pas de savoir si je parle de moi defaçon conforme à ce que je suis, mais si, quand j’en parle, je suis le mêmeque celui dont je parle 25. » Et par là penser l’existence d’une parole au-delàdu moi en développant le : « […] je pense où je ne suis pas, donc je suis oùje ne pense pas 26. »

C’est de par le recours à Descartes que Lacan fait en sorte que la pen-sée exige un sujet. Pour cela, il redéfinit la pensée, déplace le « pense » etle « suis » de l’énonciation du cogito vers des endroits opposés et écarte lesMéditations à partir du développement de la seconde d’entre-elles. Autre-ment dit, ce qu’il faut faire avec le cogito ce n’est pas une dépersonnalisa-tion de la pensée – comme celle qui se produit chez Sartre, par exemple –,mais une distinction entre conscience et sujet et une reconception du sensde l’acte de penser à travers une lecture de Freud inspirée par le structura-

24. J. Lacan, Le Séminaire. Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964), Paris,Le Seuil, coll. Points, 1973, p. 246.

25. J. Lacan, « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », op. cit., p. 517.26. Ibid., p. 517.

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lisme qui permettrait enfin une nouvelle subjectivation de la pensée mais àun autre niveau.

Mais, après tout, comment peut être décrite, tout au moins de façonapprochante, cette structure de la relation à soi ?

Ce sujet, garanti par le cogito, qu’est-ce qu’il est ?

Descartes fonctionne comme point d’affirmation de la présence dusujet dans la théorie. Mais cela, en effet, ne contribue en rien à la dissolu-tion du conflit : déterminisme versus subjectivité. Celui-ci continue d’êtreune question exigeant de nouvelles directions. Nous restons devant l’im-possibilité de rendre compatibles un paradigme qui se charge de l’exclu-sion du sujet et la nécessité de préciser un usage de ce terme qui soitcohérent et substantiel. La question à laquelle on fait maintenant face est :pourquoi Lacan insiste-t-il à dire que ce qui subit la détermination dusignifiant est un sujet ?

En fait, si le signifiant a une fonction, cette fonction est de représenterun sujet soumis à son opération : « Notre définition du signifiant (il n’y ena pas d’autre) est : un signifiant, c’est ce qui représente le sujet pour unautre signifiant 27. » Et ce qui s’y trouve subsumé, paradoxalement, nepourra jamais être restreint à ce qui est simplement décrit par le langage.

Le problème est donc que la psychanalyse s’intéresse au sujet dans lesdeux sens du mot. Selon Abbagnano :

« Ce terme a eu deux significations fondamentales : 1. ce dont on parle ou bien ce àquoi on attribue des qualités ou des déterminations ou encore ce à quoi celles-ci sontinhérentes ; 2. le moi, l’esprit ou la conscience, en tant que principe déterminant dumonde de la connaissance ou de l’action, ou, au moins, en tant que capacité d’ini-tiative dans un tel monde. Ces deux significations se maintiennent dans l’utilisationcourante du terme : la première dans la terminologie grammaticale et dans leconcept de sujet comme thème du discours ; la deuxième dans le concept de sujeten tant que capacité autonome de relations ou d’initiatives, capacité qui est opposée ausimple être “objet” ou partie passive de telles relations 28. »

Pour un savoir lié à une pratique clinique, il est important de penser lesujet non seulement dans le sens de destin de prédicats, de quelque chosequi puisse être décrit dans ses qualités, mais également tel qu’il se présentecomme « sujet verbal », c’est-à-dire : comme l’endroit qui, même s’il subitune détermination transcendante, contient l’origine immanente de l’action

27. J. Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien » (1960), dansÉcrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 833.

28. N. Abbagnano, Dicionário de filosofia (Dictionnaire de philosophie) (1971), São Paulo, Martins Fontes,2000, p. 929-30, nous soulignons.

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et du désir. Lacan indique dans le Séminaire III que la notion de sujet est« […] corrélatif à l’existence comme telle de quelque chose dont on peutdire : c’est lui qui fait cela 29 […]. » Le sujet ne peut pas être vu seulementen tant que fonction d’une combinaison de variables, mais il doit être éga-lement considéré tel qu’il s’impose dans une scène de désir, celui-ci, faut-ilremarquer, n’étant aucunement abstrait, mais plutôt concret et vital.

Examinons un extrait nous éclairant quant à cette nécessité :

« Cette réduction [des symptômes dans la clinique] constatée démontre une dyna-mique où l’inconscient se définit comme un sujet bel et bien constituant, puisqu’ilsoutenait les symptômes dans leur sens avant qu’il ne fût révélé, et on l’éprouvedirectement à le reconnaître dans la ruse du désordre où le refoulé compose avec lacensure, ce en quoi, notons-le au passage, la névrose s’apparente à la condition laplus commune de la vérité dans la parole et dans l’écrit 30. »

Nous voyons, sous la plume de Lacan, qu’il faut penser que l’incons-cient se manifeste en tant que sujet à part entière. Il faut le penser ainsi de parla constatation qu’il existe un point constitutif du sens, non seulement dessymptômes mais aussi de l’usage que nous faisons du langage, qui s’exerceà défaut de la conscience. Il est supposé un lieu d’attache du sens qui le meten fonctionnement. Quand l’alliance entre le refoulement et la censure estrévélée, on perçoit que si l’individu n’en avait pas connaissance, ce sensdevrait être alors soutenu, pour ainsi dire, par un autre agent responsabledes astuces de formations de compromis. Certainement, l’ordre d’existencede ce « quelqu’un » ne peut être du type d’une substance et le « avant » uti-lisé par Lacan dans son texte doit être compris à la lumière de sa concep-tion du temps : il était là avant simplement parce qu’il a dû être supposépar ce qui s’est passé après.

Mais comment, au niveau d’un savoir – et si virtuellement tout déter-minisme exige l’annulation de cette catégorie –, parler d’un sujet possédantune singularité active sans risquer de l’objectiver, c’est-à-dire de le mécon-naître, et sans avoir besoin de revenir à une perspective psychologiste ?

Dans la réponse de Lacan, on retrouve Kojève. Sa première tentativedans le sens de continuer à préconiser une forme de détermination subjec-tive qui se détache du psychologisme fut de parier que l’attribut de sonidentité était la différence d’un vide pur et actif. Un sujet empirique etimpliqué dans une intentionnalité, mais qui rend simultanément possiblela rupture d’avec l’idée d’une intériorité psychologique, est justement l’ac-ception qu’il trouve dans la lecture d’Hegel faite par Kojève, où le sujet estune puissance de négation qui, au moyen du désir, se manifeste dans le

29. J. Lacan, Les psychoses - Séminaire 1955-1956, op. cit., p. 181.30. J. Lacan, « Variantes de la cure-type » (1955), dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 333.

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langage en niant la réalité, y compris lui-même. L’être humain est dans lamesure où il se transcende soi-même dans les choses, en les niant, sansjamais retourner à quelque chose qui serait son identité et en se rencontrantseulement en tant qu’un désir pur qui est la « révélation d’un vide ».

Si le sujet est complètement produit par la structure, et donc y dispa-raît, il devient parfaitement convenable de le penser en tant que négativiténégatrice, ce qui permet qu’il ne disparaisse pas, ou mieux, que le statut desa présence soit cette disparition, mais positivée :

« […] tout ce que je vous enseigne de la structure du sujet, tel que nous essayons del’articuler à partir de ce rapport au signifiant, converge vers l’émergence de cesmoments de fading proprement liés à ce battement en éclipse de ce qui n’apparaîtque pour disparaître, et reparaît pour de nouveau disparaître, ce qui est la marquedu sujet comme tel 31. »

Il s’agit d’une transposition des termes qui ne revendique pas la sub-stitution des tableaux référentiels : le sujet comme négativité est parfaite-ment conciliable avec le signifiant venu de la linguistique structurale. Laliaison entre les deux est de l’ordre d’une dynamique temporelle. Avantcette liaison, le sujet n’est rien – rappelons-nous que la caractéristique del’existence de quelque chose dans le monde est, chez Lacan, conditionnéeà sa connexion avec le langage – ; mais il n’en vient pas à être après cetteliaison non plus, car le signifiant cristallise le sujet, raison pour laquellecelui-ci perd sa condition : « Le sujet c’est ce surgissement qui, juste avant,comme sujet, n’était rien, mais qui, à peine apparu, se fige en signifiant 32. »Il y a une division du dire et du dit dans laquelle le sujet s’aliène en mêmetemps qu’il se montre et à partir de laquelle il peut être conçu comme phé-nomène différé dans un vecteur régressif du temps. Toutes les fois que lesignifiant essaie de désigner le sujet, il l’impersonnalise nécessairement, enfaisant de sa tâche un échec et quand le sujet énonce le « je pense donc jesuis » indiqué plus haut, il s’annule, étant donné qu’il se représente. L’ex-trême développement de la thématique du « manque-à-être » n’a pasd’autre sens : l’être du sujet est ainsi réduit à un instant négatif pressé dansun souffle qui n’acquiert quelque positivité qu’au moyen de sa nature denégation, son caractère de transcendance pure. Le signifiant, en tant quedénominateur du rien, n’exige rien de positif du côté de la subjectivité ; oumieux, la positivité de la subjectivité reste entourée par sa réalité de néga-tion. Rien de mieux, pour opérationaliser la détermination de ce rien qu’estle sujet, qu’un concept de signifiant dont la caractéristique essentielle estde ne rien signifier – ni un référent dans le monde réel, ni un signifié. Le

31. J. Lacan, L’Identification - Séminaire 1961-1962. Version digitale de l’Association freudienne inter-nationale, p. 124.

32. J. Lacan, Le Séminaire. Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 223.

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sujet, n’étant rien, ne risque donc pas d’être objectifié. Enfin, la notion laca-nienne du sujet, dans les années 50, peut être indiquée par la clause « lesignifiant ne représente rien, rien qui est le sujet », dans laquelle la propo-sition principale est tributaire du structuralisme et la subordonnée, dukojèvisme. Comme explique Borch-Jacobsen :

« D’un côté de la question […] cette thèse dit la même chose que la linguistique : lesignifiant ne représente rien si ce n’est un autre signifiant. Mais d’un autre côté(celui qui intéresse réellement Lacan), cette thèse peut aussi être lue comme disantque le signifiant représente rien, et que le signifiant (re)présente le rien que le sujet dudésir “est”. Les signifiants ne prétendent rien dire […] par quoi Lacan comprendqu’ils disent tous la même chose – c’est-à-dire, le sujet en tant que rien – et c’est pourcela qu’ils sont parfaitement équivalents dans leur différence 33. »

Penser la négation en tant que définition de la subjectivité rend encorepossible qu’on parle d’un « sujet véritable », ce qui répond à trois diffé-rentes demandes intrinsèques à la théorie : 1. Le symbolique est aussi alié-nant que l’imaginaire ; si le signifiant fait disparaître le sujet commel’image, pourquoi ceci ne signifie-t-il pas que le sujet de l’inconscient estaussi illusoire que le moi ? C’est-à-dire, pourquoi est-ce que ceci ne signi-fie-t-il pas un échec du projet ? Exactement parce que l’aliénation dans lesymbolique préserve la positivité du sujet comme négation, en indiquantque sa vérité est l’espace vide qui précède l’aliénation. Le revers de l’alié-nation symbolique est la conservation de l’essence du sujet. Le symbolique,en même temps qu’il embrasse le côté de la détermination subjective,montre que la vérité du sujet est la négation. Ce que le moi est incapable defaire ; au contraire, il la dissimule. 2. Le projet de Lacan – jusqu’au Sémi-naire VII, lorsqu’une nouvelle formalisation de cette question est percep-tible – est encore caractérisé par le désir de la constitution d’une science dusujet, inséparable de l’aspiration à une vérité. 3. L’idée d’un sujet véritablesert, en outre, à garantir que l’analyse n’est pas qualifiée par une pratiquede suggestion.

Si l’on comprend l’identité du sujet comme non-identité à soi, il restetrois alternatives pour la caractérisation de la structure du rapport à soi :

1. Nous pourrions essayer de la décrire en tant que structure irréflexive –c’est ce que fait Frank, par exemple : « L’ex-centricité du sujet véritable estliée à l’impossibilité d’affirmer quelque chose au sujet de sa vérité […] avecles moyens de la “capture de soi qui est la réflexion 34”. » Mais un tel choix

33. M. Borch-Jacobsen, Lacan - The Absolute Master, Stanford, California, Stanford University Press,1991, p. 186.

34. M. Frank, Qu’est-ce que le néo-structuralisme ? De Saussure et Lévi-Strauss à Foucault et Lacan (1984),Paris, Les Éditions du Cerf, 1989, p. 221.

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ne mène qu’à une aporie : on ne voit pas comment préserver le nom desujet pour un phénomène qui supprime complètement la réflexivité – d’au-tant qu’il est impliqué dans une problématique de reconnaissance de lapart de l’autre et de soi-même. En effet, Frank considère que : ou bien lesujet de l’inconscient est réflexif, et dans ce cas il serait aussi problématiqueque le moi – illusoire, aliéné etc. – ou bien il est irréflexif et « […] on ne voitpas alors pourquoi on peut le considérer comme un sujet 35 […]. »

2. Une autre manière d’échapper à cette impasse serait de soutenir que lesystème de la relation à soi peut continuer à être exposé comme structureréflexive. Cependant, dans ce cas, cet adjectif doit recevoir une nouvellecompréhension, différente de celle ordinairement présente dans le discoursphilosophique, car sa particularité serait l’absence d’une présentation du« soi » à la conscience. Une réflexivité qui, évidemment, n’implique pas sachute dans la psychologie ni dans les philosophies de la conscience et quin’indique une relation à soi que dans la mesure où elle institue une incur-sion faisant nécessairement le tour du rien.

3. Si le « soi » en question se déplace toutes les fois que le sujet s’engagedans cette entreprise, il faut justement se demander si on peut continuer àparler, dans ce cas là, de « réflexivité » car il s’agirait plutôt d’une étrangetéet jamais d’une présence à soi. Donc, continuer à parler du sujet à lalumière de l’opposition réflexivité/irréflexivité signifierait soumettre lapensée psychanalytique à une norme philosophique, ce qui n’est ni néces-saire, ni une façon d’acheminer correctement le problème. Car en fait, lapsychanalyse inaugure une forme d’abordage du sujet qui se place hors dela philosophie et qui implique la rencontre avec une étrangeté qui leconcerne en le constituant. Donc, pourquoi ne pas utiliser le terme « réflexi-vité » pour saisir l’expérience subjective dont parle Lacan ?a) Parce que le rapport à soi, dont il s’agit, ne signifie pas que le sujetessaierait de s’atteindre lui-même comme objet d’une réflexion, mais qu’ilse confronte avec une étrangeté dans laquelle il « sait » qu’il est impliqué.Donc, il ne s’agit pas là de faire exactement une analyse, au moyen de lapensée, mais de vivre quelque chose, d’être affecté par quelque chose quis’origine chez le sujet mais qu’il a du mal à reconnaître.b) D’autre part : il est plutôt probable qu’on ne puisse séparer la notion deréflexivité de celle de conscience car, lorsqu’on en parle, il est supposé, apriori, que le point de départ est l’unité immédiate du sujet, en tant queconscience, avec le perçu – dans ce cas, unité avec soi-même. Alors, mêmesi l’on pense, pour la psychanalyse, à un cas de réflexivité avortée, cela ne

35. Ibid., p. 223.

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va pas suffisamment loin parce qu’on y implique d’abord la présence imma-nente à soi-même pour ensuite indiquer son échec. Tandis que, en écartantl’opposition réflexif/irréflexif, on prend par principe la propre expérienced’étrangeté qui fait la radicalité du champ psychanalytique. Donc, on nepeut pas dire que le sujet est réflexif, ni qu’il est non-réflexif. On doit direqu’il est au-delà de l’opposition réflexivité/irréflexivité en exigeant unenouvelle façon de saisir le rapport de la subjectivité à soi-même, une façontelle qu’elle mette au centre de ce rapport la notion de distance.

De ce point de vue-là, nous pouvons aller jusqu’à affirmer que si l’onaccepte que le sujet soit, par définition, inobjectivable, il ne peut alorsjamais se présenter à la conscience et donc qu’il n’existe que le sujet de l’in-conscient (et aucun autre).

Nous pouvons considérer que les développements immédiatementpostérieurs de la théorie sont dus, en quelque sorte, au besoin de pour-suivre l’élimination de cette impasse liée à la nécessité de formuler unerelation à soi de type différencié, suppression qui va s’ensuivre d’une rela-tivisation de l’idéal de scientificité pour la psychanalyse.

Le manque dans l’Autre et le pas suivant

Lorsque Lacan s’attache à développer l’idée d’un trou dans l’Autre –c’est-à-dire, dans la structure subjectifiée –, la formulation d’une détermi-nation non-totale du sujet devient possible. L’objet a apparaîtra plus tardcomme le reste actualisé d’une structure manquante et fonctionneracomme point vide où le sujet, aussi vide alors qu’existant comme resteeffectif (et pas seulement comme épiphénomène) de l’assujettissement à lastructure, peut exercer sa faculté de reconnaissance. Comme ÅiÂek l’éclair-cit dans son Le plus sublime des hystériques :

« […] or, le manque dans l’Autre veut dire qu’il y a un reste, une inertie non-inté-grable dans l’Autre, l’objet a, et le sujet peut éviter l’aliénation totale justement entant qu’il se pose comme corrélatif de ce reste $<>a. De cette façon, on peut conce-voir un sujet qui diffère du moi, lieu de la méconnaissance imaginaire : un sujet quine se perd pas dans le “processus sans sujet” de la combinaison structurelle 36. »

L’objet a étant quelque chose de non-intégrable par le sujet, il incarne levide où il peut se reconnaître et se substituer au signifiant, dans sa fonc-tion, lequel, en réponse au désir de reconnaissance du sujet, ne le renvoyaitqu’à un autre signifiant, moto perpetuum. Il bloque le mouvement purementnégatif du sujet en lui ajoutant une seconde négation : la négation d’uneinertie inassimilable dans laquelle l’idée de subjectivité s’ajoute à quelque

36. S. ÅiÂek, Le plus sublime des hystériques – Hegel passe, Paris, Point hors ligne, 1988, p. 95.

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chose capable de répondre par le concret du fantasme et par la singularitédu désir qui, lui, n’a rien d’abstrait.

Pourquoi le désir doit-il avoir un objet, encore qu’il ne soit pas l’objetdu désir, mais sa cause ? Pourquoi ne peut-il pas être désir de rien, commetoute la théorie lacanienne mènerait à le déduire ? Simplement parce qu’eneffet nous désirons des objets, nous aimons, nous dirigeons un investisse-ment psychique vers des cibles spécifiques, en général très rigides et insub-stituables. Même si Lacan pense que « l’univers est un défaut dans lapureté du Non-Être 37 », il ne peut mépriser ce fait. Voilà ce qui confère àl’objet a sa centralité dans le lacanisme (Lacan l’a considéré son inventionproprement dite) : la possibilité d’assurer une dimension – peut-être peut-on l’affirmer – existentielle pour la théorie, une façon de penser le désiravec la pulsion, avec le corps et avec le fantasme. Que pourraient-elles, aprèstout, dans un exercice clinique, une conception du sujet en tant que néga-tivité qui ne se manifeste que dans sa disparition et une notion du désir entant qu’essence pure, sans objet ? Si le sujet est en fading – ce qui n’est pasen apparaissant, ce qui apparaît en n’étant pas –, il est donc, de toute façon,pensé comme quelque chose qui apparaît et cet aspect positif de sa manifes-tation ne peut résider que dans la production du fantasme, d’une scène quifixe le désir dans sa consistance singulière, d’un objet qui, enfin, bien qu’ilne fonctionne pas pour la satisfaction du désir, provoque son mouvementet sert de réceptacle à la reconnaissance d’une certaine identité pour cesujet si fugace. Sans ceci, la construction théorique du sujet se restreindraità sa face transcendantale de pur non-être, dérivée de la manière dontKojève l’a pensé. C’est-à-dire, sans l’objet a comme contrepoint du sujet pur,toutes les racines qu’il pourrait creuser dans l’empirique, toute liaisonplausible qu’il pourrait rendre effective avec une pratique clinique,seraient absentes de la notion de sujet.

Si le sujet « disparaissant » ne se rapporte à soi que par le contourne-ment d’un objet absent dont le contenu inerte est seulement la positivationde son vide, c’est exactement là que nous pouvons alors entrevoir la possi-bilité d’une relation particulière : vu que celle-ci présente la facticité de lareconnaissance dans un objet vide, le sujet ne peut souhaiter que la recon-naissance de l’impossibilité de reconnaissance 38.

Nous voyons que la contrepartie du sujet en tant que négation est lemanque dans l’Autre et que la nécessité de cette dernière notion pour ladynamique interne de la théorie c’est que, avec elle, le nœud sujet/struc-

37. J. Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », op. cit., p. 819.38. Nous trouvons une description de ce mouvement chez ÅiÂek (op. cit.), même s’il demeure encore

attaché à l’idée de réflexivité.

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ture est désormais compris comme rapport de négation à négation et nonplus comme relation de sens unique dans laquelle la détermination partaitde la structure pour supplanter complètement le sujet. Donc, le problèmese configure plus ou moins ainsi : pour échapper à l’impasse du structura-lisme (disparition du sujet), Lacan renforce Kojève (le sujet comme néga-tion inobjectivable) ; pour échapper à l’impasse du kojèvisme (un sujet pur,détaché de l’empirique du désir), il se tourne vers l’objet a dans le fantasme.Cela ne signifie pas que le sujet cesse d’être négativité, mais celui-ci com-mence à jouir d’une certaine positivité comme corrélat de son existencenégative. C’est en ces termes que le dépassement du structuralisme dansl’œuvre lacanienne peut être présenté : son origine se situe exactement aumoment où Lacan se met à parler du manque dans l’Autre 39, moment detransition qui peut encore être qualifié de structuraliste – étant donné letraitement du complexe d’Œdipe qu’on y rencontre – mais qui annoncedéjà, à partir de ce que nous avons vu plus haut, un épuisement de ce réfé-rentiel.

La liaison des trois termes

Dans le but de concilier science et subjectivité lors des développementsde sa théorie tout au long des années 50, Lacan attribue un signe diacri-tique au sujet (la négation suivie du caractère évanescent) et en accorde unautre à la structure (la notion du manque dans l’Autre), tous deux essen-tiels à la cohérence de sa théorie. Un sujet inobjectivable et une structureinobjectivante : l’originalité d’une combinaison entre négativité et un Autredéterminant, bien que décomplété, fut la formule trouvée, au cours de lapériode que nous avons prise pour analyse, afin de dissoudre l’impasse dela disparition du sujet dans la science. En l’occurrence, ce maniement faitconverger trois termes dans une équation indécomposable : structuralisme,subjectivité et kojèvisme. Ils se trouvent mutuellement impliqués dans desrelations nécessaires et indispensables : il n’est pas possible de soutenir lestructuralisme sans le sujet et sans Kojève : la conséquence serait une socio-logie sans parenté avec une pratique clinique, et un discours sur la subjec-tivité, dans la mesure où elle ne serait pas, justement, une subjectivité ; iln’est pas possible de soutenir le sujet sans le structuralisme et le kojè-visme : l’effet serait alors une psychologie à laquelle serait interdite touteaspiration à la science, c’est-à-dire un discours du type doxa et une approxi-mation indésirable du contingent et de l’obscurité d’une intériorité psy-chologique ; enfin, il n’est pas possible non plus de soutenir Kojève sans le

39. J. Lacan, Le Séminaire. Livre V, Les formations de l’inconscient (1957-1958), Paris, Le Seuil, 1998.

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structuralisme : le résultat serait une anthropologie philosophique inca-pable de s’occuper d’une notion d’inconscient et de revendiquer quelquesorte de relation que ce soit avec la science. Néanmoins, au moment mêmeoù cette articulation prend place, le conflit détermination versus subjecti-vité perd désormais, et d’une certaine manière, sa place prioritaire dans lathéorie lacanienne.

En conséquence, une nouvelle réflexion débutera alors, dirigée versl’éthique de l’expérience psychanalytique, et il sera donc intéressant des’interroger sur la manière dont ce nouveau développement entre en rela-tion avec la négation dans le sujet et le manque dans la structure.

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