Les Alienations du Sujet: Aux limites de la phenomenologie avec Husserl, Sartre et Levinas (Ph. D....

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LES ALIÉNATIONS DU SUJET AUX LIMITES DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE AVEC HUSSERL, SARTRE ET LEVINAS Thèse soumise pour l’obtention d’un Doctorat de philosophie par Eli Schonfeld Thèse soumise au Sénat de l’Université Hébraïque de Jérusalem novembre 2009

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LES ALIÉNATIONS DU SUJET

AUX LIMITES DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE AVEC HUSSERL, SARTRE ET LEVINAS

Thèse soumise pour l’obtention d’un Doctorat de philosophie

par

Eli Schonfeld

Thèse soumise au Sénat de l’Université Hébraïque de Jérusalem

novembre 2009

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Thèse écrite sous la direction de Prof. Elhanan Yakira et Dr. Michael Roubach

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TABLE DES MATIÈRES

Introduction ................................................................................................................... 7

Première Partie : Edmund Husserl. Phénoménologie et subjectivité...... 18

Introduction ................................................................................................................. 19

1. Le moi pur et la temporalité de la conscience : Lecture des Idées I ................... 22

A. Vision et esquisse : la logique de l’adéquation .................................................... 23

B. Conscience et vécu : la région d’apodicticité phénoménologique ...................... 25

C. Le vécu : sphère de position absolue................................................................... 31 a/ La conscience et la réflexion............................................................................. 35 b/ La conscience comme temps et le temps de la conscience................................ 41 c/ Le moi pur ......................................................................................................... 46

D. Le moi pur et le flux du vécu ............................................................................... 50

2. Critique du moi et temporalité pure : Lecture des Recherches logiques et des Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps........................ 55

A. Des Idées I aux Recherches logiques ................................................................... 55

B. À propos de la neutralité métaphysique des Recherches logiques ....................... 57

C. Conscience et Moi : le débat avec Natorp ............................................................ 60

D. La Vème Recherche logique : l’édition de 1901 face à l’édition de 1913 ............. 63

E. Analyse du § 6 de la Vème Recherche logique ...................................................... 70

F. La doctrine de la vérité dans les Recherches logiques.......................................... 75

G. L'unité de la conscience dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps ....................................................................................... 81

a/ L’association originaire : le débat Brentano-Husserl ...................................... 84 b/ Conscience, instant et Ur-impression ............................................................... 88 c/ Le flux absolu de la conscience, constitutif du temps........................................ 96

H. La conscience temporelle comme « subjectivité absolue »................................ 101

3. L’idéal de science et le transcendantalisme phénoménologique ....................... 105

A. Lecture linéaire de Husserl : des Recherches logiques aux Idées ...................... 106

B. Lecture thématique de Husserl : la phénoménologie pure du moi ..................... 110

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Deuxième Partie: Jean Paul Sartre. Subjectivité et pensée de l’existence............................................................ 118

Introduction ............................................................................................................... 119

1. La phénoménologie pour Sartre : lecture de La transcendance de l’Ego ......... 125

A. En guise d’avant-propos : lecture de « Une idée fondamentale de la phénoménologie – l’intentionnalité »...................................................................... 125

B. La transcendance de l’Ego : au-delà de Husserl avec Husserl .......................... 128 a/ La conscience comme absolu non-substantiel ................................................ 128 b/ Réflexivité et pré-réflexivité : à propos de la secondarité de l’Ego............... 133 c/ Sartre au-delà de Husserl : L’Ego ou le mythe du Je-Dieu ............................ 138 d/ La conscience ou la spontanéité au-delà de la liberté .................................... 144

2. Conscience et liberté : critique phénoménologique de L’Etre et le néant......... 149

A. Le sens phénoménologique de la liberté du pour-soi : la conscience comme néantisation ........................................................................................................ 153

B. Phénoménologie et éthique : entre conscience comme liberté et conscience libre .................................................................................................. 157

a/ Le pour-soi comme liberté .............................................................................. 158 b/ Débordement : le circuit de l’ipséité............................................................... 165 c/ Le pour-soi libre .............................................................................................. 168

3. Vers une subjectivité positive : le pour-autrui ou au-delà du problème de la liberté............................................................................................................. 175

A. De la valeur au pour-autrui................................................................................. 175

B. Les trois moments de la description du pour-autrui .......................................... 177 a/ L’autre-objet et l’autre-sujet : l’émergence d’une subjectivité positive ......... 177 b/ Le troisième moment : le pour-autrui comme aliénation du pour-soi ............ 181 c/ Intermezzo : la phénoménologie de l’alter ego de Husserl............................. 183 d/ Du deuxième au troisième moment : la descente aux enfers .......................... 188

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Troisième Partie: Emmanuel Levinas. Subjectivité et pensée de l’altérité ...............................................................194

Introduction ............................................................................................................... 195

1. Phénoménologie, pensée de l’existence et pensée de l’altérité........................... 199

A. La phénoménologie : une méthode renvoyant à une philosophie ...................... 199

B. L’intransitivité de l’exister pur ........................................................................... 205

C. Pensée de l’existence et pensée de l’altérité....................................................... 213

2. Subjectivité et pensée de l’altérité........................................................................ 222

A. L’émergence de la subjectivité : l’altérité comme temps................................... 222 a/ La phénoménologie de l’instant dans De l’existence à l’existant................... 224 b/ Sartre – la spontanéité comme doctrine inachevée de la créaturialité........... 231 c/ Le débat avec Husserl – le sens de la Ur-impression ..................................... 235 d/ « Intentionnalité et sensation ». Perspectives généreuses .............................. 237 e/ Autrement qu’être ou au-delà de l’essence. Perspectives critiques ................ 242

B. Le sens de la subjectivité : l’altérité comme visage ........................................... 246 a/ L’autre comme origine du sensé : après Husserl et Sartre............................. 249 b/ l’a-phénoménologie du visage ........................................................................ 254

Conclusion : Phénoménologie et métaphysique ............................................ 262

A. Critique de la philosophie et pensée de la subjectivité....................................... 262

B. Subjectivité et métaphysique .............................................................................. 266 a/ Le moment platonicien ................................................................................... 268 b/ Le moment cartésien ...................................................................................... 276

Annexe :

Sur le retour de Lévinas à la IIIème Méditation métaphysique de Descartes face à la Vème Méditation cartésienne de Husserl. Remarque critique sur l’histoire de la phénoménologie ............................................................................................................. 285

Bibliographie.................................................................................................................. 290

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Mais si vous faites mal, et si vous vous regardez dans ce qui est sans Dieu et plein de ténèbres, vous ne ferez vraisemblablement que des œuvres de ténèbres, ne vous connaissant pas vous-mêmes. Platon, Premier Alcibiade, 134 e

…quand enfin l’âme s’établit dans l’intérieur d’elle-même et pour ainsi dire dans le sanctuaire de l’âme, par ce moyen elle contemple les yeux fermés et la classe des dieux et les hénades de ce qui existe. Proclus, Théologie platonicienne I, § 3

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INTRODUCTION

Le philosophe même qui aujourd’hui regrette Parménide et voudrait nous rendre nos rapports avec l’Être tels qu’ils ont été avant la conscience de soi, doit justement à la conscience de soi son sens et son goût de l’ontologie primordiale. La subjectivité est une de ces pensées en deçà desquelles on ne revient pas, même et surtout si on les dépasse.

M.-M. Ponty, Signes

Le présent travail interroge la question de la subjectivité telle que la pense la

phénoménologie. Rappelons sommairement les idées maîtresses de la phénoménologie,

pour éclairer l’importance de la thématique de la subjectivité telle qu’elle en émerge.

La phénoménologie husserlienne, dans son inspiration la plus large, propose un

nouveau regard sur le monde. Comme point de départ de toute enquête philosophique,

elle propose de revenir à l’exigence cartésienne d’absence de préjugés sur le monde.

Absence de préjugés qui est ici portée à son comble, car c’est de la réalité, de l’existence

du monde, que Husserl exige de se départir : il ne faut rien présumer sur le monde qui ne

soit donné en tant que tel à une conscience dont la seule définition est d’être conscience

de… Ce qui, à partir de 1907, s’appellera la réduction phénoménologique – méthode

cherchée et recherchée, formulée et reformulée par Husserl au fil des avancées de son

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travail – consiste en la suspension du jugement quant à l’ « existence » des choses, en une

mise entre parenthèses de l’être du monde. Mise entre parenthèses de la position thétique

du monde qui n’est pas strictement négative, qui n’est pas un doute hyperbolique, mais

un exercice méthodique d’ascèse théorique qui seul permet au monde de se révéler dans

sa phénoménalité et qui seul offre l’accès à des régions de sens à proprement parler in-

visibles à la vision pré-phénoménologique, mondaine. Celle-ci ne voit dans le monde

qu’une série de faits positifs, d’objets soumis à des relations causales dont il faut trouver

les lois psychologiques, logiques, scientifiques ou conceptuelles, pour en fournir une

explication. Avec la phénoménologie, la pensée s’ouvre sur un nouvel horizon

d’interrogation, elle s’oriente à nouveau, non pas par rapport à un rêve d’idéalité abstraite

ou a une vision naturaliste et psychologiste de la psyché, mais par rapport à ce qui, dans

le monde en tant qu’il est donné à la conscience et tel qu’il est donné à la conscience,

exprime, fait sens. L’entreprise de Husserl est consacrée au dévoilement d’une sphère de

pur sens, au monde tel qu’il apparaît dans sa pureté au regard phénoménologique.

Ultimement, elle s’achemine vers une pensée de plus en plus affinée de la réduction

phénoménologique, de la méthode de mise entre parenthèses de la thèse naturelle du

monde, qui a comme contrepartie le dévoilement de plus en plus clair du monde tel qu’il

se donne, du monde en tant que phénomène.

La phénoménologie est donc une invite à se séparer de la vision naïve du monde, du

rapport mondain aux choses. La réalité que la phénoménologie révèle n’est plus le

phantasme d’un monde objectif qu’un sujet relatif et imparfait devrait s’employer à

mieux comprendre à l’aide de structures idéales et par une rationalité abstraite, mais un

monde d’emblée donné à la conscience. Un monde dont le sens s’enracine dans le rapport

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immédiat de la conscience à ce qui se donne, en tant qu’il se donne et comme il se donne

à elle. Conscience qui n’a pas d’être hors du donné avec lequel elle entretient un rapport

en tant qu’il apparaît. Il s’agit donc d’un retour radical au cogito, à la vie du cogito, tel

qu’il s’apparaît à lui-même et tel que par lui apparaît le monde. La conscience, le cogito,

n’est pas une substance, mais une orientation première sur le monde, un éclatement vers

les choses, selon le beau mot de Sartre. On aura reconnu ici l’enseignement fondamental

de Husserl sur l’essence intentionnelle de la conscience.

Le monde comme donné à la conscience, la conscience intentionnelle, la réduction

phénoménologique : voici les moments-clés de cette nouvelle orientation du regard à

laquelle nous convoque la phénoménologie. Orientation du regard qui gravite tout entière

autour de l’idée d’un retour du sujet philosophant à lui-même. Ce retour mérite d’être

interrogé en tant que tel.

Le questionnement qui nous occupera dans les pages qui suivent est précisément

celui du retour du sujet philosophant à lui-même. Quel est le sens du retour à la

subjectivité que propose la phénoménologie ? Qu’est-ce que cette subjectivité qui assure

la visibilité du monde ? La conscience est-elle d’emblée sujet ou bien y a-t-il une

différence entre le sujet – l’idée d’un je, d’un Ego – et la conscience intentionnelle, pur

principe de rapport au monde ? Et s’il y a différence, quelle est la nature du rapport entre

la conscience et le sujet, entre intentionnalité et subjectivité ? Questions qui ouvrent à des

problèmes phénoménologiques plus vastes : quelle est la nature du rapport entre

conscience, subjectivité et temps ? Quel rôle joue la réflexion dans le cadre d’une

phénoménologie du sujet ? Enfin, questions ayant trait à une thématique fondamentale

qui, du début à la fin, accompagnera en filigrane notre interrogation : celle des limites de

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la phénoménologie. Jusqu'à quel point la phénoménologie permet-elle de résoudre, à

partir de ses propres principes, de ses règles méthodiques, les questions qu’elle découvre

sur son chemin de retour vers la subjectivité ? Jusqu’à quel point la phénoménologie est-

elle capable d’une pensée positive de la subjectivité ? Ou bien faut-il dépasser les limites

de la phénoménologie, proposer une phénoménologie autre, pour rendre compte de la

prémisse majeure de la phénoménologie, celle, précisément, du retour à la subjectivité ?

Ces questions se posent et s’imposent de l’intérieur du corpus husserlien. Car l’idée

du retour à la subjectivité qui est au centre de l’entreprise husserlienne et telle qu’elle se

développe au fil de l’évolution du corpus husserlien, plutôt que de constituer un chapitre

clos de la phénoménologie, recouvre une une problématique phénoménologique majeure.

S’il est incontestable que la phénoménologie repose sur l’idée première d’un retour à la

conscience intentionnelle, les positions de Husserl sur le sujet, l’Ego, ou ce que

communément on appelle le « Je », varient tout au long de son parcours de pensée. Dans

la première partie de notre recherche – partie qui constitue la matrice théorique à partir de

laquelle nous aborderons, dans un deuxième temps, la phénoménologie sartrienne et

lévinassienne –, les changements de position de Husserl quant au rôle de la subjectivité

nous occuperont. C’est suite à ce qu’il est convenu d’appeler le tournant transcendantal

de la phénoménologie (de la phénoménologie métaphysiquement neutre des Recherches

logiques [1901] et des Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du

temps de 1905 à la phénoménologie transcendantale telle qu’elle se développe à partir de

L’idée de la phénoménologie [1907] et trouve sa formulation accomplie dans les Idées I

[1913]) que se fait jour l’idée d’un Ego, d’une subjectivité dédoublant la conscience.

Dans les Recherches logiques, et notamment dans son débat avec Paul Natorp, Husserl

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rejette et critique cette subjectivité pour des raisons strictement phénoménologiques.

Comprendre le rapport de la phénoménologie des Idées à celle des Recherches logiques à

propos de la question du sujet, c’est s’introduire dans la complexité de la question de la

subjectivité telle qu’elle s’ouvre à la pensée phénoménologique dans son ensemble.

Or, au-delà des réponses qu’il apporte à ces questions, l’intérêt du texte husserlien

réside pour nous dans la manière totalement neuve qu’a la phénoménologie de poser la

question de la subjectivité (à partir de la conscience intentionnelle et non comme

substance métaphysique, psyché empirique ou moi transcendantal - au sens kantien du

terme). Manière totalement neuve, qui ouvre un champ de recherche dans lequel nous

tenterons, dans un deuxième temps, d’inscrire tant la pensée de Sartre que celle de

Lévinas. Toutes deux s’enracinent en effet dans le sol husserlien, reprenant ses

problématiques et tentant de les penser jusqu’au bout, d’en tirer toutes les conséquences,

quitte, en fin du compte, à se séparer des doctrines du maître. L’étude que nous

proposons ici s’appliquera à suivre et retracer dans toute sa richesse et toute sa

complexité ce que nous nommons volontiers une tradition phénoménologique de la

subjectivité, et dont les auteurs – qui constituent autant d’étapes - sont Husserl, Sartre et,

enfin, Lévinas. Le choix de ces auteurs n’est pas arbitraire : chacun investit, par sa

philosophie, un paradigme majeur du penser philosophique (Husserl et la tradition

rationaliste, avec le projet de fonder les sciences ; Sartre, le projet d’une ontologie

existentielle et la motivation morale qui la sous-tend ; Lévinas et la tradition

métaphysique, pensant la primordialité du rapport à l’altérité) et chacun, à sa manière,

cherche à formuler, dans le cadre paradigmatique qui est le sien, une pensée de la

subjectivité.

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Notre recherche se développera donc en trois étapes : après avoir étudié la

problématique de la subjectivité dans le corpus husserlien, et essentiellement dans les

textes qui s’étendent de 1901 à 1913 (première partie), nous tenterons de démontrer

comment tant la phénoménologie de Sartre (deuxième partie) que celle de Lévinas

(troisième partie) s’inscrivent dans la prolongation de la pensée de la subjectivité de

Husserl. La thèse que nous avançons et qui guidera cette étude est la suivante : les

phénoménologies de la subjectivité que sont la pensée de l’existence de Sartre et la

pensée de l’altérité de Lévinas procèdent d’une fidélité aux principes de base de la

phénoménologie – décrire ce qui se donne à la conscience tel qu’il se donne à la

conscience, et rien d’autre – et prolongent en cela le programme phénoménologique. Or,

pour des raisons tout aussi phénoménologiques, elles se démarquent de Husserl, là où la

question de la subjectivité n’est pas pensée jusqu’au bout par le père de la

phénoménologie. Nous proposons ici de lire la pensée de la subjectivité de Sartre, comme

celle de Lévinas, à l’aune de cet impensé husserlien.

Le chemin emprunté tant par Sartre que par Lévinas est complexe : tous deux

procèdent par déplacements discrets, par inflexions nuancées, qui, d’une part, leur

permettent d’aborder autrement les problèmes restés irrésolus dans la pensée

husserlienne, mais qui, d’autre part, suscitent de nouvelles questions. Tant l’alternative

sartrienne – qui se donne comme une pensée du rapport entre la conscience pré-réflexive

et l’Ego dans La transcendance de l’Ego, puis sous la forme d’une pensée du pour-soi

néantisant dans L’être et le néant – que la réflexion lévinassienne – qui se donne sous

l’aspect d’une pensée du rapport entre l’existence et l’existant comme temporalisation et

spatialisation du moi dans les œuvres de jeunesses (Le temps et l’autre et De l’existence à

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l’existant), puis sous les formes d’une pensée de la subjectivation comme rapport avec

l’altérité (du temps, de l’autre – dans Totalité et Infini et dans Autrement qu’être ou au-

delà de l’essence) – se heurtent, en tentant d’esquisser une pensée positive de la

subjectivité, à de nouvelles impasses, à de nouvelles limites. Qu’il soit question, avec

Sartre, de l’impossibilité de penser à la fois le pour-soi comme liberté (conscience

néantisatrice désignant un rapport premier au monde) et le pour-soi libre (agent

« moral », rapport situationnel au monde selon le couple liberté-facticité), ou bien, avec

Lévinas, de penser de l’intérieur du logos philosophique une pensée de la subjectivité en

tant que responsabilité, tout en formulant cette pensée dans le langage de la philosophie

(le langage, précisément, de la phénoménologie), la pensée de la subjectivité telle qu’elle

est ouverte par la phénoménologie nous renvoie aux limites de la phénoménologie, aux

lieux d’altérités de la phénoménologie. La subjectivité sera ici étudiée en tant qu’elle est

intimement travaillée par ces évènements d’altérité que sont le temps, la réflexion et

autrui. D’où le titre de notre travail. Aliénation du sujet, au sens étymologique du terme :

alienare, alienus, alius - étrangéiser, étranger, autre. Mais aussi aliénation du sujet

comme rapport à l’autre : déjà chez Husserl et Sartre, mais essentiellement chez Lévinas,

l’événement du rapport à l’autre se découvrira comme le moment essentiel pour la

subjectivation du sujet, moment qui, à sa manière, incarne le fait que la pensée de la

subjectivité, sous ces diverses formes, est une pensée des limites de la phénoménologie,

qu'elle nous oblige à éprouver ces limites.

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Nous n’avons pas traité, dans notre travail, de Heidegger, du moins pas en tant que

thème en soi (nous n’en avons parlé que là où notre recherche phénoménologique nous

l’imposait). Ceci relève d’un choix de lecture, que nous souhaitons très brièvement

justifier ici. Notre recherche procède de l’idée que la prolongation heideggérienne de la

phénoménologie, c'est-à-dire son inclinaison dans le sens de l’ontologie fondamentale

(réactualisation de la question de l’Être) au détriment de toute autre question (et, en ce

qui concerne la question de la subjectivité, moyennant une critique radicale de l’idée de

subjectivité), n’est qu’une voie parmi d’autres, ouverte par la phénoménologie

husserlienne et la prolongeant. Or il en existe une autre, non moins enracinée dans la

phénoménologie et non moins fondamentale : celle, précisément, qui ouvre sur le

renouveau du questionnement de la subjectivité. C’est cette possibilité que nous avons

voulu étudier ici de l’intérieur.

Il ne s’agira pas d’ignorer Heidegger, c'est-à-dire de revenir à cette subjectivité

qu’il a légitimement critiquée comme opérateur ontique, figure de l’égarement de la

philosophie comme métaphysique onto-théologique oublieuse de l’Être. Il s’agira plutôt,

grâce à Sartre et Lévinas, de formuler un principe de retour non-naïf à la subjectivité,

c'est-à-dire de penser, avec Sartre et Lévinas, une subjectivité qui évite – avant même de

l’avoir rencontré (non pas chronologiquement, mais théoriquement) – la critique

heideggérienne. Cela est possible en revenant au sol même qui a nourri la pensée

heideggérienne : la phénoménologie husserlienne. Ce retour est accompli par Sartre et

Lévinas, qui tous deux élaborent à partir de Husserl non pas un sujet de science, une

subjectivité épistémique (unique sujet qui tombe sous la critique de Heidegger), mais un

sujet de l’existence : l’en-soi-pour-soi de Sartre ou le sujet comme responsabilité chez

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Lévinas. Sujet de l’existence qui s’enracine dans la phénoménologie husserlienne qui,

avec la conscience intentionnelle, offre une alternative radicale à la pensée du sujet-

substance. Plutôt que de faire une étude critique du rapport entre Heidegger et les auteurs

que nous étudions, il nous a donc paru plus fécond de mesurer les pensées sartrienne et

lévinassienne à l’aune de leur origine (la phénoménologie husserlienne), et de suivre leur

mouvement de pensée selon l’ordre de la rigueur phénoménologique. Il est sans doute

osé de contourner Heidegger dans le contexte d’une telle étude, étant donné l’influence

qu’il a eu, de fait, tant sur Sartre que sur Lévinas (ne serait-ce que par rapport au style

particulier de l’analyse phénoménologique qu’ils héritent clairement de lui). Mais c’est le

pari que nous tentons, car au-delà de l’exercice de comparaison, désormais classique,

entre Sartre et Heidegger, ou entre Lévinas et Heidegger, le retour à la référence

husserlienne permet de mesurer la positivité de la nouvelle pensée de la subjectivité que

la phénoménologie offre, par l’intermédiaire de Sartre et de Lévinas. Nous ferons donc

abstraction de Heidegger – du moins en tant que thème – pour nous consacrer

uniquement à la phénoménologie de la subjectivité telle qu’elle prend son origine chez

Husserl et, à partir des impasses de la pensée husserlienne, suivre son élaboration

systématique chez les philosophes post-husserliens que nous étudions.1

1 En optant pour ce choix de lecture, nous rejoignons, à notre manière, Alain Renaut et Jocelyn Benoist. Dans son Sartre. Le dernier philosophe, Alain Renaut écrit : « Du moins cette représentation, dans ce qui l’oppose dès le départ (ici, avant même la lecture de Être et Temps), à celle qu’en propose toute la déconstruction heideggérienne de la métaphysique, soulève-t-elle une question qui ne me paraît pas aberrante : ne convient-il pas de problématiser à nouveau, à partir de son histoire, cette notion de subjectivité, peut-être davantage manquée que promue par les philosophes de la modernité ? Question qui, en tout cas, va être centrale dans l’œuvre sartrienne, laquelle tente donc bien à la fois d’échapper au sacrifice heideggerien du sujet et à une pure et simple réinstallation dans ce que la tradition philosophique avait cru penser sous ce nom. » (A. Renaut, Sartre. Le dernier philosophe, Grasset/Le livre de poche (1993), Paris 2000, p. 145) Et Jocelyn Benoist écrit, à propos de Lévinas : « S’il est un mérite de la pensée de Lévinas, dans le contexte contemporain, c’est, me semble-t-il, d’avoir redonné ses droits à la notion de sujet […] Lévinas, dans sa fidélité au projet phénoménologique (décrire, rien que décrire, ce qui chez lui devient mettre en scène), comme dans la déconstruction qu’il a pu opérer par rapport à lui (le mettre à l’épreuve de l’éthique) est en effet celui qui le premier a frayé la voie de ce qu’on pourrait appeler la

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S’interroger sur la subjectivité dans la phénoménologie husserlienne et dans les

phénoménologies post-husserliennes de la subjectivité, c’est s’introduire dans le cœur de

la réflexion phénoménologique, dans son élément le plus intime ; c’est scruter les limites

d’une pensée qui se donne comme mot d’ordre, au-delà du fameux retour aux choses

elles-mêmes, le retour à la subjectivité. L’étude qui suit propose une lecture systématique

de la question de la subjectivité chez Husserl, Sartre et Lévinas, et tente ainsi de retracer

un geste méditatif que la phénoménologie aurait permis. La structure tripartite que suit

cette étude ne veut en aucune manière obéir à un geste qui supposerait une évolution ou

un enchainement dialectique. L’histoire des idées ne nous intéresse pas ici. En revanche,

nous avons tâché, à partir d’une étude textuelle serrée, de suivre les acquis théorique de

chaque auteur quant à la question de la subjectivité, ainsi que les problèmes que chacun

d’entre eux soulève. Nous avons tenté de respecter la pensée telle qu’elle s’articule dans

son intime textualité, pour en retracer les failles et lui poser des questions de l’intérieur.

La phénoménologie, tout en ouvrant à la pensée une nouvelle approche pour comprendre

la subjectivité, est amenée – nous l’avons dit – à se débattre, à l’occasion de cette

nouvelle pensée, avec ses propres limites. C’est ce travail de la pensée qui nous a occupé

dans la présente étude. Penser la subjectivité à neuf, après la « fin de la métaphysique »,

subjectivité postmétaphysique, c'est-à-dire la subjectivité concrète, libre de tout rôle dans une économie ontologique prédéterminée – renouant en cela peut être avec certaines intuitions kierkegaardiennes… » (J. Benoist, « Le cogito lévinassien. Levinas et Descartes » in : Positivité et transcendance. Suivi de Lévinas et la phénoménologie (dir. J.-L. Marion), PUF, Paris 2000, p. 105) Et Benoist de conclure : « …la réinvention lévinassienne du sujet ne constitue en rien une régression par rapport à sa destruction heideggérienne, dont il ne faudra jamais oublier qu’elle ne constitue une récusation que du sujet de la métaphysique, c'est-à-dire du sujet ontologique même, du sujet comme opérateur ontologique, étant sur lequel se joue le sens de l’être en général ». (Ibid.)

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n’est donc pas une tentative d’établir des thèses, mais un effort pour suivre un parcours,

un chemin, une méthode. Comme un acheminement vers la découverte d’une nouvelle

modalité de l’être soi de l’homme, vers une nouvelle forme de pensée du soi.

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PREMIÈRE PARTIE

Edmund Husserl : Phénoménologie et subjectivité

Dans la détresse de notre vie, la science des faits positifs n’a rien à nous dire… Les questions qu’elle exclut par principe sont précisément les questions qui sont les plus brulantes à notre époque malheureuse pour une humanité abandonnée aux bouleversements du destin : ce sont les questions qui portent sur le sens ou sur l’absence de sens de toute cette existence humaine.

E. Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale

19

Introduction

Dans la première partie de notre travail, nous allons aborder la problématique de la

subjectivité tel qu’elle se présente dans l’écriture de Husserl entre 1901 et 1913, soit dans

la période ou la phénoménologie passe d’une attitude de neutralité métaphysique a

l’attitude idéaliste et transcendantale qui caractérisera l’entreprise husserlienne jusqu’à sa

fin. Sans nous prononcer sur la nature du rapport entre le Husserl des Recherche logiques

et celui des Idées – question largement débattu dans la recherche, et cela, depuis les

premiers temps de l’aventure phénoménologique2 – ce qui nous intéresse, c’est le sort

réservée au statut du sujet (moi pur, subjectivité absolu, ego transcendantal), tout au long

de cette période. Pour ce faire, nous allons emprunter un chemin atypique. Et cela, sur au

moins trois points.

1. Notre étude ne se veut pas historique, mais philosophique. Il ne sera que très peu

question dans notre étude de mesurer ou de mettre en contraste la pensée de Husserl avec

ces grands prédécesseurs (essentiellement les penseurs de la modernité philosophique, a

premièrement Descartes, Kant, et Hume), ou avec ces grands interlocuteurs immédiats

(les logicistes, les psychologistes, ou les néo-kantiens ; Frege, Brentano, ou Natorp).

Travail précieux, mais dont il existe des études en abondance. Notre travail sur Husserl

est propédeutique : il a comme but d’établir les bases philosophiques a partir desquels

nous aborderons la problématique de la subjectivité chez Sartre et Lévinas. La thèse qui

2 Cf. a ce propos R. Ingarden, On the Motives which led Edmund Husserl to Transcendental Idealism (Tr. A. Hannibalsson. The Hague, 1976) et E. Fink, « La philosophie phénoménologique d'Edmund Husserl face a la critique contemporaine » (in: De la phénoménologie (1933) (trad. D. Franck), Les éditions de Minuit, Paris 1974).

20

gouverne cette étude est en effet que la pensée de la subjectivité telle qu’elle a été

développée chez Sartre et Lévinas s’enracine dans l’écriture husserlienne, et procède

d’intuitions laissée en chantier par Husserl. Nous tenterons de retrouver ces intuitions,

d’en rendre compte, et enfin de les examiner d’un œil purement phénoménologique.

2. Notre étude de Husserl n’est pas une étude de synthèse, mais d’analyse. Pour mener a

bien notre recherche, il nous a fallu nous pencher de près sur les textes de Husserl, les

interroger jusque dans leur littéralité la plus stricte. Tenter de faire l’épreuve de la

problématique avec laquelle le texte husserlien lui-même est confronté, s’apparenter de la

vie de cette pensée. L’incarner, pour l’éprouver du dedans, et éventuellement, lui poser

des questions de l’intérieur. Un des traits caractéristiques du texte husserlien tient à ce

qu’il invite à ce type d’exercice : il s’agit d’un texte haletant, qui livre une pensée se

faisant, évoluant selon le rythme de la méditation philosophique. D’où la stratification de

cette œuvre, qui se retrouve parfois a l’intérieur d’un seul ouvrage.3 Le texte s’ouvre ainsi

pour le lecteur à la vie même de la pensée de Husserl. Vie dans laquelle nous avons tentés

de nous introduire, quitte à la critiquer en suite. Nous pensons en effet que seule une

critique qui émane de l’intérieur du texte, qui reconnaît les questions que le texte lui-

même inspire, est une authentique critique. C’est à une telle lecture critique que nous

avons tentés de nous livrer ici.

3. Notre étude n’est pas une étude chronologique mais ana-chronique (dans le sens strict

du terme), et cela pour des raisons de fond. Pour éviter la thèse chronologico-

3 Les Recherches logiques par exemple n’ont cessées d’êtres remaniées par l’auteur, de telle sorte que la seule étude des strates de ce travail pourvoi a un accès a la problématique phénoménologique tout entière (nous nous essayerons à un tel exercice en cour de travail, cf. infra, Chap. 2, D).

21

généalogique qui consiste a suivre le parcours qui mène de la critique du moi pur dans les

Recherches logiques a la thèse de l’Ego transcendantal dans les Idées – et qui, pour des

raisons que nous allons étudier, ne rends pas compte jusqu’au bout de l’ampleur

phénoménologique de la thèse du Husserl de 1901 sur la « conscience sans moi » – il

nous a fallu lire Husserl a l’envers, a rebours (des Idées I aux Recherches logiques et puis

aux Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps). Ce pari ne

pourra être justifié qu’au terme de notre parcours, même si la motivation peut en être

donnée dés à présent : nous avons tentés de lire Husserl selon l’ordre de la rigueur

phénoménologique, et non selon l’ordre de l’intérêt systématique. Ce n’est qu’ainsi que la

position de la phénoménologique pré-transcendantal de Husserl (essentiellement celle

déployé dans les Recherches logiques et dans les Leçons pour une phénoménologie de la

conscience intime du temps de 1904-54) peut être jugé correctement. La voie sera ainsi

libérée pour suivre comment la pensée du sujet de Sartre et Lévinas s’inscrivent dans

l’horizon de pensé ouvert par le Husserl des Recherches logiques et des Leçons pour une

phénoménologie de la conscience intime du temps. Horizon qu’ils feront leurs, tout en le

radicalisant.

4 Nous nous limitons, pour des raisons propres a notre thèse, a la première version des Leçons…, celle qui fut prononcé a Göttingen pendant le semestre d’hiver 1904-1905, et qui forment la « Première partie » des Leçons (Les Leçons de 1905 sur la conscience intime du temps (Cf. E. Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, trad. H. Dussort, Puf-Epiméthée, Paris 1996, pp. 1-126)).

22

1. Le moi pur et la temporalité de la conscience:

Lecture des Idées I

Notre entrée en matière dans la phénoménologie husserlienne se fera par une lecture des

Idées. Avec ce texte s'inaugure une nouvelle période dans l'aventure phénoménologique,

celle qu'il est convenu d'appeler le transcendantalisme husserlien, ou son idéalisme. Ce

texte est un texte pivot, qui déterminera le sort de la phénoménologie.5 Les grands

lecteurs de Husserl tel qu’Ingarden, Heidegger, Sartre, Patočka, Merleau-Ponty, Levinas,

Ricœur, Derrida, et autres, ont été sensibles à cela : la décision philosophique des Idées

oriente la phénoménologie dans un sens très précis, a l'exclusion d'autres possibilités

qu'elle incluait dans le projet initial (essentiellement dans les Recherches logiques et dans

les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps). La fécondité

conceptuelle des Recherches logiques est exploitée dans un sens, à l’ exclusion d’autres.

Laissons à plus tard le soin de traiter de ces « autres » possibilités, de ces autres voies

ouvertes pas la phénoménologie, et qui furent empruntés – du moins partiellement – par

les grands héritiers français de Husserl (Sartre, Levinas6). Pour le moment, nous

proposons de suivre ce qui se trame dans cette césure, et cela a partir d’une interrogation

5 A ce sujet, voir Walter Biemel, "Les phases décisives dans le développement de la philosophie de Husserl", in: Husserl, Cahiers de Royaumont, Philosophie No. II, Ed. De Minuit, 1959 6 Le présent travail ne traite pas de Maurice Merleau-Ponty, même si il fait incontestablement partie des héritiers français de Husserl. Notre étude n’est pas une étude exhaustive de la phénoménologie française, mais tends à suivre une problématique – celle de la subjectivité – tout en l’approfondissant et la radicalisant a l’aide d’auteurs qui proposent une telle radicalisation (Sartre et Lévinas). Pour une étude de Merleau-Ponty, nous renvoyons au travail de P. Thévenaz, qui traite a sa manière de l’existentialisme français par rapport a l’héritage husserlien, et plus particulièrement de Sartre et de Merleau-Ponty, y voyant la continuation authentique de la phénoménologie husserlienne (Cf. P. Thévenaz, « Qu’est ce que la phénoménologie ? », in : Revue de théologie et de philosophie de Lausanne, 1952, I, p. 9-30 ; II p. 126-140, 294-316.)

23

du statut de la subjectivité entendu comme une réflexion sur la nature du « moi », du

« je » en régime phénoménologique.

A. Vision et esquisse : la logique de l’adéquation

La distinction entre l’immédiat et le médiat, entre l’esquissé et l’absolu, organise le texte

des Idées d'une manière singulière. Nous proposons d’amorcer notre lecture des Idées par

un rappel de cette distinction. Elle nous facilitera l’accès à la thématique qui nous

intéresse dans les Idées, notamment la question de la conscience et son rapport au « moi

pur ».

La phénoménologie husserlienne est avant tout un exercice de conversion du

regard. Regard neuf, qui découvre, a travers l’individualité facticielle des choses

(toujours mondaine, ou empirique; réel dans le sens de Reales, réel-naturel), une

généralité eidétique (réel dans le sens de Wirklichkeit; c'est-à-dire qui conserve un sens a

l'intérieur de la réduction (soit comme relation du noème a l'objet (cf. § 89-90), soit

comme modalité de la croyance (cf. § 103))7. Il s’agit, pour le dire dans les termes de

Husserl, d’une conversion du regard en vision de l'essence, conversion qui, a son tour, est

une possibilité « sur le plan de l'essence » (Wesenmoglichkeit).8

7 Nous reviendrons plus tard, dans le chapitre consacré aux Recherches logiques, a la triple distinction entre Reales, Reelles, et Wirklich. Le § 16 de la première édition de la Vème Recherche logique élabore la première distinction (Reales\Reelles) dans un sens qui sera importante pour notre recherche. Voir supra, chap. II. (Cf. Aussi a ce sujet J. Benoist, « Phénoménologie et ontologie dans les Recherches logiques », in: La représentation vide – suivi de Les Recherches logiques, une œuvre de percée (Dir. J. Benoist et J.-F. Courtine), PUF, Paris 2003, p. 117 8 E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, tome I. Introduction générale à la phénoménologie pure (1913), trad. P. Ricœur, Gallimard, Paris 1950 (dorénavant nous indiquerons cette référence par l’abréviation Idées I ; la pagination de l’édition originale figure entre crochets), § 4, p. 25 [13].

24

Le passage du fait à l'idée est une possibilité d'essence. Or la vision de l'essence ne

dépend pas de l'adéquation ou de l'inadéquation de la vision et de la chose. Elle dépend

du mode de donation du phénomène. C'est la vision qui, en régime phénoménologique,

détermine les lois d'essence de l'objet, et non l'idéalité conceptuelle ou la simple

empiricité. Cela se traduit dans l'idée husserlienne selon laquelle la vision de l’essence

peut être adéquate ou inadéquate, sans que cela ne touche à l’originarité de l’intuition

donatrice.9 Car si, selon le mot de Husserl, « L'essence (Eidos) est un objet (gegenstand)

d'un nouveau type », les lois d’essence ne procèdent pas de la « nature » de l’objet

(logique ou empirique), mais inversement, c’est l’objet qui livre à la vision, à la

conscience, ces lois d’essence, sa simple monstration y suffisant. La vision qui donne

l’essence se donnant dans l’inadéquation dicte par exemple une loi d’essence propre à la

région traitée. L’exemple sur lequel Husserl ne cessera de revenir est celui de la région

chose: la chose, par loi d’essence, se donne sous plusieurs faces, par esquisses

(Abschattungen), et ne peut que se donner ainsi. L’inadéquation, dans cette région, est

constitutive de l’objet donné :

Cette vision qui donne l’essence, et éventuellement la donne de façon originaire, peut être adéquate, comme celle que nous pouvons aisément nous former de l'essence du son; mais elle peut aussi être plus ou moins imparfaite, "inadéquate", sans que cette différence d’adéquation tienne uniquement au degré plus grand ou plus faible de clarté et de distinction. La spécification propre de certaines catégories d'essences implique que les essences de cet ordre ne peuvent être données que « sous une face » (einseitig), « sous plusieurs faces » successivement, mais jamais « sous toutes leurs faces » (allseitig); corrélativement, on ne peut avoir d'expérience et de représentation des ramifications individuelles correspondant à ces essences que dans les intuitions empiriques

9 Cette idée est forgée par Husserl des les Recherches logiques (Cf. en particulier le § 39 de la VIème recherche (Evidence et Vérité)), et sera considérée, tout le long de l'œuvre husserlienne, comme un acquis définitif de la phénoménologie. Ainsi lisons-nous, par exemple, dans Expérience et Jugement: « Par ce mot d'évident, nous désignons donc toute conscience qui se caractérise, relativement a son objet, comme donatrice de cet objet en lui-même; nous ne posons pas la question de savoir si cette donnée selon l'ipséité est adéquate ou non. Par la, nous nous écartons de l'emploi ordinaire du mot évidence… » (E. Husserl, Expérience et Jugement. Recherches en vue d’une généalogie de la logique (1938), trad. D. Souche-Dagues, PUF, Paris 1970, § 4, p. 21 [12], cf. aussi le § 16 de Logique formelle et logique transcendantale, ou la question de l'évidence est systématiquement mis en rapport avec la clarté et de la distinction (E. Husserl, Logique formelle et logique transcendantale (1929), trad. S. Bachelard, PUF, Paris 1957, pp.79-89; [49-56]).

25

inadéquates et « unilatérales ». C'est la règle pour toute essence se rapportant a l’ordre des choses (auf Dingliches), en tenant compte de toutes les composantes eidétiques de l'extension ou de la matérialise […] la forme spatiale de la chose physique ne peut par principe se donner que dans de simples esquisses (Abschattungen). 10

Non seulement la pureté ou l’originarité de la vision n'est pas affecté par l’inadéquation

(qui est clairement séparé, en phénoménologie, de la mesure rationaliste classique de la

clarté et de la distinction), c'est même la seule manière pour la région chose (auf

Dingliches) que de se donner dans l'inadéquation (voir l’objet, c’est toujours en voir

qu’une partie, autrement dit : le voir inadéquatement). La chose se donne a travers les

Abschattungen et jamais autrement.

B. Conscience et vécu : la région d’apodicticité phénoménologique La phénoménologie telle qu'elle est pratiquée dans les Idées commence dans l’activation

du double principe méthodologique : réduction et donation.11 Principe de méthode, car il

prépare et opère la « conversion phénoménologique du regard ». La réduction

phénoménologique − ou l’épochè comme reprise radicalisée du doute cartésien12 −

consiste pour Husserl dans une « altération radicale de la thèse naturelle » :

…la thèse subit une modification: tandis qu'elle demeure en elle-même ce qu'elle est, nous la mettons pour ainsi dire « hors de jeu » [ausser Aktion], « hors circuit », « entre parenthèses ».13

10 E. Husserl, Idées I, § 3, pp.20-21, [10] 11Selon le principe déjà établit en 1907, dans L’idée de la phénoménologie, « …aussi loin s’étends l’évidence véritable [c'est-à-dire celle conquis après la réduction phénoménologique], aussi loin s’étends la donnée. » (E. Husserl, L’idée de la phénoménologie – Cinq leçons (1907), trad. par A. Lowit, PUF, Paris 1970, « Leçon V », p. 99 [73]) 12 Pour une étude approfondie de cette question, cf. A. Lowit, « L’« épochè » de Husserl et le doute de Descartes », in: Revue de Métaphysique et de morale, No. 4 (1957), PUF, Paris 1957; Cf. aussi, en ce qui concerne le rapport de Husserl a Descartes, le livre classique de G. Berger, Le cogito dans la philosophie de Husserl (Aubier, Paris 1941). 13 E. Husserl, Idées I, §31, p. 98-99, [54]

26

L’épochè − mise entre parenthèses de la position d'existence, du niveau thétique de

l’objet, ou, ce qui revient au même, de la valeur du monde14 − est a même de révéler

l’évidence, ce qui est « inébranlable » dans la thèse :

Par rapport a chaque thèse nous pouvons, avec une entière liberté, opérer cette εποχή originale, c'est-à-dire une certaine suspension du jugement qui se compose avec une persuasion de la vérité qui demeure inébranlée, voire même inébranlable si elle est évidente. 15

L’épochè est une prise de conscience : re-prise de l’intuition au compte de la

conscience16, qui est l’accès même au vrai, dans la mesure où le vrai, la vérité, est

porteuse d’évidence, est marqué par l’évidence. La vérité demeure in-ébranlée dans

l'épochè « si elle est évidente », écrit Husserl. Conditionnel qui convoque le deuxième

principe méthodique, à savoir: la donation dans l’intuition − ou la « conscience donatrice

originaire sous toutes ces formes » −, comme source de droit ultime pour toute

affirmation rationnelle (§ 19 des Idées). La centralité de l’intuition pour la

phénoménologie tient au fait que le discours sur l’intuition est le seul à pouvoir procurer

une véritable base, un lieu d’apodicticité absolu, car, comme l’écrit Ricœur, « il est lui-

même issue de l'intuition »17. Eriger en principe l’intuition, c’est renouer avec le

cartésianisme (celui de l’ego sum comme intuition immédiate, et comme mesure de

l’évidence de ce qui est claire et distinct)18, tout en radicalisant le geste : ne prendre pour

certain que ce qui se donne (selon les règles méthodiques de l’épochè) et tel qu’il se

14 Husserl écrit: « … ce monde maintenant n'a plus pour nous de valeur; il nous faut le mettre entre parenthèses pour l'attester, mais aussi sans le contester. » (E. Husserl, Idées I, § 32, p. 104 [57]) 15 E. Husserl, Idées I, § 32, pp. 100-101, [55] 16 En note, Ricœur remarque: « En ce sens, l'εποχή ne suspend pas l'intuition mais une croyance spécifique qui s'y mêle et fait que la conscience est prise dans l'intuition. » (E. Husserl, Idées I, p. 101, note 4) 17 Toute la question sera de savoir à quel point ce discours issu de l'intuition est capable de fonder. Autrement dit, dans quelle mesure le discours sur l'intuition n'est pas vouée a se retourne contre lui-même, mettant en scène l'impossibilité d’articuler la conscience comme fondement (ou comme « ce qui fonde ») a l'absolu. 18 Cf. R. Descartes, Méditations Métaphysiques touchant la Première Philosophie, Quadrige-PUF, Paris 1988, pp. 52-53

27

donne a la conscience dans une intuition immédiate, sans inférer quoi que ce soit sur

l’existence de la chose, sur son être, ou sur les relations de causalité desquelles il

semblerait dépendre.19 Réduction et donation mettent en scène un double geste : l’épochè

comme mouvement de retrait (négatif, dubitatif, critique), et la donation dans l’intuition

comme mouvement d’accès immédiat a l’évidence, seule garante de la vérité.

L'épochè permet un accès immédiat à la vérité : « …la vérité demeure inébranlée,

voire même inébranlable si elle est évidente ».20 La phénoménologie, dans sa motivation

profonde, promet en définitive un fondement d’une apodicticité absolue. Or la nouveauté

de Husserl est que l’absolu n’est atteint que par la conscience, qu’il est relatif a la

conscience, sans pourtant être un absolu-relatif. Ce n’est que dans l’immanence de la

conscience que se donne l’absolu, et non dans le donné transcendant (sur lequel, a

proprement parler, je ne puis me prononcer car en tant que tel, il ne me donne rien).

Différence qu’au § 44, Husserl thématise sous l’alternative entre « l'être purement

phénoménal du transcendant » (entendre ici phénoménal dans le sens de relatif) et « l’être

19 La critique de Husserl a l’égard de Descartes repose sur la mécompréhension de la part de Descartes du sens et de l’envergure de l’épochè (critique qu’on retrouve tout au long de l’œuvre). Nous renvoyons à la formulation telle qu’elle apparaît dans les Méditations cartésiennes, ou Husserl démontre comment cette mécompréhension empêche Descartes d’atteindre à la pureté phénoménologique (a son « orientation transcendatale »), a cause du présupposé causal auquel il reste attaché (Cf. E. Husserl, Méditations Cartésiennes. Introduction a la phénoménologie (1929), trad G. Peiffer et E. Lévinas [1931], Vrin, Paris 1992, § 10, pp. 50-52); c’est la même mécompréhension qui fera que Descartes, selon le Husserl de La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, maintient a propos du cogito une position ambiguë : il est interprété soit comme psyché (définition psychologiste du cogito), soit comme âme (définition métaphysique du cogito) (E. Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (1935-1936), trad. G. Granel, Gallimard, Paris 1976, § 17-20 ; Cf. encore a ce propos l’article de Tran Duc Tau, « Les origines de la réduction phénoménologique chez Husserl », in : Deucalion No. 3, Ed. de la Baconnière, Neuchâtel 1950, p. 136 ff.). 20 Husserl suppose ici acquis un des résultats théorique des Recherches logiques, qui a trait au rapport intime entre vérité et évidence, rapport qui se noue dans la notion de vécu (Erlebnis): « L’évidence n’est au contraire rien d’autre que le « vécu » de la vérité. », écrit Husserl (E. Husserl, Recherches logiques I (1900), trad. H. Elie, A.L. Kelkel et R. Schérer, PUF, Paris 1959, p. 209), ou encore, « … ce qui est vécu comme vrai est aussi vrai absolument, ne peut pas être faux. » (Ibid., p.211). Pour une étude sur ces questions, cf. Alphonse de Waehlens, Phénoménologie et vérité. Evolution de la notion de vérité chez Husserl et Heidegger, PUF, Paris 1953. Nous traiterons de ce sujet dans le prochain chapitre de ce travail, lorsque nous interrogerons de plus près les Recherches logiques.

28

absolu de l'immanent ». Ce qui permet la distinction n’est autre que l’écart entre ce qui se

donne dans l’inadéquation médiate de l’esquisse, et ce qui se donne dans l’adéquation

immédiate et indubitable : « L'essence des données immanentes, écrit Husserl, implique

qu'elles donnent un absolu qui ne peut nullement se figurer et s'esquisser par faces

successives »21. Ce qui distingue les données immanentes, c’est qu’elles ne se donnent

pas par Abschattung. Le donné immanent – en tant que donné immanent, et non pas en

tant que renvoyant a autre chose – demeure dans sa stricte adéquation d’avec la

conscience. La conscience phénoménologique est conscience non esquissée du donné

immanent. La conscience a ainsi rapport à l’apodicticité, elle est rapport apodictique au

phénomène.

On peut à présent mesurer l’importance de la distinction entre le médiat-esquissé,

et l'immédiat-absolu. Il est question d'une différence phénoménologique entre l'être

purement phénoménal du donné transcendant, et de l’être absolu du donné immanent.22

L’absolu réside dans la nature même de la perception, quelle qu'elle soit : théorique,

axiologique, judicative,… Dans la perception, le perçu se donne de manière immédiate,

tel qu’il ne peut se donner autrement. Il en suit que la donation du fait dans la perception

dépasse, en vertu de son être-objet-de-la-perception (il est objet intentionnel, un

noemata), la contingence du fait : « Toute chose donnée corporellement, écrit Husserl,

peut également ne pas être; nul vécu donnée corporellement n'a la possibilité de ne pas

être également: tel est la loi d'essence qui définit et cette nécessite et cette

21 E. Husserl, Idées I, § 44, p. 144 [82] 22 Cette différence ontologique est attestée tout au long des Idées. Cf. par exemple le passage qui suit, qui signe l'ouverture du « champ fondamental de la phénoménologie »: « Ainsi est inversé le sens usuel de l'expression être. L'être qui pour nous est premier, en soi est second, c'est-à-dire que ce qu'il est, il ne l'est que par rapport au premier… son titre d'essence [de la réalité] est celui de quelque chose qui par principe est seulement intentionnel, seulement connu, représenté de façon consciente, et apparaissant. » (E. Husserl, Idées I, § 50, pp.164-165 [93-94]); (Cf. encore a ce propos, R. Sokolowski, The formation of Husserl's concept of constitution, Martinus Nijhoff, The Hague 1964, pp. 123-124 et pp. 185-190).

29

contingence. »23 La notion qui résume cette qualité de la conscience chez Husserl est la

notion d’Erlebnis, le « vécu »: le rapport entre perception et perçu n'est pas a son tour une

perception (même s'il peut le devenir), mais un vécu. Dans sa formulation la plus dense,

cette proposition s’énonce ainsi : « Un vécu ne se donne pas par esquisses ».24 La

distinction entre le vécu et l’esquissé, comme le note Ricœur, permettra a Husserl

d’opérer une distinction entre la perception (douteuse) et la réflexion (indubitable)25.

Avant de passer à la différence entre perception et réflexion, essayons de mieux

comprendre le rapport entre l’esquisse et le vécu. Nous avons vu que la chose se donnait

par esquisses. Husserl en formule une loi d'essence :

En vertu d'une nécessite eidétique, une conscience empirique de la même chose perçue sous "toutes ces faces", et qui se confirme continuellement en elle-même de manière a ne former qu'une unique perception, comporte un système complexe formé par un divers ininterrompu d'apparences et d'esquisses; dans ces divers viennent s'esquisser eux-mêmes (sich abschatten), a travers une continuité déterminée, tous les moments de l'objet qui s'offrent dans la perception avec le caractère de se donner soi même corporellement.26

Par « nécessite eidétique » (Wesensnotwendigkeit), la chose – se donnant corporellement

– se donne par esquisses. La table ne peut être « vu », « visée », que a fur et a mesure que

je tourne autour d'elle. Ou bien, pour reprendre le langage logique tel qu’il est élaboré

dans la première partie des Idées, elle ne se donne que dans l' « inadéquation ». Au lieu

d'une saisie immédiate de la table dans son entier, j'en ai une saisie successive

(succession temporelle et spatiale), qui n’accédera a sa pleine conscience − la conscience

d’une seule et même chose − qu’en vertu d’une autre qualité inscrite dans l’essence des

appréhensions, et qui consiste en la fusion en une unité d’appréhension du divers du

23 E. Husserl, Idées I, § 46, p. 151 [86] 24 Ibid., § 42, p. 137 [77] 25 Ibid., p. 137, note 1 26 Ibid., p. 132-133 [74]

30

perçu, la « synthèse d'identification » décrite au § 41 des Idées27. Or l’analyse

phénoménologique découvre encore autre chose: s’il est vrai que la chose se donne dans

un vécu, le vécu, à son tour, procède d’un mode d’être différent de celui de la chose. S’il

est vrai que l'esquissé est vécue, le vécu à son tour n’est pas esquissé. Alors que

l’esquisse, en tant qu’apparaître, en tant qu’appréhension d'une face de l’objet, d’un

« coté » de la chose, s’appréhende par le vécu – est un vécu, dira Husserl – le vécu a son

tour entretient un rapport d’immanence avec lui-même : son mode d’être est une

proximité immédiate de la conscience a la conscience du perçu.

L'esquisse est du vécu. Or le vécu n'est possible que comme vécu et non comme spatial. Ce qui est esquissé n'est possible par principe que comme spatial (il est précisément par essence spatial) et n'est pas possible comme vécu.28

Un peu plus loin, Husserl affine la distinction:

Le vécu, disons-nous, ne se donne pas par figuration. Cela implique que la perception du vécu est la vision simple de quelque chose qui dans la perception est donné (ou peut se donner) en tant qu’ «absolu », et non en tant que l'aspect identique qui se dégage des modes d’apparaître par esquisses. 29

La distinction entre vécu et esquisse permet de dégager la région conscience comme

essentiellement distincte d'autres régions : le mode de donation du vécu diffère

essentiellement du mode de donation de la chose (par esquisse). Il est question d'une

« distinction de principe dans la façon dont l’un et l’autre se donnent »30, écrit Husserl.

Ainsi se trouvent séparés la région conscience de la région monde. La sphère du vécu,

caractérisant la région conscience, sera la seule à pouvoir procurer l’apodicticité désirée

27 Voir aussi a ce propos, E. Husserl, Méditations Cartésiennes, op. cit. § 17-18, p. 74 ff. 28 E. Husserl, Idées I, § 41, p. 134 [77-76] 29 Ibid., § 44, p. 143 [81] 30 Ibid., § 42, p. 136 [77]

31

par la phénoménologie.31 C’est à cette région que devra donc se tenir toute eidétique de la

conscience. Sans oublier ce qui permet la délimitation elle-même: la distinction entre

Abschattung et Erlebnis.

C. Le vécu : sphère de position absolue

Le geste original des Idées consistera à pointer dans l’ego transcendantal un « résidu

phénoménologique » inaffecté pas le mondain et « irréductible » :

… la conscience a en elle-même un être propre qui, dans son absolue spécificité eidétique, n'est pas affecté par l'exclusion phénoménologique. Ainsi, elle subsiste comme « résidu phénoménologique » et constitue une région de l’être originale par principe, et qui peut devenir en fait le champ d'application d’une nouvelle science – bref de la phénoménologie.32

Répondant à la quête du fondement, l’ego détermine le nouveau terrain d’application de

la phénoménologie, et cela de manière plus fondamentale que la fondation dans la simple

conscience. Il nous faut interroger le geste proprement husserlien consistant à ériger l'ego

transcendantal en principe plus fondamentale que la conscience, et faire de son domaine

propre le lieu de l'interrogation phénoménologique par excellence. Pour cela,

introduisons nous dans ce qui fait le propre de la conscience, et ce qui lui vaut, en régime

phénoménologique, son caractère absolu : le vécu, « sphère de position absolue »33.

Posons une question simple : qu’est ce qu’un vécu? Derrière la simplicité de la

question se cache une intrigue phénoménologique déterminante, qui concerne au plus

haut point notre recherche. Car la réponse de Husserl est complexe. Notons avant tout

que, dés qu’il est question de qualifier le vécu, d’expliciter la notion de vécu, Husserl

31 Car si l’inadéquation n'enfreint en rien l'évidence (ne caractérisant qu'un mode de donation), l'objet qui se donne ne peut servir de fondement. Autrement dit: l'objectité n’est pas fondateur, car constitué. Cf. encore a ce sujet, E. Fink, "Les concepts opératoires dans la phénoménologie de Husserl", in: Husserl, Cahiers de Royaumont, Philosophie, No. III, Paris, Minuit, 1959 32 E. Husserl, Idées I, § 33, pp. 107-108 [59] 33 Ibid., § 46, p. 150 [86]

32

invoque le thème du flux du vécu, qui correspond, pour Husserl, a la conscience elle

même. Le « flux du vécu » est la définition « large » de la conscience : « Comme nous

pouvons prendre ici le mot conscience en un sens aussi large que nous voulons, qui

finalement coïncide avec le concept de vécu, ce qui est en question c’est le statut

eidétique propre du flux du vécu avec toutes ces composantes ».34 Husserl commence par

associer conscience et vécu, pour finir par mettre en accord la notion de conscience et le

« flux du vécu ».35 Et tout au long des études consacrées a la conscience, ce sera toujours

la notion de flux qui décrira la manière pour la conscience de « se vivre », d’« être » : la

conscience se vit comme « flux du vécu ». Or la notion de « vécu pur » n’est pas celle de

« flux du vécu », et leur rapport ne va pas de soi : entre l’un et l’autre, il faut reconnaître

une différence, une relation d’hétérogénéité, qui fait la nature même de la distinction

entre la pureté du vécu ponctuel, et le flux du vécu, le vécu dans sa « durée ». Pour

l’analyse phénoménologique, le vécu pur ne correspond pas purement et simplement au

flux du vécu, c’est-à-dire à la conscience. Celle-ci – en tant que conscience – ne peut que

viser le vécu. Elle n’existe le vécu que moyennant un déplacement du regard, qui n’est

autre que l’attitude réflexive. Si la conscience est vécu comme rapport au monde (en ce

sens, flux du vécu), elle doit, pour interroger le vécu lui même, et pour atteindre le niveau

de pureté exigée par la description phénoménologique, adopter une position

34 Ibid., § 39, p. 125 [70] 35 Coïncidence qui est essentielle pour fixer le statut de la conscience: c'est en vertu de la "coïncidence" entre la conscience et le flux du vécu, que la conscience pourra être dite absolue, nul être réel-mondain ne pouvant l'affecter dans son être. Que le monde existe ou non, qu'il soit anéantit ou non, la conscience comme flux du vécu, la conscience comme actualité, ne s'y verra pas changé: « Par conséquent nul être réel… n'est nécessaire pour l'être de la conscience même (entendue en son sens le plus vaste de flux de vécu). L'être immanent est donc indubitablement un être absolu, en ce sens que par principe nulle "re" indigent ad existendum. D'autre part le monde des "res" transcendantes se réfère entièrement à une conscience, non point à une conscience conçue logiquement mais à une conscience actuelle."(Ibid., § 49, pp. 161-162 [92]).

33

contemplative – ou réflexive – par rapport a ces contenus mêmes. Voici comment Husserl

le décrit:

Considérons les vécus de conscience, avec toute la plénitude concrète selon laquelle ils s’insèrent dans leur contexte concret – le flux du vécu – et s’y adjoignent en vertu de leur propre essence. Il devient alors évident que dans ce flux chaque vécu que le regard de la réflexion peut atteindre a une essence propre que l'intuition a pour tache de saisir, un « contenu » qui peut être considérée en soi même et selon sa spécificité.36

Le « flux du vécu » est un composite de vécus, vécu par la conscience, et que cette même

conscience, par exercice réflexive, peut atteindre et contempler « en soi même et selon sa

spécificité ». Le vécu pur est ainsi atteint indirectement par la conscience: le temps de la

réflexion, qui est en régime phénoménologique le temps de l’épochè lui-même (la

conversion du regard), lui est indispensable, altérant la pureté du vécu (son immédiateté,

son « instantanéité »). La conscience est toujours en retard par rapport au vécu pur. Le

mouvement réflexif altère la conscience comme vécu. Husserl, pointant le rapport au

vécu absolu a travers la différence entre l'attitude psychologique et l'attitude

phénoménologique, décrit ainsi cette altération : « …par réflexion et par exclusion des

positions transcendantes le regard se tourne vers la conscience pure absolue et découvre

alors l’aperception propre aux états de conscience appliquée désormais a un vécu

absolu… »37.

Pour atteindre la sphère du « vécu absolu », il faut un double mouvement: réflexif

et réducteur, ou plutôt : réflexif-réducteur (« exclusion des positions transcendantes »).

La conscience – flux du vécu – se révèle ainsi n’ayant de rapport au vécu absolu que

moyennant la dis-traction d'un temps (ce que le terme de flux énonce bien): celui

précisément de la réflexion. Temporalité et réflexivité se mêlent ainsi à l'analyse de la

36 Ibid., § 34, p. 111 [p. 61] 37 Ibid., § 53, p. 180 [104]

34

conscience – à son eidétique – de façon intime. Or elle s’en mêlent pour la compliquer :

en effet, si la différence fondamentale entre la région conscience et la région chose réside

dans la différence entre l'absolu de l'Erlebnis et le médiat de l'Abschattung, et que

l’Erlebnis n’est atteint par la conscience qu’a travers un temps (le temps de la réflexion,

qui est le temps de la réduction), il est nécessaire d’interroger la légitimité de

l'apodicticité a laquelle prétend la conscience, et qui tient a l’ « absolu » dont elle se

réclame en vertu de son rapport immédiat (comme Erlebnis) a son être et aux objets. Ou

pour le formuler autrement, la question serait de savoir si la conscience vécu est

conscience (intentionnelle) d’un Erlebnis, ou si, objet de la conscience, l’Erlebnis, par

une loi d'essence informulée, se transforme nécessairement en son autre (un objet, saisit

désormais a travers des esquisses non pas spatiales (comme la chose), mais

temporelles38). Réduite à son minimum, la question qu’on pose est enfin: la conscience

peut elle se vivre (comme conscience, consciemment)? C’est à cet horizon interrogatif

que nous convoque la pensée husserlienne39. C’est a partir de ce point que nous

proposons de nous introduire dans le chapitre clef des Idées en ce qui concerne la

question de la subjectivité, a savoir le chapitre II de la troisième section, intitulé : « Les

structures générales de la conscience pure ».

38 L'idée d'une Abschattung temporelle n'est pas très commune dans l'écriture de Husserl. Elle revient au moins une fois, à un stade très précoce ou la théorie de la temporalité est loin d'être accomplie. Il s'agit d'un passage au § 6 de la Vème Recherche logique, ou Husserl écrit: « Chaque instant de ce temps se présente a travers l'esquisse (Abschattung) pour ainsi dire qu'en offrent continuellement des 'sensations de temps' ». Nous étudierons ces passages sur le temps dans les Recherches logiques au chapitre suivant. 39 Cette problématique fait déjà l’objet des Recherches logiques, et notamment au § 8 de la Vème Recherche, lorsque Husserl traite de la relation de la conscience au moi: « …tout ce par quoi nous pourrions tenter de décrire le moi ou la relation au moi ne pourrait jamais être tiré que du contenu de la conscience, et, par conséquent, ne saurait atteindre le moi lui même ni la relation au moi. Autrement dit: toute représentation que nous pourrions nous faire du moi ferait de lui un objet. » (E. Husserl, Recherches logiques, Recherche V, op. cit. § 8, p. 160 [360]). Nous aurons à revenir sur ce moment de la pensée husserlienne ultérieurement, lorsque nous traiterons plus amplement des Recherches logiques et de la doctrine de la « subjectivité absolue » des Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps.

35

a\ la conscience et la réflexion

Le parcours que nous allons emprunter est celui qui mène de la question de la réflexion

(traitée aux § 77-§78 des Idées), a celle du temps (§81-§83) et de celle du temps, a celle

du « je » traité a partir de l'intentionnalité (§ 80) Ce parcours nous permettra de revenir au

fameux § 57 des Idées, ou l'irréductibilité de l’ego est posé, et ou, de fait, Husserl

formule le transcendantalisme idéaliste de la phénoménologie.

Avant de suivre le chemin qui mène Husserl a la découverte du je, de l’Ego, en

guise d’avant propos, rappelons un point important, acquis par les Idées, et qui a trait au

rapport de la conscience a la subjectivité : en tant qu’arrachée au monde (réflexion

purifiée de tout psychologisme), en tant qu’opérant la réduction, la conscience

husserlienne est une « conscience impersonnelle ». Mieux: pour atteindre son pur

domaine d’apodicticité, la conscience doit se débarrasser du Je (empirique et

psychologique). Au § 54, Husserl, tirant toutes les conséquences des analyses ultérieures

et de la pratique de l'épochè, écrit :

Il est certain qu'on peut penser une conscience sans corps et, aussi paradoxal que cela paraisse, sans âme (seelenloses), une conscience non personnelle (nicht personales Bewuβtsein), c'est-à-dire un flux vécu ou ne se constitueraient pas les unîtes intentionnelles empiriques qui se nomment corps, âme, sujet personnel empirique, et ou tout ces concepts empiriques, y compris par conséquent celui du vécu au sens psychologique (en tant que vécu d'une personne, d'un moi anime) perdraient tout point d'appui et en tout cas toute validité.40

Pour Husserl, la conscience purifiée est incorporelle, inanimée, et non-subjectifiée. Du

moins, elle peut l'être. On pourrait imaginer – l'imagination (Fantasie) étant l'activité

théorique par excellence pour l'élucidation de toute eidétique (cf. la fameuse variation

40 E. Husserl, Idées I, § 54, p. 182 [105]; Dans la prochaine partie de ce travail, nous étudierons dans le détail la critique de Sartre de l'ego husserlien. L'analyse de Sartre, reposant essentiellement sur le § 57 des Idées, semble faire l'impasse sur l'hypothèse d'une conscience impersonnelle formulée dans les Idées. Or non seulement l'idée d'une transcendance de l'ego est connue de Husserl, mais elle a été pensée par lui avant la doctrine de l’ego transcendantal. Contre Natorp, l’idée d’une conscience égotique est critiquée par Husserl dans les Recherches logiques. Cette problématique va faire l’objet de notre prochain chapitre.

36

imaginaire exposé au §4 des Idées) – un flux vécu qui ne serait pas constitutif d'un corps,

d'une âme, ou d'un sujet personnel. Autrement dit : les notions de corps, d'âme, ou de

sujet, sont constituées et non constitutifs. Ils n'appartiennent pas à proprement parler à la

conscience, au « flux vécu ». Ils sont des unités intentionnelles empiriques. Husserl

poursuit:

Toutes les unités empiriques, y compris les vécus psychologiques, jouent le rôle d'index (Indices) a l'égard des enchaînements absolus du vécu présentant une configuration eidétique distinctive, a cote de laquelle précisément d'autres configurations sont encore pensables; toutes sont dans le même sens transcendants, purement relatives, contingentes.41

Du point de vue de l'eidétique de la conscience : « transcendance du sujet l'ego », pour

paraphraser Sartre. Le « vécu empirique » (psychologique : attribué a un ego, a un sujet),

est distinct du « vécu absolu » (phénoménologique : attribué a une conscience). Celui-ci

constitue celui la, sans en dépendre, marquant une limite stricte entre le nécessaire (le

vécu absolu) et le contingent (les unités empiriques). Ce point est important, car il nous

imposera, dans la suite, non seulement de mesurer la distance entre le sujet (unité

empirique, composée de vécus psychologiques) et l’ego – ou plutôt de surveiller la

distinction entre ego empirique (transcendant) et ego transcendantal (immanent, ou,

comme on le verra, "transcendance au sein de l'immanence" (§ 57)) – mais aussi, et

surtout, de comprendre la nature même de l’ego (flux de vécu (absolu), ou vécu absolu?),

et son rôle pour la description et l'élucidation de l'essence de la conscience. Ce n'est qu'a

l’aune de ce constat théorique que pourra être mesurée l'originalité et la problématique de

la décision phénoménologique des Idées relativement a la question de la subjectivité, a la

question du statut de l’Ego.42

41 Ibid., § 54, p. 182 [105] 42 Notons que, déjà dans l’Idée de la phénoménologie – et plus radicalement peut-être – l’idée du moi est mise hors circuit : « Mais je peut aussi, pendant que je perçois, porter sur la perception le regard d’une pure

37

Husserl distingue entre le « vécu pur » (qui, contrairement à l'Abschattung, est marqué du

sceau de l'absolu), et le « flux du vécu ». Notre question est simple: si le vécu pur n'est

atteint par la conscience (flux de vécu) que grâce a un acte réflexif sur ce même vécu,

c'est-à-dire par une nouvelle cogitatio (acte intentionnel et temporel; temporalisation de

la conscience, qui est le temps même de la réduction), peut on encore dire que la

conscience, en tant que conscience intentionnelle, accède au vécu pur?43 Le vécu pur peut

il se donner a la conscience, sans pour autant être altéré par cette même conscience?

Autrement dit: le vécu pur se donne t'il? Pour aborder cette question, il est nécessaire de

se pencher sur le thème de la réflexion tel qu’il est traité par Husserl.

Notons tout d'abord la place systématique qu’occupe ce thème à l’intérieur des

Idées. La question de la réflexion est abordée aux § 77 et 78, et ils forment la première

articulation de l'étude husserlienne de la conscience pure. La réflexion y est dite propriété

fondamentale de la sphère du vécu. Husserl nous suggère que pour comprendre le vécu, il

faut se tourner vers la réflexion. Pour saisir la manière dont le vécu est appréhendé, il faut

suivre la tournure qu’opère la réflexion sur la conscience.

Les descriptions entreprises dans ces paragraphes reprennent, tout en leur

appliquant la méthode phénoménologique, les analyses logiques de la réflexion telle

vue : sur la perception elle-même telle qu’elle est la, et laisser le rapport du moi de coté, ou en faire abstraction : alors la perception saisie et délimitée dans une telle vue est une perception absolue, dépourvue de toute transcendance, donnée comme phénomène pur au sens de la phénoménologie » (E. Husserl, L’idée de la phénoménologie, op.cit. Leçon 3, p. 69 [44]). 43 Nous rejoignons ainsi, par d'autres voies, la question que pose Derrida au Husserl des Recherches logiques et des Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, dans La voix et le phénomène, sur la ponctualité du temps et sur l'étalement temporelle du vécu (cf. J. Derrida, La voix et le phénomène, PUF-quadrige, Paris 1967, chap. 5). Selon nous les Idées procèdent d’un approfondissement du même problème, que le transcendantalisme husselien tente de résoudre.

38

qu’ils apparaissent au § 38 et au § 45.44 L’analyse commence par une reprise des

descriptions pré-phénoménologique, en distinguant entre l’Erlebnis en tant que tel (le

vécu en tant que vécu par un moi), et le vécu appréhendée par la conscience: « Tout moi

vit ses propres vécus », écrit Husserl, « cela ne veut pas dire: il les tient ‘sous son

regard’ ».45 Si le vécu, dans son mode de donation immédiate, n’est pas contemplé du

regard, il peut l’être, en vertu d'une possibilité idéale. Or ce regard transforme le vécu en

objet : « une réflexion du moi se dirige sur lui, il devient un objet pour le moi »46. Mais la

réflexion, qui est un regard dirigé sur le vécu, n'est pas ce vécu, mais un nouveau vécu,

qui, à son tour, peut être contemplé (ré-flechit) de la même manière, et cela à l'infini.

Husserl formule cette généralité principielle ainsi:

Les opérations réflexives sont a leur tour des vécus et peuvent comme telles servir de substrats pour de nouvelles réflexions, et ainsi a l'infini, selon une généralité fondée dans le principe.47

Il existe un écart entre la réflexion sur le vécu – opération d'un moi, dont l’essence doit

être interrogée (comment distinguer ce moi du moi psychologico-empirique? Pourquoi

l'acte de réflexion nécessite-t-il un moi? Quel est le mode d'être de ce moi, s'il est distinct

de la conscience, sans pour autant le transcender (il n'est pas constitué par la

conscience)?) – et le vécu comme réflexion. Ecart qui fait que le rapport de vécu et de

réflexion est récurrent a l’infini : toute réflexion est un vécu sur lequel le moi peut activer

44 Analyses qui, dans ces chapitres, n’accèdent pas encore au domaine proprement phénoménologique, mais qui préparent a proprement parler le terrain pour la réduction. Husserl s’en explique dans Idées I, § 77, p. 247 [144]. 45Ibid., § 77, p. 247 [145] 46Ibid. 47Ibid.

39

une cogitation réflexive, qui a son tour est un vécu, etc. Le moi réflexif s’avère ainsi sans

fond, tout en étant fondement, car il opère le seul acte qui a trait au vécu pur48.

Le vécu, réellement vécu a un certain moment, se donne, a l'instant ou il tombe nouvellement sous le regard de la réflexion, comme véritablement vécu, comme existant "maintenant"; ce n'est pas tout ; il se donne aussi comme quelque chose qui vient justement d'exister (als soeben gewesen seiend) et, dans la mesure ou il était non regarde, il se donne précisément comme tel, comme ayant existe sans être réfléchi.49

Le vécu se donne comme « ayant existé sans être réfléchi ». L'analyse s'ouvre ici sur une

question fondamentale : comment penser un rapport au vécu comme tel, sans que ce

dernier soit altéré par la conscience? Si le vécu est toujours en avance sur la conscience

réflexive (il vient justement d'exister), comment penser une conscience consciente d’elle-

même, c'est-à-dire une conscience dont le vécu ne constitue pas uniquement l’objet, mais

forme déjà l’accès immédiat à son propre être? Et enfin, peut-on rigoureusement parler

d'une conscience se vivant comme conscience? Le vécu de conscience ne serait il pas

plutôt destine à n’être que sur le monde de l'in-conçu, de l'in-conscience, non pas dans le

sens psychologique du terme – ce qui serait un pure contre-sens – mais dans le sens

précisément qu’il n’y a pas de vécu conscient de la conscience?

Husserl sait l'importance de ces questions. C'est pourquoi il insiste sur le rôle

essentiel de l'analyse de la réflexion pour l'eidétique de la conscience : « …dans

l'élaboration d'une phénoménologie générale et la recherche de l'évidence

méthodologique qui lui est absolument indispensable, ces analyses ont valeur de

fondement »50. Plus loin, le thème de la réflexion est dit être « …le thème central d'un

48 Cette question sera traitée plus tard, quand nous analyserons le § 80 (La relation des Vécus au moi pur), ou Husserl s'interroge sur la possibilité pour le moi pur d'être "décrit", et les problèmes de constitution que pose le moi pur à la conscience. 49 Ibid., § 77, pp. 247-248 [145] 50 Ibid., § 77, p. 251 [147]

40

chapitre capital de la phénoménologie »51, ayant « une signification méthodologique

fondamentale »52. Nous sommes au cœur du problème: la réflexion est dite atteindre le

vécu pur, or elle ne peut le faire que moyennant une distraction du temps et une opération

de recul. Le vécu ne se donnerait pas dans l'immédiateté. L'immédiat serait en deca de la

conscience, pré-conscience.53

Husserl nous propose une description phénoménologique de cette intrigue.

Analysant le sentiment de joie, il découvre le regard réflexif comme dérangeant le cours

des choses, comme altérant le vécu: « …le sentiment agréable qui s'attachait à son

développement en est essentiellement atteint par contre coup (mitbetroffen) ».54 Il y a une

différence essentielle entre la « …joie vécue, mais non regardée, et la joie

regardée… ».55 Il s'agit du passage de l'implicite a l'explicite, ou de la conscience non-

réfléchie a la conscience réflexive. Seulement dans le passage de l'un à l'autre, s'opère

une modification essentielle, qui caractérise le mode de donation propre au vécu

immédiat. Le vécu immédiat ne se donne qu'après modification: « On peut parler ici de

modification, dans la mesure ou toute réflexion procède essentiellement de certains

changements d'attitude qui font subir une certaine transmutation au vécu préalablement

51 Ibid., § 78, p. 252 [147] 52 Ibid., § 78, p. 253 [148] 53 Répétons qu’il n’est pas question pour nous, avec cette notion, d’imputer aux résultats des analyses phénoménologiques quelques retombés dans le psychologisme. Nous tentons simplement de suggérer qu’a suivre les analyses husserliennes, le vécu, comme l'instant, doivent être dits « précéder » la conscience, ils doivent être pré-conscience, dans le sens que Sartre, dans L’Etre et le néant, forgera l'expression de « conscience non positionnelle de soi » (« La conscience de soi n'est pas couple. Il faut, si nous voulons éviter la régression à l'infini, qu'elle soit rapport immédiat et non-cognitif de soi à soi » (Cf. J.P. Sartre, L’Etre et le néant – essai d’ontologie phénoménologique (1943), Tel-Gallimard, Paris 1995, p. 19).) Nous analyserons ce choix dans la prochaine partie de ce travail. Il nous aidera à comprendre le geste de Sartre comme ayant trait au nœud même de la problématique husserlienne de la conscience. Notons encore que, même si elle n'est pas analysée en tant que telle, la notion de "conscience non réfléchie" n'est pas totalement étrangère au Husserl des Idées (parfois elle est nomme « conscience implicite » ou « potentiellement thétique » (Cf. Husserl, Idées I, § 35, § 77, et § 117). 54 E. Husserl, Idées I, § 77, pp. 249-250 [146]; voir aussi les analyses du § 45 a ce propos. 55 Ibid., § 77, p. 250 [146]

41

donne, ou au datum de vécu jusque-là non réfléchi ; ils deviennent ainsi des modes de la

conscience réfléchie »56; « c'est une loi d'essence que tout vécu puisse être soumis a des

modifications réflexives… ».57 Notons qu'en vertu de cette modification, le vécu

immédiat se donne autrement que lui-même: il se donne comme médiatisé (par la

conscience réflexive), ou, pour le dire dans les termes logiques, comme inadéquat a lui-

même (car ne se donnant plus qu'a travers une nouvelle cogitatio). Cette inadéquation,

désormais, n'est plus spatiale – comme s'en est le cas dans la région chose, ou les objets

se donnent par Abschattungen – mais temporelle58.

On comprend ainsi pourquoi l'analyse du temps se noue au § 78 a celle du vécu et

de la réflexion de manière intime. La réflexion y est décrite comme distraction de la

conscience, comme conscience se tournant sur elle-même (c'est-à-dire sur ces vécus), et

ainsi, comme conscience essentiellement temporelle. C’est donc vers la question du

temps qu’il faut nous tourner pour poursuivre la recherche.

b/ La conscience comme temps et le temps de la conscience

Comprendre la temporalité de la conscience, c'est, avant tout, comprendre la temporalité

du vécu. Or celle-ci est complexe. Avant tout, le vécu n'est pas l'instant. C’est ce que

nous enseigne l'analyse phénoménologique: il y a une épaisseur temporelle qui

caractérise le vécu, et qui excède la pure ponctualité de l'instant (considérée comme une

fiction issue de l’esprit scientifique dans le sens mondain du terme).59 Autrement dit: il y

56 Ibid., § 78, p. 252 [148] 57 Ibid. 58 Dans un autre contexte, il arrivera a Husserl de caractériser, en face de la res extensa, une res temporalis (Cf. E. Husserl, Idées I., §150, p. 507 [316]) 59 Dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Husserl élaborait déjà cette thématique a travers le traitement de l'Urimpression, qui, comme le note Derrida, n'a rien de ponctuel mais a une densité temporelle. Derrida écrit: « C'est une nécessité a priori de la perception du temps et du temps

42

a un temps du vécu lui-même. Au paragraphe 81 qui traite explicitement de la question

du temps, Husserl écrit: « Tout vécu réel… est nécessairement un vécu qui dure ».60 Et au

§ 78, Husserl déplie cette « temporalité » du vécu ainsi:

Tout vécu est en lui-même flux de devenir, il est ce qu'il est en engendrant de façon originelle un type eidétique invariable: c'est un flux continuel de rétentions et de protentions, médiatisé par une phase elle-même fluante de vécus originaires, ou la conscience atteint le "maintenant" vivant du vécu, par opposé a son "avant" et a son "après.61

On reconnaît ici les thèmes classiques de l’analyse du temps de Husserl. La temporalité

du vécu est une temporalité dédoublée: il y a d'une part le « flux de devenir » lui même –

« flux continuel de retentions et de protentions » – et d'autre part, le cœur même du vécu,

les « vécus originaires », qui elles constituent la part « vivante » du vécu (das lebendige

Jetzt des Erlebnisses, écrit Husserl, « par opposition a son ‘avant’ et a son ‘après’ »). La

structure peut être représentée ainsi:

Erlebnis

avant (passé re-tenu) après (futur pro-tenu)

Maintenant vivant du vécu

Ce dédoublement traduit la complexité dans la recherche du fondement: l'originaire

s'oppose au flux continuel, comme le « vivant du vécu » au temps médiatisé. L'originaire

de la perception que l'impression originaire ait quelque densité temporelle. » (J. Derrida, Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, PUF, Paris 1990, p. 120). C'est en s'inscrivant dans la temporalité réduite – qui est la temporalité propre de la conscience, ou la conscience comme temporalité – comme présent continu, que Husserl se démarque de la description psychologisante de Brentano, et inaugure la manière proprement phénoménologique d'envisager la temporalité. Nous reviendrons dans notre analyse des Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps sur ce moment clef de l'analyse phénoménologique, ou Husserl développe sa notion de subjectivité, sans pour autant avoir recours à la thématique de l'épochè et du transcendantalisme phénoménologique. 60 E. Husserl, Idées I, § 81, p. 276 [164] 61 Ibid., Idées I, § 78, p. 254 [149]

43

excède et fonde – Husserl dira: médiatise – le simple vivant (le flux), or selon une

logique problématique : il révèle le désir de fondement, tout en le recouvrant. De deux

choses l'une : ou bien le « Maintenant vivant du vécu » est lui-même un vécu, dans quel

cas il se doit de répondre a toutes les conditions de l'Erlebnis, tel précisément qu’ils sont

décrits au § 78. Le « Maintenant vivant du vécu » aurait une temporalité propre, et un

présent vivant (de deuxième degré) médiatisant selon l'avant et l'après, ce présent vivant a

son tour ayant une épaisseur temporelle, et un « maintenant vécu » a lui (de troisième

degré), médiatisant selon l'avant et l'après, et ainsi de suite, la récurrence infinie étant

inévitable (Erlebnis - Maintenant vivant du vécu /Erlebnis d'Erlebnis - Maintenant vivant

du vécu /Erlebnis d'Erlebnis d'Erlebnis, etc.). Où bien le « Maintenant vivant du vécu »

n'est pas a son tour un Erlebnis. Dans quel cas la phénoménologie se doit de distinguer

clairement le « Maintenant vivant » du simple Erlebnis.

La phénoménologie opte pour la deuxième solution (la première, aporétique,

aurait signé l'impossibilité pour la phénoménologie d'atteindre un réel fondement pour le

vécu62). Husserl distingue clairement l'Erlebnis simple du « Maintenant vivant », prêtant

au « Maintenant vivant » tout les attributs du fondamental. Ainsi, le « Maintenant

vivant » sera dit un « proto-vécu » (Urerlebnisse), une « impression absolument

originaire »:

… on peut partir de tout vécu qui est déjà caractérisé comme tel modification et qui par la suite est toujours en elle-même caractérisée comme telle : on est alors ramené à certains proto-vécus, à des "impressions", qui représentent les vécus absolument originaires au sens phénoménologique du mot […] En effet, à les considérer exactement, elle n'ont dans leur plénitude concrète qu'une seule

62 Même si formulée différemment, cette option semble être celle que Husserl identifie avec la conception de la conscience comme perception interne (une des acceptions de la notion de conscience selon la Vème Recherche logique), et qu'il nie pour les raison que nous avons dites. Ainsi, Husserl écrit: « Rappelons la régression a l'infini qui résulte de ce fait que la perception interne est elle même a son tour un vécu, qu'elle requiert par conséquent une autre perception qui, a son tour, en exige alors une nouvelle etc. » (Cf. Recherches logiques, Vème recherche, op. cit. § 4, p. 155 [356])

44

phase qui soit absolument originaire, mais qui également ne cesse de s'écouler continûment: c'est le moment du maintenant vivant.63

Contrairement a l'Erlebnis simple, qui s'étale temporellement, qui par essence se donne

en plusieurs phases – « …il appartient a l'essence des vécus de devoir être étalés de telle

sorte qu'il ne puisse jamais y avoir de phase temporelle isolée »64, écrit Husserl, fidèle

aux acquis de l'analyse du temps des Leçons de 1905 – le maintenant vivant ne s'articule

pas temporellement, il se donne en un moment, il n'a qu’ « une seule phase »: « le

moment du maintenant vivant ». Pour cela, il est dit originaire. L'originaire peut ainsi

organiser autour de lui le non-originaire. Le maintenant vivant du vécu, le simple vécu.65

Or si Husserl gagne au niveau de l'originaire (le maintenant vivant comme

Urimpression, comme proto-vécu), il semble y perdre au niveau du fondamental (le

fondamental entendu comme ce qui fonde, en régime phénoménologique, c'est-à-dire la

donation pour la conscience dans l'évidence) : dans cette mise en lumière du maintenant

vivant comme originaire, on a pu constater un retournement. Le langage du fondamental

nécessite une inversion de l'ordre des choses : il découvre une couche non-constituée et

constituante, a l'origine de la conscience (constituante elle aussi, mais a un deuxième

degré). Déjà la séquence qui dit le caractère du maintenant vivant devrais nous alerter: le

proto-vécu, l'impression, traduit ce retournement inattendu de l'actif au passif, du

constituant au constitué. Or Husserl ne s'arrête pas la : pour accomplir le mouvement, il 63 E. Husserl, Idées I, § 78, p. 255 [149-150] 64 Ibid., § 19, p. 65 [35] 65 Nous comprenons ainsi plus facilement pourquoi, dans l'analyse de la temporalité entreprise par Husserl dans les paragraphes 81 et 82 des Idées, la temporalité, et plus précisément le « maintenant actuel », se révèle comme la "forme-mère" (Urform) du moi pur. Comme si l'intentionnalité, malgré le formalisme statique (ou de structure – le rapport noèse-noème) qui l'accompagne, était dans une constante intrication avec un formalisme dynamique, temporel, qui présiderait et précèderait tout autre forme que peut prendre le moi. L'archi-forme de la conscience n'est autre que sa temporalité ponctuelle: « Le maintenant actuel, écrit Husserl, est nécessairement et demeure quelque chose de ponctuel: c'est une forme qui persiste alors que la matière est toujours nouvelle. Il en est ainsi avec la continuité des "justement"; c'est une continuité de formes avec des contenus toujours nouveaux. » (E. Husserl, Idées I, § 81, p. 276 [164])

45

en appelle a un nouveau terme, une nouvelle sphère : celle qu’il nomme « moi pur ». Les

vécus de la conscience réfléchie, poursuit Husserl,

…sont eux-mêmes des vécus de la conscience non-réfléchie et a ce titre ils sont susceptibles de toutes les modifications. Des lors la réflexion est certainement elle-même une modification générale d'un nouveau genre: à savoir que le moi se dirige sur ces vécus et que par la même sont opères des actes du cogito (en particulier des actes appartenant a la couche inférieurs, fondamentale, celle des représentations simples) ‘dans’ lesquels le moi se dirige sur ses vécus…

Et Husserl de conclure:

Seuls des actes de l’expérience réflective nous révèlent quelque chose du flux du vécu et de sa nécessaire référence au moi pur.66

La phénoménologie de la réflexion, moyennant une analyse de la temporalité de la

conscience et du vécu, aboutit au moi pur (« référence nécessaire »), dont la réflexion

elle-même est dite être une modification. Le retournement est opéré : la réflexion comme

constituante (elle est le mode privilégié selon lequel s’opère la réduction), renvoie et est

fondée dans le « moi pur ». Dans sa course vers le fondement du vécu absolu, Husserl en

vient à poser le « moi pur ». Ou plutôt : le « moi pur » vient répondre à la récurrence

qu'im-pose l’analyse de la conscience et de la réflexion lorsqu’elle se tourne sur la

question du vécu (essentiellement temporelle). Reste à voir si, en régime strictement

phénoménologique, on n'a pas accomplit un pas de trop.67

66 Ibid., § 78, p. 256 [150] 67 A sa manière, Anne Montavont pose la même question, y répondant en engageant une analyse de la notion de vie chez Husserl. Ainsi écrit elle : « Dire que le sujet se constitue avant la réflexion revient a affirmer l’impossibilité d’une saisie totale du sujet par lui-même : il n’est pas pleinement acte, il a des dispositions latentes qui ne sont pas encore apparues dans l’expérience ; il est vie avant d’être unité d’expérience. » (A. Montavont, De la passivité dans la phénoménologie de Husserl, PUF, Paris 1999, pp. 116-117). La couche profonde de la subjectivité comme vie et non comme constitution est analysée plus loin dans les termes de la temporalité du sujet, et plus précisément dans ceux de l’expérience originaire comme affection et pulsion (ibid., pp. 209 ff.). Montavont tente ainsi de répondre aux difficultés que nous analysons, sans pour autant quitter le texte de Husserl, dévoilant ainsi la fécondité de son écriture, tout en y pointant les limites.

46

c/ Le moi pur

La thèse du moi pur permet a Husserl d'attribuer le vécu a un « je »:

En observant, je perçois quelque chose; de la même façon je ‘suis occupé’ par une chose qui revient fréquemment a ma mémoire… A tous ces actes je participe, je participe actuellement.68

Au fond de la conscience gît le moi comme l'origine profonde – comme l'originaire – de

la conscience. Ce moi, ou le vécu s' « actualise », se « remplit », n'est pas le moi

psychologique-mondain (c'est ce moi qui est précisément l'objet de la réduction), ni le

vécu anonyme d'une conscience quelconque (bien que cette option fut envisagée, comme

nous l'avons vu, au § 54 ainsi que dans l’Idée de la phénoménologie), mais le vécu du

« moi pur », c'est-à-dire le moi qui résiste a la réduction:

Le fait ‘d'être dirigé sur’, ‘d'être occupé a’, ‘de prendre position par rapport a’, ‘de faire l'expérience de’, ‘de souffrir de’, enveloppe nécessairement dans son essence d'être précisément un rayon qui ‘émane du moi’ ou, en sens inverse, qui se dirige ‘vers le moi’; ce moi est le pur moi; aucune réduction n'a prise sur lui.69

Déjà le § 57 (« Le moi pur est il mit hors circuit? ») nous apprend la résistance du moi

pur a toute réduction, et la position particulière qu'occupe le moi au sein de l'immanence

de la conscience (transcendance au sein de l'immanence). A la question de savoir si la

réduction phénoménologique fait du moi phénoménologique qui découvre les choses un

« néant transcendantal »70, Husserl réponds : « Si la mise hors circuit du monde et de la

subjectivité empirique qui s'y attache laisse pour résidu un moi pur, différent par principe

avec chaque flux du vécu, avec lui se présente une transcendance originale, non

68 Ibid., § 80, p. 269 [160] 69 Ibid., p. 270 [160] 70 Ibid., § 57, p.188 [109]; La notion de "néant transcendantal" est révélatrice, même si Husserl finira par la rejeter. La phénoménologie sartrienne n'est elle pas fondé sur l'idée selon laquelle la réduction ne pourrait épargner le moi, et qu'en revanche, il réside, au bout de la réduction, ce de quoi la réduction elle même est tributaire, a dire ce néant transcendantal qui permet la réduction elle même comme activité néantisatrice primordiale? La conscience comme néantisation serait ainsi la condition transcendantale de l'épochè elle-même. Nous réservons a la partie suivante le soin de traiter de ces questions.

47

constituée, une transcendance au sein de l'immanence ».71 Le moi pur est une

transcendance non constitué : aucune intentionnalité n'a prise sur lui, alors que, du fond

de la conscience et transcendant la conscience, il pénètre toute intentionnalité, formant le

regardant du regard, le sentant du senti, l'appréhendant de l'appréhension: « Son ‘regard’,

écrit Husserl, se porte sur l'objet ‘a travers’ (durch) tout cogito actuel »72.

Au § 80, Husserl achève son analyse, limitant le « moi pur » à son seul rôle

d'accompagnateur de toute perception, de tout cogito : le moi pur traverse tout cogito

actuel, et ne fait que le traverser. Il est la traversée même d'un cogito actuel par un regard.

Par le regard du moi pur73. Il est un centre de rayonnement (Ausstrahlungszentrum) de

toutes les intentions dont la nature est de prendre position (Stellungnahme) par rapport au

monde.

Si l'on fait abstraction de sa façon « de se rapporter » ou « de se comporter », il [= le moi pur] est absolument dépourvu de composantes eidétiques et n'a même aucun contenu qu'on puisse expliciter; il est en soi et pour soi indescriptible: moi pur et rien de plus.74

Le moi pur n’est autre que le regardant au sein de toute conscience. Transcendance non

mondaine et non « objective », position d'un moi intérieur\extérieur (transcendance dans

l'immanence) a la conscience, et ainsi, dédoublement du rapport au vécu (selon sa face

objective ("le vécu lui-même") ou sa face subjective ("le moi pur du vivre") (cf. § 80)).

Or deux ordres de questions s’imposent à l'analyse de Husserl. D’abord, à propos du

dédoublement de la conscience par un Je. A prendre au sérieux la définition du cogito de

Husserl, ce dédoublement pose problème. Car le cogito de Husserl, on le sait depuis les

71 Ibid., § 57, p. 190 [109-110] 72 Ibid., § 57, p. 189 [109] 73 Déjà au § 37 Husserl décrivait ce rapport du moi au cogito: « Au cogito lui même appartient un « regard sur » l'objet qui lui est immanent et qui d'autre part jaillit du ‘moi’, ce moi ne pouvant par conséquent jamais faire défaut. » (E. Husserl, Idées I, § 37, p.118 [65]) 74 Ibid., § 80, p. 270-271 [160]

48

premiers paragraphes décrivant l'essence du cogito (§36), est déjà un regard, une

intentionnalité: « De façon générale, écrit Husserl, l'essence de tout cogito actuel

implique qu'il soit la conscience de quelque chose »75. La phénoménologie, dans ces

principes les plus élémentaires, se passent d'un « regard traversant le cogito », le cogito

étant ce regard. Le « moi pur » du vécu surcharge ainsi l’intentionnel – le cogito – sans

raison.

D’où une question, qui a trait plus particulièrement a l'analyse de la réflexion: si

c’est l'analyse de la réflexion qui révèle la connexion nécessaire du flux du vécu et du

moi pur – « Seuls des actes de l'expérience réflective nous révèlent quelque chose du flux

du vécu et de sa nécessaire référence au moi pur », écrit Husserl au § 78 – on peut se

demander a quel titre la réflexion influe sur la nature de la conscience en général? La

réflexion, selon Husserl, n'est elle pas une des possibles relations de la conscience au

monde, possibilité d'une morphologie particulière, certes, et que Husserl ne cessera

d'étudier, mais possibilité parmi d'autres? Or pour affirmer la connexion essentielle du

vécu au moi pur, il faut ériger le rapport de réflexion en rapport premier. Ce n'est qu'en

érigeant l'expérience réflective au rang d'expérience privilégiée de la conscience en

général – geste théorique que Husserl ne fait jamais ; qu'en vérité il ne pourrait faire,

l'originalité de la phénoménologie étant de proposer une entente plus large de la

conscience que celle purement réflexive (la conscience comme intentionnalité) –, que le

rapport entre le flux du vécu et le moi pur peut être dit nécessaire. Au plus, on peut

constater dans l'expérience réflexive la nécessité du rapport au moi pur (nous l'avons vu

plus haut : pour arrêter la récurrence infinie de la conscience réflexive, Husserl n'a pas le

choix que de poser un moi pur), mais cela ne peux pas vouloir dire que le vécu en tant 75 Husserl, Idées I, § 36, p. 115 [64]

49

que tel comprend ce dédoublement; que la conscience implique d'emblée le moi pur.

Toute attitude non théorique – sans être mondaine – révèle l'immédiateté signifiante du

cogito a son objet (le sens du rapport axiologique ou judicative, par exemple, est inclut

dans le rapport lui-même a l'objet axiologique ou judicatif). Aucune nécessité de lier la

conscience en tant que tel au moi pur.

Husserl reconnaît la difficulté, même s'il affirme, sans le démontrer et malgré la

difficulté, la présence du « moi pur » au cœur de vécus non réflexifs : « Nous avons parlé

jusqu'à présent de vécus présentant le type particulier du ‘cogito’. Les autres vécus, qui

jouent par rapport à l'actualité du moi le rôle de milieu général, ne présentent pas sans

doute la relation caractéristique au moi dont nous venons de parler. Et pourtant ils

participent aussi au pur moi et celui-ci a eux. Ils lui ‘appartiennent’, ils sont ‘les siens’,

son arrière plan de conscience, son champ de liberté ».76 Quel est le sens de cette

« appartenance », de cette « mienneté » ? Husserl ne pose pas la question. Il affirme. Or

au-delà de l'affirmation, la question rebondit : s’il est vrai que le moi pur accompagne la

conscience réflexive – et cela en vertu d'une nécessité aperçue dans l'analyse de la

réflexion elle-même –, on ne conçoit pas comment, phénoménologiquement parlant, cette

nécessité est fondé pour toute conscience. Les analyses de Husserl ne permettent que de

conclure a la nécessité du rapport conscience réflexive/moi pur – caractérisant l'unique

conscience réflexive – et non du rapport de la conscience en général a un moi pur.77

76 Ibid., § 80, p. 270 [161] (nous soulignons) 77 C'est sur cette double critique que, chacun de son coté, se retrouveront Sartre et Levinas. La critique levinassienne du primat de la conscience réflective, du primat de la représentation, et celle de Sartre du statut de l'ego husserlien, se rejoignent, sans pour autant emprunter les mêmes voies. Cette articulation fera l'objet de la suite de notre recherche.

50

D. Le moi pur et le flux du vécu

Pour avancer sur la seule voie phénoménologique, posons une dernière question :

comment s'articulent le moi pur et le pur vécu? Comment le moi pur est il « vécu »? Quel

est le point d'application du moi pur dans la sphère de l'absoluité de l'Erlebnis? Vu le

caractère propre du « moi pur », qui n'est pas un apparaissant (il est « indescriptible »,

nous avait dit Husserl), mais la condition de tout apparaître (c'est cela, entre autres, le

sens du transcendantalisme husserlien), cette question peut sembler anodine. Pourtant,

Husserl ne renonce pas à l'essai d’articuler ces deux moments : pour lui, le rapport entre

moi pur et Erlebnis se dit en termes d' « actualité ».

En observant je perçois quelque chose; de la même façon je « suis occupé » par une chose qui revient fréquemment a ma mémoire… […] A tous ces actes je participe, je participe actuellement.78

Chaque ‘cogito’, chaque acte en un sens spécial, se caractérise comme un acte du moi, il ‘procède’ du moi, en lui le moi ‘vit’ ‘actuellement’79

Chaque cogito, chaque acte, est tel qu'en lui « le moi vit actuellement ». L'acte

« actualise » le moi. En vérité, il s'agit d'un geste triple, impliquant l’acte (geste

« intentionnel »), l’actualité (geste « temporel »), et le moi (geste « transcendantal ») :

l'acte (Akt) est l'actualité (Aktualität) du moi. Ce qui frappe, c’est que la temporalité de la

conscience est impliquée dans l'articulation triple que propose Husserl sous le terme

d’actualité (ce que, en allemand, dit le seul terme d'actualité (Aktualität)). Ce qui accorde

le vécu pur et le moi pur, se révèle être la dimension temporelle elle-même de la

conscience, ou plutôt la temporalité propre de la conscience, qui se dit en terme de

présence (l'actualité de l'acte).

78 Ibid., § 80, p. 269 [160] 79 Ibid.

51

Or décrire le moi comme étant l'actualité du vécu (c'est cela que veut dire que le

moi traverse tout les vécus – le fameux Ichstraal, ou Blickstraal), c’est empiéter sur la

définition husserlienne du « maintenant » de la conscience, de la présence du présent. Le

moi ne dit rien qui ne soit déjà inclus dans la définition du maintenant de la conscience.

C'est ce qui ressort de l'analyse de Husserl de l'instant, du maintenant, ou du

« justement » du vécu: de son « actualité »:

Le maintenant actuel est nécessairement et demeure quelque chose de ponctuel: c’est une forme qui persiste alors que la matière est toujours nouvelle. Il en est ainsi avec la continuité des ‘justement’; c'est une continuité de formes avec des contenus toujours nouveaux. Autrement dit, le vécu durable de la joie est ‘pour la conscience’ donné dans un continuum de conscience dont la forme est constante.80

Le maintenant actuel – l'actualité de la conscience intentionnelle – est une caractéristique

constante et formelle de la conscience81. Et plus loin, révélant la structure propre de la

temporalité, Husserl caractérise la forme même du flux comme ce qui reflète la

temporalisation elle-même comme synthèse intentionnelle des trois dimensions

temporelles selon l'avant (rétention) et l'après (protension): « Le flux du vécu est une

unité infinie, et la forme du flux est une forme qui embrasse nécessairement tous les

vécus d'un moi pur – cette forme enveloppant elle-même une diversité de systèmes de

formes ».82 Le moi pur se révèle ainsi être un dédoublement sur un autre plan encore:

celui de la temporalité propre de la conscience. Et Husserl, conscient de ce dédoublement

– qu'il nomme « correlativité » entre le moi pur et le flux du vécu – conclut ainsi: « Nous

pouvons tenir pour des corrélats nécessaires ces deux notions: d'une part un unique moi

pur, d'autre part un unique flux du vécu, rempli selon les trois dimensions,

80 Ibid., § 81, p. 276 [164] 81 Caractéristiques qui sont longuement analysées par Husserl dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, spécialement aux § 36-§39. 82 E. Husserl, Idées I, § 82, p. 278 [165]

52

essentiellement solidaire de lui-même dans cette plénitude, se suscitant lui-même a

travers sa continuité de contenu ».83 Husserl pointe la corrélation entre le moi pur et le

flux du vécu, la ou en vérité, il s'agit d'une identité entre les deux termes.84 Car après

avoir fixé la forme du flux comme dimension fondamentale de la temporalité de la

conscience, en toute rigueur, rien n’oblige, phénoménologiquement parler, d’introduire

un moi qui opère cette synthèse. L'unité du flux du vécu suffit.85 D'autre part, la

temporalité de la conscience révèle cet aspect fondamental qui, cette fois, appartient a

tout acte, a tout cogito (et non comme dans l'analyse de la réflexion, ou le moi se révélait,

mais uniquement en tant qu'impliqué dans la structure de la réflexion), a dire: la forme du

maintenant, l'actualité, comme caractérisant le vécu en tant que vécu.

Nous rejoignons ainsi, à notre manière, un questionnement qui était cher au

Derrida de Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl. En effet, sur un

autre mode, il interroge la nécessité du dédoublement husserlien de la conscience par un

moi pur. Or l’argument de Derrida est inverse : feignant de procurer quelques unité au

flux du vécu, le recours au moi pur se révèle « purement formel » pour Derrida : « Ainsi

défini, écrit il, ce 'je pur' qui garantit bien le caractère 'irréel' de l'activité intentionnelle

parait cependant purement formel; dans cette mesure, on ne voit pas comment s'effectue

son accord ou sa coïncidence avec la multiplicité des vécus concrets […] Husserl,

83 E. Husserl, Idées I, § 82, p. 279 [165] 84 Identité que Husserl élabore déjà au chapitre 1 de la Vème Recherche logique, et que nous analyserons plus tard. Voici ce qu’y écrit, entre autre, Husserl : « Le moi [phénoménologiquement réduit (2eme édition)], n'est donc pas quelque chose de spécifique qui planerait au dessus des multiples vécus, mais il est simplement identique a l'unité propre de leur connexion. » (E. Husserl, Recherches logiques, Vème recherche, § 4, p. 153 [353]) 85 Les analyses phénoménologiques du moi dans les Recherches logiques révèlent ca explicitement. Ainsi, Husserl écrit: « Les contenus ont précisément leurs façon de se rassembler entre eux, de se fondre en des unités plus vastes, et, du fait qu'ils s'unifient ainsi et ne font qu'un, le moi phénoménologique, ou l'unité de la conscience, se trouve déjà constitué sans qu'il soit besoin, par surcroît, d'un principe égologique (Ichprinzip) propre supportant tous les contenus et les unifiant tous une deuxième fois. » (E. Husserl, Recherches logiques, Vème Recherche, § 4, p. 153 [354]).

53

conscient de ces risques et ne voulant pas que ce 'je' soit condition de possibilité pure et

formelle, précise qu''avec lui se présente une transcendance originale, non constituée, une

transcendance au sein de l'immanence". Mais que fait il sinon décrire la difficulté? ».86

S'appuyant sur la thèse du Husserl des Leçons pour une phénoménologie de la conscience

intime du temps sur l'unité synthétique qu'opère la conscience intime du temps "d'elle

même", Derrida remarque encore : « On devine les difficultés que Husserl rencontrera

quand il voudra concilier cette subjectivité absolue du temps dialectique avec l'"ego"

monadique, pose lui aussi, dans Idées I, comme subjectivité absolue. Comment cet "ego"

peut il être considéré comme unité absolue de tous les vécus si l'unité du temps et de la

subjectivité est déjà synthétique et dialectique […] Le dernier fondement de l'objectivité

de la conscience intentionnelle n'est pas l'intimité du "Je" a soi même mais le Temps ou

l'Autre, ces deux formes d'une existence irréductible a une essence, étrangère au sujet

théorique, toujours constituées avant lui, mais en même temps seules conditions de

possibilité d'une constitution de soi et d'une apparition a soi ».87 Nous laissons à plus tard

l’approfondissement de cette critique et l’horizon positif auquel il invite. C’est avec

Lévinas que nous allons tenter de penser cet approfondissement jusqu’au bout. Notons

simplement que le désir d’arrêter le travail « dialectique » du temps, comme le note

Derrida, et que nous analysons dans le sens d’une inclinaison dans le sens de la

systématicité scientifique (désir de fondation dans l’Ego), mais paradoxalement contraire

a la stricte rigueur phénoménologique, accouche d’un dédoublement symptomatique des

thèses sur le moi au cœur de l’écriture husserlienne, qui invitent a une méditation et a une

critique intérieur du penser husserlien.

86 J. Derrida, Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, op. cit. pp. 149-150 87 Ibid., pp. 126-127

54

Nous sommes a présent prêts a à faire un pas en arrière. Guidés par les problèmes

soulevés dans les Idées, nous allons interroger le statut du moi dans la phénoménologie

encore épuré d'égologie transcendantale tel qu’elle se présente dans les Recherches

logiques et dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps.

Pour ce faire, nous allons revenir a deux thèses qui inaugures, chacune a sa façon, la

phénoménologie a ces débuts, a dire : la doctrine du remplissement dans l'intuition (qui

est a proprement parler une doctrine de la vérité), et la thèse sur la temporalité, que est

comme nous allons tenter de le démontrer une thèse sur la subjectivité d'avant la

réduction. Ce double geste, qui précède les leçons de Husserl sur l'Idée de la

phénoménologie (1907), texte ou Husserl formule pour la première fois la technologie

élargie de la réduction, nous permettra de mesurer l’exacte enjeu conceptuel et

phénoménologique des Idées au regard des Recherches logiques.

55

2. Critique du moi et temporalité pure

Lecture des Recherches logiques et des Leçons pour une phénoménologie de la

conscience intime du temps

A. De Idées I aux Recherches logiques

Les Idées nous proposent de reconnaitre l'absolu, l'irréductible, dans le vécu pur, doublé

d’un moi pur. Contrairement a ce qui se donne par esquisses, le vécu accueille le donné

« d'un coup » et « entièrement », en tant que vécu, marquant ainsi l'ouverture du domaine

propre de la conscience, et plus tard, du moi pur (notre effort herméneutique et critique

dans le chapitre précédant fut de suivre la manière dont cet ouverture s'opère). Or déjà

dans les Idées I, la problématique de l'absolu, loin d'être résolue, est questionnée par

Husserl, et cela, au cœur même de l'analyse du temps : cette analyse s’interromps en effet

tout d’un coup, pour pointer ce qu’il nomme l'essentiel, l'absolu dernier et véritable,

indifférent a l' « absolu transcendantal », comme a la réduction :

L'absolu transcendantal que nous nous sommes ménagés par les diverses réductions, n'est pas en vérité le dernier mot; c'est quelque chose (etwas) qui, en un certain sens profond et absolument unique, se constitue soi-même, et qui prends sa source radicale (Urquelle) dans un absolu définitif et véritable. 88

Et puis, sans approfondir l'analyse, Husserl indique le sens de cette remarque, pointant

« l'énigme de la conscience du temps »:

Par bonheur nous pouvons laisser de coté l'énigme de la conscience du temps dans nos analyses préparatoires, sans en compromettre la rigueur.89

88 E. Husserl, Idées I, § 81, p. 274-275 [163] 89 Ibid., § 81, p. 275 [163]

56

Selon Husserl, la temporalité de la conscience, sans compromettre la rigueur des analyses

phénoménologiques (dans le sens des Idées, c'est-à-dire: la phénoménologie

transcendantale, la phénoménologie comme opérant la réduction gnoséologique), est plus

fondamentale que l'absolu transcendantal (le moi pur). Le « dernier mot » reviendrait,

outre la percée accomplit par la théorie de la réduction dans les Idées, a la conscience du

temps, ou au temps comme conscience. « L'absolu définitif et véritable, écrit dans ce sens

Dastur, ce n'est en effet rien d'autre que le continuum temporel qui lie des vécus

nécessairement a d'autres vécus de sorte qu'ils appartiennent tous a un même flux de

vécus ».90

Cette indication de Husserl est importante non seulement en ce qu'elle renvoie a

un avant plus fondamental que celui de la conscience constituante (l'avant du temps, de la

constitution du temps, de la conscience temporelle comme constitution du temps (qui,

comme nous le verrons plus tard, est une auto-constitution)) – avant qui traverse la

thématique de la réduction, c'est-à-dire le tournant transcendantal en question, sans en

être affecté – mais parce qu’elle nous oblige a nous tourner de manière neuve vers les

Recherches logiques et les Leçons pour une conscience intime du temps. L’horizon

auquel nous convoque le renvoi des Idées a la temporalité comme fondement ultime est

celui d’une phénoménologie d'avant la réduction gnoséologique (les Recherches

logiques), et, dans un deuxième temps, l'approfondissement de celle ci dans l'analyse de

la temporalité. Nous proposons a présent d’interroger, à l'aune des acquis théoriques des

Idées et de leur problématisation, la théorie du moi et de la vérité (impliquant celle de

l'intuition, du remplissement, et de la donation) telle qu'elle s'articule dans les Recherches

logiques. 90 Cf. F. Dastur, Husserl. De la mathématique a l'histoire, PUF, Paris 1999, p. 47.

57

B. À propos de la neutralité métaphysique des Recherches logiques

Une des caractéristiques des Recherches logiques, c'est le parti pris de neutralité dont

l’auteur se réclame tout au long de son travail. Dans l'introduction a la première des

Recherches logiques, Husserl écrit:

La phénoménologie pure représente un domaine de recherches neutres, dans lequel les différentes sciences ont leurs racines. D'une part, elle est utile à la psychologie en tant que science empirique. Par sa méthode pure et intuitive, elle analyse et décrit dans la généralité de leur essence les vécus de représentation, de jugement, de connaissance, que la psychologie soumet à son investigation de science empirique […] D'autre part, la phénoménologie révèle les « sources » d’où « découlent » les concepts fondamentaux et les lois idéales de la logique pure, et jusqu'auxquelles il faudra les faire remonter si l'on veut leur procurer « la clarté et la distinction » nécessaire a une compréhension critique de la logique pure.91

Loin de trancher sur la question du logicisme ou du psychologisme, la phénoménologie

ouvre un domaine en deca tant du logicisme que du psychologisme (décidant ainsi non de

leur valeur scientifiques ou ontologiques, mais de leur statut épistémique), domaine

« neutre », dont la seule facture est d'élucider, grâce a une méthode descriptive, le sens

tant du logique que du psychologique. La phénoménologie, écrit Husserl, « se place avant

toute théorie empirique, par conséquent avant toute science du réel explicative, avant la

science physique de la nature d'une part, avant la psychologie d'autre part, et

naturellement aussi avant toute métaphysique. Elle ne veut pas expliquer, au sens

psychologique ou psychophysique, la connaissance, l'événement de fait dans la nature

objective, mais élucider (aufklären) l'idée de la connaissance d'après ses éléments

constitutifs ou encore d'après ses lois ».92 La phénoménologie, en ces débuts, est loin de

tout projet de fondation. Elle s'interroge sur le sens de l'apparaître : elle est une entreprise

d'élucidation (Klärung), comme le remarque très précisément J. Benoist.93 Contrairement

91 E. Husserl, Recherches logiques, Ière Recherche, Introduction, op. cit. § 1, p. 3 [3] 92 Ibid., § 7, p. 23 [21] 93 « La fonction de la phénoménologie [dans les Recherches logiques] semble tenir dans un mot…: élucidation », écrit il. Cf. J. Benoist, "Phénoménologie et ontologie dans les Recherches logiques", in: La représentation vide – suivi de Les Recherches logiques, une œuvre de percée (Dir. J. Benoist et J.-F.

58

aux textes des années 1910-1930, ou la phénoménologie se caractérise comme projet de

fondation (la phénoménologie comme science première, l'inflexion métaphysique de la

phénoménologie dans le sens d'une prima philosophia, dont l'ancêtre reconnu n'est autre

que Descartes, et qui, a partir de l’Idée de la phénoménologie et jusqu'aux Méditations

Cartésiennes et a La crise des sciences européennes et la phénoménologie

transcendantale représente le philosophie moderne par excellence, que la

phénoménologie a pour tache de mener un pas plus loin), l’idéal de science ici est plus

humble : élucidation et non fondation. On peut ainsi distinguer, au cœur de l’œuvre de

Husserl, deux idéaux de science : l’un caractérisé par le terme de la klarung,

d’élucidation, et dont le premier tome des Recherches logiques (Prolégomènes a la

logique pure ), fournit le texte de base ; l’autre, caractérisée par le terme de fundierung, et

dont le texte maitre est le fameux article paru dans la revue Logos en 1911, La

phénoménologie comme science rigoureuse, ou bien la première des cinq Méditations

Cartésiennes. Entre ces deux idéaux de science – entre l’idéal de l’élucidation et celui de

fondation – il persiste une différence qui incline la phénoménologie dans deux sens

différents. Pour formuler la chose de manière très simple, on dira que l’idéal de

fondation, dans le cas de la problématique du moi, se paye d’un prix phénoménologique

qui consiste à ne plus suivre de manière rigoureuse ce que l’intuition révèle

immédiatement à la conscience. L’abandon de la neutralité métaphysique des Recherches

Courtine), PUF, Paris 2003, p.112. C’est ainsi aussi que E. Fink, lorce qu’il veut dire comment il s’inscrit dans l’horizon phénoménologique dans sa recherche sur la représentation et l’image, le dit dans les termes d’élucidation : « L’élucidation de l’équivoque, écrit il, devient le thème d’une analyse phénoménologique… Notre analyse singulière s’inscrit dans l’espace de la recherche phénoménologique, espace inauguré par les traveaux fondamentaux d’E. Husserl. » (E. Fink, « Re-présentation et Image – contribution a la phénoménologie de l’irréalité » in : De la phénoménologie (1933) (trad. D. Franck), Les éditions de Minuit, Paris 1974, p. 15).

59

logiques par les Idées, est le symptôme du passage de la phénoménologie de l’idéal

d’élucidation à l’idéal de fondation.

Car la neutralité dont se réclame Husserl est avant tout un principe d'abstinence

métaphysique. Ce qui est mis en suspens, c'est la question même de la valeur tant du

monde que de la sphère du psychique: « La question de l'existence et de la nature du

‘monde extérieur’ est une question métaphysique », écrit Husserl ; question, poursuit il,

qui ne concerne pas la phénoménologie, qui en tant que théorie de la connaissance a pour

tache « l'élucidation (Klärung) générale de l'essence idéale ou le sens de la pensée

connaissante… »94. L'analyse phénoménologique intervient dans le projet neutre

métaphysiquement d'amener a la clarté et a la distinction les idées logiques elles mêmes,

recourant au rôle fondamentale que tient l'intuition dans ce projet : « Nous voulons

retourner aux ‘choses elles mêmes’. Par le moyen d'intuitions complètes, nous voulons

nous rendre évident que ce qui est donné ici dans une abstraction actuelle est vraiment et

réellement ce que veulent dire les significations des mots dans l'expression de la

loi… »95. L'intuition érigée en principe méthodologique – l'évidence comme critère de la

vérité – permet de faire abstraction des questions métaphysiques, tout en interrogeant le

caractère propre du donné, procurent l’accès au sens que peuvent avoir les choses pour la

conscience : « … le caractère de l'évidence nous fournit déjà un critère descriptif qui

distingue ces perceptions les unes des autres indépendamment de toute présupposition à

l'égard des réalités métaphysiques »96, résume Husserl, au terme des Recherches.

94 E. Husserl, Recherches logiques, Ière Recherche, Introduction, op. cit. § 7, 18 [18] 95 Ibid., § 2, p. 6 [6] 96 E. Husserl, Recherches logiques, VIème Recherche, Appendice, op. cit. p. 273 [225].

60

C. Conscience et Moi : le débat avec Natorp

Le retour à la conscience que proposent les Recherches logiques est un retour à la

conscience sans moi. La neutralité des Recherches logiques a autant trait à la sphère du

physique (la question du statut du monde, de l’objectité), qu’a la sphère du psychique, a

ce que Husserl nomme la « métaphysique du moi »97. Il nous est possible à présent de

formuler notre question de départ : comment la phénoménologie épuré de métaphysique,

celle des Recherches logiques, envisage le thème du « moi pur »? Pour répondre a cette

question, une interrogation sur le statut de la conscience s’impose.

Dans les premiers chapitres de la Vème Recherche, Husserl propose trois

acceptions de la notion de conscience : la conscience entendue comme composante

phénoménologique du moi (Chap. 1), la conscience en tant que perception interne (Chap.

1), et la conscience comme vécu intentionnel (Chap. 2). Dans ces chapitres, Husserl

s’efforce à réfuter la première définition de la notion de conscience – celle qui pose, au

fond de la conscience, un moi. Contre Paul Natorp98, l’objection de Husserl est simple :

97 E. Husserl, Recherches logiques Vème Recherche, op. cit. §8, p.161 [361], note (I). 98 Husserl cite ici le § 4 de l'Einleitung in die Psychologie nach kritischen Methode de Natorp: « Le moi, en tant qu'il est le centre subjectif de référence pour tous les contenus dont j'ai conscience, s'oppose d'une manière tout a fait originale à ces contenus, il n'entretient pas avec eux une relation du même ordre que celle qu'ils entretiennent avec lui, ses contenus n'ont pas conscience de lui comme lui a conscience du contenu… Etre moi ne veut pas dire être objet, mais être en face de tout objet cet être pour qui quelque chose est objet." (P. Natorp, cité d'après: E. Husserl, Recherches logiques, Vème Recherche, § 8, p. 159 [359]). Selon Natorp, il y a un sens privilégiée au moi, que l'objectivation réduit, et qui est réfractaire à une telle pratique réductionniste. Le moi est « tout a fait rebelle a toute description plus précise », écrit Natorp (ibid.) et permet de rendre compte de notre rapport aux choses et a nos perceptions internes. Nous nous limitons ici a la seule exposition sommaire et synthétique que donne Husserl de Natorp, l'objet de cette analyse n'étant pas une comparaison entre Husserl et Natorp, mais de mesurer l’enjeu du débat qui se joue a l'intérieur du texte husserlien. Notons encore que la position de Natorp attaqué par Husserl dans les Recherches logiques ressemble étrangement à celle que préconisera Husserl, quelques 13 ans plus tard. Ainsi, Husserl écrit dans les Idées: « Dans les Recherches logiques j'ai adopté dans la question du moi pur une position sceptique que je n'ai pu maintenir avec le progrès de mes études. La critique que j'ai dirigée sur Natorp n'est donc pas concluante sur un point essentiel. » (E. Husserl, Idées I, § 57, p.190, note [109]). Pour une étude plus détaillée de l’analyse du moi pur dans la Veme Recherche logique et de son rapport a la philosophie de Natorp et de Brentano, cf. encore D. Zahavi, Subjectivity and Selfhood – Investigating the First-Person Perspective, MIT Press, Cambridge 2005, en particulier chap. 2 : « The concept(s) of Counsciousness in Early Phenomenology », pp. 31-72.

61

elle consiste à constater tout simplement que le moi n’apparais nulle part : « …je dois

reconnaître, écrit Husserl, que je ne puis absolument pas arriver à découvrir ce moi

primitive, en tant que centre de référence nécessaire ».99 Pour Husserl, contrairement au

néo-kantisme de Natorp, il n’y a aucune raison phénoménologique d’attribuer l'origine de

nos perceptions a un moi. La perception interne (deuxième définition de la conscience),

et plus tard la conscience comme vécu intentionnel (troisième définition de la

conscience), permettent parfaitement de rendre compte de cette « origine », selon

Husserl. Mieux, dans la mesure où la conscience constate un moi, elle le constate

exactement sur le même mode que tout objet transcendant. Aucun privilège, donc, n’est à

donner au moi :

De même que l'orientation de l'attention sur une pensée, une sensation, un sentiment de malaise, etc., fait de ces vécus des objets de perception interne sans en faire pour cela des objets au sens de choses, de même ce centre de référence qu'est le moi et toute relation déterminée du moi a un contenu seraient aussi, en tant que remarqués, donnés objectivement.100

Bien que le moi ne soit pas une chose, il n’est pas appréhendé autrement que tout objet de

la perception interne. Rien n’impose le dédoublement d’un moi dans la conscience, sinon

cette propriété pour le moi d'être – en tant qu'objet de la conscience – plus proche de la

conscience que les autres apparaissant transcendants. Or cette proximité n’en fait pas

autre chose qu’un apparaissant, qu’un phénomène transcendant : il ne peut être dit

antérieur ou lié a la conscience de manière inhérente. La neutralité métaphysique des

Recherches logiques impose à Husserl cette discipline stricte qui consiste à ne décrire que

ce qui apparaît tel qu’il apparaît. Or le moi n’apparais pas comme faisant partie de la

structure propre de la conscience. La conscience intentionnelle est un rapport neutre et

99 E. Husserl, Recherches logiques, Vème Recherche, op. cit. §8, p.161 [361] 100Ibid., § 8, p. 161 [360]; notons que ce passage est déjà marqué par le style propre de la description phénoménologique: il révèle ce qui, du point de vue de la psychologie descriptive suffit pour élucider le premier niveau, pour dans un deuxième temps révéler les structures a priori et l'eidétique – moment proprement phénoménologique de la description.

62

premier avec tout phénomène. Le moi, conclut Husserl, est un phénomène parmi

d’autres :

… le moi demeure un objet individuel, une chose, qui, comme tous les objets du même genre, n'a, du point de vue phénoménal, pas d'autre unité que celle qui lui est donnée par la réunion de ses propriétés phénoménales, et qui se fonde sur l'existence propre du contenu de celle ci.

Et Husserl de conclure :

…le moi phénoménologique, ou l'unité de la conscience [unité qui est le fruit d'une opération de synthèse propre a la conscience elle-même, et dont l'analyse de la temporalité procurera le détail (E.S.)], se trouve déjà constitué sans qu'il soit besoin, par surcroît, d'un principe égologique (Ichprinzip) propre supportant tous les contenus et les unifiant tous une deuxième fois. Ici comme ailleurs la fonction d'un tel principe serait incompréhensible.101

La position de Husserl dans les Recherches logiques est claire: « Le moi est aussi bien

perçu que n'importe quelle chose extérieure ».102 Le moi ne fait pas partie du vécu, n'est

pas impliqué par lui. L'analyse phénoménologique découvre le moi, mais il le découvre

comme une modification de la conscience analysante plutôt que comme composante

propre de la conscience.103 Au deuxième chapitre (§12), qui traite de la conscience en tant

que vécu intentionnel, Husserl distingue en effet entre le moment de la description et le

fait même du vivre, de la conscience comme vécu. L'erreur serait cependant de confondre

la modification typique qu’opère l'analyse du vécu au vécu – soit le moment de la

description – avec la nature propre du vécu (immédiat, et sur lequel la description – en

vertu de la modification qu'elle opère sur sa matière – n'a pas prise). L’analyse que

101 Ibid., § 4, p. 153 [354] 102 Ibid., § 8, p. 163 [362] 103 Il ne faut pas confondre cette critique du moi avec celle empiriste, tel par exemple qu’elle s’articule chez Hume. Malgré les accents qui rapprochent l’analyse phénoménologique de cette tradition, et plus précisément, dans notre contexte, de la critique humienne de l’identité personnelle, l’analyse empiriste est ce que Husserl dénonce sous le terme de psychologisme. L’analyse empiriste traite de la conscience en termes naturalistes, feignant de reconnaître la priorité de l’intentionnalité pour toute analyse de la conscience, et manquant ainsi le sens phénoménologique de la distinction entre le réel et l’idéal. Ces thèmes font l’objet du premier tome des Recherche logique, ou Husserl traite explicitement des erreurs de l’empirisme, Cf. E. Husserl, Recherches logiques I, Chap. VII : Les préjugés psychologistes, § 41-§ 51, pp. 171-211 [156-191]).

63

propose Husserl révèle sur ce point toute l'ambiguïté, et tout le nœud de la question du

moi:

Dans la description, la relation au moi vivant (erlebende Ich) ne peut être éludée; mais a chaque fois, le vécu lui-même ne consiste pas en une complexion qui contiendrait la représentation du moi comme vécu partiel [le moi ne fait donc pas partie du vécu dans le sens phénoménologique du terme (E.S)]. La description s'effectue sur la base d'une réflexion objectivant; en elle, la réflexion sur le moi se combine avec la réflexion sur le vécu d'acte pour former un acte relationnel, dans lequel le moi lui-même apparais comme se rapportant, au moyen de son acte, a l'objet de celui-ci. Une modification descriptive essentielle se trouve ainsi manifestement réalisée. Et surtout celle-ci: l'acte originaire n'est plus seulement la tout simplement, nous ne vivons plus en lui, mais nous faisons attention a lui et portons un jugement sur lui.104

Contrairement aux analyses des Idées, Husserl ne décrit pas ici la réflexion comme accès

privilégiée au moi pur, mais comme produisant de l’égoïté, comme faisant apparaître le

moi (le moi, secondaire dans l’ordre de la constitution, ne peut ainsi être interprété

comme principe (Ichprinzip) (cf. § 4)), réalisant ainsi une « modification descriptive

essentielle », qui consiste à ne plus « vivre » l'acte originaire, mais à se rapporter a lui

dans une attitude judicative. Husserl reconnaît ici la modification par laquelle la réflexion

produit (ou « forme ») le moi vivant. Le statut du moi vivant en est éclairé d'un jour

nouveau : il n'est plus impliquée dans la conscience en général, il ne fait plus partie du

vécu en tant que tel, mais en est une modification particulière. La conscience en tant que

tel n’implique plus aucun « moi pur ».

D. La Vème Recherche logique : étude de l’édition de 1901 face à l’édition de 1913

Notre objectif étant de mesurer la différence entre les Recherches logiques et les Idées

quant a la question déterminante du statut du moi, nous proposons un exercice un peu

scolaire, mais qui permettra de reconnaître clairement la différence entre les Idées et les

Recherches logiques : nous proposons de comparer les textes de la Vème Recherche

104 E. Husserl, Recherches logiques, Recherche V, op. cit. Chap. 2, § 12, p. 179-180 [377]

64

logique de la première édition a celle de la deuxième édition, révisée a l'aune des acquis

théoriques des Idées I (la deuxième édition des Recherches, qui date de 1913, est

strictement contemporaine des Idées I). Cet exercice s’impose d’autant plus que les

analyses de la Vème Recherche logique ont subis d'importants changements,

rectifications, et reformulations, à tel point que Husserl a supprimé dans la deuxième

édition des passages entiers, et est allé jusqu'à supprimer un paragraphe entier (le § 7)105.

La révision massive qu'ont subit ces chapitres est hautement significative, car elle révèle

le différent entre les Recherches logiques et les Idées, notamment autour de la question

du statut du moi. Ainsi, quelques 12 ans après la rédaction des Recherches logiques,

Husserl écrit :

La cinquième Recherche Des vécus intentionnels et de leurs « contenus », a dû subir de profondes modifications. Avec elle, je me suis attaqué à des problèmes cardinaux de la phénoménologie à propos desquels un degré considérablement supérieur de clarté et d’évidence pouvait être atteint, sans qu’il fut nécessaire de modifier la structure et le contenu essentiel de cette Recherche. Je n’approuve plus ma contestation du moi pur…106

Outre des ajouts a l'intérieur de la deuxième édition des Recherches logiques qui

témoignent clairement de la centralité que, a partir des Idées I, prendra la question de

l'épochè et de la réduction phénoménologique, et sur lesquels nous n'allons pas nous

attarder107, interrogeons de plus près ceux qui ont traits a la question du moi pur.

105 Il serait révélateur de faire systématiquement cet exercice. Un travail pareil a été entrepris par Ulrich Melle, qui interroge la « réécriture » de la VIème Recherche quant a la question de la « représentation vide » (Cf. U. Melle, « La représentation vide dans la réécriture de la VIe Recherche logique », in: La représentation vide – suivi de Les Recherches logiques, une œuvre de percée (Dir. J. Benoist et J.-F. Courtine), PUF, Paris 2003, pp. 253-264). Notre exercice, qui porte sur la Ve Recherche, se concentrera sur le statut du moi. 106 E. Husserl, Recherches logiques 1 – Prolégomènes à la logique pure, Op. cit. « Préface de la deuxième édition », XVIII [XV-XVI] 107 La plus symptomatique étant celle qui figure au deuxième paragraphe du § 2, que Husserl ajouta pour la deuxième édition, et ou l'on retrouve le principe même de l'épochè. Voici l'ajout de 1913: « Indiquons aussitôt que ce concept du vécu peut être pris dans un sens purement phénoménologique, c’est à dire de telle sorte que toute relation avec l'existence empirique réelle soit exclue: le vécu au sens psychologique descriptif (phénoménologie empirique) devient alors un vécu au sens de la phénoménologie pure » – et Husserl ajoute en note un renvoi explicite aux Idées.

65

A la fin du § 4 de la Vème Recherche logique, au lieu ou, dans la première

édition, il s'écarte le plus de l'idée du principe égologique redoublant la conscience, le

Husserl de 1913 introduit la remarque suivante : « Comme il ressort des passages cités

plus haut des Idées (§ 57, § 80), l'auteur n'approuve plus sa propre opposition a la théorie

du moi « pur », exprimée déjà dans ce paragraphe 4 »108. Cette remarque indique le

changement d'orientation qu'a pris la phénoménologie après 1907. Or ce qui exige plus

d'attention, c'est l'omission de tout un paragraphe, le paragraphe 7, dans la deuxième

édition. Pourquoi supprimer tout un paragraphe, si, de toute manière, l'auteur avoue se

détacher des conceptions qui furent les siens en 1901? Mieux : si, comme le note Husserl

dans son Addendum a la deuxième édition, la question du moi n'a pas d'importance pour

le cours ultérieur des recherches109, pourquoi taire ce paragraphe dans la deuxième

édition ? Regardons-y de plus près.

Le paragraphe 7 met en parallèle, face à la phénoménologie pure, la psychologie

et la science de la nature. Or il le fait ici en délimitant de la manière la plus claire la

différence entre une philosophie du moi (qui suppose une métaphysique du moi (ou de

l'âme), c'est-à-dire une conception claire du statut epistémologico-transcendantale du

moi) et de la nature (qui suppose une métaphysique de la matière, du physique, de la

corporéité), et une phénoménologie qui se meut dans l'élément de la neutralité

métaphysique: « A l'exigence d'une psychologie sans âme, c'est-à-dire d'une psychologie

108 E. Husserl, Recherches logiques, Vème Recherche, op. cit. § 4, note (I), p. 153 [354]; Rappellons que l’on trouve dans les Idées I une note parallèle qui renvoie aux Recherches logiques, comme on la vu dans le précédent chapitre. 109 « Faisons remarquer expressément que la prise de position adoptée ici (et que, comme je l'ai dit, je n'approuve plus), concernant la question du moi pur, demeure inessentielle pour les recherches de ce volume. » (E. Husserl, Recherches logiques, Vème Recherche, Addendum, op. cit. p. 163 [363]). A propos de cette remarque de Husserl, nous rejoignons le jugement de J.-F. Lavigne, qui l’estime peu convaincante vu les enjeux théoriques qu’elle implique (Cf. Husserl et la naissance de la phénoménologie, op. cit., p. 363).

66

qui fait abstraction de toutes présomptions métaphysiques en ce qui concerne l'âme, et

qui en fait abstraction puisqu'elles ne pourraient devenir des évidences que dans une

science achevée, correspond l'exigence d'une « science de la nature sans corps », c'est-à-

dire d'une science de la nature qui écarte provisoirement toute théorie sur la nature

métaphysique du physique ».110. Pour le Husserl de 1901, il y a un parallèle à tirer entre

le physique et le psychologique, entre le régime du corps et celui de l'âme: la

phénoménologie se doit de faire abstraction tant de l'âme (ou du moi), que du corps

(laissant leur statut dans l’indétermination ontologique qui reflète le pari de neutralité pris

par Husserl dans l’édition de 1901 des Recherches logiques). La phénoménologie pure, la

phénoménologie neutre, n’accepte aucun de ces deux éléments métaphysiques, souhaitant

se mouvoir dans la seule sphère de l'évidence. Est donc établit la stricte contemporanéité

entre l'âme et la matière, entre le moi et l'existence corporelle. La pratique des Idées, nous

l’avons vu, enfreindra ce parallèle : si la réduction atteindra la sphère du corps (tant du

corps humain que du corps en général), il déclarera le moi « irréductible » (le fameux §

54 des Idées), et fixera son statut transcendantal. Or qu’est ce qui permet de distinguer,

pour parler un langage cartésien, l'ego pur de l'ego comme res (cogitans)? En vertu de

quel droit phénoménologique Husserl réduit il dans les Idées le res, tout en maintenant

l'ego (d’autant plus que tout le § 6 s'attache à démontrer l'impossibilité − en régime

phénoménologique − d'opérer une telle séparation)?111 Première question, a laquelle nous

reviendrons tout de suite.

110 E. Husserl, Recherches logiques, Vème Recherche, op. cit. § 7 (retranché de la deuxième édition) – cité ici selon l'édition française, page 349 111 Remarquons qu’a moins de penser une hétérogénéité conceptuelle entre les deux res (extensa et cogitans) – ce qui ne va pas de soi, tant eu égard a la métaphysique cartésienne, qu’a la nature même de ces concepts –le geste husserlien suppose un saut.

67

Poursuivons pour l’instant notre exercice de comparaison des deux éditions des

Recherches logiques. Les deux autres omissions importantes (il y a de nombreux

changements mineurs dont nous ne rendrons pas compte, même s'il serait intéressant de

les examiner), ont traits à la question du temps. L'une figure a la fin du § 4, l'autre est un

remaniement de la fin du § 6. Commençons par le § 4. Ce paragraphe, qui se termine

dans la deuxième édition par la constatation selon laquelle le principe égologique est

superflu, comprenait dans la première édition un dernier passage, ou Husserl amorce son

interrogation de la temporalité. Cette interrogation est déterminante, et cela pour la raison

suivante : Husserl, se passant du principe égologique, est sommé de répondre a la

question de l’unité, ou de l’unification, des vécus.112 C’est précisément sur la question de

l’unité des Erlebnissen que Husserl se penchera, entre autres, dans ces Leçons pour une

phénoménologie de la conscience intime du temps. Cependant, même si ce n'est que dans

les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps qu'on trouvera

une théorie complète de l'unification des vécus « d’eux-mêmes », sans l'aide d'un principe

unificateur, déjà les Recherches logiques anticipent ce mouvement, dans un passage au §

6 que nous étudierons tout de suite. Or l'amorce de la question se fait un peu avant : dans

la première édition, le thème du temps, de la conscience comme temps, apparaît

immédiatement après la réfutation de l’Ichprinzip. Continu que, dans la deuxième édition,

Husserl romps. Même si la question relative a l'unité des vécus n'est pas posée

explicitement dans ce texte, le passage omit par Husserl semble être motivée par elle :

112 Le passage des Recherches logiques aux Idées, et le changement de position de Husserl quant a la question du moi, est souvent attribuée au problème de l'unité de la conscience, qui semblerait manquer chez le Husserl des Recherches. (Cf. entre autres, A. L. Kelkel et R. Schérer, Husserl, PUF, Paris 1971, pp. 38-44). Une certaine pensée de l’unité de la conscience est en effet assurée dans les Idées – précisément grâce au motif transcendantal, et dans un compagnonnage étroit, même si révisé, avec le criticisme kantien. Or, et le travail que nous entreprenons ici tente d’éclairer ce point, déjà le Husserl des Recherches logiques (et plus intensivement celui des Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps) s'interroge sur ce problème, en y répondant dans les termes d’une doctrine de la temporalité.

68

comment parler de l'unité de la conscience, si, par ailleurs, on exclut le principe du moi?

Et Husserl de suggérer dans le texte de 1901 : il y aurait un « moi phénoménologique de

l'instant » − ce que dans les Idées il nommera la « forme qui persiste alors que la matière

est toujours nouvelle » (Idées, § 81) − distinct du moi phénoménologique dans la durée

(qui serait le « moi pur » dans le sens des Idées) et du moi en tant qu'objet permanent (le

moi psychologique, que tant les Recherches logiques que les Idées réduisent). Voici la

version de 1901: « Pour être plus précis, nous devrions distinguer entre le moi

phénoménologique de l'instant, le moi phénoménologique dans la durée, et le moi en tant

qu'objet permanent, en tant que ce qui demeure dans le changement. »113 Or, poursuit

Husserl, d'un point de vue purement phénoménologique, ce qui importe c'est de constater

l'unité des vécus, vérité phénoménologique qui déborde la question de la réduction (le

moi est il une chose (la moi comme psyché, ou comme objet intentionnel) ou un principe

(transcendantal et irréductible)). L'unité des vécus, selon Husserl dans le passage que la

deuxième édition omet, est assurée par l'intermédiaire d'un entrelacement de vécus, qui

renvoient les unes aux autres selon une loi temporelle que la phénoménologie doit établir,

mais qui se passe d'un « principe unificateur »: « Ce qui seul importe dans le cas présent,

écrit Husserl, c'est l'aspect phénoménologique, et il est certain a ce propos que le moi

réduit phénoménologiquement, c'est-à-dire le moi quant a l'ensemble des vécus qui

évoluent de moment en moment [notons l'usage encore très flou de la notion de

réduction dans ce passage de 1901 – il s'agit ici simplement de la considération des

vécus, sans qu'il y ait a "opérer" une réduction dans le sens des Idées] porte en lui-même

113 E. Husserl, Recherches logiques, Vème Recherche, fin du § 4, omit dans la deuxième édition; dans l'édition française, le passage figure aux pages 344-345.

69

son unité, que du point de vue causal on le considère ou non comme une chose ».114

L'unité appartient a la conscience – Husserl dira ici: au moi phénoménologique de

l'instant − car elle dépend de la seule temporalité de la conscience, quoi qu'il en soit du

statut du moi que la réduction dévoile. Le premier passage omis par la version de 1913

est caractéristique: brisant la continuité entre la réfutation du Ichprinzip et l'établissement

du noyau temporel de la conscience, il renforce le problème des Recherches logiques

touchant à l’unité des consciences, problème auquel le transcendantalisme des Idées va

pourvoir.

Ce passage n'est pas le seul à traiter de la question de la temporalité, ni le plus

important. Sans doute que dans la première édition, il ne faisait que préparer une analyse

du temps qui, au § 6, se cristallise. En effet, au § 6 (« Origine du premier concept dans le

second »), Husserl déploie, dans une anticipation remarquable, ce qu'on peut nommer

l'embryon phénoménologique de ce qui constituera, quelques années plus tard, l'analyse

husserlienne du temps. Le paragraphe 6 se révèle ainsi d'une importance capitale: il ouvre

un double horizon qui, par rapport aux Idées, sont caractéristiques de la fécondité et de

l'ouverture de la phénoménologie neutre des Recherches logiques.

114 Ibid., p. 345

70

E. Analyse du § 6 de la Vème Recherche logique

Le § 6 s'ouvre sur l'analyse de l'évidence cartésienne première: cogito, ergo sum.115 Le

sum, le je suis, n'est pas ici le moi empirique, car contrairement au moi empirique, le sum

est indubitable : il a le caractère de l'évidence116. Or, interroge Husserl, il faut encore

pouvoir dire la modalité propre du sum, de l'existence ou de l'être du je. Et Husserl de

répondre: le je suis n'a pas trait a l'être de la conscience (ce qui le renverrai au moi pur

des Idées), mais a la structure même de la conscience comme conscience de…, comme

intentionnalité.

Ce n'est pas seulement le je suis qui est évident, mais d'innombrables jugements de la forme je perçois ceci ou cela − pour autant que ce faisant je ne me contente pas de présumer, mais que je suis assuré avec évidence de ce que le perçu m'est aussi donné tel qu'il est présumé…Tout ces jugements partagent le sort du jugement je suis, ils ne sont pas complètement saisissables ni exprimables conceptuellement, ils sont seulement évidents dans leur intention vivante…117

115 Le renvoie a la formule moins scientifique de l'évidence cartésienne –le ego cogito, ergo sum, qui figure dans le Discours de la méthode − est caractéristique du rapport de Husserl a Descartes. La formule plus scientifique, celle qui parait dans les Méditations métaphysiques, n'établit pas le cogito comme évidence première, mais comme attribut essentiel de l'ego, qui lui, est dit premier: l'ego sum, ego existo des Meditations sont l'évidence première (affirmation a la première personne d'une vérité propre a l'existence immédiate de l'ego), par rapport a laquelle le cogito constitue une réponse quant a la question de l'essence (quid est?): la res cogitans est l’attribut essentiel de l’ego, non pas son indice d’évidence. Nombreux commentateurs de Descartes s’entendent ainsi quant au caractère ontologique de l’évidence cartésienne première (qui a trait a l'être du sum: ego sum, et non au cogito comme faculté). (Cf. a ce sujet, être autres, Alquié (F.), La découverte métaphysique de l’homme chez Descartes (1950), PUF, Paris 1987, pp. 180-200 ; ou, plus récemment, Marion (J.-L.), Sur le prisme métaphysique de Descartes, PUF, Paris 1986, pp. 137-160). Rappelons encore a ce propos la remarque de Husserl lui-même, dans Philosophie première, selon laquelle « Derrière la trivialité apparente de sa proposition célèbre ego cogito, ergo sum, s’ouvrent en effet des gouffres par trop béant et obscurs » (E. Husserl, Philosophie première, PUF, Paris 1970, § 10, p. 89), remarque que Marion qualifie d’ « extraordinairement pertinente », et qu’il oppose a la formulation de la IIè Méditation qui, contrairement au solipsisme de la formule populaire, dégage une « altérité originaire de l’ego » (cf. J.-L. Marion, « L’altérité originaire de l’ego – Meditatio II », in : Questions cartésiennes II – sur l’Ego et sur Dieu, PUF, Paris 1996, §4, pp.19-31). 116 Déjà sur ce point Husserl se sépare de Descartes qui, tel qu'il s'en explique dans La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, n'aurait pas assez soigné la délimitation selon le principe de l'évidence, et aurait ainsi confondu – ou en tout cas permis la confusion – du phénoménologique et du psychologique, de l'ego et du psyché (Cf. E. Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit. § 17-§19, pp. 87-94). 117 E. Husserl, Recherches logiques, Vème Recherche, § 6, p. 156-157 [357] ; Dans les Méditations Métaphysiques, Descartes définit l’ego sum comme res cogitans, pour en suite définir la pensée comme tout ce qui est relatif a l’ego: «Qu’est ce qu’une chose qui pense ? C’est une chose qui doute, qui concoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent » (Cf. R. Descartes, Méditations Métaphysiques, op. cit. p. 43).

71

On retrouve ici la thèse husserlienne de l'intentionnalité comme essence de la conscience.

C'est l'intention vivante, et non l'ego cogito en tant que soutient des cogitationes (ou bien,

pour parler le langage des classiques, l'ego cogito comme substantia), que Husserl retient.

Les cogitationes – la perception qui prends la forme du jugement : je perçois ceci ou cela

– suffisent a eux seuls, pourvue qu'ils soient signés de la marque de l'évidence, c'est-à-

dire qu'ils s'enracinent dans une intention vivante. Autrement dit: il ne reste ici rien de

l'ego comme substantia : seul la cogitatio pur, la pure perception, reste.118 Le « Je » n'est

pas l'instance dernière qui permet le jugement, qui permet l'adéquation dans la conscience

du cogito et des cogitationes, mais c'est au contraire le perçu qui assure au « Je » son lieu

d’être: « dans le jugement je suis, explicite Husserl, ce qui, sous le Je est perçu

adéquatement, constitue précisément le noyau qui, seul, rend possible l'évidence et la

fonde ».119

Dans l'édition de 1913, Husserl ajoute ici une note. Elle vaut la peine d'être cité

intégralement, car elle est symptomatique de l'écart entre la phénoménologie neutre des

Recherches logiques et celle transcendantale des Idées :

Cet exposé, emprunté sans modification essentielle au texte de la première édition, ne tient pas compte de ce fait que le moi empirique est une transcendance au même titre que la chose physique. Si l'élimination de cette transcendance et la réduction au donné d'une manière purement phénoménologique ne laissent pas subsister un moi pur comme résidu, il ne peut alors y avoir non plus l'évidence véritable (adéquate): "Je suis". Mais si cette évidence existe véritablement comme

118 Ainsi, a propos du rapport entre la conscience intentionnelle et le dépassement du sujet comme substance, F.-D. Sebbah note : « La découverte de l’intentionnalité suppose de se libérer d’une entente substantielle, et, dès lors, statique, de type cartésien, de la conscience. Aussi la réciprocité cartésienne entre conscience et ego peut-elle — et même en un sens doit-elle – être défaite. Si, la conscience est une pure flèche, il ne faut plus la penser comme une substance-fondement au sens d’un support qui, comme “ramassé” sur lui-même, “supporterait” ses accidents : comme pur “éclatement vers” elle-même se libérer de l’Ego, si ce dernier est, au contraire, le mouvement même de “ramener à soi” et d’abord de “se ramener à soi”. Et effectivement, certains textes husserliens, ceux du “premier Husserl”, décrivent la conscience en faisant l’économie de l’Ego : ainsi la conscience est-elle décrite, dans les Leçons sur la conscience intime du temps, comme le flux originaire des vécus dont l’unité est temporelle ; c’est-à-dire qu’ici Husserl fait l’économie de tout Ego comme “pôle de centration” pour assurer l’unité de la conscience. » (F.-D. Sebbah, L’épreuve de la limite. Derrida, Henry, Levinas et la phénoménologie, PUF, Paris 2001, pp. 24-25, note 2). 119 Ibid., § 6, p. 157 [357]

72

adéquate – et qui voudrait le nier? – comment pouvons nous nous dispenser d'admette un moi pur? Celui-ci est précisément appréhendé dans l'accomplissement de l'évidence cogito, cet accomplissement pur le saisit eo ipso d’une manière phénoménologiquement pure et nécessairement comme sujet d’un vécu « pur » du type « cogito ».120

Si on ne laisse rien subsister après la réduction du moi empirique, explique le Husserl de

1913, il serait impossible d'avoir l'évidence de l'existo, du « Je suis ». Si la réduction ne

laisse pas subsister un moi pur comme résidu, « il ne peut alors y avoir non plus

d'évidence véritable (adéquate): ‘Je suis’. ». Autrement dit: l'évidence véritable,

l'évidence « adéquate », dépends ici de la position d'un moi pur. Ou pour emprunter un

langage transcendantal: le moi pur est la condition de possibilité de l'évidence (Je suis).

Husserl poursuit ainsi : « Mais si cette évidence existe véritablement comme adéquate −

et qui voudrait le nier ? − Comment pouvons nous nous dispenser d'admettre un moi

pur? » Cette question concentre l'essentiel de l'objection du Husserl de 1913 au Husserl

de 1901: pour le Husserl de 1913, l'évidence – l’intuition immédiate et adéquate comme

principe des principes de la phénoménologie – actualise le moi pur, l’évidence

primordiale étant le « je suis », le cogito sur le mode du je suis, le cogito comme modalité

essentielle du je suis. Une question se pose pourtant – celle qu'aurait pu ou du lui poser

en retour le Husserl de 1901: en quel sens tout cogitatio est cogitatio d'un ego? Et l’est-il

de fait? Nous savons comment les Idées répondent à ces questions : tout cogito est

cogitatio d'un ego pur. Le moi pur est le rayon, l’Ichstraal, qui parcourt toute

intentionnalité. Or le Husserl des Recherches logiques, le Husserl neutre

métaphysiquement, refuse le Ich-prinzip, et cela, comme il l’indiquait au § 4, pour des

raisons strictement phénoménologiques. D’où une série de questions, qui permettront de

nous rapprocher de la doctrine husserlienne de la vérité dans les Recherches logiques:

120 Ibid.

73

que doit être la conscience pour que le cogito ne soit pas une modalité du « je suis », mais

pour que le « je suis » soit une modalité – Husserl dira: une modification – du cogito, du

vécu intentionnel, de la conscience comme vécu pur? Ou bien: que doit être la doctrine de

l'évidence adéquate – ou de la vérité – pour que l'assertion du type « je suis » soit une

possibilité essentielle du cogito sans pourtant en être l’actualisation? Ces questions sont

primordiales pour examiner de près toute la portée de la thèse husserlienne de 1901. La

VIème Recherche permettra cela : elle traite systématiquement de la notion d'évidence et

de vérité. Voila le premier horizon que nous ouvre le § 6 de la Vème Recherche.

Il nous reste encore à nous pencher sur la question du temps dans les deux

versions des Recherches logiques. Au § 6 de la Vème Recherche logique, pour la

première fois, Husserl élabore la question du temps – élaboration qui est une anticipation

de la thèse husserlienne du temps de 1905. Celle-ci, comme au § 4, apparaît précisément

au lieu ou Husserl réfute la référence au moi pur dans la première édition des Recherches.

Comme au § 4 – mais cette fois de manière bien plus élaborée – Husserl enchaîne de la

réfutation du « moi pur » a la doctrine de la conscience temporelle121. D’où l’hypothèse

que nous souhaitons suggérer dés à présent, hypothèse qu'une lecture des Leçons pour

une phénoménologie de la conscience intime du temps confirmera, et que nous étudierons

dans notre prochain chapitre : avant que ne soit élaborée la doctrine du moi pur dans les

Idées, c’est la conscience du temps qui occupe la place du moi pur. Et cela, dans un sens

très précis : c'est la temporalité de la conscience qui assure dans ce texte le rôle de ce qui,

pour le Husserl des Idées, sera assuré par le « moi pur », à savoir l’unité de la conscience,

l’unification des Erlebnissen. C’est ce que nous enseigne la phénoménologie dans sa

121 Notons qu'ici, contrairement au § 4, Husserl n'omet pas le passage qui traite du temps, même s'il modifie entièrement la conclusion de ce paragraphe (cf. E. Husserl, Recherches logiques, Vème Recherche, note annexes à la page 358, note 5 (p.346)).

74

neutralité descriptive : la conscience, en tant que temporelle, unifie d’elle-même. La

théorie phénoménologique du temps est une théorie de l'unification – ou de l’unité – des

vécus. Ainsi, dans le texte de 1901, après avoir décrit l’ « unité continue » que constituent

la « rétention essentiellement liée a la perception »122, Husserl écrit :

Quand je dis ici constituant ‘une unité continue’, je vise l’unité du tout phénoménologique concret… Les unités de la coexistence fusionnent constamment d'instant en instant, elles constituent une unité dans le changement, celle du flux de conscience qui, de son coté, exige une permanence ou une variation constantes d'au moins un moment essentiel pour l'unité du tout, et par conséquent inséparable de celui-ci en tant que tout. C’est ce rôle que joue, avant tout, la forme sous laquelle se présente le temps appartenant de façon immanente au flux de la conscience en tant que celui-ci est unité apparaissant dans le temps (et non par conséquent le temps du monde objectif, mais le temps qui apparaît avec le flux même de la conscience, le temps dans lequel ce flux s'écoule).123

Par cette description, Husserl touche non au moi pur (noyau métaphysique), mais au moi

phénoménologique, dont le seul sens est la temporalité : l'unification, par elle-même, des

consciences, des Erlebnisse: « Le concept du vécu, écrit encore Husserl, limité d'abord a

ce qui est ‘perçu intérieurement’, et qui, en ce sens, est donné a la conscience, s'est élargi

jusqu'à comprendre le concept du « moi phénoménologique » constituant

intentionnellement le moi empirique »124. Le concept du moi phénoménologique – que

Husserl distingue nettement du concept du moi pur dans les Recherches logiques − est la

conscience en tant qu’elle est temporelle, et plus précisément, la conscience en tant que

122 Ibid., p. 157 [357]; le terme de retentions est ici utilisée pour la première fois dans les Recherches logiques, et ce paragraphe est le seul qui propose une analyse élaborée de la question de temps. Cette question, qui sera reprise systématiquement dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, avaient déjà attiré l'attention de Husserl, essentiellement dans le texte de 1900, Zeitbewusstsein. D'autres textes antérieurs aux Recherches logiques se trouvent dans le Volume X des Husserliana édité en 1966 par R. Boehm (Phänomenologie des inneren Zeitbewuβtseins (1893-1917), mais on n'y trouve rien de déterminant sur la question de l'unité de la conscience par rapport a la question du temps. La série C des manuscrits de Husserl (Zeitkonstitution als Formale Konstitution), qui regroupe les textes encore inédits de Husserl sur la temporalité, ne contient rien qui soit antérieur a 1901. 123 Ibid., § 6, p. 158 [358] 124 Ibid., § 6, p. 158 [358-359]

75

temporellement elle unifie125. Unité, précisément, temporelle. Il ne s'agit pas ici de

répéter la question dans les termes de la solution, mais simplement de décrire la manière

propre de la conscience de vivre son « être un » : celle-ci n'est pas vécu comme l’acte

d’un moi, que la réflexion découvre après coup, mais comme le déroulement même de la

conscience comme temporalisation unificatrice.

Voici le double horizon qu’ouvre le § 6: d'une part, la question de l'évidence et de

la vérité comme indépendant de tout moi pur, de tout principe transcendantal ; d'autre

part, la temporalité comme doctrine de l'unité de la conscience. Penser ces deux points,

c'est, pour la phénoménologie, maintenir jusqu’au bout le parti prit de neutralité

métaphysique, par rapport a la question du statut du moi. Tache que nous nous proposons

d’accomplir, en interrogeant successivement (1) la doctrine de la vérité dans les

Recherches logiques, et (2) la question de la temporalité et de l'unité de la conscience

dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps.

F. La doctrine de la vérité dans les Recherches logiques

Nous sommes a présent confrontés a deux questions – celle de l'évidence et celle de

l'unité de la conscience –, a première vue hétérogènes l’une a l’autre, mais qui, en vérité,

se rejoignent autour d’un thème unique : celui du « moi pur ».

Reprenons les termes de la question : selon le Husserl de 1913, l' « évidence

véritable (adéquate) : ‘je suis’ » actualise un « moi pur ». Ce même « moi pur » qui

subsistera dans les Idées a la réduction, et dont il sera dit qu’il est au fond de toute

intentionnalité sur le mode de la « transcendance dans l'immanence ». Il faut à présent

125 C’est précisément dans ce sens que dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Husserl parlera de la conscience temporelle en termes de « subjectivité absolue » (Cf. Phénoménologie de la conscience intime du temps, op. cit. § 36 ).

76

voir ce qui, dans les termes des Recherches logiques, résiste à cette thèse. Pour cela,

reprenons les termes de la remarque du Husserl de 1913 : « L'évidence véritable

(adéquate) : « je suis » oblige à admettre un moi pur ».126 Trois termes sont mis en accord

dans cette proposition : vérité, adéquation, et évidence. Comme nous l'avons pointé lors

de notre analyse de ce texte, la question qui se pose est celle du rapport entre la théorie de

l'évidence (ou de la vérité) et celle du moi pur. Il faut a présent interroger comment ces

trois termes (vérité, adéquation et évidence) s’agencent dans les Recherches logiques. Le

chapitre 5 de la VIème recherche nous offre un cadre privilégier pour une telle

interrogation : Husserl y analyse précisément le rapport de entre ces trois termes. Son

titre l’indique : L'idéal de l'adéquation – évidence et vérité.

Le thème central du remplissement (Erfüllung) nous servira de guide pour

l'élucidation de ces trois notions. Au § 37 Husserl tente de délimiter les degrés de

présentations de l'objet – degrés qui vont des actes signitifs, aux actes intuitifs, et

finalement a l'acte perceptif, ou la chose est « rendue présente ». Ces degrés s’étalent

selon leurs niveau de « remplissement », le remplissement désignant le degré de

coïncidence entre l'intention et l'intuition : l'intention, qui dans un premier temps « visait

à vide », se « remplit » par l'intuition donnant originairement le donné. Cette donation

s'accomplit selon Husserl dans la vision, ou, ce qui revient au même, dans l'évidence.

Vision ou évidence qui peuvent adopter différents caractères : la perception,

l'imagination, le ressouvenir, sont autant de manières par lesquelles l'intention se réalise,

se remplit. Autrement dit : le remplissement est l'établissement d'une identification entre

deux termes – il est une identification. Cependant, Husserl reconnaît des degrés de

remplissement. L'identification, ou le remplissement, peut se faire plus au moins 126 E. Husserl, Recherches logiques, Vème Recherche, § 6, p. 157 [357]

77

partiellement. C'est lorsque l'identification a atteint son niveau le plus haut, lorsque

l'évidence comble l'intention – qu'on est en présence d'une intuition parfaite: « l’intention

pleine et entière a atteint son remplissement définitif et dernier »127, écrit Husserl. Ce

moment, pour Husserl, est le moment de l'adaequatio rei et intellectus:

Et la ou l’intention de représentation s'est procuré un dernier remplissement au moyen de cette perception idéale et parfaite, se trouve réalisée la véritable adaequatio rei et intellectus : l’objet est VERITABLEMENT PRÉSENT ou DONNÉ exactement tel qu’il est visé.128

L' adaequatio rei et intellectus est en vérité une adaequatio intuitio et intentio : rien, en

régime phénoménologique neutre, ne reste du res et de l'intellectus des classiques, termes

lourds de toute une métaphysique (celle de la matière et de l’âme ; d’une ontologie et

d’une psychologie réalistes) : la res des classiques correspond chez Husserl a

l’apparaissant phénoménologique, a ce qui est donné dans l'intuition, alors que

l'intellectus des classiques libère son champ pour l'intention, qui faisait partie jadis de

l'intellectus, mais qui, a présent, occupe tout le champ de la connaissance ou de la

conscience. Ou dans les termes de Husserl, « l’intellectus est ici l’intention de pensée,

celle de la signification »129. Or, pour Husserl, en pointant l’adéquation définitive de

l’intention et du donné comme les termes du processus de remplissement, on n’a pas

encore atteint la définition phénoménologique de la vérité, ou du moins, on n’en a atteint

que la définition partielle. Car l'idéal du remplissement dernier n’est qu’une des

possibilités s’inscrivant dans le domaine plus générale qu’est celui de l'évidence et de la

vérité. Husserl l’expose au § 39 (Evidence et vérité) : si l'idéal du remplissement dernier

nous dit beaucoup de la vérité au sens de l'aedequatio, il nous dit très peu de la vérité au

127 E. Husserl, Recherches logiques, VIème Recherche, 5, § 37, p. 146 [117-118]

128 Ibid., p. 146 [118]

129 Ibid.

78

sens de « l'être ». Husserl opère dans ce paragraphe une distinction entre vérité et être,

indiquant que si l'idéal du remplissement et de l'adéquation procède d'une définition de la

vérité qui a trait aux actes de la conscience (définition procuré par les descriptions 1 et 3

du § 39, et que la formule « l'évidence est « un vécu » de la vérité »130 résume), il existe

une autre définition de la vérité – la vérité dans le sens de l'être (celles que les définitions

2 et 4 du § 39 procurent) – et qui a trait aux « corrélats objectifs », ou bien a « l'identité

de l'objet conjointement visé et donné dans l'adéquation »131 (contrairement a « l'idée de

l'adéquation » elle-même). Autrement dit, la vérité s'entends de deux manières : l'une a

trait a l'adéquation (que le modèle du remplissement décrit), l'autre a trait a l’ « être » du

phénomène, et plus précisément, a ce que le mot être signifie hors de son contexte

propositionnel (à dire : l'ors qu'il n'est plus entendu comme une copule purement

logique). Cette autre définition de la vérité permet à Husserl d’élargir le domaine de

l'évidence au-delà de la sphère « restreinte » de la perception sensible et de l'intuition

sensible, ouvrant la phénoménologie des Recherches logiques à une de ces thèses les plus

fécondes, celle de l'intuition catégoriale (thèse que Husserl développe immédiatement

après avoir traite de ces deux acceptions de la vérité, dans la deuxième section de la

VIème recherche (Sensibilité et entendement)).

Sans nous aventurer plus en profondeur dans le thème phénoménologique de

l'intuition catégoriale, il nous semble que nous soyons a présent en mesure d'interroger la

130 E. Husserl, Recherches logiques, Recherche VI, § 39, p. 151 [122] 131 Ibid. § 39, p. 154 [125-126]; dans ce paragraphe, Husserl tente une définition de la vérité, reprenant l'héritage de la métaphysique depuis les médiévaux jusqu'à Kant (la vérité comme Uebereinstimmung, comme adequatio rei et intellectus) et de Descartes en particulier (la vérité comme évidence, comme perception de l'ego), tout en le débordant a travers une théorie de la vérité comme apparaître, théorie qui commande une division quadripartite – et qui sépare les notion de vérité dans le sens d'actes et les notions de vérité qui ont traits a l'objet. (Cf. a ce propos, Marion (J.-L.), « Le concept large de logique et de Logos – Le logique et le donné »", in: La représentation vide – suivi de Les Recherches logiques, une œuvre de percée (Dir. J. Benoist et J.-F. Courtine), PUF, Paris 2003, pp. 283-299)

79

proposition de 1913, ceci a l'aune de la distinction husserlienne entre vérité-adéquation et

vérité-être. Deux questions s’imposent a ce point de la recherche : 1/ l’évidence dont

parle Husserl dans la remarque de l’édition de 1913 des Recherches logiques

(« L'évidence véritable (adéquate): « je suis » oblige à admettre un moi pur »)

correspond-t-elle a la vérité dans le sens de l'aedequatio, ou a-t-elle trait a la vérité dans

le sens de l'être ? 2/par conséquence, faut il admettre, suivant la logique des Recherches

logiques, la proposition de 1913, a savoir que l'évidence « ego sum » actualise un « moi

pur » (exprimant un être, sinon l'être par excellence, car le seul, a en croire les Idées, a ne

pas tomber sous le coup de l'épochè). Autrement dit : l'évidence « je suis » renvoi t’il a un

être, ou ne fait il qu’exprimer l'essence intentionnelle de toute conscience, indifférente

par définition a l'être du phénomène (ne s'intéressant qu'a sa phénoménalité, qu’a son

apparaitre)?

L'analyse phénoménologique que Husserl propose du je suis cartésien, nous

l'avons vu dans l'analyse consacré au § 6 de la Vème Recherche logique, est indifférente

quant a l'être (Husserl nous indique dans ce paragraphe que l’être doit s’entendre ici sur

le mode de la perception132), et que donc, ce qui était la marque de la vérité, n'est autre

que le vécu en tant qu’il correspond a lui-même. Le je se corresponds – on pourrait dire :

se remplit – dans l'évidence simple du « je suis ». Il est une adéquation qui ne nécessite

aucun « objet » (d’où la position fondamentale des Recherches logiques : le moi pur, en

tant que pole de référence, est phénoménologiquement injustifiable). Pour le Husserl de

1901, la question de l'être du je ne se pose pas : le je n’a pas l’être, ni dans le sens de

132 Husserl écrit: « Ce n'est pas seulement le je suis qui est évident, mais d'innombrables jugements de la forme je perçois ceci ou cela – pour autant que ce faisant je ne me contente pas de présumer, mais que je suis assure avec évidence de ce que le perçu m'est aussi donné tel qu'il est présumé; et de ce que je l'appréhende lui même tel qu'il est. » (E. Husserl, Recherches logiques, Vème Recherche, § 6, p. 156 [357])

80

l'objet, ni dans le sens catégorial, ni dans le sens transcendantal. Car sa vérité tient au fait

même de l'Erlebnis qu'est le je suis. Autrement dit : s’il est vrai que le je suis est un

Erlebnis (et qu'il est ainsi évident dans le sens de la vérité-adéquation), il n'est pas claire

qu’on puisse poser que le je suis « a » des Erlebnisse. Le je suis n'est pas un support ni ne

suppose aucun support, mais est une évidence qui se soutient elle-même. L'évidence,

dans le cas du « je suis », est, comme Husserl le résume très bien, « un vécu de la

vérité ».133 Rappelons que dans les Idées, Husserl adoptera l'idée du moi pur, qui résiste à

toute réduction. Autrement dit, il se prononcera sur le statut ontologique du je suis (statut

qui, dans les Recherches, reste neutre (et non pas indéterminé)). Ou du moins, il

attribuera l'être au je suis. C'est précisément ce que signifie le fait d' « échapper » à

l'épochè, de ne pas avoir à « suspendre » son être. Ou pour parler dans le vocabulaire des

Recherches logiques, dans les Idées, Husserl s'occupera du statut de la vérité du je suis

dans le deuxième sens (celui de l'être). Cette décision permettra à tout les critiques, et en

premier lieu à Heidegger, de pointer – a travers la figure de Descartes – la position

idéaliste de Husserl, qui érige en principe l'égo sans caractériser plus strictement son

statut ontologique. Car si l'ego est principe, Heidegger aura raison de critiquer ce geste

sous prétexte qu'il reste dans l'indétermination ontologique (par rapport a la distinction

être/étant). Or ce même moi, dans le Recherches logiques, ne risquait pas d'être critiqué

ainsi: il n'avait tout simplement aucune prétention a « être ». Son seul point d'attache,

était le « je suis » comme « Erlebnis de la vérité ».134

133 Ibid., § 39, p. 151 [122] 134 Cf. a ce propos F. Dastur, « Heidegger et les Recherches logiques », in : La représentation vide – suivi de Les Recherches logiques, une œuvre de percée (Dir. J. Benoist et J.-F. Courtine), PUF, Paris 2003, pp. 265 ff.

81

Aucune nécessité donc, du point de vue des Recherches logiques, de supposer un

« moi pur » en dessous de l'affirmation cartésienne « évidente »: je suis. Le « je suis » des

Recherches logiques n'a besoin – ni du point de vue de la vérité (dans le sens de

l'adéquation et non dans le sens de l’être), ni du point de vue de l'évidence (comme

« Erlebnis de la vérité »), ni du point de vue de l'adéquation (qui n’est autre que le

remplissement d’une intention par une intuition), de supposer un « moi pur » (qui a trait a

la vérité dans le sens de l’être – et qui entends ainsi tant la notion de l’adéquation que

celle de l’évidence dans le sens que ces notions prennent dans leurs modes catégoriques).

Cette analyse nous permet de mesurer le déplacement qui est opérée dans les

Idées, ainsi que dans les remarques de Husserl à la deuxième édition des Recherches

logiques. Il ne s'agit pas ici d'approuver ou de désapprouver la démarche de Husserl –

démarche qui s’inscrit dans l’élargissement de la réduction telle qu’elle s’opère a partir

de 1907 dans L’Idée de la phénoménologie et jusqu’aux Idées et au-delà – mais

simplement de le constater, et surtout, de pointer l’intérêt phénoménologique qui motive

Husserl : motivation, d’un coté (dans les Recherches logiques), de neutralité et de pureté

phénoménologique, et d’une autre coté (dans les Idées), motivation métaphysique

commandé par un désir de fondation.

G. L’unité de la conscience dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps

Il est à présent temps de nous pencher sur la problématique du temps. Nous avons vu que,

critiquant l'idée d'un moi pur dans la Vème Recherche, Husserl se heurte a la question de

l'unité du moi phénoménologique. Le moi pur – en tant qu’Ichprinzip (expression de

Natorp) ou Ichstraal (expression du Husserl des Idées) – procure à la conscience une

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unité, unité que la phénoménologie pose sans pouvoir la décrire. Cependant, nous avons

vu que, loin de laisser la question de l’unification dans l’indécision, déjà dans le texte de

1901 Husserl pointe dans l'analyse de la temporalité l’horizon ou il faut chercher une

réponse a la question de l'unité de la conscience, tout en évitant la thèse du « moi pur ».

Le texte de 1905 sur la conscience intime du temps déploie complètement cet horizon. Ce

que nous nous proposons de démontrer est le point suivant : le cours séminale de Husserl

de 1905 sur le temps expose déjà une phénoménologie de l'unité de la conscience, et cela

dans le cadre d'une phénoménologie épurée de moi pur et « pré-transcendantale ».

« Le problème de la constitution de l'ego – que Husserl nomme Urkonstitution,

constitution primordiale ou originaire – s’est posé à Husserl au commencement même de

son tournant « idéaliste » et « transcendantal », dans ses Leçons pour une

phénoménologie de la conscience intime du temps. L'année 1905 n'est pas en effet

seulement l'année de la découverte de la réduction phénoménologique, mais aussi l'année

des premières questions de Husserl sur le temps et l'intersubjectivité ».135 Cette remarque

de F. Dastur pointe toute l’importance de cette année 1905, année-carrefour, ou Husserl

développe, simultanément, sa phénoménologie du temps et ou commence à s’opérer son

tournant « idéaliste » et « transcendantal ». A deux réserves près, déterminantes pour

notre études, et que nous allons tenter de démontrer : 1/ s'il est vrai que l'année 1905 fut

l'année de la découverte simultanée de la réduction phénoménologique et de la question

du temps (exposition d’une subjectivité pré-transcendantale) 136, il n'est nul part question,

135 F. Dastur, Husserl - De la mathématique a l'histoire, op. cit. p. 46 136 On sait par ailleurs que les premières réflexions de Husserl sur la réduction datent de 1905. Ainsi, la mention sur la liasse des Seefelder Blattern (été 1905) indiquent : « Manuscrits de Seefeld et manuscrits plus anciens sur l’individuation. Seefeld 1905. Individuation. (Note historique : Dans les feuillets de Seefeld – 1905 – je trouve déjà le concept et l’usage correct de la « réduction phénoménologique ») » (cité par J.-F. Lavigne, Husserl et la naissance de la phénoménologie (1900-1913), PUF-Epiméthée, Paris 2005, p. 399.). Néanmoins, la première exposition systématique de la découverte de la réduction date comme on

83

dans la version de 1905 du texte sur le temps, de cette découverte. L’analyse du temps –

et la réduction opérée dans ce contexte – se fait encore selon les lois de la

phénoménologie tel qu'elle est entendu par les Recherches logiques, et ne quitte pas le

domaine de la neutralité métaphysique, comme le remarque Jean-François Lavigne : « La

réduction mise en œuvre par les Leçons pour une phénoménologie de la conscience

intime du temps (1904-1910) est donc indéniablement la restriction « immanentiste » au

seul contenu réel du vécu intentionnel, et non pas la réduction transcendantale tel que

Husserl la concevra dans les Idées I. Le temporel réduit qu’elle dégage n’est pas le

temporel phénoménal (apparaissant), mais exclusivement la durée sentie immédiate,

l’écoulement quasi temporel subjectif, à l’état de donnée sensible éprouvée ».137 2/ Les

Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps ne représente pas un

stade premier ou préparatif pour la phénoménologie du temps, mais constitue déjà, du

moins pour le Husserl des Idées, une doctrine achevée (ainsi, comme nous l’avons vu,

Husserl peut renvoyer, dans les Idées, aux analyses du temps de 1905 sans rien y

rajouter138). Dégager la doctrine de la subjectivité de Husserl a partir d'une étude des

Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, c’est donc découvrir

le sait de 1907, dans le cadre des conférences de Göttingen sur L'idée de la phénoménologie, ainsi que le note Tran Duc Thao : « La doctrine de la réduction fut enseignée pour la première fois dans les cinq premières leçons d’un cours sur les Points fondamentaux de la phénoménologie et de la critique de la raison, professé à Göttingen pendant le semestre d’été de l’année 1907. » (Cf. Tran Duc Thao, « Les origines de la réduction phénoménologique chez Husserl », in : Deucalion No. 3, Ed. de la Baconnière, Neuchâtel 1950, p. 128 ; E. Fink déploie a son tour la généalogie de la réduction phénoménologique au début de son article « La philosophie phénoménologique d'Edmund Husserl face a la critique contemporaine", in: E. Fink, De la phénoménologie (trad. D. Franck), Les éditions de Minuit, Paris 1974). 137 J.-F. Lavigne, Husserl et la naissance de la phénoménologie (1900-1913), op. cit. p. 391 138 Husserl note, au § 81 des Idées I qui traite du temps: « Les efforts de l'auteur concernant ce problème, et qui longtemps demeurèrent vains, ont pour l'essentiel aboutit a un terme dans l'année 1905; leur résultats ont été communiqués dans des cours a l'Université de Göttingen. » (E. Husserl, Idées I, op. cit. p. 275, [163]). Dastur remarque très justement : « ce qui est tout à fait remarquable, c’est le fait que ce niveau ultime de l’enquête est déjà atteint en 1905, ce qui implique que le thème génétique ne peut pas être unilatéralement considérée comme un développement tardif de la pensée de Husserl ». (F. Dastur, Husserl. De la mathématique a l'histoire, op.cit. p. 47).

84

une pensée de la subjectivité d’avant la découverte et la mise en pratique de la réduction

phénoménologique, soit avant ce qu’il est commun de nommer le tournant transcendantal

et la découverte de la réduction. N’en dépendant ainsi d’aucune manière.139

a/ L’association originaire : le débat Brentano-Husserl

Reprenons ce texte-carrefour de Husserl sur le temps. La pensée de Husserl sur le temps

s’origine dans son débat avec Brentano. Pour Husserl, la théorie psychologisante de

l’association originaire tel que Brentano la formule ne permet pas de rendre compte de la

constitution du temps, celle-ci ne livrant qu’un « semblant » de temps, jamais le temps

« lui-même ». Le débat de Husserl avec Brentano nous procurera l’accès à la thèse

husserlienne sur le temps, que nous proposons de lire comme une thèse sur la

subjectivité.

L’association originaire de Brentano tente de répondre à la question de l’origine et

de la formation du temps. Brentano élabore la théorie de l’association originaire pour

rendre compte de l’origine et de la nature de la temporalité, car les considérations

statiques n’y peuvent suffire. Selon Brentano, il faut avoir recours à des descriptions

génétique pour traiter du temps, ce qui, dans le cadre de la pensée brentanienne, revient à

envisager la conscience comme productrice, génératrice. La conscience statique, en effet,

ne peut décrire que la perception du perçu, ce qui est donné à la conscience dans l’instant

de la sensation. Contre la théorie du psychophysiologue G. E. Müller, qui consiste à

139 Quant a l’hypothèse selon laquelle, dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, on serait déjà en présence d’une pratique de la réduction phénoménologique en bonne et due forme, nous renvoyons encore au travail de J.-F. Lavigne, qui démontre que les quelques passages qui pourraient faire allusion a cela (et essentiellement la formule « Nous n’insérons les vécus dans aucune réalité (Wirklichkeit) »(§2)), sont en vérité des ajouts tardifs, qui ne figurent pas dans le manuscrit original des Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps (cf. J.-F. Lavigne, Husserl et la naissance de la phénoménologie (1900-1913), op. cit. pp. 365-368).

85

concevoir la temporalité dans les mêmes termes que ceux de la simple sensation

statique – « …de même que nous sentons une couleur, nous sentons aussi la durée de la

couleur ; comme la qualité et l’intensité, la durée temporelle serait, elle aussi, un moment

immanent de la sensation »140 – tant Brentano que Husserl remarquent que envisagée de

telle façon, comme moment immanent de la sensation, la durée ne serait jamais éprouvée

comme durée. Pour une conscience statique, la durée n’aurait en effet pu que produire

une répétition de la même excitation (le moment passé serait immédiatement refoulée,

s’évanouissant dans l’abime d’un oubli n’appartenant a personne, sans sujet de l’oubli),

ou bien l’expérience unifiée d’une excitation (les perceptions s’accumulant pour ainsi

dire dans « un » instant, le seul instant de la conscience, l’instant qui absorbe toute

sensation, formant ainsi une « cacophonie » (le terme est de Husserl141) perceptive), mais

jamais une expérience de la durée, un vivre de la durée. Husserl remarque : « Durée de la

sensation et sensation de la durée font deux… Il serait concevable que nos sensations

durent ou se succèdent sans que nous en eussions la moindre connaissance ».142 ; Ou

bien : « Si nous considérons par exemple le cas d’une succession et si nous supposons

que les sensations s’évanouissent avec les excitations qui les causent, nous aurions alors

une succession de sensations sans aucun soupçon d’un écoulement temporel ».143 Pour

faire l’expérience du temps, pour avoir une « conscience du temps », il faut envisager

autrement la conscience. Tant pour Brentano que pour Husserl, la durée présente d’autres

traits que la simple qualité ou la simple intensité que lui attribuent les innéistes et les

matérialistes. La théorie de la durée que propose Brentano pour remplacer celle des

140 E. Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, op. cit. § 3, p. 21 141 Ibid., § 3, pp.19-20 142 Ibid., § 3, p. 21 143 Ibid.

86

psychologistes innéistes, est celle de l’association originaire, faculté qu’il attribue à

l’imagination. L’imagination, pour Brentano, copie la représentation (sensation qui

résulte d’une excitation), en fait une « image seconde de la conscience », tout en lui

imposant un indice temporel, pour le distinguer de la représentation vécu présentement.

L’imagination se révèle ainsi essentiellement « productrice » :

Quand l’excitation s’évanouit, la sensation s’évanouit aussi. Mais la sensation devient à présent elle-même créatrice : elle se fabrique une représentation imaginaire (Phantasie-vorstellung) toute pareille, ou presque, quant au contenu, et enrichie du caractère temporelle. Cette représentation en éveille à son tour une nouvelle, qui s’articule à elle de façon continue, et ainsi de suite.144

Ce mécanisme de l’imagination est ce que Brentano appelle « association originaire ».

Par association originaire, la perception se transforme en image dotée d’un caractère

temporelle. Or pour Husserl, si la théorie de la temporalité de Brentano permet de

répondre à la question du fait de la sensation de la durée (ce que les innéistes et les

empiristes n’arrivent pas à faire dans le cadre de leur pensée statique), il ne peut le faire

qu’en nous présentant une théorie du temps comme simulacre : la sensation du temps, de

la durée, n’est autre que le produit d’une faculté de la conscience, notamment,

l’imagination. Autrement dit, si la théorie de Brentano permet de rendre compte de la

sensation du temps, il le fait, une fois de plus, en psychologisant le temps. Il ne conçoit le

temps que comme objet (transcendant la conscience), et non la temporalité interne de la

conscience, celle que Husserl nomme « intime »145. Le résultat en étant rien de mois que

la négation de la durée elle-même, de la conscience originaire de la succession et du 144 Ibid., § 3, p. 22 ; dans le même paragraphe, Husserl écrit : « C’est donc une loi générale qu’a chaque représentation donnée se rattache par nature une suite continue de représentations, dont chacune reproduit le contenu de la précédente, mais de telle sorte qu’elle attache sans cesse à la dernière le moment du passé. Ainsi, l’imagination se montre ici, de manière spécifique, productrice ». (p. 20) 145 Ainsi, pour user de la terminologie que Husserl développera plus tard dans ce texte, la thèse brentanienne peut rendre compte du souvenir secondaire, jamais du souvenir primaire. La théorie brentanienne, selon Husserl, ne permet pas de discerner entre « la perception d’une succession et le souvenir de cette succession autrefois perçu » (E. Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, op. cit. p. 26)

87

changement : « Nous croyons entendre une mélodie, et donc entendre ce qui vient tout

juste de passer, mais ce n’est qu’une apparence (Schein), qui vient de la vivacité de

l’association originaire ».146

Mais la critique husserlienne vise encore plus loin : car si le temps n’est rien

d’autre que le produit de l’imagination, ou plutôt, si c’est l’imagination qui produit la

sensation du temps, toute succession est vouée a être vécu comme souvenir. Ce qui

signifie, phénoménologiquement, qu’on ne pourrait discerner, sur le plan du vécu, entre

une mélodie présentement écoutée, et une mélodie dont je me ressouviens. La thèse de

l’association ne peut rendre compte que du ressouvenir, ce que plus tard Husserl

nommera le « souvenir secondaire » et qui n’est, a proprement parlé, pas un vécu du

temps, mais une remémoration. Le temps vécu, lui – et la on rentre déjà dans la

phénoménologie proprement husserlienne – se donne dans la mélodie présentement

écoutée, dans la perception de la succession et non dans le souvenir d’une succession

autrefois perçue. Voici comment Husserl formule son objection à Brentano :

Il est alors hautement surprenant que Brentano, dans sa théorie de l’intuition du temps, ne prenne aucunement en considération la différence qui s’impose ici, et qu’il ne peut pas ne pas avoir vue, entre la perception et l’imagination du temps. Il a beau refuser d’appliquer le terme de perception a du temporel (a l’exception de l’instant présent comme limite entre le passé et le futur), il ne peut écarter par une négation la différence sous-jacente aux expressions : percevoir une succession et se souvenir d’une succession autrefois perçue (ou encore imaginer simplement une succession) ; cette différence doit au contraire être éclaircie d’une façon ou d’une autre.147

Pour Brentano, la durée est une conscience d’images dotées d’indices temporelles –

indices qui tiennent leur origine de l’imagination. Or ceci n’est pas le temps vécu, mais le

temps représenté : phénoménologiquement, il s’agit d’une fiction. Brentano barre ainsi

tout accès à la temporalité comme vécu. Malgré la dimension génétique qu’elle introduit

dans la conscience sous la forme d’une imagination créatrice, la théorie de l’association

146 Ibid., § 3, p. 22 147 Ibid., § 6, p. 26

88

originaire maintient la conscience dans son hétérogénéité par rapport à l’objet qu’elle

interroge. La conscience, dans le cas de Brentano, est créatrice de temps sans être elle-

même temporelle.148 A proprement parler, il n’y a aucune « succession » de la

conscience : « Brentano ne distingue pas, écrit encore Husserl, entre acte et contenu, et

donc il ne distingue pas entre acte, contenu d’appréhension et objet appréhendé ».149 Pour

la phénoménologie, il s’agit de faire un pas de plus. Poser les termes d’une

phénoménologie intime du temps.

b/ Conscience, instant et Ur-impression

Dans l’introduction aux Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du

temps, Husserl déclare : « c’est l’a priori du temps que nous cherchons à tirer au

clair ».150 L'a priori du temps, c’est le temps entendu comme origine constituante, et non

le temps déjà constituée, l’« objectivité temporelle ». Il faut partir de cette distinction

entre le temps comme déjà constitué (temps « objectif », qui correspond au temps linéaire

de la physique, au temps quantifié, mesurable, bref, au temps des horloges), et la

temporalité comme évènement intime de la conscience, comme élément dans lequel se

meut toute conscience. En tant que tel, le temps constitué ne nous apprends rien sur les

lois internes du temps, sur le temps en tant qu'apparaissant pour la conscience. En

revanche, une étude phénoménologique du temps se doit d'interroger la conscience du

temps comme ce qui fonde, ou constitue, précisément le temps externe, le temps objectif,

148 Ce qui, pour Husserl, est un contre sens, car il faut encore pouvoir rendre compte de la temporalité de l’imagination elle-même. Ou bien, dans les termes de Derrida, « L’imagination est a priori temporelle ; elle ne crée ni ne constitue le temps. Tous les moments psychologiques qu’on « associe » pour produire la formation et la représentation du temps étaient déjà constitués dans leur temporalité avant tout autre constitution possible. » (J. Derrida, Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, op. cit. p.116) 149 Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, p. 27 150Ibid., § 2, p. 15

89

et qui fonde plus généralement toute conscience en tant que conscience temporelle.

Husserl exige d’interroger le vécu du temps, pour savoir à quel compte « imputer le

moment temporel »151.

Mais pour nous la question de la genèse empirique est indifférente ; ce qui nous intéresse, ce sont les vécus d’après leur sens objectif et leur teneur descriptive…. Nous n’insérons les vécus dans aucune réalité. Nous n’avons affaire à la réalité que dans la mesure où elle est visée, représentée, intuitionnée, conceptuellement pensée. Ce qui, a l’égard du temps, veut dire : ce sont les vécus de temps qui nous intéressent.152

Par rapport a cette entreprise, la loi psychologique brentanienne de l’association

originaire – qui consiste a attribuer a la conscience une faculté productrice de

représentations mémorielles immédiates qui, comme l’écrit Brentano, « s’ajoute chaque

fois sans médiation aucune aux représentations de la perception »153 – si elle ne suffit pas

pour pointer « l’origine » du temps, comprends un « noyau phénoménologique »154

fécond auquel la phénoménologie doit être attentive : Brentano nous ouvre la possibilité

de considérer le temps non plus a partir d’une pure ponctualité perceptive, mais comme

conscience « embrassant » présent et passé : « L’unité de la conscience qui embrasse

présent et passé est un Datum phénoménologique »155. Ainsi, malgré ces insuffisances, la

théorie de Brentano – qui, dira Husserl, explique ce continuum par la théorie de

l’association originaire sans l’élucider, qui se situe au niveau de l’Erklärung et non de

l’Aufklärung156 – constituera le point de départ pour l’analyse phénoménologique du

temps.

151 Ibid., § 6, p.27 152 Ibid., § 2, p.15 153 F. Brentano, cité par Husserl, in: Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, § 3, p. 19 154 E. Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, op. cit. § 6, p. 25 155 Ibid., § 6, p. 25 156 Rappelons brièvement que c’est cette distinction – a ne pas confondre a la distinction klarung/fundierung – qui servira a Husserl dans les Recherches logiques a critiquer les théories modernes de la connaissance, qui ne la prennent pas en considération, et en cela ne peuvent que se situer en deca du

90

Il faut prendre au sérieux le noyau phénoménologique de la théorie brentanienne,

tout en dépassant ces analyses psychologisantes qui échouent face à la question de la

conscience du temps. Concrètement, cela revient à penser le temps comme continuum

originaire, et non simplement comme un donné unifié dans une conscience (imaginative),

ou comme s’originant dans une conscience statique surplombant la chose temporelle.

L’erreur théorique consiste, selon Husserl, de s’attacher à ce qu’on pourrait nommer le

dogme incontesté de la pensée du temps, à dire : la ponctualité temporelle de l’instant.

Comme le remarque bien R. Bernet, « le nerf de la critique husserlienne des positions

défendues par Brentano et Meinong vise la réduction du présent à ‘l’abstraction

mathématique’ d’un point instantané ».157 On se représente le temps d’après des schèmes

déjà constitués (spatiaux pour la plupart du temps) alors que le temps lui-même est un

phénomène premier et irréductible. Autrement dit, tout essai de déduire le temps d’autre

chose que de lui-même (par exemple, comme chez Brentano, de la faculté de

l’imagination158), est vouée a l’échec, car on a recours a une tierce faculté pour rendre

seuil scientifique, phénoménologiquement parlant: ne travaillant qu’a l’intérieur du paradigme de l’explication psychologique des vécus (Erklarung), cherchant a rétablir les liens empiriques qui unissent le vécu pensée a d’autres faits dans le flux des événements réels, le domaine de l’élucidation (Aufklarung) qui a en vue l’origine des concepts, l’élucidation de leur visé proprement dite ou signification par une confirmation évidente de leur intention au moyen d’un sens remplissant actualisé par l’intuition adéquate, leur est a tout jamais absent. (Cf. E. Husserl, Recherches logiques, II, 1, § 6, p 140 [120]) 157 R. Bernet, « La présence du passé », in : La vie du sujet – Recherches sur l’interprétation de Husserl dans la phénoménologie, PUF, Paris 1994, p. 221 158 Le rapport de Husserl a Brentano est complexe sur ce point: d’une part, il révèle l’intuition féconde de ces descriptions, mais d’autre parts, il l’accuse de retomber dans la même erreur que ceux qu’il semblait pouvoir dépasser. « L’unité de la conscience qui embrasse présent et passé est un Datum phénoménologique. Ceci dit, la question est de savoir si vraiment, comme Brentano le prétend, le passé apparaît dans cette conscience sur le mode de l’imagination. » (E. Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, op. cit. p. 25) Tout l’essai de Husserl sera de démontrer comment la temporalité n’apparaît pas sur le mode de l’imagination, mais comment elle compose « intimement » avec la conscience, comment elle procède d’une intentionnalité spécifique. A tel point que, parlant de la temporalité, Husserl préfère quitter le langage traditionnel de la phénoménologie statique, qui est le seul dans lequel la théorie brentanienne de l’association imaginaire pourrait se mouvoir : « Pour les phénomènes qui sont constitutifs des objets temporels immanents, nous préférons dorénavant éviter le terme d’ « apparitions » ; ces phénomènes sont en effet eux-mêmes des objets immanents et sont « apparitions » en un tout autre sens. » (Ibid., p. 41). A la question brentanienne de savoir sur quel mode le

91

compte de l’extension temporelle, posant comme allant de soi la ponctualité de l’instant

temporel. La phénoménologie réalise a ce propos un grand pas: celui penser la

temporalité – l’extension temporelle – comme originaire.159 Elle s’attaque au dogme

même de la ponctualité de l’instant. L’instant, pour l’analyse phénoménologique, apparaît

d’emblée comme un continuum :

Mais il appartient bien a l’essence de l’intuition du temps d’être en chaque point de sa durée conscience du tout juste passé, et non simplement conscience de l’instant présent de ce qui apparaît comme objectivité qui dure. En elle nous avons conscience du tout-juste-passé dans la continuité qui lui appartient. …160 Ainsi la continuité de l’écoulement d’un objet qui dure est un continuum, dont les phases sont des continua des modes d’écoulement des divers instants de la durée de l’objet.161

Husserl décrit la densité temporelle de l’instant. Le schéma du temps de Husserl

représente bien cette densité : le segment O-E du premier diagramme du temps représente

ce qu’on peut nommer la densité protentionelle de l’instant, le segment E-E’ sa densité

rétentionelle.

passé apparaît, Husserl répondrait donc d’une réponse principielle : le passé n’apparaît pas, mais s’écoule (« phénomènes d’écoulement », écrit Husserl au § 10). 159 Sur ce point, on remarque aisément la proximité avec Bergson qui, en même temps que Husserl, pense le temps d’une manière très proche de celle de Husserl, même si par des moyens théoriques touts autres. P. Ricœur remarque : « Husserl est à l’ origine d’une nouvelle interprétation du temps comme l’avance même de l’existant que je suis. Par ce thème de la « genèse égologique », de la constitution temporelle de soi même, Husserl ramène le temps représenté au temps originaire, d’une manière très différente de Bergson, mais finalement convergente. » (P. Ricœur, A l’école de la phénoménologie (1986), Vrin, Paris 2003, p. 227) 160 E. Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, op. cit. § 12, p. 47 161 Ibid., § 10, p. 42

92

O E

E’

OE : suite des instants présents ;

OE’ : descente dans la profondeur ;

EE’ : continuum des phases (instant présent avec horizon de passé)

Ce que nous nommons densité temporelle de l’instant est décrit par Husserl dans

l’élaboration du rapport entre trois instances : l’Impression originaire, la rétention et la

protention. Le § 11 des Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du

temps traite ainsi de l’ « Impression originaire » (Ur-impression) comme « point-source »

pour l'objet temporel, conscience primordiale et impressionnelle qui est à l'origine de

l'objet qui dure. La « loi de la modification » organise selon Husserl la temporalité

phénoménologique : chaque présent actuel de la conscience passe et est retenu, tout en

étant modifié en moment-présent-immédiatement-passé, formant un continue fluxionnel,

que le moment présent traîne derrière lui comme la queue d'une comète : « Il se change

en rétention de rétention, et ceci continûment »; « La conscience impressionnelle passe,

en coulant continûment, en conscience rétentionnelle toujours nouvelle »162. La

162 Ibid., § 11, p.44

93

modification ne dépend pas d’une faculté de la conscience (comme l’imagination), mais

décrit la structure intentionnelle primordiale de la conscience temporelle.

La description phénoménologique révèle d'entrée de jeu cette particularité :

l’Impression originaire, loin que d'être ponctuelle (dans le sens mathématique du terme),

contient une densité (temporelle) en laquelle s’organisent les instants immédiatement

passés (ou retenus) et immédiatement futurs (ou protenus): « …sans cesse le présent de

son « en chair et en os » se change en un passé; sans cesse un présent de son toujours

nouveau relaie celui qui est passé dans la modification ».163 « Sans cesse » : a aucun

moment, l’instant peut être saisi dans sa pure ponctualité – il ne cesse de se modifier en

passé et futur, modifications qui, en quelque sortes, sont déjà inclus dans le vécu lui-

même de l’instant comme Urimpression. Ainsi, la triple orientation de l'Urimpression

(passé-présent-futur)164, constitue la temporalité comme un « présent » qui s'étale :

« Mais quand le présent de son, l'impression originaire, passe dans la rétention, cette

rétention est alors elle-même a son tour un présent, quelque chose d'actuellement la ».165

La conscience source qu’est l'Urimpression est une conscience qui, à la fois vit le

163 Ibid. 164 En vérité, dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Husserl ne met l'accent que sur la rétention, et oriente ainsi l'Urimpression doublement (et non triplement; orientation double que la formule un peu complexe du § 38 des Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps résume ainsi: "Mais avec la conscience d'une sensation originaire se trouvent "ensemble" des suites continues de modes découlement de sensations originaires "antérieures", de conscience-de-maintenant antérieures […] Terminologiquement nous pouvons distinguer entre l'antéro-a-la-fois (Vor-Zugleich) fluxionnel et le a la fois impressionnel des fluxions" (Ibid., § 38, p. 103), pour des raison phénoménologiques qui ont trait au cadre conceptuel propre de Husserl (cadre qui sera débordée par les phénoménologues après Husserl, et avant tout par Heidegger, pour qui le futur, l'avenir, le moi comme être pour la mort, conditionne tout sens et toute possibilité de vivre le maintenant): si l'urimpression "suppose", comme condition facticielle, d'être vécu sur fond d'impressions passées (comme si une impression ponctuelle ne pouvait pas être vécu non pas en vertu de l'impossibilité – mathématique – de circonscrire un point, mais pour des raisons phénoménologiques: pour "vivre" l'instant il faut que je le vive comme en continuité, en phase, avec un passé), il n'est pas certains que la le vécu présent soit impossible sans une anticipation du vécu futur. Encore sur ce point, cf. P. Ricœur, Temps et Récit III. Le temps raconté, Seuil, Paris 1991, pp. 58-59. 165 Ibid., § 11, p. 44

94

moment présent, l’ici et le maintenant, mais simultanément, « retient » le moment passée

et « protient » le moment futur, moyennant leur modification typique. Cette simultanéité

est conscience de succession (et non pas phantasme de succession), car contrairement a la

thèse brentanienne de l’association originaire, ici, le temps n’est pas l’opération de

l’imagination, la conscience ne « synthétise » pas les impressions présentes passées et

futurs, elle ne surplombe pas les phénomènes, mais y est impliquée.

Même si le présent, et la présence que procure le présent, constitue la dimension

privilégiée par laquelle se conçoit la temporalité phénoménologique des Leçons pour une

phénoménologie de la conscience intime du temps, ce présent n’est dit présent que dans la

mesure où il rend présent la succession temporelle dans l’homogénéité de l’instant. Les

trois dimensions temporelles se présentent dans le présent de la conscience. Mieux, la

conscience ne peut être conscience (et ainsi présence, ou présentification) que si en elles

se rejoignent passé immédiat et futur immédiat.

Husserl transforme ainsi du tout au tout le sens du questionnement – et c’est la

toute l’originalité de ces analyses sur le temps: ce n’est plus le temps (passé-présent-

futur) qui fait problème, mais l’instant : l’instant comme ponctualité temporelle n’est a

proprement parler jamais « vécu »166. Il n’y a pas de vécu de l’instant qui ne soit déjà

anticipation d’un futur immédiat et rétention d’un passé immédiat : « Chacune de ces

modifications temporelles est une limite, qui ne peut subsister par soi, a l’intérieur d’un

continuum. Et ce continuum a le caractère d’une multiplicité orthoïde limitée d’un

coté. »167 Mais du coup – et c’est cela qui est important pour notre analyse –la conscience

166 Le supplément IX est le plus radical sur ce sujet. 167 Ibid., Supplément I, p. 129 ; Husserl écrit encore, « La discontinuité présuppose la continuité, que ce soit sous la forme de la durée sans changement ou celle du changement continu » (Ibid., p. 113). R. Bernet, a son tour, résume la chose ainsi : « C’est parce qu’a chaque instant de la perception une durée de l’objet

95

intentionnelle ne peut plus être pensée dans un contexte qui ne soit d’emblée temporel.

Car si toute perception est perception présente, et si tout présence est d’emblée complexe

temporel – rien ne se donnant dans l’instant pur – la conscience perceptive, la conscience

intentionnelle, est elle aussi d’emblée complexe et temporelle. Autrement dit : il n’y a pas

de « conscience du temps » : la conscience est temps. C’est l’ « intimité » de cette

identité complexe que dévoile la phénoménologie : Leçons pour une phénoménologie de

la conscience intime (inneren) du temps.

L’implication des stases temporelles, des continui, supposent une conscience qui

elle-même est temporelle. En ce qui concerne notre question initiale, les Leçons pour une

phénoménologie de la conscience intime du temps répondent ainsi doublement : d’une

part, toute la pensée husserlienne de la temporalité est une pensée de l’assimilation du

temps et de la conscience, ou dans les termes de Dastur, Husserl « met fin au divorce

entre conscience et temps »168. D’autre part, la temporalité phénoménologique est

d’emblée unifiée car elle n’est qu’a partir d’une « densité » de l’instant, évitant d’entrée

de jeu le problème métaphysique de l’unification des instants (tel qu’il se présente par

exemple dans la philosophie moderne chez Descartes et les occasionalistes169), et du coup

la question de l’unité de la conscience.

temporel est déjà donnée, que le cours de la perception permet de suivre l’objet temporel dans son déploiement continu et vivant. » (R. Bernet, « Origine du temps et temps originaire » in: La vie du sujet – Recherches sur l’interprétation de Husserl dans la phénoménologie, PUF – Epiméthée, Paris 1994, p. 195) 168 Cf. F. Dastur, Husserl. De la mathématique a l’histoire, op. cit. p. 47 169 Dans la troisième partie de ce travail, nous reviendrons sur ces thèmes, tout en pointant le rapport de la thèse lévinassienne du temps avec celle de Descartes et de Malebranche, et en particulier l’intérêt de la thèse métaphysique de la « création continuée » pour la phénoménologie du temps. (Cf. Infra, Part III, 2, A, a)

96

c/ Le flux absolu de la conscience, constitutif du temps

Le nom donné par Husserl au flux du vécu, à la conscience comme temporalité originaire,

n’est autre que celui de « subjectivité absolue ». Il nous faut à présent, pour clore notre

étude de la question du temps, nous pencher attentivement sur le sens, et, comme nous le

verrons, l’intrigue, de cette « subjectivité absolue » formulée par les Leçons pour une

phénoménologie de la conscience intime du temps.

La question que pose Husserl dans la troisième partie des Leçons pour une

phénoménologie de la conscience intime du temps est celle de l’originarité de la

conscience temporelle. Nous avons vu comment, pour Husserl, conscience et temps ne

font qu’un. Or si conscience et temporalité ne font qu’un, ce n’est désormais plus sur les

« objets » temporels (transcendants ou immanents) qu’il faut se pencher, mais sur la

temporalité elle-même de la conscience. Autrement dit, si toute intentionnalité, toute

perception, est d’emblée temporelle, quel est désormais le statut intentionnel de la

temporalité ? Quels sont, comme l’insinue le titre de la troisième section, « les degrés de

constitution du temps » ? Et, ultimement, comment rendre compte de la constitution de

cette temporalité « intime », du « flux absolu de la conscience, constitutif du temps »170 ?

Questions que se pose Husserl dans la 3ème partie des Leçons pour une phénoménologie

de la conscience intime du temps.

Ces questions sont d’autant plus importantes pour nous, car elles ont trait au

thème de l’unité de la conscience. En effet, ce qui sépare les divers degrés de

constitution, est leur différent rapport à l’objet temporel perçu. Alors que le premier

degré (celui qui se rapporte a l’objet temporel transcendant) et le deuxième degré (les

unités immanentes dans le temps pré-empirique), ont toujours rapport a des objets 170 Ibid., § 34, p. 97

97

temporels bien définis, a des unités temporelles (des Zeitobjekte, ou des tempo-objets

(trad. Granel)), le troisième degré – qui est l’ultime degré, le degré constitutif – est dénué

d’objet. L’analyse, jusqu'à présent, ne s’est pas intéressée au simple flux dénué d’objet, a

la temporalité pure. La question de l’unité se pose néanmoins par rapport au flux lui-

même, au-delà du rapport que le simple flux peut entretenir avec des objets temporels

immanents ou transcendants (question qui est posée au § 38, L’unité du flux de la

conscience et la constitution de la simultanéité et de la succession). Comme l’écrit

Ricœur, « …si le flux absolu de la conscience a quelque sens, il faut refuser à prendre

appui sur quelque identité que ce soit, fut ce celle des tempo-objets… ».171 Nous sommes

ainsi amenées à poser la question de l’unité de la conscience à son niveau le plus

élémentaire. S’il est vrai que conscience et temps ne font qu’un, il faut interroger le

temps lui-même, il faut faire du temps lui-même l’indice de l’analyse phénoménologique,

il faut faire l’analyse du « flux absolu de la conscience, constitutif du temps ».

« Comment est il possible de savoir, interroge Husserl, que le flux constitutif

ultime de la conscience possède une unité? »172. L'unité de flux constitutif n'est pas

assurée par l'analyse de la temporalité interne, car, nous dit Husserl, a première vue du

moins, il s’agit ici de deux temporalités hétérogènes : l'une se constitue « d'elle-même »,

l’autre est constituée par une conscience elle-même temporelle. Or Husserl nous assure –

ou du moins, il parie sur une hypothèse que lui-même caractérise de « choquante », ou

171 P. Ricœur, Temps et Récit III – Le temps raconté, op. cit. p. 63 172 Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, op. cit. § 39, p. 105; Remarquons au passage que ce que Husserl nomme ici le flux constitutif ultime, c'est ce qu'il nommait, quelques paragraphes auparavant, et toute en évitant la terminologie de "moi pur" (terminologie abondante dans les Recherches logiques, mais que Husserl évite ici systématiquement pour des raisons que nous tentons précisément d’éclaircir dans notre lecture), la « subjectivité absolu » (Cf. Le très court § 36 des Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, intitulé: « Le flux constitutive du temps comme subjectivité absolue » (Ibid. p. 99)).

98

« absurde », du moins au début − que ces deux processus n’en forme qu’un. Toute

temporalité – tant celle constituée que celle constitutive – est assurée par la même

structure (Impression originaire-rétention-protension), qui, a son tour, assure l’unité à

toute conscience.

Qu'il y ait ici une difficulté est hors de doute : si un flux fermé (appartenant a un processus, ou a un objet, qui dure) est écoulé, je peux pourtant reporter mon regard sur lui; il forme, semble t'il, une unité dans le souvenir. Le flux de la conscience se constitue donc lui aussi manifestement dans la conscience comme unité. C'est en lui que se constitue par exemple l'unité de la durée d'un son, mais lui-même se constitue de son coté comme unité de la conscience de la durée d'un son. Qui plus est, ne devons nous pas alors dire également que cette unité se constitue d'une manière parfaitement analogue, et qu'elle est, au même titre, une suite temporelle constituée, que l'on doit donc bien parler de maintenant, avant et après temporels?173

Et Husserl de constater:

Nos derniers développements nous permettent de donner la réponse suivante: c'est dans un seul et unique flux de conscience que se constituent a la fois l'unité temporelle immanente de son et l'unité du flux de la conscience elle-même. Aussi choquant (sinon même absurde au début) que cela semble de dire que le flux de la conscience constitue sa propre unité, il en est pourtant ainsi.174

La description de Husserl pointe deux intentionnalités en une, ou plutôt, une

intentionnalité doublement orienté : il y aurait un regard qui se dirigerait, a travers les

phases d’écoulement (essentiellement a travers la rétention), vers ce qui est constitué

(l’objet temporel immanent), et simultanément un regard qui se dirigerait sur le flux

constituant lui-même : « Mais le regard peut aussi se porter sur le flux, sur une portion du

flux »175, écrit Husserl. Autrement dit, il y aurait entrelacement (Verflechtung) de deux

intentionnalités, l’une orienté sur l’objet temporel immanent et l’autre (que Husserl

nomme : « longitudinale »176), simultané et constitutif, orientée vers le pur flux du vécu :

temporalité préphénoménale et préimmanente, qui s’auto-constitue dans son rapport a 173 Ibid., p. 105 174 Ibid., pp. 105-106 175 Ibid., p. 106 176 Husserl écrit : « Si je m’installe dans l’ ‘intentionnalité longitudinale’ et dans ce qui se constitue en elle, je détourne du son le regard de la réflexion, pour le porter sur le point de nouveauté dans l’antero-a-la-fois, la sensation originaire, et sur ce qui est retenu « a la fois » dans une suite continue. »(E. Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, op. cit. p. 108)

99

soi177. Il y a donc, pour le Husserl de 1905, auto-constitution du flux par lui-même, sans

qu’une instance extérieure (un « moi pur » transcendantal) doive intervenir pour unifier

les diverses phases du flux, ou les divers objets temporels constitués. En stricte régime

phénoménologique, cette thèse s’impose, car penser un ego extérieur, qui unifierait à

travers un temps qu’il constituerait, serait retombé dans l’illusion du temps qui consiste à

appuyer la temporalité sur une tierce instance, elle-même intemporelle (telle

l’imagination chez Brentano). Il existe une possibilité d’orienter son regard sur le flux

temporel pur, étant lui-même un apparaissant. Or cet apparaissant a cela de

« remarquable » qu’il se constitue lui-même178.

Cette temporalité préphénoménale, préimmanente se constitue intentionnellement comme forme de la conscience constitutive du temps et en elle en personne. Le flux de la conscience immanente constitutive du temps n’est pas seulement, mais il est fait de façon si remarquable – encore qu’intelligible, qu’une apparition « en personne » du flux lui-même doit être nécessairement saisissable dans l’écoulement. L’apparition en personne du flux n’exige pas un second flux mais le flux se constitue comme phénomène en lui-même. Le constituant et le constitué coïncident et pourtant ils ne peuvent naturellement pas coïncider a tous les égards.179

Coïncidence imparfaite (nous aurons à revenir sur cette « imperfection »), le flux s’auto-

constitue, et procure ainsi de lui-même l’unité à la conscience (essentiellement)

temporelle. Celle-ci, désormais, comme dans les Recherches logiques, se passe d’un

« moi pur » pour l’unifier de l’extérieur : elle est d’elle-même « subjectivité absolue ».

C’est ce que décrit le très court § 36 des Leçons pour une phénoménologie de la

conscience intime du temps, intitulée : « Le flux constitutif du temps comme subjectivité

absolue » :

177 La démarche de Husserl sur ce point est d’une complexité qu’il nous est impossible de déployer dans le cadre de ce travail Pour une interrogation systématique de cette question, Cf. en particulier G. Granel, Le sens du temps et de la perception chez E. Husserl, Gallimard, 1968. 178 En introduisant l’auto-constitution du flux dans son apparaître même, Husserl évite l’aporie de la régression a l’infini : car faute d’auto-constitution, le flux comme apparaissant « en personne » nécessiterai, a son tour, un flux plus fondamental dans lequel il apparaitrait. 179 Ibid., § 39, pp. 70-71

100

Mais le flux n’est il pas un l’un-apres-l’autre ?... Nous ne pouvons nous exprimer autrement qu’en disant : ce flux est quelque chose que nous nommons ainsi d’après ce qui est constitué, mais il n’est rien de temporellement « objectif ». C’est la subjectivité absolue, et il a les propriétés absolues de quelque chose qu’il faut désigner métaphoriquement comme « flux », quelque chose qui jaillit « maintenant », en un point d’actualité, un point source originaire, etc. Dans le vécu de l’actualité nous avons le point source originaire et une continuité de moments de retentissement. Pour tout cela les noms nous font défaut. 180

L’ultime degré de l’analyse de la conscience du temps, la temporalité comme subjectivité

absolue, bute sur une impasse : pour la décrire, « les noms nous font défaut ». Seul le

langage métaphorique peut en rendre compte. Il décrit la subjectivité absolue comme

flux, sachant qu’il ne s’agit que d’un emprunt métaphorique. Car le flux, dans le

vocabulaire phénoménologique, appartient aux objets temporels immanents. Et il serait

absurde d’emprunter les catégories du constitué pour décrire la constitution.

Nous voici au terme de l’analyse husserlienne. Elle aboutit a ce résultat étonnant :

dire la subjectivité, tout en maintenant les principes de base de la phénoménologie, est a

strictement parler impossible. A ce point de l’analyse, seul le recours à la métaphore – au

déplacement de sens – est en mesure de dire quelque chose. Or l’usage métaphorique

n’est pas satisfaisant. Il ne fait que souligner la problématique une fois de plus. Nous

rappelant a l’évidence suivante : la subjectivité absolue est un point limite auquel la

phénoménologie se heurte, et au-delà de laquelle elle ne peut voir. Du moins tant que le

regard phénoménologique n’est pas tourné ailleurs.

180Ibid., § 36, p. 99

101

H. La conscience temporelle comme « subjectivité absolue »

Avec la phénoménologie du temps, Husserl est confronté aux limites de la

phénoménologie181 : on ne peut parler de temps qu’à partir d’une conscience déjà

temporelle, mais d’un autre coté, la conscience doit être temporelle dans un autre sens

que les « objets temporels » qu’elle constitue. Or en orientant son regard sur le « pur flux

du vécu », on ne peut qu’en parler à la manière des objets temporels déjà constitués (flux,

phases, maintenant, impression originaire, retention et protention). L’ « autre sens » que

prends le niveau fondamental de la conscience, le flux absolu de la conscience,

constitutive du temps, ou la subjectivité absolue, reste « métaphorique » : un déplacement

de sens, un sens déplacé.

Cet intrication du constitué et du constituant que recèle la notion d’auto-

constitution suscite pourtant au moins une réserve, accouchant d’une toute nouvelle

problématique : celle précisément de l’altérité radicale et constitutive immanente a toute

conscience temporelle. Husserl nous dit en effet, dans le § 39, que « l’apparition en

personne du flux n’exige pas un second flux mais le flux se constitue comme phénomène

en lui-même. Le constituant et le constitué coïncident et pourtant ils ne peuvent

naturellement pas coïncider a tous les égards. »182 Il y a « décalage » entre le constituant

et le constitué. Décalage dont le déplacement « métaphorique » de la notion de flux n’est 181 Et plus précisément, aux limites que lui même s’impose par la phénoménologie tel qu’exposée dans les Recherches logiques. Derrida, dans La voix et le phénomène, démontre ainsi la contradiction entre une philosophie du « clin d’œil » (Augenblick) (traduction de Derrida du « dans le même instant », im selben Augenblick, qui caractérise les vécus dans la VIème Recherche (cf. J. Derrida, La voix et le phénomène, op. cit. pp.65-66)), c'est-à-dire du présent ponctuel, identique a soi, exigé par la conception intuitionniste de la sixième Recherche logique, et une phénoménologie du temps et de la conscience comme temps qui tends a souligner la solidarité entre le présent vivant et la rétention : « Malgré ce motif du maintenant ponctuel comme « archi-forme » (Urform) (Idées I) de la conscience, le contenu de la description, dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps et ailleurs, interdit de parler d’une simple identité a soi du présent. Par la se trouve ébranlée non seulement ce qu’on pourrait appeler l’assurance métaphysique par excellence, mais, plus localement, l’argument du « im selben Augenblick » dans les Recherches ». (Ibid., p. 71). 182 E. Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, op. cit. § 39, pp. 70-71

102

que le reflet. Autrement dit, l’œuvre de l’auto-constitution de la subjectivité absolue

procède d’une imperfection, d’un « non recouvrement total » : Il y a toujours une avance

du constituant sur le constituée, et ainsi, un écart irréductible, qui est la temporalisation

même du temps. Levinas, sur ce point, remarque : « La conscience du temps n’est pas

une réflexion sur le temps, mais la temporalisation même : l’après coup de la prise de

conscience, est l’après même du temps. »183. L’après coup ou la non-simultanéité

forment ici la nature même du temps. On peut aussi le formuler de manière inverse : s’il y

avait identité parfaite du constituant et du constituée, il n’y aurait pas eu conscience de

temps184. Ce point est développé au supplément IX des Leçons pour une phénoménologie

de la conscience intime du temps : Husserl s’y interroge sur l’instant premier, celui qui

n’a pas de « passé », qui est commencement initial d’un vécu (« la phase initiale d’un

vécu qui se constitue », écrit il). Ce moment initial, constate Husserl, n’est vécu, ne peut

être vécu, que par l’intermédiaire de la rétention et de la réflexion : « …la phase initiale

ne peut devenir objet qu’après son écoulement, de la manière indiquée, grâce a la

rétention et a la réflexion (donc a la reproduction). »185 – or, ajoute t’il, ca ne veut pas

dire que ce moment, que le commencement initial, est « inconscient », mais simplement

qu’il n’est pas « objective », autrement dit, qu’il n’est pas encore constitué. Ce n’est que

par l’acte de réflexion que le constitué et le constituant seront saisis (« …on a la

possibilité de regarder dans la réflexion le vécu constitué et les phases constituantes »,

écrit Husserl), mais cela n’est possible qu’après coup. Ainsi, Husserl poursuit au §

183 E. Lévinas, « Intentionnalité et sensation », in: En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Vrin 1994, p. 154 184 F. Dastur note a ce propos : « Le ‘temps’, c’est précisément cette non-coïncidence ou ce non-recouvrement total du constituant et du constitué, du sujet et de l’objet, du voyant et du visible » (F. Dastur, Husserl. Des mathématiques a l’histoire, op. cit. p. 71) 185 E. Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, op. cit. p. 160

103

39: « Les phases du flux de la conscience, en lesquelles des phases de ce même flux de

conscience se constituent phénoménalement, ne peuvent être identiques à ces phases

constituées, et ne le sont pas non plus. Ce qui, dans l’actualité instantanée du flux de

conscience, est amenée à paraître, c’est une phase passée de ce même flux dans la suite

de ses moments rétentionnels. »186

Nous pouvons à présent formuler le sens de la « subjectivité absolue » dans le

texte de Husserl sur le temps : c’est la traduction du degré zéro de la conscience

temporelle comme imparfait recouvrement du constituée par rapport au constituant.

Autrement dit : une altérité irréductible, ou une dialectique irréductible, est inscrite au

fond même de la conscience. Altérité qui déplace la problématique, creusant un abime

dans le cœur même du temps, que le Husserl des Idées ne résous pas, et qu’il évite

systématiquement. Comme le remarque Dastur : « En 1905, Husserl a donc déjà buté sur

cette limite de la phénoménologie que constitue le temps dans son caractère in-

constituable. Pour répondre a cette aporie, il sera amené dans les années suivantes à

développer le projet d’une phénoménologie transcendantale dont les étapes essentielles

sont l’Idée de la phénoménologie de 1907 et les Idées de 1913. Dans ce dernier texte est

écarté le problème de la constitution originaire du moi, c'est-à-dire de l’identité de la

subjectivité absolue et du flux temporel…cette reconduction du transcendant a une sphère

immanente « élargie » en sphere noético-noématique laisse intouchée l’énigme du

temps ».187

Distraction du temps – ou « structure dialectique » (Derrida) – qui fait l’essence

de la subjectivité absolue : subjectivité absolue comme l’ « être en retard sur soi même du

186 Ibid., p. 109 187 F. Dastur, Husserl. Des mathématiques à l’histoire, op. cit. pp. 72-73

104

sujet ». D’où l’adjectif (« absolu ») : la subjectivité ici procède de l’in-constituable

inconstitué qu’est le temps intime de la conscience. Absolu qui sera substitué à un autre

absolu : celui de l’ego transcendantal, de la subjectivité transcendantale, qui, depuis 1907,

va orienter le projet Husserlien. L’énigme de l’Absolu, néanmoins, restera intacte.

105

3. L’idéal de science et le transcendantalisme phénoménologique

Nous avons jusqu'à présent tentés de suivre la notion de « moi pur », ou de subjectivité,

dans la période de la pensée husserlienne qui s’étend des Recherches logiques aux Idées.

Ce dernier chapitre de notre étude de Husserl – qui se veut être une répétition synthétique

du parcours que nous avons fait jusqu'à maintenant – va tenter de résumer nos acquis

pour faire poindre ce qui nous semble être la problématique principale de la question de

la subjectivité tel qu’elle se déploie dans la recherche husserlienne.

Au terme de la lecture des Recherches logiques, des Leçons pour une

phénoménologie de la conscience intime du temps, et des Idées, nous constatons la chose

suivante : il faut distinguer, au cœur de la recherche husserlienne, deux thèses sur la

subjectivité, deux concepts de sujet. Contrairement a ce qu’on peut croire – et a ce qui

ressort de la critique du moi pur dans la Vème Recherche logique – la première

philosophie de Husserl n’est pas dénuée de sujet. Si la subjectivité n’accompagne pas la

conscience comme un pole d’identité synthétique ou synthétisant, elle y est présente en

tant qu’ « œuvre intime du temps ». Le sujet, l’absolu du sujet, pour le Husserl des

Leçons…, est temps et n’est que ca : ce qu’il nomme « subjectivité absolue ». Quelques

huit ans plus tard, et moyennant une radicalisation systématique dans la pratique de la

réduction, les Idées – qui accomplissent cette radicalisation – poseront très clairement la

thèse de l’ego transcendantal, « transcendance dans l’immanence », qui résiste a la mise

entre parenthèse phénoménologique. Notre question est désormais très claire : quel est le

rapport entre les deux thèses husserliennes sur la subjectivité ? Comment la « subjectivité

106

absolue » et l’ « ego transcendantal » s’accordent ils ? Ou bien, le cas échéant, comment

appréhender leur désaccord ?

Dans son texte de 1965 intitulé « Intentionnalité et sensation » Lévinas

remarque :

Il faudrait établir la place qu’occupe, par rapport a cette notion de subjectivité [la subjectivité absolue comme œuvre intime du temps, E.S.], celle du Moi pur, transcendance dans l’immanence, source de l’activité au sens fort du terme, porteur d’habitus et de toute la sédimentation du passé.188

Levinas pointe le problème, dans son article de 1965. Posons donc cette question, à

laquelle Lévinas ne propose pas de réponse systématique : quelle place occupe l’ego

transcendantal, le moi pur, par rapport a la « subjectivité absolue » comme œuvre intime

du temps, et comment compose t’il avec elle ?

A. Lecture linéaire de Husserl : des Recherches logiques aux Idées

La première réponse a cette question – la plus simple, la plus immédiate, la plus

conventionnelle – est celle qui consiste à lire l’œuvre linéairement, et a constater l’intérêt

théorique de l’introduction de l’ego pur dans le domaine phénoménologique. Suivons ce

parcours, qui nous obligera à reprendre le mouvement idéalisant de Husserl.

Comme Husserl l’expose dans l’Idée de la phénoménologie, la question de la

transcendance est celle qui pousse la démarche phénoménologique à effectuer un

avancement, à déborder le cadre des Recherches logiques189. Dans la réduction tel qu’elle

s’effectue encore dans les Recherches logiques, même si le principe de la corrélation

sujet-objet est établit une fois pour toutes, son sens n’est pas encore transparent. Le sens

et la possibilité de la corrélation essence-vécus, dans ce texte, est laissé irrésolu car non 188 E. Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger (1967), Vrin, Paris 1994, p. 154 189 Cf. aussi E. Husserl, « Postface a mes Idées directrices », in : Idées III. La phénoménologie et les fondements des sciences (1952)(trad. D. Tiffenau), PUF, Paris 1993

107

interrogée. C’est ce qui a attiré les critiques a reprocher a la phénoménologie des

Recherches logiques – malgré le veux de neutralité métaphysique dont l’auteur se

réclame – de réalisme, car dominée par le modèle de la res : laissés dans

l’indétermination, on ne pouvait en effet conclure que sur l’extériorité spatiale, sur une

absolue autonomie de l’objet vis-à-vis de la conscience intentionnelle, bref, a un simple

réalisme métaphysique. Et si la question principale de la théorie de la connaissance,

comme l’indique la deuxième leçon de L’Idée de la phénoménologie, ainsi que plus tard

le § 40 des Méditations Cartésiennes, est celle de l’extériorité, de la transcendance, alors

il faut dire que la phénoménologie des Recherches logiques n’a pas encore atteint le seuil

de scientificité exigée par l’idéal philosophique. La voie prise par la phénoménologie

après les Recherches logiques sera celle d’un élargissement progressif de la portée de la

réduction, qui permettra de résoudre la question de la transcendance. Dans l’Idée de la

phénoménologie, Husserl appelle à une réduction gnoséologique (terme qui sera vite

remplacée par celui plus connu de réduction phénoménologique), qui n’est autre que la

mise hors circuit systématique de toute thèse ontologique sur le monde, la mise en

suspens du jugement par rapport a la position de transcendance des objets (dans le sens

réaliste du terme) vis-à-vis de la conscience et des vécus :

… il faut accomplir la réduction gnoséologique, c'est-à-dire marquer toute transcendance qui y entre en jeu, de l’indice de mise hors circuit, ou de l’indice d’indifférence, de nullité gnoséologique, d’un indice qui dit ici : l’existence de toutes ces transcendances, que j’y croie ou non, ne me concerne ici en rien, ici il n’y a pas lieu de porter un jugement la dessus, cela reste entièrement hors jeu.190

190 E. Husserl, L’idée de la phénoménologie, Deuxième leçon, op. cit. p. 65 [39]

108

Même si dans ce texte, le moi est encore envisagé comme moi psychologique et ainsi

laissé de coté, exclu par la réduction elle-même191, les Idées accompliront ce pas décisif

qui consiste à poser l’ego transcendantal au fond de toute conscience. La logique de cette

démarche, selon Husserl et les interprètes orthodoxes de la doctrine192, est inscrite dans le

mouvement même de radicalisation de l’épochè : l’invalidation de l’extériorité nécessite

une prise de position fondamentale vis-à-vis du statut de l’ « intériorité », du statut du

moi. C’est ainsi que le mouvement qui vise à exclure la transcendance, en fin de compte,

se voit exclure la distinction elle même entre l’extérieur et l’intérieur, accordant a la vie

de la conscience, et au moi pur qui y figure comme pole d’identité synthétisante, la seule

réalité phénoménologique apodictique.193

La lecture linéaire-chronologique de l’œuvre procure la réponse classique : le

transcendantalisme serait une avenacée sur tout les plans, dépassant le réalisme du début

des années 1900. La question de la transcendance, de l’être du monde ne peut être laissé

de coté – comme le fait le Husserl des Recherches logiques – qu’au risque d’une vision

naïvement réaliste du monde. La réduction gnoséologique doit mener la phénoménologie

un pas plus loin : pour que le phénomène apparaisse dans sa pleine luminosité, il faut

opérer une mise entre parenthèses radicale de l’être du monde, et refonder tout l’édifice

191 E. Husserl, L’idée de la phénoménologie, Troisième leçon, op. cit. pp. 68-69 [44] ; cf. aussi Husserl, Chose et espace, Leçons de 1907, Paris, PUF, 1989, § 13, ou Husserl conclut sur l’anonymat du Je de la conscience (ce Je, écrit Husserl, n’appartient a « personne (niemand) ») 192 Tout premièrement E. Fink qui, dans son article « La philosophie phénoménologique d'Edmund Husserl face a la critique contemporaine », s’élève contre ceux qui reconnaissent dans le mouvement husserlien un « tournant ». (Cf. Fink (E.), « La philosophie phénoménologique d'Edmund Husserl face à la critique contemporaine », in: De la phénoménologie (1933) (trad. D. Franck), Les éditions de Minuit, Paris 1974) 193 C’est ce que Husserl réclame dans l’Idée de la phénoménologie, surtout dans la deuxième leçon : le problème même de l’extériorité serait un problème qui résulte d’une mécompréhension profonde du sens et de la nature de la conscience et de son rapport a l’objet intentionnel. La question de la transcendance (qui n’est posée que du point de vue des sciences de la nature), se révèle ainsi dans sa paradoxalité la plus profonde : en tant que résultant d’une mécompréhension du rapport de la conscience au monde, elle origine le problème le plus important de l’épistémologie, qui se trouve être, en fin de compte, un « faux » problème : le fait qu’il fasse problème, est en lui-même problématique.

109

sur l’égo, qui seule résiste, tout comme le cogito cartésien, a la réduction194. L’idéalisme

de Husserl n’est ainsi rien d’autre que la fondation du système sur l’ego constituant, non

pas dialectiquement – a la manière d’un Fichte par exemple – mais

phénoménologiquement : il sera question de constitution, et non de rapport logico-

conceptuelle. L’ego transcendantal, le moi pur, relève ainsi de l’exigence systématique

qu’impose l’avancée phénoménologique (radicalisation de la pratique de la réduction).

Ainsi, dans les Méditations cartésiennes, ou l’idéalisme phénoménologique trouve son

expression la plus systématique (« abrégé fondamental de la philosophie que j’ai

développé », selon son aveu à Ingarden195), Husserl écrit :

Par l’εποχή phénoménologique, je réduis mon moi humain naturel et ma vie psychique – domaine de mon expérience psychologique interne – a mon moi transcendantal et phénoménologique, domaine de l’expérience interne transcendantale et phénoménologique. Le monde objectif qui existe pour moi, qui a existé ou qui existera pour moi, ce monde objectif avec tous ses objets puise en moi-même, ai-je dit plus haut, tout sens et toute valeur existentielle qu’il a pour moi ; il les puise dans mon moi transcendantal, que seule révèle l’εποχή phénoménologique transcendantale.196

Fondant l’édifice, l’ego transcendantal procure une base solide a l’entreprise de fondation

des sciences que recherche en fin de compte la phénoménologie (elle élucide son sens),

qui est, en ce point du moins, fidèle a l’idéal même de la pensée moderne, de la

philosophie rationaliste. La lecture linéaire du texte de Husserl juge ainsi les Recherches

logiques à l’aune des Idées. Il faut lire, dira t’elle, les thèses de 1901 et de 1905 comme le

chemin qui mène vers celle de 1913 : la subjectivité absolue de 1905 n’est qu’un

194 Evitant évidemment – c’est la un des thèmes constants de la méditation husserlienne – l’ « erreur » de Descartes, qui n’est autre que la réification de la conscience, faute d’avoir mesurée la portée et l’extension de la réduction : « Malheureusement, écrit Husserl, c’est ce qui arriva a Descartes, par suite d’une confusion, qui semble peu importante, mais n’en est que plus funeste, qui fait de l’ego une substantia cogitans séparée, un mens sive anima humain, point de départ du raisonnement de causalité. » (E. Husserl, Méditations Cartésiennes, op. cit. § 10, p. 51). 195 Husserl, Briefe an Ingarden, p. 59, cite d’après: D. Franck, Chair et corps – Sur la phénoménologie de Husserl, Ed. de Minuit, Paris 1981, p. 13 196 E. Husserl, Méditations Cartésiennes, op. cit. § 11, p. 54

110

prolégomène au moi transcendantal de 1913 (tout comme le réalisme de 1901 devait faire

place, dans l’œuvre de Husserl, au transcendantalisme de 1913 et de toute l’œuvre

ultérieure). La subjectivité comme œuvre intime du temps, ne serait rien d’autre que le

flux du vécu, thème que la philosophie du moi pur reprendra a son compte et assimilera à

son transcendantalisme.

B. Lecture thématique de Husserl : la phénoménologie pure du moi

Or si cette lecture est la plus simple, elle contient néanmoins une problématique, et

s’ouvre sur deux types de questionnements :

1. Dans quelle mesure – du point de vue du texte husserlien lui-même – peut on lire dans le rapport qu’entretient l’ego transcendantal et la subjectivité absolue celui d’une élaboration voire même d’une succession méthodique ?

2. A quel point la position de l’ego transcendantal résulte chez Husserl d’acquis

proprement phénoménologiques, ou autrement formulé : se peut il que la thèse de l’ego ne résulte de motivations autres que phénoménologiques (motivations méthodologiques (radicalisation de l’épochè)), ou systématiques (projet de fondation des sciences).

Notre étude jusqu'à présent nous a préparés à répondre à ces deux questions.

La première raison pour laquelle la lecture linéaire est problématique nous est livrée par

Husserl lui-même : en effet, comme nous l’avons vu, dans les Idées, lorsque Husserl en

vient a parler de la temporalité de la conscience – qu’il caractérise d’ « énigme », et qu’il

nomme pourtant « l’absolu définitif et véritable » (§ 81 ; a lire : plus fondamental que

l’ego transcendantale lui-même) – il renvoi aux Leçons pour une phénoménologie de la

conscience intime du temps : « Les efforts de l’auteur concernant ce problème, et qui

longtemps demeurèrent vains, ont pour l’essentiel abouti a un terme dans l’année 1905 ;

111

leur résultats ont été communiqués dans des cours a l’Université de Göttingen ».197 On en

déduit la chose suivante : les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime

du temps, qui précèdent de deux ans l’Idée de la phénoménologie, déploie déjà la

question du temps de tel façon a ce qu’il reste inaffecté par les approfondissements de la

réduction qui mènera a l’idéalisme des Idées et des Méditations Cartésiennes. Quoi qu’il

en soit donc de la lecture linéaire, il faut prendre ce fait en considération : loin que de

signifier un dépassement de la thèse de 1905, Husserl y a recours au moment même ou il

cherche a dire, au-delà de l’ego transcendantal, la dimension fondamentale de la

subjectivité.

Or – et c’est la le point qui complique la démarche husserlienne – non seulement

faut il reconnaître le caractère indépendant de la subjectivité absolue comme moi

temporel par rapport a l’ego transcendantal, celle-ci ne peut d’autres parts être interprétée

comme un accomplissement ou un approfondissement de l’ego transcendantal, ni comme

son aboutissement ou son complément systématique, et cela pour une simple raison : ces

deux thèses sont, pour parler un langage kantien, antinomiques. La subjectivité

temporelle, a condition de la prendre au sérieux la lettre du texte husserlien, procède

d’une mise en abime de toute thèse qui tendrait a fixer la conscience autre part que dans

la logique temporelle et dialectique décrite par les Leçons pour une phénoménologie de la

conscience intime du temps. Or l’ego transcendantal tente de fixer la conscience dans un

ailleurs pareil. C’est ce qu’il va falloir, à présent, expliciter.

Le moi pur, a s’en tenir au fameux § 57 de Idées, résiste a la réduction, est une

« transcendance originale non constituée », « une transcendance au sein de

l’immanence ». Or si le je transcendantal est constitutif d’objets et statique – et plus tard 197 E. Husserl, Idées I, §81, p. 275 [163], note (a)

112

il sera dit pole identique des états vécus, ou substrat de ces habitus198 – la subjectivité

absolue est perpétuellement en tension et constitutif du temps. C’est ce que nous a

révélée notre étude des Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du

temps: il était question de définir le niveau fondamental de la temporalité, que Husserl

nommait « flux absolu de la conscience, constitutif du temps »199, et qui ne pouvait être

assimilé ni a l’objet empirique, ni a l’unité temporelle phénoménologique, car c’est lui

qui devait définir – ou procurer la logique constitutive – de ces deux niveaux constitués.

Pour extraire une telle couche d’originarité, il a fallu décrire le flux lui-même comme

origine temporelle des objets temporels, ainsi que de l’acte phénoménologique lui-même,

qui est par essence temporel. Or l’emploi même du terme de flux se révéla

problématique, car emprunté au domaine déjà constituée qu’est l’unité temporelle réduit

(Husserl nous parlait de l’usage « métaphorique » du terme). Le flux originel, lui, n’a a

proprement parler ni commencement ni fin, étant sans cesse en mouvement, et ne

pouvant ainsi faire l’objet d’une description phénoménologique accomplie et arrêtée : il

est l’origine mouvante et dialectique de la vie de la conscience, son « être en retard »

structurel. Condition inexpliquée de toute temporalité, le flux intime, la temporalité

originelle est « en tension », il est altération permanente de l’identité comme intériorité

même de la conscience.

L’analyse de la temporalité – a bien la lire – révèle l’ « éclatement » d’un moi soi

disant un, à l’œuvre dans la conscience. D’emblée, rapport dialectique du même et de

l’autre, comme l’écrit Derrida dans son étude de la question de la genèse chez Husserl :

La subjectivité n’est pas l’attribut analytiquement lié à l’être du temps ; la temporalité n’est pas non plus le caractère ou, au mieux, l’essence de la subjectivité. Il s’agit au contraire d’une

198 Cf. E. Husserl, Méditations Cartésiennes, op. cit. § 31-32 199 E. Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, op.cit. § 34, p. 97

113

synthèse ontologique a priori et en même temps dialectique. La temporalité, c’est le temps se temporalisant lui-même. Le temps, c’est la subjectivité s’accomplissant elle-même comme subjectivité… On devine les difficultés que Husserl rencontrera quand il voudra concilier cette subjectivité absolue du temps dialectique avec l’ « ego » monadique, posé lui aussi, dans Idées I, comme subjectivité absolue. Comment cet « ego » peut il être considéré comme unité absolue de tous les vécus si l’unité du temps et de la subjectivité est déjà synthétique et dialectique ? Dans l’identité absolue du sujet avec lui-même la dialectique temporelle constitue a priori l’altérité. Le sujet s’apparaît originairement comme tension du Même et de l’Autre. Le thème d’une intersubjectivité transcendantale instaurant la transcendance au cœur de l’immanence absolue de l’ « ego » est déjà appelée…200

On comprend, comme le note Derrida, l’hétérogénéité du niveau fondamentalement

temporelle de la subjectivité au transcendantalisme du moi des Idées. Pour formuler

clairement l’antinomie, on peut dire que la tension temporelle de la subjectivité absolue

remet l’identité de l’ego transcendantal en question. Ainsi, malgré ce qu’en dit

Husserl201, l’analyse de la temporalité – qui n’est menée dans les Idées I et dans les

Méditations Cartésiennes que jusqu'au deuxième niveau de l’analyse (celui qui traite de

l’objet temporel immanent), et jamais jusqu’au troisième (celui du flux absolu de la

conscience, constitutif du temps), et pour cause202 – et le concept de subjectivité qui en

200 J. Derrida, Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, op. cit. p. 126. 201 « Par bonheur, nous pouvons laisser de coté l’énigme de la conscience du temps dans nos analyses préparatoires, sans en compromettre la rigueur. », écrit Husserl au § 81 des Idées (p. 275), et comme reflétant la même idée mais concernant le moi pur, dans l’Addendum a la deuxième édition de la Vème Recherche logique (écrit elle aussi en 1913), Husserl note : « Faisons remarquer expressément que la prise de position adoptée ici (et que, comme je l’ai dit, je n’approuve plus), concernant la question du moi pur, demeure inessentielle pour les recherches de ce volume. » (p. 163). Dans ce sens, nous rejoignons J.-F. Lavigne, qui juge ces désaveux comme peu convaincants : en effet, il semblerait que tant l’analyse de la temporalité dans les Idées I, tant la question du moi pur dans les Recherches logiques, ont une importance cruciale pour la suite de la recherche, ou du moins, affectent ces résultants dans leur fond, comme nous essayons de le démontrer (Cf. J.-F. Lavigne, Husserl et la naissance de la phénoménologie, op. cit. p. 363 ff.). 202 Le niveau fondamental étant toujours, dans les Idées, celui de l’ego transcendantal, Husserl ne peut approfondir l’analyse jusqu’au troisième niveau (c’est ce qui fait la complexité des § 80-82). Ce qui fait effet de paradoxe, car Husserl retombe ainsi dans ce qu’il critiquait dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, à savoir, que l’origine du temps soit elle-même intemporelle. Gaston Berger résume ainsi la position du Husserl des Idées: « …sans doutes le temps est la forme suivant laquelle s’organisent ses contenus, mais le sujet demeure hors du temps dont il « constitue » la signification (L’ego constitue toutes les significations)… » (G. Berger, Le cogito dans la philosophie de Husserl, op. cit. p. 71). Or comme nous l’avons vu, tout le problème du temps phénoménologiquement posée réside dans la difficulté de décrire le temps non pas a partir d’une origine extra-temporelle, mais s’originant dans un point qui lui-même participerait a la logique du temps, au rythmique propre de la temporalité.

114

émane, tout en restant inaffectée phénoménologiquement par la réduction, affecte ce qui

en est le résultat primordiale : la position et l’identité du moi transcendantal.

Mais il y a plus. Car il faut revenir, en fin de compte, à la logique

phénoménologique elle-même, à son parti prix théorique le plus fondamental : il faut

revenir au « principe des principes » de la phénoménologie, le principe de la donation tel

que Husserl nous l’enseigne au paragraphe 24 des Idées :

« …toute intuition donatrice originaire est une source de droit pour la conscience ; tout ce qui s’offre à nous dans « l’intuition » de façon originaire […] doit être simplement reçu pour ce qu’il se donne… »203.

Revenir a ce principe, pour poser la question simple – que déjà Husserl a posé dans

l’analyse du moi pur dans la cinquième Recherche logique – de la donation

phénoménologique du Je, de sa « donation originaire ». L’ego, ne tombant pas sous le

coup de la réduction, est il retenu par la vision immédiate ? Le moi transcendantal est il

phénoménologiquement avéré, ou bien est il purement formel ? Le texte des Idées est très

clair sur ce point : s’il y a nécessité systématique et méthodologique de poser l’ego

transcendantal, il n’y a aucune nécessité proprement phénoménologique à le faire. L’ego,

affirme le § 80 des Idées, n’est jamais saisit dans sa plénitude phénoménologique204. Il

n’est jamais vu. A proprement parler, il est « indescriptible » :

Si l’on fait abstraction de sa « façon de se rapporter » ou « de se comporter », il est absolument dépourvu de composantes eidétiques et n’a même aucun contenu qu’on puisse expliciter ; il est en soi et pour soi indescriptible : moi pur et rien de plus.205

203 E. Husserl, Idées I, § 24, p. 78 [43] 204 Au premier chapitre de notre travail, étudiant le rapport de réflexion, nous avons touchés au rapport privilégié qu’entretient l’ego et la réflexion – ainsi que l’étrangeté de ce rapport : la réflexion n’est pas une vision immédiate de la chose elle-même, mais un retour de la conscience sur elle-même, un acte visant un autre acte, une intentionnalité orientée sur une intentionnalité. 205 E. Husserl, Idées I, § 80, pp. 270-271, [160]; dans les Méditations Cartésiennes, Husserl développe sa théorie de l’habitus, qui fera du moi pur plus qu’un simple “pole d’identité vide”. La phénoménologie génétique aura comme tache de reconnaître ce niveau de constitution qui émane d’un moi « remplit » : « …avec tout acte qu’il effectue et qui a un sens objectif nouveau, le moi – en vertu des lois de la ‘genèse transcendantale’, – acquiert une propriété permanente nouvelle. » (E. Husserl, Méditations Cartésiennes, op. cit. § 32, p. 115-117). Nous ne traitons pas ici de la problématique de la phénoménologie génétique et

115

Comment justifier phénoménologiquement le moi pur, s’il est inapparent ? D’autant plus

que, dans les Recherches logiques, Husserl l’avait disqualifiée précisément sur la base de

ce motif phénoménologique (Recherche V, § 8). Même si Husserl affirme que, bien

qu’indescriptible dans sa pureté, il l’est dans sa manière d’accompagner les vécus – il se

prête a la question Quomodo sit, et non Qui sit, pour reprendre la distinction de Ricœur206

– nous avons le droit de nous interroger sur son statut phénoménologique.207 Il ne suffit

pas de dire la manière propre par lequel le moi se rapporte à travers les Erlebnisse au

monde (manière qui suppose la médiation d’une autre conscience, celle réflexive comme

nous l’avons vu), pour assurer le statut phénoménologique du moi pur. Ce que, d’ailleurs,

Husserl ne tente pas de faire, mais qui, en fin de compte, complique l’idéalisme

transcendantal du point de vue phénoménologique. Il semble aussi difficile, a la manière

de Ricœur208, d’envisager la conscience du temps comme répondant a la question du Qui

sit du moi pur, car, précisément, le moi comme conscience intime du temps, comme on

l’a vu tout au long de notre étude, est réfractaire a la fermeture du moi monadique.

L’analyse du temps révèle comment le moi est hétéronomiquement affecté, et cela, des

son origine. Mieux : il est l’origine en tant qu’affecté hétéronomiquement. Il serait ainsi

contradictoire d’ancrer l’ego monadique, qui n’a de rapport avec aucune altérité

originelle, qui opère la réduction de toute transcendance et de toute altérité originaire,

de la question de l’habitus. Cf. a ce propos R. Barbaras, Introduction a la philosophie de Husserl, Les éditions de la transparence, Chatou 2005, pp. 128-135. 206 P. Ricœur, in : E. Husserl, Idées I, § 80, p. 271 [160], note 1. 207 Comme le remarque très justement R. Bernet, « Aussi longtemps qu’on maintiendra, comme le font les Idées I la plupart du temps, que tout ce qui apparaît sous la forme d’un objet intentionnel, il s’ensuit que le Je pur ne peut apparaître qu’après-coup et sous la forme d’un objet de réflexion. Autant dire que le Je pur en tant que source de la vie intentionnelle ne peut jamais apparaître dans son effectivité. » (R. Bernet, La vie du sujet, op. cit. p. 307) 208P. Ricœur, in: E. Husserl, Idées I, § 80, p. 271 [160], note 1.

116

dans la subjectivité absolue comme flux temporelle originelle, elle, précisément,

originellement affecté par de l’altérité, ou comme l’écrit Derrida, s’apparaissant

originairement comme « tension du Même et de l’Autre ».

Le Je, la subjectivité, est le nom d’un nœud tendu au cœur de l’écriture husserlienne. Il

est comme le carrefour ou réduction et donation se croisent sans se rejoindre : ce qui reste

après la réduction (l’ego transcendantal) n’est pas donné. Le je transcendantal est moyen :

par lui se révèle le monde dans sa phénoménalité, or lui n’apparaît jamais

phénoménologiquement. L’antinomie entre la subjectivité absolue et le je transcendantal

débouche ainsi sur une autre antinomie, qui n’en est que l’écho : entre le principe

méthodologico-systématique de la réduction, et celui phénoménologique de la donation.

C’est peut être pourquoi, dés qu’il est question du temps, l’écriture de Husserl, qui en

général est d’une grande clarté et précision, vire dans des notions floues. Ainsi, comme

on l’a déjà vu, dans les Idées, au paragraphe 81 qui traite du temps, Husserl nous parle de

« l’énigme » du temps. Dans les Méditations cartésiennes, des qu’on s’attend a une

jonction entre la théorie de l’ego transcendantal et la temporalité, Husserl se réfugie

derrière ce qu’il nomme la « merveille » du temps. Traitant de l’inévitable régression a

l’infini qu’implique la question du temps (il faut un temps pour mesurer le temps lui-

même, mais a ce temps est nécessaire un autre temps,…), Husserl – au lieu d’interroger

l’ « énigme » en question209 – conclue ainsi : « …ce fait est évident, voire apodictique, et

209 Car en vérité, il s’agit ici exactement des mêmes questions qui sont au cœur de la troisième section (« Les degrés de constitution du temps et des objets temporels ») des Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, celle précisément qui a trait a la question du flux absolue de la conscience, constitutif du temps. Au lieu d’élaborer – comme dans les Leçons… – et de reprendre la difficulté fondamentale de la constitution du temps, Husserl évite la question, concluant sur l’adjectif énigmatique de « merveilleux ».

117

il désigne un des cotés du merveilleux ‘être pour soi même’ de l’ego, a savoir en premier

lieu que la vie de la conscience se rapporte intentionnellement a elle-même »210. Tout en

le reconnaissant, Husserl évite de traiter de ce rapport problématique, concluant sur son

« merveilleux ». Or le lexique du merveilleux et de l’énigmatique couvre une

problématique – laissée en chantier dans le texte husserlien – qui s’ouvre sur un champ

d’investigation originale, orientant la phénoménologie vers une autre voie que celle qu’a

pris Husserl. Voie emprunté tant par la pensée de l’existence de Sartre que par celle de

l’altérité de Lévinas, et qui permet d’entendre, autrement, le sens de la subjectivité.

210 E. Husserl, Méditations Cartésiennes, op. cit. § 18, pp. 81-82

118

DEUXIÈME PARTIE

Jean-Paul Sartre : Subjectivité et pensée de l’existence

J’existe, c’est tout…

J. P. Sartre, La nausée

119

Introduction

Jean Paul Sartre inaugure sa percée philosophique à partir de motifs strictement

phénoménologiques. Déjà en 1929, Sartre rêvait de faire de la philosophie a partir de la

concrétude du monde, de décrire philosophiquement une pierre, comme en témoigne

Gerassi : « Je me souviens qu’un jour de 1929 Sartre m’a dit qu’il voulait décrire

philosophiquement une pierre, en tant que pierre dans le monde, au lieu de la charger de

liens avec des catégories spirituelles ou métaphysiques. Je lui ai dit que c’était

exactement ce que Husserl était en train de faire… »211. Ce n’est qu’en 1933, encouragé

par Raymond Aron, qu’il commence à étudier la phénoménologie, ainsi qu’en témoigne

Simone de Beauvoir : « ‘Tu vois, mon petit camarade, s’exclame R. Aron, si tu es

phénoménologue, tu peux parler de ce cocktail, et c’est de la philosophie !’ Sartre en pâlit

d’émotion, ou presque ; c’était exactement ce qu’il souhaitait depuis des années : parler

des choses, telles qu’il les touchait, et que ce fut de la philosophie ».212 Par

l’intermédiaire du livre d’E. Levinas La théorie de l’intuition dans la phénoménologie de

Husserl213, Sartre découvre la phénoménologie, et avec elle, la méthode de pensée dont il

avait toujours rêvée. Elle lui permet de faire de la philosophie a partir de la concrétude

même du monde, a partir du rapport immédiat de la conscience au phénomène. Saisi par

211 Cf. J. Gerassi, Sartre, conscience haïe de son siècle, Ed. du Rocher, 1992, p. 172 ; Plus tard, Sartre formulera son projet d’alors dans des termes plus précis. Ainsi, dans Situations IX (Gallimard, Paris 1987), il écrit : « … mes préoccupations d’alors étaient de donner un fondement philosophique au réalisme. La question était : comment donner a l’homme a la fois son autonomie et sa réalité parmi les objets réels, en évitant l’idéalisme et sans tomber dans un matérialisme mécanique ? » (p. 104). 212 Cf. Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, Ed. Gallimard, Paris 1960, p. 156 213 Cf. La théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl (1930), Vrin, Paris 2001 ; C’est encore de Beauvoir qui rapporte l’anecdote suivante : « Je me rappelle que quand vous avez eu le livre de Lévinas sur Husserl, vous avez eu un moment de complet désarroi parce que vous vous êtes dit : Ah, mais il a déjà trouvé toutes mes idées » A quoi Sartre répond : « Oui, mais je me trompais quand je disais qu’il avait trouvé mes idées. » (S. de Beauvoir, « Entretiens avec J.-P. Sartre (aout-septembre 1974), in : La cérémonie des adieux, Gallimard, Paris 1981, p. 227).

120

la nouveauté, il passera deux semestres à Berlin (de Septembre 1933 a juin 1934), pour

s’initier a la phénoménologie de Husserl.

Les années trente, dominées par la découverte de la phénoménologique et par son

étude systématique, seront des années fécondes, ou verront paraître successivement

L’imagination (1936), Esquisse pour une théorie des émotions (1939), L’imaginaire

(1940), mais surtout La transcendance de l’Ego – Esquisse d’une description

phénoménologique, petit article rédigé durant le séjour berlinois (1934) et publiée

originellement dans les Recherches philosophiques de 1937 (VI)214, et l’article « Une

idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité », dont la

chronologie fut longtemps controversée215. Puis finalement – même s’il ne s’agit pas d’un

essai philosophique en bonne et due forme – le roman philosophique La nausée, dont la

première ébauche fut rédigée durant le séjour berlinois, et publiée en 1938. Ce dernier

texte peut être considéré à lui seul comme un exercice autonome de phénoménologique,

et plus particulièrement comme une méditation des plus originales sur la question de la

subjectivité.216 Autant d’essaies phénoménologiques217 ou Sartre s’essaye a la méthode

214 Ce texte fut publié plus tard aux éditions Vrin, avec introduction et annotation par Sylvie Le Bon (1965). Une nouvelle édition critique et augmentée de ce texte est paru en 2003, regroupant, outre La transcendance de l’Ego, deux autres « classiques » de l’écriture phénoménologique de Sartre, notamment l’article « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : L’intentionnalité » (cf. prochaine note) ainsi que « Conscience de soi et connaissance de soi » (paru originellement dans le Bulletin de la Société française de philosophie, no. 3, pp. 49-91 (1947), avril-juin 1948). Pour La transcendance de l’Ego, nous nous servirons pour la présente étude de la réédition de 1965 par Sylvie Le Bon. 215 Publiée dans la NRF en 1939, cet article fut lui aussi rédigé durant le séjour berlinois, sans doute avant La transcendance de l’Ego. Nous retiendrons cette hypothèse d’une rédaction précoce de l’article sur l’intentionnalité, qui, depuis la recherche de V. De Coorebyter (Sartre face à la phénoménologie, Bruxelles, Ouisia 2000) est reconnue comme la plus probable. Pour la présente étude, nous nous servirons de la réédition de ce texte dans Situations I (Ed. Gallimard, Paris 1947). 216 La nausée (Gallimard, Paris 1938) peut être lue comme la version sartrienne de la pratique de l’épochè: c’est à travers la nausée que le monde apparaît à Roquentin, le héro du roman. Les phénomènes apparaissent au sujet non pas moyennant une réduction théorique de la thèse naturelle du monde, mais c’est a partir d’une situation, d’un « être dans le monde » privilégié – celui de la nausée en l’occurrence – que le monde se révèle a Roquentin. Dans la fameuse scène du tronc du marronnier de La nausée (pp. 179-191), toutes les expressions annonçant la scène ont trait a la nouvelle vision que procure la nausée : « Et tout d’un coup, d’un seul coup, le voile se déchire, j’ai compris, j’ai vu. » (p. 179); « Et puis, j’ai eu cette

121

du maitre, et qui préparent l’œuvre maitresse de Sartre, L’Etre et le néant. Ce travail, qui

reprends et retravaille systématiquement les motifs des travaux antérieurs, forme ce que

l’auteur nomme un essai d’ontologie phénoménologique.

Notre travail consistera à éprouver la continuité du projet de Sartre avec celui de

Husserl. Du moins avec celui d’une certaine méditation husserlienne, celle précisément

autour de la question de la subjectivité.218 Le thème de la subjectivité, du statut du soi –

dont la centralité est suggérée déjà dans le titre du premier essai phénoménologique de

Sartre (La transcendance de l’Ego) – restera central tout au long de son œuvre. La

question de la subjectivité humaine, ou dans un langage plus connu, la question de

l’existence, qualifie l’œuvre de Sartre plus que tout autre terme. Or le terme d’existence –

souvent vulgarisé – doit être interrogé à sa racine : il doit être resitué à son contexte

purement phénoménologique. Ce que nous proposons de faire dans les lignes qui suivent.

Nous allons interroger la manière dont la pensée de l’existence s’enracine dans le

sol phénoménologique. Sol dans lequel Sartre puise de manière singulière, à dire: en

illumination » (p. 179) ; «…à l’ ordinaire, l’existence se cache… Et puis voila, tout s’un coup, c’était la, c’était clair comme le jour : l’existence s’était soudain dévoilée » (p. 180). CF. aussi, pour une interprétation du rapport entre l’œuvre romanesque de Sartre des années 30 et la de la découverte de la phénoménologique, l’étude de V. De Coorebyter, Sartre avant la phénoménologie : autour de La nausée et de La légende de la vérité, Ed. Ousia, Bruxelles 2005. 217 D’où le nom de Heidegger est totalement absent. Même si dans la livraison de 1931 de Bifur figurent l’un a coté de l’autre l’article de Sartre « La légende de la vérité » et la traduction du texte de Heidegger « Qu’est ce que la métaphysique ?», Sartre avoue n’y avoir pas compris grand-chose a cette époque (cf. Carnets de la Drôle de Guerre, Gallimard, Paris 1995, pp. 403-404 ; Sartre y avoue en outre n’avoir commencé l’étude de Heidegger (Sein und Zeit) qu’a partir de 1939). En revanche, nous savons que L’Etre et le néant fut écrit sous l’influence immédiate du travail de Heidegger (cf. Carnets de la Drôle de Guerre, op. cit. pp. 575-580 (l’entrée du 11 mars 1940 : « C’est la guerre et c’est Heidegger qui m’ont mis sur le chemin)). Cf. aussi a ce propos, Alain Renaut, Sartre. Le dernier philosophe, Grasset/Le livre de poche (1993), Paris 2000, pp. 38 ff., et V. De Coorebyter, Sartre face a la phénoménologie, – Autour de « l’intentionnalité » et de « La transcendance de l’Ego », Ousia, Bruxelles 2000, pp. 70-80. Nous reviendrons par la suite a la question du rapport de Sartre et Heidegger. 218 Pour une étude plus générale du rapport de Sartre a Husserl, cf. les études de J-M. Mouille a ce sujet, et plus précisément les premiers chapitres de son Sartre – Conscience, ego et psyché, PUF, Paris 2000, ainsi que son article « Sartre et Husserl : une alternative phénoménologique », in : Sartre et la phénoménologie (dir. J.-M. Mouille), ENS-éditions, Paris 2001, pp. 77-132 ; Cf. encore a ce sujet l’article de R. C. Cumming, « Role-playing : Sartre’s transformation of Husserl’s phenomenology », in : The Cambridge Compagnon to Sartre (Ed. C. Howells), Cambridge University Press, Cambridge 1997, pp.39-66.

122

philosophe indépendant qui ne se contente pas de recenser les acquis du maitre, mais qui

tente de les penser jusqu’au bout, quitte a les déborder. Loin d’être une méditation sereine

des thèmes phénoménologiques, la pensée de Sartre se loge dans une filiation étrange,

dans une infidèle réception de Husserl, et, a y regarder de près, autrement fidèle à la lettre

de la phénoménologie. Poussant les principes de la phénoménologie jusqu’au bout, il fait

jouer Husserl contre Husserl, le Husserl des Recherches logiques contre le Husserl des

Idées essentiellement. La pensée de l’existence s’avère ainsi être avant tout une

phénoménologie poussée jusque dans ces plus lointains recoins. C’est ainsi que Sartre

lui-même décrit, en 1940, son rapport à Husserl : « Il me fallut quatre ans pour épuiser

Husserl… Pour moi, épuiser un philosophe, c’est réfléchir dans ses perspectives, me faire

des idées personnelles a ses dépens jusqu'à ce que je tombe dans une cul de sac ».219 Dans

un premier temps, c’est ce que nous allons tenter de faire : suivre Sartre dans son

débordement, dans son épuisement, de la pensée husserlienne.

Car il va falloir ensuite soumettre Sartre lui-même a sa propre pratique de lecture:

l’ordre de la rigueur phénoménologique nous imposera d’interroger Sartre lui-même à

l’aune de ces propres exigences, faisant jouer Sartre contre Sartre, essentiellement le

Sartre de La transcendance de l’Ego contre celui de L’Etre et le néant.220 Nous

219 J.-P. Sartre, Carnets de la drôle de Guerre, op. cit. p. 405 220 Un travail pareil aurait pu être tenté à partir de chacun des travaux de Sartre des années trente. Ainsi, par exemple, L’imagination (1936) et L’imaginaire (1940) interrogent – en creux du moins – la question de la nature même de la pratique imageante, qui conditionne chez Husserl l’accès à l’origine de l’idéalité sensible (tel qu’exposée par exemple au § 70 de Idées I). Au-delà du rôle opératoire de l’imagination, celle-ci n’a jamais été interrogée quant a sa nature par Husserl. Sartre tente de thématiser directement l’imagination comme un vécu original, dégageant les prémisses phénoménologiques de la fiction, donc de la méthode phénoménologique elle-même. Vu le thème de notre recherche, notre analyse se concentre sur les textes qui traitent immédiatement de la question de la subjectivité – entendu tant comme conscience (positivement), tant comme Ego (négativement). A propos des études husserliennes de Sartre autour de la question de l’imagination et de l’imaginaire cf. N. Bittoun-Debruyne, « Sur L'Imaginaire : Sartre et Husserl », in : Cahiers de l'Association internationale des études françaises, 1998, vol. 50, n° 1, pp. 297-310.

123

proposerons, dans un deuxième temps, une lecture de Sartre selon l’ordre de la rigueur

phénoménologique. Elle se divisera en trois moments :

1/ Dans un premier temps, nous allons suivre la pensée de Sartre telle qu’elle se

présente dans La transcendance de l’ego, « embryon » phénoménologique de L’Etre et le

néant. Nous tenterons de pointer la proximité intime de ce texte avec la tentative

husserlienne de penser une conscience non-égologique telle que nous l’avons exposée

dans la première partie de ce travail. Critiquant la thèse de l’Ego du Husserl des Idées,

Sartre revient et assume la position de départ de la phénoménologie, a dire : une

phénoménologie de la conscience sans ego. Or contrairement à Husserl, Sartre, libre de

contraintes (systématiques, rationalistes), va tenter de mener à bien cette phénoménologie

de la conscience pure, non contaminée par l’Ego. Suivre Sartre sur ce chemin, sera pour

nous, suivre une piste husserlienne au-delà de Husserl. Eprouver une autre pensée du

sujet, sans pour autant quitter le sol proprement phénoménologique. Ou mieux : profiter

de la fécondité de ce sol pour assister a la naissance d’une nouvelle pensée.

2/ éprouver la philosophie de Sartre selon la rigueur phénoménologique suppose

un exercice critique appliquée a la philosophie de Sartre lui-même. C’est ce que nous

tenterons de faire dans le deuxième chapitre de cette partie. En effet, si Sartre fait jouer

dans La transcendance de l’ego un Husserl contre un autre, il va falloir faire jouer, l’un

contre l’autre, le Sartre de La transcendance de l’Ego – suivant l’unique fil conducteur

phénoménologique – contre le Sartre de L’Etre et le néant. Le passage de La

transcendance de l’Ego a L’Etre et le néant invite a cet exercice, et cela par rapport au

point le plus sensibles de la pensée de l’existence, a dire : la question de la liberté. C’est a

124

partir de ce point la que nous allons tenter d’éprouver la fragilité du passage de la

phénoménologie a la pensée de l’existence, de l’intérieur même de la pensée de Sartre.

3/ Dans un troisième temps, nous allons interroger la thématique de

l’intersubjectivité chez Sartre, le « pour-autrui ». Le thème du pour autrui se révèlera être

le carrefour ou se rencontrent les deux sens antithétiques de la liberté sartrienne tel que

nous l’aurons étudiés dans le deuxième chapitre de cette partie. D’autres parts, la

phénoménologie de l’autre procurera une occasion exceptionnelle dans le texte sartrien,

ou, encrée dans la matière phénoménologique, les catégories bien délimitées de

l’ontologie existentielle (conscience immédiate sans Ego, Ego constituée par la

réflexion), s’effondrent, le temps d’un moment : moment du pur être-visé du sujet par

autrui. Moment singulier dans la pensé de Sartre, ou nous déchiffrerons la matrice d’une

nouvelle pensée de la subjectivité.

125

1. La phénoménologie pour Sartre

Lecture de La transcendance de l’Ego

A. En guise d’avant propos : lecture de « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité ».

La première expression de la manière de Sartre de faire de la phénoménologie se trouve

dans le petit article « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl :

l’intentionnalité », rédigé en 1933-1934221. Comme le titre l’indique, Sartre cherche à se

saisir dans ce petit texte de l’idée fondamentale de la phénoménologie, de ce qu’il

considère être son originalité la plus féconde, a savoir, l’idée d’intentionnalité. L’œuvre

de Husserl connue de Sartre a cette époque – qui compte les Recherches logiques, les

Cours sur une phénoménologie de la conscience intime du temps dans son édition de

1928, Idéen I, Logique formelle et transcendantale, et la version française des

Méditations cartésiennes (traduit par E. Levinas et M. Peiffer)222, – suffisent pour cerner

la centralité de l’idée d’intentionnalité dans la phénoménologie. Le texte de Sartre peut

être lu comme une reprise et un commentaire de la version la plus emblématique de ce

principe, tel qu’elle figure au §36 et surtout au § 84 des Idéen, intitulée :

« L’intentionnalité comme thème capital de la phénoménologie » : « Nous entendions par

intentionnalité cette propriété qu’ont les vécus ‘d’être conscience de quelque chose’ »223.

221 Cf. V. de Coorebyter, « Introduction » in : J.-P. Sartre, La transcendance de l’Ego et autres textes phénoménologiques (introduits et annotés par V. de Coorebyter), Vrin, Paris 2003, p. 17. 222 A propos de l’ampleur et des limites de la connaissance de l’œuvre de Husserl, cf. J. L. R. Garcia, « The character and limits of Sartre’s reading of Husserl » in : Analecta Husserliana Vol. XXXVI – Husserl’s legacy in Phenomenological Philosophies (Ed. A.T. Tymieniecka), Kluwer Academic Publishers, Dordrecht 1991, pp. 351-360. 223 E. Husserl, Idées I, op. cit. § 84, p. 283 [168]

126

Pas de conscience qui ne soit conscience de…, pas d’être de la conscience qui soit

séparée d’un cogitatum visée par elle. Tout cogito est cogito d’un cogitatum. Sartre

traduit cet acquis essentiel de la phénoménologie husserlienne dans un langage plus

« scolastique » : pas de cogito-substance qui précèderait le rapport a un être qui serait

connu ensuite, et serait, ontologiquement, autre que lui. Le principe de l’intentionnalité

est un principe d’homogénéisation de l’être: rien ne sépare la conscience du monde, la

conscience est conscience-du-monde (d’ou la pratique de l’épochè, qui n’est que la

conséquence la plus rigoureuse de cette homogénéisation). Dans L’Etre et le néant, cette

propriété de la conscience à elle seule fournira la preuve de l’être de la conscience, ce

qu’il nommera la « preuve ontologique » du cogito préréflexif : « la conscience implique

l’être ».224

Or pour Sartre, le principe de l’intentionnalité signifie non seulement la fin de la

querelle entre réalisme et idéalisme – comme la phénoménologie husserlienne nous le

rappelle sans cesses –, mais avant tout la fin de la philosophie de la « vie intérieure ». Le

principe phénoménologique de l’intentionnalité permet d’en finir avec la métaphore

« alimentaire » de la connaissance, d’en finir avec la représentation du rapport au monde

comme un rapport de « dévoration ». Selon cette métaphorique, la conscience serait

comme un récipient qui assimilerait de la matière, des « données ». Husserl permet de

dépasser cette métaphore: si la conscience est avant tout intentionnalité, tension vers,

rapport avec…, cela signifie qu’elle n’a d’existence qu’a travers ce rapport. Face a cette

224 Dans La transcendance de l’Ego il est déjà question de cette propriété de la conscience à impliquer l’existence. Ainsi, Sartre écrit : « Pour la conscience, l’apparence est l’absolu en tant qu’elle est apparence… la conscience est un être dont l’essence implique l’existence » (J.-P. Sartre, La transcendance de l’Ego – Esquisse d’une description phénoménologique (1934-1937) (introduction, notes et appendices par Sylvie Le Bon), Vrin, Paris 1965, p. 66) ; nous nous inspirons ici de la lecture serrée de l’introduction a L’Etre et le néant que fournit J. Wahl dans son « Sur l’Introduction a ‘L’Etre et le néant’ » (cf. Deucalion 3 – Vérité & Liberté (dir. J. Wahl), Ed. de la Bacconière, Neuchatel 1950, pp. 143 ff.).

127

définition de la conscience, on comprend que la métaphorique de l’extérieur et de

l’intérieur s’écroule. En revanche, Sartre propose de considérer la conscience dans les

termes d’ « éclatement »: la conscience s’« éclate » vers un monde, elle se retrouve

auprès des choses, sans jamais n’avoir été ailleurs. Sa patrie d’origine c’est le monde :

Imaginer à présent une suite liée d’éclatements qui nous arrachent a nous-mêmes, qui ne laissent même pas a un « nous-mêmes » le loisir de se fermer derrière eux, mais qui nous jettent au contraire au-delà d’eux, dans la poussière sèche du monde, sur la terre rude, parmi les choses… vous aurez ainsi le sens profond de la découverte que Husserl exprime dans cette fameuse frase : « toute conscience est conscience de quelque chose ».225

L’idée de l’intentionnalité, pour Sartre, signifie ce grand démasquage : il n’y a pas

d’intérieur, tout est dehors, dans le monde. Il n’y a pas de sphère d’immanence séparée,

comme l’imaginaient tant les idéalistes que le psychologisme positiviste.

L’intentionnalité, c’est avant tout cette ouverture primordiale, cette etre-par-rapport-a-

l’autre primordial : « Cette nécessité pour la conscience d’exister comme conscience

d’autre chose que soi, Husserl la nomme ‘intentionnalité’ ».226

« Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité »,

écrit durant le séjour berlinois, contient en germe la thèse centrale de « La transcendance

de l’Ego », a dire : il n’y a pas d’Ego qui serait l’origine de nos intuitions, l’Ego est « au-

delà » de la conscience, dehors, comme les autres objets du monde. L’Ego est

transcendant à la conscience. Husserl nous délivre ainsi du phantasme de la « vie

intérieure » :

225 J.-P. Sartre, « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité », in : Situations I – essais critiques, Gallimard, Paris 1947, pp. 30-31 226 Ibid., p. 31. ; Par ce biais, la pensée de l’existence s’encre profondément dans le sol phénoménologique, quitte à le dépasser (ce que nous interrogerons dans la suite). Cf. encore pour une étude du rapport entre la phénoménologie et la pensée de l’existence, l’article de P. Thévenaz, « Qu’est ce que la phénoménologie », Revue de théologie et de philosophie de Lausanne, 1952, I, p. 9-30 ; II, pp. 126-140, 294-316.

128

…en vain chercherons nous, comme Amiel, comme un enfant qui s’embrasse l’épaule, les caresses, les dorlotements de notre intimité, puisque finalement tout est dehors, tout, jusqu'à nous-mêmes : dehors, dans le monde, parmi les autres.227

« Tout est dehors, jusqu'à nous-mêmes », entendons : transcendance du je, transcendance

du moi, transcendance de l’Ego.

Vu de cet angle la, La transcendance de l’Ego, qui fut écrit en même temps que

l’article sur l’intentionnalité, peut être lu comme un essai d’explicitation, d’exposition

systématique, de la thèse husserlienne de l’intentionnalité révisée, par Sartre. On y assiste

a un passage de l’implicite a l’explicite : l’écriture « enthousiaste » d’« Une idée

fondamentale de la phénoménologie : l’intentionnalité », fait place aux analyses

articulées et rigoureuses de La transcendance de l’Ego. Tout l’intérêt pour nous de La

transcendance de l’Ego réside dans ce passage. Car en passant de l’implicite a l’explicite,

Sartre va devoir s’expliquer avec Husserl, déborder Husserl, et cela a partir des thèses

husserliennes elle mêmes. Il va devoir mesurer la thèse du Husserl des Idéen concernant

l’Ego transcendantal à l’aune de la thèse de l’intentionnalité entendue dans toute sa

radicalité.

B. La transcendance de l’Ego : au-delà de Husserl avec Husserl

a/ La conscience comme absolu non-substantiel

La transcendance de l’Ego s’attache a la définition la plus stricte de la conscience : la

conscience est intentionnalité, conscience de… et en tant que telle, contient un moment

d’apodicticité pur, elle est un événement d’absolu. Il faut commencer par cette définition,

et s’attacher a elle tout au long du parcours. Nous avons vu dans la partie précédente de

227 Ibid., p. 32

129

ce travail comment pour Husserl l’absoluité de la conscience était liée au fait que la

conscience est toujours conscience immédiate et non esquissée de la chose. Alors que la

chose se donne essentiellement par esquisses, l’esquisse, elle, se donne de manière

immédiate et absolue, car elle est conscience d’esquisse, esquisse vécu. L’esquisse se

donne dans un vécu, nous disait Husserl, alors que le vécu lui-même n’est jamais

esquissé. Cette vue de la conscience comme domaine d’absoluité est d’une profonde

originalité, car elle permet une toute nouvelle entente du domaine propre de l’absolu.

L’autre nom de l’absolu, pour la philosophie - d’Aristote aux rationalistes – était la

substance. Ainsi, par définition, Dieu – c'est-à-dire précisément l’absolu – était toujours,

d’une manière ou d’une autre, associé à la notion de substance. L’originalité de la

définition husserlienne de la conscience tient au fait qu’il produit une définition non-

substantielle de l’absolu : la conscience est absolue en vertu de son rapport immédiat et

vécu au monde, et non pas en vertu de quelque définition logique ou métaphysique de la

substance. Sartre remarque ainsi chez Husserl «…ce point de vue original et profond qui

fait de la conscience un absolu non substantiel »228, tout en explicitant : « …l’existence

de la conscience est un absolu parce que la conscience est consciente d’elle-même. C'est-

à-dire que le type d’existence de la conscience c’est d’être conscience de soi… »229. La

conscience comme absolu non substantiel, c’est la conscience en tant que conscience

d’elle-même. Elle n’est pas connue ainsi, elle est vécue ainsi. Ou, pour user d’un jargon

plus populaire, la conscience existe ainsi (s’il y aurait à donner une définition strictement

phénoménologique de l’existentialisme, elle se résumerait a cette proposition : la

228 J.-P. Sartre, La transcendance de l’Ego, op. cit. p. 25 ; pour ces questions, nous renvoyons a nos analyses de la première partie de ce travail, notamment au par. 5 du chap. II : « Analyse du § 6 des Recherches logiques V ». 229 Ibid., p. 24

130

conscience existe sur le mode de l’absolu). La transition du connaître au vivre assure a la

phénoménologie la catégorie étonnante d’un absolu non substantiel.230 Dans L’Etre et le

néant, Sartre précise le sens de cette catégorie : en régime phénoménologique, l’objection

connue depuis le Parménide de Platon selon laquelle un absolu connu n’est plus un

absolu car il devient relatif a la connaissance qu’on en prend, n’a plus lieu d’être, car il

s’agit ici d’un absolu d’existence - ou un absolu d’expérience - et non pas de

connaissance :

En fait, l’absolu est ici non pas le résultat d’une construction logique sur le terrain de la connaissance, mais le sujet de la plus concrète des expériences. Et il n’est pas relatif a cette expérience parce qu’il est cette expérience. Aussi est-ce un absolu non substantiel.231

Au-delà de la définition (logique) de l’absolu, ce que la phénoménologie propose

d’exceptionnel, c’est une expérience (vécu) de l’absolu, ou plutôt, le vivre de la

conscience comme sphère d’absoluité immédiate.

La non-substantialité de l’absolu qui caractérise la conscience en fait un pur

centre de clarté et de lucidité. Rien ne l’alourdit : elle est toute entière présence au

monde, sans reste : « Tout est donc claire et lucide dans la conscience : l’objet est en face

d’elle avec son opacité caractéristique, mais elle est purement et simplement conscience

d’être conscience de cet objet, c’est la loi de son existence ».232 Contrairement a l’opacité

230 Malgré la proximité intime entre le projet phénoménologique et celui cartésien, s’il y avait à pointer un moment purement antithétique entre les deux, c’est ici que nous tenterions de le situer : contrairement au cartésianisme qui reconnaît une substance finie – le cogito –, c'est-à-dire une substance non-absolue, Husserl reconnaît dans la conscience un absolu non-substantiel, du moins selon l’interprétation sartrienne. Les critiques adressées a Descartes par Husserl peuvent ainsi s’expliquer a partir de cette opposition. Notons toujours que tant le cartésianisme que la phénoménologie s’écartent de l’identification entre la substance et l’absolu, seulement ils le font chacun a sa manière. Nous verrons tout de suite comment Sartre reprochera précisément a Husserl d’être retombé, avec sa théorie de l’Ego, dans une métaphysique de la substance. A propos de l’ego-substance cartésienne et de la finitude, cf. J.-L. Marion, « L’altérité originaire de l’ego – Meditatio II, in : Questions cartésiennes II – sur l’Ego et sur Dieu, PUF, Paris 1996, pp. 31ff.) 231 J. P. Sartre, L’Etre et le néant – essai d’ontologie phénoménologique (1943), Tel-Gallimard, Paris 1995, p. 23 232 J. P. Sartre, La transcendance de l’Ego, op. cit.., p. 24

131

de la chose, a l’être propre de la substance (fut elle pensante, res cogitans), la conscience

non substantielle est transparente, translucide : en elle, être et apparaître coïncident

parfaitement, ce qui fait d’elle un phénomène par excellence, ou plutôt, l’origine même

de toute phénoménalité, l’origine de tout apparaître :

Une conscience pure est un absolu tout simplement parce qu’elle est conscience d’elle-même. Elle reste donc un ‘phénomène’ au sens très particulier ou ‘être’ et ‘apparaître’ ne font qu’un. Elle est toute légèreté, toute translucidité. C’est en cela que le cogito de Husserl est si différent du cogito cartésien.233

Contrairement au cogito cartésien, à la pensée-substance, la phénoménologie propose

comme origine de toute vérité la conscience non-substantielle, la conscience-phénomène.

Sartre a bien entendu la leçon de Husserl sur l’essence intentionnelle de la

conscience. Or il ne s’arrête pas la. Il cherche à persévérer sur cette voie, sans céder à

l’exigence phénoménologique. Ce qui signifie concrètement : s’attacher a l’absoluité non

substantielle du cogito, a sa transphénoménalité ; rester fidèle au principe selon lequel

« qui dit conscience, dit toute la conscience ».234

Une des conséquences de ce geste – que Sartre ne thématisera que dans L’Etre et

le néant – sera qu’il va falloir se séparer de la théorie du remplissement si chère a

Husserl.235 Mais la conséquence la plus importante, celle qui fait l’objet de La

233 Ibid., p. 25 ; remarquons qu’il s’agit ici d’une inflexion proprement sartrienne de la pensée husserlienne : celle-ci, en effet, ne verrait aucun sens d’associer être et connaître, la notion d’être étant exclu, d’emblée, dans la pratique même de l’épochè. Par ce geste, c’est déjà vers une ontologie phénoménologique que s’avance Sartre, sans la nommer ainsi. Tout l’effort de l’introduction de L’Etre et le néant sera consacré a affiner ce point, a pointer une nouvelle définition de l’être a partir de la conscience husserlienne (être qui, bien que liée intimement au percevoir, n’en est pas moins idéaliste (c’est tout l’enjeu du débat avec le Berkeley de l’ « esse es percipi » tel qu’il est exposée dans cet introduction ; cf. L’Etre et le néant, op. cit. pp. 16-26, « Le cogito ‘préréflexif’ et l’être du ‘percipere’ », et « L’être du ‘percipi’ »)). 234 Ibid., p.23 235 La théorie du remplissement suppose l’appréhension des intuitions comme des récipients susceptibles selon les cas d’être vides ou remplis. Or, la conscience, pour Sartre, n’est « ni vide ni pleine ; elle n’a ni a être rempli ni a être vidée », comme l’indique « Conscience de soi et connaissance de soi » (cf. J. P. Sartre, « Conscience de soi et connaissance de soi », in : La transcendance de l’Ego et autres textes phénoménologiques (introduits et annotés par V. de Coorebyter), Vrin, Paris 2003, p. 145). Dans la théorie

132

transcendance de l’Ego, a trait au statut de l’Ego, à ce qui reste de l’Ego, a suivre la

logique husserlienne jusqu’au bout. Ainsi, dans un passage qui résume d’un trait toute la

trajectoire husserlienne des Recherches logiques aux Idéen, Sartre pose la question

centrale de La transcendance de l’Ego :

Apres avoir considéré que le Moi était une production synthétique et transcendante de la conscience (dans les L.U.), il [=Husserl] est revenu, dans les Idéen, a la thèse classique d’un Je transcendantal qui serait comme en arrière de chaque conscience, qui serait une structure nécessaire de ces consciences, dont les rayons (Ichstraal) tomberaient sur chaque phénomène qui se présenterait dans le champ de l’attention. Ainsi la conscience devient rigoureusement personnelle. Cette conception était elle nécessaire ? Est-elle compatible avec la définition que Husserl donne de la conscience ?236

Le Husserl des Idéen est confrontée ici au Husserl des Recherches logiques. La question

est simple : la définition stricte de la conscience s’articule t’elle a la conception d’une

conscience « personnelle », ego-centrique, bref, a la thèse du Je transcendantal ? Peut-on

concilier la rigueur phénoménologique des Recherches logiques à l’intérêt systématique

des Idéen ? Et au cas où la chose ne serait pas possible, comment faire une

phénoménologie qui s’accrocherait au seul principe de la conscience intentionnelle ?

Telles sont les questions phénoménologiques fondamentales qui se trouvent à l’origine du

penser sartrien.237

du remplissement, Sartre d’autre part remarque des restes de la conception immanentiste, substantialiste, ou chosiste, du monde (cf. J.-P. Sartre, L’Etre et le néant, op. cit. p. 62). 236 J. P. Sartre, La transcendance de l’Ego, op. cit. p. 20 237 Comme A. Renaut, nous reconnaissons chez Sartre un essai de pousser a bout l’idée de l’intentionnalité (cf. A. Renaut, Sartre. Le dernier philosophe, op. cit. p. 135 ff) Or nous essayons de suivre Sartre jusqu'au bout, ce qui suppose une ré-entente radicale de la notion de spontanéité. Ainsi, contrairement a la lecture de Renaut qui interprète l’intentionnalité sartrienne comme « spontanéité du sujet » (ibid., p. 145), et qui serait contraire a la manière husserlienne de concevoir l’intentionnalité, il nous semble plutôt que, du moins dans La transcendance de l’Ego, la spontanéité – que nous interrogerons tout de suite - renvoi précisément a un sens épurée de l’intentionnalité que même Husserl aurait pu accepter, s’il n’avait posé l’Ego transcendantal comme origine de toute conscience.

133

b/ Réflexivité et pré-réflexivité : à propos de la secondarité de l’Ego

L’analyse phénoménologique de Sartre – et la critique qui s’en suit – repose sur deux

moments : une analyse de la définition de la conscience – que, pour des raisons que nous

allons voire immédiatement, Sartre nomme « conscience irréfléchie » –, et une analyse de

la conscience réflexive. Le premier moment consiste à s’en tenir à la définition stricte de

la conscience. Autrement dit : a la conscience purement intentionnelle. L’intentionnalité

husserlienne signifie pour Sartre, comme on l’a vu, que la conscience est premièrement

immersion dans le monde, proximité immédiate avec les choses, relation primordiale.

Dans un langage plus technique, Sartre nous dit que la conscience de conscience – c'est-

à-dire la conscience prise a son état pur – n’est pas positionnelle de soi : elle est

conscience immédiate de la chose, sans être elle-même son objet : « Il faut ajouter que

cette conscience de conscience n’est pas positionnelle, c'est-à-dire que la conscience n’est

pas a elle-même son objet »238. Le mode d’être de la conscience qui est à elle-même son

objet se nomme conscience réflexive. A l’origine, selon Sartre, la conscience n’est pas

positionnelle de soi, elle est conscience de premier degré, ou « conscience

irréfléchie ».239 A s’en tenir a ce niveau de la conscience, aucun « Je », aucune

subjectivité autre que celle que délimite la conscience dans son pur rapport au monde,

n’interviens: la translucidité de la conscience n’implique rien d’autre que la conscience

dans son rapport trans-lucide au phénomène. Non un Je. Dans l’acte de compter,

l’analyse phénoménologique découvre la conscience comme conscience immédiate de

compter, et non la conscience d’un je qui compte. Celle-ci serait une conscience de

second degré : une ré-flexion précisément.

238 J. P. Sartre, La transcendance de l’Ego, op. cit. p. 24 239 Ibid.

134

…il nous faut donc conclure : il n’y a pas de Je sur le plan irréfléchi. Quand je cours derrière un tramway, quand je regarde l’heure, quand je m’absorbe dans la contemplation d’un portrait, il n’y a pas de Je. Il y a conscience du-tramway-devant-être-rejoint, etc. et conscience non positionnelle de la conscience.240

L’homme qui cherche à rattraper le tramway n’est pas en présence d’un « Je » qui court

après un train, mais il est précisément conscience sans soi. Dans sa course, l’homme est

absorbé par le monde, totalement intéressé par le monde. Ne demeure aucune distance

entre lui et le monde : il cherche à rattraper le tramway comme il chercherai à rattraper le

monde. La conscience primordiale, la conscience a son état pur, c’est cela : une

conscience immergée dans le monde, intéressée par le monde avant que d’être intéressée

par un Je. Avant que le monde se fasse l’objet de la contemplation d’un Je, il y a

conscience du monde. Ou dans les termes plus techniques : la conscience comme

intentionnalité est avant tout conscience non positionnelle de soi, irréfléchie.

A quel moment interviens donc le Je ? Celui-ci n’apparaît qu’au cogito réflexif, à

la conscience en tant qu’elle est positionnelle de soi. C’est le deuxième moment de

l’analyse de Sartre : le Je se révèle a l’analyse comme l’objet transcendant de l’acte

réflexif (l’objet de la réflexion ne pouvant être l’objet, le contenu, de la réflexion, car

celui-ci est l’objet de la conscience irréfléchie). En réfléchissant la course derrière le

tramway, le Je apparaît a la conscience comme celui qui essaye de le rattraper. Avec la

réflexion, un je est attribuée à la conscience irréfléchie. Mieux, la réflexion n’est autre

que l’attribution d’un je a une conscience irréfléchie. Ainsi, le je se révèle second par

rapport a la sphère primordiale de la conscience. Il n’apparaît qu’à travers un type de

conscience particulier, notamment la réflexion.241

240 Ibid., p. 32 241 La critique de M. Sukale (« The Ego and consciousness : Sartre and Husserl » in : Comparative Studies in phénomenology, Martinus Nijhof, The Hague, 1976, pp. 92-95) selon laquelle Sartre substitue une

135

Pour Sartre, c’est ici que le Husserl des Idées manque de rigueur : il semble ne

pas respecter cette distinction entre le niveau pré-réflexif et celui réflexif242. Ainsi, si

Husserl fut accrédité par Sartre pour avoir produit une définition non-substantielle du

cogito dans sa description de la conscience comme intentionnalité, le privilège que

Husserl donne a la réflexion lui vaut une retombée dans la vision substantialiste (le Je,

l’Ego de Husserl, étant considérée par Sartre comme participant de la sphère de la chose

– elle a l’opacité de la chose) « par des préoccupations métaphysiques ou critiques qui

n’ont rien a faire avec la phénoménologie », écrit Sartre243. Voila la thèse de Sartre : La

pensée et le Je ne sont pas sur le même plan, non pas ontologiquement – c’est

précisément ce que l’idée d’intentionnalité vient exclure –, mais phénoménologiquement

– par rapport a l’apodicticité et a l’immédiateté de la nature de l’apparaître. Alors que la

conscience, le vécu, est immédiat et apodictique (et dans ce sens, absolu), le Je, objet

transcendant, est comme tout objet transcendant, sujet au doute244. Le moment

d’apodicticité cartésienne du « Je pense » traduit ainsi un évènement de réflexion, dans

lequel il faut distinguer le moment apodictique de la pensée (comme conscience non

positionnelle de soi et pré-réflexive) de celui de la réflexion (conscience positionnelle de

apparition transcendante de l’Ego a un transcendantalisme idéaliste, nous semble réductrice et pas assez attentive a la description phénoménologique : en effet, tout l’effort de Sartre – qui dans La transcendance de l’Ego commence précisément l’analyse par la distinction entre le statut du droit et du fait (et ainsi de la distinction entre le transcendantalisme critique et celui phénoménologique) – est de démontrer comment le domaine de la conscience et de l’apparence, le domaine du phénoménologique, ne peut être pensée dans les termes de condition de possibilité ; le transcendantalisme kantien, n’est finalement qu’un événement de la réflexion, et en tant que tel seconde par rapport a la conscience intentionnelle (qui, par définition chez Sartre, est pré-réflexive.) Encore a ce sujet, cf. P.S. Morris, “On the transcendence of the Ego”, in : Sartre : an investigation of some major themes (Ed. S. Glynn), Averbury series in philosophy, Averbury, England 1987, pp. 1-21. 242 Tel que nous l’avons démontré dans le deuxième chapitre de la première partie de ce travail. Pour une démonstration analogue du rapport entre Sartre et Husserl au sujet du rapport entre conscience réflexive et préreflexive, Cf. encore D. Zahavi, Subjectivity and Selfhood – Investigating the First-Person Perspective, op. cit., pp. 89-96). 243 Ibid., p. 34 244 Ibid., pp. 47-48

136

soi) : « La conscience qui dit ‘je pense’ n’est pas celle qui pense »245, écrit Sartre. C’est

faute d’avoir démêlée cette confusion que le Husserl des Idéen – attaché selon Sartre pour

des raisons de système (entendre : non phénoménologiques) au primat de la conscience

thétique de soi comme particularité constitutive de la conscience – est retombé dans la

métaphysique de la substance246 :

Il est même évident que c’est pour avoir cru que « Je » et « pense » sont sur le même plan que Descartes est passé du Cogito a l’idée de substance pensante. Nous avons vu toute a l’heure que Husserl, quoi que plus subtilement, tombe au fond sous le même reproche.247

La conscience, à s’en tenir à sa définition stricte, n’implique pas la réflexivité. La

réflexion n’est qu’une des modalités que peut emprunter la conscience. Le ‘Je’ apparais

ainsi non pas comme un phénomène originaire, mais précisément comme un phénomène

dérivé, constitué. Constitution que Sartre s’évertue à décrire dans la deuxième section de

La transcendance de l’Ego.

Avant de poursuivre, notons un dernier point, qui se rattache aux questions traités

dans la première partie de ce travail autour de la centralité du temps. La critique de l’Ego 245 Ibid., p. 28 246 Rappelons que dans les Recherches logiques Husserl n’interprète pas le cogito cartésien ainsi. Ce qui, d’ailleurs, a suscitée une révision des Recherches logiques par le Husserl de 1913, comme nous avons tentés de le démontrer dans notre lecture de Husserl. 247 Ibid., p.34 ; Il faudrait réinterroger systématiquement la lecture du « Je pense » que font tant Husserl que Sartre. En effet, il n’est pas si claire que le domaine d’apodicticité du cartésianisme s’énonce a premièrement parler a travers la réflexivité du « Je pense ». La formule des Méditations implique plutôt l’affirmation immédiate d’un moi (l’ego sum), qui est un vécu immédiat du soi (et non pas d’un quelconque Ego réfléchit). Comme le démontre F. Alquié, l’« Ego sum, ego existo » de la deuxième Méditation n’est pas une déduction ou une expérience réflexive, mais l’affirmation a la première personne de l’Ego comme d’un pur vécu (Cf. F. Alquié, La découverte métaphysique de l’homme chez Descartes, PUF, Paris 1987 [1950], pp. 180-187). Descartes lui-même, dans sa réponse a Mersenne, insiste sur le caractère immédiat, non syllogistique, de l’affirmation première du cogito : « Mais quand nous apercevons que nous sommes des choses qui pensent, c’est une première notion qui n’est tirée d’aucun syllogisme ; et lorsque quelqu’un dit : Je pense donc je suis, ou j’existe, il ne conclut pas son existence de sa pensée comme par la force de quelque syllogisme, mais comme une chose connue de soi. » (R. Descartes, « Secondes Réponses a Mersenne », in : Méditations Métaphysiques touchant La Première Philosophie, Quadrige/PUF, Paris 1988, pp. 161-162). L’étude classique de G. Berger sur Husserl et Descartes (Le Cogito dans la philosophie de Husserl, Paris, Aubier, 1941), que Sartre a étudiée comme le prouve les notes dans L’Etre et le néant, ne tient que moyennement compte de cette dimension du cogito cartésien (voir en particulier le chapitre V de l’étude de Berger (« L’ego transcendantal et sa vie propre »), pp. 91-99), et ne retient donc pas la leçon qui fait l’unanimité de l’école cartésienne de Paris (M. Guéroult, F. Alquier, J. Laporte).

137

par Sartre est obligée de prendre en compte la question de l’unité de la conscience: qu’est

ce qui fait que deux consciences sont réciproquement attribuables l’une a l’autre, pour

une conscience sans Ego ? Jadis, cette fonction fut assurée par l’Ego : il assurait l’unité –

et ainsi la personnalité – des différentes consciences. Comment à présent la conscience

délivrée de l’Ego s’assure t’elle de son unité ? Pour répondre a cette question, Sartre a

encore recours a Husserl, et plus précisément a la thèse husserlienne sur le temps : la

temporalité de la conscience – la conscience comme temporalité –unifie d’elle-même les

différentes consciences, sans que cette unification n’ai recours a un pouvoir synthétique

du ‘Je’ :

C’est la conscience qui s’unifie elle-même et concrètement par un jeu d’intentionnalités ‘transversales’ qui sont des rétentions concrètes et réelles des consciences passées.248

C’est l’être-temporel de la conscience qui assure à la conscience non-égologique son

unité. Outre son intentionnalité longitudinale, la conscience intentionne

« transversalement » : toute conscience est « conscience de… », tout cogito est cogito

d’un cogitare, mais simultanément rétention de consciences passées (Sartre ne mentionne

pas ici les protentions). Rétention qui est responsable de l’unité des diverses consciences.

Sans entrer plus dans ce sujet, notons une chose particulière, qui s’avérera d’une

importance pour la suite de notre travail : même si la temporalité est mentionnée dans La

transcendance de l’Ego, Sartre n’étudie pas réellement cette redéfinition de la notion de

conscience qui résulte de l’intégration de la dimension temporelle. Dans La

transcendance de l’Ego, il se contente de renvoyer à deux reprises au Husserl des Leçons

pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, sans s’interroger plus

248 Ibid., p.23 ; Sartre renvoi a ce propos explicitement aux Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps de 1905.

138

profondément sur les implications strictement phénoménologiques de la thèse sur la

temporalité de la conscience.249 Cela, contrairement aux analyses consacrées a la

conscience non-égologique, qui occupe la majeure partie de l’ouvrage. La chose est

d’autant plus frappante que dans la partie sur la constitution de l’Ego – section II du livre

– Sartre propose une analyse minutieuse de ce qu’il appelle l’unité transcendante de

l’Ego (a partir d’une phénoménologie des états et des actions), alors qu’il ne réserve

aucune place a ce qu’il caractérise comme l’unité immanente de l’Ego, a dire « le flux de

la conscience se constituant lui-même comme unité de lui-même »250. Pourquoi le temps

n’occupe t’il pas une place dans l’analyse de la conscience non égologique de La

transcendance de l’Ego ? Laissons cette question en suspens pour l’instant. Elle nous

procurera un point d’accès, le moment venu, dans l’analyse que Levinas consacre au

temps du sujet.251

c/ Sartre au-delà de Husserl : L’Ego ou le mythe du Je-Dieu

Nous pouvons prendre quelques raccourcis dans notre analyse de la critique de Sartre de

l’Ego, car du point de vue théorique du moins, elle reprends ce que nous avons déjà vu à

l’œuvre chez Husserl. La conscience irréfléchie – même si elle n’est pas nommée ainsi

249 Ibid., p. 22 et p. 44. Pour penser jusqu’au bout la question de la temporalité dans ce texte, il faudrait être attentifs et sensible a toute la thématique (métaphysique) de la « création continuée » que Sartre attribue a la conscience spontanée dans la dernière partie de La transcendance de l’Ego. Nous reviendrons a la thématique du temps et de la question de la création continuée dans la prochaine partie de ce travail, l’ors que cette question sera posée explicitement dans la pensée du temps de Lévinas. 250 Ibid., p. 44 251 A ce propos, renvoyons aux livre de De Coorebyter, qui constate l’absence de réflexion sur le temps chez le Sartre de La transcendance de l’Ego, notant en outre que Sartre « sous estime l’audace de Zeitbewusstseins en termes de dissolution du moi », et caractérisant le texte de Husserl sur le temps comme « une saisissante préfiguration de L’Etre et le néant » (cf. V. De Coorebyter, Sartre face à la phénoménologie, op. cit. pp. 202-205). Malgré le constat de De Coorebyter sur l’absence d’analyse du temps dans ce texte, nous proposerons dans la prochaine partie de ce travail une lecture de La transcendance de l’Ego axée autour de la question de l’instant (Cf. Infra., Troisième Partie, Chap. 2, § A, b.)

139

par Husserl – a été remarqué dans la Vème Recherche des Recherches logiques, ou

Husserl insiste, dans son débat avec Natorp, sur l’absence du Je dans les actes de

consciences : le Je n’apparais jamais a la conscience en tant que tel. La question de la

réflexion comme lieu privilégié ou se réalise la liaison avec l’Ego fut elle aussi étudiée,

particulièrement dans la lecture que nous avons proposée des Idées. Mais si nous avons

fait tout ce chemin, ce n’est pas simplement pour pointer la proximité entre le Sartre

critique de l’Ego et le Husserl des Recherces Logiques – proximité dont Sartre se réclame

explicitement – mais pour nous acheminer plus loin, avec Sartre. La question que nous

désirons poser à Sartre est celle de la possibilité d’une phénoménologie qui resterait

entièrement fidèle au principe des principes de la conscience intentionnelle. Peut on

maintenir le principe de la conscience intentionnelle jusqu’au bout ? Et si oui, quelle est

la nature d’une telle phénoménologie pure ? Qu’implique-t-elle du point de vue de

l’ontologie (théorie de l’être), du point de vue de la morale (théorie de l’action) ? Autant

de questions ouvertes par La transcendance de l’Ego, et que Sartre, à sa manière, tentera

de développer, empruntant une nouvelle voie. Avec Husserl, au-delà de Husserl.

Nous suivons Sartre sur cette nouvelle voie, mais uniquement jusqu'à un certain

point. L’importance de La transcendance de l’Ego réside pour nous dans l’analyse

constitutive de l’Ego qu’il propose dans la deuxième partie de ce texte. L’analyse de

Sartre de la constitution de l’Ego a partir de la conscience pure a un double intérêt, qu’il

va falloir suivre tour a tour : 1/ elle révèle d’une part, sur le plan purement

phénoménologique, l’essence de l’Ego (car opérer une réduction phénoménologique,

c’est toujours révéler une essence), permettant ainsi de saisir 2/ le pourquoi de l’erreur

substantialiste. L’analyse de Sartre déborde ainsi déjà le programme husserlien : il ne se

140

contente pas uniquement de pointer l’inutilité de l’Ego (ce a quoi se limite la critique de

Husserl dans les Recherches logiques), mais sa nuisibilité, son mal (« L’Ego empoisonne

la conscience », écrit Sartre, ou encore : « Le Je transcendantal, c’est la mort de la

conscience »252). Répondre au pourquoi de l’erreur substantialiste sera, pour Sartre, une

préoccupation qui l’accompagnera jusque dans L’Etre et le néant, et qui annoncera le

revirement existentialiste de la phénoménologie (qui a comme fin de formuler une

éthique phénoménologique).

Commençons par constater le rôle propre de l’Ego. Pour la pensée substantialiste,

son rôle est celui de l’unification du divers : l’Ego est l’unité des états (par exemple la

paresse, la colère, l’amour…) et des actions (par exemple le jugement, le doute,

l’affirmation,…). Les états et les actions sont attribués à un Ego. Attribution originaire,

dont tout le travail de Sartre consiste à pointer l’erreur. Il faut pour cela interroger la

nature de cette unité que constitue l’Ego. Car ce pole d’unité – c’est ce que l’analyse

phénoménologique révèle – ne l’est qu’en apparence. En vérité, l’Ego n’apparaît qu’à l’

occasion de la réflexion, il fait l’objet de l’attitude réflexive. Or celle-ci n’est pas

originaire, elle est secondaire, dérivée. Le programme qui s’impose ainsi est parfaitement

claire : décrire les états et les actions (ainsi qu’une troisième catégorie, qui est en vérité

une-sous catégorie des états : les qualités) tel qu’ils apparaissent avant qu’ils ne soient

attribués a l’Ego. Les décrire tels qu’ils apparaissent a la conscience pré-réflexive.

Prenons le phénomène analysé par Sartre: l’état de haine. Cet état est l’unité

synthétique de certaines consciences, de certains Erlebnissen, tel la répulsion, le dégout,

l’aversion, l’animosité, etc. Ainsi, dire « je hais un tel », c’est opérer une synthèse

unificatrice au niveau de la réflexion, c’est unifier dans une conscience de second degré 252 J. P. Sartre, La transcendance de l’Ego, op. cit. p.43

141

des vécus immédiats de répulsion et de dégout. Or les vécus eux-mêmes ne dépendent pas

de cette unification : ils sont des données premières. Nous constatons donc que l’ordre de

la constitution est inverse de l’ordre de la réflexion : nous avons l’habitude (réflexive) de

nous représenter la haine comme un phénomène primitif duquel émanent les consciences

de répulsion. Nous attribuons les consciences à des états :

La conscience de dégout apparaît à la réflexion comme une émanation spontanée de la haine. Nous voyons ici pour la première fois cette notion d’émanation, qui est si importante chaque fois qu’il s’agit de relier les états psychiques inertes aux spontanéités de la conscience.253

La notion d’émanation traduit la relation « illogique », « magique », qui relie la

conscience de répulsion à l’état de haine. Magique, précisément parce qu’elle inverse le

rapport de constitution, comme si la haine était l’origine de la conscience de répulsion.

En vérité, le vécu de répulsion n’émane pas de l’état de haine, mais au contraire, la haine

est l’unité synthétique de toutes les consciences (immédiates) qui constituent l’état de

haine. Ainsi, exprimer sa haine, ce n’est rien d’autre que faire la synthèse de certaines

consciences constitutives de haine. Sartre répète la même phénoménologie en ce qui

concerne les actions (douter, raisonner, méditer, faire une hypothèse…) et les qualités (je

suis disposée a la haine, a la colère, a la rancune,…) : tous sont dévoilés dans leur statut

d’objets transcendant, pôles d’unités synthétiques objectivés par la réflexion et non pas

les Erlebnissen eux mêmes.

Les états et les actions sont des unités transcendantes. Or il y a une unification de

degré supérieure encore : c’est précisément celle de l’Ego. L’Ego n’unifie pas des

Erlebnissen, mais l’ensemble des actions, des états, et des qualités. Ainsi, pour Sartre,

l’Ego se révèle être une unité intentionnelle a la puissance deux : « Il est l’unité d’unités

253 Ibid., pp. 50-51

142

transcendantes et transcendant lui-même »254. Unité d’unités transcendantes – car il unifie

états actions et qualités – et transcendant lui même, car a lui seul, il est une unité

transcendante : on peut se référer au moi, dans un deuxième temps, sans avoir recours

immédiatement a quelconque qualité, état ou action. Ainsi, on retrouve avec l’Ego

l’exacte réplique de ce que la phénoménologie des états a révélée : L’Ego lui aussi est

constituée exactement a l’inverse de la manière dont la science réflexive tente de nous la

décrire :

…ce qui est premier, réellement, ce sont les consciences, a travers lesquelles se constituent les états, puis, a travers ceux-ci, l’Ego. Mais comme l’ordre est renversé par une conscience qui s’emprisonne dans le Monde pour se fuir, les consciences sont données comme émanant des états et les états comme produits par l’Ego. 255

La science réflexive nous présente l’Ego comme l’origine des états, des actions, et des

qualités, alors qu’en vérité, l’ordre de la constitution est l’exact inverse.256 Or ce qui est

singulier avec l’Ego, c’est que la science réflexive, ici, ne se contente pas de décrire son

rapport aux états, actions, et qualités comme rapport d’émanation. Ici, il s’agit de plus :

ce qui distingue l’Ego, c’est que nous le concevons comme l’auteur, comme l’initiateur,

comme l’origine créatrice, de nos états, actions, et qualités.

C’est qu’en effet le rapport de l’Ego aux qualités, états et actions n’est ni un rapport d’émanation (comme le rapport de la conscience au sentiment), ni un rapport d’actualisation (comme le rapport de la qualité a l’état). C’est un rapport de production poétique (au sens de ποιεϊν), ou, si l’on veut, de création.257

254 Ibid., p. 44 255 Ibid., p. 63 256 On peut représenter schématiquement les deux ordres (réflexion / constitution) ainsi :

Ordre de la réflexion Ego (personnel) � Etats, actions, qualités � Conscience de… Création Emanation Ordre de la constitution Conscience de…(Impersonnel) � Etats, actions, qualités � Ego personnel Synthèse unificatrice de premier degré / Synthèse unificatrice de deuxième degré 257Ibid., p. 60

143

L’Ego est aux états, qualités et actions ce qu’un créateur est par rapport à sa créature.

Mieux : comme le Créateur est face a ces créatures : « Ce mode de création est bien une

création ex nihilo »258. Et un peu plus loin, Sartre écrit : « Mais au contraire, l’Ego

maintient ses qualités par une véritable création continuée »259. Rapport de création que

Sartre résume finalement sous le terme de « spontanéité » : « L’Ego est créateur de ses

états et soutient ces qualités dans l’existence par une sorte de spontanéité

conservatrice ».260 La réflexion attribue à l’Ego une puissance créatrice dans la

spontanéité la plus total. L’Ego, autrement dit, c’est le mythe – ou l’idole – du Je-Dieu : il

est non seulement absolu, mais aussi origine absolue, créateur. Sans le nommer, c’est

l’idéalisme, et plus précisément celui de Husserl qui est visée et critiqué ici (l’idéalisme

transcendantal ayant le moi comme pole absolu). Par rapport à celui-ci, la

phénoménologie radicalisée que Sartre nous propose est iconoclaste : elle tente d’éclater

l’idéalisme husserlien, qui repose sur une analyse imprécise de l’Ego. Contrairement à

elle, la phénoménologie de Sartre nous fournit l’ordre réel, celle précisément de la

constitution. Selon cet ordre, l’Ego se révèle comme être-constituée, et non comme

créateur, « spontanéité créatrice ». Ainsi, l’Ego, en tant qu’il est objet transcendant, est

258 Ibid. 259 Ibid., p. 61 ; Notons qu’ainsi, la science réflexive conçoit L’Ego comme un petit Dieu – même si Sartre n’use pas du mot. L’erreur substantialiste est déificatrice : non seulement elle ne peut reconnaître un absolu non substantielle (tel la conscience intentionnelle de Husserl), mais elle ne peut éviter de couronner l’Ego-substance des attributs de la substance suprême, et a premièrement parler, celle de créateur. Etonnant de constater qu’une des questions fondamentales de L’Etre et le néant sera celle du désir du pour-soi d’être causa sui (cf. spécialement au chapitre sur la Valeur (Part. II, chap. III « Le pour-soi et l’être de la valeur », pp. 121-132 ; cf. aussi a ce propos I. Murdoch, Sartre – Romantic Rationalist, Vintage-Random House, U.K., 1999, chap. 5, « Value and the desire to be God »). Alors que Sartre, dans le texte de 1934, réalise déjà qu’il s’agit d’un phantasme substantialiste ! 260 Ibid., p. 61 ; Pour une autre analyse détaillée de la question de la phénoménologie et de la réflexion dans ce texte, nous renvoyons aux très belles pages de V. de Coorebyter, in : Sartre face a la phénoménologie – Autour de « l’intentionnalité » et de « La transcendance de l’Ego », « Chapitre 6 : l’aporie de la réflexion », Ousia, Brussel 2000, pp. 280-299.

144

dit passif : il est crée et non créateur. Il n’est qu’un semblant de spontanéité : « En effet,

l’Ego, étant objet, est passif. Il s’agit donc d’une pseudo-spontanéité ». 261 En revanche, la

spontanéité authentique est à chercher du coté de la conscience pré-réflexive : « La

véritable spontanéité doit être parfaitement claire : elle est ce qu’elle produit et ne peut

rien être d’autre »262. Selon Sartre, l’origine de l’erreur idéaliste repose sur un renvoi, un

transfert, une attribution illégitime, de la conscience pré-réflexive à celle réflexive :

Il s’ensuit que la conscience projette sa propre spontanéité dans l’objet Ego pour lui conférer le pouvoir créateur qui lui est absolument nécessaire. Seulement cette spontanéité, représentée et hypostasiée dans un objet, devient une spontanéité batarde et dégradée, qui conserve magiquement sa puissance créatrice tout en devenant passive. D’où l’irrationalité profonde de la notion d’Ego.263

L’Ego – objet transcendant et passif – hérite illégalement de la spontanéité de la

conscience non-réflexive, et apparaît ainsi à la conscience réflexive comme origine

créatrice.264

d/ La conscience ou la spontanéité au-delà de la liberté

A présent, il faut se poser une nouvelle question : celle de l’origine, ou plutôt, de la

raison de ce transfert phénoménologiquement illégitime. La réponse à cette question va

nous permettre une ultime interrogation de la nature de la conscience pré-réflexive. Car

selon Sartre, la nature spontanée de la conscience telle qu’elle s’apparaît a elle-même est

un moment de vertige, ou dans les termes de Sartre : d’angoisse. Contrairement a l’Ego,

celle-ci est active, elle est toute activité, et donc réellement cause de soi : « Rien ne peut

261 Ibid., p.62 262 Ibid. 263 Ibid., p. 64 264 Pour une autre lecture de la critique sartirenne de l’Ego, cf. A. Gurwitsch, « A non-egological conception of counciousness », in : Studies in phenomenology and psychology, Northwestern University Press, Evanston 1966, pp. 287-300.

145

agir sur la conscience parce qu’elle est cause de soi »265. Or – voila l’originalité de

l’analyse de Sartre – elle est une activité sans agent. La conscience est un être en acte

sans acteur – comme un petit Dieu impersonnel. La conscience n’est donc pas active :

elle est agitée par autre que soi sans pour autant être passive. Elle est en deca de l’activité

et de la passivité – ce que Sartre nomme : conscience spontanée. Conscience spontanée

qui est précisément angoisse : la conscience spontanée est moment d’angoisse parce

qu’elle est absence d’Ego. Parce qu’elle est impersonnelle. Parce qu’en elle, le moi se vit

comme étant de trop : la conscience se passe sans nous. Il ne s’agit ici ni de

déterminisme – car aucune cause n’est à l’ origine du moi – ni de volontarisme – car la

volonté suppose un agent, or la spontanéité réalise précisément une conscience sans Ego.

De quoi est-il donc question ? Sartre réponds : il s’agit, avec la conscience, d’un rapport

de création, mais qu’il ne faut pas entendre comme action, comme poiesis, mais comme

la structure même de la conscience : la conscience est un acte de création, mais dont nous

ne sommes pas les auteurs. La vie est le théâtre d’une création dont nous ne sommes pas

les auteurs. Ainsi, dans un passage ou s’accumule en une phrase l’acquis théoriques le

plus étonnant de La transcendance de l’Ego, Sartre écrit :

Nous pouvons donc formuler notre thèse : la conscience transcendantale est une spontanéité impersonnelle. Elle se détermine à l’existence à chaque instant, sans qu’on ne puisse rien concevoir avant elle. Ainsi, chaque instant de notre vie consciente nous révèle une création ex nihilo […] une existence nouvelle. Il y a quelque chose d’angoissant pour chacun de nous, a saisir ainsi sur le fait cette création inlassable d’existence dont nous ne sommes pas les créateurs.266

L’angoisse originelle, celle liée a la conscience pure, nous place en face de notre être en

trop (de l’être en trop de la personne, de l’Ego, comme le Roquentin de La nausée, qui,

265 Ibid., p. 64 266 Ibid., p. 79

146

découvrant l’Etre, se découvre de trop267). La conscience s’angoisse de la spontanéité

illimitée dont elle est le théâtre, de cette création qui émane d’elle. Et c’est précisément

pour éviter l’angoisse de cette spontanéité impersonnelle que la conscience se projette

dans l’ego – elle imagine l’ego comme un créateur. Or l’ego n’est que le masque de la

conscience impersonnelle : « son rôle, écrit Sartre, est de masquer à la conscience sa

propre spontanéité ».268

La conscience ne peut se résoudre a assister l’existence sans en être le créateur.

Elle ne peut supporter son absolu primordialité, celle qui appartient à une région en deca

de la passivité et de l’activité, en deca de la dichotomie de l’agent et de l’acte.269 D’où

l’angoisse : le fait de n’être pas l’auteur de (notre ?) (l’ ?) existence. Sartre dévoile la

dramatique de l’existence comme la dramatique de la conscience pure, de la conscience

prise au plus proche de son immédiate proximité avec le donné.

L’ascèse sartrienne cherche à retrouver la région non-contaminée par la réflexion,

a assister réellement au spectacle du monde tel qu’il se donne. A retrouver le « désir

pur », l’appel pur du monde : « Avant d’être empoisonnés mes désirs ont été purs ; c’est

le point de vue que j’ai pris sur eux qui les a empoisonnés »270. Or pour cela, il faut tirer

l’ultime conséquence : il faut libérer la conscience de la liberté. Car au bout du compte,

c’est la non-liberté de la conscience qui constitue le niveau fondamental de la conscience. 267 Voici les paroles de Roquentin : « Et moi… moi aussi j’étais de trop. Heureusement je ne le sentais pas, je le comprenais surtout, mais j’étais mal a l’aise parce que j’avais peur de le sentir (encore a présent j’en ai peur…) » (J. P. Sartre, La nausée, Gallimard, Paris 1938, p. 182). 268 Ibid., p. 81 269 Remarquons que, comme le démontre Anne Montavont, il existe dans le texte de Husserl une réflexion sur la passivité de la conscience (essentiellement dans Idées II et dans les inédits), très proche de celle de Sartre. Or, comme le démontre bien Montavont, cette réflexion se paye du prix de l’opacité de la conscience : « Cette passivité grève la transparence du moi constituant d’une opacité irréductible. L’opacité de l’origine est le prix à payer pour la transparence de l’œuvre de constitution ultérieure » (Cf. A. Montavont, De la passivité dans la phénoménologie de Husserl, PUF, Paris 1999, pp.138-139). On pourrait dire que la tentative de Sartre est de penser la passivité de la conscience tout en évitant cette « irréductible opacité ». 270 Ibid., p. 43

147

Sans confondre évidemment spontanéité et liberté. La liberté est action, c'est-à-dire une

synthèse unificatrice de consciences immédiates et non réflexives. Elle apparaît à la

réflexion comme une création de l’Ego, comme une propriété de l’Ego, mais est en vérité

constituée par des consciences, par la pure spontanéité de la conscience. Tirant toutes les

conséquences de l’analyse de la constitution de l’Ego tel que Sartre la pratique271 – il

faudrait dire que la liberté est la spontanéité en tant qu’elle est attribuée a un Je, a un

Ego : la liberté est une spontanéité personnelle. Or, nous le savons, l’Ego est objet

transcendant, et donc passif. Reste la spontanéité impersonnelle : qui angoisse. Car elle

est au-delà de la liberté. D’où la fulgurante proposition de Sartre :

La conscience s’effraie de sa propre spontanéité parce qu’elle la sent au-delà de la liberté.272

A elle seule, cette proposition constitue une anticipation de ce qui constituera le nœud le

plus compliqué de L’Etre et le néant (la distinction entre la liberté en tant que verbe et la

liberté en tant que substantif). Elle nous servira plus tard dans notre lecture critique de

l’ontologie phénoménologique de Sartre.

Pour terminer, mesurons les conséquences de la description de la conscience prise

en son état pur, de la conscience pré-réflexive. Ils ponctuent toute une dramatique de

l’existence, qui n’est pas le drame de l’en-soi libre, mais de la conscience impersonnelle.

Drame tragique : réalisant ce qu’elle est, la conscience découvre la fatalité de sa

spontanéité : « …la conscience, s’apercevant de ce qu’on pourrait appeler la fatalité de sa

271 Sartre s’en rapproche pourtant de très près dans sa description de la volonté: « De fait le Moi ne peut rien sur cette spontanéité, car la volonté est un objet qui se constitue pour et par cette spontanéité. » (Ibid., p. 79) 272 Ibid., p. 80 ; Sylvie le Bon, dans ces notes a La transcendance de l’Ego (note 73, p. 80), a beau remarquer que dans L’Etre et le néant spontanéité et liberté se rejoignent, cela ne résous pas pour autant le problème, car la notion de liberté, dans L’Etre et le néant est entendu dans un sens proprement morale. Ou du moins, c’est vers ce sens que Sartre tente de s’acheminer dans L’Etre et le néant. Nous y reviendrons dans le prochain chapitre de cette partie.

148

spontanéité, s’angoisse tout a coup »273. Possibilité extrême a laquelle arrive Sartre au

bout de son étude : j’assiste a ma vie, sans en être le sujet.274 Ou plutôt, je suis sujet en

tant que je témoigne de mon existence : je témoigne d’une existence se faisant sans

moi.275 D’où la fatalité : je ne suis pas maitre de mon destin, comme l’héros de la tragédie

grecque, soumis a la Moira. Le drame de la conscience est un drame tragique.276

Penser que nous sommes les agents de nos actes : voila l’ultime erreur. Voila ce qui

empoisonne la conscience. La conscience pure est celle qui se sait être au-delà d’elle-

même. Au-delà d’un moi, d’un Ego. Au-delà de la liberté. Sartre saura t’il rester fidèle a

cette ascèse purificatrice ? Sera-t-il capable de faire une ontologie, ou une éthique, qui

prendrait son point de départ ici ? Voici les questions qu’il faut à présent poser à Sartre.

Au Sartre de L’Etre et le néant.

273 Ibid., pp. 82-83 274 C’est pour cela qu’il sera difficile, dans L’Etre et le néant, de passer simplement de la thèse sur l’intentionnalité a la théorie de la liberté humaine, comme le suggère par exemple A. A. Verdu (Cf. A. Verdu, « Husserl’s concept of Intentionality as the starting point for Sartre’s thinking », in : Analecta Husserliana Vol. XXXVI – Husserl’s legacy in Phenomenological Philosophies (Ed. A.T. Tymieniecka), Kluwer Academic Publishers, Dordrecht 1991, pp. 331-337). Nous traiterons de ce point dans le chapitre suivant. 275 Ce qui permettra la position du “spectateur impartial” dont Sartre se réclame si souvent (ainsi, par exemple, dans les Carnets de la Drôle de Guerre, il écrit : « Je dépouille l’homme en moi pour me placer sur le terrain absolu du spectateur impartial, de l’arbitre. Ce spectateur, c’est la conscience transcendantale désincarnée, qui regarde son homme. » (Cf. J. P. Sartre, Carnets de la Drôle de Guerre, op. cit. p. 126) La pièce romanesque Erostrate, qui s’ouvre par un « Les hommes, il faut les voir d’en haut », met a sa manière en scène cette position en hauteur de la conscience par rapport a l’Homme (cf. « Erostrate », in Le mur, Gallimard-Folio, Paris 1995, pp. 79-99). Benny Levy, dans son livre sur Sartre, ouvre son étude sur une interrogation de la problématique du haut et du bas (Cf. B. Lévy, Le nom de l’Homme. Dialogue avec Sartre, Verdier, Lagrasse 1984, pp. 19-46). 276 La catégorie du tragique, même si elle n’intervient pas dans les pages de La transcendance de l’ego, est présente sous le terme de fatalité dans l’analyse de Sartre de l’imaginaire et du rêve tel qu’ils figurent dans L’imaginaire. La réalité envisagée dans le rêve, réalité de pure fascination, de pure immersion dans le monde, qui, de ce point de vue la, ressemble a la conscience pure que décrit Sartre dans La transcendance de l’Ego, est décrite comme sans liberté, comme fatal : « Ainsi, contrairement a ce qu’on pourrait croire, le monde imaginaire se donne comme un monde sans liberté : il n’est pas non plus déterminé, il est l’envers de la liberté, il est fatal. » (Sartre, L’imaginaire, Gallimard, Paris 1940, p. 219). Encore a ce sujet, cf. D. Giovannangeli, « Imaginaire, monde, liberté », in : Sartre. Désir et liberté (Dir. R. Barbaras), PUF, Paris 2005, pp. 48-57.

149

2. Conscience et liberté

Critique phénoménologique de L’Etre et le néant

L’Etre et le néant est un traité sur la subjectivité. Sartre y poursuit la recherche entreprise

dans La transcendance de l’Ego, et la développe d’une manière neuve. Le thème

essentiel de cette ouvrage étant celui de la liberté, il s’agira pour nous d’interroger la

relation entre conscience et liberté, la notion de subjectivité étant synonyme dans L’Etre

et le néant a celle de conscience pure, de conscience non positionnelle et pré-réflexive :

« Ce qu’on peut nommer proprement subjectivité, c’est la conscience (de)

conscience. »277. La question qui nous préoccupera est la suivante : comment s’articulent

l’un a l’autre la conscience entendu en son sens strictement phénoménologique (tel que

développée dans La transcendance de l’Ego) et le concept de liberté tel que développé

dans L’Etre et le néant ? Peut-on concilier la conscience comme spontanéité

impersonnelle et la théorie de la liberté ? Et si non, comment penser cette tension, cette

contradiction, dans l’œuvre de Sartre ? Cette série de questions nous plongera dans le

cœur de la pensée de L’Etre et le néant, nous permettant de saisir la pensée de la

subjectivité sartrienne dans toute sa richesse et dans toute son ambigüité.

Avant d’engager la lecture de L’Etre et le néant, il est temps de dire quelques

mots sur notre parti prix de lecture, et plus précisément sur l’absence de la référence

heideggérienne dans notre étude de Sartre. L’Etre et le néant est souvent lu à l’aune de la

pensée heideggérienne, celle d’Etre et temps en particulier. Comme nous l’indiquions

dans l’introduction a ce travail, nous pensons que ce rapprochement – pour évident qu’il 277 J. P. Sartre, L’Etre et le néant, op. cit. p. 28

150

soit, et cela du point de vue de Sartre lui même – n’est pas le seul possible. Au contraire,

installer la méditation sartrienne a l’ombre du penser heideggérien, telle serait notre

hypothèse, suscite un effet d’occultation qui empêche de voir l’autre face de l’ontologie

phénoménologique de Sartre, a savoir : l’élaboration d’une nouvelle pensée de la

subjectivité qui y est a l’œuvre, et qu’il convient, pour être jugée correctement, d’inscrire

dans la tradition phénoménologique husserlienne. Ce n’est que moyennant une telle

lecture qu’il est possible de voire ce qui est vraiment original dans le texte sartrien, et ce

qui, dans ce texte, non seulement ne suit pas Heidegger, mais s’en écarte de la manière la

plus marquée. Car s’il est vrai que, tout comme la pensée de Sartre, l’heideggerianisme

est une phénoménologie menée à son extrême278, celle-ci s’achemine vers une fin très

précise : celle de l’interrogation a neuf de la question de l’Etre (la question ontologique),

a partir d’une destruction de l’histoire de la métaphysique occidentale dont l’un des

opérateurs onto-théologiques est précisément le sujet, la subjectivité tel qu’instaurée dans

la modernité essentiellement, de Descartes a Kant et au-delà. Autrement dit, la pensée de

l’Etre suppose l’abandon de la métaphysique de la subjectivité. Le débordement de

Husserl par Sartre est pour ainsi dire diamétralement opposée a Heidegger, et ceci non

pas pour une mécompréhension de la pensée heideggérienne, mais pour des raisons de

fond: il s’agit pour Sartre de suivre le programme husserlien dans une radicalisation de

l’idée de l’intentionnalité, tel qu’une pensée positive de la subjectivité en émane. Une

pensée de la subjectivité qui n’est pas un retour naïf a l’opérateur onto-théologique

278 Pour une étude approfondie du mouvement de radicalisation de la phénoménologie husserlienne chez Heidegger, nous renvoyons au travail de J. L. Marion, qui, avec le thème de la donation, décrit dans son Réduction et donation le mouvement heideggérien comme celui d’un dépassement de la phénoménologie a partir de ces propres principes (Cf. J.L. Marion, Réduction et donation – Recherches sur Husserl, Heidegger et la phénoménologie, cf. en particulier Chapitre V : « L’être et la région », PUF, Paris 1989, pp. 211-247).

151

critiqué par Heidegger. La critique de la substantialité de l’ego cogito chez Husserl et

Sartre, et la théorie de l’intentionnalité propre à la phénoménologie tel que Sartre la

comprends et la radicalise, suffisent a elles seules pour éviter l’écueil d’une subjectivité

onto-théologique. Celle ci permet a Sartre non pas de se détourner de la pensée du sujet,

mais au contraire de le penser a neuf, tout autrement. C’est dans cet horizon qu’il nous

semble falloir inscrire Sartre.279

Il faut reconsidérer la critique heideggérienne de l’existentialisme sartrien. Celui-ci serait

né d’une mécompréhension de l’ontologie fondamentale, et serait toujours ancré dans la

métaphysique traditionnelle. Le principe de l’existentialisme, selon Heidegger

(l’existence précède l’essence), n’est qu’un inversion de catégories métaphysiques, mais

nullement leur dépassement. Ainsi, l’ontologie sartrienne, malgré le semblant de

proximité qu’elle entretient avec celle de Heidegger, serait on ne saurait etre plus loin, car

profondément ancrée dans la métaphysique oublieuse de l’Etre. Dans la Lettre sur

l’humanisme, Heidegger précise : « Sartre, par contre, formule ainsi le principe de

l’existentialisme : l’existence précède l’essence… Mais le renversement d’une

proposition métaphysique reste une proposition métaphysique. En tant que telle, cette

proposition persiste avec la métaphysique dans l’oubli de la vérité de l’Etre… Mais le 279Nous suivons ainsi, du moins dans l’idée, le chemin que A. Renaut trace dans son Sartre. Le dernier philosophe : « Sartre, mais aussi dans une certaine mesure Merleau-Ponty, écrit il, n’ont pas vu dans l’idée de l’intentionnalité le principe d’une subversion du sujet [contrairement a Heidegger (E.S.)]: bien d’avantage y ont-ils perçu de quoi remodeler la conception de la conscience dans un sens qui, approfondissant la subjectivité en termes de spontanéité, donc de liberté, invitait à recentrer la philosophie du sujet du coté du sens pratique ». (A Renaut, Sartre. Le dernier philosophe, op. cit. p. 146 ; cf. aussi, pour la lecture heideggérienne et sartrienne de l’idée d’intentionnalité, pp. 110-116 et pp. 135-146) ; comme nous l’avons démontré dans le chapitre précédent, la notion de spontanéité est complexe chez Sartre, et ne peut être entendue comme un simple synonyme de la notion de liberté, tel que Renaut le présente. La lecture de L’Etre et le néant que nous proposons pointera dans cette confusion (entre liberté et conscience) l’origine de l’ambigüité profonde dont se nourrit le texte de Sartre. Cf. encore pour l’interprétation heideggérienne de l’idée de l’intentionnalité V. De Coorebyter, Sartre face à la phénoménologie – Autour de « l’intentionnalité » et de « La transcendance de l’Ego », Ousia, Bruxelles 2000, pp.70-83

152

principe premier de l’’existentialisme’ n’a pas le moindre point commun avec la phrase

de Sein und Zeit… ».280 Heidegger a sans doute raison de juger la philosophie sartrienne

comme incapable de rejoindre la pensée de l’Etre. Or cette critique serait pertinente si tel

avait été le projet sartrien. Il n’en est évidemment pas ainsi, ce que Heidegger feint de

rappeler. Ne lisant tout qu’à travers les lentilles de la question de l’Etre et de la critique

de la métaphysique comme onto-théologie, Heidegger se révèle incapable de déchiffrer,

chez Sartre, un projet positif qui ne rentre pas dans les catégories de l’ontologie

fondamentale. Critiquant l’inversion sartrienne de l’essence et de l’existence (la fameuse

déclaration sartrienne selon laquelle « l’existence précède l’essence »), et l’inscrivant

malgré tout dans l’histoire de la métaphysique occidentale comme onto-théologie,

Heidegger semble manquer ce qu’il y a de réellement originale dans la démarche de

Sartre, a savoir : l’essai de formuler une pensée de la subjectivité a partir des prémisses

phénoménologiques qui, en tant que telles, s’écartent (a condition d’être fidèle au

principe de l’intentionnalité) de la métaphysique traditionnelle (interprétant le sujet

comme substance, etc.). Loin d’être un malentendu, c’est à l’ origine que se séparent la

pensée de Heidegger de celle de Sartre. L’origine étant Husserl.281

280 M. Heidegger, « Lettre sur l’Humanisme » (trad. R. Munier), in : Questions III-IV, Tel-Gallimard, Paris 1990, p.85-86 281 Cf. le premier chapitre de cette partie pour la critique du substantialisme de la conscience chez Husserl et Sartre ; En ce qui concerne le point de départ husserlien, tant Sartre que Heidegger, dans leur interprétation de Husserl, proposent une relecture du thème de l’intentionnalité. Nous avons suivi de près la lecture sartrienne, qui aboutissait a une critique de l’Ego husserlien, tout en tentant de maintenir la consistance propre de la conscience intentionnelle. Heidegger, dans Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie (trad. J.-F. Courtine, Gallimard, Paris 1985), enracine a son tour sa lecture de Husserl dans une révision de l’idée de l’intentionnalité : « Nous devons dire cependant, écrit Heidegger, qu’il s’en faut de beaucoup que ce phénomène énigmatique qu’est l’intentionnalité soit aujourd’hui conçu de manière philosophiquement satisfaisante. Notre recherche doit s’attacher précisément a apercevoir plus clairement ce phénomène. » (ibid., p. 82). Pour Heidegger, il sera question dans ce texte d’une critique phénoménologique de la notion d’intentionnalité, qu’il interrogera à l’aune de la question du surgissement du phénomène comme tel. Surgissement qui, selon Heidegger, n’est conçue chez Husserl qu’à partir d’une philosophie du sujet et de la constitution des objets dans des actes de consciences. La lecture de Sartre et celle de Heidegger s’originent ainsi tout deux dans une ré-interrogation de la notion d’intentionnalité, or ils

153

Ainsi, s’il fallait se risquer a une hypothèse, nous dirions, sans investir la

problématique des influences trop loin, que l’influence heideggérienne tel qu’elle se

déploie de fait dans L’Etre et le néant, éloigne Sartre d’une authentique phénoménologie

plus qu’elle ne le rapproche. Car de La transcendance de l’Ego – intacte au niveau de

l’influence de Heidegger – à L’Etre et le néant, on assiste à un relâchement de l’attention

phénoménologique de la part de Sartre. C’est ce que nous tenterons de démontrer dans le

chapitre qui suit.

A. Le sens phénoménologique de la liberté du pour-soi : la conscience comme néantisation

Le concept de néant permet d’interroger l’articulation de la conscience et de la liberté

telle qu’elle se déploie dans L’Etre et le néant. Comme point de départ pour penser le

néant, Sartre propose une phénoménologie de l’attitude interrogative. Pratique première,

l’attitude interrogative est une manière de s’adresser à l’être, elle est un rapport premier

au monde. Dans l’attitude interrogative, « j’interroge l’être sur ces pratiques d’être ou sur

son être ».282 Or l’attitude interrogative est avant tout une attitude d’attente : j’attends que

l’être se dévoile (par exemple, que le cube dévoile sa face cachée, que Jean apparaisse au

rendez-vous, que Jacques réponde au téléphone…). Attente qui est déjà anticipation :

interroger le monde, c’est s’attendre a quelque chose, attendre que quelque chose de

précis arrive, tout en projetant différentes possibilités, et tout en espérant que certaines se

réalisent. Conscience d’attente qui est tout autant conscience de la possibilité de

auront des conséquences diamétralement opposées: alors que Heidegger l’inclinera vers une révision radicale de la phénoménologie et de son enracinement dans une subjectivité constituante, Sartre tentera de penser un autre mode d’être soi, dans un approfondissement des prémisses de la phénoménologie elle-même. 282 J. P. Sartre, L’Etre et le néant, op. cit. , p. 39

154

l’irréalisation : l’attente, par définition, peut être déçue. L’attitude interrogative révèle

ainsi de suite le fait primordial, a savoir : autant il y a d’être, autant il y a de non-être, de

néant (le non-être étant entendu précisément comme l’absence de réalisation co-présent a

la possible réalisation dans l’attente). Le rapport interrogative est fait de cette bipolarité :

il y a interrogation dans la mesure où le néant a autant lieu d’être que l’être : « C’est la

possibilité permanente du non être, hors de nous et en nous, qui conditionne nos

questions sur l’être. », écrit Sartre. D’où la conclusion : « Nous sommes environnés de

néant »283.

Ainsi se fait jour cette « nouvelle composante du réel qu’est le non être »284. Or

quelle est l’origine du néant, ou plutôt, son originarité, sa primordialité dans l’économie

de l’être ? Le néant surgit-il a l’occasion d’une pratique de négation précise – celle de

jugement, de doute, ou d’interrogation – ou bien est il une composante essentielle du réel

en tant qu’il apparaît. Qu’est ce qui précède, la pratique de néantisation, ou le néant lui-

même, pour ainsi dire ? C’est la question de Sartre :

La question peut se poser en ces termes : la négation comme structure de la proposition judicative est elle à l’ origine du néant – ou au contraire, est ce le néant, comme structure du réel, qui est l’origine et le fondement de la négation ?285

Pour répondre a cette question, il faut analyser l’acte interrogatif lui-même. Celle-ci nous

révèle la chose suivant : dans mon attitude questionnant, je n’opère pas un acte judicatif

qui consisterait à comparer le résultat prévu à celui obtenu. Le non être existe déjà dans

le simple fait de l’attente, qui est de l’essence du questionnement : « C’est parce que je

m’attends à trouver quinze cent franc que je n’en trouve que treize cent »286. Ou pour le

283 Ibid., p. 39 284 Ibid., p. 40 285 Ibid., p. 41 286 Ibid.

155

dire dans un langage plus technique, l’attente ou se dévoile le non-être fait partie non pas

de l’attitude judicative mais est de l’ordre de l’anticipation protentionelle liée a la

conscience en tant qu’elle est temporelle. Toute « conscience de… » est tendue vers un

avant et anticipe soit une réalisation de l’attente soit sa déception. Ce que déjà, dans

Expérience et jugement, Husserl nommait « intentions d’attente »287. Le néant est donc un

« évènement originel et inéluctable »288 qui surgit dans le rapport de la conscience à

l’être. C’est le néant qui est l’origine des pratiques de négation.

Or cette réponse suscite immédiatement une nouvelle question : celle de l’origine

du néant. Le paragraphe 5 de la première partie de L’Etre et le néant, – paragraphe clef

de l’œuvre, s’intitulant « L’origine du néant » – tente d’établir ce point. Il va de soi, pour

Sartre, que le néant n’a pas de place dans l’être-en-soi : celui-ci est pleine positivité,

pleine présence. Il ne peut non plus provenir, comme le pense le Heidegger de Qu’est ce

que la métaphysique, du néant lui-même : selon une logique propre a Sartre le néant ne

peut lui-même se néantiser, car « pour se néantiser, il faut être, or le néant n’est pas. »289

Quel est donc l’être par lequel le néant vient aux choses ? Réponse de Sartre : l’homme.

« L’homme est l’être par qui le néant vient au monde. »290

Vu l’obscurité de la notion (homme), cette proposition invite immédiatement une autre

question : « Que doit être l’homme en son être pour que par lui le néant vienne à

287 E. Husserl, Expérience et Jugement, op. cit. p. 102, [93] ; nous reviendrons plus tard sur la proximité entre la théorie du néant de Sartre et celle du Husserl de Expérience et Jugement. 288 J.-P. Sartre, L’Etre et le néant, op. cit. p. 46 289 Ibid, p. 57; a propos du débat entre Sartre et Heidegger autour de la question du néant, cf. J.S. Catalano, A commentary of J.-P. Sartre’s Being and Nothingness, University of Chicago Press (Midway Reprint), Chicago 1980, pp. 61-77. 290 Ibid., p. 59

156

l’être ? »291 Et Sartre de répondre : l’homme doit être liberté pour que par lui le néant

vienne à l’être.

Cette possibilité pour la réalité humaine de sécréter un néant qui l’isole, Descartes, après les stoïciens, lui ont donné un nom : c’est la liberté. 292

La liberté, c’est la possibilité pour la réalité humaine de se mettre hors circuit par rapport

à un existant. De ne pas être de l’être (entendu selon sa double tournure, génitif objectif-

génitif subjectif). De s’écarter de l’être. Dans ce sens, le pour-soi – c'est-à-dire l’homme,

contrairement à la Chose, l’en-soi – est libre.

Nous tenons ici une première définition de la liberté : ce par quoi le néant vient a

l’être, est de l’être. Définition qui nous permet d’établir le point suivant : le concept de

liberté tel qu’il apparaît dans L’Etre et le néant n’est pas un concept pratique, éthique,

mais une catégorie fondamentale de l’ontologie phénoménologique : s’est à travers la

liberté que se dévoile le monde comme phénomène. Or ce qui nous intéresse est la chose

suivante : Sartre investit le terme de liberté d’un sens tout à fait nouveau : non plus

pratico-éthique, mais théoretico-phénoménologique. Cette opération suscitera néanmoins

une ambigüité dans l’écriture de Sartre, qu’il faut surveiller de très près : le terme de

liberté désigne tantôt la conscience immédiate et pré-réflexive (le pour-soi comme

liberté), tantôt une subjectivité douée de liberté (et déjà constituée). La question qu’il faut

poser est la suivante : quel est le rapport entre la première acception de la notion de

liberté et la deuxième ? Comment Sartre passe t’il d’une définition de la conscience

comme liberté, a la conscience comme « libre » ? Et ultimement, est-il possible de

maintenir à la foi les deux acceptions ? La définition strictement phénoménologique de la

291 Ibid. 292 Ibid.

157

conscience s’articule t’elle a sa définition « éthique » ? Toute l’intrigue de L’Etre et le

néant concernant la subjectivité se dessine à travers ces questions.293

B. Phénoménologie et éthique : entre conscience libre et conscience comme liberté

Explicitons à l’aide d’un passage de Sartre la problématique qui nous intéresse. La

première occurrence du terme de liberté dans L’Etre et le néant, est celle que nous venons

de citer. Sartre y écrit : « Cette possibilité pour la réalité humaine de sécréter un

néant… ». On remarque comment le langage ici est problématique, du moins à le

comparer à tout l’effort descriptif de Sartre dans la Transcendance de l’Ego, mais aussi

dans les premières pages de L’Etre et le néant. Le néant, ou la liberté, dont il fut question

jusqu'à présent ne se dit pas en termes de possibilité (elle n’est pas une possibilité de la

réalité humaine) ; elle est une structure inhérente de la conscience, ou du pour-soi.294

Toute l’ambiguïté de L’Etre et le néant se résume à cette confusion. Pour l’étudier, il va

falloir nous pencher de près sur le rapport entre la conscience non positionnelle de soi

293 Les analyses, remarquables d’autre part, de Francis Jeanson, restent insensibles a la distinction a l’œuvre dans le texte de Sartre entre la notion de liberté entendu comme propriété inhérente de la conscience, et la liberté entendu dans son sens morale (un agent libre). Cette distinction, qui nous semble fondamentale et que nous tentons d’élucider dans notre lecture de L’Etre et le néant, nous sépare presque sur chaque point des analyses et des conclusions de Jeanson (Cf. F. Jeanson, Le problème moral et la pensée de Sartre, Seuil, Paris 1965). 294 Notons en outre cet autre symptôme : après avoir critiquée le substantialisme de Descartes, tant dans La Transcendance de l’Ego que dans la préface à L’Etre et le néant, Sartre désigne dans la pensée cartésienne l’origine – « après les stoïciens » – de la notion de liberté (Cf. L’Etre et le néant, p. 59). Ce repère historique – qui fait l’impasse de tout ce que la liberté cartésienne implique de métaphysique (volonté libre, rapport entre les facultés, relation du cogito en tant que volonté infini et cogito en tant qu’entendement fini…) – doit être lu à la lumière de son texte sur la liberté cartésienne. Dans ce texte, la liberté est entendu avant tout comme la liberté divine, celle infinie dans le sens qu’elle n’est pas soumise aux vérités éternelles, mais les crée. La liberté divine sera interprétée ensuite par Sartre comme une hypostase de la liberté humaine, celle de Descartes notamment (Cf. « La liberté cartésienne », in : Situations I – essais critiques, Gallimard, Paris 1947, pp. 289-308). Ce recours à Descartes pour la question de la liberté est constant chez Sartre. A ce propos, cf. N. Grimaldin, « Sartre et la liberté cartésienne », in : Revue de Métaphysique et de Morale – Philosophie et réception (I). Descartes en phénoménologie (Vol 92, no. 1), Puf, Paris 1987, pp. 67-88.

158

(conscience non réflexive et anonyme), et la conscience « libre » telle que formulé dans

L’Etre et le néant.

A/ Le pour-soi comme liberté

La première description que donne Sartre de la liberté est rigoureuse :

L’homme n’est point d’abord pour être libre ensuite, mais il n’y a pas de différence entre l’être de l’homme et son ‘être libre’.295

La liberté n’est pas une qualité, ni même un attribut, qui s’ajoute a l’essence de l’homme.

Elle est impossible a distinguer de l’être de la réalité-humaine. Il ne serait pas exacte de

dire que l’homme est libre, mais plutôt, qu’il est (dans son être) liberté. Dire que le pour-

soi est liberté, c’est dire que dans son attitude primordiale au monde, il est pratique de

néantisation. Néantisation qui tient – nous l’avons vu – à la nature même de la conscience

intentionnelle. Remarquons que jusqu’ici, nous n’avons pas quitté le terrain de la

phénoménologie. Il s’agit de la substitution, mot pour mot, d’un terme pour un autre :

celui de liberté pour celui d’intentionnalité. Exactement comme la notion de pour-soi

remplacera celle de conscience pure (pré-réflexive) tel que développée dans La

transcendance de l’Ego. Or dans cette substitution « existentialiste », Sartre gagne au

moins sur un plan : il annule la charge pratique de la notion de liberté. En parlant du

pour-soi comme liberté, il n’est plus question d’attribuer une liberté à un agent qui aurait

à décider de ces actions, mais c’est du rapport même de l’homme au monde qu’il est

question.

Une lecture de L’Etre et le néant s’impose à partir du clivage phénoménologique

que La transcendance de l’Ego met en place (l’acception nouvelle de la notion de

295 J. P. Sartre, L’Etre et le néant, op. cit. p. 60

159

liberté). Toutes les notions clefs de l’ontologie phénoménologique – la possibilité, la

valeur, la temporalité, le pour-autrui, le corps, la volonté,… – devraient faire l’objet

d’une réévaluation phénoménologique, a l’aune de cette entente originale de la notion de

liberté. Qu’en est-il du sens des notions fondamentaux de l’ontologie phénoménologique,

si la notion de liberté n’est plus une qualité qui décrit l’action du sujet, mais le rapport

même du sujet au monde ? Cette question nous permettra d’y voire plus clair dans L’Etre

et le néant, et plus spécifiquement, elle nous permettra de traquer le moment exacte ou

Sartre réintroduit, contre toute logique phénoménologique et contrairement a sa propre

définition de l’intentionnalité, le moi dans la conscience. Pour pointer ce moment, nous

proposons d’interroger deux notions clef de L’Etre et le néant, notamment : la valeur et le

possible.

Notons avant tout la chose suivante : malgré l’ambigüité qui traverse tout L’Etre

et le néant, Sartre est très prudent dans l’usage qu’il fait de la notion de liberté, ainsi que

des autres termes clef de son livre. Dans un premier temps du moins, les notions le plus

chargés sont traités de manière purement phénoménologique (entendons : respectant

l’originarité d’une conscience préréflexive et impersonnelle), au détriment de leur poids

éthique. Dans la deuxième partie de L’Etre et le néant (L’être pour-soi), tant la théorie de

la possibilité que celle de la valeur ne sont pas des théories de l’action, mais des

descriptions phénoménologiques de la réalité humaine. Le troisième chapitre de la

deuxième partie de L’Etre et le néant – « Le pour-soi et l’être de la valeur » – en propose

un exemple frappant. Il aura de quoi surprendre une certaine doxa sartrienne, qui

s’imagine, un peu a la mode nietzschéenne, que les notions de valeur et de possible chez

Sartre renvoient avant tout a des thèmes pratiques (l’homme invente ces valeurs, il est

160

maitre de ces possibles). En vérité – du moins dans un premier temps – il en est tout

autrement : la valeur n’est pas décrite ici comme posée par le moi, ni comme le fruit d’un

choix du pour-soi. S’il en était ainsi, il faudrait concevoir un Je (libre) qui concevrait une

valeur (par exemple, l’humanisme, ou l’interdit de polluer la planète, ou de marcher sur

la pelouse), ce qui irait a l’encontre de la théorie phénoménologique de la liberté (le moi

comme liberté, non comme être libre), et installerait un Ego au sein de la conscience. Or

il n’en est pas ainsi pour Sartre : la valeur n’est pas posée par le moi, la liberté n’est pas

créatrice de valeurs, mais, d’une manière bien plus complexe, elle est im-posée a moi (ou

dans le langage de Sartre : elle hante le pour-soi). Il s’agit, entre la valeur et le pour-soi,

d’un rapport de consubstantialité :

La valeur dans son surgissement originel n’est point posée par le pour-soi : elle lui est consubstantielle – au point qu’il n’y à point de conscience qui ne soit hantée par sa valeur et que la réalité humaine au sens large enveloppe le pour-soi et la valeur. 296

La valeur décrit une dimension du rapport originel du pour-soi (préréflexif et non

thétique) au monde. Le monde n’est pas uniquement monde d’objets, il est monde de

valeurs. Les valeurs ne sont pas des choses parmi les choses, mais comme une qualité

immanente à mon rapport au monde. Ainsi, par exemple, le soi assouvi est une valeur qui

apparaît avec le verre d’eau, car il est un manque concret dont le pour-soi est conscience

d’être, sans que pourtant la valeur soit thétiquement posée, connue : « La valeur n’est

donc point connue à ce stade […] elle est seulement donnée avec la translucidité non

thétique du pour-soi qui se fait être comme conscience d’être […] présente et hors

d’atteinte, vécue simplement comme le sens concret de ce manque qui fait mon être

296 Ibid., p. 131

161

présent ».297 D’autre part, la valeur peut devenir objet de mon regard, il peut devenir

l’objet d’une thèse, mais a condition de quitter le terrain du préréflexif (c'est-à-dire de la

conscience pure), et d’interroger réflexivement les vécues : ce qui suppose, selon Husserl

que Sartre reprends entièrement sur ce point, une altération fondamentale de l’Erlebnis

(« Husserl lui-même avoue que le fait d’ « être vue » entraine pour chaque Erlebnis une

modification totale »298). Ce n’est qu’a cette condition – c'est-à-dire, lors ce que la valeur

est hypostasiée dans la sphère réflexive – qu’intervient la charge éthique de la valeur.

Mais celle-ci – comme tous les concepts de la conscience réflexive – n’est désormais plus

pure. Elle ne peut être considérée que comme une notion dérivée (c'est-à-dire, selon la

logique de L’Etre et le néant, une notion de mauvaise foi). C’est pourquoi le passage du

non thétique au thétique signe l’entrée en jeu de la sphère morale :

La conscience réflexive, en effet, pose l’Erlebnis réfléchie dans sa nature de manque et dégage du même coup la valeur comme le sens hors d’atteinte de ce qui est manqué. Ainsi, la conscience réflexive peut elle être dite, a proprement parlé, conscience morale puisqu’elle ne peut surgir sans dévoiler du même coup les valeurs.299

La conscience réflexive est dite conscience « morale ». Non celle préréflexive. La

conscience pure entretient un autre rapport avec la valeur : rapport de consubstantialité.

La valeur décrit le rapport du pour-soi au monde en tant que le monde est d’emblée vécu

comme manque, comme ce vers quoi tends la conscience. C’est dans ce sens que Sartre

297 Ibid. 298 Ibid., p. 110 299 Ibid, p. 131 ; Sartre n’annule pas l’idée d’une « valeur morale » qui ne soit pas une projection réflexive et impure de la notion authentique de valeur. Or celle-ci n’est pas à trouver dans la sphère du pour-soi, mais dans celle du pour-autrui : « dans ce surgissement du pour-autrui, la valeur est donnée comme dans le surgissement du pour-soi, encore que sur un mode d’être différent. » (Ibid., p. 134). Toute la troisième partie de L’Etre et le néant interrogera le sens du pour autrui dans cette optique la (échouant en fin de compte d’en extraire une morale). Nous y reviendrons dans le prochain chapitre de cette partie.

162

peut dire que la valeur « hante la liberté »300. Non pas en vertu d’un quelconque intérêt

morale, mais en tant que constitutive de la conscience non thétique.301

Il en est de même pour la notion de possible (chap. IV de la IIème partie) : la

possibilité chez Sartre n’est pas une faculté du pour-soi, une propriété d’un sujet déjà la,

mais comme un trait constitutif de l’être même du pour-soi :

Le possible est une absence constitutive de son propre néant. Le possible est une absence constitutive de la conscience en tant qu’elle se fait elle-même.302 …être sa propre possibilité […] c’est se définir par cette partie de soi même qu’on n’est pas, c’est se définir comme échappement à soi vers…303

Le verre d’eau, ou plutôt : le soi buvant du verre d’eau, est un possible en tant que le

pour-soi est dans un rapport immédiat et anticipateur de l’absence – la conscience de soif

par exemple – qui constitue à présent son être pour-soi. Il n’est pas question ici d’un

possible que le moi aurait a assumer après l’avoir contemplé et jugé. Le possible n’est pas

a proprement parler en face de la conscience, la conscience ne le considère pas comme

possible (acte de réflexion) ; la conscience est a proprement parler cette possibilité. La

conscience est vécue non pas comme ayant des possibilités, mais comme étant ces

possibilités. Toute la partie ou Sartre traite de la notion de possible tends à mettre en

place cette notion particulière de possible, non pas comme une faculté pratique de

l’homme, mais comme une dimension de la conscience pure, du pour-soi.

300 Ibid., p.130 301 Contrairement à certains commentateurs (Renaut, Jeanson), nous pensons que c’est à ce niveau qu’il faut surveiller la phénoménologie de Sartre. On ne peut, comme le fait par exemple J. Simont (cf. « Sartrean ethics », in : The Cambridge compagnon to Sartre, op. cit. pp. 179-181), considérer la notion de valeur comme indiquant tant le manque primordial de la conscience que l’intérêt morale d’une conscience réflexive sans marquer la différence entre les deux notions. D’autres parts, on remarquera a quel point Sartre se rapproche ici intimement de Husserl: la liberté hanté par la valeur fais écho a la description de la conscience intentionnelle tendue vers ces objets, et qu’en tant que conscience temporelle elle anticipe de manière non thétique. 302 J.P. Sartre, L’Etre et le néant, op. cit. pp.137-138 303 Ibid., p. 137

163

Sartre, très conscient de la fine limite qui sépare la description phénoménologique en

phase avec le principe de la conscience non positionnelle et impersonnelle (La

transcendance de l’Ego), et l’acception « morale » qui implique un moi (objet

transcendant de la conscience réflexive), maintient dans un premier moment l’ordre de la

rigueur phénoménologique : il ne confond pas le pour-soi comme liberté et le pour-soi

libre. Or dans un deuxième temps, L’Etre et le néant passera à la deuxième définition de

la liberté, pratique précisément, non phénoménologique. Avant de passer à cette

deuxième phase, revenons un instant à Husserl, et plus précisément à la proximité entre

L’Etre et le néant ou Sartre établit la primordialité du néant, et les analyses husserlienne

du même thème. Nous y avons fait allusion plus haut, mais il est à présent temps

d’évoquer la description husserlienne plus en longueur. Elle circonscrira le cadre

purement phénoménologique du débat.

Dans Expérience et Jugement, texte éditée par Landgrebe en 1938, mais qui fut

immédiatement interdit de vente suite à l’annexion de la Tchechoslovakie par les

allemands, et dont Sartre ne pouvait donc avoir connaissance lors de la rédaction de

L’Etre et le néant, Husserl traite de la conscience comme néantisation. Il faut reconnaître

dans ce texte, et non pas dans le thème des « intentions vides » que Sartre critique304, la

proximité la plus intime entre le texte husserlien et la pensée de Sartre. Il y est question

du néant, et plus précisément, comme l’intitulée du § 21-a l’indique, de son origine

(« L’origine de la négation »). Apres avoir proposé une phénoménologie de l’intérêt305,

Husserl propose une description des « intentions d’attente ». Ceux-ci peuvent être soit

304 Ibid., pp. 61-62 305 E. Husserl, Expérience et jugement, op. cit. § 19, § 20, pp. 95-101 [86-93]

164

satisfaits, soit empêchés. L’attente, par définition, peut être déçue, écrit Husserl.

Déception qui correspond a un changement de sens dans la perception toute entière, car

celle-ci, sur le mode de l’attente, avait anticipé prototienellement ce au sujet de quoi la

déception s’est faite : «…le sens de la perception se change non seulement dans l’instant

ou est acquise cette extension de la perception, mais la modification noématique rayonne

sous la forme d’un biffage rétrospectif à travers la sphère rétentionnelle et modifie

l’effectuation du sens qui s’enracine dans les phases antérieures de la perception ».306 La

déception d’attente affecte la conscience en ce que, par essence, elle est protentionelle. La

négation, la néantisation, est ici pour Husserl une propriété de la conscience

intentionnelle, avant que d’être un acte de jugement prédicatif. C’est pourquoi la

néantisation appartient a ce qu’il nomme la sphère anté-prédicative de la conscience :

On a décrit le phénomène originaire de la négation, de la néantisation, ou de la ‘suppression’ de ‘l’autrement’. Une telle analyse faite à partir d’un exemple de perception externe, vaut en même façon pour toute autre conscience visant des objets qu’elle pose (conscience positionnelle) et pour ces objets. Il apparaît donc que la négation n’est pas au premier chef l’affaire de l’acte de jugement prédicatif, mais que dans sa forme originaire elle intervient déjà dans la sphère antéprédicative de l’expérience réceptive.307

A la question de l’origine du néant, Husserl réponds dans des termes analogues à ceux de

Sartre dans L’Etre et le néant. Il y va ici d’une singulière rencontre entre ces deux

phénoménologies, et particulièrement en ce qui concerne la question qui nous importe, a

dire, celle de la relation entre conscience et soi, entre le pour-soi et l’Ego.308 La

description phénoménologique – tant de Sartre que de Husserl – révèle la chose suivante :

la néantisation est une propriété inhérence de la conscience. Sartre la nomme « liberté »,

306 Ibid., § 21, p. 105 [96] 307 Ibid., § 21, p. 105 [97] 308 Contrairement a G. Wormser (« L’Etre et le néant et la phénoménologie des valeurs », in : Sartre et la phénoménologie (dir : J.-M. Mouille), Ed. ENS, Paris 2001, pp. 297-322) qui ancre la proximité entre Sartre et Husserl dans les textes husserliens qui traitent de la morale, ou de la conscience axiologique, c’est dans la théorie de la conscience qu’il faut selon nous reconnaître cette proximité, vu l’importance de la structure de l’attente et de la dimension de néant qui y est inclut.

165

en vérité elle traduit la structure intime de la conscience, sans que cela n’implique en

aucun cas quelque dimension pratique du pour-soi. Autrement dit, comprendre la notion

de liberté dans le cadre de la conscience pré-prédicative ou pré-réflexive, c’est soit en

altérer radicalement le sens (faire de la liberté une catégorie de la conscience elle même,

et non une faculté pratique) , soit l’abandonner. Sartre, nous l’avons vu, opte pour la

première solution.309 Du moins dans un premier temps.

b/ Débordement : le circuit de l’ipséité

Au chapitre V de la deuxième partie de L’Etre et le néant, l’écriture de Sartre s’infléchit,

anticipant sur ce qui deviendra par la suite un symptôme constant du livre, a savoir, la

substitution de l’acception phénoménologique de la notion de liberté, a celle morale. Le

chapitre V s’intitule : « Le moi et le circuit de l’ipséité ». Dialoguant avec La

transcendance de l’Ego, Sartre opère une modification, qui marquera toute la distance

entre le Sartre strictement phénoménologue, et celui de L’Etre et le néant : il y pose la

conscience comme personnalité. Changement lourd de conséquences, qu’on va tenter

d’analyser et de mesurer attentivement.

Apres avoir repris systématiquement les résultats de La transcendance de l’ego

(description de la source de l’Ego dans la réflexion d’une conscience a l’origine

préréflexive), Sartre conclut : « Ainsi, l’Ego apparaît a la conscience comme un en-soi

transcendant, comme un existant du monde humain, non comme de la conscience »310. Or

309 Cette proximité entre Sartre et Husserl peut constituer le point de départ d’une critique de la lecture sartrienne de Husserl, qui, contrairement a ce qu’en dit Sartre, interroge la question de la conscience dans ces aspects d’attente et de néantisation, ou de potentialités. Pour une telle approche critique, cf. R. Barbaras, « Désir et manque dans L’Etre et le néant : le désir manqué », in : Sartre. Désir et liberté (dir. R. Barbaras), PUF, Paris 2005, pp. 113-140. 310 Ibid., p.140

166

contrairement aux résultats du texte de 1934, Sartre ne prête plus à la conscience

l’impersonnalité que les descriptions du texte de jeunesse lui prêtaient :

Mais il ne faudrait pas conclure que le pour-soi est une pure et simple contemplation « impersonnelle ». Simplement, loin que l’Ego soit le pole personnalisant d’une conscience qui, sans lui, demeurerait au stade impersonnel, c’est au contraire la conscience dans son ipséité fondamentale qui permet l’apparition de l’Ego, dans certaines conditions, comme le phénomène transcendant de cette ipséité.311 Notons que déjà dans La transcendance de l’ego la conscience était déjà la cause

de l’apparition de l’Ego (projection de la conscience comme spontanéité impersonnelle).

Or dans le texte de 1934, l’Ego était un refuge ou se planquait la conscience préréflexive,

en tant que telle impersonnelle. A présent, l’Ego est le reflet de l’« ipséité fondamentale »

de la conscience. Sartre poursuit :

Ainsi, des qu’elle surgit, la conscience, par le pur mouvement néantisant de la conscience, se fait personnelle : car ce qui confère a un être l’existence personnelle, ce n’est pas la possession d’un Ego – qui n’est que le signe de la personnalité – mais c’est le fait d’exister pour soi comme présence a soi.312

Ce n’est plus l’acte réflexif qui produit du personnel, a présent, c’est la conscience

comme présence a soi qui est personnelle. Pour le Sartre de L’Etre et le néant, la

réflexion, l’acte même de la réflexion, révèle l’origine du pour-soi – ou de la conscience

– comme personnalité. Remarquons une fois de plus le déplacement : la conscience est

dite ici personnelle dans l’acte même de la réflexion. La conscience ne produit pas du

personnel – sous la forme d’un Ego – pour échapper à l’angoisse tragique. En elle-même,

elle est personnelle. Retournement étonnant, d’autant plus que Sartre ne propose aucune

phénoménologie concrète pour justifier la thèse.313 Et qui est donc contredit par tout

311 Ibid., p.140 312 J.-P. Sartre, L’Etre et le néant, op. cit. p. 140. 313 A. Flajoliet, tentant de justifier ce geste de Sartre, écrit : « La présence (a) soi est pour-soi et par ce fait personnelle, en ceci qu’il y a une ‘raison du mouvement infini par quoi le reflet renvoie au reflétant et celui-ci au reflet’ (J.-P. Sartre, L’Etre et le néant, op. cit. p. 148). » (E. Flajoliet, « Ipséité et temporalité (l’ontologie phénoménologique de l’ipsé) », in : Sartre. Désir et Liberté (dir. R. Barbaras), PUF, Paris

167

l’effort phénoménologique de La transcendance de l’Ego : ce texte nous enseigne que la

conscience, pour être personnelle, doit être, dans l’acte de la réflexion, positionnelle de

soi. Or il n’en est pas ainsi : l’acte de réflexion, en tant qu’acte, est, comme tout acte, le

fait d’une conscience non positionnelle de soi et préréflexive qui, dans un deuxième

temps, peut opérer une réflexion sur cet acte. Il est donc impossible de penser la

conscience de conscience, la conscience pure, comme origine positive de la personnalité,

comme ipséité. La transcendance de l’Ego prouve ainsi l’impossibilité d’une telle ipséité

originelle, attribuant tout désir de personnalité a l’angoisse que vit la conscience en tant

qu’impersonnelle. L’Ego couvre dans La transcendance de l’Ego l’angoisse tragique, il

la masquait. Mascarade qui, Sylvie le Bon le note dans son édition de La transcendance

de l’Ego, renvoi immédiatement aux pratiques de mauvaise foi décrite par le Sartre de

L’Etre et le néant.314 On pourrait multiplier les descriptions pour démontrer l’incohérence

sur ce point de la phénoménologie de L’Etre et le néant. En se servant a premièrement

parler des descriptions de Sartre lui-même, l’ors ce qu’il décrit la conscience préréflexive

dans la Transcendance de l’Ego.

Dans L’Etre et le néant, Sartre pointe l’ipséité au sein de la conscience, il

réintroduit le personnel au sein de la conscience pure : « Et c’est cette libre nécessité

d’être la bas ce qu’on est sous forme de manque qui constitue l’ipséité ou second aspect

essentiel de la personne »315. D’où il découle, logiquement oserons nous dire, la

conséquence suivante : l’angoisse ne sera plus celle d’un être assistant malgré lui au

2005, p. 68). Mais Flajoliet, nous semble t’il, ne fait que répéter les termes du problème : en effet, la description de Sartre est une description de la présence a soi de la conscience, or toute la tentative phénoménologique de La transcendance de l’Ego tentait de démontrer qu’a ce niveau la, la personnalité ne pouvait surgir que sur un mode déchu, comme Ego-masque. 314 J.-P. Sartre, La transcendance de l’Ego, op. cit. p. 81, note 75. 315 J.-P. Sartre, L’Etre et le néant, op. cit. p. 140

168

spectacle du monde, mais l’angoisse de la liberté comme l’illimité de ce que l’être peut

être. Or cette fois, les notions de liberté et de possibilité ne sont plus ceux que Sartre

forgea a coup de marteau phénoménologique : ils retrouvent a présent leur sens pratique,

c'est-à-dire : non-phénoménologique (ou mondain, pour user du langage de Husserl).

L’angoisse tragique est remplacée par l’angoisse éthique. Le fondement

phénoménologique, par le désir moral.

c/ Le pour-soi libre

Nous nous souvenons de la définition de l’angoisse tragique : un être qui assiste a l’être

sans en être l’auteur. Situation de la conscience dans La transcendance de l’Ego. Dans

L’Etre et le néant, après avoir réintroduit la personnalité dans la conscience sous le terme

d’ipséité, il faut donc s’attendre a une redéfinition de l’angoisse. Ce que Sartre fait :

l’angoisse dans L’Etre et le néant ne révèle plus l’impersonnalité de la conscience, mais

la liberté du pour-soi.

Il existe une conscience spécifique de liberté et nous avons voulu montrer que cette conscience était l’angoisse. Cela signifie que nous avons voulu établir l’angoisse dans sa structure essentielle comme conscience de liberté.316 C’est dans l’angoisse que l’homme prend conscience de sa liberté ou, si l’on préfère, l’angoisse est le mode d’être de la liberté comme conscience d’être…317

L’angoisse c’est la conscience de liberté. C’est la conscience comme liberté. Pour

terminer notre étude, nous devons pouvoir définir le sens exact du terme de liberté tel

qu’il est utilisée ici. Est-ce dans un sens purement phénoménologique (traduisant le

simple fait de la conscience intentionnelle comme « être pour-soi tendu vers un monde »,

316 Ibid., p. 68 317 Ibid., p. 64

169

et donc comme origine de la négation), ou dans un sens pratique (comme liberté d’un être

ayant des possibles qu’il peut ou ne peut pas accomplir) ?

Dans la deuxième partie de L’Etre et le néant, comme nous l’avons étudié, la notion

de liberté – qui correspond à l’intentionnalité dans le lexique husserlien – respecte

parfaitement les acquis phénoménologiques de La transcendance de l’Ego. Or Sartre n’y

voit pas la définition dernière de la notion de liberté. Pour saisir ce point, revenons un

instant à l’interrogation de départ concernant l’origine du néant. Sartre y pose, après avoir

posée la liberté humaine comme l’origine du néant, une dernière question, décisive :

« Que doit être la liberté humaine si le néant doit venir par elle au monde ? ».318 A cette

question, Sartre ne réponds pas immédiatement : « Il ne nous est pas encore possible de

traiter dans toute son ampleur le problème de la liberté », écrit il, renvoyant en note a la

IVème partie de l’ouvrage319. Or la IVème partie de L’Etre et le néant ne parle plus en

termes de structure de la conscience intentionnelle, comme la deuxième partie de

l’ouvrage (« Le pour-soi »), mais des conditions de l’action. D’entrée de jeu, Sartre se

place dans cette IVème partie sur le plan pratique :

La valeur suprême de l’activité humaine est elle un faire ou un être ?... L’ontologie doit pouvoir nous renseigner sur ce problème ; c’est d’ailleurs une de ses taches essentielles, si le pour-soi est l’être qui se définit par l’action. 320

Conséquemment, le premier chapitre de cette partie s’intitule : « La condition première

de l’action, c’est la liberté »321. Dans le chapitre sur la responsabilité (Part IV, chap. III :

« Liberté et responsabilité ») – qui résume les acquis de cette partie du livre – le

318 Ibid., p. 59 319 Ibid., p. 59, note 1 ; Pourquoi Sartre ajourne t’il sa réponse ici ? Comme nous l’avons vu, le dispositif phénoménologique aurait parfaitement pu lui suffire pour pointer l’origine du néant dans la liberté tel qu’il la décrit (il suffit à Husserl, du moins). L’analyse que nous proposons permet de répondre a cette question : c’est qu’il faut a Sartre une théorie de l’ipséité pour répondre a la question de la liberté. Théorie qui sera complétée par la phénoménologie du pour autrui et de la corporéité du sujet dans L’Etre et le néant. 320 Ibid., p. 475 321 Ibid., p. 477

170

renversement dans le texte sartrien ne laisse plus aucune trace de l’acception strictement

phénoménologique de la notion de liberté : elle y est entendue uniquement comme une

propriété du soi, comme l’action dont l’ipséité est l’auteur, et dont il est responsable.

Retour, comme le précise bien Sartre, a l’acception banale de la notion de responsabilité :

Nous prenons le mot de « responsabilité » en son sens banal de « conscience (d’) être l’auteur incontestable d’un événement ou d’un objet ». 322

Acception banale du mot de responsabilité : être l’auteur responsable de ces actes (« Il

doit l’assumer avec la conscience orgueilleuse d’en être l’auteur », écrit encore Sartre323).

Elle correspond parfaitement a l’usage non moins banale que fait Sartre dans cette partie

de la notion de liberté :

Mais la situation est mienne en outre parce qu’elle est l’image de mon libre choix de moi-même… 324

Or l’acception banale s’oppose à l’acception authentique comme l’acception mondaine

s’oppose, en régime phénoménologique, a l’acception réduite. Celle-ci nous avait

découvert, dans La transcendance de l’Ego, la conscience impersonnelle, une conscience

se vivant comme n’étant précisément pas l’ « auteur de ces actes » : « Il y a quelque

chose d’angoissant, pour chacun de nous, a saisir ainsi sur le fait cette création inlassable

d’existence dont nous ne sommes pas les créateurs »325, écrivait il en 1934. Changement

de ton dans L’Etre et le néant : l’angoisse, à présent, est angoisse devant la liberté, « dans

le sens banal du terme ». Angoisse éthique, disons : elle est angoisse devant une

responsabilité que je ne peux pas ne pas assumer, devant une liberté qui m’est imposée,

mais qui est, en tant que telle, personnelle – qui implique une « responsabilité » :

322 Ibid., p. 598 323 Ibid. 324 Ibid., p. 599 325 J. P. Sartre, La transcendance de l’Ego, op. cit. p. 79

171

C’est ainsi, précisément, que le pour-soi se saisit dans l’angoisse, c'est-à-dire comme un être qui n’est fondement ni de son être, ni de l’être de l’autre, ni des en-soi qui forment le monde, mais qui est contraint de décider du sens de l’être, en lui et partout hors de lui. 326

Ce retournement dans le sens de la notion de liberté en un sens pratique ne corresponds

plus, désormais, a la description purement phénoménologique : la proposition fulgurante

de La transcendance de l’Ego, désormais, est rendu ab-surde (inaudible) : « La

conscience s’effraye devant sa propre spontanéité parce qu’elle est au-delà de la

liberté »327. Rien de cette proposition ne s’entend plus ici, car dans L’Etre et le néant, il

n’y a rien qui puisse être dit au-delà de la liberté. Le pour-soi n’est plus liberté, mais

libre.

Ce geste est néanmoins lourd d’une immense inconséquence phénoménologique:

penser le pour-soi comme se projetant dans un futur dont il mesure les propriétés,

s’orientant vers la valeur, ou étant responsable de son être, c’est adopter le point de vue

d’un je face a des consciences immédiates, c’est précisément avoir recours a la

conscience réflexive pour décrire les caractéristiques de la conscience préréflexive, le

pour-soi. C’est, comme nous l’avons suggéré, se placer sur le terrain du mondain, non sur

celui phénoménologique. Le passage au sens pratique de la notion de liberté va aussi être

a l’origine de toutes les difficultés, ou de toutes les apories de la liberté tel que les décrits

Sartre lui-même sous la catégorie de la facticité du sujet, ou de la « Situation »328: la

naissance, la mort, l’autre (je ne suis pas libre de naitre, de mourir, ma liberté est en péril

face a l’autre…) et jusqu'aux apories de la liberté et de la responsabilité ( « je suis

condamné a être libre » ; « nous ne sommes pas libres de cesser d’être libres »329 ; « tout

326 J. P. Sartre, L’Etre et le néant, op. cit. p. 601 327 J. P. Sartre, La transcendance de l’Ego, op. cit. p. 80 328 J.-P. Sartre, L’Etre et le néant, op. cit. pp. 526-598 329 Ibid., p. 484

172

se passe comme si j’étais contraint d’être responsable… »330). Apories qui font que

L’Etre et le néant se clôt sur un échec (l’homme comme « passion inutile », comme

mauvaise conscience, et la promesse jamais réalisée d’écrire une éthique existentialiste,

après l’ontologie phénoménologique)331. Or ces lieux aporétiques ne le sont qu’à

condition d’avoir comme seule référence la liberté dans le sens banal du terme pour

penser la réalité humaine. Au lieu de penser l’aporétique de la liberté dans L’Etre et le

néant comme indépassable, il faudrait pouvoir reconnaitre son origine a partir de cette

confusion. L’impossibilité pour le pour-soi de rejoindre l’être en-soi, d’être

authentiquement causa sui sans pour autant sombrer dans la mauvaise foi (ou le désir de

fondation du pour-soi par lui-même), n’en est une que si on s’attache a la définition

mondaine de la liberté. La définition phénoménologique ouvrirait un tout autre horizon :

fidèle aux résultats de La transcendance de l’Ego, elle partirait de l’idée d’une

conscience non pas agissante, mais passive (dans le sens de La transcendance de l’Ego).

Or, comme on l’a vu, Sartre s’en écarte dans L’Etre et le néant. Il désire une éthique. Il

doit donc postuler une liberté. Selon le fin mot de R. Barthes, « qui désir, postule »332.

330 Ibid., p. 600 ; A ce propos, notons que déjà Descartes, dans ces réflexions sur les passions de l’âme, pointait l’intrigue de la liberté qu’on retrouve amplifiée dans le texte sartrien, à savoir : la facticité comme impossibilité d’être libre de vouloir. Dans le § 19 des Passions de l’âme, la volonté est dite action et passion en même temps. Pour Descartes, il y a une passivité fondamentale du vouloir qui tient a ce qu’on ne peut s’empêcher de vouloir (je ne peux pas ne pas vouloir ; contrairement au jugement par exemple, qu’on peut suspendre) Cf. R. Descartes, Les passions de l’âme, Gallimard, Paris 1988, Art. 19, p. 167 ; Lévinas, a son tour, énonce l’aporie de la liberté en ces termes : « C’est le paradoxe le plus profond du concept de liberté que son lien synthétique avec sa propre négation. Seul l’être libre est responsable, c'est-à-dire déjà non libre. » (E. Lévinas, De l’existence à l’existant, Vrin, Paris 1993, p. 135) 331 A ce propos, cf. les analyses de Iris Murdoch, Sartre – Romantic Rartionalist, Vintage - Random house, London, 1999, principalement chap. II (« The labyrinth of freedom », pp. 52-63) et chap. V (« Value and the desire to be God », pp. 90-95). Voire encore a ce propos, A. Renaut, Sartre, le dernier philosophe, « L’Ethique impossible », Le livre de poche/Grasset, Paris 1993, pp. 149-231 ; 332 R. Barthes, Le Neutre – Cours au Collège de France (1977-1978), Ed. Seuil-IMEC, Paris 2002, p. 38

173

Sartre ne suit il pas, moyennant des différences de ton, la même voie que Husserl, a dire :

face a l’impossibilité de penser une conscience sans moi, avoir recours, pour des raisons

qui ne sont plus strictement phénoménologiques, a une forme de personnalité de la

conscience ? Nous sommes partis de la notion de néant, et avons aboutit a la question de

la liberté. La notion de néant fut reconnu comme une propriété de la conscience en tant

qu’elle est conscience intentionnelle et temporelle ; la liberté, elle, fut compris non pas

comme ce dont le pour-soi dispose, mais comme ce qui fait son être. Le sens de la notion

de liberté, au bout du compte, a changé, permettant la réappropriation d’une personnalité

dans la conscience. Ce que Sartre avait nommé : l’ipséité. Subrepticement, le moi se

réintroduis dans la conscience, profitant de l’ambigüité du terme de liberté, et faisant

bousculer les analyses de Sartre dans la sphère du mondain. Cette contradiction à

l’intérieur du texte de Sartre fut en vérité remarquée très tôt. Ainsi, Gabriel Marcel écrit

déjà dans son L’existence et la liberté humaine chez J.P. Sartre : « Ce n’est des l’ors que

par un glissement sophistique que je peux convertir cette liberté que je suis et ne peux pas

ne pas être en une liberté possédée dont je peux faire mauvais usage ».333 Plus près de

nous, et de manière plus technique, le phénoménologue Dagfinn Føllesdal pointe cette

tension au sein de L’Etre et le néant, dans son texte « Sartre on Freedom ». Analysant la

proximité entre la notion sartrienne de liberté et celle husserlienne de constitution, il

remarque la confusion chez Sartre entre la terminologie proprement phénoménologique et

celle « morale », qui fait partie du registre de l’action : « If one concedes that constitution

is something other than creation and instead uses the word “constitution” as Husserl uses

it, then it becomes inappropriate to use ethical terms such as “choise” and

333 G. Marcel, L’existence et la liberté humaine chez J.P. Sartre, Vrin, Paris 1981, p. 85

174

“responsibility” in connection with constitution ».334 Tant Gabriel Marcel que Dagfinn

Føllesdal remarquent le glissement qui s’opère, dans l’ontologie phénoménologique,

entre le registre (théorique) de la liberté-conscience et celui (pratique) de la liberté-

responsabilité. Mais ce qui nous importe, au-delà de Marcel et de Føllesdal avec lesquels

nos analyses se trouvent en accord, c’est la tension a l’intérieur de la pensée de Sartre

entre le désir (morale) de L’Etre et le néant, et les ressources purement

phénoménologique de la pensée de l’existence, tels qu’on en trouve l’exposition la plus

rigoureuse dans La transcendance de l’Ego.335 Ce qui nous importe, c’est la tension

inhérente au texte de Sartre, qui, d’une part, opère un mouvement de radicalisation de la

démarche phénoménologique, mais d’autre part, s’en détourne.

Car ces deux mouvements – le désir éthique et la rigueur phénoménologique – se

croisent de manière inattendue sur un point : celui du pour autrui. Voici ce que nous

proposons d’interroger pour terminer notre lecture de L’Etre et le néant : le pour-autrui

est le carrefour ou se rencontrent l’acception éthique (mondaine) de la notion de liberté,

et celle phénoménologique (impersonnelle). La phénoménologie du pour autrui est le

cœur fécond de L’Etre et le néant, dans le sens qu’il contient en germe une

phénoménologie tout à fait inouïe de la subjectivité, ne s’inscrivant dans aucun des

modèles que nous avons vu jusqu'à présent, et que Sartre lui-même ne fait qu’esquisser.

334 D. Føllesdal, “Sartre on Freedom”, in: The philosophy of J.-P. Sartre (Ed. P. Arthur), The library of living philosophers, Southern Illinois University, Carbondale 1981, pp. 401-402 335 Tout un travail phénoménologique s’impose a partir d’intuitions laissées en chantier dans La transcendance de l’Ego, et plus précisément ceux qui suggèrent les notions fondamentaux de la métaphysique (tel par exemple la notion de création continuée). Le cadre du présent travail nous empêche d’élaborer plus dans le détail cette problématique, qui supposerait une analyse minutieuse de la doctrine de la temporalité dans L’Etre et le néant, et d’une critique de cette doctrine à partir des intuitions de La transcendance de l’Ego. Indirectement, ces sujets seront abordés dans la dernière partie de ce travail, ou nous interrogerons, avec Lévinas, l’importance de la thèse occasionaliste pour l’élaboration d’une phénoménologie du temps comme phénoménologie du sujet.

175

3. Vers une subjectivité positive

Le pour-autrui : au-delà du problème de la liberté

Pour terminer notre étude de L’Etre et le néant, une réflexion autour de la question du

pour-autrui s’impose. Cela, pour une raison très simple : la scène du pour autrui est

l’occasion pour Sartre d’investir jusqu’au bout l’intrigue que nous pointons depuis le

départ de notre analyse, à savoir, celle qui oppose les deux acceptions de la notion de

liberté (phénoménologique (réduite) et pratique (mondaine)). Dans cette dernière partie,

nous espérons démontrer comment la phénoménologie du pour autrui déborde – du moins

pour un instant – l’alternative du pré-reflexif et du réflexif, du pour-soi et de l’Ego,

offrant ainsi a la pensée l’ébauche d’une autre phénoménologie de la subjectivité.

A. De la Valeur au Pour-autrui

L’analyse de la valeur nous a appris que celle-ci ne pouvait être entendue comme

émanant d’une volonté arbitraire de libre choix. Non qu’une telle volonté puisse ou non

exister de fait – ce n’est jamais la le problème de Sartre – mais elle ne suffit pas pour

rendre compte du sens de la valeur. La conscience n’étant pas libre, mais liberté, la

valeur ne peut être postérieure à la conscience. Elle lui est simultané, reflète une qualité

première de la conscience elle-même en tant que celle-ci est liberté. Ou dans les termes

de Sartre, la conscience-liberté est consubstantielle a la valeur. D’autre part, après avoir

extrait la charge éthique de la notion de valeur, Sartre reconnaissait la moralité comme

apparaissant dans la sphère de la réflexivité, donc de l’impureté phénoménologique (celle

176

de l’Ego, masque de la conscience) : ainsi, écrit Sartre, « la conscience réflexive peut elle

être dite, a proprement parler, conscience morale ».336 Nous proposons a présent la

question suivante : entre la pureté phénoménologique de la conscience consubstantielle

de la valeur, et l’Ego mondain constituée comme être morale par la réflexion, y aurait il

une pensée de la valeur, impliquant une dimension morale, sans que celle-ci soit pour

autant médiée par la réflexion ? Existe-t-il, autrement dit, une sphère morale non

contaminé par la réflexion ? Ou bien, si l’on tire toutes les conséquences de la question, y

a-t-il une sphère positive de la subjectivité, échappant à l’anonymat de la conscience (car

renvoyant a la moralité), sans pour autant être contaminée par la réflexivité ?

La phénoménologie sartrienne, du moins si l’on s’arrête a l’un de ces moments,

répond a cette question par l’affirmatif : il y a un phénomène qui nous mets

immédiatement (sans passer par la réflexivité) en présence du valoir, de ce qui

conditionne la notion même de valeur entendu comme consubstantielle a la conscience.

Ce phénomène, c’est l’autre.

Il n’en faudrait pas conclure, cependant, que le regard réflexif soit le seul qui puisse faire apparaître la valeur ; et que nous projetons par analogie les valeurs de notre pour-soi dans le monde de la transcendance. Si l’objet de l’intuition est un phénomène de la réalité humaine, mais transcendant, il se livre aussitôt avec sa valeur, car le pour-soi d’autrui n’est pas un phénomène caché et qui se donnerait seulement comme la conclusion d’un raisonnement par analogie. Il se manifeste originellement a mon pour-soi et même, nous le verrons, sa présence comme pour autrui est condition nécessaire de la constitution du pour-soi comme tel. Et dans ce surgissement du pour autrui, la valeur est donnée comme dans le surgissement du pour-soi, encore que sur un mode d’être différent.337

L’autre n’est pas comme chez le Husserl de la Vème Méditation cartésienne l’alter ego

constitué par aperception analogique de mon ego à l’ego d’autrui.338 L’autre a ceci de

particulier qu’il n’est pas constitué, mais rencontré : « On rencontre autrui, on ne le

336 J.-P. Sartre, L’Etre et le néant, op. cit. p. 131 337 Ibid., pp. 131-132 338 Nous traiterons par la suite en plus de détail la phénoménologie de l’alter ego de Husserl.

177

constitue pas »339. Or cette rencontre n’est pas quelconque : l’autre est un phénomène

originel. Ce qui veut dire que non seulement ce phénomène n’est pas constitué par la

conscience, mais il est constitutif de la conscience. Notre texte suggère encore plus : le

pour-autrui conditionne la consubstantialité de la conscience et de la valeur. Sans pour-

autrui, pas de pensée de la valeur. Et la valeur étant reconnue comme une propriété

fondamentale de la conscience, comme on l’a vu au chapitre précédent, Sartre peut aller

jusqu'à conclure que la présence du pour autrui est « condition nécessaire pour la

constitution du pour-soi comme tel ».340 Il est a présent temps de suivre ce nouveau fil :

de comprendre le rapport premier de la conscience a autrui.

B. Les trois moments de la description du Pour-autrui

a/ L’autre-objet et l’autre-sujet : l’émergence d’une subjectivité positive

L’autre n’est pas constitué, mais rencontré. La phénoménologie du pour autrui décrit la

dramatique de cette rencontre. L’entrée de l’autre est en effet décrit par Sartre comme un

bouleversement du monde du pour-soi : l’autre, en apparaissant, me désoriente par

rapport a un univers qui, jusqu’ici, n’était que mien. C’est le premier temps de la

description de l’autre de Sartre : l’autre constitue une désintégration de mon monde.

…l’apparition, parmi les objets de mon univers, d’un élément de désintégration de cet univers, c’est ce que j’appelle l’apparition d’un homme dans mon univers.341

L’autre est un élément de désintégration car il constitue un pole d’attraction autre que le

mien : les choses sont orientés non plus uniquement par rapport a ma perception, mais

déjà par rapport a une perception autre. Avec l’apparition de l’autre dans mon champ de

339 Ibid., p. 295 340 Ibid., p. 132 341 Ibid., p. 294

178

vision, le monde n’est plus mon monde, il apparait comme appartenant à l’autre. L’autre,

dira Sartre, me vole mon monde.

Or ceci n’est que le premier temps de l’apparition de l’autre – l’apparition de

l’ « autre-objet », comme le nomme Sartre. Il y a un deuxième temps dans cette

description, qui concerne notre problématique de plus près : celui ou l’autre ne fait pas

qu’apparaître dans mon champ de vision – comme l’homme qui vient s’asseoir dans le

parc pour y lire son journal, alors que j’y étais avant lui – mais ou il me vise. Ou l’autre

me regarde. Ce que Sartre nomme : l’autre en tant qu’autre-sujet :

…si autrui-objet se définit en liaison avec le monde comme l’objet qui voit que je vois, ma liaison fondamentale avec autrui-sujet doit pouvoir se ramener a ma possibilité permanente d’être vu par autrui.342

L’apparition de l’autre est vécue par moi comme « être vu par l’autre », « être visé par

l’autre ». Ce vécu dévoile le réel rapport avec l’autre, avec l’autre en tant qu’autre, avec

l’autre-sujet : « L’‘etre-vu-par-autrui’ est la vérité du ‘voir-autrui’ »343.

Ce qui nous importe dans ce moment de vérité, c’est la singularité de l’évènement

de l’être vu : il dévoile un rapport originel de la conscience au moi. Dans l’évènement de

l’être vu, il faut entendre la forme pronominale dans toute sa puissance de sollicitation :

l’autre me voit. Le regard de l’autre est un appel au moi, un éveil du sujet.

Le regard que manifeste les yeux, de quelque nature qu’ils soient, est pur renvoi a moi-même…le regard est d’abord un intermédiaire qui renvoi de moi a moi-même.344

L’autre me renvoi a moi-même, au me, au soi. Renvoi qui a cela de particulier qu’il n’est

pas médiatisé par la réflexion. Moment qui pour nous est de première importance : dans

l’être vu, apparaît dans l’immédiateté de la conscience pour-autrui, un me, un moi. La

342 Ibid., p. 296 343 Ibid. 344 Ibid., p. 305

179

conscience comme pour-autrui est, dans l’immédiateté du rapport à l’autre, un vécu du

moi. Alors que la conscience de La transcendance de l’Ego – faute d’avoir un vécu

immédiat du soi – était toujours « sans moi », anonyme, ici, dans l’immédiateté d’une

conscience (la conscience d’être vu par autrui), apparaît le moi dans son originarité

phénoménologique (en tant qu’il est vécu par la conscience comme un renvoi a moi-

même, non en tant que ce moi est représentée (faussement) par l’autre). L’être vu par

autrui est une intentionnalité qui implique le moi, sans que la réflexion s’en mêle. Dans

l’ « être vu » du « pour autrui », il n’est pas question d’une connaissance du moi, d’une

réflexion dans laquelle apparaît un Ego, mais d’un vécu immédiat du moi :

« Originellement, le lien de ma conscience irréfléchie à mon ego-regardé est un lien non

de connaître, mais d’être ».345

Les analyses de la honte dans les pages de L’Etre et le néant décrivent à leur

manière cette dimension de l’être vu comme vécu immédiat du soi-même. La description

de la honte suppose que le moi n’est pas un pur objet transcendant, car s’il l’était, je

n’aurais pu avoir honte de moi-même.346 Dans la honte se dévoile – a l’accusatif – le vécu

authentique du pour autrui et du moi qu’il implique : « C’est la honte et la fierté qui me

révèlent le regard d’autrui et de moi-même au bout de ce regard, qui me fait vivre, non

connaître, la situation de regardé ».347

L’autre, le pour-autrui, procure à Sartre ce qu’il lui manquait dans La

transcendance de l’Ego, a savoir : une subjectivité immédiate, une conscience

345 Ibid., p. 307 346 Pour renforcer cette dimension, Sartre décrit l’être vu par l’autre dans L’Etre et le néant à partir de la situation de l’homme qui se fait prendre en train d’espionner autrui. Il s’agit d’un regard qui me fait avoir honte de mon regard. (Cf. L’Etre et le néant, op. cit. pp. 298-301) 347 Ibid., p. 307 ; pour une analyse de la question de la honte chez Sartre, cf. A. C. Danto, Sartre, Fontana Press, London 1985, pp. 90-121.

180

immédiatement soi. Un moi non pas constitué par une conscience réflexive, mais une

conscience qui, dans son intimité, est un soi. Ou dans les termes de L’Etre et le néant,

une conscience hantée par le moi.

Mais voici que le moi viens hanter la conscience irréfléchie… ce rôle qui n’incombait qu’à la conscience réflexive : la présentification du moi, appartient a présent à la conscience irréfléchie. Seulement, la conscience réflexive a directement le moi pour objet. La conscience irréfléchie ne saisit pas la personne directement et comme son objet : la personne est présente a la conscience en tant qu’elle est objet pour autrui… Je suis pour moi que comme pur renvoi a autrui.348

Dans l’être vu par autrui, dans le pur fait de l’être visé, le moi hante la conscience

irréfléchie. Une inversion s’opère ici, de la conscience comme pur regard sur le monde,

en conscience comme être vu. Celle-ci, dans le retournement du mouvement intentionnel

– la conscience n’est plus visante mais visée par l’autre – se re-trouve a l’accusative :

moment de l’émergence d’un me, d’un soi. Sans l’intermédiaire de la réflexion.349

On comprend l’importance de la description de Sartre: jusqu’ici, la distinction

entre la conscience et l’Ego était clairement maintenue. La conscience irréfléchie était

immédiate et anonyme, celle réflexive était médiate et personnelle. Or avec l’apparition

de l’autre, les catégories se brouillent : le moi viens hanter (terme qui désigne toujours,

dans le vocabulaire de Sartre, une relation originelle) la conscience irréfléchie. Dans le

rapport avec autrui s’insinue l’intimité de la conscience et du moi, sans la médiation de la

réflexion. En quelque sorte, l’autre remplace la réflexion. L’autre occupe la place de la

réflexion, seulement de ce fait, mon moi surgissant a la rencontre de l’autre n’est pas

médiatisée, n’est pas un objet : il est un vécu authentique de la subjectivité.350 Dans

348 Ibid., p. 300 349 Mannousakis, lecteur attentif de Sartre, écrit: « In the look of the Other it is not only the other who is given to us, but in the most paradoxical way, our very own self becomes apparent… this ‘I’ is no longer the constituting I, but rather an I that has been put in the accusative, the constituted Me.” (Cf. J.P. Manoussakis, God after Metaphysics – A theological Aestetic, Indiana University Press, Indianapolis, 2007, p. 21). 350 Notons que la plupart des commentateurs ne distinguent pas dans ce deuxième moment un moment a part entier, et le conjuguent immédiatement avec le troisième moment (ainsi, pour ne citer que deux

181

l’accusatif qui émane du viser de l’autre, surgit une subjectivité positive. Du moins pour

un moment.

b/ Le troisième moment : le pour-autrui comme aliénation du pour-soi

Car la phénoménologie du pour autrui comporte un troisième moment. Comme dans les

différent cas que nous avons étudiés (la valeur, le possible), ici aussi, après avoir décrit

rigoureusement, phénoménologiquement parler, le rapport a l’autre – impliquant la

définition forte de la conscience comme liberté – Sartre rebondit sur la définition faible

de la conscience, a savoir : la conscience comme être libre. Le troisième moment de

l’analyse sartrienne du pour-autrui est celui ou je me révèle prisonnier du regard de

l’autre. Il faut a présent suivre de près la description sartrienne pour voir comment le

retournement d’un moi sollicité a un moi menacé s’opère.

Le troisième moment de la rencontre avec autrui est le moment de l’aliénation :

« …il [l’autre] est le pole concret et hors d’atteinte de ma fuite, de l’aliénation de mes

possibles… »351, écrit Sartre. Et plus loin :

Mon être pour autrui est une chute à travers le vide absolu vers l’objectivité. Et comme cette chute est aliénation, je ne puis me faire être pour moi-même comme objet car en aucun cas je ne puis m’aliéner moi-même.352 Pour autrui, je suis irrémédiablement ce que je suis et ma liberté même est un caractère donnée à mon être… Cette objectivité de ma fuite, je l’éprouve comme une aliénation que je ne puis ni transcender ni connaître.353

exemples classiques, chez F. Jeanson Le problème moral et la pensée de Sartre, op. cit. 211-228, et chez A.C. Danto, Sartre, op. cit. p. 101. Nous ne prétendons pas contredire ici la lecture classique, mais uniquement reconnaître, a travers les descriptions de Sartre lui-même, une possibilité phénoménologique a laquelle il semble toucher, sans pour autant l’exploiter jusqu’au bout. Autrement dit : nous tentons de montrer comment dans le matériau même de l’analyse de Sartre se trouve, en germe, une possibilité phénoménologique qui aurait pu ouvrir la pensée sartrienne de la subjectivité a des horizons nouveaux, qui débordent la question classique du rapport conflictuel et aliénant a l’autre. 351 Ibid., p. 308 352 Ibid., p. 314 353 Ibid., p. 402

182

Face a autrui, je ne suis plus libre : l’autre réalise l’aliénation concrète de mon pour-soi.

Le regard de l’autre m’enferme.354 Il ne me vole plus mon monde, comme dans le

premier moment de la description, mais ma liberté, c’est à dire, pour Sartre, mon être. Car

mon être n’est plus pour lui ce qu’il est pour moi: l’autre m’attribue la qualité de la

liberté (« un caractère donnée a mon être »), alors qu’en vérité, je suis liberté, mon être

est liberté, c'est-à-dire, néant d’être. C’est cela qu’il faut entendre dans la description

sartrienne : le regard de l’autre contamine le sens de l’être-soi du pour-soi. En ce sens, la

présence d’autrui aliène mon être. De la même manière, l’aliénation de mes possibles

dont parle Sartre doit être entendu dans son sens fort : non pas dans le sens que l’autre

barre l’accès a certaines possibilités de mon existence, que par ces possibles (physiques,

intellectuelles, politiques…) il pourrait constituer un obstacle pour moi (ce qui ferait de

l’autre un obstacle physique qui, comme tout obstacle, peut être contournée

physiquement : on peut traverser l’Océan, même si cela demande un gros effort et

beaucoup de temps), mais en tant qu’il empêche mon existence même comme possibilité.

Avant qu’il n’ait fait quoi que ce soit, je vis le regard de l’autre comme une chute :

« chute vers l’objectivité », écrit Sartre. C’est donc mon être en son être qui est atteint par

le regard de l’autre. Le troisième moment est un moment de désubjectivation du sujet ; le

devenir objet du sujet. Le regard de l’autre dé-forme mon visage, il me dé-visage.

Apres avoir découvert la dimension fondamentale du pour autrui comme éveil du

moi, après avoir décrit l’évènement de l’être-vu comme un moment de subjectivation,

354 Remarquons que, même par rapport au troisième moment – celui du regard qualifié de l’autre, Sartre entrevu une autre possibilité. Comme le note B. Lévy, dans les Cahiers pour une morale, le rapport a l’autre fut entrevu, pour un moment du moins, comme le fait de se sentir gardé par autrui : « Dans les Cahiers pour une morale, écrit Lévy, Sartre entrevoit une possibilité : autrui met mon dot a l’abri, il se fait gardien de ma fragilité, de mon exposition. Mais l’essentiel des descriptions incline dans la direction opposée – celle du mauvais œil : ‘l’œil est toujours mauvais parce qu’il fige’ (Sartre, Cahiers pour une morale, op. cit. p. 378) » (B. Lévy, Le nom de l’homme – dialogue avec Sartre, Verdier, Lagrasse 1984, p. 41)

183

Sartre rebondit sur la menace du regard de l’autre comme un événement de dé-

subjectivation. Notre question est la suivante: comment appréhender,

phénoménologiquement, le passage du deuxième ou troisième moment ? Quels sont les

prémisses de la phénoménologie de l’être-vu comme aliénation, absentes de la

phénoménologie de l’être-vu comme éveil d’une subjectivité pré-réflexive ? En bref,

quelle est la logique du passage du deuxième au troisième moment? Husserl, et plus

précisément sa phénoménologie de l’alter ego, va nous permettre d’aborder ces questions

avec science.

c/ Intermezzo : la phénoménologie de l’alter ego de Husserl

La Vème Méditation cartésienne – texte connu de Sartre à l’époque de L’Etre et le néant

– résume les acquis théoriques de la phénoménologie husserlienne de l’intersubjectivité

de la manière la plus systématique.355 Cette Méditation tente de répondre a l’objection de

solipsisme qui plane sur l’Ego transcendantal, suite à la pratique de l’épochè. Elle

s’interroge sur la constitution de l’autre homme, de l’alter ego, dans la sphère de l’Ego

transcendantal, sur la possibilité de rendre compte, phénoménologiquement, de l’autre

homme.

Pour décrire l’apparition de l’alter ego a la conscience Husserl a recours dans la

Vème Méditation Cartésienne a une intentionnalité originale, qu’il intitule

« apprésentation », ou « aperception par analogie ».356 Contrairement a la perception par

355 Les recherches husserliennes complètes sur l’intersubjectivité de 1905 à 1935 sont rassemblées dans les tomes XIII à XV des Husserliana. Ceux-ci ne furent publiées qu’en 1973, soit bien après les travaux phénoménologiques de Sartre, et nous n’avons aucune indice qui nous permet d’inférer que Sartre en avait connaissance. En revanche, les Méditations cartésiennes étaient bel et bien connues et étudiées par Sartre, c’est pourquoi, entre autres, nous nous référons qu’à ce texte dans notre recherche sur l’intersubjectivité. 356 Cf. Husserl, Méditations Cartésiennes, op. cit. § 50 (« L’intentionnalité médiate de l’expérience d’autrui en tant qu’apprésentation » »), pp. 177-182

184

esquisses de la chose, ou de l’aperception de ces cotés cachés – mais potentiellement

visibles – l’aperception par analogie n’est pas une perception réelle ou réalisable : jamais

l’autre, l’alter ego, ne m’apparait en entier : « …dans notre cas, écrit Husserl, il ne peut

s’agir de ce genre d’apprésentation qui intervient dans la constitution de la chose

primordiale – Cette dernière, en effet, peut être confirmée par la présentation

correspondante qui en remplit l’intention (‘l’envers’ peut devenir ‘face’), tandis que cela

est a priori impossible pour une apprésentation qui doit nous introduire dans la sphère

‘originale’ d’autrui »357. L’aperception n’est pas l’anticipation d’une face qu’il me serait

possible de découvrir dans un deuxième temps, par intuition immédiat, par perception

actuelle, comme c’est le cas pour la face caché d’un cube par exemple. L’alter égo, autrui

en tant qu’autrui, la conscience d’autrui, ne m’est jamais visible comme tel. Son « coté

caché » ne l’est pas par rapport a un angle caché quelconque. La non-visibilité de l’autre

ne m’est pas relative : elle est absolue. L’ego de l’autre me restera à tout jamais caché.

L’invisibilité est ici constitutive du phénomène.

L’aperception désigne une perception d’un coté qui restera caché a jamais, a

savoir : l’égoϊté de l’autre. L’aperception analogique permet cela, car elle est une

perception de transfert : j’attribue à l’autre l’expérience que j’ai moi-même de mon être-

conscience. S’il est vrai, dit il, que je n’ai pas d’intuition immédiate de l’alter ego –

d’autrui comme conscience – j’en ai bien une de ma conscience. La conscience, en tant

que « conscience de… », est un vécu primordial. Or ce vécu primordial entretient un

rapport non moins primordial avec mon corps : la conscience contemple les choses d’un

angle et pas d’un autre, elle est positionnée dans le monde. Positionnement qui se dit en

termes de corps. Je vis ma conscience comme liée intimement à mon corps : ma 357 Ibid., p. 178

185

conscience est positionnée, elle est conscience-corps, conscience incarnée. Et j’en ai une

intuition immédiate et pré-réflexive. Intuition que le Descartes de la 6ème Méditation

métaphysique – celui qui débat avec la question du rapport du corps à l’esprit – attribuait

déjà a « notre nature ».358 Or j’ai une perception du corps de l’autre. C’est même la seule

perception que j’ai de lui. Cette perception diffère phénoménologiquement de la

perception que j’ai de mon corps. Husserl distingue ainsi au § 44 des Méditations

cartésiennes entre körper et leib : « … je trouve mon corps organique (Leib) se

distinguant de tous les autres par une particularité unique : c’est, en effet, le seul corps

qui n’est pas seulement corps, mais précisément organique… c’est le seul corps dont je

dispose d’une façon immédiate ainsi que chacun de ses organes ».359 Mon corps n’est pas

un objet parmi les objets, corps matériel, mort – körper –, mais corps organique, matière-

animée, corps vivant, leib. Or le corps de l’autre – du moins a première vue – m’apparaît

comme un corps parmi d’autres. Non comme leib, mais comme körper. Or voici en quoi

consiste ce que Husserl nomme l’apprésentation : le rapport entre moi-même (le moi-

conscience) et mon corps, je l’attribue, par un transfert analogique, à autrui : à son corps,

j’associe par analogie au mien, une conscience. Il s’agit d’une conscience dont je n’aurai

jamais une perception, que je ne verrai jamais, mais par le corps d’autrui, s’insinue, dans

l’analogie qu’il entretient avec mon corps, une conscience véritable :

Puisque dans cette nature et dans ce monde mon corps (Leib) est le seul corps qui soit et qui puisse être constitué d’une manière originelle comme organisme (organe fonctionnant), il faut que cet autre corps tienne ce sens d’une transposition aperceptive a partir de mon propre corps… Des lors, il est clair que seule une ressemblance reliant dans la sphère primordiale cet autre corps avec le

358 Descartes écrit : « La nature m’enseigne aussi, par ces sentiments,…, que je lui suis conjoint très étroitement, et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui” (Méditations Métaphysiques, 6e Med., p. 123); en ce sens, et sans le mentionner explicitement, la phénoménologie propose une solution a la question du rapport de l’âme et du corps. Celle-ci ne se pose en effet qu’a une philosophie intellectualiste d’analyse et de synthèse. Ce n’est que par rapport aux attributs de la pensée et de l’étendue que se pose la question de la « mixité » de l’homme (âme-corps). 359 Husserl, Méditation cartésiennes, op. cit. § 44, p. 159 [80-81]

186

mien, peut fournir le fondement et le motif de concevoir « par analogie » ce corps comme un autre organisme.360

Par aperception analogique, l’autre ne m’apparaît plus uniquement comme corps-mort,

mais, tout comme moi, comme corps-conscience, leib. Ainsi se constitue pour Husserl

l’alter-ego dans la sphère du moi : « …grâce aux apprésentations qui apparaissent dans

ma sphère primordiale et sont motivées par les contenus de cette sphère, je peux

constituer dans mon ego un ego étranger »361.

C’est donc moyennant une aperception par analogie (qui se fait par synthèse

passive, et non pas par opération de réflexion362), que l’autre apparaît a moi comme autre,

comme alter ego. Aperception par analogie qui chez Husserl se traduit dans le vécu

d’empathie (Einfühlung) :

Le moi est d’abord déterminé seulement comme agissant dans le corps. Et il s’affirme d’une manière continue dans la mesure où tout le développement des données de ma sensibilité primordiale et directe correspond aux processus qui, dans leurs types, me sont familiers, grâce à ma propre activité dans mon corps. On en arrive ensuite a l’Einfühlung des contenus déterminés de la sphère psychique supérieure. Ils nous sont suggérés, indiqués, eux aussi, par le corps et par le comportement de l’organisme dans le monde extérieure par exemple, comportement extérieur du courroucé, du joyeux, etc. Ils me sont compréhensibles à partir de mon propre comportement dans des circonstances analogues.363

La familiarité, le fait de reconnaître chez l’autre une mimétique proche de la notre, une

manière d’être qui nous ressemble, est à l’ origine de l’empathie. L’empathie est ainsi le

360 (Husserl, Méditations Cartésiennes, op. cit. § 50, p. 180 [93]). 361 Husserl, Ibid., § 52, p. 188 [98] 362 Husserl refuse d’attribuer a l’aperception par analogie un statut de réflexion (« L’aperception n’est pas un raisonnement, ni un acte de pensée », écrit il (cf. Méditations Cartésiennes, op. cit. p. 181 [93])). Plus loin, il note encore que l’accouplement – intuition fondamentale pour la phénoménologie de l’alter ego – est « …une des formes primitives de la synthèse passive que, par opposition a la synthèse passive d’ « identification » nous désignons comme « association » » (Ibid., p. 183). 363 Ibid., pp. 194-195 ; La question de l’empathie a suscité dés les débuts de la phénoménologie de nombreuses recherches, dont les plus importantes sont celle de Simone Weil (Zum Problem der Einfühlung. Buchdrucheri des Waisenhauses, Halle 1917.), écrit sous la direction de Husserl, et celle de Max Scheller (Nature et formes de la sympathie : contribution à l'étude des lois de la vie affective, Payot & Rivages, 2003).

187

phénomène originel de l’accouplement d’une conscience à une autre, de cette proximité

ressentie entre les ego. Par l’empathie, dirait Husserl, l’autre se « donne » a nous.

Nombreux phénoménologues et critiques ont constaté la difficulté du geste

husserlien sur ce point. Sans y entrer trop dans le détail, précisons le nerf de la critique :

le recours à l’analogie, en régime phénoménologique, est hautement problématique, car

elle substitue au principe phénoménologie de la présentification « en chair et en os », un

principe qui n’est plus d’ordre phénoménologique (celui de l’analogie). Autrement dit

l’apprésentation est, dans son principe, infidèle a l’inspiration de base de la

phénoménologie, a dire : la présentification dans une intuition immédiate (possible ou

actuelle) comme unique source de légitimité phénoménologique. Rien, stipule le

« principe des principes », ne peut être avérée s’il n’y en a pas une possible

présentification, s’il n’est pas possible d’avoir une intuition, une donation en chair et en

os de la chose : «…toute intuition donatrice originaire est une source de droit pour la

connaissance ; tout ce qui s’offre a nous dans ‘l’intuition’ de façon originaire doit être

simplement reçu pour ce qu’il se donne… »364. Aucun phénomène ne peut être quitte de

la dette de donation. Or l’autre en tant qu’autre ne se donne aucunement. Dans la

description de Husserl, l’autre, a proprement parlé, procède d’une opération de

rapprochement analogique. Bien qu’il soit question, en fin de compte, d’une théorie

transcendantale de l’expérience de l’autre décrite en termes d’ « Einfühlung », celle-ci ne

s’établit qu’à un degré supérieur de la constitution de l’autre, reposant précisément sur

l’apprésentation.365 Sans le dire, avec la phénoménologie de l’alter ego, Husserl est

364 Le principe s’énonce ainsi (E. Husserl, Idées I, op. cit. § 24, pp. 78-79 [43-44]). 365 Cf. Husserl, Méditations Cartésiennes, op. cit. § 54

188

sommé d’abandonner le principe fondamental de la phénoménologie. L’autre, du strict

point de vue phénoménologique, demeure un « phénomène impossible ».

Comment peut-on faire reposer une analyse sur un phénomène dont nous n’avons

pas la possibilité de remplir l’intuition? Dont nous n’avons qu’une intuition médiate,

« analogique » ? Sartre, a sa manière, remarque le problème de l’aperception par

analogie :

Nous retrouvons donc ici cette distinction de principe entre autrui et moi-même, qui ne vient pas de l’extériorité de nos corps, mais du simple fait que chacun de nous existe en intériorité et qu’une connaissance valable de l’intériorité ne peut se faire qu’en intériorité, ce qui interdit par principe toute connaissance d’autrui tel qu’il se connaît, c'est-à-dire tel qu’il est. Husserl l’a compris d’ailleurs puisqu’il définit autrui, tel qu’il se découvre à notre expérience concrète, comme une absence. Mais, dans la philosophie de Husserl du moins, comment avoir une intuition pleine d’une absence ?366

La doctrine de l’empathie repose sur l’aperception par analogie, et reste, en fin de

compte, une intentionnalité vide, une intentionnalité non-remplie : le vécu d’une absence.

Or comment faire la phénoménologie d’une absence ? Voici, formulée de la manière la

plus brève, le problème de la phénoménologie de l’alter ego de Husserl.

d/ Du deuxième au troisième moment : la descente aux enfers

Nous rebondissons ainsi sur le début de notre analyse du pour autrui de Sartre : autrui

n’apparaît pas dans une intuition donatrice, il n’est pas objet de connaissance, mais

évènement de sollicitation : « ‘L’être vu par autrui’ est la vérité du ‘voir autrui’ »367.

Sartre inverse le rapport d’intentionnalité – ce n’est plus moi qui voit mais l’autre qui me

vise – et ainsi, déjoue le problème de l’alter ego tel que le pense Husserl qui essaye de

l’enraciner dans une conscience donatrice primordiale. Reposons a présent notre

366 J.-P. Sartre, L’Etre et le néant, op. cit. p. 273 367 Ibid., p. 296

189

question : comment passe t’on de la « vérité du voir autrui » – la vérité de la sollicitation

pur – a l’autre en tant que menaçant ma liberté ? Il faut répondre, en bonne logique

phénoménologue : par une inflexion du regard, par une ré-orientation du regard. Et nous

ajoutons à présent : cette réorientation du regard n’est autre qu’un retour au primat de la

conscience tel que le considère Husserl. Le pour-autrui vécu comme liberté menaçante

n’est autre qu’une nouvelle version de la phénoménologie de l’empathie. Malgré lui sans

doutes, et moyennant une autre terminologie (pratique, et non théorétique), Sartre rejoins

l’intuition de base de Husserl : l’autre est un alter-ego.368 Il est un autre comme moi-

même, entendons : une autre liberté, comme la mienne. Qui donc, nécessairement,

menace ma liberté (deux libertés, par définition, s’auto-excluent). L’idée d’empathie

permet de comprendre le troisième moment de la description sartrienne de l’autre

homme : tout deux, même si par un autre langage, entendent le rapport a l’autre comme

un rapport de symétrie entre la conscience et l’alter-ego.369 L’autre n’est pas simplement

un objet, un corps mort (körper) mais il est, comme moi, un corps vivant (leib), un sujet.

Ou, dans les termes de Sartre, l’autre n’est pas simplement une chose, un en-soi, mais il

est un pour-soi, une liberté. Or constater l’autre comme liberté, ou plutôt, vivre l’autre

comme liberté, c’est vivre sa propre liberté à soi comme aliénée. Vécu que décrit Sartre

au troisième moment de son analyse. Le moment d’analogie, le moment d’apparition de

368 Malgré lui, car Sartre cherche a son tour à résoudre le problème du solipsisme autrement que Husserl. Ainsi, déjà la théorie de La transcendance de l’Ego avait comme but de proposer une autre pensée de l’autre. Dans le chapitre de conclusion, Sartre l’écrit clairement : « Cette conception de l’Ego nous parait la seule réfutation possible du solipsisme. La réfutation que Husserl présente dans Formale und Transzendantale Logik et dans les Méditations cartésiennes ne nous parait pas pouvoir atteindre un solipsiste déterminé et intelligent… » (cf. La transcendance de l’Ego p. 84). Dans L’Etre et le néant, toute la première partie de l’analyse de Sartre de l’apparition de l’autre cherche à pointer dans l’évènement de l’altérité un évènement qui, d’emblée, n’appartient pas au registre de la constitution (cf. L’Etre et le néant pp. 261-271). 369 On comprend peut être mieux pourquoi, chez Lévinas, il y a une insistance sur le rapport d’assymétrie entre le sujet et autrui : précisément pour éviter le rapport d’empathie, phénoménologiquement injustifiable, et éthiquement aporétique.

190

l’autre tel que Husserl le décrit – le moment d’empathie – est aussi le moment ou l’autre

apparaît comme liberté, et ou ma liberté surgit comme menacée.

Telle est la logique du passage du deuxième au troisième moment : la liberté du

pour-soi se découvre en péril des le moment ou l’autre n’apparaît plus comme un regard

pur me regardant (deuxième moment), mais comme la liberté « derrière » ce regard.

« Derrière » vécu comme Einfühlung, qui repose précisément sur une aperception

analogique, par un accouplement originaire fait par synthèse passive. Derrière qui n’est

donc atteint qu’indirectement : il faut que j’ai une perception de l’autre comme liberté –

et non pas le vécu immédiat de l’autre (la vérité du voir l’autre), pour que je puisse me

vivre comme aliénée par son regard. Ce n’est qu’en un mouvement en retour sur moi –

par un mouvement ré-fléchit – que ma liberté est vécu comme aliénée. D’autant plus

qu’une liberté « aliénée » tel que la décrit le troisième moment ne peut être qu’une liberté

d’avoir, non pas d’être. Celle « morale », non celle « phénoménologique ». La conscience

en tant que conscience néantisatrice ne peut être a proprement parler aliénée. Cela

correspondrait pour elle a ne pas être du tout, c'est-à-dire a ne plus percevoir (car la

perception, comme tout acte du pour-soi, suppose la dimension de néantisation propre a

la conscience, c'est-à-dire la liberté comme rapport primordial au monde).

Nous pouvons faire a présent la part des choses entre la pensée strictement

phénoménologique de Sartre, de celle pratique-mondaine : celle strictement

phénoménologique débouche sur une intuition positive, dévoilant le moment propre de la

subjectivation. Elle décri le vécu de l’autre comme absence. L’autre comme pur regard,

me sollicite. Pour dire la dimension d’absence, Sartre va jusqu'à parler, de manière tout a

fait inattendue, de l’expérience positive d’autrui comme de celle d’un au-delà du monde :

191

…ce n’est pas en tant qu’il est « au milieu » de mon monde qu’autrui me regarde, mais c’est en tant qu’il vient vers le monde et vers moi de toute sa transcendance, c’est en tant qu’il n’est séparé de moi par aucune distance, par aucun objet du monde, ni réel ni idéal, par aucun corps du monde, mais par sa seule nature d’autrui. Ainsi, l’apparition du regard d’autrui n’est pas apparition dans le monde...par le regard d’autrui, je fais l’épreuve concrète qu’il y a un au-delà du monde.370

La subjectivité positive du deuxième moment s’articule a une transcendance positive – un

au-delà du monde, un excès par rapport a la logique des choses vécues dans

l’immédiateté de l’être vu du pour-soi. Or au lieu de s’arrêter sur ce moment, au lieu de

se maintenir sur le sol de ce pur moment de révélation, et de profiter de son sens, la

phénoménologie sartrienne passe au troisième moment : derrière le regard, une liberté.

C'est-à-dire : une menace. Et la conséquence ne tarde pas à venir : la description du pour

autrui est inclinée dans le sens d’une lutte entre libertés. C’est ce qui caractérise le

troisième moment de la description : celle ou la relation originelle (« La relation

originelle, c’est l’autre »371) devient chute originelle : « Ma chute originelle, c’est

l’existence de l’autre »372. Or de l’évènement originelle a la chute originelle on passe de

la description haute (phénoménologique) du pour-soi (la conscience comme liberté pré-

reflexive) a celle basse (pratique-mondaine) du pour-soi (la conscience libre et

réflexive) : la chute originelle, c’est précisément le fait qu’une autre liberté se manifeste,

et qu’en tant que tel, elle menace ma liberté, mon être libre :

Et ces caractéristiques nouvelles ne viennent pas seulement de ce que je ne puis connaître autrui, elles proviennent aussi et surtout de ce qu’autrui est libre ; ou, pour être exact et en renversant les termes, la liberté d’autrui m’est révélée a travers l’inquiétante indétermination de l’être que je suis pour lui. Ainsi, cet être n’est pas mon possible, il n’est pas toujours en question au sein de ma liberté : il est, au contraire, la limite de ma liberté, son « dessous »… 373

L’autre n’est pas mon possible, il déborde les cadres de mon être libre, il ne se donne pas

a ma saisie comme les autres choses du monde. C’est moi qui me donne a sa saisie – ou

370 J.-P. Sartre, L’Etre et le néant, op. cit. p. 309 371 J.-P. Sartre, L’Etre et le néant, op. cit. p. 307 372 Ibid., p. 302 373 Ibid., p. 301

192

du moins qui risque de s’y donner – car étant vu par l’autre, je ne m’appartiens plus.

Dans la représentation que l’autre se fait de moi – il n’est plus question, pour moi, de

mon moi véritable, de mon être libre. Entre ces mains, je ne suis plus un pour-soi (libre),

mais un en-soi (figée). L’autre me vole ma liberté.

Avec le pour-autrui, c’est toute la scène de l’expulsion du paradis qui est

convoqué : la nudité d’Adam et Eve leur est révélée par l’Autre (Dieu), « symbole

biblique de la chute, après le pêché originel »374. Ou bien dans le langage dramatique,

l’altérité chute, c’est l’autre-enfer, c’est le cercle infernal des regards que Sartre décrit

dans Huis clos. Cercle duquel il n’y a pas moyen de sortir : car ce qui reste à faire, face a

la menace de l’autre, c’est lutter.375 Lutte que Sartre décrira extensivement dans L’Etre et

le néant, constatant, en fin de compte, l’échec, l’aporie des « relations concrètes avec

Autrui ». Relations de masochisme et de sadisme qui, pour être dénouées, nécessitent une

« conversion radicale » selon Sartre, « dont nous ne pouvons parler ici », conclue t’il.376

Sans nous interroger de plus près sur ces relations, ce qui nous intéresse ici c’est

l’effet d’occultation que produit l’analyse des relations concrètes avec Autrui.377 Car c’est

374 Ibid., p. 328 375 Ainsi par exemple, dans l’analyse de la honte, qui n’est que le fait d’être vu par autrui comme une chose, d’être objectifié par l’autre, Sartre propose de répondre par un regard objectifiant : « La réaction a la honte consistera justement a saisir comme objet celui qui saisissait ma propre objectité… Et, par la, me récupère : car je ne puis être objet pour un objet. » (L’Etre et le néant, op. cit. p. 328) 376 Voici la note qui termine les 50 pages de description du cercle (infernal) des « Relations concrètes avec autrui » alternant entre sadisme et masochisme: « Ces considérations n’excluent pas la possibilité d’une morale de la délivrance et du salut. Mais celle-ci doit être atteinte au terme d’une conversion radicale dont nous ne pouvons parler ici » (Ibid., p. 453, note 1). Tout comme Husserl, atteignant le niveau fondamentale de la temporalité de la conscience, manquait de mots pour la décrire, Sartre s’interdit de parler dés qu’il est question de transcender radicalement les structures du pour-soi et du pour autrui, vers une conversion radicale qui déboucherait sur une morale. Nous interrogeons ici, en creux, ces non-dits, ces moments ou la phénoménologique s’arrête, s’interromps d’elle-même, au contact avec les altérités typiques qui entourent le sujet (le temps, l’autre). 377 Analysant la dialectique de la responsabilité et de la naissance, B. Lévy pointe a son tour l’effet d’occultation dans l’écriture de Sartre : « L’obscurité primordiale – l’assignation – est comme recouverte », note t’il a propos du retournement dans le texte de Sartre de l’être né comme assignation a une place, au « je choisis d’être né », qui procure l’illusion d’une assomption libre de l’inassumable (la naissance). Cf. a ce propos B. Lévy, Le nom de l’homme, op. cit. p. 45.

193

elle – et la lutte des libertés qui en résulte – qui sera retenu en fin de compte comme

l’élément principal de la phénoménologie de Sartre dans L’Etre et le néant, et non le

moment de subjectivation propre au deuxième moment de l’analyse. Or malgré cet effet

d’occultation, Sartre, pour un moment, touche à une dimension autre de la subjectivité :

le soi du deuxième moment se révèle comme pur pour autrui. Comme l’éveil d’une

subjectivité non contaminée par la réflexion, d’une subjectivité visée, appelé par le regard

de l’autre.378

La pensée de l’existence, dans son débordement de la phénoménologie

husserlienne et dans son désir de formuler une éthique, manquerait elle les ressources

nécessaire pour accomplir jusqu’au bout son projet ? La pensée métaphysique

d’Emmanuel Lévinas, qui s’inscrit a sa manière dans une prolongation de la réflexion

husserlienne de la subjectivité, pourra t’elle mener plus loin la recherche ? Sera-t-elle

capable de formuler une pensée positive de la subjectivité, sans céder au désir (de

fondation d’une science, de fondation d’une éthique) ? Et quel prix une telle pensée est

elle amené à payer ? Voici les questions avec lesquelles nous allons aborder la pensée

lévinassienne dans la prochaine partie de ce travail.

378 On pourrait lire les entretiens entre Sartre et Benny Levy dans L’espoir maintenant a partir de ce prisme: Sartre regrette dans ce texte de ne pas s’être attardé sur la relation primordiale avec autrui, avant que celle-ci tourne en lutte infernale des libertés, ce qu’il appelle dans ce texte « la conscience morale ». D’autre part, Sartre avoue : « J’ai laissé chaque individu trop indépendant dans ma théorie d’autrui de L’Etre et le néant […] Il s’agissait bien d’un rapport de chacun a chacun, précédent la constitution du tout fermé ou même empêchant ces ‘tout’ d’être jamais fermés […] Mais je considérais malgré tout que chaque conscience en elle-même, chaque individu en lui-même était relativement indépendant de l’autre. Je n’avais pas déterminé ce que j’essaie de déterminer aujourd’hui : la dépendance de chaque individu par rapport a tous les individus. » (J.P. Sartre & B. Lévy, L’espoir Maintenant – Les entretiens de 1980, Verdier Lagrasse 1991, p. 40).

194

TROISIÈME PARTIE

Emmanuel Levinas : Subjectivité et pensée de l’altérité

Paradoxalement, c’est en tant qu’alienus – étranger et autre – que l’homme n’est pas aliéné.

E. Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence

195

Introduction

Lévinas rencontra en 1927 à l’Institut de philosophie de l’Université de Strasbourg

Gabrielle Peiffer, une jeune étudiante s’initiant a la pensée de Husserl. Malgré

l’éblouissement de Lévinas pour Bergson, qui représenta à cette heure en France la

« philosophie nouvelle », il fut immédiatement attiré par Husserl. Voici comment,

quelque 60 ans plus tard, Lévinas relate sa rencontre avec la phénoménologie :

J’ai lu les Recherches logiques de très près, et j’eus l’impression d’avoir accédé non pas a une construction spéculative inédite de plus, mais a de nouvelles possibilités de penser, a une nouvelle possibilité de passer d’une idée a l’autre, a coté de la déduction, a coté de l’induction et de la dialectique, a une manière nouvelle de dérouler les concepts, par delà l’appel bergsonien a l’inspiration dans « l’intuition » ; au fait qu’en se retournant vers la conscience – vers le vécu oublié qui est « intentionnel »… on découvre la concrétude ou la vérité, ou cet objet abstrait se loge.379

La phénoménologie n’est pas un système philosophique de plus pour Lévinas, comme le

cartésianisme ou le kantisme : il s’agit d’une rééducation de la vision, d’une nouvelle

manière de voir, d’une nouvelle manière « de passer d’un concept à l’autre ». Lévinas

consacre alors toute son énergie à étudier l’œuvre, et, en 1928-1929, décide d’aller

étudier auprès du maitre. Il passera deux semestres à Fribourg, ou il assistera au dernier

semestre de la carrière académique de Husserl, et ou, comme il le raconte dans un de ses

articles sur Husserl, il sera le dernier à intervenir dans le dernier séminaire de Husserl :

« Fin juillet 1928, j’ai fait un exposé au séminaire de Husserl. Ce fut la dernière séance

du dernier séminaire de sa carrière »380. En ce qui concerne l’histoire de la réception de la

phénoménologie en France, Lévinas a compté beaucoup par son travail pionnier sur La

théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl (1930), l’une des premières

379 F. Poirié, Emmanuel Lévinas, Besançon, Ed. La Manufacture, 1992, pp. 61-62 380 E. Lévinas, « La ruine de la représentation », in: En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Vrin, Paris 2001, p. 174, note 1

196

études en français sur Husserl. Lévinas assura, d’autre part, la traduction des Méditations

Cartésiennes (1931) (en collaboration avec Gabrielle Peiffer). Ainsi, pour de nombreux

penseurs – dont Sartre, Maurice Merleau-Ponty, et Michel Henry–, Lévinas fut considéré

comme l’introducteur de la phénoménologie en France.381

Le texte lévinassien procède d’une explication ininterrompue avec le texte

husserlien: tant dans des textes consacrés explicitement aux questions

phénoménologiques – tels ceux recueillis dans En découvrant l’existence avec Husserl et

Heidegger (1949/1967), ou dans d’autres recueils – que dans les textes ou est développée

sa propre pensée, de De l’évasion (1935) – son premier exercice phénoménologique

autonome – en passant par De l’existant a l’existence (1948) et Le temps et l’autre

(1948), et jusqu’au grands textes philosophiques de la maturité, notamment Totalité et

infini (1961) et Autrement qu’Etre ou au-delà de l’essence (1974). Or la pensée de

Levinas, comme celle de Sartre, tout en étant ancré dans la phénoménologie husserlienne,

entretient avec elle un dialogue critique. Dialogue qui – c’est la thèse que nous proposons

d’éprouver ici – culmine autour de la question de la subjectivité. Nous allons tenter de

démontrer comment la pensée de Lévinas, libre de toute contrainte systématique (soumis

à l’idéal de science) ou programmatique (désir d’une morale de la liberté), procède d’une

radicalisation de la phénoménologie de la subjectivité, dans une fidélité à la lettre de la

phénoménologie. Radicalisation qu’il va falloir mesurer tant a l’aune de la pensée

husserlienne, qu’a celle sartrienne.

381 A propos de la réception de la phénoménologie en France, cf. N. Monseu, Les usages de l’intentionnalité. Recherches sur la première réception de Husserl en France, Ed. Peeters, Louvain 2005

197

Notre étude du texte lévinassien se divisera en deux parties :

1/ Dans la première partie, nous allons essayer d’entendre le rapport particulier que

Levinas entretient avec la phénoménologie husserlienne, essentiellement a partir des

textes consacrées entièrement a Husserl. Cette étude va nous installer sur le terrain de la

question de la subjectivité, et plus précisément, sur celui de la phénoménologie de la

conscience pure, de la conscience sans Ego, tel qu’abordée dans la pensée de Lévinas a

partir du thème de l’il y a. C’est par rapport a la dé-subjectivation propre a l’il y a que

nous tenterons de situer la problématique avec laquelle Lévinas se débat dans son œuvre,

a la recherche d’une nouvelle entente du sens de la subjectivité.

2/ La question de la subjectivité qui se posera a nous, et que nous interrogerons dans un

deuxième temps, sera la suivante : comment penser un être qui s’extrait de l’être, de l’il y

a, sans pourtant se retrouver dans sa solitude autarchique et réductrice ? La pensée de la

subjectivité de Lévinas sera liée aux formes premières de l’altérité. Apres Husserl, qui

déjà entrevit dans la tension même du présent, dans la dis-traction de l’instant avec lui-

même, une forme d’altérité qui gisait au cœur de la conscience comme « subjectivité

absolue » (Cf. Part. I); après Sartre, qui, dans le « me visé » du regard de l’autre, entrevu

un éveil du soi qui se produit au niveau pré-réflexif du pour-soi (Cf. Part II), la

phénoménologie lévinassienne interroge ces mêmes moments, ces mêmes intuitions (sur

l’altérité du temps, sur l’altérité d’autrui), pour y extraire une pensée toute a fait neuve de

la subjectivité. Cette phénoménologie – amorcée dans Totalité et infini mais menée

jusqu’au bout dans Autrement qu’Etre ou au-delà de l’essence – va faire l’objet de notre

deuxième chapitre. La phénoménologie de l’hypostase, et plus particulièrement la pensée

198

du temps que celle-ci implique, lui permettra d’esquisser une entente neuve de la

subjectivité. Entente « éthique » (l’un-pour-l’autre, le face-à-face), d’où émane tout

sensé, qui constitue le degré zéro de notre rapport au monde, le degré zéro de la

subjectivité.

Une remarque méthodologique s’impose ici, pour éviter tout malentendu : la

lecture que nous proposons ne cherche aucunement à inscrire Lévinas dans le

prolongement linéaire de la phénoménologie sartrienne. Lévinas et Sartre élaborent, tout

deux dans un langage propre, une réflexion a partir de Husserl. Ainsi, la pensée de

Lévinas, en dialogue constant avec celle de Husserl, ne doit rien a la pensée de Sartre,

dont on ne retrouve pratiquement aucune trace dans son écriture. Se développant sur deux

plans parallèles, tout en ayant la même source, les analyses de Sartre et de Lévinas

convergent d’eux mêmes, nous permettant d’éprouver les différentes possibilités qu’offre

le texte père (celui de Husserl) a des pensées qui tentent de formuler une phénoménologie

de la subjectivité.

199

1. Phénoménologie, pensée de l’existence et pensée de l’altérité

A. La phénoménologie : une méthode renvoyant à une philosophie

Qu’est ce que la phénoménologie pour Lévinas ? Malgré certains aveux qu’on retrouve

dans les entretiens, ou Lévinas semble reconnaître dans la phénoménologie une méthode,

une manière de passer d’un concept a l’autre382, les textes de Lévinas des années 40

consacrés a la phénoménologie insistent tous sur le point suivant : au-delà de la méthode,

la phénoménologie est déjà une philosophie, une pensée positive.383 Dans les textes

consacrés a la pensée de Husserl, tout l’effort de Lévinas est de démontrer comment ce

qui pourrait sembler se résumer à une simple méthode, procède en vérité de thèses

positives, d’une philosophie. Dans « De la description a l’existence », Lévinas écrit :

«…il ne serait pas sans intérêt de montrer comment une méthode renvoie a une

philosophie »384. La phénoménologie husserlienne est déjà, dans ces principes, une

pensée, et plus précisément, une pensée de l’existence. Tout le travail herméneutique de

Lévinas consiste à démontrer comment le principe fondamental de la phénoménologie,

l’intentionnalité (« La phénoménologie, c’est l’intentionnalité », écrit il encore dans ce

382 Cf. le passage de l’entretien avec Poirié cité ci-dessus. Dans Ethique et Infini, on retrouve le même ton : « C’est avec Husserl que je découvrais le sens concret de la possibilité même de ‘travailler en philosophie’ sans se trouver d’emblée enfermé dans un système de dogmes, mais en même temps sans courir le risque de procéder par intuitions chaotiques. Impression a la fois d’ouverture et de méthode… » (E. Lévinas, Ethique et infini, Le livre de poche, Paris 1992, p. 19) 383 C’est dans le texte « L’œuvre d’Edmund Husserl », paru originellement dans la Revue philosophique (janvier-février 1940), et repris dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger (op. cit. pp. 11-75), que la phénoménologie comme pensée positive et non pas uniquement comme méthode est exposée de la manière la plus étendue. 384 E. Lévinas, « De la description a l’existence », op. cit. p. 129 ; dans les lignes qui suivent, nous nous pencherons essentiellement sur le texte « De la description a l’existence ». Ce texte présente deux avantages : 1/ il expose de la manière la plus claire le rapport entre phénoménologie et pensée de l’existence, et 2/ il est le strict contemporain des premiers textes autonomes de Lévinas (Le temps et l’autre et De l’existence à l’existant), qui nous occuperons dans la suite de ce chapitre. La thèse de Lévinas que nous présentons se retrouve néanmoins dans tous les textes d’après guerre sur la phénoménologie. Pour n’en citer que les plus importants, mentionnons « Réflexions sur la ‘Technique phénoménologique’ » et « La ruine de la représentation », parus tout deux dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger(op. cit.).

200

même texte385), anticipe sur les acquis essentielles de la philosophie de l’existence. En

une formulation concise, Lévinas résume l’idée de l’intentionnalité tel qu’il l’entend :

« La conception phénoménologique de l’intentionnalité consiste, essentiellement, a

identifier penser et exister ».386 La phénoménologie propose une pensée neuve du rapport

entre penser et exister. Pour rendre compte de cela, Lévinas va pointer l’originalité de

l’intentionnalité par rapport à ce qu’il nomme la « philosophie classique ». La disjonction

entre la phénoménologie et la philosophie classique réside dans la différente manière

qu’ils ont d’envisager la finitude. Plus spécifiquement, la phénoménologie propose une

nouvelle entente du rapport entre le parfait et l’imparfait, entre le fini et l’infini, entre le

relatif et l’absolu. La ou la métaphysique classique ne voyait qu’un défaut (l’être fini, de

Descartes a Leibniz, est imparfait, il lui manque la vision absolue de Dieu, de la

substance infinie ; ou chez Kant, il n’a pas accès à l’être en-soi), la phénoménologie voit

un mode d’apparition : la finitude de l’homme n’est pas un défaut, mais le seul mode

d’accès à l’être. En régime phénoménologique, la perception inadéquate n’est pas la

marque d’un être imparfait, d’un être qui, du fait de sa finitude, est dans le doute, dans

l’incertitude. La perception inadéquate – tel serait l’enseignement de Husserl – est

constitutive de l’objet visé : « Chaque fois que la philosophie classique insiste sur

l’imperfection d’un phénomène de connaissance, note Lévinas, la phénoménologie ne se

contente pas de la négation incluse dans cette imperfection, mais pose cette négation

comme constitutive du phénomène ».387 Tout est dans le rapport, dans l’entre deux, dans

l’intentionnalité qui anime la relation de la conscience a l’objet intentionnel. Nous nous

souvenons de la phénoménologie des esquisses de Husserl : le fait de ne pas atteindre

385 Ibid., p. 145 386 Ibid., p. 139 387 Ibid., p. 131

201

l’objet tout entier en un seul regard, dans une seule perception, fait partie des propriétés

eidétiques de la région « chose ». Il n’est pas du a un défaut du sujet, mais révèle à la

conscience les propriétés eidétiques de l’objet intentionnel. La chose n’aurait pas pu se

montrer autrement qu’elle ne se montre. Même un Dieu, pour saisir une chose matérielle,

devra « tourner autour d’elle ». Il n’y a pas de vision « meilleure » que celle de la

conscience finie.

Comme chez Sartre, la notion d’intentionnalité et la conception de la finitude que

celle ci engendre, signifie pour Lévinas l’abandon de la métaphysique de la substance.

Car abandonner la métaphysique de la substance, c’est abandonner l’idée selon laquelle

le réel dépend d’un absolu qui n’est pas la conscience ; c’est se défaire d’une conception

du réel qui suppose, derrière l’apparaissant et soutenant l’apparaissant, du non-

apparaissant, du non-phénoménal.388 C’est en cela que Husserl se sépare de la

métaphysique de la substance, ou de ce que Lévinas nomme aussi l’Idéalisme, a dire : le

platonisme et le cartésianisme : « L’idéalisme est foncièrement platonicien et cartésien :

le point de départ se situe dans l’homme, mais l’homme se domine, dans la mesure ou il

se situe lui-même par rapport a l’idée du parfait qui tout en se trouvant dans l’homme,

tout en ayant une signification pour lui, permet de sortir de l’immanence de sa

388 Il s’agit ici de l’acception métaphysique de la substance, celle qui provient de la tradition aristotélicienne (la substance entendue comme substance première (prote ousia), tel qu’elle apparaît en Métaphysique, livre ∆, § 8 (cf. Aristote, La métaphysique (trad. J. Tricot), Vrin, Paris 1991, pp. 273-274)), et qui fut transmise, a travers la scolastique, aux philosophes de la modernité (cf. par exemple la définition de la substance dans les Principia philosophiae de Descartes, notamment aux § 51 et 52 (Cf. R. Descartes, Les principes de la philosophie, Vrin, Paris 1990)). La substance entendu dans ce sens est ce qui sous-tient les attributs, ou bien ce qui réside en lui-même et n’a besoin de rien d’autre pour être ou pour être conçu. La substance est un absolu dont l’être ne dépend pas de moi, qui n’est pas par rapport à moi, comme la substance infinie de Descartes, ou le noumène kantien. Par rapport à la critique phénoménologique, la notion de substance résume en vérité l’idée d’une objectivité, d’un être en soi, qui existerait et ferait sens en tant que tel. Cf. encore a ce propos la conclusion du livre de D. Souches-Dagues, Le développement de l’intentionnalité dans la phénoménologie husserlienne (Martinus Nijhoff, La Haye 1972), qui distingue entre la notion de phénomène chez Kant, qui suppose un noumène, et dont la science est une science de l’apparence, de la phénoménologique a proprement parler, qui est une science de la manifestation, qui ne suppose aucun en-soi, ou substance.

202

signification »389. Le seul absolu – et, en ce sens, le seul fondement réel – c’est le vécu,

l’intentionnalité en tant que vécu immédiat et immanent de la conscience. D’où le retour

partiel de Husserl a Descartes (Lévinas dira : celui non-idéaliste, celui d’avant la

méditation sur l’idée de l’infini) : le Descartes de Husserl est celui du cogito, le Descartes

de la deuxième Méditation Métaphysique, celui qui découvre l’apodicticité de la pensée,

et l’autarcie du rapport entre le cogito et le cogitatum, entre l’idée et l’idéatum, sans se

poser la question de l’objectivité du monde, et avant d’attribuer au cogito son attribut de

substance fini.390 Tel Descartes après le doute – et dans les Méditation Cartésiennes

Husserl en appelle au geste du doute cartésien, qu’il invite a radicaliser391 – Husserl,

après l’épochè, retrouve la sphère de la conscience comme sphère d’absolue apodicticité.

Pour Husserl, c’est dans le cogito, dans le rapport entre cogito et cogitatum, que la

philosophie doit prendre son réel point de départ. Sans que la finitude du cogito soit

interprétée comme limitation. Autrement dit, il faut éviter la question de la troisième

Méditation392, celle qui introduit la substance infinie – Dieu – et qui fait reposer

l’évidence du cogito sur l’extériorité de l’infini. Lévinas remarque :

Il n’y a pas de principe de lumière dont l’homme dispose et dans la lumière de qui il voit la lumière, il n’y a pas de lumière conditionnant celle de l’évidence. Ce débordement de l’évidence du cogito par la lumière infinie sur lequel se termine la troisième Méditation de Descartes… est absent de la philosophie husserlienne.393

389 E. Lévinas, « De la description a l’existence », op. cit. p. 136 390 A propos du rapport de Husserl a Descartes et de la lecture lévinassienne de Descartes, cf. infra, Annexe I. 391 Husserl, Méditations Cartésiennes, op. cit. §3-§9, pp. 25-50 [6-20]; l’épochè comme radicalisation de la pratique du doute cartésien réside précisément dans l’abandon de la métaphysique de la substance – dont le résultat premier est la critique radicale de Husserl de la métaphysique de la causalité. L’épochè – au-delà du doute cartésien – invite à la réduction de la causalité elle-même, pour décrire les rapports de sens intentionnels que celle ci implique. 392 En vérité, Husserl pose la question de la 3ème Méditation de Descartes, qui est celle du solipsisme, or il ne la pose qu’en fin de parcours, dans sa 5ème Méditation Cartésienne, celle précisément qui traite de l’intersubjectivité. Cf encore a ce propos les deux annexes a la fin de notre travail. 393 Notons l’intérêt de cette remarque de Lévinas: toute son entreprise phénoménologique se plaçant sur le signe d’une réactualisation des intuitions platoniciennes et cartésiennes dans un langage phénoménologique, le programme anti-husserlien de Lévinas se fait sentir dés ces textes. Car le retour à l’Idéalisme opéré par Lévinas (Platon, Descartes) supposera, de sa part, une reformulation des principes

203

La phénoménologie abolit ainsi non seulement la dichotomie classique entre le dedans et

le dehors, entre une supposé sphère d’objectivité et une conscience (subjective) qui aurait

à l’atteindre, mais elle permet aussi de dissocier la notion de finitude avec celle

d’imperfection. L’absolu, le parfait, n’est pas attribué par la phénoménologie a une

substance extérieure a l’aune de laquelle la finitude mesurerait son imperfection (comme

c’est le cas pour la théologie, dont la philosophie suit l’enseignement), mais elle

caractérise le rapport même de la conscience au monde (le vécu lui même, nous l’avons

vu dans la première partie de ce travail, est sphère d’« absoluité » pour Husserl).

La phénoménologie redéfinit les limites de la transcendance et le sens de la

finitude : « L’abandon de la transcendance conditionnée par l’idée du parfait, ramène à la

transcendance caractérisée par l’intentionnalité ».394 Cette notion de finitude, déjà

comprise dans la thèse sur l’intentionnalité, et qui sera reprise par la philosophie de

l’existence, intéresse Lévinas. Car voici ou mène cette méditation sur l’intentionnalité :

l’idée de substance, d’un non apparaissant reposant derrière l’apparaissant et le soutenant,

n’ayant plus lieu d’être en régime phénoménologique, il en résulte que penser et exister

se rejoignent. L’existence, l’être, n’a plus de sens hors du rapport avec la conscience

intentionnelle. Le mode d’accès à l’être définit le mode d’existence de l’être. Ce qui

suppose une redéfinition de l’acte même de penser : penser n’est plus un acte intellectuel

d’analyse et de synthèse de concepts, mais un évènement d’existence :

Le propre de la philosophie de l’existence n’est pas de penser le fini sans se référer à l’ infini – ce qui aurait été impossible ; mais de poser pour l’être humain une relation avec le fini qui précisément n’est pas une pensée. Une relation qui n’est pas un rapport entre le fini et l’infini, mais l’événement même de finir – de mourir. Cette relation avec le fini qui n’est pas une pensée – c’est l’existence. D’où dans toute la philosophie existentielle et déjà dans la phénoménologie de

mêmes de la phénoménologie, qui, par la thèse de l’intentionnalité, contredit l’idéalisme platonicien et cartésien. Nous étudierons cela dans la conclusion de ce travail. 394 E. Lévinas, « De la description a l’existence », op. cit. p. 138

204

Husserl, une réflexion qui ne consiste pas à méditer sur la définition des faits humains ni a établir un rapport entre ces faits en fonction de cette définition, mais l’analyse de l’intention qui anime ces faits. 395

La phénoménologie annonce déjà ces « philosophies de l’ambigüités » (l’expression est

de Lévinas) que sont celles de l’existence. La finitude n’est pas un défaut qui se mesure

par rapport à un être infini, mais, en tant qu’évènement (c'est-à-dire vécu comme le fait

d’être mortel), elle contient à elle seul toute la « vérité » de l’homme. 396

Avant de passer à la suite, notons un dernier thème de l’interprétation

lévinassienne de Husserl, qui nous importera dans la suite de notre lecture. Il a trait à

l’identification, dans l’idée de l’intentionnalité, entre penser et être, entre penser et

exister. Dans le langage catégorial, note Lévinas, cette identification signifie la

transitivité de l’existence :

Sur le plan des catégories, la nouveauté de la philosophie de l’existence nous apparaît dans la découverte du caractère transitif du verbe exister. On ne pense pas seulement quelque chose, on existe quelque chose.397

L’idée de l’intentionnalité suppose la transitivité du verbe être : tout comme la pensée est

pensée de…, le vécu vécu-de…, ainsi, tout évènement d’être suppose un complément

direct : je suis mon monde, je suis ma douleur, je suis mon passé. Avoir mal, c’est être

dans le mal, c’est avoir le mal comme corrélat immédiat de mon être. Ce n’est pas être en

face de mon mal. La contemplation est vie, existence. L’idée de l’intentionnalité invite à

réentendre la verbalité de l’être, au-delà de sa fonction logique de copule : « L’acte

395 Ibid., pp. 144-145 396 Cf. encore a ce propos l’article de F. Dastur, « Intentionnalité et métaphysique », in : Positivité et transcendance, op. cit., pp. 125-141 : « Il s’agit en effet, écrit elle, de montrer que dans la pensée de Husserl se trouvent déjà réunis les prémisses d’une philosophie de l’existence » (Ibid.). Encore a propos de la centralité de l’idée de l’intentionnalité dans la lecture levinassienne de Husserl et du traitement de cette notion dans Totalité et infini et Autrement qu’être, cf. J. Rolland, Parcours de l’autrement – Lecture d’Emmanuel Lévinas, « Les aventures de l’intentionnalité », PUF-Epiméthée, Paris 2000, pp. 323-353 397 E. Lévinas, « De la description a l’existence », op. cit. p. 143

205

d’exister, écrit Lévinas, se conçoit désormais comme une intention »398. La modalité

catégoriale de la transitivité que comprends l’idée de l’intentionnalité husserlienne est

fondamentale dans la lecture lévinassienne de Husserl, car c’est en fin de compte elle qui,

pour Lévinas « a permit de préparer la notion d’existence telle qu’on l’emploi depuis

Heidegger et, depuis Sartre, en France »399. Or c’est aussi à partir d’une méditation

originale de l’idée de la transitivité de l’existence, que Lévinas amorcera sa pensée

propre, comme on va le voir a présent.400

B. L’intransitivité de l’exister pur

Le texte « De la description a l’existence » que nous venons d’étudier nous plonge dans

la phénoménologie telle que Lévinas la conçoit dans les années où, pour la première fois,

sa pensée accède à une formulation systématique. Rédigée en 1949, il est le contemporain

398 Ibid., p. 140 399 Ibid., p. 140 400 Pour une autre étude du rapport de Lévinas a la phénoménologie, cf. François Lavigne, « Lévinas avant Lévinas – L’introducteur et le traducteur de Husserl », in : Positivité et transcendance suivi de Lévinas et la phénoménologie (dir. J.-L. Marion), PUF, Paris 2000, pp. 49-72). La démonstration de Lavigne consiste à déchiffrer dans le premier grand texte de Lévinas sur Husserl – La théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl – l’influence de la pensée de Heidegger. Selon Lavigne, cette influence est a la base de certains contresens phénoménologiques commis par Lévinas, et plus précisément en ce qui concerne la nature de l’idéalisme husserlien et le passage des Recherches logiques aux Idées, ainsi que la portée authentique de la réduction husserlienne. Sans entrer dans le détail de la critique de Lavigne, et sans nous opposer à la rigueur de ces analyses, notons uniquement que notre intérêt pour le rapport entre Lévinas et Husserl se situe ailleurs. L’étude de Lavigne, se penchant uniquement sur le texte de jeunesse de 1930 et sur la traduction des Méditation cartésiennes, ne s’interroge pas sur les enjeux philosophiques de la lecture lévinassienne de Husserl, lecture, d’autre part, clairement influencée par Heidegger. Qu’il ne soit pas question d’une recherche purement académique de Husserl, mais d’une interprétation philosophique, c’est ce que précisément les textes des années 40 révèlent. Ce qui importe pour notre travail, c’est l’interprétation philosophique de Lévinas – lourdement imprégnée par l’inspiration heideggérienne, sans pour autant rejoindre ces thèses positives – qui consiste à reconnaître dans le concept husserlien de l’intentionnalité les acquis théoriques fondamentaux qui serviront a la pensée de l’existence. Pointer dans la phénoménologie husserlienne l’anticipation concrète de la pensée de l’existence, c’est se prononcer sur la nature même de la phénoménologie comme philosophie et non uniquement comme méthode (en fin de compte, c’est en lisant dans la phénoménologie une philosophie, que Lévinas va pouvoir la critiquer en l’assimilant à la tradition philosophique de l’occident, caractérisée de philosophie de la « lumière ». Ainsi par exemple dans « L’œuvre d’Edmund Husserl » de 1940 (in : En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit. pp. 11-75)). D’ou la conséquence suivante, a laquelle nous nous attachons dans le présent travail : le débat de Lévinas avec la pensée de l’existence – et plus précisément avec celle de Sartre – si elle veut être ramenée a sa racine, doit être comprise a partir de l’horizon husserlien.

206

des deux écrits qui inaugurent la pensée propre de Lévinas, à dire : De l’existence à

l’existant et Le temps et l’autre.401 Ces deux textes nous permettrons d’interroger le

rapport polémique de Lévinas avec la phénoménologie.

On peut lire la critique de Lévinas comme une radicalisation du geste sartrien.402

Sartre, dans La transcendance de l’Ego, nous apprit à reconnaître, derrière la conscience

réflexive et personnelle, celle pré-réflexive et impersonnelle. Le mouvement de la

constitution, nous a-t-il démontré, est a l’inverse de celle de la réflexion : derrière le moi,

il faut retrouver la conscience comme pure « être tendu vers… », comme pure

intentionnalité. Roquentin, le héros de La nausée, répliquant au cogito de Descartes,

pouvait ainsi dire : « J’existe, c’est tout », et non pas « Je pense donc je suis, j’existe ».

La conscience est pur être dans le monde, avant tout geste réflexif. Or celle-ci est

conscience impersonnelle, car l’Ego (personnel), comme le démontre Sartre, suppose une

retombée dans le réflexif, un abandon du vécu immédiat. Lévinas, dans un

approfondissement phénoménologique ultime, cherche à creuser plus loin. Il cherche à

décrire l’impersonnalité de la conscience elle-même. Peut-on vivre l’impersonnalité de la

conscience en tant que telle ? Y a-t-il un vécu de l’anonymat pur ? Comment comprendre

le pré-réflexif comme expérience de soi vécu comme anonymat ? Quel est son sens ?

C’est à cette profondeur que la phénoménologie doit creuser si elle veut poser la question

de la subjectivité dans toute son ardeur.

401 Signalons que le premier écrit ou Lévinas s’exerce de manière autonome a la phénoménologie date en vérité de 1935, avec De l’évasion (Ed. Fata Morgana, Montpellier 1962). Dans cet écrit apparaissent déjà quelques uns des thèmes classiques de la phénoménologie de Lévinas, tels que l’être vécu comme détresse, comme irrémissibilité, comme impossibilité d’échapper. Or ces intuitions ne seront développées dans leur systématicité que dans les textes des années ’40. C’est pourquoi le texte de 1935 nous occupera moins ici. 402 Comme nous l’avons remarqués a la fin de l’introduction a cette partie, il ne s’agit pas d’inscrire Lévinas dans la prolongation de la pensée de Sartre (comme s’il poursuivait ce qui était laisse en chantier par Sartre), mais de pointer une proximité thématique entre les deux auteurs, s’enracinant dans la phénoménologie husserlienne.

207

La phénoménologie de Le temps et l’autre et de De l’existence à l’existant

proposent une telle interrogation. Lévinas emprunte, dans ces texte, un parcours qui défie

– dés le départ – les assises de la phénoménologie. Cela, a partir du point le plus intime

que Lévinas sut reconnaître dans la phénoménologie pensée comme philosophie, a

savoir : la transitivité de l’existence. La solitude – thème par lequel s’ouvre Le temps et

l’autre – révèle précisément l’intransitivité radicale de mon être.

En quoi consiste la solitude ? Il est banal de dire que nous n’existons jamais au singulier. Nous sommes entourés d’êtres et de choses avec lesquels nous entretenons des relations… Toutes ces relations sont transitives : je touche un objet, je vois l’Autre. Mais je ne suis pas l’autre. Je suis tout seul. C’est donc l’être en moi, le fait que j’existe, mon exister qui constitue l’élément absolument intransitif, quelque chose sans intentionnalité, sans rapport.403

La solitude, le simple fait de l’existence solitaire, à ceci de particulier que dans son

principe, il est le fait du non-partage, de la non-transitivité. La solitude est le vécu de

l’intentionnalité en tant que non transitive. Intentionnalité sans noème. La rupture avec

Husserl est consommée dés les premières lignes de Le temps et l’autre : il y a du vécu

intransitif. Non seulement qu’il y a de l’intransitif dans l’intentionnalité, que la

conscience n’est pas nécessairement explosion vers un monde, mais il y a un évènement

dont tout le sens est l’intransitivité : la solitude. On ne partage pas l’existence. La

transitivité a ces limites : le vécu lui-même, comme existence vécu, n’est pas transitif. Il

ne s’agit pas ici d’un truisme, mais de l’intuition même de la solitude : comme

l’intransitivité de l’exister.

La question de Lévinas est désormais la suivante : le « j’existe », l’intuition de la

solitude, est elle faite d’une pièce ? Est elle a-tomique, indivisible ? Ou y aurait-il une

« dialectique » propre du « j’existe », qui permettrait d’y voir plus clair dans

l’intransitivité de ce vécu ? Pour Sartre, l’exister intentionnel pure était a la base de la

403 E. Lévinas, Le temps et l’autre (1948), Quadrige-Puf, Paris 1979, p. 21

208

conscience. Lévinas, contrairement a Sartre, ne s’arrête pas la. Le « j’existe » n’est pas

l’ultime degré de la conscience, car au-delà de la dissociation sartrienne du « j’existe » et

du « je pense » – du pré-réflexif et du réflexif – il y a une autre dissociation à opérer, a

l’intérieure du j’existe : celle entre le je et l’exister lui même. L’intuition de l’existence

pure précède le « j’existe ». Pour Lévinas, le j’existe – celui que Sartre comprends

comme impersonnel – est déjà l’appropriation de l’existence par un je, il est déjà un acte

d’appropriation, l’inclination a la première personne du verbe exister. Il est déjà un

« contrat » entre l’existence et l’existant.404 Même si non-réflechit. C’est ce que Lévinas

appelle l’hypostase : « J’appelle hypostase l’événement par lequel l’existant contracte son

exister ».405 Si donc il y a un niveau plus fondamentale que celui du « je pense », de la

conscience réflexive, ou que l’existence solitaire, pré-réflexive (le j’existe), c’est au

niveau de l’existence d’avant son rapport avec l’existant qu’il faut traquer son sens. La

question première de Lévinas se formule donc ainsi: « Ce lien entre ce qui existe et son

exister est il indissoluble ? Peut-on remonter à l’hypostase ? ».406

Il faut décrire l’intuition originelle de l’existence intransitive. Autrement dit :

l’impersonnalité de la conscience doit être pensée radicalement, c'est-à-dire, comme l’être

désubjectivisé, comme l’état de non subjectivité. Sartre, qui pointe l’impersonnalité de la

conscience, s’arrête trop tôt sur ce point : chez lui, il est encore question de conscience,

404 Tout l’exercice de la phénoménologie de l’hypostase de Lévinas sera d’entendre l’évenementialité de l’hypostase non pas comme une relation, comme un rapport – ce qui signifierait un retour de la transitivité, de l’intentionnalité et de la conscience – mais, comme nous allons tenter de le démontrer, comme l’émergence même de la conscience, comme un assumer premier en deca de la conscience intentionnelle et lui conférant son sens. Il s’agira d’une phénoménologie de la conscience elle-même comme conscience intentionnelle. On comprend que pour décrire cela, la conscience intentionnelle doit être dépassée dans son principe. Toute la difficulté sera donc de décrire le rapport entre l’existence et l’existant – l’hypostase – comme une relation, sans que cette relation soit celle, transitive, qui caractérise toute conscience intentionnelle. Il s’agira, avec l’hypostase, d’un évènement. 405 Ibid., pp. 22-23 406 Ibid., pp. 23

209

d’un être éveillé a la chose, d’une intentionnalité transitive.407 Il aurait fallu décrire cette

impersonnalité en tant que tel. Le pur être-en-éveil-de-la-conscience. Ce moment – le pur

éveil, la pure vigilance de la conscience – est décrit par Lévinas dans sa phénoménologie

de l’insomnie :

L’insomnie est faite de la conscience que cela ne finira jamais, c'est-à-dire qu’il n’y a plus aucun moyen de se retirer de la vigilance à laquelle on est tenu… Par une vigilance, sans recours possible au sommeil, nous allons précisément caractériser l’il y a et la façon qu’a l’exister de s’affirmer dans son propre anéantissement. Vigilance, sans refuge d’inconscience, sans possibilité de se retirer dans le sommeil comme dans un domaine privé. Cet exister n’est pas un en-soi, lequel est déjà paix ; il est précisément absence de tout soi, un sans-soi. 408 La veille est anonyme. Il n’y a pas ma vigilance à la nuit, dans l’insomnie, c’est la nuit elle-même qui veille. Ca veille.409

A coté des catégories sartriennes-hégéliennes de l’en-soi et du pour-soi, la

phénoménologie de l’insomnie propose la catégorie du sans soi : la pure vigilance de la

conscience, vécu comme impersonnelle. Impersonnalité qui est détresse, qui signe

l’impossibilité d’un être d’être en possession de soi. L’insomnie comme pur éveil sans

sujet est le fait du « ne pas pouvoir » : ni s’engager – dans la lumière théorique de la

perception – ni se dégager – dans la retraite et le repos du sommeil, qui est une

suspension de l’être.410 Détresse propre de l’insomnie: il n’y a personne, il n’y a pas de

je, il n’y a pas de sujet. L’Etre est subie – il y a :

407 Sauf a un moment, dans La nausée, ou Sartre se rapproche au plus près l’intuition de la pure impersonnalité de la conscience. Dans la fameuse scène du tronc du marronnier, Roquentin, après avoir opérée une sorte de réduction existentielle pour atteindre l’être pur – réduction dont les séquences sont décrits aux pages 181-182 : de l’être comme appartenance, comme forme vide, comme copule, a l’intuition de l’existence apparaissant comme rapport premier, plus fondamental que celle logico-déductive, et qui découvre le monde selon la catégorie de l’ « en trop » : « L’existence partout, a l’infini, de trop, toujours et partout… » (Sartre, La nausée, op. cit. p. 189) ; « Il y en avait, il y en avait ! » (p. 191). Or ceci vaut pour l’être : car vivre l’être en trop de Roquentin lui-même, du sujet, est impossible. Un vécu qu’il faut éviter : « moi-même j’étais de trop. Heureusement je ne le sentais pas, je le comprenais surtout, mais j’étais mal a l’aise parce que j’avais peur de le sentir » (p. 183). 408 E. Lévinas, Le temps et l’autre, op. cit. p. 27 409 E. Lévinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit. p. 111 410 Ibid., p. 120

210

C’est de sa subjectivité, de son pouvoir d’existence privée que le sujet est dépouillé dans l’horreur. Il est dépersonnalisé. La ‘nausée’ comme sentiment de l’existence, n’est pas encore une dépersonnalisation ; alors que l’horreur met à l’ envers la subjectivité du sujet, sa particularité d’étant. Elle est la participation a l’il y a.411

L’envers de la subjectivité, c’est ce que Lévinas nomme l’il y a. L’il y a c’est le fait d’une

présence de l’être, que personne ne peut assumer. L’être, l’existence, est la, sans sujet.

Non pas l’être de quelque chose, mais le pur fait qu’il y a. La participation a l’il y a, le

fait d’être dans l’être – qui est aussi une impossibilité de sortir de l’être, car il faudrait un

« qui », un quelqu’un, une subjectivité, pour en sortir – est le fait fondamental de la

conscience pure, de la conscience entendu comme simple vigilance. Contrairement a la

conscience de Roquentin, traversant les murs comme une vision qui transperce l’écorce

du réel, la conscience comme pure vigilance est pure enfermement, impossibilité

d’échapper, comme dans les comtes d’E.A. Poe, ou les murs de la pièce se resserrent ad

infinitum, creusant de plus en plus la détresse de celui qui s’y trouve enfermé, sans

horizon de sortie. L’exister impersonnel n’est pas la liberté sans attaches de Sartre, n’est

pas le pur fait d’être au monde, mais est le sans issue, le sans recours possible de l’il y a,

précisément parce qu’il n’y a personne. Pour définir l’atmosphère de cette conscience

impersonnelle, Lévinas a recours en fin de compte à la catégorie du tragique : « La

fatalité de la tragédie antique devient la fatalité de l’être irrémissible »412. L’insomnie, l’il

y a, nous renvoi a l’ambiance existentielle singulière que décrit la tragédie : la fatalité de

l’être, le fait de ne pas pouvoir s’en sortir. Comme le héros de la tragédie sophocléenne,

pris par le destin – et déjà dans un texte de 1934, « Quelques réflexions sur la philosophie

411 Ibid., p. 100 412 Ibid., pp. 101

211

de l’hitlérisme »413, Lévinas décrivait la moira des grecs en ces termes –, la conscience a

son état fondamental, la conscience comme pure vigilance, est malgré-soi, sans-soi.414

Pour avancer dans notre recherche, posons une question laissé en suspens jusqu'à

maintenant, et qui a trait à la possibilité même d’une phénoménologie de la conscience

impersonnelle. En effet, comment concevoir, en régime phénoménologique, une

description qui se réclame comme échappant a toute description car se produisant comme

l’éclipse du sujet (l’il y a)? Où pour revenir à notre formulation de départ, est-il possible

de décrire l’intransitivité du vécu comme tel ? L’il y a ne suppose t’il pas déjà toujours un

sujet capable d’un vécu tel que l’il y a ?

On pourrait répliquer en réaffirmant la primauté du sujet derrière tout vécu. Ce

serait rendre à la phénoménologie son statut de philosophie première. Pour Lévinas, au

contraire, l’il y a pensée radicalement invite a une autre solution : celle de quitter le sol

husserlien de la phénoménologie. Celui-ci ne pourrait en effet concevoir une intuition

vécu elle-même comme impersonnelle. Le vécu de l’insomnie ne se donne pas a une

conscience intentionnelle : l’intuition de l’il y a est subi par une conscience sans je.

Mieux : elle est le subir même d’une conscience sans je. Elle révèle la conscience sans je,

l’impersonnel, comme subir. Poussant la phénoménologie de la conscience au-delà des

descriptions sartriennes – qui réalisent, avec le Husserl des Recherches logiques, que la

conscience intentionnelle ne suppose aucunement un Ego – Lévinas s'attache a ce vécu de

413 E. Lévinas, Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme, Rivages/poches, Paris 1997, p. 9-10 414 La catégorie du malgré soi sera réinvestit positivement dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, (Martinus Nijhof/Le livre de poche, Paris 1990, pp. 86-90) comme la forme fondamentale de l’être pour autrui. Ici, elle apparaît a son état premier, comme impossibilité d’échapper à l’être, comme impersonnalité radicale. Tout l’effort des textes après Totalité et infini sera de dire, du sein de l’il y a, le retournement de l’irrémissibilité de l’être pur a l’impossibilité d’échapper a Autrui. Le thème de l’illéité – qui est le retournement non dialectique de l’il y a en transcendance positive – illustre cette pratique dans « La trace de l’autre » par exemple (Cf. « La trace de l’autre », in : En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit. pp. 261-282).

212

l’impersonnel en tant que tel que nous donne l’insomnie : un état ou c’est la conscience

intentionnelle même qui se trouve mise entre parenthèses, qui se trouve suspendu.

Autrement dit : une réduction de la conscience elle-même. Ainsi, la phénoménologie de

l’insomnie est une phénoménologie en rupture avec les fondements les plus intimes de la

phénoménologie, car prétendant a une réduction de la conscience elle-même. Il contredit

les limites de la phénoménologie telle que ceux-ci sont fixés dans le fameux § 24 des

Idées. L’il y a est un phénomène qui n’est reçu par aucune conscience. C’est pourquoi,

selon Lévinas, les descriptions de l’il y a ne suivent plus le droit fil de la

phénoménologie.

L’affirmation de l’anonyme vigilance dépasse le phénomène qui suppose déjà un moi, échappe par conséquent a la phénoménologie descriptive… Indice d’une méthode ou la pensée est invitée au-delà de l’intuition. 415

Lévinas, auteur d’une étude sur la centralité de l’idée de l’intuition dans la pensée de

Husserl, pointe ici une pensée qui invite « au-delà de l’intuition ». Entendons : au-delà

des limites que fixe la phénoménologie. L’impersonnalité de la conscience était une

invitation à radicaliser le geste phénoménologique pour Sartre (a partir de l’idée de

l’intentionnalité). Pour Lévinas, elle est l’occasion de s’interroger sur un dépassement de

la phénoménologie, sur la limite de la phénoménologie, et sur l’incapacité de la

phénoménologie à entendre le sens de ce vécu extrême qu’est l’il y a. Avec l’il y a il

s’agit d’un événement qui, bien qu’ancré dans un vécu (l’insomnie), signe l’écart d’une

pensée qui tente de méditer la question de la subjectivité de manière radicale, d’avec la

doctrine phénoménologique, qui pose – ou impose – la primordialité d’une conscience

intentionnelle, c'est-à-dire transitive.

415 E. Lévinas, De l’existence à l’existant (1947), Vrin, Paris 1990, p. 112

213

Cette scène primitive de la phénoménologie de Lévinas est significative non

seulement en ce qui concerne le thème de notre recherche (la question de la subjectivité,

le rapport entre subjectivité et conscience), mais aussi par rapport a la nature même de la

philosophie de Lévinas. Car elle accomplit déjà le geste que Lévinas, tout au long de son

œuvre, ne cessera d’accomplir, a dire : déborder la phénoménologie pour penser la

subjectivité. Ici, il s’agit d’un débordement par le bas : l’il y a comme dimension

nocturne, souterraine, de la conscience. Nous verrons par la suite comment la philosophie

positive de Lévinas invite à un débordement par le haut, avec le thème de l’altérité

positive comme visage. Or déjà ici, le geste constant du penser lévinassien –

débordement de la phénoménologie a partir de ces propres prémisses – est accomplit.

C. Pensée de l’existence et pensée de l’altérité

Tout l’effort phénoménologique de Lévinas dans De l’existence à l’existant, comme le

titre l’indique, est de formuler le passage de l’insomnie a la veille, de l’existence

anonyme a l’existant, au je. Ainsi, la paresse, l’ennui, la fatigue, l’effort, le travail, que

Lévinas décrit avec minutie dans les premières pages de De l’existence à l’existant,

tentent de saisir, au bord de l’anonyme vigilance, des évènements de réveil. A travers

eux, c’est d’une genèse phénoménologique de la conscience qu’il est question. Il serait

inapproprié de parler à ce propos de constitution, car la constitution n’est possible qu’a

partir d’une conscience. Ici, c’est la conscience elle-même qui est décrite dans son

émergence : c’est l’évènement de la conscience, ou plutôt, la conscience comme

événement, que Lévinas décrit. Evénement dont le sens est entendue comme victoire sur

l’anonymat de l’il y a, sur la pure vigilance a laquelle nous astreint l’insomnie.

214

La conscience est précisément le fait que l’impersonnelle et ininterrompue affirmation de ‘vérités éternelles’ peut devenir simplement une pensée, c'est-à-dire, peut, malgré son éternité sans sommeil, commencer ou finir dans une tête, s’allumer ou s’éteindre, s’échapper a elle-même : la tête retombe sur les épaules – on dort.416 C’est dire que la conscience est une rupture de la vigilance anonyme de l’il y a, qu’elle est déjà hypostase, qu’elle se réfère a une situation ou un existant se met en rapport avec son exister. Nous ne pourrons évidemment pas expliquer pourquoi cela se produit : il n’existe pas de physique en métaphysique.417

La conscience n’est pas le niveau premier de la subjectivité, mais constitue déjà un

événement : elle est le rapport d’un existant avec l’existence, la prise sur soi de

l’existence. D’emblé, le « J’existe » est un deux. Avant d’être intentionnalité, la

conscience est déjà relation : non pas entre une conscience et un objet intentionnel, mais

comme une prise sur soi de l’existence par la conscience, comme une assomption de

l’existence.

La phénoménologie de la conscience de Lévinas consiste à décrire l’émergence

du sujet en termes d’événement. Cette événementialité se décrit avant tout par rapport

aux deux catégories fondamentales de l’espace et du temps. Fidèle a l’inspiration

phénoménologique, Lévinas cherche à indiquer le lieu ou ces catégories prennent

naissance, le vécu qui leur donne sens. Penser le sujet comme évènement, c’est dé-

formaliser ces catégories fondamentales, ces « formes pures de l’entendement » que sont

l’espace et le temps.418 Pour ce faire, il faut traquer le sujet de l’existence tel qu’il

apparaît dans le monde. Celui-ci n’émerge pas dans un temps qui le précède, mais

constitue la temporalisation même du temps. La conscience est ni conscience du temps,

ni conscience temporelle (tout deux supposant un rapport d’intentionnalité, comme nous

l’avons vu chez le Husserl des Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime

416 Ibid., p. 118 417 E. Lévinas, Le temps et l’autre, op. cit. p. 31 418 A propos de la déformalisation phénoménologie du temps propre a Lévinas, cf. F. Ciaramelli, « La déformalisation du temps et la structure du désir », in : Cahiers d’Etudes Lévinassiennes No. 1 – Lévinas, Le temps (Dir. B. Lévy), Paris, Verdier 2001, pp. 21-37.

215

du temps), mais conscience comme temps. La conscience est détachement de l’il y a, une

extraction du sein de la vigilance anonyme de l’être, qui, en tant que telle, constitue

l’évènement même du présent. Le présent n’est autre qu’une prise sur soi de l’être :

Le présent est donc une situation dans l’être ou il n’y a pas seulement l’être en général, mais ou il y a un être, un sujet… Le présent est arrêt, non pas parce qu’il est arrêté, mais parce qu’il interrompt et renoue la durée a la quelle il vient a partir de soi. Malgré son évanescence dans le temps ou on l’envisage exclusivement, ou plutôt a cause d’elle, il est accomplissement d’un sujet.419.

La conscience est un arrêt appliqué à l’être comme il y a. L’instant qui passe, tranche. Il

est l’affirmation, dans un temps amorphe et infini, d’un étant. Ainsi, l’instant, le présent,

est l’événement même de l’épaisseur temporelle première introduite dans l’être. Etre qui,

en tant que tel – c'est-à-dire en tant qu’il y a –, est vécu comme un « sans temps »420. La

conscience comme arrêt du sans-temps de l’il y a est un « être-maintenant », un in-stant,

un pure nunc. Il est la stance même de l’in-stant, son érection. Ce qui le qualifie n’est pas

son inscription dans un segment temporel, sa situation par rapport a d’autres instants,

mais le pur fait de son « être-commencement » : « L’instant, avant d’être en relation avec

les instants qui le précèdent ou le suivent, recèle un acte par lequel s’acquiert l’existence.

Chaque instant est un commencement, une naissance ».421

De même, pour la phénoménologie du sujet-événement, l’espace n’est pas une

forme vide qui précèderait et conditionnerait toute appréhension, ni un contenant dans

lequel viendrait se lover un étant. Le sujet, dans son événementialité – c'est-à-dire,

comme hypostase, comme prise sur soi de l’existence par un existant – constitue

l’avènement même du lieu : « La localisation de la conscience n’est pas subjective, mais

419 E. Lévinas, De l’existence à l’existant, op. cit. p. 125 420 Cf. les descriptions dans Le temps et l’autre, pp.24-30 421 E. Lévinas, De l’existence à l’existant, op. cit. p. 130

216

la subjectivation du sujet ».422 La conscience est l’événement même du positionnement, la

cristallisation de l’être en un ici et un maintenant. Le je ne s’inscrit pas dans un monde

pré-donnée – comme s’il y avait un espace abstrait dans lequel le sujet se positionnerait.

Le monde comme espace, comme lieu, participe de ce premier évènement de

subjectivisation, qui est celui de la conscience comme corps : « le lieu, avant d’être un

espace géométrique, avant d’être l’ambiance concrète du monde heideggérien, est une

base. Par la, le corps est l’avènement même de la conscience ». 423 Il est important de ne

pas interpréter la localisation de la conscience comme le Husserl de la 5e méditation : la

localisation chez Levinas n’est pas la localisation de la conscience, mais le fait primordial

de venir de quelque part – d’être positionnement avant que d’être connaissance. La

sensibilité – l’être corps – n’est pas la simple localisation de la conscience, elle est une

localisation qui elle-même n’est pas sujette a la réduction. Elle est première par rapport à

la conscience constituante.424

L’être-instant et l’être-corps de la conscience forme l’événementialité de la

conscience, le « drame » même de l’apparition d’un existant dans l’existence. Ces

intuitions phénoménologiques permettent à Lévinas de renouer avec Descartes (nœud

anti-husserlien qui va, nous le verrons plus tard, alimenter toute la critique de Lévinas).

Car ils permettent d’entendre à neuf la notion de substance chez Descartes, ou plus 422 Ibid., p. 118 423 Ibid., p. 122 424 Les analyses de la corporéité de Lévinas se rapprochent de très près de celles de M. M. Ponty dans sa Phénoménologie de la perception (NRF-Gallimard, Paris …). Une comparaison entre ces deux auteurs s’impose sur ce point, car s’ils insistent tout deux sur la corporéité de la conscience, la condition charnelle du sujet chez Merleau Ponty – qui occupe une place quasi transcendantale dans son panser - se paye pour Lévinas du prix d’une réduction de l’altérité de l’autre, et rejoins ainsi la tradition philosophique de l’occident incapable a dire le sensé original de l’altérité. A ce propose, cf. T. W. Busch, « Ethics and ontology : Lévinas and Merleau Ponty », in : Man and World (No. 25), Kluwer Publ., The Netherlands, 1992, pp. 195-202. Pour une étude de la proximité entre Lévinas et le Merleau Ponty des dernières années, qui tentent d’élaborer une ontologie fondée sur une phénoménologie de l’absence, cf. B. Waldenfels, « Lévinas and the face of the other », in : The Cambridge Companion to Lévinas (Ed. S. Critchley and R. Bernasconi), Cambridge University Press, Cambridge 2002, pp. 63-81.

217

précisément, la res cogitans cartésienne comme substance fini. Ou, selon l’heureuse

formulation de J. Benoist, les descriptions lévinassiennes restituent « une dimension

phénoménologique a ladite substantialité de ce qui s’expérimente dans le cogito comme

sujet ».425 L’intuition de la res chez Descartes correspond pour Lévinas à l’évènement de

la localisation, tranchant sur toute conscience théorique, et la conditionnant :

Le cogito n’aboutit pas a l’impersonnelle position : « il y a de la pensée », mais a la première personne du présent : « je suis une chose qui pense ». Le mot chose est ici admirablement précis. Le plus profond enseignement du cogito cartésien consiste précisément à découvrir la pensée comme substance, c'est-à-dire comme quelque chose qui se pose. La pensée a un point de départ. Il ne s’agit pas seulement d’une conscience de localisation, mais d’une localisation de la conscience qui ne se résorbe pas a son tour en conscience, en savoir. Il s’agit de quelque chose qui tranche sur le savoir, d’une condition.426

Contrairement à l’affirmation axiomatique spinozienne du deuxième livre de l’Ethique

(« L’homme pense »), le cartésianisme est une pensée à la première personne, dont les

évidences ne sont déduites d’aucun système axiomatique. L’axiomatique est soumise aux

règles de la méthode, qui avance au rythme de l’évidence claire et distincte. Or la clarté et

la distinction du cogito – c’est la toute l’intrigue de la notion contradictoire de

« substance finie » – tient précisément a l’ici et au maintenant de l’ego cogito. Le cogito,

pour pousser encore l’intuition, n’est pas une « vérité éternelle » – mais est tout entier

dans l’avènement d’un ici et d’un maintenant, dans l’être cristallisé en un ici et

maintenant (si elle était vérité éternelle, elle tomberait sous le coup du Mauvais Dieu). Le

cogito me cogitare tient toute sa vérité tient de sa ponctualité. Celle-ci constitue une

affirmation première dans l’être. Affirmation par laquelle le cogito ne se pose pas comme

nécessaire (un Dieu peut le nier), mais comme indubitable : en ce moment et a cet

endroit, trompe qui me pourra – un mauvais Dieu ou un Malin Génie –, ego sum, ego

425 Cf. J. Benoist, « Le cogito lévinassien. Levinas et Descartes » in : Positivité et transcendance, op. cit. p. 111 426 E. Lévinas, De l’existence à l’existant, op. cit. p. 117.

218

existo. Et Descartes ajoute : ceci est nécessairement vrai « toutes les fois que je la

prononce ou que je la conçois [la proposition : je suis, j’existe] en mon esprit ».427 La

substance finie exprime ainsi la stance de l’instant propre au cogito. La substance finie,

contrairement a la substance infinie (et éternelle) est précisément cela : un nunc-stance,

un être-maintenant. Non pas prouvé logiquement (son essence n’implique pas

l’existence), mais avérée existentiellement, a la première personne, dans un être (au)

présent :

Le cogito cartésien avec sa certitude d’existence pour le « je » repose sur l’accomplissement absolu de l’être par le présent. Le cogito, d’après Descartes, ne prouve pas l’existence nécessaire de la pensée, mais son existence indubitable. Sur le mode d’existence de la pensée, il n’apporte aucun enseignement. Comme l’étendue, la pensée, existence créée, court le risque du néant si Dieu – seul être dont l’essence implique l’existence, s’en retirait. L’évidence du cogito s’appuie dans ce sens à l’évidence de l’existence divine. Mais la certitude exceptionnelle du cogito, à quoi tient-elle ? Au présent. 428

Le Descartes de Lévinas, contre les thèses idéalistes – tant kantiennes qu’husserliennes

(doctrine de la subjectivité encrée dans des philosophies du commencement absolu et de

l’identité logique du sujet) – permet déjà d’apercevoir une subjectivité qui évite la

critique moderne de la subjectivité (essentiellement celle heideggérienne, concevant le

cogito comme opérateur logique ou onto-théologique). Lévinas propose de lire la

substantialité du cogito non pas comme un fondement absolu (le cogito, en vertu de sa

finitude, ne peut l’être réellement), ni comme un fondement relatif dépendant d’un

fondement absolu (le cogito fini soutenu par la substance infinie), mais comme un

évènement (affirmation a la première personne) avec lequel, en tant que tel, il faut

compter.

427 R. Descartes, Méditations Métaphysiques, op. cit. p. 38 428 E. Lévinas, De l’existence à l’existant, op. cit. p. 137

219

Notons le moment critique dans cette réhabilitation de la notion de substance : on

a vu comment, pour Lévinas, une des originalités de la phénoménologie a précisément été

de dépasser le vocabulaire scolastique de la substance, qui supposait un absolu autre que

celui du vécu (lecture partagée par Sartre). Or Lévinas remarque dans sa lecture de la

substance cartésienne, que ce qu’il y a d’original chez Descartes n’est pas la subsistance

d’un vocabulaire scolastique (celui de la substance en l’occurrence), mais précisément

l’attribution de la finitude à la substance. L’ego comme res cogitans, comme « chose »

pensante, est substance en vertu de cette choséité la, de cette ponctualité indubitable,

malgré sa contingence (le cogito aurait pu ne pas être). Autrement dit, l’indubitabilité

cartésienne ne tient pas au vécu intentionnel, mais a un rapport fondamental que le cogito

entretient avec l’être. Mieux : un rapport qu’existe le cogito en tant que pur ici et

maintenant d’un existant se tenant dans l’existence. Réhabiliter la substance cartésienne,

ce n’est pas remettre en cause la critique phénoménologique de la notion de substance,

mais lire dans la substance finie telle que Descartes la pense une intuition qui déborde

d’emblé la logique de l’ontologie substantialiste (et qui, du coup, échappe a la critique

phénoménologique de la substance entendu uniquement dans son sens logique et

scolastique). Lévinas, par l’intermédiaire de Descartes, infléchit le sens propre de la

notion de substance, de sorte à ce qu’elle ne corresponde plus au sens que la critique lui

prête. La substance est réinterprétée comme subjectivité première, comme

l’événementialité de la conscience entendue dans les termes d’un espacement de l’espace

dans l’ici et de la temporalisation du temps dans l’instant.429

429 Ce n’est qu’en rétablissant cette notion de substance, que Lévinas pourra, dans un deuxième temps, réactualiser la pensée cartésienne, et plus spécifiquement, une certaine pensée post-heideggérienne de la métaphysique. Effort permanent de la pensée de Lévinas, qui est, en son fond, une reprise phénoménologique du cartésianisme, du moins jusqu'à un certain point. Nous nous permettons de renvoyer

220

Malgré l’affinité évidente entre la pensée de l’existence et la pensée de Lévinas,

nous avons à présent le moyen de préciser la différence de fond entre ces deux pensées.

La pensée de Lévinas – que nous appellerons pensée de l’altérité – n’est pas une pensée

de l’existence, mais procède d’une radicalisation de la pensée de l’existence.

Contrairement a la pensée de l’existence – dont Lévinas retrouve l’origine dans la pensée

de l’intentionnalité husserlienne – qui pointe dans la conscience pré-réflexive l’origine,

qui reconnaît dans la lucidité face au réel le point d’encrage de toute pensée, et qui ainsi

est une philosophie de la liberté et de l’engagement (Lévinas dira : une pensée de la

lumière), la pensée de l’altérité se penche sur l’évenementialité même de la conscience.

Evenementialité qui est, d’emblée, un rapport a une altérité. C’est ainsi que nous

proposons d’entendre le moment de l’hypostase dans la description de Lévinas: la

conscience non pas comme un absolu, non pas comme l’immédiateté du rapport au

monde, mais comme l’évènement d’une alliance entre l’existence et l’existant. L’ici et le

maintenant ne sont pas des données immédiates de la conscience, mais l’effectuation

propre de la conscience en tant qu’elle s’extrait de l’anonyme vigilance de l’il y a.

L’affirmation dans le monde précède tant la conscience du monde (Husserl) que le choix

du monde (Sartre). Ou pour le dire plus scolairement, la conscience comme sub-stance

(un ici et un instant), la subjectivité comme instantanéité du moi, décrit un événement

plus fondamental que le simple vécu. Elle dit la genèse même du vécu, et ainsi, en

déploie le sens.

à ce sujet à notre ouvrage, La merveille de la subjectivité. Essai sur la philosophie de Lévinas (en Hébreu), Resling, Tel Aviv 2007.

221

Il va falloir, a présent, suivre comment la pensée de l’altérité, au-delà des limites

tant de la phénoménologie husserlienne que de la pensée de l’existence, pense

positivement le sens de la subjectivité.

222

2. Subjectivité et pensée de l’altérité

A. L’émergence de la subjectivité : l’altérité comme temps

La conscience intentionnelle n’est pas première, elle est déjà évènement : retrait dans un

lieu propre, dans un ici et un maintenant : « Conscience, position, présent, ‘je’, ne sont

pas initialement des existants. Ils sont des événements par lesquels le verbe innommable

d’être se mue en substantif. Ils sont l’hypostase ».430 Mutation, assomption, l’aventure de

la subjectivité ne commence pas par la conscience. Elle suppose une altérité (l’être

comme il y a). Autrement dit, la pensée de l’altérité s’amorce chez Lévinas par une

réflexion sur l’impossibilité du sujet – sur l’impersonnalité de l’il y a. La question qui se

pose à présent est la suivante : y a-t-il, au niveau premier de l’existence – au niveau de la

conscience pré-réflexive – une possibilité de penser une subjectivité personnelle ? La

conscience première peut elle être décrite comme événement de subjectivation, et non pas

uniquement comme prise dans les mailles d’une altérité qui « écrase » le sujet ? Y aurait

il un évènement de l’exister, autre que celui de l’il y a mais non moins originel, a partir

duquel un être-soi personnel, une subjectivité positive, puisse être entendue ? Et quel

serait le sens d’une subjectivité pareille ? Voici les questions qui se posent a nous a

présent, et qui nous permettront d’interroger la pensée positive de Lévinas.

Pensée positive car la conscience comme hypostase, comme prise sur soi de

l’existence par un existant, n’est pas encore une pensée positive de l’altérité. La

conscience n’y est conçue que dans l’événement de surpassement de l’altérité.

L’hypostase comme prise sur soi de l’existence est une « victoire » sur l’altérité

430 E. Lévinas, De l’existence à l’existant, op. cit. pp. 141-142.

223

menaçante de l’il y a, et donc un oubli du sens – même si négatif – qu’il véhicule. La

conscience n’est possible qu’au prix de cet oubli. Or toute la phénoménologie de Lévinas

tente de démontrer l’impossibilité foncière d’une telle victoire, et ainsi d’un tel oubli.

Dans le cœur de la conscience, au cœur du sujet, git l’altérité comme propriété

fondamentale du soi. La phénoménologie se doit de penser ce point.

L’analyse du mouvement de Lévinas de sortie hors de l’il y a vers la conscience,

et de la conscience comme enfermement et asservissement du moi au soi qui nécessite

une sortie radicale hors de la sphère du même (vers l’autre), correspond a une lecture

classique du geste lévinassien. Elle suit le droit fil qui va de Le temps et l’autre – qui par

son rythme quadruple brosse le mouvement de l’il y a aux autres formes d’altérité (la

mort, autrui, le féminin, le fils) – a Totalité et infini, et enfin a Autrement qu’être ou au-

delà de l’essence. Nous proposons de suivre un autre chemin : interroger les analyses de

Lévinas qui touchent à la dimension d’altérité présente dans la conscience elle-même,

avant l’apparition d’autrui, de l’autre homme, de ce que Lévinas nomme « visage ».

Chemin non moins présent dans l’écriture de Lévinas, et qui a l’avantage d’éclairer la

centralité de la question de la subjectivité avant que celle-ci ne soit liée intimement à la

question de l’altérité d’autrui. Des De l’existence à l’existant, Lévinas pointe cette altérité

première, et cela, sous la forme de l’intrigue temporelle de l’instant. Interrogation qui

culmine dans l’anti-phénoménologie d’Autrement qu’Etre, qui proposera, autour de

l’intrigue temporelle, de repenser la conscience comme « autre dans le même ». C’est ce

parcours que nous proposons de suivre ici.

224

a/ La phénoménologie de l’instant dans De l’existence à l’existant

Nous avons vu comment l’hypostase représente l’instant de subjectivation comme

espacement de l’espace et temporalisation du temps. L’hypostase, l’affirmation première

d’un étant dans l’être, est un in-stant, un nunc-stans. Instant qui est une interruption dans

le cours infini et anonyme du temps tel que vécu dans l’il y a. Il faut à présent pousser

l’interrogation plus loin, et ceci en direction d’une enquête sur le sens même de l’instant

vécu dans l’hypostase. Qu’est ce que l’instant ? Qu’est ce qui fait la présence même du

présent ? Répondre a ces questions, c’est, pour Lévinas, faire la phénoménologie de

l’instant en tant que tel, saisir sa dramatique intérieure, la « dialectique propre de

l’instant », « le drame inhérent de l’instant »431. Ce drame inhérent de l’instant fut en effet

méconnu, selon Lévinas, par la pensée classique du temps. L’instant, dans l’histoire de la

philosophie, n’a été envisagé qu’a partir de la dialectique du temps, qui lui conférait son

sens : comme « partie » d’une série, comme « limite », ou comme élan concret de la

durée, toujours tournée vers l’avenir. Or l’originalité de l’instant, sa dialectique propre,

est ainsi occultée. L’instant, note Lévinas, « emprunte dans toute la philosophie moderne

sa signification a la dialectique du temps ; il ne possède pas de dialectique propre. Il n’a

pas de fonction ontologique autre que celle que, au gré des variations des doctrines, on

accorde au temps »432. L’instant compris a l’intérieure de la dialectique du temps – tel

qu’il est saisi par la philosophie (tant classique que moderne) – est un instant qui suppose

toujours déjà l’évidence de l’instant prochain : s’inscrivant dans une série, l’instant

participe au déroulement du temps, ou a sa durée, a l’extension du temps, qui n’est autre

que l’extension de l’existence. En décrivant l’existence comme parcourant le temps,

431 Ibid., p. 129 432 Ibid., p. 127

225

l’analyse de l’instant et du temps composé d’instants s’accroche a la dimension de

persistance dans l’existence, et cela, pour une raison simple : la dimension de persistance

nous permet de saisir le temps comme imitation de l’éternité, seule existence

véritablement existante. En cela, le temps est en effet l’image mobile de l’éternité, selon

la formule platonicienne consacrée du Timée. Or l’analyse phénoménologique découvre

autre chose : l’instant n’imite pas l’éternité. Cette évidence doit être entendue, explicitée

phénoménologiquement. L’instant non seulement n’imite pas l’éternité, il en est même le

strict contraire : l’instant, avant tout, est évanescence, non-persistance. L’instant, c’est

l’existence vécue comme rassemblement en un point d’une naissance et d’une mort ;

c’est l’étrange simultanéité d’un commencement absolu et d’une fin absolue. Dans son

évenementialité propre, l’instant n’est pas causé par un passé, n’est pas la suite d’une

série d’instants, ni ne comprends en soi potentiellement l’avenir, n’a d’élan. L’instant est

événement d’être et de non-être simultané. Ce n’est pas uniquement que chaque instant

comprend la possibilité de la mort de l’existant (on peut en effet mourir à chaque instant,

Ultima latet). C’est que chaque instant, en tant que tel, est déjà une mort. La mort

précisément de cet instant. De même, chaque instant est vécu comme sui generis, venant

de nulle part. Il est une nouvelle naissance.433 C’est cela le « drame inhérent de

l’instant », que l’analyse philosophique de l’instant a l’intérieure de la dialectique du

temps tente d’offusquer, avide qu’elle est de la maintenir dans une ressemblance avec

l’éternité. L’instant, pour elle, n’est pas un définitif. Il y a toujours un instant suivant :

L’existence est conçue [par la philosophie classique] comme une persistance dans le temps ; la « stance » de l’instant ne lui suffit pas pour concevoir l’existence éternelle, c'est-à-dire complète.

433 La liberté, dans ce sens, n’est que la conscience aigue de cette évidence : nous ne dépendons pas de l’instant précédent, contrairement a la chaine causale, nous sommes libres par rapport a notre passé. La doctrine de la liberté – de Kant à Sartre – suppose au moins cette phénoménologie du temps (phénoménologie qu’on retrouve exposée dans tout son détail dans les parties sur le temps dans L’Etre et le néant (cf. en particulier pp. 142-206)).

226

L’existence est quelque chose qui la traverse, passe a travers, accomplit une durée. Et cette manière de voir prouve notre habitude d’envisager l’instant dans sa relation avec les autres instants – de ne chercher dans l’instant d’autre dialectique que la dialectique même du temps.434

Les thèses modernes de Bergson, de Heidegger, ou de Sartre sur le temps, de ce point de

vu, ne forment aucunement une exception : le dynamisme de l’instant y est toujours

supposé. L’instant se déborde vers l’autre instant – le temps est élan, ou ex-tase, ou

projet. Il n’est pas interrogé dans sa pure évanescence, comme le fait d’une naissance et

d’une mort, dans l’instant, comme faisant l’instantanéité de l’instant.

Saisir l’instant comme naissance et mort, c’est le saisir comme recelant un sens

propre, sans rapport avec les autres instants, sans rapport avec la « dialectique du

temps » : « L’instant, avant d’être en relation avec les instants qui le précède ou le

suivent, recèle un acte par lequel s’acquiert l’existence. Chaque instant est un

commencement, une naissance »435.

L’instant est avant tout rapport a l’existence. Or cette relation est paradoxale, car

elle est sui generis, défiant la logique causale : « Ce qui commence à être n’existe pas

avant d’avoir commencé et c’est cependant ce qui n’existe pas qui doit, par son

commencement, naitre a soi même, venir a soi, sans partir de nulle part »436. Le paradoxe

de la ponctualité temporelle de l’instant ne réside pas dans sa possible division à l’ infini

(par analogie au point géométrique), mais dans son inexplicable commencement. La

phénoménologie invalide ainsi la métaphore spatiale du temps car celle-ci, murée dans le

paradoxe de l’instant divisible à l’ infini, l’appréhende comme une limite. Or ce qui défie

la pensée n’est pas la ponctualité insaisissable de l’instant : la phénoménologie,

434 E. Lévinas, De l’existence a l’existent, op. cit. p. 128 435 Ibid., p. 130 436 Ibid.

227

contrairement a la pensée abstraite, a une intuition de l’instant, et peut donc l’interroger,

la décrire, en tant que tel.

Ce qui est marquant dans l’instant, d’un point de vue phénoménologique, c’est sa

manifestation sans cause. Ce qui constitue aussi son paradoxe intérieure : il est la sans

venir de nulle part, sans dépendre des autres instants : « Paradoxe même du

commencement qui constitue l’instant »437, note Lévinas. Paradoxe qui suggère une

pensée de la venue à l’être a partir de rien, une pensée de la création ex nihilo:

L’événement de l’instant, sa dualité paradoxale ont pu échapper à l’analyse philosophique pour laquelle le problème de l’origine a toujours été un problème de cause. On n’a pas vu que, même en présence de la cause, ce qui commence doit accomplir l’événement du commencement dans l’instant, sur un plan a partir duquel le principe de la non-contradiction (A n’est pas dans le même instant non-A) est valable, mais pour la constitution duquel il ne vaut pas encore. En dehors du mystère de la création a parte creatoris, il y a, dans l’instant de la création, tout le mystère du temps de la créature. 438

La relation première qu’opère l’instant doit être décrite en termes de création. Le

paradoxe de l’instant nous renvoi au « mystère du temps de la créature »439 : le crée, sans

pouvoir être sa propre cause, à une existence temporelle, finie. L’instant, vécu comme

évanescence, est pourtant une réalisation de l’existant, son affirmation première dans le

monde. Le phénomène de l’instant, prit en tant que tel, dans sa dialectique propre, nous

met en présence de cette intrigue anti-causale et pré-logique (le principe de contradiction

s’origine en lui, mais ne le commande aucunement) du temps de la créature.

Pour Lévinas, cette découverte phénoménologique est l’occasion d’en appeler à la

tradition philosophique la plus métaphysique : celle des occasionnalistes. Ceux qui ont su

penser jusqu’au bout l’idée de la pure évanescence de l’instant ainsi que sa dialectique

437 Ibid., p. 131 438 Ibid. 439 Ibid.

228

propre, sont les cartésiens, et plus précisément, la prolongation malebranchiste de la

doctrine cartésienne de la création continuée. Ainsi, Lévinas remarque :

La théorie de la création continuée de Descartes et de Malebranche signifie, sur le plan phénoménal, l’incapacité de l’instant de rejoindre par lui-même l’instant suivant. Il est dépourvu, contrairement aux théories de Bergson et de Heidegger, du pouvoir d’être au-delà de lui-même.440

L’occasionnalisme est une pensée du « drame inhérent de l’instant ». Pour Malebranche,

l’instant manque ce dynamisme qui permet de penser l’instant comme partie, comme

subordonnée a la logique du temps linéaire ou de la durée. L’instant – qui est l’instant du

cogito – est essentiellement fini, ponctuel (comme l’intuition du moi dans la deuxième

Méditation). Il lui faut l’intervention divine, a chaque instant, pour assurer le passage

d’un instant à l’autre. Ainsi, le temps tel qu’appréhendé à partir de l’intuition de

l’évanescence de l’instant, se découvre temps discontinu.441 Il faut à chaque instant un

acte créateur, une intervention divine, pour exister : « Malebranche place la véritable

dépendance de la création a l’égard du Créateur dans son incapacité de se conserver dans

l’existence, dans sa nécessité de recourir à l’efficacité divine à tout instant ».442

L’intervention divine à laquelle ont recours Descartes et Malebranche reflète la

profondeur de l’intrigue temporelle, qui ne peut, en termes de pensée, s’ouvrir que sur

une métaphysique. Doctrine métaphysique du temps, qui pense le rapport de l’éternité et

440 Ibid., p. 128-129 ; sur la question du statut de l’instant chez Descartes, deux écoles se disputent l’interprétation : celle de Martial Guéroult (Descartes selon l’ordre des raisons I. L’âme et Dieu, Aubier, Paris 1968) – qui suit l’interprétation de Jean Wahl de la pensée cartésienne de l’instant (J. Wahl, L’idée de l’instant dans la Philosophie de Descartes, Ed. Vrin, Paris 1933) – et celle de Jean Laporte (Le rationalisme de Descartes, PUF, Paris 1945). Alors que pour Laporte le temps cartésien est une quantité (comme la force ou la vitesse), et donc divisable a l’infini, (comme toute quantité), pour Guéroult, comme pour Wahl, le temps cartésien est une qualité, et l’instant n’est pas une « partie » du temps, mais possède sa qualité distincte. Pour eux, le temps cartésien est ainsi essentiellement discontinu, et l’instant a une existence purement atomique. Les analyses de Lévinas de l’instant et la proximité qu’il se découvre avec Descartes et Malebranche place Lévinas, dans cette querelle d’école, du coté de Guéroult et de Wahl. C’est pourquoi nous nous référeront surtout a leur lecture dans notre étude de Descartes. 441 Cf. a ce propos J. Wahl, L’idée de l’instant dans la Philosophie de Descartes, Ed. Vrin, Paris 1933 ; à propos de cette problématique, cf. aussi J.-L. Marion, Sur le Prisme Métaphysique de Descartes, PUF, Paris 1986, pp.180-202 442 E. Lévinas, De l’existence à l’existant, op. cit. p. 129

229

de l’instant dans des termes qui ne subordonnent plus la dialectique propre de l’instant à

celle du temps. Au contraire : elle pense le temps a partir de la dialectique propre de

l’instant, qui est la seule dont nous avons une phénoménologie.443 D’autres rapports

apparaissent ainsi entre temps, instant, et éternité : le temps n’est plus l’image mouvante

de l’éternité – supposant une ressemblance entre le temps et l’éternité dans l’élément de

la pérennité –, mais rapport entre l’instant et l’infini, relation primordiale entre l’absolu et

l’évanescent.444 Cette description a l’avantage de se maintenir dans un proximité avec le

donné phénoménologique, avec le vécu propre de l’instant. Ainsi, Lévinas peut il déclarer

avec justesse que Malebranche anticipe, par sa métaphysique, le drame inhérent de

l’instant.

Sans entrer plus en profondeur dans la lecture lévinassienne de

l’occasionalisme445, notons le point suivant : l’occasionalisme, avec la thèse de la

création continuée qui en constitue le centre, entend dans l’instant, dans l’existence de

l’instant, un rapport (entre créature et créateur). La subjectivité, ici, est déjà conçue dans

des termes d’un rapport entre la transcendance et le sujet, ou la transcendance assure le

443 L’intuition présentificatrice supposerait ainsi toute une dialectique, précisément celle de l’instant. Cette phénoménologie nous permet de nous tourner d’une manière toute neuve à la fameuse critique de la présence que les phénoménologues post-husserliens adressèrent à Husserl (Heidegger et Derrida avant tout, mais aussi Lévinas). Cette dialectique absolument originale de l’instant n’impose t’elle pas une pensée toute neuve de la primordialité théorétique de la présence ? La présence, en tant que telle, ne supposerait-elle pas déjà une dialectique dont, précisément, elle livrerait la marque à la conscience re-présentificatrice ? Nous laissons ces questions en suspens, cas ils débordent le cadre du présent travail. 444 Relation primordiale qu’on retrouve aussi entre le cogito fini et l’idée de l’infini: le cogito a une existence séparée, et pourtant, il entretient un rapport avec l’infini, qui n’est pas “solipsiste”: l’idée de l’infini n’aurait pas pu être « produite » par le cogito, selon le Descartes de la IIIème Méditation. Référence cartésienne constante dans l’écriture de Lévinas, notamment dans Totalité et infini (Cf. en particulier Section 1, § 5 « La transcendance comme idée de l’infini », Totalité et infini. Essai sur l’extériorité (1961), Martinus Nijhoff/Le livre de poche, Paris 1992, pp. 39-45), mais aussi ailleurs (cf. en particulier « La philosophie et l’idée de l’infini », in : En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit. pp. 229-247). Nous y reviendrons dans le prochain chapitre de ce travail. 445 Nous nous permettons de renvoyer a ce propos a notre article « Philosophical Present and Responsible Present – Comments on Emmanuel Lévinas’s Philosophy of Time », in: Naharaim – Zeitschrift für deutsch-jüdische Literatur und Kulturgeschichte, Volume 2 (2008) (dir. A. Noor), De Gruyter, Berlin-New York 2008, pp. 189-209.

230

temps du sujet.446 Bien avant la lecture lévinassienne de la IIIème Méditation

Métaphysique – ou selon Lévinas, Descartes découvre, avec l’Idée de l’Infini, une

transcendance authentique, une altérité positive –, Lévinas enracine sa pensée de l’altérité

dans un autre grand moment de la pensée cartésienne : celui qui pense le cogito comme

créature, et le temps comme création continuée. Bien avant la phénoménologie du visage,

la phénoménologie de l’instant procure à Lévinas les premiers indices d’une authentique

pensée de l’altérité, d’un « autrement qu’être ». La pensée de la subjectivité – l’existant

comme sortie de l’il y a – trouve dans l’instant une dialectique propre, dialectique qui

suppose une pensée de la subjectivité comme « créature ».

La métaphysique de la création continuée nous permet de mieux situer la pensée

lévinassienne du temps, et de comprendre le renversement qui s’y opère : au lieu de

penser l’instant a partir de la dialectique du temps, Lévinas propose de penser le temps a

partir de la dialectique propre de l’instant. La phénoménologie du temps de Lévinas

s’applique à penser les deux événements qui constituent la dialectique propre de l’instant:

la naissance et la mort. Ceci, depuis Le temps et l’autre, ou l’avenir est pensé a partir de

la mort (la mort y est décrite comme « une relation unique avec l’avenir »447), jusqu'à

Autrement qu’Etre, ou le passé est pensé a partir de l’évènement de la naissance (le soi

446 Thèses non pas réalistes, mais métaphysiques. Métaphysique que le kantisme réfute, mais que tout l’effort de Lévinas sera de réhabiliter, a partir d’une lecture phénoménologique de ces thèses. Le projet philosophique de Lévinas peut être lu comme un essai de « rétablir » la métaphysique, de procurer un fondement phénoménologique a la métaphysique, tant cartésienne que platonicienne. La méthode à emprunter est donc complexe : ni dialectique jusqu’au bout (il n’y a jamais de synthèse), ni phénoménologique jusqu’au bout (le principe de la vision adéquate est constamment rompue par les phénomènes eux-mêmes que Lévinas propose de décrire). Lévinas s’en explique partiellement dans Le temps et l’autre : « Nous venons de décrire une situation dialectique. Nous allons maintenant montrer une situation concrète ou cette dialectique s’accomplit. Méthode sur laquelle il nous est impossible de nous expliquer longuement ici et à laquelle nous avons constamment recours. On voit en tout cas qu’elle n’est pas phénoménologique jusqu’au bout. » (Le temps et l’autre, op. cit. p. 67). 447 E. Lévinas, Le temps et l’autre, op. cit. p. 59 ; Cf. pour une élaboration plus détaillée de cette programmatique, Jacques Dewitte, « Instant, avenir, et résurrection », in: L’Expérience du temps – mélanges offerts à Jean Paumen, Ousia, Bruxelles 1989, pp.175-198

231

est noué dans un temps irrécupérable, écrit Lévinas, « dans un temps de la naissance ou

de la création dont nature ou créature garde une trace, inconvertible en souvenir »448). Or

contrairement à l’Idée de l’infini, qui demeure une référence constante dans sa pensée, la

doctrine de la création continuée n’apparait plus dans les écrits de Lévinas après 1948. Il

est pourtant important de pointer la centralité de cette doctrine : tout comme la pensée

cartésienne de l’idée de l’infini est essentielle, dans Totalité et infini, pour comprendre la

pensée de la transcendance, la référence malebranchiste est fondamentale pour

comprendre la doctrine du temps : elle resitue cette doctrine dans son cadre proprement

métaphysique. Comme pensée du rapport entre subjectivité et altérité : l’altérité,

précisément, du temps.

b/ Sartre – la spontanéité comme doctrine inachevée de la créaturialité

Nous sommes à présent en mesure d’élaborer une remarque laissée en suspense dans

notre analyse de La transcendance de l’Ego. Nous avions remarqués alors que, hormis

deux allusions aux Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, la

question du temps n’occupe aucune place dans les analyses de La transcendance de

l’Ego.449 Or s’il est vrai que le temps ne fait pas l’objet d’une interrogation a part entière,

une lecture plus prudente de ce texte reconnaitra, du moins en creux des analyses

sartriennes du rapport entre l’Ego et la conscience, une méditation sur le thème de

l’instant, de ce que Lévinas aurait pu appeler la dialectique de l’instant coupée de la

dialectique du temps. Nous pensons à la notion de spontanéité, centrale dans la pensée de

Sartre. Voici ce que nous allons essayer de démontrer a présent : la pensée de la

448 E. Lévinas, Autrement qu’Etre ou au-delà de l’essence, op. cit. p. 165 449 Cf. Supra., Deuxième partie, Chap. 1, § B, c.

232

spontanéité de Sartre – tout comme la pensée de la conscience impersonnelle – n’est pas

menée a son terme dans les analyses de La transcendance de l’Ego, tout en se

rapprochant singulièrement des thèses métaphysiques suggérées par Lévinas. Les

élaborations lévinassienne que nous venons de décrire nous permettront d’aborder ces

thèmes avec plus de science.

Pour Sartre, l’erreur « mondaine » est de saisir l’Ego comme une origine, de lui

attribuer les états et les actions comme a une source. Pour décrire ce rapport mondain

entre l’Ego et ces états et actions, Sartre a recours à la terminologie de la création :

Nous partons de ce fait indéniable : chaque nouvel état est rattaché directement (ou indirectement par la qualité) a l’Ego comme a son origine. Ce mode de création est bien une création ex nihilo, en ce sens que l’état n’est pas donné comme ayant auparavant été dans le Moi.450

Il faut séparer dans l’analyse sartrienne ce qui va faire plus tard l’objet d’une critique

(L’Ego comme origine), et l’analyse phénoménologique elle-même. La notion, d’une

charge métaphysique énorme, de création ex nihilo est requise ici pour des raisons

phénoménologiques. Car Sartre voit bien que les états et actions ne peuvent êtres décrites

comme découlant par nécessité d’une origine. Ils ne sont pas causalement liés à l’Ego. Ce

que Lévinas avait décrit dans les termes d’une simultanée naissance et mort de l’instant.

L’instant est un moment arrachée a la sérialité du temps linéaire. Ce qui ne peut se dire

que dans un langage de création ex nihilo. Ainsi, se rapprochant de très près des

intuitions lévinassiennes, Sartre est amené, pour les mêmes raisons, a formuler le rapport

entre l’Ego et les états-actions dans un langage occasionaliste : « …l’Ego maintient ses

qualités par une véritable création continuée »451. Même si Sartre n’y consacre pas une

phénoménologie a part entière, la façon qu’il a d’envisager l’instant rejoint les analyses

450 J.-P. Sartre, La transcendance de l’Ego, op. cit. p. 60 451 Ibid., p. 61

233

les plus poussées de Lévinas : parler de rapport de création entre l’Ego et ces états, c’est

suggérer une phénoménologie de l’instant comme événement de naissance et de mort,

c’est suggérer le caractère paradoxal de l’instant tel qu’il se découvre a l’intuition

phénoménologique (Sartre parle pour cela de « procession magique », d’un « fond

d’inintelligibilité »452). Il faut voir dans le recours de Sartre au langage métaphysique un

symptôme : pour éviter une pensée de l’instant qui ne soit pas conforme a la

phénoménologie – une pensée de l’instant qui supposerait déjà la dialectique du temps453

–, les notions le plus métaphysiques de la tradition philosophique, celles de création

continuée, s’imposent à lui. Sans que Sartre puisse en épuiser toutes les conséquences,

tout le sens. Sans qu’il puisse en déduire une authentique pensée de l’altérité.454

Dans le langage de Sartre, le rapport de création continuée est traduit finalement

dans celui de la spontanéité : « L’Ego est créateur de ces états et soutient ses qualités

dans l’existence par une sorte de spontanéité conservatrice »455. Or, nous le savons, l’Ego

– ou du moins ce qui lui est attribué précisément en matière de poesis, de création – est

une illusion démasquée par la phénoménologie elle-même de Sartre : ce qui est attribuée

a l’Ego résulte d’une inversion de l’ordre de la constitution. L’Ego n’est pas l’origine des

actions et des qualités, mais ce sont eux, ces consciences immédiates, qui constituent

l’Ego. L’exercice phénoménologique purifié consistera ainsi à retrouver, dans la

452 Ibid. 453 C’est aussi ce qui explique peut être le peu d’intérêt que Sartre porte dans ce texte aux thèses husserliennes sur le temps. Ceux-ci – c’est ce qu’on va voir tout de suite relativement a la pensée lévinassienne de l’instant – supposent un débordement de l’instant sur les autres instants, une intentionnalité « transversale » qui relie un instant a un autre. 454 Ainsi, s’il est vrai, comme le note V. De Coorebyter, que les analyses du temps de Husserl auraient permits a Sartre d’avancer dans sa recherche d’une nouvelle subjectivité (cf. a ce propos V. De Coorebyter, Sartre face à la phénoménologie, op. cit. pp. 202-205), nous tentons de démontrer ici que déjà dans La transcendance de l’Ego s’esquisse une pensée de l’altérité dans les termes créationnistes pour décrire le rapport de la conscience aux états et actions. Tentative qui ne mènera pas Sartre au-delà de l’esquisse, mais qui indique une réflexion, même si non développée, autour d’une temporalité propre du sujet. 455 Ibid.

234

conscience elle-même, l’origine des qualifications de l’Ego : « Il s’ensuit que la

conscience projette sa propre spontanéité dans l’objet Ego pour lui procurer le pouvoir

créateur qui lui est absolument nécessaire ».456 Or – et c’est cela qui nous importe dans

notre analyse – remarquons que dans le passage de l’analyse mondaine (l’Ego) à celle

phénoménologique (la conscience), Sartre n’abandonne pas la spontanéité : il va tout

simplement la déplacer de l’Ego à la conscience. L’analyse phénoménologique de

l’instant impose ce geste : la spontanéité, dans le lexique sartrien, est une traduction de

l’évanescence de l’instant – événement qui décrit un vécu authentique de la conscience.

Autrement dit : faute de pouvoir parler de création continuée, Sartre emprunte le langage

de la spontanéité. D’où la thèse : la conscience n’est pas uniquement impersonnelle, mais

aussi « spontanée ». Elle est « spontanéité impersonnelle ». Thèse qui résulte de la même

phénoménologie implicite de l’instant (l’instant n’a pas de cause). D’où ces paroles de

conclusion, qu’on peut entendre à présent d’une nouvelle oreille :

La conscience transcendantale est une spontanéité impersonnelle. Elle se détermine à l’existence à chaque instant, sans qu’on ne puisse rien concevoir avant elle. Ainsi, chaque instant de notre vie consciente nous révèle une création ex nihilo. Non pas un arrangement nouveau, mais une existence nouvelle.457

On parle maintenant de la conscience pure, du cogito pré-réflexif, et non plus de l’Ego

mondain, illusoire, et nous voici en pleine logique de la création. Sauf que, pour Sartre,

au lieu d’occasionner une pensée de l’altérité, elle occasionne une pensée de l’angoisse :

Il y a quelque chose d’angoissant pour chacun de nous à saisir ainsi sur le fait cette création inlassable d’existence dont nous ne sommes pas les créateurs.458.

456 Ibid., p. 63 457 Ibid., p. 79 458 Ibid., p. 79 ; cf. aussi pp. 82-83.

235

Nous pouvons définir à présent précisément le rapport entre la pensée de Sartre et celle

de Lévinas : la pensée de l’angoisse s’inscrit dans l’im-pensée de la pensée de la création.

La pensée de l’altérité, dans ce sens, déborde et accomplit la pensée de l’existence.

c/ Le débat avec Husserl – le sens de la Ur-impression

L’analyse de la phénoménologie de l’instant dans De l’existant a l’existence nous a

permis, moyennant un débat avec Sartre, d’entendre le sens que peut avoir, pour la

phénoménologie, une pensée occasionnaliste du temps. Pour accomplir notre mouvement

– interroger avec Lévinas le sens de la subjectivité a partir de la question du temps – il est

temps d’invoquer la référence husserlienne. Car c’est dans son débat avec Husserl,

étrangement absent de De l’existence à l’existant (nous allons voir tout de suite

pourquoi), que Lévinas investit le plus intensivement sa pensée du temps. Les deux textes

qui comptent le plus pour ces questions sont un petit texte de 1965, « intentionnalité et

sensation », ou est amorcé le débat avec les Leçons pour une phénoménologie de la

conscience intime du temps, et Autrement qu’Etre ou au-delà de l’Essence, deuxième

texte majeure de Lévinas, après Totalité et infini, ou Lévinas se confronte intimement

avec Husserl autour de la question de la temporalité du sujet459. En faisant jouer ces deux

textes l’un contre l’autre, nous tenterons de saisir la profondeur du débat de Lévinas avec

Husserl autour du thème de la temporalité du sujet.

459 On pourrait diviser les débats majeurs des deux grandes œuvres de Lévinas, même si très schématiquement, selon le partage suivant : Totalité et infini, qui pense essentiellement la question du temps a partir de la question de la mort, qui élabore une pensée de l’avenir plus qu’une pensée du passé, est en constant débat avec Heidegger, avec la pensée du Dasein comme Sein-zum-Tode (Cf. essentiellement la section C de la IIIème partie « La relation éthique et le temps »), du moins en ce qui concerne la question du temps. En revanche, la pensée d’Autrement qu’Etre – qui élabore une pensée du passé, du temps an-archique du sujet comme créature – dialogue intensivement avec Husserl, posant avant tout la question du passée a partir d’une interrogation du sens de la Ur-Impression.

236

De prime abord, la lecture de Lévinas de la conscience du temps

phénoménologique se résume a la proposition suivante : le temps husserlien procède

d’une réduction des dimensions temporelles du futur et du passé a celle du présent, et

ceci, sous la forme prédominante de la re-présentation : la conscience temporelle

husserlienne n’a accès au temps que dans la mesure où elle la réduit a sa seule dimension

de présent. Non seulement la structure noético-noématique de l’intentionnalité, qui

suppose une possible présentification de la chose visé (son remplissement, sa présence en

chair et en os dans un « ici et maintenant » actuel), mais le temps lui-même, constituée

comme flux, ne peut l’être qu’en vertu d’un acte de base visant à rendre présent le passé

et le futur. C’est ainsi que Lévinas entends les deux intentionnalités temporelles que sont

la rétention et la protention : « déphasage des phases elles mêmes, selon l’intentionnalité

des retentions et des protentions, la fluence rassemble la multiplication des modifications,

se dispersant a partir du ‘présent vivant’ »460 ; « …rétention et protention par lesquelles

tout présent est re-présentation »461.

Cette critique abonde dans Autrement qu’Etre, sous différentes formes. Pour

entendre plus finement cette critique, il faut s’arrêter et interroger de plus près les textes

de Lévinas sur le temps chez Husserl. Car celles-ci entrevoient, de l’intérieur de l’analyse

husserlienne du temps, une pensée de l’altérité, que Husserl effleure sans pouvoir

l’embrasser entièrement. Husserl, pour Lévinas, s’arrête trop tôt dans ces analyses, et ceci

pour des raisons de fond : car s’engager jusqu’au bout dans les implications de l’analyse

phénoménologique du temps, c’est se voire contraint d’abandonner le principe

fondamental de la phénoménologie, a dire le primat de l’intentionnalité. Comme chez

460 E. Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit. p. 59 461 Ibid., p. 166

237

Sartre, chez Lévinas, c’est la description elle-même qui commende un dépassement des

thèses husserliennes. Seulement avec Lévinas, ce qui est dépassé, ce n’est pas

uniquement les thèses de Husserl (inconséquentes par rapport a la radicalité de la notion

d’intentionnalité, comme le démontre Sartre), mais la phénoménologie dans son principe

le plus intime : celui de l’intentionnalité même.

d/ « Intentionnalité et sensation ». Perspectives généreuses

Notons pour commencer la différence entre la conscience husserlienne du temps et celle

que Lévinas critiquait dans De l’existence à l’existant : alors que celle-ci était accusé de

penser l’instant a partir du temps, Lévinas reconnaît chez Husserl une réduction des

dimensions temporelles (passé, futur) a la catégorie du présent. Husserl, contrairement

aux pensées du temps classiques et avec Lévinas, tente de penser le temps a partir de

l’instant, a partir du présent – seule dimension temporelle phénoménologiquement

avérable, seule dont on peut avoir, a proprement parler, une intuition remplie. Le passé et

le futur, par définition, ne peuvent êtres remplis – le remplissement supposant une

présentification, un « être la en chair et en os », c'est-à-dire un abandon du phénomène

original (le passé en tant que passé et le futur en tant que futur) dans la visée du

phénomène. Ils ne peuvent a proprement parler pas apparaître, ils sont

phénoménologiquement absents. Ou bien, ils n’apparaissent que comme non présents.

C’est pourquoi l’analyse doit encrer la description du passé et du futur dans le présent. Ce

que Husserl nomme: « le présent vivant ».

L’analyse du temps doit partir de la « vie du présent ». Or penser le présent

vivant, pour Husserl, c’est avant tout penser l’origine sous la forme d’une « impression

238

originaire ». Le présent de Husserl, note Lévinas dans « Intentionnalité et sensation », est

non seulement origine de soi, mais origine impressionnelle : « Les Conférences sur la

constitution de la conscience intime du temps, insistent d’abord sur les sources

impressionnelles de toute conscience »462, écrit Lévinas. Or, prudent lecteur des

appendices des Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps

(appendice 5 et 9 essentiellement), Lévinas y remarque la chose suivant : la conscience

impressionnelle signifie avant tout une « confusion de la spontanéité et de la

passivité »463. S’y découvre une dimension fondamentale de la conscience qui se situe

avant la distinction claire entre passivité et spontanéité. C’est pour avoir reconnu cette

dimension, cette « confusion », que Lévinas trouve dans Husserl la genèse d’une

réflexion fondamentale sur le temps. La Ur-impression, lieu de la confusion du passif et

du spontané, va servir de point de départ a Lévinas pour une méditation originale de la

temporalité husserlienne.

Tant dans « Intentionnalité et sensation » que dans Autrement qu’Etre, Lévinas

insiste sur le déphasage intérieur de l’impression originaire, sur le fait qu’il est la

simultanéité de l’être et du non être de la conscience, son étirement intérieur, ce qu’il

appelle « l’écart de la Ur-impression » :

L’écart de l’Ur-impression – est l’événement, de soi premier, de l’écart du déphasage, qu’il ne s’agit pas de constater par rapport a un autre temps, mais par rapport a une autre proto-impression qui est, elle-même, « dans le coup » : le regard qui constate l’écart est cet écart même.464

La Ur-impression comme évènement primordiale de la conscience du temps n’est pas

issue d’une réflexion sur le temps, mais décrit le vécu primordial du temps qui, dans la

matière même de son intentionnalité, implique un écart, l’irréductible présence, au sein 462 E. Lévinas, « Intentionnalité et sensation », in: En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit. p. 210 463 Ibid. 464 Ibid., p. 213

239

de la conscience, de l’avant et de l’après. La rétention et la protention se découvrent ainsi,

dans l’Ur-impression, être « la façon même du flux »465. Ce que Lévinas interprète

comme la coïncidence de l’événement et du penser : « le retenir ou le protenir (pensée) et

l’être a distance (événement) coïncident ».466 La phénoménologie du temps pointe

l’intime de l’intentionnalité, sa matérialité la plus propre. Coïncidence de la pensée et de

l’événement, le flux entendu comme l’écart primordial de l’Ur-impression présentifie

l’élément le plus opaque (celui qui sera associé, au § 85 des Idées I, a la hylé sensible), le

plus « indiscernable » au fond de toute intentionnalité : celui du sentir. Le sentir est la

simultanéité du passif et du spontané qui a lieu au cœur du temps, dans l’instant comme

Ur-impression : le sentir est le subir et l’accueillir qui se produit comme temporalité de

l’instant. Dimension première, irréductible de la conscience, que Husserl nomme, au

fameux § 36 des Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, la

« subjectivité absolue ». Lévinas commente :

Le flux qui est le sentir même de la sensation, Husserl l’appelle subjectivité absolue, plus profonde que l’intentionnalité objectivante et antérieure au langage… Le flux ou la dualité de la conscience et de l’évènement est surmontée, n’a plus de constitution ; il conditionne toute constitution et toute idéalisation.467

Dans notre chapitre sur Husserl, nous avons étudiés cette articulation husserlienne de

près.468 Mais nous avons constaté aussi que, s’attachant au primat de l’intentionnalité,

Husserl ne pouvait porter l’analyse plus loin. Arrivée au point de butée de l’analyse, au

stade de reconnaître dans le flux l’intérieur de la « subjectivité absolue », Husserl avouait,

dans une déclaration hautement significative, que pour dire cela « les noms nous font

465 Ibid. 466 Ibid. 467 Ibid., p. 214 468 Cf. Supra., Première Partie, Chap. 2, § H

240

défaut »469. Lévinas, dans Autrement qu’Etre, se propose de poursuivre l’interrogation à

partir de ce non dit. A partir de ce pour quoi il nous manque des mots. A propos

précisément de l’aveu de Husserl, Lévinas remarque : « Les noms nous manquent ou la

chose passe t’elle le nommable ? Ne retrouvons nous pas en fait la fluence non

thématisable du temps par réduction a partir du Dit ? ».470 Nous sommes au point de

l’innommable : la fluence non thématisable du temps est ce pour quoi les verbes et les

noms font défaut. Pour poursuivre la méditation, un déplacement fondamental des

principes est requis. Un dépassement de la phénoménologie dans ces principes.

Cette intentionnalité première qui coïncide avec l’œuvre même du temps, ne se distingue t’elle pas de l’intentionnalité objective et idéalisant qui serait libérée de toute temporalité sur la voie qui mène de l’immanence a la transcendance ? Certes, la modification rétentionnelle allant jusqu'à la chute de l’impression dans le passé, vire en souvenir… Mais faudrait il penser que toute intentionnalité est déjà a quelque titre souvenir ? Ou, plus exactement, l’objet de l’intention n’est il pas plus vieux que l’intention ? Y a-t-il diachronie dans l’intentionnalité ?471

Nommer l’innommable, suppose un débordement de l’idée d’intentionnalité tel que

comprise par Husserl. Débordement commandée par l’analyse même du temps. Celle-ci

invite à penser une intentionnalité diachronique : non-simultanéité du rapport noème-

noèse, non-adéquation au cœur même de l’intentionnalité du temps. « Y a t’il diachronie

dans l’intentionnalité ? », interroge Lévinas, suggérant une intentionnalité temporelle

comme non-adéquation. Il ne s’agit évidemment pas ici du retard de toute perception par

rapport a l’objet intentionnelle, ni de celui de l’attitude phénoménologique qui suppose

toujours un temps entre la sensation et l’intention qui l’anime (tel qu’ils sont décrits dans

le § 85 des Idées I sur la hylé), ni de la réflexion (épiphénomène de la conscience

temporelle qui, originellement, se vie dans cette écart). Il s’agit ici de l’écart propre à la

proto-impression elle-même.

469 E. Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, op. cit. § 36, p. 99 470 E. Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit. p. 60, n.1. 471 E. Lévinas, « Intentionnalité et sensation », op. cit. p. 214

241

La notion de diachronie joue un rôle majeur dans la pensée de Lévinas, et plus

spécifiquement dans sa description du rapport à autrui, dans l’évènement-visage. Ce qui

est singulier dans les analyses du temps de Lévinas, c’est que cette notion apparaît ici

dans le cœur de l’instant, dans la fluence même du temps. L’analyse de l’Ur-impression

husserlienne permet de dire la diachronie du temps. L’analyse du temps tel que Husserl

la décrit, mais menée jusqu’au bout, révèle une contre-intentionnalité dia-chronique ; une

intentionnalité a rebours ou le je perds de son originarité. Mieux, ou la conscience elle-

même perds de son originarité : l’altérité du temps (futur, passé), dans la fluence même

du flux – c'est-à-dire dans l’intérieur même de ce qui constitue ma subjectivité –a prise

sur moi : naissance latente du sujet comme passivité, comme « malgré moi ».472

Dans « Intentionnalité et sensation », Lévinas opère un réel travail sur l’écriture

husserlienne. Il investit totalement les analyses husserliennes, pour les surprendre de

l’intérieur. Pour en extraire les concepts qui formeront les notions clés de sa propre

pensée du temps.

La nouveauté imprévisible de contenus qui surgissent dans cette source de toute conscience et de tout être – est création originelle (Urzeugung), passage du néant a l’être, création qui mérite le nom d’activité absolue, de genesis spontanea ; mais elle est a la fois comblée au-delà de toute prévision, de toute attente, de tout germe et de toute continuité et, par conséquent, est toute passivité, réceptivité d’un autre pénétrant dans le même, vie et non pensée... le mystère de l’intentionnalité git dans l’écart de… ou dans la modification du flux temporel. La conscience est sénescence et recherche d’un temps perdu.473

Lévinas, investissant la description husserlienne, y inscrit les thèmes fondamentaux de sa

métaphysique phénoménologique du temps : l’autre dans le même, la temporalité comme

« sénescence », la création originelle. Pour parler le langage du Sartre de Qu’est ce que la

littérature, le texte de 1965 noue un vrai « pacte de générosité » avec Husserl. Dans

472 Cf. a ce propos les analyses du « Malgré soi » dans Autrement qu’Etre ou au-delà de l’essence (op. cit. pp. 86-90) 473 E. Lévinas, « Intentionnalité et sensation », op. cit. p. 216.

242

l’idée de l’Ur-impression, il déchiffre le vocabulaire premier de la pensée de l’altérité. Le

« mystère de l’intentionnalité » comme temps serait déjà une pensée première de

l’altérité.

e/ Autrement qu’Etre ou au-delà de l’essence. Perspectives critiques

Or la lecture généreuse est relayée par une lecture critique. On la trouve essentiellement

dans Autrement qu’être, qui expose, autour précisément de la question du temps, l’écart

entre la phénoménologie et la pensée de l’altérité.

Husserl, dans Autrement qu’Etre, se situe au bord d’un débordement

phénoménologique fondamental dans son analyse du temps. Les analyses de l’Ur-

impression, touchant la « subjectivité absolue », en fournissent le matériel. Or l’analyse

de Husserl s’arrête trop tôt, les mots lui « manquant » pour achever le geste. Dans

Autrement qu’Etre, cette impossibilité de dire, cet arrêt de l’analyse husserlienne du

temps, va faire l’objet central de la critique : au bord de l’affirmation d’une irréductible

altérité, Husserl se retire, selon Lévinas. L’analyse du temps en termes d’Ur-impression,

avec la notion fondamentale de l’écart, est recouverte en fin de compte chez Husserl par

la conscience intentionnelle, qui aura le dernier mot :

Même a ce niveau primordial qui est celui du vécu, ou la fluence, réduite a l’immanence pure, devrait exclure jusqu’au soupçon d’objectivation, la conscience demeure intentionnalité – « intentionnalité spécifique » certes, mais impensable sans corrélatif appréhendé. Cette intentionnalité spécifique est le temps même.474

Le temps n’est plus la différence fondamentale au cœur du sujet, il n’est plus la

distraction irréductible, mais bien la réduction de l’autre au même : non plus l’autre dans

474 E. Lévinas, Autrement qu’être, op. cit. p. 57

243

le même (trope fondamentale d’Autrement qu’être475, qui dit la subjectivité du sujet, et

que Lévinas use dans « Intentionnalité et sensation » pour décrire l’Ur-impression

husserlien), mais autre dans l’identité (formule qui dénote une réduction de l’altérité a

l’identité – reconnue par Lévinas comme l’erreur, sinon le vice, le plus profond de la

philosophie occidentale): « Il y a conscience dans la mesure ou l’impression sensible

diffère d’elle-même sans différer ; elle diffère sans différer, autre dans l’identité… ».476

Le différer, ici, est surpris, mais immédiatement recouvert. L’événement propre de l’Ur-

impression – son être comme genesis spontanea, comme événement d’altérité

irréductible, Autre dans le Même – est occulté.

La séquence suivante ponctue ce mouvement de manière très précise. Dans un

premier moment, Lévinas reconnaît dans l’analyse husserlienne de l’impression

originaire le déphasage, l’irrécupérable retard sur lui-même, une diachronie : « Elle n’est

pas en phase avec elle-même : tout juste passée, sur le point de venir ».477 Mais

immédiatement, Lévinas rectifie : cet être en déphasage ne l’est qu’à première vue. En

vérité, la rétention et la protention récupèrent ce qui a été perdu, ils disent précisément le

recouvrement du déphasage par le phasage intentionnel :

Mais différer dans l’identité, maintenir l’instant qui s’altère, c’est le « pro-tenir » ou le « re-tenir » ! Différer dans l’identité, se modifier sans changer – la conscience luit dans l’impression pour autant que l’impression s’écarte d’elle-même : pour s’attendre encore ou pour déjà se récupérer. Encore, déjà, temps ; et temps ou rien n’est perdu.478

Lévinas expose ici le travail de l’intentionnalité temporelle (protention, rétention) :

transformer le « tout juste » et le « sur le point de » en encore et en déjà. Réduire la

475 Pour ne citer qu’un passage parmi tant d’autres : « L’unicité du moi, accablé par l’autre dans la proximité, c’est l’autre dans le même psychisme. » (Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit. p. 201) 476 Ibid., p. 57 477 Ibid. 478 Ibid.

244

différence, le différer premier, a l’œuvre dans le temps du sujet, dans la subjectivité

entendu comme temps.

Prenons un autre passage d’Autrement qu’Etre, ou Lévinas est encore plus clair.

Après avoir mentionné l’originalité de la description de l’impression originaire –

« l’originaire impression ne devance t’elle pas toute protention et ainsi sa propre

possibilité ? »479 – après avoir lu, dans la proposition de Husserl d’y voir un

« commencement absolu »480, source originaire qui n’est pas elle-même produite, genesis

spontanea, une invitation a « rendre intelligible la notion de l’origine et de la création,

d’une spontanéité ou activité et passivité se confondent absolument »481, Lévinas

remarque : « Que cette conscience originellement non objectivée dans le présent vivant,

soit thématisable et thématisant dans la rétention sans rien y perdre de sa place temporelle

qui confère ‘individuation’ et voila que la non-intentionnalité de la proto-impression

rentre dans l’ordre, ne mène pas en deca du Même, ni en deca de l’origine ».482 La non-

intentionnalité de l’Ur-impression rentre dans l’ordre. La singularité de l’instant, son

« drame intérieure », et l’altérité inscrite dans le phénomène même de l’instant, sont

occultés. Il le faut : quitte a renoncer au primat de l’intentionnalité.

Lévinas écrit : « La proto-impression retrouve dans le contexte de l’intentionnalité

(qui chez Husserl demeure impérieuse) son pouvoir d’étonner ».483 On pourrait lire toute

la pensée du temps de Lévinas comme un essai d’être a la hauteur de cet étonnement :

l’étonnement devant l’événement du temps comme genesis spontanea, devant ce

« commencement absolu », qu’a chaque instant, le sujet est sans pouvoir l’être. Cet

479 Ibid., p. 58 480 Ibid. 481 Ibid., p. 59 482 Ibid. 483 Ibid., p. 59

245

événement du temps qui dévoile l’im-puissance du sujet, sa passivité : il n’est pas causa

sui, il n’est pas a lui-même son origine. Or pour penser cela, il faut quitter l’horizon du

primat de l’intentionnalité. Car si l’intentionnalité « demeure impérieuse » pour Husserl,

elle ne l’est pas pour Lévinas. Il lui est permit de penser l’évenementialité du temps au-

delà du cadre husserlien strictement circonscrit par le primat de l’intentionnalité : « Parler

du temps en termes de fluence, c’est parler du temps en termes de temps et non pas

d’événements temporels »484. Le programme de Lévinas est a présent clair : s’attacher a

l’ « étonnant » (événement), au détriment du « primat » (intentionnalité).

Le sujet ne se décrit donc pas à partir de l’intentionnalité de l’activité représentative, de l’objectivation, de la liberté et de la volonté. Il se décrit à partir de la passivité du temps. La temporalisation du temps, laps irréductible et hors toute volonté, est tout le contraire de l’intentionnalité… La temporalisation est le « contraire » de l’intentionnalité de par la passivité de sa patience. 485

L’inversion que Lévinas propose est radicale : elle implique une redéfinition de la

subjectivité. L’analyse du temps y invite. Si les mots manquent à la phénoménologie pour

dire l’événement de l’instant, de l’Ur-impression, la pensée de l’altérité est en mesure

d’en formuler tout le vocabulaire : celui précisément de la passivité fondamentale.

Passivité plus passive que toute passivité, que dénote précisément le terme de création :

Ainsi, pour la création ex nihilo – à moins qu’elle ne soit pure non sens – une passivité sans retournement en assomption est pensée et, ainsi, le soi comme créature est pensé, dans une passivité plus passive que la passivité de la matière, c'est-à-dire en deca de la virtuelle coïncidence d’un terme avec lui-même.486

La matrice phénoménologique husserlienne pensée jusqu’au bout permet de redonner

sens a la pensée de la création ex nihilo487. Dans De l’existence à l’existant, pour dire

484 Ibid., p. 60 485 Ibid., p. 90 486 Ibid., p. 180 487 On se souvient de la remarque de Lévinas sur Husserl dans « intentionnalité et sensation » selon laquelle la pensée husserlienne du temps permettrait de « rendre intelligible la notion de l’origine et de la création,

246

l’hypostase comme instant, pour dire le drame inhérent de l’instant, la référence

malebranchiste était retenue. Ici, Lévinas – à partir d’un dialogue avec Husserl – répète le

mouvement, en approfondissant l’analyse. La pensée de l’altérité est une pensée de la

création. Qui s’oppose radicalement a la « philosophie occidentale », pour laquelle cette

notion de la passivité – corrélative de la notion de création – n’a aucun sens :

Ce n’est pas par hasard que Platon nous enseigne l’éternité de la matière, et que pour Aristote la matière est cause. Telle est la vérité de l’ordre des choses. L’ordre des choses auquel reste fidèle la philosophie occidentale, laquelle est peut être la réification elle-même – ignorant la passivité absolue d’en deca de l’activité et de la passivité – qu’apporte l’idée de la création. Les philosophes ont toujours voulu penser la création en termes d’ontologie, c'est-à-dire en fonction d’une matière préexistante et indestructible.488

Contre les philosophes, se dresse la pensée de l’altérité, qui pense – contre le principe de

l’intentionnalité – le sujet comme passivité fondamentale : « La subjectivité du sujet,

c’est la vulnérabilité, exposition a l’affection, sensibilité, passivité plus passive que toute

passivité, temps irrécupérable, dia-chronie in-assemblable de la patience… ».489 La

pensée du sujet comme passivité, comme être crée a l’laquelle aboutit Lévinas, est une

phénoménologie du temps poussée jusque dans ces ultimes recoins. Jusqu’au lieu ou, de

l’intérieur, l’inversion s’impose.

B. Le sens de la subjectivité : l’altérité comme visage

Le sujet est passivité, création. Passivité qui n’est pas celle opposé à l’activité. Celle-ci

suppose un subir qu’on serait capable de surmonter (le couple passivité-activité n’ayant

de sens qu’a partir de cette possibilité). Or – et cela, déjà les analyses de Husserl

l’affirmaient – l’Ur-impression est le lieu ou spontanéité et passivité se confondent.

d’une spontanéité ou activité et passivité se confondent absolument » (Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit. p. 59). Dans Autrement qu’Etre, c’est précisément ce que Lévinas fait. 488 Ibid., p. 174 489 Ibid., p. 85

247

Confusion qui fait toute l’intrigue de l’instant, qui constitue son « drame intérieur ».

« Passivité plus passive que toute passivité », dans les termes de Lévinas, et dont il faut à

présent entendre le sens, au-delà de la confusion.

Moyennant une réflexion sur la pensée de l’altérité dans le sujet (le sujet comme

temps), nous pensons pouvoir dégager à présent le lieu exact de la phénoménologie

d’autrui de Lévinas. Celle-ci occupe une place centrale dans la pensée lévinassienne,

mais que nous aimerions circonscrire de manière très précise : non pas comme unique

événement d’altérité – le temps, nous l’avons vu, est lui aussi phénomène d’altérité pour

Lévinas –, mais comme seul événement d’altérité ou il est question d’une présence a moi

de l’autre. D’une réalisation phénoménologique plénière de l’altérité. Autrui, l’autre

homme, a ceci de particulier qu’il apparaît a moi dans un ici et un maintenant,

contrairement a l’altérité du passé, ou a l’altérité du futur. L’effort de Lévinas sera de

décrire autrui comme un apparaissant non représentable, non-présent, irréductible a une

conscience présentificatrice. Comme « visage ». Reste que cet exercice descriptif

s’applique prioritairement à autrui précisément parce que l’autre s’expose à moi, le

visage est révélation, pour user des termes de Totalité et infini. Dans Autrement qu’Etre,

pour éviter le registre de la lumière compris dans le terme de révélation, Lévinas a

recours a une phénoménologie de la présence non visible, ce qu’il nomme proximité : la

proximité est une présence non représentable, une présence qui précède la lumière, qui

repose sur un sentir primordial et non synthétisable : « La proximité c’est le sujet qui

approche et participe comme terme, mais ou je suis plus – ou moins – qu’un terme ».490

La thèse de cet écrit s’énonce donc : le sujet est proximité. Sans entrer dans la question

du passage de Totalité et infini a Autrement qu’être et de la radicalisation du mouvement 490 E. Lévinas, Autrement qu’Etre ou au-delà de l’essence, op. cit. p. 131

248

de pensée de Lévinas, ce qui nous importe c’est de reconnaitre la singularité de

l’événement-autrui comme seule « donné » qui autorise une phénoménologie positive.

Car l’événement-autrui participe, d’une certaine manière, à la présence (en tant que

révélation, ou en tant que proximité). Et autrui fait ainsi sens, il signifie. Paradoxalement,

l’altérité d’autrui fait sens.491 Elle permet d’entendre le sens de la passivité, de l’altérité,

qui git déjà a l’intérieur du sujet comme temps (Autre dans le Même). D’où le propos

récurrent de Lévinas : le sens de la passivité doit s’entendre comme passivité du « pour-

autrui » :

La vie est vie malgré la vie… La passivité du « pour-autrui » exprime dans ce pour autrui un sens ou n’entre aucune référence positive ou négative a une préalable volonté.492

Le sensé se déroule dans la sphère intersubjective. Qui ne fait que déplier l’événement

originel de la subjectivité comme créaturialité. C’est ce déploiement qu’il faut, pour finir,

interroger.

491 Toute la critique de Derrida dans « Violence et métaphysique » (in : L’écriture et la différence, Seuil/Points-essais, Paris 1967, pp. 173-196) pointe ce moment de présence irréductible dans la pensée de Lévinas, qui pourtant prétends s’ancrer dans une métaphysique de l’altérité. La pensée de l’altérité serait ainsi redevable d’une présence sans laquelle elle ne pourrait faire sens (ainsi, note Derrida entre autre, « Il suffit que le sens éthique soit pensé pour que Husserl ait raison » (p. 179) ; ou bien : « J’ai un regard pour reconnaître ce qui ne se regarde pas comme une chose, comme une façade, comme un théorème. J’ai un regard pour le visage lui-même. » (180)). La lecture critique de Derrida serait sans doute impossible s’il n’y avait, dans la phénoménologie du visage, un moment de présence, un vécu. Or tout l’intérêt de l’écriture de Lévinas est de pointer ce vécu comme non intentionnel, comme non redevable a la philosophie de la présence (sur ce point, la critique de la phénoménologie de Lévinas et de Derrida se rejoignent : depuis Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, a travers La voix et le phénomène et jusqu'à L’introduction a l’origine de la géométrie, Derrida réitère la même critique : la phénoménologie, philosophie de la présence et de la vision, suppose un fond de non présence, et demeure ainsi infondé dans son principe. La différence entre Derrida et Lévinas est que la pensée de Lévinas en profite pour formuler une thèse positive : la subjectivité comme responsabilité. C’est sur la possibilité de passer de la critique a une pensée positive que porte l’objection de Derrida). Autrement qu’Etre, qui pour une part du moins réponds à la critique derridienne, tente de reformuler la pensée de l’altérité sans que celle-ci suppose la primauté phénoménologique de la présence. Dans la logique lévinassienne, cela suppose une description de l’événement de l’altérité précédant la constitution d’un moi comme jouissance et séparation (constitution a laquelle Lévinas consacre toute la deuxième partie de Totalité et infini et qui est absente d’Autrement qu’Etre). Dans l’analyse du temps de Autrement qu’Etre, cette pensée de l’altérité prends corps en ancrant l’altérité dans le même, sans que pourtant cette altérité soit « immanente ». 492 E. Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit. p. 86

249

a/ L’autre comme origine du sensé: après Husserl et Sartre

Le parcours phénoménologique nous permettra, une fois de plus, de cerner l’originalité

de la description de l’autre chez Lévinas. Comme nous l’avons étudié dans la partie

précédente de ce travail, l’autre n’est pas rencontré chez Husserl dans un acte constituant

simple (coïncidence de la donation et de la visée). Le Husserl de la 5ème Méditation

cartésienne développe une théorie de l’alter ego impliquant une intentionnalité

particulière, une « apprésentation analogique ». Or, cette intentionnalité, comme nous le

remarquions, posait un problème fondamental, car elle enfreint les principes de bases de

la phénoménologie, à savoir le principe de la donation du phénomène par intuition

remplie (possible ou actuel).

Sartre y vu l’occasion de se séparer de Husserl : les analyses husserliennes de

l’alter-ego sont insuffisante et problématiques, et surtout, ils ne sont pas sensibles -

reposant sur le primat de l’intentionnalité objectivante – au mode original d’apparaître

d’autrui : l’autre, selon Sartre, apparaît comme me visant. L’être visé est la vérité du voir

l’autre, disait Sartre. Visée vécu par une conscience préréflexive. C’est pourquoi la

conscience représentative n’est jamais, pour Sartre, le lieu originel de l’apparaître de

l’autre. Celle-ci manque toujours l’apparition authentique d’autrui, elle est toujours en

retard – retard que mesure l’écart entre la conscience préréflexive et celle réflexive.

Retard du retournement de la conscience préréflexive à celle réflexive. Autrement dit, en

tant qu’apparaissant sur le plan préréflexif sans pouvoir être rattrapé par celle réflexive,

l’autre apparaît a contre-courant de l’intentionnalité. C’est cela le sens du « me

viser » : je suis « pris » par le regard d’autrui, avant que je n’ai le temps de l’appréhender

par un regard réflexif, de le « constituer », serait ce par analogie. L’autre a ceci de

250

singulier qu’il vise la conscience avant la réflexion, réveillant le subir de la conscience,

un vécu de pur passivité.

Or Sartre, nous l’avons vu, ne peut se maintenir a ce niveau de l’analyse : hanté

par le primat de la liberté, par l’impératif de la liberté, il ne peut penser la passivité du

sujet qu’à partir du couple de l’actif et du passif. La passivité, pour Sartre, n’est que

l’envers de l’activité, qui n’a plus qu’à réclamer ces droits. C’est pourquoi, après avoir

découvert une subjectivité pré-réflexive atteinte par le regard de l’autre – subjectivité

atteinte comme passivité, comme un « me viser », et échappant pour ainsi dire a

l’impersonnalité pour ces raisons la – Sartre propose un retournement : du passif a

l’actif.493 Le « moi vu » se retourne en « moi voyant »494. Le rapport avec l’autre est

lutte : ce que Sartre nommait l’altération réciproque des regards. Qui occupera la majeure

partie des analyses de Sartre du « pour autrui » dans L’Etre et le néant.

Pour reconquérir la liberté, Sartre occulte l’intuition originelle d’autrui, et la

passivité fondamentale du sujet que celle-ci dévoile. La phénoménologie de Lévinas

cherche à se maintenir au niveau de l’instant de l’ « être vu », et a l’inversion du principe

de l’intentionnalité que ce rapport implique. Tout l’essai de Lévinas consistera à ne pas

quitter ce lieu de l’être vu, ce moment de contre-intentionnalité radicale, et a en tirer

toutes les conséquences, a l’entendre jusqu’au bout. Après l’avoir salué pour sa 493 La méditation nietzschéenne du sujet se situe dans le même horizon de pensée. Nietzsche, comme Sartre, reconnaît a sa manière la dimension fondamentalement passive du sujet, sous la forme du rêve, du « dormir » (ce qu’il nomme l’élément apollinien), et de l’ivresse (le dionysiaque). La topologie de l’âme nietzschéenne tel que décrite a partir de La Naissance de la tragédie est somatique, et non pas dialectique. Or il s’agit toujours, chez Nietzsche, d’une passivité à surmonter, dans l’élément de la volonté : volonté de puissance, retour éternel du même, qui prescrivent un assumer de la passivité, son retournement en activité (d’où la condamnation du ressentiment dans la morale nietzschéenne: le ressentiment n’est autre qu’un agir non-assumé). Passivité assumée entendu désormais comme l’essence même du tragique, dans l’amor fati. Contrairement a cette pensée, celle de Lévinas procède d’une méditation sur la passivité inassumable, accouchant d’une nouvelle définition du sujet – l’être crée comme rapport a l’altérité, au-delà du tragique, au-delà de l’absurde et de l’insensé de l’il y a. 494 Retournement qui n’était possible que supposant une version ou une autre de l’empathie, thèse husserlienne que Sartre critique à l’origine.

251

description du pour autrui comme un « me viser », Lévinas, dans « La trace de l’autre »,

critique Sartre précisément sur ce point.

Sartre dira d’une façon remarquable, mais en arrêtant l’analyse trop tôt, qu’Autrui est un pur trou dans le monde. Il procède de l’absolument Absent. Mais sa relation avec l’absolument absent dont il vient, n’indique pas, ne révèle pas cet Absent ; et pourtant, l’Absent a une signification dans le visage.495

S’arrêtant trop tôt dans sa description de l’autre, Sartre ne saisit que le sens négatif du

rapport : l’autre comme « pur trou de vidange », l’autre comme me volant mon monde.

Mon monde s’épuise en lui, est absorbé par lui. Ou pire, mon être m’est aliéné, l’autre

me « chosifie ».496 Feignant de reconnaître le moment positif, Sartre décrit la lutte entre

les libertés : le pour-soi tente de regagner sa liberté, répliquant par un autre regard, un

contre-regard. Ainsi se produit, sous nos yeux, l’occultation de l’évènement-autrui. De ce

que le « me viser » contient de positif : une transcendance, un « au-delà du monde. Ce

que Lévinas nomme : « l’absolument Absent », ou l’Invisible.

Lévinas cherche a décrire cette positivité. Tache difficile, car l’absent, l’invisible,

est réfractaire, s’il est réellement absent, a toute description positive. Décrire l’autre

positivement, c’est déjà, selon une logique connue depuis le Parménide de Platon, rendre

l’altérité relative, et ainsi contaminer cette altérité. Ou dans les termes platonicien : il ne

pourrait y avoir de définition de l’Un qui ne rendrait pas l’Un relatif. Cette difficulté,

Lévinas en est plus que conscient : depuis Le temps et l’autre, qui se place tout entier sur

un plan qui défie la logique parménidéenne497, jusqu'à Autrement qu’Etre et en passant

par Totalité et infini, le projet lévinassien peut être décrit comme un essai d’affronter ce

paradoxe logique. Paradoxe retraduit dans Totalité et infini dans les catégories du Même

495 E. Lévinas, « La trace de l’autre », op. cit. p. 276 496 Ainsi par exemple dans les analyses de la honte : « La honte pure n’est pas sentiment d’être tel ou tel objet répréhensible mais, en général, d’être un objet… » (J. P. Sartre, L’Etre et le néant, op. cit. p. 328). 497 E. Lévinas, Le temps et l’autre, op. cit. p. 20 et p. 78.

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et de l’Autre : « Comment le Même, écrit Lévinas au tout début de Totalité et infini, se

produisant comme égoïsme, peut il entrer en relation avec un Autre sans le priver aussitôt

de son altérité ? »498.

La méthode phénoménologique – fut elle anti-phénoménologie, phénoménologie

à rebours – procure à Lévinas un moyen pour affronter cette question. Car la

phénoménologie – et cela était son projet d’origine, déjà chez Husserl – se veut être plus

fondamentale que la logique. Nous nous souvenons des premiers paragraphes

programmatiques de Logique formelle et Logique transcendantale : La logique (formelle)

doit être fondée phénoménologiquement (Logique transcendantale). Car celle la n’est

qu’une formalisation d’intuitions originelles qui, dans le passage de l’intuitif au logique,

procèdent d’un effacement, d’un oubli, du sens premier. La tache de la phénoménologie

est de recouvrir ce sens premier. Qui, par définition, est plus large que le sens déduit,

formel. Ou pour le dire dans un langage sartrien, l’ordre du vécu – l’ordre de l’existence

– est plus fondamental que l’ordre logique – l’ordre de l’essence. La phénoménologie,

qui met en scène les concepts, qui les fait vivre et ainsi les déformalise, permet d’aborder

d’une façon toute neuve des grands thèmes philosophiques, et de dissiper quelques

équivoques de la philosophie au cours de son histoire. Ce travail, Lévinas l’opère

précisément sur la question parménidéenne, la plus métaphysique des questions :

comment entrer en rapport avec l’Un sans pour autant rendre l’Un relatif.

Dans Totalité et infini, déjà, Lévinas pointe le formalisme de ce paradoxe, à partir

de l’intuition cartésienne de l’idée de l’infini :

Affirmer la présence en nous de l’idée de l’infini, c’est considérer comme purement abstraite et formelle la contradiction que recèlerait l’idée de la métaphysique et que Platon évoque dans le

498 E. Lévinas, Totalité et infini, op. cit. p. 27 ; Cf. aussi p. 42 ou la question est explicitement formulée dans les termes parménidéens.

253

Parménide (133b-135c ; 141 e- 142b) : la relation avec l’Absolu rendrait relatif l’Absolu. L’extériorité absolue de l’être extérieur, ne se perd pas purement et simplement du fait de sa manifestation ; il s’« absout » de la relation ou il se présente.499

L’idée de l’infini cartésien – idée que le cogito trouve « en lui » sans qu’il ait pu être son

origine (une substance finie ne peut « produire » une substance infinie, selon la logique

de la IIIe Méditation) – propose déjà une structure dans laquelle il y a rapport avec

l’absolu, sans que pour autant cet absolu soit rendu « relatif » au pensant, au cogito. Pour

penser au-delà de Parménide – pour penser le positif de l’apparition de l’autre –, Lévinas

s’inspire du modèle formelle que propose Descartes. La phénoménologie de Lévinas

propose un événement concret ou l’idée de l’infini se déformalise : « Il faut indiquer les

termes qui diront la déformalisation ou la concrétisation de cette notion, toute vide en

apparence, qu’est l’idée de l’infini ».500 Le rapport avec l’autre est une déformalisation de

l’idée de l’infini. L’autre, qui apparaît, malgré le fait de son apparition, ne dépends pas de

moi, n’est pas constitué par la conscience. Or avec cet absent, malgré la logique primaire

de la phénoménologie (il n’y a de relation, d’intuition que d’un phénomène, d’un

apparaissant, d’une présence), j’entretiens une relation, il y a rapport, il y a

sens : « L’invisibilité n’implique pas une absence de rapport : elle implique des rapports

avec ce qui n’est pas donné, dont il n’y a pas d’idée »501. Cet invisible, Lévinas le nomme

Visage : « l’Absent a une signification dans le visage ».502 Moment d’anti-logique : il y a

une relation avec l’absolu qui ne rend pas l’absolu relatif. Moment d’anti-

499 Ibid., p. 42 500 Ibid. 501 Ibid., p. 4 502 E. Lévinas, « La trace de l’autre », in : En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit. p. 276

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phénoménologie : il y a un sens qui ne repose pas sur l’apparaître, un moment du sensé

qui n’est pas circonscrit par les quatre coudées de l’intuition donatrice.503

b/ l’a-phénoménologie du visage

Nous proposons d’appeler a-phénoménologie toute phénoménologie dont le sens provient

du dépassement des prémisses de la phénoménologie. Tout apparaitre qui, du fait même

du défaut de visibilité, ou de son excédence, fait sens. Le visage, dans la pensée de

Lévinas, représente un moment d’a-phénoménologie. Ni alter ego, ni regard, le visage est

ce qui désigne la manière d’apparaître d’autrui. Sa « donation » : l’autre se donne à moi

par son visage. Or cette donation ne donne rien. Elle ne donne rien à voir. L’événement

« visage », son « épiphanie », est fait du refus de se couler dans une forme plastique, de

l’éclatement du phénoménal qui s’y opère :

Alors que le phénomène est déjà image, manifestation captive de sa forme plastique et muette, l’épiphanie du visage est vivante. Sa vie consiste à défaire la forme ou tout étant, quand il entre dans l’immanence, c'est-à-dire quand il s’expose comme thème, se dissimule déjà. Autrui qui se manifeste dans le visage, perce en quelque façon sa propre essence plastique, comme un être qui ouvre la fenêtre ou sa figure pourtant se dessine. Sa présence consiste à se dévêtir de la forme qui cependant le manifeste.504

Par son apparaître, dans sa monstration même, le visage se refuse à toute forme. Le

visage n’est pas « plastique » : il ne s’inscrit pas dans la logique de l’apparaître propre au

phénomène. Ou pour le dire dans des termes techniques : l’intention ne rencontre ici

aucune donation. Comme pour l’idée de l’infini cartésienne, l’idéatum de l’autre ne se

donne pas comme étant conforme à une idée qui serait « en moi ». Il n’y a pas de

corrélation entre l’intuition – s’il y en a une – du visage et la « donation » du visage. Or il

503 Pour une analyse similaire du mouvement de Lévinas comme dépassement de l’analyse du pour autrui de Sartre, cf. B. Lévy, Visage continu. La pensée du Retour chez Emmanuel Lévinas, Verdier, Lagrasse 1998, pp. 26-30 504 Ibid., p. 271

255

y a une relation entre moi et le visage : il y a un sens sans intuition. Mieux : l’événement

par excellence du sensé se produit sans intuition : par le visage.505

Cet événement de sens a rapport intimement avec la subjectivité. Car si le sensé

n’est pas attribuable a la chose (le visage ne donne rien), celui-ci renvoi, comme par un

coup en retour, a la subjectivité tel que faisant sens a partir du rapport instituée par le

visage. Autrement dit, le visage rompt avec l’intentionnalité, or cette rupture signifie en

tant qu’il s’y opère un retournement de la conscience. Non plus une conscience qui vise,

mais une conscience visée. Une conscience qui se vit avant tout comme atteinte par le

visage de l’autre. Lévinas propose le vocable de responsabilité pour dire ce positif. Et

touche ainsi au sens premier de la subjectivité : « Responsabilité pour la créature dont le

Soi est l’emphase même ; sujétion ou subjectivité du sujet ».506

La non-plasticité du visage a néanmoins un coté positif : au-delà de la forme –

qu’il n’a pas – le visage « vit ». Il y a une « vie du visage ». Vie qui n’est pas celle

organique – tel que décrite par Husserl comme corps-vivant – mais impliquant d’emblée

une dimension de sens. La vie du visage est expression, langage. Le visage est un corps

qui s’exprime : il est corps-exprimant, mieux : corps-expression.

505 L’idée d’une intention non actualisée, d’une intuition qui ne rencontre aucune donation, n’est pas étrangère à la phénoménologie husserlienne. Ainsi, par exemple, comme nous l’avons étudiée par rapport a la phénoménologie du néant de Sartre, les passages de Husserl dans Expérience et jugement (§20-22), peuvent êtres lues comme des passages ou la phénoménologie se mesure a cette intentionnalité non remplit. Or dans ce cas, c’est de la déception de l’attente que la phénoménologie tire le sens de la catégorie elle-même (l’affirmation et la négation). Ainsi aussi dans les « représentations vides », il n’est pas question de tirer un sens positif du retournement opérée par le non-visible, mais de constater une série d’intuitions qui existent malgré le degré d’obscurité par lequel ils se donnent. Cf. A ce propos E. Husserl, La représentation vide (épreuves retravaillées du chapitre III de la réécriture de 1913 de la VIème Recherche logique), trad. J. Benoist, Puf-Ephimetée, Paris 2003, pp. 11-36 506 E. Lévinas, Autrement qu’Etre ou au-delà de l’essence, op. cit. p. 200 ; Lévinas ajoute en outre, pour marquer la distance avec la description husserlienne : « …ma substitution a autrui est le trop d’un sens qui ne s’en tient pas a l’empirie de l’événement psychologique, d’une Einfühlung ou d’une compassion qui, de par ce sens, signifient » (Ibid.).

256

C’est cela qu’exprime la formule : le visage parle. La manifestation du visage est le premier discours. Parler, c’est avant toutes choses cette façon de venir de derrière son apparence, de derrière sa forme, une ouverture dans l’ouverture.507

Le visage exprime. Discours primordiale, écrit Lévinas, car il ne s’inscrit pas dans un

contexte, il ne fait pas partie d’un réseau langagier. Son expression est hors contexte, et

n’est pas sujet à interprétation. Il a un « sens unique », selon le Lévinas de L’humanisme

de l’autre homme.508 Le constater, ce n’est pas le « reconnaître », ce n’est pas le définir a

partir de ces qualités ou ces attributs. C’est être en rapport avec une pure expression. Ce

que le terme « s’exprime » indique : son expression émane de lui-même. Le visage est

toute expression : il « se signifie »509. Il est toute expression – expression d’avant tout

contenu, indifférent au contexte, ou a la langue. La parole ici ne renvoie pas a un contenu,

mais a une modalité du sensé, autre que celui de l’apparaître. Une alternative a l’être

comme phénomène : au lieu de l’apparaître, le dire.

Etre en rapport avec l’être comme visage, avec un être qui a comme modalité

fondamentale d’apparaître le dire, c’est être en contact avec une sollicitation première.

Non pas une sollicitation qui viendrait se couler sur un être qui s’exprime et qui, dans un

deuxième temps, en appellerait a moi. Mais contact avec l’appel lui-même. Avec le

visage comme expression. D’où la conséquence suivante : a un tel appel, au sensé

premier, on ne peut être indifférent. L’interpellation n’étant pas celle d’un être qui parle,

mais de l’être en tant qu’il est signifiance, elle précède mon rapport au monde comme

507 E. Lévinas, « La trace de l’autre », op. cit. p. 271 508 E. Lévinas, Humanisme de l’autre homme, biblio-essais/poche, Paris 1994, pp. 38-41 509 Ibid., p. 113 ; C’est ce qui le différentie, dans la description de Lévinas, tant de la description husserlienne de l’alter ego entendu a partir de la différence corporelle (körper/leib), que de celle sartrienne entendu a partir de l’alternative réciproque de l’actif et du passif, de la différence éthique (liberté/aliénation).

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pouvoir, elle transcende la distinction du volontaire et de l’involontaire.510 Refuser cet

appel, c’est refuser le sensé lui même. Ce qui est toujours possible, mais cela ne remet

pas en question la primordialité de l’appel. Se détourner de la sollicitation première n’est

pas une négation, mais l’une des relations possibles avec elle. L’acte de négation lui-

même suppose ce sensé premier, et est toujours postérieur a lui : je ne puis refuser le

sensé qu’après l’avoir subit. Ce subir premier, c’est ce que Lévinas nomme

« l’inéluctable » de l’apparaître de l’autre, sa « révélation » : je ne peux déserter mon

poste, je n’ai pas le temps de me retourner. Entendons : je n’ai pas ce temps qu’il me

faudrait pour ré-fléchir cette sollicitation première, pour traduire la conscience pré-

réflexive, le vécu immédiat, en conscience réflexive, médiate et relative. Je dois répondre

– la responsabilité n’est pas un choix. Elle est la définition première du sujet.

L’être qui s’exprime s’impose, mais précisément en en appelant a moi de sa misère et de sa nudité – de sa faim – sans que je puisse être sourds a son appel. De sorte que, dans l’expression, l’être qui s’impose ne limite pas mais promeut ma liberté, en suscitant ma bonté. L’ordre de la responsabilité ou la gravité de l’être inéluctable glace tout rire, est aussi l’ordre ou la liberté est inéluctablement invoquée de sort que le poids irrémissible de l’être fait surgir ma liberté. L’inéluctable n’a plus l’inhumanité du fatal, mais le sérieux sévère de la bonté.511

Le rapport avec le monde comme visage, avec une expression primordiale, impose

d’emblée une relation qui ne peut se dire que dans des termes de réponse, de

responsabilité. Un monde sensé est un monde qui apparaît non pas sur le mode neutre de

« l’ordre de l’être et du phénomène», mais sur le mode impératif de « l’ordre de la

responsabilité ».

Mais le texte que nous venons de citer mérite d’être interrogée dans un autre sens

encore. Il nous permet de mesurer la thèse de Lévinas sur la subjectivité a l’aune de la

510 A ce propos, Lévinas en appelle au dire talmudique de Rabbi Yochanan dans le traité Synhedrin (104 b) : « Laisser des hommes sans nourriture – est une faute qu’aucune circonstance n’atténue ; a elle ne s’applique pas la distinction du volontaire et de l’involontaire » (Totalité et infini, op. cit. p. 219) 511 E. Lévinas, Totalité et infini, op. cit. p. 175

258

question de l’il y a, qui nous a servi de point de départ. Car comme dans l’il y a, ou il

était question de l’irrémissibilité de l’être pur, de l’impossibilité d’échapper a l’horreur de

l’il y a – vécu concrètement dans l’insomnie – il est question, dans la description de la

subjectivité comme responsabilité, d’un moment d’ « inéluctabilité », du poids

irrémissible de l’être, qui fait surgir ma liberté. L’apparition de l’autre est décrit comme

un moment ou je ne peux pas dire non, ou je ne peux pas me détourner, me « retourner » :

« Le moi en relation avec l’Infini est une impossibilité d’arrêter sa marche en avant,

l’impossibilité de déserter son poste selon l’expression de Platon dans le Phédon ; c’est

littéralement, ne pas avoir le temps pour se retourner ».512 Je ne peux pas déserter mon

poste, assigné a l’existence en face l’autrui, comme Cébès et Simmias dans le Phédon,

auxquels Socrate interdit le suicide, sous caution qu’ils sont la phrourá des theon,

« assignés a résidence »513 : ils n’ont pas le choix. Dans leur existence, ils sont appelés a

répondre des autres, de l’Autre, ou dans le cas du texte grec, des dieux. Le visage,

l’apparaître de l’autre, fait sens ainsi : il m’impose un subir, il me réveille a ma pure

passivité d’être-pour-autrui. Irrémissiblité : je ne peux fuir, je ne peux refuser. Sur ce

point du moins, la vision tragique du monde – l’être comme il y a, comme impossibilité

d’échapper aux dieux impersonnels, « dieux sans visage »514, comme Moira – et la

phénoménologie du visage – l’impossibilité d’échapper au regard de l’autre, de l’éviter,

de s’en détourner – s’accordent : l’existence n’est pas choix, mais passivité. Or malgré

512 E. Lévinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit. , p. 274 ; Lévinas commente la condamnation du suicide dans le Phédon à plusieurs reprises. Ainsi, dans Totalité et infini, on lit : « Socrate condamnant le suicide au début du Phédon, se refuse au faux spiritualisme de l’union pure et simple et immédiate avec le Divin, qualifiée de désertion. » (op. cit. p. 40). Ou bien dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence : « D’où le sens, qui n’est pas de simple piété, du passage du Phédon condamnant le suicide : l’être pour la mort est patience, non anticipation, une durée malgré soi, modalité de l’obéissance. Le sujet comme l’un indiscernable de l’autre, le sujet comme étant est pure abstraction si on le sépare de cette assignation. ». (op. cit. p. 89) 513 Platon, Phédon, GF-Flammarion (trad. M. Dixsaut), Paris 1991, 62 b, p. 209 514 E. Lévinas, Totalité et infini, op. cit. p. 115

259

cette proximité, c’est la différence entre ces deux lectures du monde, entre ces deux

expériences du réel, qui importe : alors que l’il y a est événement de dé-subjectivation, le

visage est un événement de subjectivation. Le visage me vise. Dans le me, a l’accusatif,

s’origine le sens de la subjectivité. Je et pas un autre. Ici, je suis assigné a l’existence en

tant que nom propre, en tant qu’unique. Contrairement a l’altérité impersonnelle de l’il y

a, l’altérité d’autrui est visage. L’impossibilité d’échapper est sensée et cela, en vertu

précisément de l’expression, de la dimension de sens impliquée dans l’événement-visage.

Dans le me viser, il y a naissance latente du sujet comme responsabilité : « Etre moi

signifie des lors ne pas pouvoir se dérober a la responsabilité »515. L’ordre de la

responsabilité, c’est l’inéluctable non pas comme tragédie, mais comme singularisation

du sujet : « L’inéluctable n’a plus l’inhumanité du fatal, mais le sérieux sévère de la

bonté ».516 Un visage me vise : la liberté « investie » décrit une subjectivité qui, du fond

de son être-irrémissible, se singularise dans l’obligation.517 Dans l’inversion du couple

liberté-responsabilité, l’investiture permet la liberté518. La responsabilité – l’être en

position de répondre – est à l’origine du sujet.

515 E. Lévinas, « La trace de l’autre », op. cit. , p. 273 516 E. Lévinas, Totalité et infini, op. cit. p. 175 ; F. Ciaramelli dit très bien cette identité de structure entre l’il y a et le visage, insistant sur l’ « épreuve » de l’il y a : « L’il y a, écrit il, constitue alors l’épreuve radicale de l’éthique précisément parce qu’il montre le fond obscur et mythique de l’ontologie auquel on ne se soustrait pas grâce a l’activité transcendantale d’une subjectivité souveraine. La passivité du sujet élu et assigné à la responsabilité n’est radicale que si elle arrive à supporter la menace de l’absurde, sans pouvoir fonder ou déduire de façon transcendantale la signification de cette vulnérabilité extrême. » (F. Ciaramelli, Transcendance et éthique – essai sur Lévinas, Ousia, Bruxelles 1989, p. 185) 517 Dans le paragraphe de Totalité et infini « L’investiture de la liberté ou la critique », Lévinas distingue entre l’existence « condamnée a la liberté » (Sartre), et celle « investie comme liberté ». L’investiture de l’existence comme liberté correspond à une libération de ce qu’il y a d’arbitraire dans la liberté. Ce que Lévinas nomme « critique », qui est l’essence de la philosophie : « La liberté n’est pas nue. Philosopher, c’est remonter en deca de la liberté, découvrir l’investiture qui libère la liberté de l’arbitraire » (Cf. Totalité et infini, op. cit. p. 57). Le visage investit l’existence de liberté car il lui découvre l’ « avant » de la liberté, ce par rapport a quoi la liberté est obligée. 518 Qui fait surgir un je, un moi. Ce que Lévinas nomme dans le texte que nous avons cité ma liberté : « …le poids irrémissible de l’être fait surgir ma liberté » (E. Lévinas, Totalité et infini, op. cit. p. 175) ; la notion de liberté, ici, doit être soigneusement distinguée de celle de Sartre. Celle-ci est pour Lévinas une liberté arbitraire, capricieuse, sans assise (Lévinas ne critique que la liberté dans le deuxième sens du

260

Nous avons commencée notre analyse par une interrogation de la question de la

temporalité du sujet dans Autrement qu’Etre. La créaturialité – qui disait la passivité

radicale du sujet, la subjectivité comme passivité radicale – ne put être entendue dans

toute sa polyphonie qu’a partir du déploiement de la pensée de l’altérité – déjà présente

dans la pensée du temps –, par la phénoménologie du visage tel que décrite dans Totalité

et infini. Nous entendons a présent mieux le mouvement d’Autrement qu’être : celui-ci

radicalise et accomplit la pensée de la subjectivité s’originant dans la pensée de l’altérité

en pointant dans l’événement même du soi – avant le recours a la rencontre avec l’autre –

un événement de subjectivation.519 Le soi, d’emblée, est subjectivité en tant qu’il est

temporel, Autre dans le Même. Toutes les analyses de Autrement qu’Etre – de la

temporalité et la sensibilité jusqu'à l’inspiration et au prophétisme – tendent à pointer,

dans le soi-même, un événement de subjectivation. Evénement de subjectivation qui

appartient a l’ordre de la responsabilité, qui s’enracine dans cette inversion de

l’intentionnalité commandée par l’événement-visage. Et d’où émane la passivité du pour

autrui comme modalité sensée de la subjectivité.

terme : non pas la définition phénoménologique de la liberté (le pour-soi comme liberté), mais son sens éthique (le pour-soi libre)). Outre le paradoxe profond attaché a tel concept de liberté – la liberté assumée pèse sur moi de tout son poids, car, immédiatement, j’en suis responsable : comme si la responsabilité cadenassait, emprisonnait immédiatement la liberté (Lévinas écrit : « C’est le paradoxe le plus profond du concept de la liberté que son lien synthétique avec sa propre négation. Seul l’être libre est responsable, c'est-à-dire déjà non libre. » (E. Lévinas, De l’existence à l’existant, op. cit. p. 135) ; « Sa liberté [du commencement] est immédiatement limitée par sa responsabilité. C’est son grand paradoxe : un être libre n’est déjà plus libre parce qu’il est responsable de lui-même » (E. Lévinas, Le temps et l’autre, op. cit. p. 36)) – la liberté sartrienne est, a proprement parler, « naïve », infondé, « pré-critique ». 519 Geste qui est anticipé dans Totalité et infini dans toute la partie qui traite de la demeure (Section II, D) – ou se révèle, a l’intérieur du soi, une altérité primitive (sous la forme du féminin) –, et de la phénoménologie de l’apologie (Section III, C), ou l’âme est dit fondamentalement apologétique, répondant, dans son « dialogue intérieure ».

261

Le geste de Lévinas est constant : de l’intérieure de la phénoménologie, il tente à

démontrer comment par sa logique interne, elle commande son dépassement. Nous

l’avons suivi de près, tant en ce qui concerne la question du temps, qu’en ce qui concerne

la question de l’autre. Malgré son invisibilité, l-a phénoménologie du Visage permet a

Lévinas de dire le sensé de l’altérité, mais de le dire sous une autre modalité que celle du

voir (eidétique ou catégorial) : en termes de responsabilité. Il y a manifestation du visage,

mais manifestation a contre courant de l’intentionnalité. La pensée de Lévinas se refuse

ainsi au principe de l’intentionnalité comme unique source de sens. La subjectivité

s’éveille avant l’intentionnalité. La subjectivité est la conscience même comme éveillée

par un autre, par l’Autre.520 Subjectivité comme éveil, comme rapport à l’autre qui

précède tout autre rapport (intentionnalité), et se dit, comme nous l’avons vu dans le

chapitre précédent, en termes de passivité du sujet (avant l’amphibologie du passif et de

l’actif). Ou bien, sur un registre métaphysique, en termes de créaturialité. Le sujet est

être autre, autre dans le même, aliénus. Non pas entendu négativement, mais tout au

contraire : comme la modalité propre de l’être soi. Paradoxe de la subjectivité : l’être soi

n’est que dans un rapport positif à l’altérité : « Paradoxalement, c’est en tant qu’alienus –

étranger et autre – que l’homme n’est pas aliéné »521.

520Toute la thématique de la conscience comme éveil est élaborée par Lévinas dans son article « De la conscience a la veille ». On y retrouve les descriptions les plus poussées de la phénoménologie de la subjectivité comme « animé » par l’altérité, par la transcendance. Lévinas écrit : « Veille sans intentionnalité mais seulement réveillée sans cesse de son état même de veille, se dégrisant de son identité pour le plus profond que soi. Subjectivité comme susception de l’Infini, soumission a un Dieu et intérieur et transcendance » (E. Lévinas, « De la conscience a la veille », in : De Dieu qui vient a l’idée (1982), Vrin, Paris 1992, p.51) 521 E. Lévinas, Autrement qu’etre ou au dela de l’essence, Martinus Nijhof/Le livre de poche, Paris 1990, p. 99

262

CONCLUSION :

Phénoménologie et métaphysique

A. Critique de la philosophie et pensée de la subjectivité

L’étude présente s’est donnée comme tache d’interroger une des problématique majeurs

de la période de transition entre les Recherches logiques et les Idées I, à savoir

l’instabilité conceptuelle et l’irrégularité phénoménologique dans le traitement de la

question de la subjectivité chez Husserl. Dans un deuxième temps, nous avons tentés une

relecture des textes de Sartre et de Lévinas à partir des difficultés phénoménologiques

tels qu’ils se présentent chez Husserl. La pensée de l’existence (Sartre), et la pensée de

l’altérité (Lévinas) – tout deux des pensées de la subjectivité –, procèdent de possibilités

théoriques qui, bien qu’ouvertes par le père de la phénoménologie, ne furent pas exploités

par lui. Elles émanent toutes deux de radicalisations conséquentes des intuitions

husserliennes, tout en les dépassants. Néanmoins, ils s’inscrivent dans le projet

phénoménologique de base, qui consiste à formuler une nouvelle forme de la subjectivité,

seule garante du savoir, de la science du monde.

Le Husserl des Recherches logiques a raison : il n’y a pas de moi au fond de la

conscience. Phénoménologiquement, le soi ne participe pas à tout acte de conscience. Et

Sartre, celui de La transcendance de l’Ego, aura à son tour raison de vider la conscience

de toute opacité égoique. La subjectivité comme singularité, comme être-je de l’homme,

ne se dit ni en termes de conscience, ni en termes d’Ego (la conscience, pour le premier

263

Husserl et pour le premier Sartre, est impersonnelle). L’éveil du moi, du singulier, passe

par un rapport premier à l’altérité : altérité comme temps, ou comme autrui. Il procède,

comme dira Lévinas, d’un ailleurs de la conscience, d’un « autrement qu’être ». Le sujet

est visé par l’invisible, il est être-vu avant de voir, visé avant de viser.522 Il n’appartient

pas à l’ordre de l’être et du phénomène, mais à celui de la responsabilité, que Lévinas

nomme l’ordre éthique. « L’éthique est une optique », dira t’il : «’vision’ sans image,

dépourvue des vertus objectivantes synoptiques et totalisantes de la vision, relation ou

intentionnalité d’un tout autre type… »523.

L’éthique – ou s’articule la vérité du sujet – est une « vision » autre que celle

phénoménologique. Il faudrait parler – ce que Lévinas ne fait pas – d’une « réduction

éthique », d’un voir le monde tel que vu par un sujet visé d’emblé. Husserl lui-même

s’en rapproche lors que, dans la 5ème Méditation cartésienne, il a recours à la

phénoménologie de l’intersubjectivité pour recouvrir, après l’avoir réduite, la dimension

de réalité du monde, l’être du phénomène. Lévinas prolonge et radicalise cette intuition :

le monde dans son apparition suppose une subjectivité d’emblée visée. L’apparition du

monde est conditionnée par du non-apparaissant, par de l’invisible.

Nous avons vus comment tant Husserl que Sartre tentent de penser la question de

la subjectivité de l’intérieur de la philosophie. Tentatives génératrices de tensions

inhérentes a leurs philosophies (entre le Husserl des Recherches logiques et celui des

Idées I ; entre le Sartre de La Transcendance de l’Ego et celui de L’Etre et le néant).

Nous concluons, de cette lecture de Husserl et de Sartre, la chose suivante : il est difficile

522 Trope inverse de celle présenté par Platon au début de La République sous la forme du sujet gygesien, voyant sans être vu, et qui représente la vérité de la tyrannie. Ainsi, tout Totalité et infini peut se lire comme une réfutation de la figure du sujet gygèsien. (cf. en particulier E. Lévinas, Totalité et infini, op. cit., p.55). 523 E. Lévinas, Totalité et infini, op. cit., p., XII.

264

de faire une phénoménologie du sujet sans faire du sujet le fondement de la

phénoménologie. Or faire du moi le fondement de la phénoménologie, c’est limiter la

phénoménologie et se barrer définitivement l’accès a une authentique pensée des formes

premières de l’altérité : le temps et autrui.

Lévinas quant a lui propose une troisième voie : par une transgression féconde des

fondements de la phénoménologie – quitter l’espace du Même, l’espace égologique – il

tente une pensée autre du sujet, une phénoménologie a rebours de la phénoménologie. Il

rend à l’altérité son lieu privilégié. La subjectivité émane sur fond d’altérité, dans la trace

de l’infini, dira Lévinas. Le prix que Lévinas paye n’est autre que celui de l’idéal de

science, de ce que lui-même nomme la « philosophie occidentale ». Philosophie qui, dans

son principe, repose sur l’idée de la primordialité du Même.524 Or ce n’est que

moyennant un tel congé donné à la philosophie dans son principe, qu’une réelle pensée

de la subjectivité s’avère possible. Ainsi, s’il est vrai que le geste philosophique de Sartre

se situe dans une rupture d’avec la philosophie classique – penser l’existence, avant

l’essence – c’est avec Lévinas que cette rupture est consommée de la manière la plus

radicale : penser la subjectivité, contre les prémisses structurelles de la philosophie. Ne

plus penser le sujet selon les catégories du même (dont la liberté sartrienne fait partie),

mais selon celles de l’altérité.

C’est a ce point qu’interviens la référence talmudique dans l’écriture de Lévinas.

Contrairement a la philosophie, qui est incapable de fournir une pensée authentique de

524 Dans « La trace de l’autre », pour ne citer qu’un exemple parmi tant d’autres, on lit : « La philosophie occidentale coïncide avec le dévoilement de l’Autre ou l’Autre, en se manifestant comme être, perd son altérité. La philosophie est atteinte, depuis son enfance, d’une horreur de l’Autre qui demeure Autre, d’une insurmontable allergie […] C’est pour cela aussi qu’elle devient philosophie de l’immanence et de l’autonomie, ou athéisme ». (Cf. E. Levinas, « La trace de l’autre », in : En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p.263).

265

l’altérité, « l’autre du grec », l’horizon juif et la littérature qui le constitue – la Tora, les

prophètes, le Talmud – exprimeraient, a leur manière, une pensée authentique de la

subjectivité comme rapport a l’Autre.525

L’interrogation du rapport entre la pensée philosophique de Lévinas et son

exégèse talmudique526, et l’aboutissement de sa pensée sous la forme d’une pensée

juive527, déborde le cadre de ce travail. En guise de conclusion, nous souhaitons tenter

autre chose. Nous voulons poser une dernière question : celle de l’inscription possible de

la pensée de la subjectivité dans ce qu’on nommera l’espace de pensé philosophique,

dans l’espace du logos. Avec Lévinas – ou après lui – on a le droit de demander si,

malgré la rupture d’avec la philosophie occidentale, malgré la nécessité de se départir de

la pensée du même pour penser la subjectivité, il n’y aurait pas une forme de pensée qui

525 La phénoménologie du visage occupe dans l’écriture de Lévinas un lieu d’intermédiaire : elle assure le passage de la phénoménologique a la révélation. Elle est le lieu de retournement de la description phénoménologique au parler biblique. La parole du Visage – « tu ne tuera point » est renvoi a la parole du Sinaï. Et les 600000 hébreux, qui au pied du Sinaï prononcèrent « nous ferons et nous entendrons », sont, pour Lévinas, l’expression authentique de la subjectivité qu’il tente de décrire tout au long de son œuvre : « Nous ferons et nous entendrons », écrit Lévinas, est le « secret de la subjectivité » ; et plus loin : « Il ne s’agit pas de transformer l’acte en mode de compréhension, mais de préconiser un savoir qui révèle une structure profonde de la subjectivité… » (Cf. E. Lévinas, « La tentation de la tentation », in : Quatre lectures talmudiques, Minuit, Paris 1968, p. 93). Les commentaires talmudiques de Lévinas répètent systématiquement ce geste qui consiste à déchiffrer une originale pensée de l’altérité a l’œuvre dans la littérature rabbinique, absente de la « philosophie occidentale ». 526 Le rapport entre les deux horizons de pensée que sont la philosophie et la pensée talmudique est un sujet clef pour la compréhension de l’ensemble de l’œuvre de Lévinas, son unité, mais que nous ne pouvons élaborer dans le cadre de ce travail. Disons simplement que la complexité se résume par une formule symptomatique, que l’on trouve dans le commentaire talmudique « La tentation de la tentation » : après avoir commenté longuement l’épisode des hébreux aux pieds du Sinaï tel que décrit dans le traité talmudique Shabbat, Lévinas propose quelques considérations « philosophiques ». Or voici ce qu’il écrit, exactement au moment ou il passe de l’exégèse talmudique a l’exposé philosophique : « Qu’il nous soit permis d’ajouter à ce commentaire quelques considérations philosophiques qu’il inspire ou dont il s’est inspiré » (E. Lévinas, « La tentation de la tentation », in : Quatre lectures talmudiques, op. cit., p. 106). Le commentaire talmudique est-il inspiré par la méditation philosophique ? En quel cas la philosophie précèderait la « révélation », bien qu’y renvoyant. Ou est-ce la philosophie (de Lévinas) qui puise son inspiration chez les maitres du talmud ? En quel cas la philosophie n’est ni première, ni « critique », ni universelle. Ou bien… ou bien. Lévinas ne tranche pas. Maintient dans toute son ambigüité la question fondamentale du rapport entre ces deux horizons de pensé. Pour une étude de cette problématique, cf. Benny Lévy, Visage continu. La pensée du retour chez Emmanuel Lévinas, Verdier, Lagrasse 1998 ; Lévinas : Dieu et la philosophie. Séminaire de Jérusalem (27 novembre 1996 – 9 juillet 1997), Verdier-poche, Lagrasse 2009. 527

266

puisse composer avec l’idée d’une subjectivité positive. N’y a-t-il aucun logos de la

subjectivité, aucune « parole juste » qui puisse dire, de l’intérieure de la philosophie, la

vérité du sujet ? L’alternative serait elle entre une philosophie incapable de penser

jusqu’au bout la subjectivité (Husserl, Sartre), et une pensée de la subjectivité hors-

logos (Lévinas)?

Ces questions – implicitement présentes dans l’étude que nous avons consacré à la

phénoménologie de Husserl, Sartre, et Lévinas – sont capitaux, car elles permettent de

mesurer l’enjeu profond de notre interrogation. Ce que nous voulons tenter, en guise de

conclusion a ce travail, c’est de reconstituer, malgré la critique de Lévinas de la

philosophie occidentale comme pensée du même, cette même pensée de l’altérité et de la

subjectivité comme rapport a l’autre tel qu’elle est a l’œuvre a l’intérieur de la

philosophie occidentale. Car cette autre tradition philosophique existe. Et c’est encore

Lévinas qui, malgré sa critique de la philosophie occidentale comme pensée du Même, en

fournit les repères de base. Nous allons essayer, avec Lévinas, de retracer la tradition

philosophique qui a su penser la subjectivité comme rapport à l’autre, du moins en ces

points essentiels.

B. Subjectivité et Métaphysique

En vérité, jamais Lévinas n’a abandonné l’idée que la pensée de l’autre, avant tout, était

une pensée. Qu’il y a un discours de l’altérité, qui n’est pas le discours de la foi, du

credo.528 La pensée positive de la subjectivité ne suppose aucune « théologie », mais est

528 Tout l’effort de Lévinas, si déjà il faut parler en termes de religion, serait de redéfinir le sens du religieux a partir d’une pensée de l’autre : « Nous proposons d’appeler religion le lien qui s’établit entre le Même et l’Autre, sans constituer une totalité », écrit Lévinas dans Totalité et infini (Cf. E. Lévinas, Totalité et infini, op. cit., p. 30). Et dans Autrement qu’être ou au dela de l’essence, on lit : « Me voici – de la

267

le lieu même ou les notions théologiques puisent leur sens. Ce qui est premier, c’est la

pensée de l’altérité. Or la pensée de l’autre existe déjà a l’intérieure de la philosophie

occidentale. A coté de la philosophie immanentiste – de Parménide a Hegel en passant

par Spinoza – il existe une tradition philosophique de la transcendance : « Et cependant la

transcendance de l’être qui se décrit par l’immanence n’est pas l’unique transcendance

dont parlent les philosophes eux-mêmes. Les philosophes nous apportent aussi

l’énigmatique message de l’au-delà de l’Etre »529. A coté de la philosophie du même, a

coté de la philosophie comme ontologie, il y a une autre manière de se rapporter au réel,

un autre horizon, exprimée de l’intérieure de la pensée « occidentale ». Horizon que

Levinas nomme : Métaphysique.

La distance seule ne suffit pas pour distinguer transcendance et extériorité. Fille de l’expérience, la vérité prétend très haut. Elle s’ouvre sur la dimension même de l’idéal. Et c’est ainsi que philosophie signifie métaphysique et que la métaphysique s’interroge sur le divin.530

Le message « énigmatique » de la transcendance se trouve à l’origine même de la

philosophie : chez Platon, dans l’idée du « Bien au-delà de l’essence » du livre VI de la

République. Mais aussi dans l’Un de la première hypothèse du Parménide, enfoui parce

que « au-delà de l’être, tout autre que l’être »531, ou de l’Un plotinien et néo-platonicien,

« posé au-delà de l’Etre et aussi epekeina nou »532. La plus grande tradition spéculative –

celle platonicienne et néo-platonicienne – est une pensée de l’altérité. Sensible aux

enjeux existentiels de l’altérité, la phénoménologie de Lévinas permet de la redécouvrir

phrase ou Dieu vient pour la première fois se mêler aux mots, le mot Dieu est encore absent. Elle ne s’énonce en aucune façon : ‘je crois en Dieu’ » (Cf. E. Lévinas, Autrement qu’être ou au dela de l’essence, op. cit., p.233). La religion n’est pas « foi en Dieu » pour Lévinas, mais un « me voici » originel, une responsabilité première, a partir de laquelle le sens du nom divin résonne, s’entends. 529 E. Lévinas, « La trace de l’autre », in : En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p.264 530 E. Lévinas, « La philosophie et l’idée de l’infini », in: En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., 230 ; cf. aussi : E. Lévinas, Totalité et infini, op. cit., pp. 32-39. 531 E. Lévinas, « La trace de l’autre », op. cit., p. 265 532 Ibid.

268

non pas comme une pensée abstraite, comme une contemplation purement théorique de

l’Idée du Bien, ou de l’Un, mais comme une pensée ou il est question de l’existence

même du sujet, ou se joue la vie et le sens de la subjectivité. Nous avons déjà vus, au

cours de notre travail, comment la question métaphysique du Parménide de Platon –

comment penser l’Un sans le rendre relatif a celui qui le pense – était la question

première de l’altérité et de son irréductibilité, et comment il prenait un tout nouveau sens

dans le contexte phénoménologique, tant chez Sartre (Cf. Part II, 1, B, a) que chez

Lévinas (Cf. Part III, 2, B, a). Il est à présent temps d’élargir cette lecture. La

phénoménologie de l’autre invite à relire l’histoire de la philosophie autrement. C’est à

l’ébauche d’une telle relecture des commencements de la philosophie – tant ancienne (le

moment platonicien) que moderne (le moment cartésien) – que nous consacrerons les

lignes finales de ce travail.

a/ Le moment socratico-platonicien

On a l’habitude de pointer l’origine de la philosophie dans « l’étonnement

philosophique », le thaumazein philosophique. Platon déjà formule la chose en Théetete

155 d : « l’étonnement est le seul début de la science », mais c’est a Aristote qu’on

associe le plus souvent la formule. En Métaphysique, A, 2, 982 b 10, il écrit : « C'est, en

effet, l'étonnement qui poussa, comme aujourd'hui, les premiers penseurs aux

spéculations philosophiques ». L’étonnement philosophique s’origine pour Aristote

dans « les difficultés qui se présentaient les premières à l'esprit », a l’occasion d’apories

théoriques (των απορων θαυµασαντες) : l’homme s’étonne devant l’incommensurabilité

de la diagonale avec le coté du carré, ou devant la pléthore de doctrine, la multitude

269

doxique, les différentes opinions qui règnent dans le monde.533 On retrouve chez Husserl

la même description de l’origine de la philosophie. Dans l’annexe III de La crise des

sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, lorsqu’il est amené à

décrire l’origine de la philosophie, Husserl la décrit de manière toute aristotélicienne :

De cette attitude universelle, mais mythico-pratique, se détache nettement maintenant l’attitude ‘théorétique’, qui n’est pas pratique en aucun des sens pris jusqu’ici par le terme, l’attitude du θαυµάζειν [Thaumazein] a laquelle les grands penseurs de la première période de culmination de la philosophie grecque, Platon et Aristote, réfèrent l’origine de la philosophie. L’homme se trouve saisi par la passion d’une considération et d’une connaissance du monde qui se détourne de tous les intérêts pratiques et qui, dans le cercle fermé de son activité de connaissance et des moments a elle consacrés, ne produit ni ne désire rien d’autre que la pure Théoria. En d’autres termes : l’homme devient un spectateur désintéressé, un regard jeté sur le monde, il devient philosophe.534

Dépouillement d’intérêts (pratiques, idéologiques, politiques,…), et réorientation du

regard : voila l’origine – et donc le sens – de la philosophie, pour Husserl. Comme

l’arpentage dans L’origine de la géométrie, l’acte philosophant premier trouve son sens

dans l’étonnement-dépouillée-d’intérets, entendu comme émerveillement génératrice de

retournement.535

On peut tirer un trait d’Aristote à Husserl, en ce qui concerne la description des

débuts de la philosophie. De son sens comme théoria. Or la pensée de l’altérité – et la

533 Cf. Aristote, Métaphysique A, 2, 983 a 15. Tel est l’enseignement de P. Aubanque, qui pointe l’origine de l’étonnement philosophique aristotélicien et platonicien dans les apories irrésolues des sophistes, qui, en tant que tel, suscitent l’obsession et l’étonnement (Cf. P. Aubanque, Le problème de l’être chez Aristote, PUF, Paris 1997, p. 95) 534 E. Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit., Annexe III, p. 365 535 Remarquons que pour Husserl, l’origine de la géométrie est postérieure a et différente de l’origine de la philosophie. Géométrie (et plus généralement, la science mathématique, la découverte de l’infinité sous la forme de l’idéalisation de la quantité, de la mesure, des nombres, des figures, des surfaces, etc.) et philosophie ont une origine séparée, et ainsi, un sens distinct. Dans les conférences de Vienne, Husserl en parle pour annoncer la mathématisation de la nature, qui aboutira à la science galiléenne telle qu’elle sera décrite dans la deuxième partie de La crise… (Cf. E. Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit., p. 375). Ainsi, il faut distinguer entre l’origine de la philosophie et l’origine de la science : celle-ci s’origine par celle la (la science par la philosophie), dans la mesure où la philosophie est « productrice » d’idées (« La science a son origine dans la philosophie grecque, dans la découverte de l’idée et dans celle de la science exacte qui détermine par idées. Elle conduit a l’élaboration de la mathématique dure en tant que pure science-d’-idées, science des objets possibles absolument parlants, et tant que ces objets sont déterminées par des idées. » (cf. E. Husserl, « Science de la réalité et idéalisation. La mathématisation de la nature », in : La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit., Annexe I, p. 309 (texte antérieur a 1928)).

270

phénoménologie de la subjectivité qu’elle autorise – nous invite à examiner le

commencement de la philosophie autrement. Et donc son sens. Non pas comme l’éveil de

l’homme au monde, mais comme l’éveil de l’homme à soi, l’éveil du soi de l’homme. La

phénoménologie de l’altérité (inspirée de Sartre, mais surtout de Lévinas) nous oriente

vers cet autre origine de la philosophie, non pas comme théoria, mais comme éveil du

soi. Autre origine qu’on retrouve chez Socrate et chez Platon.536

Car l’éveil socratique n’est pas l’étonnement face au monde dans son apparaitre,

ni face aux apories des sophistes, comme le décrit Aristote dans sa Métaphysique, et que

Husserl, a sa manière, reprends. S’il est vrai que Socrate provoque l’aporie chez ses

interlocuteurs, ce n’est pas les apories théoriques qu’il provoque qui sont à l’ origine de

son penser, de son étonnement, mais la perplexité (l’aporie) qu’origine en lui le dire

delphique. Sous la pression accusatrice des hommes de la cité, Socrate témoigne dans

l’Apologie de l’origine de son philosopher :

Mais je vous conjure, Athéniens, de ne pas vous émouvoir, si ce que je vais vous dire vous paraît d'une arrogance extrême; car je ne vous dirai rien qui vienne de moi, et je ferai parler devant vous une autorité digne de votre confiance; je vous donnerai de ma sagesse un témoin qui vous dira si elle est, et quelle elle est; et ce témoin c'est le dieu de Delphes […] Un jour, étant allé à Delphes, il [Chéréphon] eut la hardiesse de demander à l'oracle (et je vous prie encore une fois de ne pas vous émouvoir de ce que je vais dire); il lui demanda s'il y avait au monde un homme plus sage que moi: la Pythie lui répondit qu'il n'y en avait aucun. […] Quand je sus la réponse de l'oracle, je me dis en moi-même : que veut dire le dieu ? Quel sens cachent ses paroles ? Car je sais bien qu'il n'y a en moi aucune sagesse, ni petite ni grande; Que veut-il donc dire, en me déclarant le plus sage des hommes ? Car enfin il ne ment point; un dieu ne saurait mentir. Je fus longtemps dans une extrême perplexité [ήπορουν] sur le sens de l'oracle537… Quand je l'eus quitté [l’homme qui semblait sage que j’interrogeasse], je raisonnai ainsi en moi-même : Je suis plus sage que cet homme. Il peut bien se faire que ni lui ni moi ne sachions rien de fort merveilleux; mais il y a cette différence que lui, il croit savoir, quoiqu'il ne sache rien; et que moi, si je me sais rien, je ne crois

536 Pour une interrogation sur l’origine multiple de la philosophie comme faisant partie de l’idée même de la philosophie, cf M. Dixsaut, « Thales ou Socrate, Qui commence ? Ou : de l’ironie », in : Platon et la question de la pensée – Etudes platoniciennes I, Vrin, Paris 2000. Voici comment elle résume cette double origine : « Du Théétète a la conférence de Vienne, la philosophie n’en finit pas de ne pas décider entre ces deux figures du savoir [=Thales ou Socrate], comme elle n’en finit pas d’hésiter perpétuellement sur son sens. Elle ne cesse d’osciller entre l’idée d’une science universelle, science du tout de ce qui est, et l’ironie, manière de se déprendre de tout contenu, de toute positivité empirique ou idéelle »( Ibid. p. 19) 537 M. Croiset traduit : « Longtemps, je demeurai sans y rien comprendre. » (Ed. Les belles lettres)

271

pas non plus savoir. Il me semble donc qu'en cela du moins je suis un peu plus sage, que je ne crois pas savoir.538

Un Dieu ne saurait mentir, cela, Socrate le sais. Le dire vrai de l’oracle, l’évènement de

vérité qu’est le dire oraculaire, retient Socrate : « Je fus longtemps dans une extrême

perplexité sur le sens de l'oracle ». Mise en aporie (ήπορουν) de Socrate, provoquée par

le dire divin, « …χρόνον ήπορουν τί ποτε λέγει » (contrairement a la mise en aporie

aristotélicienne, provoquée par le monde, par l’apparence paradoxale du réel). A l’origine

du mouvement socratique, il y a l’étonnement devant le dire delphique, devant l’aporie

que provoque en lui ce dire précis. La parole vraie (en contrepoint au dire des

accusateurs, qui n’ont dit « sans exagérer, pas un mot de vrai » (Apologie, 17 a)) est a

l’origine du questionnement (« que veut dire le Dieu ? »). Et c’est l’essai d’y répondre, de

comprendre ce dire, et la découverte de la sagesse, qui singularise le penser socratique,

ainsi que la perte de Socrate : « Le résultat fut que je m’attirai son inimitié » (Apologie

20, d).

Il faut tenter d’entendre l’événement delphique dans toute sa polyphonie. Pour

cela, resituons ce dire dans son contexte spécifiquement socratique, à partir de son amont

et de son aval. Le Premier Alcibiade nous procure le cadre adéquat pour une telle

interrogation. Ce dialogue s’organise autour d’un essai de comprendre non pas le dire

delphique, mais son pro-logue, ce qui précède son logos : l’impératif de la connaissance

de soi (gnoti seauton). Dire qui précède tout dire, inscription qui précède la parole,

inscription delphique (delphois grammati). Socrate l’adresse a Alcibiade, car lui-même

fut saisit pas ce logos – ou plutôt par cette inscription, grammati – archaïque. Il fut

interloqué par ce dire, par ce pro-logue inscrit au fronton de l’oracle. A présent, il le

538 Platon, L’apologie de Socrate, 20 e-21d

272

transmet à Alcibiade, car le Dieu ne peut se révéler à Alcibiade que par l’intermédiaire de

Socrate.539 Ainsi, en 124 b, au terme d’un long discours de persuasion (peito), Socrate

adresse à Alcibiade cette prière, il lui prie de le croire et de croire l’inscription

delphique :

Socrate : Allons, trop naïf enfant, crois moi, cois en ces mots inscrits a Delphes : « Connais-toi toi-même » [Гνωθι σαυτόν].

Toute le dialogue entre Socrate et Alcibiade, a partir de ce point, gravite autour d’un essai

commun d’entendre bien, de bien comprendre, le pro-logue delphique.

Socrate : Comment maintenant savoir tout a fait clairement ce qu’est le fond de l’être ?, si une fois nous le savions, sans doute nous nous connaitrions nous-mêmes. Mais, par les dieux, ce précepte si juste de Delphes que nous rappelions à l’ instant, sommes nous surs de l’avoir bien compris ?540

En amont de l’événement delphique, il y a l’impératif du connais toi toi-même (« …le

précepte [l’injonction, o epitaton] de se connaître soi même. » [130 e]), et l’interrogation

quant a son sens.

Or il y a aussi un aval à l’impératif delphique. Celui-ci est intimement liée a une

recherche, il commande une pratique : la pratique du souci de soi (epimeleia heautou).

Déjà l’Apologie nous la suggère (en 29d-30c), mais c’est encore dans l’Alcibiade qu’elle

trouve son articulation la plus accomplie. L’impératif delphique, le questionnement quant

à son sens, amorce dans ce dialogue une série de questions sur la nature du souci de soi :

…dis-moi ce que c’est que prendre soin de soi même [εαυτου επιµελείσθαι], car il est à craindre que maintes fois, tout en croyant le faire, nous ne le faisons pas. Quand un homme prend-il soin de lui-même ?541

539 Socrate est l’intermédiaire entre Alcibiade et le dire delphique : Alcibiade doit « faire confiance », « croire » en Socrate, qui a son tour « croit » a la parole delphique et la transmet a Alcibiade. Le même rapport est décrit quelques lignes plus loin : « C’est un Dieu, Alcibiade, celui qui ne me permettait pas jusqu'à ce jour de m’entretenir avec toi. La foi [πιστεύων] que j’ai en lui est ce qui me fait dire que c’est par moi seulement qu’il se révèlera [επιφάνεια] à toi. » [124 c]. Ainsi, le néoplatonicien Proclus dira que « Socrate est le bon démon d’Alcibiade » (cf. Proclus, Sur le premier Alcibiade de Platon I (trad. A.P. Segonds), Les belles lettres, Paris 2003, 103 A 4-6. pp. 49-52) 540 Platon, Alcibiade, 132 c 541 Platon, Alcibiade, 127 e-128 a

273

Ou encore :

Qu’elle soit facile ou non, Alcibiade, nous sommes toujours en présence de ce fait : en nous connaissant, nous pourrions connaître la manière de prendre soin de nous-mêmes ; sans cela, nous ne le pouvons pas.542

Dans l’Alcibiade, l’essai d’entendre l’impératif delphique se traduit par une interrogation

des pratiques authentiques du soin de l’âme. Dans les termes du Foucault des dernières

années, il y a dans ce dialogue un « …enchevêtrement dynamique, un appel réciproque

du gnoti seauton et de l’epimeleia heautou ».543 L’aval du dire delphique, son antero-

logos se dit donc en termes de souci de soi, articulé a l’impératif du connais toi toi-

même.544

Dernier point à soulever : la recherche socratique aboutit, du moins dans

l’Alcibiade, a un questionnement quant au lieu ou le regard doit être porté pour mieux se

connaître, pour découvrir l’âme. Ou est sensé se porter le regard après avoir subit le choc

delphique ? Ou l’âme doit elle orienter son regard pour se connaitre? « Quel est l’objet,

écrit Platon, tel qu’en le regardant nous nous y verrions nous-mêmes, en même temps que

nous le verrions ? »545 Socrate répond : le regard tourné vers le divin révèle l’âme, dé-

voile le soi.

Socrate : C’est donc le dieu qu’il faut regarder : il est le meilleur miroir des choses humaines elles mêmes pour qui veut juger de la qualité de l’âme, et c’est en lui que nous pouvons le mieux nous voir et nous connaître.

Alcibiade : Oui546

542 Platon, Alcibiade, 129 a 543 M. Foucault, L’herméneutique du sujet. Cours au collège de France 1981-1982, Gallimard/Seuil, Paris 2001, p. 67 ; tout le projet de Foucault dans sa lecture de Platon est de démontrer l’importance de la pratique du souci de soi au fond de la question de la connaissance de soi (« Et c’est donc le souci de soi que je voudrais cette année faire réémerger, par rapport au privilège si longtemps accordé au gnothi seauton (a la connaissance de soi) » (ibid.)) 544 L’idée d’un impératif « transcendant » revient dans nombreux dialogues socratiques : Socrate dit être « retenu » par un daimon (Alcibiade 103 a-b, Apologie 31 c-e), ou bien par la « Voix des Lois » (Criton, 50 a). Le platonisme héritera de cette idée au livre X de la République, ou l’idée du jugement dernier se dit dans le langage du mythe (le mythe d’Er). 545 Platon, Alcibiade, 132d-e 546 Platon, Alcibiade, 133 c

274

Vision en connaissance de soi passent par le regard tourné vers le divin, vers l’autre. Ou,

pour le dire dans les termes de Lévinas, l’évènement de subjectivation s’origine dans un

rapport a l’altérité. L’origine de la philosophie telle qu’elle apparaît avec Socrate est le

moment de l’éveil à soi de l’âme, en présence de l’autre (écriture et parole delphique,

orientation du regard vers le divin). Avec Socrate, l’étonnement philosophique se dit en

termes d’événement de subjectivation. La puissance d’injonction mythique est à l’origine

de l’acte philosophant lui même. Même si plus tard le soin de l’âme passera par la

science des Idées, ce qui commande le soin de l’âme n’est pas scientifique, n’est pas

« théorique »547. L’impératif provient d’ailleurs, d’un au-delà. 548

A coté de l’étonnement comme éveil théorétique, d’Aristote a Husserl, il y a ce

qu’on peut nommer, après Lévinas, l’étonnement comme éveil métaphysique, l’éveil du

soi au contact de l’altérité. Autre commencement de la philosophie, qui procure aussi un

autre sens à la philosophie. Lévinas écrit :

En renversant les termes, nous pensons suivre une tradition au moins aussi antique – celle qui ne lit pas le droit dans le pouvoir et qui ne réduit pas tout autre au Même. Contre les heideggériens et les néo-hégéliens pour qui la philosophie commence par l’athéisme, il faut dire que la tradition de l’Autre n’est pas nécessairement religieuse, qu’elle est philosophique. Platon se tient en elle quand il met le Bien au dessus de l’être, et, dans le Phèdre, définit le vrai discours comme un discours avec des dieux.549

547 Patocka démontre bien la différence sur ce point entre Platon et Démocrite, qu’il comprend comme une « alternative radicale ». Alors que le soin de l’âme de Démocrite provient de l’intérêt scientifique, l’intérêt scientifique de Platon provient de l’idéal du soin de l’âme, de son impératif (cf. J. Patocka, Platon et l’Europe (Trad. E. Abrams), Verdier, Lagrasse 1983, pp. 61-80). 548 Nous suivons ici l’enseignement de l’école platonicienne française, essentiellement L. Brison (Platon, les mots et les mythes. Comment et pourquoi Platon nomma le mythe ?, Ed. De la découverte, Paris 1994), P.M. Schuhl (La fabulation platonicienne, Vrin, Paris 1968) et M. Dixsaut (Le naturel philosophe. Essai sur les dialogues de Platon, Vrin, Paris 1998). D’autres signes de cette extériorité sont la Voix de la Loi telle qu’elle est exposée dans le Criton, ou le démon de Socrate tel que présent dans l’Alcibiade, ou l’Idée du Bien au-delà de l’être du livre VII de la République, a laquelle Lévinas se réfère constamment. 549 E. Lévinas, « La philosophie et l’idée de l’infini », op. cit., p. 238

275

Le platonisme est à l’ origine de la grande tradition métaphysique de l’occident : celle

pour qui la question de l’âme et la question de Dieu sont les deux questions

fondamentales. Tradition métaphysique dont on retrouve les échos les plus profonds dans

le néo-platonisme. Ainsi, dans les traces de l’Alcibiade, ou le souci de soi est intimement

lié au « regard porté vers le dieu », Plotin écrit : «…il faut se ramener soi même loin des

choses sensibles, qui sont précisément les derniers, et il faut être libéré de tout mal moral,

puisque c’est au Bien que l’on se hâte d’accéder, il faut remonter au principe qui est en

nous-mêmes, et, de plusieurs, que l’on était, devenir un, puisqu’on veut devenir le

contemplateur du Principe et de l’Un »550. Et Proclus, dans sa Théologie platonicienne,

enseigne :

En effet, a tout les degrés nous disons que le semblable est connu par le semblable : autrement dit la sensation connaît le sensible, l’opinion l’objet d’opinion, le raisonnement le rationnel, l’intellect l’intelligible, de telle sorte que c’est par l’un aussi que l’on connaît le suprême degré de l’Unité et par l’indicible l’Indicible. C’est pourquoi Socrate à raison de dire dans le Premier Alcibiade que c’est en rentrant en elle-même que l’âme obtient la vision non seulement de tout le reste mais aussi de dieu. Car en s’inclinant vers sa propre unité et vers le centre de sa vie entière, et en se débarrassant de la multiplicité et de la diversité des puissances infiniment variées qu’elle contient, l’âme s’élève jusqu'à cet ultime point de vue sur tout ce qui existe »

Et il conclue :

…quand enfin elle s’établit dans l’intérieur d’elle-même et pour ainsi dire dans le sanctuaire de l’âme, par ce moyen elle contemple les yeux fermés et la classe des dieux et les hénades de ce qui existe.551

Le soi, retiré a l’intérieure de lui-même, se contemple les yeux fermés.552 La

contemplation de soi est d’emblée contemplation de Dieu, les yeux fermés. Le rapport à

l’Un passe par le rapport à soi – à l’âme qui est une. Enseignement décisif du néo-

platonisme, qui, à sa manière, formule un logos de la subjectivité. Ainsi, la tradition

550 Plotin, Traité 9 (trad. P. Hadot), Cerf/Livre de Poche, Paris 1994, p. 79 [3, 17-22] 551 Proclus, Théologie platonicienne I (trad. H. D. Saffrey et L. G. Westerink), Les Belles Lettres, Paris 1968, p. 15-16, § 3, 6, 20-25 (p. 15); § 3, 7, 14-19 (p.16) 552 Contemplation les yeux fermés : n’est ce pas déjà une manière d’articuler, bien que dans un autre langage, dans un autre paradigme, la rupture avec le visible ? Avec le phénoménologique ? C’est en tout cas ce que, au-delà des tropes et des métaphores, le texte néo-platonicien semble suggérer.

276

platonicienne et néo-platonicienne propose une méditation sur la subjectivation du sujet,

sur la singularisation du sujet face à la transcendance.553

b/ Le moment cartésien

Depuis Hegel – c'est-à-dire depuis que l’histoire de la philosophie en tant que telle a

acquis un poids philosophique – Descartes figure comme le point de départ de la pensée

moderne : « René Descartes est de fait le véritable initiateur de la philosophie moderne »,

écrit Hegel dans ces Leçons sur l’histoire de la philosophie.554 Descartes, véritable

commencement de la philosophie moderne, est aussi celui qui a poussée la méditation de

la subjectivité le plus loin possible. Non pas en découvrant l’apodicticité du cogito au

début de la 2ème Méditation, comme on a l’habitude de l’entendre, mais en pensant le

cogito comme substance finie entretenant un rapport premier avec l’infini. Le cogito

comme ayant une idée de l’infini, dans les termes de la 3ème Méditation. Avec cette

Méditation, – qui fut systématiquement occultée par une certaine tradition

épistémologique, de Kant à Husserl précisément555 – Descartes rejoins la tradition

métaphysique qui pense la subjectivité comme rapport a l’altérité.

553 Tradition méditative qui, comme y insiste P. Hadot tout le long de son travail, est systématiquement accompagnée d’un travail éthique (cf. entre autres, P. Hadot, Exercice spirituels et philosophie antique, Albin Michel, Paris 2002). Il faudrait, dans un autre travail, poursuivre systématiquement une lecture phénoménologique de ces textes, à partir des intuitions de la pensée de l’altérité. 554 Cf. G.H.F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie. Tome 6 : La philosophie moderne (Tr. P. Garnison), Vrin, Paris 1985, p. 1384 555 La lecture de Descartes a partir de la 3ème Méditation (celle a laquelle s’applique l’école cartésienne de Paris d’après guerre (Cf. prochaine note)), est toute autre que celle qui, depuis les grands philosophes allemands, notamment Kant, Husserl, et Heidegger, s’est imposée dans les esprits. Lectures qui s’arrêtent tous au cogito de la 2ème Méditation, sans prendre en considération le renversement qui s’opère avec la troisième Méditation. Ainsi, dans la Critique de la raison pure par exemple, il n’est jamais question de la preuve selon les effets. La réfutation de la preuve cartésienne de Dieu de Kant dans la première Critique ne vaut que par rapport a la preuve a priori de l’existence de dieu, celle exposée dans la 5ème Méditation, et que Kant sera le premier à nommer « argument ontologique ». Elle ne vaut nullement pour celle exposée dans la troisième (qui n’est pas une preuve logique, reposant sur le rapport entre la perfection divine et ces prédicats, mais sur le rapport entre la substance finie et l’idée de l’infini, et sur le fait que cette idée est

277

C’est encore Lévinas qui nous servira de guide dans notre lecture de Descartes.

Contrairement a une certaine lecture des Méditations métaphysiques, qui s’arrête a la

découverte du cogito, Lévinas propose une lecture des Méditations qui insiste sur

l’importance de la 3ème Méditation dans l’économie de la métaphysique cartésienne. Le

cogito s’y découvre comme porteur de l’idée de l’infini556. Comme rapport a la

transcendance.

« contenue » dans le cogito)). Notons en outre que Kant n’a sans doutes eu qu’une connaissance indirecte et partielle des textes cartésiens et donc de ces doctrines, auxquelles il accède par les exposés malebranchistes du cogito ergo sum, et de la preuve logique de l’existence de Dieu (Cf. a ce propos J.L. Marion, « Constantes de la raison critique. Descartes et Kant », in : Questions cartésiennes II. Sur l’Ego et sur Dieu, PUF, Paris 1996, p. 285 ; Voir encore, pour la réception de Descartes dans la philosophie allemande du 18ème siècle, W. Rod, « Descartes dans la philosophie universitaire allemande du 18ème siècle », Les études philosophiques, PUF, Paris 1985/2, p. 161 sq.). Husserl, pour sa part, s’inspire de la lecture kantienne de Descartes. Malgré la centralité de Descartes dans son penser, et malgré sa déclaration de proposer, avec la phénoménologie, un accomplissement ou une radicalisation du cartésianisme, se bornant au Descartes de la 2ème Méditation (celui du cogito et du principe du rapport cogito-cogitatum), Husserl évite systématiquement le moment du cogito comme rapport a l’infini, et manque ainsi la profondeur métaphysique de la thèse cartésienne sur l’infini. Ainsi que le résume bien Ricœur : « Le Descartes de Husserl n’est pas celui de Gilson, de Laporte ou d’Alquié ; c’est le Descartes lu par un néo-kantien : la grandeur de Descartes selon Husserl est d’avoir fait le projet d’une philosophie qui soit a la fois une science et le fondement de toutes les sciences dans le système d’une science universelle… On peut certes contester la possibilité d’une philosophie a deux foyers – le cogito et Dieu – c’est à dire nier qu’on puisse tenir à la fois une philosophie ou la subjectivité est le pole de référence de tout le pensable et une philosophie ou l’être est le pole de référence de tout l’existant. En tout cas, méconnaitre cette structure du cartésianisme, c’est faire une autre philosophie que Descartes, et non point radicaliser le cartésianisme » (Cf. P. Ricœur, « Husserl et Descartes », in : A l’école de la phénoménologie, op. cit., pp. 188-189). Enfin, l’identification par Heidegger du cogito comme fundamentum inconcussum (identification qui a comme but non pas de critiquer le manquement épistémique du cogito, mais son indétermination par rapport a la « différence ontologique ») n’est possible que moyennant un oubli du rôle de l’idée de l’infini dans l’économie des Méditations. L’infini – ou Dieu – ne s’y résume pas, comme l’affirme Heidegger, a un opérateur onto-théologique, car il ne repose pas sur la preuve ontologique, mais sur une preuve existentielle (la preuve selon les effets, qui suppose a propos du cogito précisément touts les qualités de la finitude). A ce propos, nous nous permettons de renvoyer à notre étude, E. Schonfeld, La merveille de la subjectivité. Essai sur la philosophie d’Emmanuel Lévinas, Resling, Tel Aviv 2007, pp. 38-43. Cf. encore à propos de la réhabilitation lévinassienne de la valeur phénoménologique de la troisième méditation, négligée par Husserl et par l’ensemble de la réception allemande de Descartes, l’annexe à notre travail. 556 En ceci, Lévinas se trouve héritier de la grande école cartésienne de Paris : la lecture de la troisième Méditation Métaphysique et la centralité accordée a l’idée de l’infini dans le parcours des méditation est unanimement partagée par les trois grands cartésiens français d’après guerre : Martial Guéroult (Dans Descartes selon l’ordre des Raisons I. L’âme et Dieu, Aubier, Paris 1968), Ferdinand Alquié (dans La découverte métaphysique de l’homme chez Descartes, PUF, Paris 1950), et Roger Laporte (dans Le rationalisme de Descartes, PUF, Paris 1945). Tous trois insistent sur la centralité de l’idée de l’infini dans la métaphysique cartésienne, et de l’impossibilité de comprendre le cogito sans l’accorder à la thématique de la troisième méditation. L’apport de Lévinas est d’avoir su traduire cette centralité dans le discours phénoménologique, remettant ainsi sur le chantier la question fondamental du primat de la conscience (cogito intentionnel ou idée de l’infini, idéatum inadéquat a l’idée, et pourtant idée « mise en moi »).

278

Cette relation du Même avec l’Autre, sans que la transcendance de la relation coupe les liens qu’implique une relation, mais sans que ces liens unissent en un Tout le Même et l’Autre, est fixée, en effet, dans la situation décrite par Descartes ou le « je pense » entretient avec l’Infini qu’il ne peut aucunement contenir et dont il est séparé, une relation appelée « idée de l’infini ». 557

Nous avons déjà rencontrés la référence cartésienne et malebranchiste dans l’étude que

nous avons consacrée à la phénoménologie du temps chez Lévinas (Part. III, 2, A, a). Or

le rapport de Lévinas a la tradition cartésienne ne s’arrête pas la. La pensée de l’altérité

de Lévinas est toute entière marquée du seau de la métaphysique cartésienne : pour lui,

l’idée de l’infini telle que pensée dans la 3ème Méditation, procure le modèle d’une pensée

qui enfreint la logique philosophique de l’adéquation du même et de l’autre :

…l’idée de l’infini a ceci d’exceptionnel que son idéatum dépasse son idée, alors que pour les choses, la coïncidence totale de leurs réalités ‘objective’ et ‘formelle’ n’est pas exclue ; de toutes les idées, autres que l’Infini, nous aurions pu, a la rigueur, rendre compte par nous mêmes.558

Reprenons le raisonnement cartésien. Dans la 3ème Méditation, Descartes constate, parmi

les idées que le cogito a en lui, la présence de l’idée de l’infini. Le cogito, de fait, est

porteur de l’idée de l’infini. Cette idée est en lui. Or, selon un principe de causalité

métaphysique que Descartes déclare tenir de la « lumière naturelle », une cause ne saurait

être cause si elle n’a plus d’effectivité ontologique, plus de réalité, que son effet.559 Ainsi,

Biographiquement, notons que Lévinas rencontra Guéroult très tôt dans sa carrière, notamment lors de ces études à Strasbourg dans les années 1920. Nous savons aussi que Ferdinand Alquié fréquenta les salons du samedi soir de Jean Wahl, et qu’il contribua au premier numéro de Deucalion – revue d’avant-garde philosophique dirigée par J. Wahl, ou Lévinas publia ces premiers essais philosophiques. D’autres parts, Lévinas et Alquié se retrouvèrent dans les couloirs de la Sorbonne dans les années 1970, ou les deux enseignèrent au département de philosophie. Cf. sur tous ces sujets la biographie de M. A. Lescourret (Emmanuel Lévinas, Champs-Flammarion, Paris 1994). 557 E. Lévinas, Totalité et infini, op. cit., p. 40 558 E. Lévinas, Totalité et infini, op. cit., p. 40 ; Pour une étude systématique de la lecture lévinassienne de Descartes et de ces enjeux Cf. J. Benoist, « Le cogito lévinassien. Lévinas et Descartes », in : Positivité et transcendance, op. cit., pp. 105-122. 559 Descartes écrit : « Maintenant c’est une chose manifeste par la lumière naturelle, qu’il doit y avoir pour le moins autant de réalité dans la cause efficiente et totale que dans son effet ; car d’où est ce que l’effet peut tirer sa réalité, sinon de sa cause ? » (R. Descartes, Méditations métaphysiques, op. cit., pp 61, [IX, 31 – VII, 40 ; cf. encore a ce propos l’argumentation de Descartes a partir du principe de ex nihilo nihil fit, dans les Secondes réponses (Ibid., p. 157, [IX, 106 – VII, 134]).

279

une substance finie (le cogito) ne pourrait être la cause d’une substance infinie (Dieu).560

Ergo : l’idée de l’infini ne peut avoir été produite par moi, elle ne peut provenir de moi,

du Même, mais doit avoir été mise en moi, par un autre. Par l’Autre : « …car encore que

l’idée de la substance soit en moi, de cela même que je suis une substance, je n’aurais pas

néanmoins l’idée d’une substance infinie, moi qui suis un être fini, si elle n’avait été mise

en moi par quelque substance qui fut véritablement infinie »561. L’idée de l’infini vient au

cogito du dehors. Son origine est transcendante.

D’où l’implication suivante : l’idée de l’infini n’est pas une idée adéquate. Elle

déborde le cogito, tout en étant en lui. L’infini dont nous avons une « idée claire et

distincte », une idée positive, n’est pas comprise par le cogito comme c’est le cas pour

d’autres idées. La clarté et la distinction, la positivité de l’idée, n’est pas ici en

contradiction avec la finitude du cogito ; car il n’est pas question pour Descartes d’un

rapport d’adéquation avec l’infini. Avoir une idée claire et distincte de l’infini, c’est en

avoir une idée in-adéquate. Ou, dans les termes de Descartes, c’est ne pas comprendre

Dieu.562 La saisie de l’idée de l’infini compose avec son incompréhension :

560 S’il est vrai que le cogito peut être à l’origine d’une série numérique infinie, il ne peut être l’origine de l’infini positif, de l’idée du parfait en acte. Descartes distingue soigneusement les deux infinis: l’infini mathématique, ou l’infini potentiel, qui est nommé dans les Premières réponses l’« indéfini », et l’infini en acte, ou l’infini positif, dont il est question dans la preuve selon les effets de la 3ème Méditation (Cf. R. Descartes, Méditations métaphysique, Premières réponses, Quadrige-PUF, Paris, pp. 144-145 [107] ; Cf. aussi a ce sujet le débat entre Descartes et Moore, décrit par A. Koyré au chapitre 5 de son Du monde clos a l’univers infini (« Etendue indéfinie ou espace infini ? Descartes et Henry Moore » (Tr. R. Tarr), Tel-Gallimard, Paris 1973)) 561 R. Descartes, Méditations métaphysiques, op. cit., p. 69 [IX, 36 – VII, 45] 562 F. Alquié résume ainsi le rapport de non-compréhension propre au cogito dans les termes du rapport entre compréhension et perception : « …la raison de l’homme ne parvient pas a s’élever au point de vue de Dieu lui-même, la preuve s’opère en la passivité d’un esprit qui ‘n’impose aux choses aucune nécessité’ et ne saurait, de Dieu, ‘rien diminuer ni changer’, d’un esprit qui ne peut même comprendre Dieu, ‘a cause que le mot comprendre signifie quelque limitation’, mais seulement l’apercevoir, ‘ainsi qu’on peut bien toucher une montagne encore qu’on ne la puisse embrasse’ » (F. Alquié, La découverte métaphysique de l’homme chez Descartes, op. cit., p. 226; A propos du rapport entre le principe de clarté et de distinction et celui de compréhension, et plus généralement sur la 3ème Méditation comme réflexion existentielle sur l’imperfection de l’homme, cf. encore Alquié, Ibid., pp. 221-238)

280

Cette idée [=l’idée de l’infini] est si fort claire et si fort distincte… Et ceci ne laisse pas d’être vrai, encore que je ne comprenne pas l’infini, ou même qu’il se rencontre en Dieu une infinité de choses que je ne puis comprendre, ni peut être atteindre aucunement par la pensée.563

Il n’y a de pensée claire et distincte de l’infini qu’incomprise. Le rapport du cogito à

l’idée de l’infini est fait de cette incompréhension. Incompréhension qui, ultimement,

provoque un retournement dans la position du cogito lui-même : il ne se retrouve plus

dans une modalité intellective, mais dans une modalité d’admiration et d’adoration. Les

derniers mots de la troisième méditation, loin d’êtres des ajouts lyriques et sans

importance théorique, doivent êtres prises au sérieux, et cela, précisément en ce sens :

comme le témoignage de ce retournement.

…il me semble très a propos de m’arrêter quelque temps a la contemplation de ce Dieu tout parfait, de peser tout a loisir ses merveilleux attributs, de considérer, d’admirer et d’adorer l’incomparable beauté de cette immense lumière, au moins autant que la force de mon esprit, qui en demeure en quelque sorte ébloui, me le pourra permettre.564

Voici ce dont témoigne la 3ème Méditation : l’imperfection du cogito, la passivité dans

l’éblouissement, au contact de l’Infini.

Descartes rencontre l’idée de l’infini sans pouvoir en déduire la cause à partir du

cogito. Cette idée est la : pure facticité, pur factum – comme la liberté, que Kant, dans la

deuxième critique, découvre en lui (« factum de la raison pratique »565). L’idée de l’infini

est le lieu d’une inversion, d’une metanoia, de la conscience : ne pouvant être déduite du

cogito, l’infini remet en cause sa primauté. Le cogito se révèle, a l’issue de la découverte

563 R. Descartes, Méditations métaphysiques, op. cit., p. 70 (IX, 36 – VII, 46) 564 Ibid., p. 80 (IX 41 – VII, 52)). A propos de cet alinéa final de la 3ème Méditation, Lévinas commente : « Le dernier alinéa de la troisième méditation nous ramène à une relation avec l’infini, qui, a travers la pensée, déborde la pensée et devient relation personnelle. La contemplation se mue en admiration, adoration et joie. Il ne s’agit plus d’un ‘objet infini’ encore connue et thématisé, mais d’une majesté » (E. Lévinas, Totalité et infini, op. cit., p. 233). 565 Cf. E. Kant, Critique de la Raison Pratique, PUF, Paris 1971, p. 56 ; Le terme de factum ici est très précis : il désigne l’immédiateté du nouménal, qui n’est pas une intuition empirique, mais un savoir d’un ordre plus haut. Il a trait a la raison pratique, qui, dans se sens, est plus fondamentale que la raison théorique. Kant s’en explique dans le débat qu’il consacre a la question du primat (von dem Primate) dans la deuxième Critique (première partie, livre II, Chap. II, §3 III), et ou il conclu sur le primat de la raison pratique sur la raison théorétique (Cf. E. Kant, Critique de la raison pratique, PUF, Paris 1971, pp. 129-131).

281

de l’idée de l’infini, second par rapport a l’infini : « …puisqu’au contraire je vois

manifestement qu’il se rencontre plus de réalité dans la substance infinie que dans la

substance finie, et partant que j’ai en quelque façon premièrement (priorem) en moi la

notion de l’infini que du fini, c'est-à-dire de Dieu que de moi-même »566. Comme le

démontre Guéroult, il s’agit dans la 3ème Méditation d’une redéfinition du cogito comme

rapport à l’infini, plus fondamental que le cogito me cogitare de la 2ème Méditation

(primordialité ontologique, selon l’ordre des raisons).567 Le rapport avec l’Infini est

rapport premier. Il conditionne l’évidence même du cogito fini. L’intuition du cogito

dépend du rapport à l’ infini. Dans le texte cartésien, la chose est dite en termes de

rapport entre l’acte du doute – acte propre d’un être fini, définissant la finitude de l’être

fini (un être infini ne doute pas : «… si j’étais indépendant de tout autre, et que je fusse

moi-même l’auteur de mon être, certes, je ne douterai d’aucune chose », écrit

Descartes568) – et l’idée de l’infini. L’acte du doute n’est possible que sur fond d’infini.

Immédiatement après avoir découvert l’idée de l’infini comme étant « mise en lui »,

Descartes précise :

Car comment serait il possible que je pusse connaître que je doute et que je désire, c'est-à-dire qu’il me manque quelque chose et que je ne suis pas tout a fait parfait, si je n’avais en moi aucune idée d’un être plus parfait que le mien, par la comparaison duquel je connaitrais les défauts de ma nature ?569

Le doute, marque de la finitude du cogito, n’est possible que sur fond d’une présence

occulte de l’idée de l’infini dans le cogito. Un être fini ne s’existerai pas comme fini, ne

se vivrait pas fini, s’il n’avait pas, avant même de s’engager dans la recherche de la

certitude, une idée du parfait. Le point de départ de la recherche, la quête cartésienne du

566 R. Descartes, Méditations Métaphysiques, op. cit., p. 69 (IX, 36 – VII, 45) 567 M. Guéroult, Descartes selon l’ordre des raisons I. L’âme et Dieu, Aubier, Paris 1968, pp. 226-234 568 R. Descartes, Méditations métaphysiques, op. cit., 73 (IX, 38 – VII, 47) 569 Ibid., pp. 69-70 (IX, 36 – VII, 45)

282

point d’apodicticité, suppose une intuition pré-cogitive de l’infini.570 Le fini doit se vivre

comme entouré d’infini, pour s’engager dans la pratique du doute. Le cogito s’éprouve

comme dubitatif – qui est une modalité du cogito571 – sur fond d’infini. Il est, avant même

de le savoir, rapport avec l’infini.572 Rapport qui n’apparaitra en toute clarté qu’au terme

570 Sartre accepte cette logique cartésienne : interrogeant la structure du manque, essentielle au pour-soi, Sartre fait appelle à la deuxième preuve cartésienne de l’existence de Dieu : je n’aurais pas pu faire l’expérience du manque, si ce n’était par rapport a une idée du parfait. Le désir, l’être tendu vers le manqué, suppose non pas logiquement, mais existentiellement, l’idée du parfait. Ou en langage cartésien, l’idée de l’infini : « En ce sens, écrit Sartre, la seconde preuve cartésienne est rigoureuse : l’être imparfait se dépasse vers l’être parfait : l’être qui n’est fondement que de son néant se dépasse vers l’être qui est fondement de son être ». (J.P. Sartre, L’Etre et le néant, op. cit., p. 126). Or Sartre refuse l’idée d’un rapport originel au parfait, a Dieu, constitutif du désir du pour-soi. Il ajoute donc : « Mais l’être vers quoi la réalité humaine se dépasse n’est pas un Dieu transcendant : il est au cœur d’elle-même, il n’est qu’elle-même comme totalité » (Ibid.). Ainsi, structurellement, l’en-soi occupe dans l’ontologie phénoménologique de Sartre le lieu de Dieu (tel qu’il est entendu dans la métaphysique cartésienne). Lieu impossible a occuper pour le pour-soi, car en lui-même, il est manque, précisément, « perpetuellement hanté par une totalité qu’elle est sans pouvoir l’être, puisque justement elle ne pourrait atteindre l’en soi sans se perdre comme pour-soi. » (Ibid.). Conscience souffrante, conscience malheureuse, « sans dépassement possible de l’état de malheur » (Ibid., p. 127). 571 « Mais qu’est ce donc que je suis ? Une chose qui pense. Qu’est ce qu’une chose qui pense ? C’est a dire une chose qui doute… » (Cf. R. Descartes, Méditations métaphysiques, op. cit., p. 43 (IX, 22 – VII, 28)) 572 Rapport primordial qui rappelle l’argument sur l’origine du savoir dans le Menon (81d. ff.): il est impossible a un homme de chercher ce qu’il sait et de chercher ce qu’il ne sait pas ; car ce qu’il ne sait pas, comment, le sachant, peut il le chercher ? Et ce qu’il ne sait pas, comment peut-il le chercher ne sachant même pas quoi chercher ? Il faut donc supposer que le savoir est avant tout découverte de soi, mémoire, réminiscence. Hypothèse conjointe chez Platon a celle métaphysique de l’immortalité de l’âme. Or Lévinas n’aime pas l’idée de la réminiscence platonicienne, lui reprochant d’inaugurer a sa manière une pensée du Même : « Cette primauté du Même fut la leçon de Socrate. Ne rien recevoir d’Autrui sinon ce qui est en moi, comme si, de toute éternité, je possédais ce qui me vient du dehors. » (E. Lévinas, Totalité et infini, op. cit., p. 34). Mais la réminiscence est elle réellement la marque d’une pensée « tautologique » ? Ne vise t’elle pas plutôt la découverte de l’âme dans sa singularité ? La « connaissance » de l’âme, la découverte de l’âme, n’est pas connaissance d’un objet chez Platon. Elle est événement de conversion (metanoia) : éveil de l’âme. Dans le Phédon – dialogue sur l’immortalité de l’âme – la réminiscence sert de preuve de l’immortalité de l’âme (Cf. Platon, Phédon 72e). Ainsi, le refus de Lévinas de la réminiscence, nous semble t’il, ne mesure pas tout les enjeux métaphysiques de cette thèse socratique. Car la théorie de la réminiscence n’est pas uniquement une thèse sur l’origine du savoir, mais aussi, et surtout, sur la nature du vrai et son rapport a l’âme, a la singularité du sujet. Kierkegaard, dans ces Rien philosophiques, bien que proposant une alternative théologico-existentielle a la pensée platonico-socratique, remarque très justement que la question du Menon (celle de la réminiscence) n’est autre que celle de la singularité du sujet (Cf. S. Kierkegaard, Riens philosophiques (trad. K. Ferlov et J.J. Gateau), Gallimard-Idées nrf, Paris 1948, en particulier chap. 1-2, pp. 49-85). C’est pourquoi, plutôt que d’y reconnaître une énième répétition du principe de la réduction de l’autre au même, il convient d’y voir la marque d’une pensée de la singularisation du sujet, c'est-à-dire, dans les propres concepts de Lévians, une pensée de l’éthicité du sujet.

283

de la 3ème Méditation, mais qui, selon l’ordre des essences, conditionne la finitude même

du cogito, son se savoir fini.573

***

La phénoménologie, en tant que méthode ou en tant que philosophie, loin que de signer la

fin de la pensée de la subjectivité (ou d’en être l’avant-propos (Heidegger)), permet de la

penser a neuf. Pensée d’une nouveauté inouïe, que la phénoménologie aurait permise, et

cela, à partir de son principe le plus fondamental : celui de l’intentionnalité. A condition

bien sur qu’il soit pensé jusqu’au bout. L’intentionnalité pensée jusqu’au bout implique

la mort du sujet substantiel. Celle-ci est assumée par Husserl, du moins, par le premier

Husserl, celui des Recherches logiques essentiellement, mais aussi des Leçons pour une

phénoménologie de la conscience intime du temps. Non pas pour abandonner toute

pensée de la subjectivité, mais au contraire, pour frayer la voie vers une pensée toute

neuve de la subjectivité, telle qu’en elle-même, elle ne soit pas pensée comme substance,

mais comme rapport. Pour le premier Husserl, penser le monde dans sa phénoménalité,

être au contacte des « choses elles mêmes », c’est avant tout se séparer du sujet

substantiel, du sujet conçu comme substance-fondement. En ce sens, la phénoménologie,

bien avant Heidegger, bien avant Foucault, signe la fin du sujet, sa mort. Mais

uniquement celle d’un certain sujet, d’une certaine pensée rationaliste-dogmatique du

sujet.

573 C’est la distinction cartésienne entre l’ordre de la connaissance (ordo cognoscendi) et l’ordre des choses (ordo essendi, ou causa) : ce qui est premier dans l’ordre de la découverte, ne l’est pas nécessairement selon l’ordre des choses.

284

Libérer l’intentionnalité de tout fondement substantiel signifie, déjà pour Husserl,

mais plus encore pour Sartre et Lévinas, excéder l’intentionnalité en direction d’une

ipséité plus originelle que celle prescrite par le champ transcendantal husserlien (celui

que, en fin de compte, la phénoménologie a partir des Idées déploie systématiquement).

Nous avons suivis, dans ce travail, les tentatives respectives tant de Husserl lui-même,

que de Sartre et de Lévinas, en direction de cette ipséité fondamentale, de cette

subjectivité non-substantielle, ou l’homme, dans l’existence, se retrouve soi-propre. Cette

possibilité qu’offre la phénoménologie de penser le soi malgré la mort du sujet-substance

s’ouvre a des horizons de pensé ayant trait tant au passé de la pensée, a ces origines, qu’a

son a-venir, a sa fin.

A ces origines : La phénoménologie nous préparerait elle enfin a relire Platon et

sa pensée de l’âme, non pas comme substance (lecture aristotélicienne, dont hérite la

tradition philosophique rationaliste), mais comme immortelle ? Nous permettrait-elle

enfin d’aborder, existentiellement, la pensée néo-platonicienne de l’Un (âme/Dieu) ?

A sa fin : la subjectivité pensée comme rapport à l’altérité, comme orientée vers

l’autre, nous ouvrirait elle enfin à ce que, de la philosophie, on peut encore espérer, au-

delà de ce qu’on peut savoir ou faire ?

La méditation présente, nous l’espérons, aurait au moins préparée à entendre ces

deux questions.

*

285

Annexe : Sur le retour de Lévinas à la IIIème Méditation métaphysique de Descartes

face à la VIème Méditation cartésienne de Husserl. Remarque critique sur l’histoire

de la phénoménologie.

Husserl présente souvent la phénoménologie comme une reprise radicalisée du geste

cartésien. Au début des Méditation cartésienne, il écrit :

C’est par l’étude de ses Méditations que la phénoménologie naissante s’est transformée en un type nouveau de philosophie transcendantale. On pourrait presque l’appeler un néo-cartésiannisme, bien qu’elle se soit vue obligée de rejeter a peu près tout le contenu doctrinal connu du cartésianisme, pour cette raison même qu’elle a donné a certains thèmes cartésiens un développement radical.574

Les Méditations cartésiennes ont comme vocation d’inscrire le projet phénoménologique

dans la filiation cartésienne, tout en radicalisant le projet cartésien, pour l’accomplir dans

toute son ampleur. Radicalisation qui consiste essentiellement à extraire une méthode,

tout en rejetant le contenu doctrinal du cartésianisme. Par fidélité au principe de

l’évidence, auquel le cogito se soumet dans son rapport au monde, le néo-cartésianisme

husserlien refuse tout le contenu doctrinal des Méditations métaphysiques.

Sur ce point, le geste lévinassien est d’un intérêt particulier. Car le retour de

Lévinas a Descartes, après Husserl, est un retour non pas au principe du cogito de la 2ème

Méditation, mais a celui de l’idée de l’infini de la 3ème Méditation. 3ème Méditation que

Lévinas lit en phénoménologue, c'est-à-dire, sans en supposer les acquis doctrinaux, en se

fiant uniquement aux exigences théoriques de la phénoménologie. L’idée de l’infini ne

fait en effet pas partie du contenu doctrinal du système cartésien pour Lévinas, mais

émane d’une intuition phénoménologique authentique : l’idée de l’infini se donne a la

574 E. Husserl, Méditations cartésiennes, op. cit., § 1, p, 17 [1]

286

conscience, tout en court-circuitant le principe de l’intuition adéquate, de l’idée adéquate

(inadéquation qui est dite, comme on l’a vu, dans les termes de l’incompréhension de

l’infini par le cogito). Avec l’idée de l’infini, on est en présence d’une donation de ce par

rapport a quoi il n’y a pas intuition. Situation paradoxale – qui invite a une réévaluation

du projet phénoménologique dans son ensemble.575

Il faut pouvoir resituer le retour de Lévinas à Descartes, et plus précisément à la

troisième Méditation, sur ce fond. Car le retour de Lévinas à l’idée de l’infini cartésien ne

procède d’aucun intérêt doctrinal, mais bien plutôt d’un intérêt théorico-

phénoménologique. Quel est l’objet de la recherche de Descartes dans la 3ème

Méditation ? Il y est question du statut du cogito lui-même, posé dans les termes de la

question du solipsisme. Question de fond, question épistémologique. Comment savoir,

après avoir conquis la certitude du cogito dans la 2ème Méditation, que le cogito n’est pas

tout ce qui existe ? Le cogito, s’il est assuré de son être ponctuel, ne sais encore rien du

monde, de la réalité du monde, de l’être propre des cogitationes. Ceux-ci, comme le

démontre Descartes tout au long de la 3ème Méditation, auraient pus êtres crées par le

cogito, substance fini ayant des idées en puissance. La certitude cartésienne de la 2ème

Méditation n’exclut nullement l’irréalité des objets de la pensée. Comment donc

s’assurer que la réalité du cogito n’est autre qu’une réalité de rêve, c’est à dire une non-

réalité ? Comment s’assurer de l’extériorité du monde, au-delà de la certitude du moi ? La

question, on conviendrait aisément, n’est pas d’ordre doctrinal, mais d’ordre

systématique et épistémologique.

575 A propos du rapport entre la pensée de Lévinas et les Méditations cartésienne, cf. encore l’étude de R. Kobayashi, « ‘Totalité et infini’ et la cinquième ‘Méditation cartésienne’ » (in : Revue philosophique de Louvain, No. 1-2, Fevrier-Mai 2002, Louvain La Neuve 2002, pp. 149-185).

287

A telle point que la 5ème Méditation cartésienne de Husserl pose exactement la

même question (dans les termes évidemment de la problématique phénoménologique).

Après avoir accomplit l’épochè, Husserl s’inquiète du retour au monde réel : « Lorsque

moi, le moi méditant, je me réduis par l’épochè phénoménologique a mon ego

transcendantal absolu, ne suis-je pas devenu par la solus ipse et ne le resté je pas tant que,

sous l’indice phénoménologique, j’effectue une explicitation de moi-même ? »576. Tant

que ne sera pas résolu la question de l’extériorité réelle du monde, la phénoménologie

sera vouée au risque de demeurer un « solipsisme transcendantal ». Et c’est à juste titre

que Husserl reconnait dans la question des « autres ego » la voie phénoménologique pour

résoudre cette question : la question « Mais qu’en est il alors d’autres ego ? »577, servira

de guide phénoménologique pour recouvrir la réalité du monde.578 Autrement dit, d’un

point de vue théorique, la 5ème Méditation cartésienne est la stricte parallèle de la

troisième Méditation métaphysique de Descartes : tout deux se posent la même question,

qui n’est en fin de compte autre que la question de la réalité des idées, donc,

indirectement, celle de l’être du cogito, de l’être de la subjectivité.579 Comme le résume

bien Ricœur : « A cet égard, le problème d’autrui joue le même rôle que, chez Descartes,

la véracité divine en tant qu’elle fonde toute véracité et toute réalité qui dépasse la simple

réflexion du sujet sur lui-même ».580

576 Ibid., § 42, p. 148 [74-75] 577 Ibid. 578 A propos de la centralité de la cinquième Méditation et de la question du retour à l’existence du monde chez Husserl, cf. : D. Franck, Chair et corps. Sur la phénoménologie de Husserl, Minuit, Paris 1981, chapitre 1. 579 Ou bien dans les termes de D. Franck : « En bref, la cinquième Méditation traite de l’objectivité de l’objet, posant ainsi la question de l’etre de l’intentionnalité. » (Cf. D. Franck, Chair et corps. Sur la phénoménologie de Husserl, op. cit., p. 14). 580 Cf. P. Ricœur, « La cinquième Méditation cartésienne », in : A l’école de la phénoménologie, op. cit., pp. 233-234

288

Nous avons déjà étudiés comment pour le Husserl de la 5ème Méditation, la

question de l’alter ego devait être résolue par une nouvelle intentionnalité, qu’il nomme

l’apprésentation ou l’apperception par analogie. Celle-ci, comme nous l’avons vu,

suppose une infraction aux principes intimes de la phénoménologie (l’apperception par

analogie est une intentionnalité ou, par principe, il n’y a pas d’actualisation possible de

l’intuition, une présentification en chair et en os du phénomène (l’autre ego)).

Contrairement à Descartes, Husserl n’envisage pas a ce point un retournement du cogito :

au lieu de repenser le primat du rapport intentionnel, il impose au phénomène

(irréductible) de l’autre une réduction phénoménologique (impossible). Au lieu de se

laisser guider par le moment d’anti-phénoménologie que représente l’apparition de l’autre

– auquel tant Sartre que Levinas sont sensibles – il viole le phénomène, lui imposant une

intentionnalité contradictoire.

Le traitement de la question du solipsisme n’est pas doctrinal, mais formel : il a

trait à la nature même de l’épochè, de l’intentionnalité, et de la conscience. Le retour de

Lévinas au Descartes de la 3ème Méditation et la phénoménologie du visage qui en

constitue la « dé-formalisation », se révèlent ainsi dans un jour nouveau : il faudrait lire

dans le retour au Descartes de l’idée de l’infini une révision de la 5ème Méditation

cartésienne. Révision qui a comme ultime conséquence la redéfinition du cogito, de la

subjectivité, comme fondamentalement passive, comme « passivité plus passive que toute

passivité » (Autrement qu’Etre), ou comme créaturialité. Tout comme la 3ème Méditation

repense l’ensemble des éléments métaphysique du système cartésien (les trois

« substances » : l’étendue, le cogito, et Dieu), la phénoménologie de Lévinas repense et

révise les relations entre l’intentionnalité, la conscience, et le réel, a l’aune de

289

l’événement-visage. Réécrivant, à sa manière, la cinquième Méditations cartésiennes.581

Accomplissant à son tour le projet cartésien, interrompant la phénoménologie.

581 Nous savons en outre que dans la traduction Peiffer-Lévinas des Méditations cartésiennes, Peiffer se chargea de la traduction des 4 premiers chapitre, alors que Lévinas fut responsable de la traduction de la 5ième Méditation.

290

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299

ניכור הסובייקט

עיון בגבולות הפנומנולוגיה

חיבור לשם קבלת תואר דוקטור לפילוסופיה

מאת

אלי שיינפלד

הוגש לסנט האוניברסיטה העברית בירושלים 2009נובמבר

300

עבודה זו נעשתה בהדרכתם

קר מיכאל רוב"אלחנן יקירה וד' של פרופ

301

ניכור הסובייקט

עיון בגבולות הפנומנולוגיה

תקציר

מבוא

ביותר חשוביםא אחד הפרויקטים הפילוסופים היהפנומנולוגיה מבית מדרשו של אדמונד הוסרל ה

סוף - נקלעה הפילוסופיה באמצעםבניסיון להתגבר על הקשיים אליה. 20-בפילוסופיה של המאה ה

הפסיכולוגיזם מחד והלוגיציזם (קנטיאניזם - בעקבות המהפכה הקנטיאנית והניאו19-המאה ה

שעיקרה הבנה חדשה של מעמד התודעה ויחסה , מציע הוסרל תיאוריה מקורית לחלוטין, )מאידך

, על העולם, מדעית- לא, וכן לא נקודת מבט יחסית, התודעה אינה מערכת פסיכולוגית סיבתית. לעולם

ממשי -הבחנה שבין הלוגילהקודם , דבריםליחס ראשוני , )intentionalität(אלא התכוונות

: ה את כובד משקלההתכוונותיתהפנומנולוגיה מחזירה לתודעה . ומתנה אותה, יחסי-לפסיכולוגי

המתודה . לתודעהניתן , בראש ובראשונה,והעולם, יחס אל העולםה וביהמניהתודעה הינה

עולם לא כאוסף מקנה גישה ל, ) הפנומנולוגי,"ימה בסוגרייםש"-האו ,epoché-ה(הפנומנולוגית

וההשקפה תפורמאליול העולם מצמצמת לכדי תבניות לוגיות עשההשקפה המדעית ( טבעיותעובדות

אלא כתופעות שאת משמעותן ניתן לברר בעזרת תיאור ) טבעיים- הפסיכולוגיסטית ליחסים סיבתיים

. פנומנולוגי הולם שלהן

הינם רגעי כל אלו , העולם כניתן לתודעה,הרדוקציה הפנומנולוגית, התכוונותכהתודעה

תיאוריה זו חגה אפוא סביב הרעיון היסודי של החזרה אל . הוסרלפילוסופיה שלהמפתח של ה

חזרה זו של הפנומנולוגיה אל . ושל חזרתו של סובייקט זה אל עצמו, הסובייקט המתבונן

. ת במרכז המחקר הנוכחיהסובייקטיביות הראשונית עומד

סובייקטיביות אותה מהי ? מה משמעות החזרה אל הסובייקטיביות שמציעה הפנומנולוגיה

או שמה יש הבדל בין ? והאם תודעה וסובייקטיביות חד הם? של העולם" נראות"המבטיחה את ה

? טהור לעולםהמציינת יחס, לבין התודעה ההתכוונותית–" אגו"של , "אני" במובן של ה–הסובייקט

302

אלו השאלות העיקריות ? מהו טיב היחס שבין תודעה התכוונותית לסובייקטיביות, ואם ישנו הבדל

שאלות ונושאים רחבים שבהם עוסקת נוגעות ב הן, יתרה מזאת. העומדות במרכז מחקרי

מהי תפקידה של ? וזמן, סובייקטיביות, מהו טיב היחס שבין תודעה: הפנומנולוגיה בכללותה

סובייקטיבית קשורה לשאלת מקוריותה של -וכיצד הפנומנולוגיה הבין? לקסיה בהקשר זההרפ

בניסיון לפענח ולפתח את , מעסיקים אותי במחקרידיונים אלה? הסובייקטיביות ושל יחסה לעולם

אולם מחשבת הסובייקטיביות . מחשבת הסובייקטיביות החדשה שהפנומנולוגיה מציעה

עולה שאלה עקרונית הקשורה לפרויקט זו מורכבות מ. הינה מורכבת שהפנומנולוגיה תרה אחריה

, עד כמה הפנומנולוגיה מסוגלת להתמודד. שאלת גבולות הפנומנולוגיה: דהיינו, הפנומנולוגיה כולו

באיזו מידה ? בדרכה חזרה אל סובייקטיביות ראשוניתלה ורבים אעם הקשיים ה, מתוך עקרונותיה

עקרונות את זנוח יש לאאו שמ? מחשבה חיובית של הסובייקטיביותהפנומנולוגיה מסוגלת לנסח

כדי להתחקות אחר משמעותה העמוקה של , להפר אותם, היסוד של הפנומנולוגיה ההוסרליאנית

העיון שלי בפנומנולוגיה של ? פנומנולוגיההעומדת במרכזו של הפרוייקט " החזרה אל הסובייקט"

שאלה יסודית זו אודות גבולות הפנומנולוגיה שסוגיית נרקם סביב , ולוינס, סארטר, הוסרל

. הסובייקטיביות מעלה

ניכור מלשון : במובן האטימולוגי של המילה, ניכור הסובייקט. מכאן כותרתה של עבודה זו

alienazione, )צרפתית (aliénation, )אנגלית (alienation, או בשפות לטיניות. תּוראח, ניכר, נכרי

יש , בהקשר של הפנומנולוגיה של הסובייקטיביות. alienare, alienus, aliusן מלשו, )איטלקית(

ישמעו , לחילופין. בסובייקט, בתודעה, במובן של האחר המכונן באני, אחרות זו, לשמוע ניכור זה

אולם יש להבינו גם כניכור הסובייקט בתור . כנבדל מעצמו, כחצוי, במובן של הסובייקט כאחר לעצמו

אירוע היחס אל האחרות , אולם בעיקר אצל לוינס, כבר אצל הוסרל וסארטר: חרות האיחס אל

מנכיח את העובדה , בדרכו, רגע אשר, מתגלה כרגע המהותי לסובייקטיביזציה של הסובייקט

מחשבה , הינה מחשבה על גבולות הפנומנולוגיה, במופעיה הרבים, שמחשבת הסובייקטיביות

. המזמינה התנסות בגבולות אלו

הוסרליאנים של -לחקור את הסובייקטיביות בפנומנולוגיה ההוסרליאנית והפוסט

תוך התרכזות בגרעין האינטימי , משמע להתבונן בלב ליבו של הפרוייקט הפנומנולוגי, הסובייקטיביות

מעבר לחזרה , ת על דגלהתמשמע לבחון את גבולותיה של מחשבה אשר חור. ביותר של פרוייקט זה

ית של שאלת תבמחקר שלי אני מציע קריאה סיסטמ. את החזרה אל הסובייקטיביות, לדברים עצמם

303

ומנסה לשחזר מחווה מדיטטיבית שהפנומנולוגיה , סארטר ולוינס, הסובייקטיביות אצל הוסרל

אינו מניח התקדמות או השתלשלות ) לוינס-סארטר-הוסרל( המשולש של מחקרי מהלךה. מזמינה

מתוך , אני מנסה לעקוב. של ההשפעות אינה מענייני במחקר זהההיסטוריה . דיאלקטית כלשהם

קריאה מקרוב של הטקסטים ופרשנותם אחרי ההישגים התיאורטיים של כל אחד מבין ההוגים ביחס

אני מבקש להעלות שאלות , מתוך קריאה קפדנית של טקסטים אלה, וכן, לסוגיית הסובייקטיביות

תוך שהיא פותחת גישה חדשה לבחינת , הפנומנולוגיה,כאמור. המתעוררות מתוך הטקסטים עצמם

עבודת המחשבה הזו היא עניינו של . נדרשת להתמודד עם גבולותיה שלה, משמעות הסובייקטיביות

. חיבור זה

הוסרל. א

מציין פרק איותר משהו, רעיון החזרה אל הסובייקט הניצב במרכזו של המפעל ההגותי של הוסרל

אם אכן נכון לומר . בפני עצמוהוא בעיה פנומנולוגית מרכזית, המוגמר של הפנומנולוגי

הרי שעמדותיו של , שהפנומנולוגיה נשענת על הרעיון הבסיסי של חזרה אל התודעה ההתכוונותית

. משתנות לכל אורך דרכו ההגותית, "אני"או על מה שנהוג לכנות ה, על האגו, הוסרל על הסובייקט

את בשלב שני ווה את הפרק התיאורטי שעל בסיסו אני מפתח המה, בחלק הראשון של עבודתי

אני בוחן את התמורות בפנומנולוגיה , הקריאה שלי של הפנומנולוגיה הסארטריאנית והלוינסיאנית

אני מבקש , זהראשון בחלק . ההוסרליאנית ביחס למעמד הסובייקט ויחסו לתודעה ההתכוונותית

לבין , בהגותו של הוסרל" הטרנסצנדנטלימפנה"וג לכנות הלהשוות בין הפנומנולוגיה שלפני מה שנה

לית מבחינה מטאפיזית כדברי אטריהנ, מחקרים הלוגייםהמעבר מהפנומנולוגיה של ה. זו שאחריו

כרוך בשינוי מרחיק לכת ביחסו של הוסרל אידיאותלפנומנולוגיה הטרנסצנדנטלית של ה, הוסרל

מסיבות פנומנולוגיות הוסרל דוחה מחקרים הלוגיים בבעוד. לשאלת מעמדה של התודעה ויחסה לאגו

, בעקבות המהפך הטרנסצנדנטליהרי ש, לוגית של התודעהאגוהאיכות האת התיזה אודות טהורות

. כאגו טרנסצנדנטלי התודעהצדל ם התיזה אודות אגו המתקייהמופיע

הטרנסצנדנטלי גו אני בוחן תחילה את התיזה שלו על האפרק הראשון של החלק על הוסרלב

בצד הצבת האגו הטרנסצנדנטלי כחלק מהקצנת הפרקטיקה של הרדוקציה . אידיאותכפי שזה מופיע ב

הקשר , עולה בהקשר אחר לגמריאידיאותאני מראה כיצד התיזה על האגו הטהור ב, הפנומנולוגית

תוך ניתוח ו, שאלת היחס שבין תודעה לרפלקסיהבהתמודדותו עם . פנומנולוגית- המזמין ביקורת פנים

304

היחס שבין הנחווה הטהור וההתבוננות על הנחווה כרוך בפער (מתבקש בהקשר זהתמת הזמן השל

בדבר הכדי לפתור בעיהטהור הוסרל מציב את האני , )שהינו תנאי לאפשרות הרפלקסיה עצמה, זמני

, )Erlebnis(כלומר הצורך למצוא בסיס לא רק לנחווה עצמו (הנחווה עצמו של ההשתתהאפשרות

, )das lebendige Jetzt des Erlebnises" (עכשיו החי של הנחווה"אלא גם ל, הניתן תמיד ברצף זמני

זו : ויחסה לנחווה הטהורהכרוכה בפעולת הרפלקסיה) המציין את הרגעיות האקטואלית של הנחווה

סרל במצב בו פתרון בעיית הרקורנציה מעמיד את הובעבודתי אני מראה כיצד. בעיית הרקורנציה

למרות התפקיד הסיסטמתי שהוא , אניאותו ה הריש. תכריע בניגוד לאינטואיציה הפנומנולוגימהוא

ביחס לתודעה ( פנומנולוגית וצדקאינו מ, )פתרון בעיית הרקורנציה(במהלך ההוסרליאני מלאמ

- האי). צמהולא בתור מרכיב של התודעה ע, לא בתור תופעהגואין הצדקה לא, ההתכוונותית גרידה

אני מקדיש םלה, מחקרים הלוגיים עולה מהניתוחים של הוסרל בגולגיטימיות הפנומנולוגית של הא

. חיבוריאת הפרק השני של חלק זה של

אני הטהורובביקורת ההוסרליאנית על שאלת ה, מחקרים הלוגייםבפרק השני אני דן אפוא ב

קורת זו סובב סביב שאלת ממשותה של עיקרה של בי. החמישימחקר הלוגיכפי שזו מופיעה ב

חף מכל אינטרסים סיסטמתיים ובנאמנות לעקרונות ". אני טהור"אינטואיציה פנומנולוגית של

בעקבות ,ית האני הטהוראינטואיציבמחקר זה את הוסרל דוחה , הבסיסיים של הפנומנולוגיה

ל ביחס לשאלת האינטואיציה של הוסרתושינוי עמד. נאטורפ פול ניקאנטיא-הניאוהוויכוח שלו עם

לבין מחקרים הלוגייםמתוך השוואה בין הגרסה הראשונה של הבאופן בולט של אני הטהור עולה

, )אידיאות בשנה בה פורסמו ה,קרי, 1913-גרסה שהוכנה ב(מחקרים הלוגיים הגרסה השנייה של ה

במחקרי אני מציע (האניובפרט במה שנוגע לסוגיית , בהם הוסרל מתקן ומוסיף על הגרסה הראשונה

לבין מחקרים הלוגיים מעבר לחשיפת הפער שבין ה,אולם. )השוואה מפורטת בין שתי הגרסאות

כיצד למרות דחיית התיזה על האני בפנומנולוגיה המוקדמת אני מראה , סביב שאלת האניאידיאותה

שקובצו 1907שנת קרי לפני ארבעת ההרצאות שלו מ, זו שלפני המפנה הטרנסצנדנטלי(של הוסרל

הוסרל מנסח תורת , ))Die Idee der Phänomenologie( האידיאה של הפנומנולוגיהתחת הכותרת

הוסרל נדרש , טהוראניאודות לאחר שדחה את התיזה . סובייקט סביב סוגיית הזמניות של התודעה

, הלוגייםמחקריםכבר ב. אחדות אותה הוא מוצא במבנה הזמני שלה, העלשאלת אחדותה של התוד

אולם הטקסט שמפתח באופן , ) החמישימחקר הלוגיב(סוגיית אחדות התודעה נקשרת לסוגיית הזמן

של התודעה שיעורים על הפנומנולוגיה , ממצה את התמה הזאת הוא הטקסט של הוסרל על הזמן

305

ש שכן אני מבק, 1905במחקרי אני מתייחס לגרסה הראשונה של טקסט זה משנת . הפנימית של הזמן

הוא מפתח תורת סובייקט , לפני התיזה של הוסרל על האני הטרנסצנדנטליכבר , להראות כיצד

מובנת מתוך ניתוח של הינה ושמחקרים הלוגייםבסתירה עם הפנומנולוגיה של העומדת שאיננה

עיקרה של פנומנולוגיה זו להראות כיצד בשלב השלישי של הניתוח של . הפנומנולוגיה של הזמן

מופיע מה שהוסרל מכנה ") מכוננת הזמן, הזרם המוחלט של התודעה("של התודעה הזמניות

הוסרל מגלה את , ברמה האינטימית ביותר של חיי התודעה. )36 § ("סובייקטיביות המוחלטתה"

ברמה של (בין המכֹונן למכּונן, במתח ראשוני, התקיימותה בפער מתמיד, זרותה של התודעה לעצמה

כדי ). כדבריו, "המכונן והמכונן מתאימים מבלי להתאים למעשה", טתהסובייקטיביות המוחל

הנלקחזו .כלשונו, "זרם"מטאפורת הל: פוריתאמטלא ניתן אלא לפנות לשפה , מודה הוסרל, הלתאר

יכולה לשמש כתיאור הולם לרמה היסודית של אין היא אולם שכשלעצמה , כברהמכּונןמן הזמן

להתמודד של הפנומנולוגיה ההוסרל מגיע כך לקצה יכולותי. תכּוננמהקודמת את הזמניות ה, התודעה

אני מראה כיצד נקודה זו היא נקודת מפנה במחשבת הסובייקטיביות של . שאלת הסובייקטיביותעם

, אולם מצד שני, הסובייקטיביות המוחלטת מתאימה לאינטואיציה יסודית, שכן מצד אחד, הוסרל

שפת ;כדברי הוסרל, " לנו המילים כדי לתארוותחסר ("אינטואיציה זו לא ניתנת לתיאור

לא מאפשרת לתאר את הפער היסודי בו , הרטנציה והפרוטנציה, דהיינו, הפנומנולוגיה של הזמן

). מתקיימת התודעה כתודעה זמנית

סובייקטיביות "אני מפתח את ההשלכות של התיזה על ה, בפרק האחרון של חלק זה

מן (כרונולוגית שלי ביצירתו של הוסרל - ומצדיק את הקריאה הלא1905-של הוסרל מ" המוחלטת

). הפנימית של הזמןשל התודעה שיעורים על הפנומנולוגיה והמחקרים הלוגים אל האידיאותה

מחקרים זו ביצירת הוסרל מבליטה את יתרונה של הגישה הפנומנולוגית של ה" הפוכה"קריאה

חוזר אני בפרק זה , נוסףב. סוגיית הסובייקטיביותלהתמודדות עם ההקשר המסוים של הלוגיים

אינה מושפעת מן המעבר מן 1905-ממראה כיצד תורת הסובייקט הזמני של הוסרל ואידיאותל

בצד התיזה על האני , אידיאותה: הפנומנולוגיה הניטראלית לפנומנולוגיה הטרנסצנדנטלית

ומסתמכות באופן הוסרל על הזמןטרנסצנדנטלית של -מקבל את התיזה הקדם, הטרנסצנדנטלי

. השיעורים על הפנומנולוגיה של התודעה הפנימית של הזמןמפורש על הניתוחים הפנומנולוגיים של

נשארת בגדר תעלומה עבור " סובייקטיביות המוחלטת"הו של פנומנולוגיה ז, בסופו של דבראולם

משיך לדבוק הוסרל מ, למשל הגיונות הקרטזיאנייםכמו ה, בשלות שלויותר ביצירות ה. הוסרל

306

תאר אולם הוא מ, ובפרט בסובייקטיביות הזמנית כרובד העמוק של חיי התודעה, בניתוחים אלה

הפנומנולוגיה של , כך. עד הסוףמבלי לפענח את משמעותה, "פלא"או כ, "אניגמה" כסובייקטיביות זו

רונות היסוד של כזו שנשארת נאמנה לעק, הסובייקטעל אחרת מחשבההזמן פותחת פתח ל

, שהפער, ועם זאת חושבת לעומק את משמעותה של סובייקטיביות חצויה, ליתאהפנומנולוגיה הניטר

. מתוויה המובהקיםםה, וחוסר ההלימה, המרחק

תוך מרחב פורה שנפתח כצומחות באת הפנומנולוגיה של סארטר ולוינס אני מציע לקרוא

סארטר . כחצויה, הלימה- את הסובייקטיביות כאיבעקבות הפנומנולוגיה ההוסרליאנית החושבת

פנומנולוגיה לראשונה בפתחת נ שזו בדרך ,אם כי באופנים ייחודיים להם, צועדים ולוינס

מעבר , לנסח פנומנולוגיה של הסובייקטן בניסיו צעד נוסףמתקדמיםו, ההוסרליאנית בתחילת דרכה

ושל ) IIחלק ( קורא את הגותם של סארטר בחלקים הבאים של עבודתי אני.למה שהוריש להם הוסרל

. מתוך רקע פנומנולוגי זה) IIIחלק (לוינס

סארטר. ב

בפרק הראשון של חלק זה אני עוסק . לפנומנולוגיה של סארטראם כן החלק השני של עבודתי מוקדש

-1934- אולם כתיבתו החלה בעת שהותו של סארטר בברלין ב,1938-בטקסט של סארטר שפורסם ב

סארטר מתמודד עם התיזה של הוסרל על האגו , בטקסט זה. הטרנסצנדנטיות של האני :1933

מתוך נאמנות , קרי, ומבקר אותה מתוך עקרונות הפנומנולוגיה של הוסרל עצמו, הטרנסצנדנטלי

רעיון פונדמנטלי של : "מאמר קצר בשם, באותם שנים, לה הוא מקדיש (לעקרון היסוד של ההתכוונות

התודעה ההתכוונותית סארטר מראה כיצד , בעבודתו הפנומנולוגית. ") ההתכוונות–יה הפנומנולוג

המתבצע תוך כדי הענקת , מהיפוך סדר הכינוןלדידו חוס אני לתודעה נובע יי:קוטב אגולוגיחפה מכל

,actions, états (איכויותהמצבים וה, המעשים,לפי סדר הכינון. ראשוניות לפעולת הרפלקסיה

qualités( ,שעל , ן דרגה ראשונה של סינתזות המאחדות התכוונויות ספציפיותה: אניקודמים ל

המצבים , לפי סדר הרפלקסיה המעשיםאמנם . מופיע האני, בסינתזה מאחדת מדרגה שנייה, ןבסיס

והפנומנולוגיה מחויבת לסדר הכינון , אולם הרפלקסיה אינה ראשונית, מהאנייםנובע איכויותוה

התודעהרבות של אפשרויות חת מנימשקפת אהרפלקסיה ). כדבריו של סארטר, ביהקדם רפלקטי(

התודעה היא התכוונות , כאמור(של התודעה מהותה הראשונית היא איננה אולם , ההתכוונותית

307

וביניהם , שלהם אפיונים מסוימים, רביםהיחס התיאורטי לעולם הוא אחד מני יחסים). במהותה

הוא לא שונה . טרנסצנדנטי לתודעהכהאני מתגלה , טהורהתפנומנולוגימבחינה , כך. יצירת האגו

, לתודעהקרוב יותרלמשל היותו , יש לו אמנם אפיונים משל עצמו. מהותית מכל תופעה אחרת בעולם

אין , אולם מבחינה מהותית, )תקרבה שיש לתת עליה את הדעת מבחינה פנומנולוגי(אינטימי יותר לנו

. הטרנסצנדנטיות לתודעה, התופעות החיצוניות לנוהבדל בינו לבין שאר

הוא , המכּוננֹותובמקום למקם את האני ביסוד התופעות , נוכסארטר מחזיר את סדר הכינון על

הוא גוזר בכך את כל ההשלכות מתורת . הנובעת מן הרפלקסיה, מעמיד אותו כתוצאה משנית

תודעהה: תזות ההוסרליאניות עצמןרג מהוחשהוא תוך , ומקצין אותה, ההתכוונות של הוסרל

, במחקרי". בעולםנהטמו"א יאלא ה, כאני נפרד מן התופעותו במת מתקייה בעולם אינמתהמתקיי

סארטר כבר זורע את הזרעים הראשוניים למה שיהפוך לימים , אני מראה כיצד בצעד תיאורטי זה

רפלקטיבי -ל היחס התיאורטיהמשניות ש: של הפילוסופיה של הקיוםמתווי ההיכר הבולטיםלאחד

. רפלקטיבי-הקדם, ביחס ליחס ההתכוונותי הטהור

בצד הניתוח הפנומנולוגי כיצד אני מראה , הטרנסצנדנטיות של האני- בקריאה שאני מציע ל

את , במובן מסוים לפחות, הוא ממשיך, עצמו בו סארטר נפרד מן הפנומנולוגיה הטרנסצנדנטלית

במקום בו הוסרל זונח את : קרי, במקום בו הם נעצריםלוגיים המחקריםהפנומנולוגיה של ה

סארטר מנסח תזה מפתיעה על חירותה של , כתוצאה מניתוח זה. אני- ללא- הפנומנולוגיה של התודעה

אולם ". ספונטאניות אימפרסונאלית"התודעה חסרת האני מתוארת אצל סארטר כ. התודעה

ושסארטר מוצא בשורש התודעה , עה חסרת האניספונטניות אימפרסונאלית זו המגדירה את התוד

התודעה מפחדת מהספונטאניות של עצמה שכן היא : "חירותקודמת ומקורית יותר מה, ההתכוונותית

" חופשית"לא יהיה נכון לומר על התודעה שהיא , כך. כותב סארטר, "חשה שהיא מעבר לחירותה

יאני מובילה את סארטר לניסוח תודעה הקצנת עקרון ההתכוונות ההוסרל. במובן המעשי של המילה

החירות (חירות ל) קרי מבחינת סדר הכינון(והקודמת מבחינה מהותית , "אני"חסרת , אימפרסונאלית

תוצאה זו הינה . )בדיוק חסרהשאותה התודעה כספונטאניות אימפרסונאלית , מניחה אני חופשי

. הישות והאיןר כפי שזו מנוסחת במכיוון שהיא תעמוד במתח עם הפנומנולוגיה של סארט, חשובה

. ספרו הפנומנולוגי המרכזי של סארטר, )1943 (הישות והאיןהפרק השני של חלק זה מוקדש ל

הישות אני בוחן את : דהיינו, אני מעמיד את סארטר במבחן פרקטיקת הקריאה שלו עצמו, בשלב זה

הקריאה , בפרט. דנטיות של האניהטרנסצנ- לאור דרישותיו הפנומנולוגיות כפי שהן מובעות בוהאין

308

את הפנומנולוגיה של החירות של סארטר לנוכח הפנומנולוגיה של העריך מנסה להישות והאיןשלי ב

, הישות והאיןבקריאה שלי של . הטרנסצנדנטיות של האניהתודעה כספונטאניות אימפרסונאלית של

האיון העצמי . עצמו-ויית הבשבילעצמו ושל האיון המהותי להו- אני מבודד שתי הוראות של הבשביל

ההבנה הראשונה . לשנידי אופנים שאינם מתאימים אחנש, י אופנים בטקסט של סארטרננאמר בש

אם " קיומי"תרגום , אינה אלא הרחבה– ת אותה אכנה ההבנה הפנומנולוגי–עצמו כאיון -של הבשביל

או בלשונו של –לם כיחס של איון היחס לעו. המוקצןשל רעיון ההתכוונות ההוסרליאני, ניתן לומר

חלק , טמון בעולם, אינו אלא עצם עובדת היות האדם בתוך העולם–חירות כעצמו -הבשביל: סארטר

- הבשביל, המצמצם את היקף ההתכוונות ומייחסה למהות התודעה בלבד, בניגוד להוסרל. מהעולם

בשפה הקיומית של " איון" של הנאמרת במונחים(חירות מציינת את הרחבת תחום ההתכוונות כעצמו

אולם מה שחשוב . )אצל הוסרלכתודעה תיאורטית בראש ובראשונה המובנת ( מעבר לתודעה) סארטר

ללא כל עצמו-ו של הבשבילהחירות בהוראה ראשונה זו מאפיינת את אופן היותלי במחקרי הוא ש

בשלב זה . פנומנולוגיאלא בעלת משקל , אתי חירות זו אינה בעלת משקל .קשר עם התחום המעשי

- הבשביל (הטרנסצנדנטיות של האניסארטר נאמן לפנומנולוגיה של , אני מראהפי שכ, הישות והאיןב

). כדבריו, "אין של היות"אלא , "אני"עצמו כאן אינו

הפנומנולוגיה של סארטר , פנומנולוגית שלה- אולם לאחר שניסחה את התיאוריה הקיומית

אני מראה כיצד ההוראה השנייה של רעיון , במחקרי. מעשישקל עצמו במ-מטעינה את הבשביל

שכן זה , אינה עולה בקנה אחד עם השימוש הפנומנולוגי הראשוני ברעיון זההישות והאיןהחירות ב

עצמו -הבשביל. עצמו החופשי-הבשביל: יש חופשיאלא כ, חירותכעצמו לא - מתאר את הבשביל

-א אופן היותו הראשוני והקדםואשר האיון הועולם ההווה בעצמו-בשבילחופשי אינו יותר הה

סארטר , עצמו החופשי-הבשבילבתורת , כך. הוא יצור מעשי, בעולםאלא הוא פועל , בעולםרפלקסיבי

הישות והאיןבפרק ב (תבקש מבחינה פנומנולוגית טהורהבניגוד למתוך התודעה לאת האני מחזיר

ישנו . ))V§ , פרק ראשון, IIחלק , le moi et le circuit de l’ipséité ("עניותמסלול ההאני ו"בשם

-לבין ההבנה הפנומנולוגית של הבשביל, עצמו כיש חופשי- של הבשבילמעשיתניגוד ברור בין ההבנה ה

המשמעות -את דואני מראה , במחקרי. השנייה לא, הראשונה מניחה את האני: חירות-כעצמו

בשל ההוראה הכפולה של נומנולוגיה הסארטריאנית מונחים בסיסיים באונטולוגיה הפהאוחזת ב

עצם וכיצד הדבר מערער על , )מושג הערךלמשל בדיון של סארטר ב( מושג החירות בטקסט זה

.האפשרות להשלים תורת סובייקט המבוססת על הראשוניות של החירות

309

אחר- יל אודות הבשבשל סארטרמתוך התובנות , הפרק האחרון בחלק זה מוקדש לניסיון לחלץ

האחר מספקת זירה תיאורטית בה שתי -סוגיית הבשביל. סובייקטיביות חיוביתתורת , הישות והאיןב

בפרק אחרון זה אני . מצטלבות באופן מקורי) זו המעשית וזו הפנומנולוגית(ההבנות של רעיון החירות

שני של וכיצד ברובד ה, האחר מתחלקת לשלושה רבדים-מראה כיצד הפנומנולוגיה של הבשביל

-אינטואיציה המפרקת את המתח שבין הרפלקטיבי לקדם, לרגעולו, סארטר פוגש, פנומנולוגיה זו

- וחושף רגע של אובייקטיביזציה המיוחסת לתודעה הקדם, )לפנומנולוגי עשיאו בין המ (רפלקטיבי

ידי רגע זה הוא הרגע של המפגש הטהור עם המבט של האחר בו האני נחווה באופן מי. רפלקסיבית

, "להביט באחר"של ה" אמת" הוא ה–המבט של האחר הפונה אלי . שפונים אליומיובלתי מתווך כ

במקום זה הן החירות במובן הפנומנולוגי והן החירות במובן המעשי אינן תופסות עוד . כדברי סארטר

חר עצמו חווה את המבט של הא-השלב בו הבשביל(למרות שבשלב הבא . עצמו-את מהותו של הבשביל

הוא , וככזה" (יש חופשי"-עצמו יתפוס את עצמו שוב כ- הבשביל, )ככזה שגונב לי את חירותי, כאיום

אחר מספק -עדיין השלב השני בפנומנולוגיה הסארטריאני של הבשביל, )יבקש לאיין את הזולת

נית אינטנציונליות זמ(בה היחס , מה שעשויה להיות תורת סובייקט חיובית לשאינטואיציה ראשונית

.)אני אחר לגמרי מזה הכרוך ביחס הרפלקטיבי(מעורר את האני ) ון ראשוניאו אי

לוינס. ג

אני מראה , כמו בפרק על סארטר. לוינספנומנולוגיה של אחרון של מחקרי מוקדש לשלישי וההחלק ה

כיצד ניתן לקרוא את לוינס כמי שמתמודד באופן אינטימי עם הקשיים העולים מתוך הניסיונות

וכיצד הוא ממשיך את הפרוייקט ההוסרליאני תוך התנתקות מהדוקטרינה , פנומנולוגיים של הוסרלה

בפרק הראשון בחלק זה אני משחזר את הבנתו של לוינס את הפנומנולוגיה . ההוסרליאנית גופא

הרהורים על הטכניקה (" המוקדשים להוסרלשלוההוסרליאנית כפי שזו משתקפת מתוך המאמרים

שחזור . ))1949" (מן התיאור אל הקיום"ובעיקר , )1959" (חורבן הרפרזנטציה", )1959" (וגיתהפנומנול

ובפרט , שאלת הסובייקטיביות עולה מתוך יצירתו של הוסרל עבור לוינסהזה מאפשר לגעת באופן ב

) il-y-a (ישנושאלה זו פותחת פתח לסוגיית ה. טרנזיטיביות של הקיום הטהור-מתוך שאלת האי

שעל , ))1948 (הזמן והאחר-וב )1947(מהקיום אל הקיים -בעיקר ב(לוסופיה המוקדמת של לוינס בפי

הניסיון הפנומנולוגי של לוינס . בסיסה אני חוזר לשאלת הסובייקטיביות כפי שזו נשאלת אצל לוינס

בה , המציין את הרובד הקדום של ההוויה,האלמוניישנו בשנים אלו מסתכם בניסיון למצוא מוצא מה

310

השינה כאירוע של - דרך האינטואיציה של נדודיישנולוינס מתאר את ה(לא מתקיימת סובייקטיביות

מאפשרת כבר בשלב זה נו-ישהעמדת שאלת הסובייקטיביות על בסיס סוגיית ה). סובייקטיביזציה- דה

, ֵחרותַא הוא אירוע ראשוני של נו-ישה: אם כי באופן שלילי, לאפיין את מחשבת האחרות של לוינס

מחשבת האחרות של לוינס מבקשת להתגבר על . המאיינת את הסובייקט, המאיימת על הסובייקט

האחרות העומד ביסוד הסובייקטיביזציה של אל ראשוני יחסולהציע , הַאֵחרותאירוע שלילי זה של

.הסובייקט

שלב ראשון בתבפרק השני בחלק זה של חיבורי אני מראה כיצד הפנומנולוגיה של הרגע מספק

מהקיום הפנומנולוגיה של הרגע ב. את התשתית למחשבה חיובית אודות הסובייקטיביות אצל לוינס

, של הרגע בחלופיותו: קרי, ומציעה ניתוח של הרגע כרגע, מתמודדת עם שאלת הזמןאל הקיים

ובן במ(דם והפנומנולוגיה של הרגע אינה גוזרת את הרגע מתוך רצף זמני ק. ברגעיותו המהותית

, היא מחלצת את משמעות החלופיות של הרגע: אלא להיפך, )פורמאלי או במובן של משך- הליניארי

, זמני של בריאה ושל מוות-פנומנולוגיה זו מוצאת ברגע אירוע בו. כדי להבין בשלב שני את הזמן

– הקיום הרגע מציין את היקשרותו של הקיים עם, באופן חיובי. זמני של ראשית ושל כליון- אירוע בו

האלמוני נו-יש של הסובייקט כהיחלצות מן ההגחתוומאפיין את , – 'היפוסתזה'מה שלוינס מכנה

מעבר לכך שהוא , במחקרי אני מראה כיצד אירוע ההיפוסתזה). בלשונו של לוינס, הנצחי(וחסר הזמן

של דת לתורת הבריאה המתמאצל לוינס נקשר , מציין סובייקטיביזציה ראשונית של הסובייקט

לאלוהים במעשה הבריאה המתרחש כל רגע מחדש קוגיטו המציבה קשר בין ה–מלברנש דקארט ושל

. משקף כבר בשלב זה את הצד המטאפיזי של מחשבת האחרות, וכך, –

ולאופן שבו , דיון זה בפנומנולוגיה של הרגע של לוינס מחזיר אותי לשאלת הזמניות אצל הוסרל

מפתח את התמודדותו עם תורת הזמן ההוסרליאנית סביב שאלת לוינס. לוינס מתמודד אתה

אני מראה כיצד ניתן לעקוב אחר שינוי בהתייחסותו של לוינס , במחקרי. Ur-impression-משמעות ה

אחרת פרק השני של לבין ה) 1965" (התכוונות והרגשה"ובפרט בהשוואה בין המאמר , לסוגיה זו

בעוד . דש לבחינה ביקורתית של תורת הזמן ההוסרליאני המוק)1974 (מהיות או מעבר להוויה

של התודעה שיעורים על הפנומנולוגיה לוינס חוזר לאינטואיציה של הוסרל מה" התכוונות והרגשה"ב

אחרת הרי שב, ניצנים למחשבת האחרות" סובייקטיביות המוחלטת" ומוצא בהפנימית של הזמן

, ֵזֶההה ורואה בה גרסה נוספת של פילוסופיית זויה לוינס מבקר פנומנולוגמהיות או מעבר להוויה

דיון .שאת הנחות היסוד שלה הוא מבקר לכל אורך הגותו" פילוסופיה המערבית"ייחס לאותה הוא מ

311

ולקשר אותה לפנומנולוגיה , זה מאפשר לי להחזיר את מחשבת האחרות של לוינס למקומה הטבעי

, אם כי בגלותה אותה, העומדת ביסוד הסובייקטההוסרליאנית אשר אמנם מגלה אחרות ראשונית

. עצמה שלהשכן זו עומדת בסתירה עם העקרונות האינטימיים ביותר של השיטה, היא נאלצת לעצור

פוסע בנקודה זו צעד מעבר לפנומנולוגיה ההוסרליאנית בהציעו תורת , שיטהתכני שלא מחויב ל, לוינס

במקום לנסות לשמר . של סובייקטיביזציה חיוביתאירוע) הזמנית (האחרּותזמן הרואה ביחס עם

לוינס מושך את התיאור עד למקום בו התודעה , )הוסרל(ה ההתכוונותית עבכוח את ראשוניות התוד

בלתי ניתנת אחרּותכיחס עתיק יותר עם , עצמה מגלה את עצמה כמשנית לאירוע בסיסי יותר

.לצמצום

שכבר מהווה בכתיבתו של לוינס רגע של , זמןאני מראה כיצד הפנומנולוגיה של ה, לסיום

מתוך . דהיינו ליחס עם הזולת, מתקשרת לתמה המרכזית בפילוסופיה של לוינס, סובייקטיביזציה

אני ניגש אל הפנומנולוגיה של הזולת של לוינס , אחרּותכאירוע של הזמני הבנת הסובייקט

שמייחד את היחס עם הזולת אינו מה. האחרּותמשמעותה החיובית של כפנומנולוגיה החושפת את

אלא העובדה שהיחס אל הזולת , )שכן זה מתקיים כבר בסובייקט כזמניות(עצם היחס עם האחרות

כאן "הזולת מופיע בפני ב. הוא המפגש היחיד עם אחרות בו ניתן לדבר על נוכחות של האחר בפני

. נוכחות יוצאת דופןאופן וכח בהוא נ, ועם זאת. בניגוד לאחרות של העבר או של העתיד, "ועכשיו

בעייתית כדי לתאר את הזולתהתכוונותהפונה ל, של הוסרלאגו- רטאלמעבר לפנומנולוגיה של ה

, בה היחס עם הזולת, אחר של סארטר-ומעבר לפנומנולוגיה של הבשביל, )האפרזנטציה האנלוגית(

, לקרב בין חירויות, טיםהופך לקרב בין מב, אורילמרות הייחודיות המתגלה ברגע השני של הת

, היחס הראשוני עם האחרותמשמעותהפנומנולוגיה של האחר של לוינס רואה ביחס עם הזולת את

כפי (ניתנת להנכחה - הזולת הינו תופעה בלתי . הן כחירות,תודעה הן כהתכוונותומתנה את ההקודם

ייכתמאולם חוסר יכולת זו א, )אגו של הוסרל וזו של סארטר- רטשכבר מעידים הפנומנולוגיה של האל

של ההופעה של הזולת בפנומנולוגיה של החיובית ליות א שהן המוד–הפנים .ו עצם התקיימותאת

ןכנוכחות שעצם נוכחות מות מתקיין ה.כהעדראולם הן מתגלות , אומנם מתגלות בפני –לוינס

, פיה שלילית גרידהמה שהיה מחזיר אותנו לפילוסו – לנוכחות כניגודלא העדר . העדרומשמעות

הדורשת מן הסובייקט יותר של ההעדר פרדוקסאלית אלא כנוכחות, – לדיאלקטיקה של היש והאין

מן , נוכח הפנים של הזולת, נוכחות זו של ההעדר מתוארת אצל לוינס כמעבר. מאשר התכוונות

הפונה , דיבור ראשוני. בלשונו של לוינס, הפנים הן דיבור: הנראות של התופעה אל השמיעה

312

אלא , הפנים אינן ניתנות לתודעה התכוונותית. לסובייקטיביות שהנמענות שלה היא עצם הווייתה

– את הסובייקטיביות הראשונית כיחס אל הזולת וכהיענות לפנייה של הפנים, מעבר לתודעה, חושפות

.מה שלוינס מכנה הסובייקטיביות כאחריות

אולם במחיר וויתור על עקרונות , ת ללוינסניסוח תורת סובייקט חיובית אמנם מתאפשר

, חושפת את גבולות הפנומנולוגיה כאשר זו ניגשת להבין את עצמהגם היא בדרכה, כך. הפנומנולוגיה

כאשר היא באה לחשוף את משמעות החזרה ; לחשוף את היסודות האינטימיים ביותר של שיטתה

, יתי לדחוק את המחקר עוד צעד קדימהבפרק הסיכום של עבודתי ניס. לסובייקט המאפיינת אותה

את . פוריותה של הפנומנולוגיה של הסובייקטיביותב תנסותאך שמאפשר לה, במהלך ספקולטיבי יותר

למרות הפער שבין ניסוח תורת סובייקט חיובית לבין שמירה : פרק הסיכום הקדשתי לשאלה הבאה

המתגלה באופן שונה וייחודי אצל , )וגיההפנומנול: במקרה שלנו(מדעיים -על עקרונות אפיסטמולוגיים

? של הסובייקטיביות" לוגוס"למצוא , מתוך הפילוסופיה עצמה, האם ניתן, שלושת ההוגים שבחנתי

אולם שחושבת את , שאולי אינה אפיסטמולוגית בטבעה, האם ישנה שפה פילוסופית, האם ישנו דיבור

צוא מסורת פילוסופית של האחרות ושל האם ניתן למ? הסובייקטיביות כיחס עם האחרות לעומקה

כדי ? האחרותשל השונה מהמסורת הפילוסופית המתנכרת לראשוניות, הסובייקטיביות החיובית

בהשראתו של לוינס שראה באפלטון ובדקארט נציגים של מחשבה , ציעלהתמודד עם שאלה זו אני מ

) הרגע האפלטוני(זו העתיקה הן , ההתחלות בפילוסופיהקריאה מקורית של, נטית של האחרותתאו

את הרגע האפלטוני אני מציע לקרוא לאור המרכזיות של תמת ). הרגע הקרטזיאני(והן זו המודרנית

אפולוגיה ב.בו מופיע נושא זההקשר של הצו של דלפי תוך התחשבות בו, הסוקראטי" דאגה לעצמי"ה

דע : "הרישום הדלפי(נטית מתעורר בעקבות תביעה טרנסצנד) של סוקראטס(העצמי , של סוקרטס

קשורה באופן אמיץ להכוונת העצמי אל " דאגה לעצמי"פרקטיקת ה ,אלקיביאדס א וב")את עצמך

א לאור המרכזיות של ההיגיון ו את הרגע הקרטזיאני אני מציע לקר).שהינה אחרות רדיקאלית(האל

קריאה זו מדגימה . סוףכיחס עם האינ קודם כלמתגלה קוגיטו- בו ה, הגיונות מטאפיזייםהשלישי ב

ופותחת צוהר לקריאה שונה , את הפוריות של פנומנולוגיה של הסובייקטיביות ושל מחשבת האחרות

. של המסורת הפילוסופית המערבית

313

תוכן עניינים

7.....................................................................................................................................מבוא

18.............................................פנומנולוגיה וסובייקטיביות. אדמונד הוסרל: ראשוןחלק

19.........................................................................................................................מבוא

I...............................................22אידיאות קריאה של :האני הטהור וזמניות התודעה .1

A. 23.................................................................... האדקוואציהתלוגיק: ראייה ובבואה

B. 25.....................................................הפנומנולוגיתחום האפודיקטיות : חוויהתודעה ו

C. 31...................................................................................חוויה המוחלט של ההמעמד

a. 35.....................................................................................תודעה ורפלקסיה b. 41.......................................................................התודעה כזמן וזמן התודעה c. 46.............................................................................................האני הטהור

D. 50......................................................................................חוויה הזרםהאני הטהור ו

שיעורים על ושל המחקרים הלוגייםקריאה של ה: ביקורת האני וזמניות טהורה .2 55.........................................................הפנומנולוגיה של התודעה הפנימית של הזמן

A. אידיאות מהI55...................................................................... הלוגייםמחקרים אל ה

B. 57................................................... מחקרים הלוגייםעל הניטרליות המטאפיזית של ה

C. 60........................................................................נאטורפמחלוקת עם ה: תודעה ואני

D. 63.................................. 1913 מול הגרסה של 1901הגרסה של : המחקר הלוגי החמישי

E. 70.................................................................. החמישיהלוגי המחקר של 6§ ניתוח של

F. 75.............................................................................מחקרים הלוגיים האמת בתורת

G. 81................שיעורים על הפנומנולוגיה של התודעה הפנימית של הזמןאחדות התודעה ב

a. 84........................." ראשיתיתאסוציאציה ה"ההוסרל סביב - ברנטנומחלוקתה b. רגע ו, תודעה-Ur-impression...................................................................88 c. 96..................................................... הזמןןנֹוכמ, המוחלט של התודעההזרם

H. 101........................................................."סובייקטיביות מוחלטת"התודעה הזמנית כ

105...................................................... הפנומנולוגיםזוהטרנסצנדנטליאל המדע אידי .3

A. 106......................................אידיאות למחקרים הלוגייםמה: של הוסרלרציפהקריאה

B. 110....................................הפנומנולוגיה הטהורה של האני: קריאה תמטית של הוסרל

314

118......................................סובייקטיביות ומחשבת הקיום. פול סארטר-אן'ז: שניחלק

119.......................................................................................................................מבוא

125.......................הטרנסצנדנטיות של האניקריאה של : ר סארטרהפנומנולוגיה עבו .1

A. 125..........."ההתכוונות: רעיון פונדמנטלי של הפנומנולוגיה"קריאה של : הקדמהבתור

B. 128............................................מעבר להוסרל עם הוסרל: הטרנסצנדנטיות של האני

a. 128..................................................סובסטנציאלית-התודעה כמוחלטות לא b. 133...................................על משניות האגו: רפלקטיביות-רפלקטיביות וקדם c. 138..............................אל- או המיתוס של האניוהאג: סארטר מעבר להוסרל d. 144..................................................ותהתודעה או הספונטניות שמעבר לחיר

149..........................................הישות והאיןביקורת פנומנולוגית של : תודעה וחירות .2

A. 153..........................התודעה כאיון: עצמו-המובן הפנומנולוגי של החירות של הבשביל

B. 157.................................... בין תודעה כחירות לתודעה חופשית:פנומנולוגיה ואתיקה

a. 158...........................................................................עצמו כחירות-הבשביל b. 165.........................................................................עצמיותמסלול ה: הצפה c. 168...........................................................................עצמו החופשי-הבשביל

175................אחר או מעבר לבעיית החירות-הבשביל: לקראת סובייקטיביות חיובית .3

A. 175..................................................................................אחר-מן הערך אל הבשביל

B. 177...............................................................אחר-שלושת הרגעים של תאור הבשביל

a. 177...… סובייקטיביות חיוביתראשיתה של: סובייקט-אובייקט והאחר-האחר b. 181...................................................עצמו-אחר כהזרה של הבשביל-הבשביל c. 183..................................אגו של הוסרל-רטהפנומנולוגיה של האל: זמן-פסק d. 188...........................................הירידה לגיהינום: מהרגע השני לרגע השלישי

315

194.................................. תּוהאחרסובייקטיביות ומחשבת . עמנואל לוינס:שלישיחלק

195.......................................................................................................................מבוא

199...................................................תּוהאחרמחשבת הקיום ומחשבת , פנומנולוגיה .1

A. 199....................................................... פילוסופיהשמאחוריהמתודה : הפנומנולוגיה

B. 205.................................................................. של הקיום הטהוריותבהאינטרנזיטי

C. 213.......................................................................תּוהאחרמחשבת הקיום ומחשבת

222.......................................................................תּוהאחרסובייקטיביות ומחשבת .2

A. 222................................................................האחרות כזמן: הופעת הסובייקטיביות

a. 224.............................................מהקיום אל הקייםנולוגיה של הרגע בהפנומ b. 231...........................הספונטאניות כדוקטרינה חלקית של הנבראות: סארטר c. הוויכוח עם הוסרל על משמעות ה-Ur-impression...................................235 d. "237............................................. פרספקטיבות נדיבות":התכוונות והרגשה e. 242..........................פרספקטיבות ביקורתיות: אחרת מהיות או מעבר להוויה

B. 246...........................................................האחרות כפנים: משמעות הסובייקטיביות

a. 249........................................אחרי הוסרל וסארטר:מעותהאחר כמקור המש b. 254.....................................................................פנומנולוגיה של הפנים- הא

262..................................................................................פנומנולוגיה ומטאפיזיקה: סיכום

A. 262........................................................הביקורת על הפילוסופיה ומחשבת האחרות

B. 266..............................................................................סובייקטיביות ומטאפיזיקה

a. 268....................................................................................הרגע האפלטוני b. 276..................................................................................הרגע הקרטזיאני

: נספח ישי החמהגיון הקרטזיאני השלישי של דקארט לאור ההגיון המטאפיזיעל חזרתו של לוינס ל

285 ................................................ביקורתית על ההיסטוריה של הפנומנולוגיההערה . של הוסרל 290........................................................................................................................בליוגרפיהיב