Le conflit comme performance : contestation et politique de l’espace des bédouins arabes en...

23
L’homme et la société, n o 187, janvier-mars 2013 Le conflit comme performance : contestation et politique de l’espace des bédouins arabes en Israël Alexander KOENSLER Introduction Quand la contestation, l’émeute et l’insurrection sont étudiées en tant que pratiques discursives, qui façonnent, produisent et réifient les caté- gories de la réalité, cela entraîne souvent l’éclatement des cadres de la politique normative, révélant un espace d’ambiguïtés, de disjonction et de zones interstitielles. Pour une large partie de la littérature actuelle sur l’émeute et la résistance populaire, le soulèvement est considéré, de façon moins problématique, comme un effet naturel d’une réalité donnée. Cette analyse reste généralement enfermée dans les catégories dichotomiques de l’« État » et du « peuple », parfois présentées comme des entités monolithiques et personnifiées. Je veux ici problématiser ce présupposé. Dans la lignée de la littéra- ture sur le constructivisme social et l’ethnicisation, Slavoj Zizek 1 affirme que les descriptions de la réalité ne se réfèrent pas aux choses de façon naturelle et immuable, mais que ce sont les choses qui ressemblent à leur description. Dans une veine similaire, j’essaierai de montrer que l’émeute et la manifestation n’expriment pas simplement des catégories interprétatives de la réalité, mais semblent également les « produire ». À cet égard, c’est l’attention que l’ethnographie porte sur les interactions micro-politiques qui souligne la nécessité de s’intéresser davantage à l’incertitude des classifications ouvertes et à l’absence de fermeture analytique. Je le montrerai à travers l’étude de l’usage du béton et d’autres matériaux dans les constructions symboliques édifiées sur la 1 . Slavoj ŽIŽEK, The Sublime Object of Ideology, Londres, Verso, 1989 ; Slavoj ZIZEK, Interrogating the Real, Londres, Continuum, 2005.

Transcript of Le conflit comme performance : contestation et politique de l’espace des bédouins arabes en...

L’homme et la société, no 187, janvier-mars 2013

Le conflit comme performance :

contestation et politique de l’espace des

bédouins arabes en Israël

Alexander KOENSLER

Introduction

Quand la contestation, l’émeute et l’insurrection sont étudiées en tant que pratiques discursives, qui façonnent, produisent et réifient les caté-gories de la réalité, cela entraîne souvent l’éclatement des cadres de la politique normative, révélant un espace d’ambiguïtés, de disjonction et de zones interstitielles. Pour une large partie de la littérature actuelle sur l’émeute et la résistance populaire, le soulèvement est considéré, de façon moins problématique, comme un effet naturel d’une réalité donnée. Cette analyse reste généralement enfermée dans les catégories dichotomiques de l’« État » et du « peuple », parfois présentées comme des entités monolithiques et personnifiées.

Je veux ici problématiser ce présupposé. Dans la lignée de la littéra-ture sur le constructivisme social et l’ethnicisation, Slavoj Zizek

1 affirme

que les descriptions de la réalité ne se réfèrent pas aux choses de façon naturelle et immuable, mais que ce sont les choses qui ressemblent à leur description. Dans une veine similaire, j’essaierai de montrer que l’émeute et la manifestation n’expriment pas simplement des catégories interprétatives de la réalité, mais semblent également les « produire ». À cet égard, c’est l’attention que l’ethnographie porte sur les interactions micro-politiques qui souligne la nécessité de s’intéresser davantage à l’incertitude des classifications ouvertes et à l’absence de fermeture analytique. Je le montrerai à travers l’étude de l’usage du béton et d’autres matériaux dans les constructions symboliques édifiées sur la

1 . Slavoj ŽIŽEK, The Sublime Object of Ideology, Londres, Verso, 1989 ; Slavoj

ZIZEK, Interrogating the Real, Londres, Continuum, 2005.

L’homme et la société, no 187, janvier-mars 2013

terre contestée du désert du Néguev, en Israël. Ces constructions sont le fait de citoyens bédouins-arabes et de militants des droits humains, qui savent qu’elles ne tarderont pas à être démolies par la police israélienne. Je considère cette forme de mobilisation comme une sorte de lunette par où il est possible de mieux comprendre comment les politiques de revendication sont prises et mises dans des catégories simples et binaires qui contribuent à obscurcir la multiplicité des strates sur le terrain. Par exemple, ce qui peut apparaître, à un certain niveau, comme l’expression de conflits intragroupes complexes entre différents groupes bédouins-arabes peut être réinterprété, à travers les pratiques insurrectionnelles, comme un conflit intergroupes autour de la dichotomie « bédouins » versus « État ».

Je m’intéresse ici à la manière dont les catégories normatives dissi-mulent la multiplicité, afin de faire apparaître des relations entre la réalité et la symbolisation des articulations du conflit dans l’espace israélo-palestinien qui vont bien au-delà des présupposés de « sens commun ». Loin de se contenter de réagir à telles ou telles circonstances du conflit pour la terre au Néguev, les pratiques de manifestation et de mobilisation politique peuvent aussi devenir un instrument qui contribue à la production des catégories très normatives du conflit entre les bédouins et l’État. Mon analyse s’inspire à la fois des débats interdisciplinaires liés à la production de savoirs et de revendications, et de l’intérêt et du respect que j’ai pour les citoyens qui se mobilisent dans des conflits complexes pour la justice sociale ; cela ne signifie pas toutefois que je recule devant les frictions ou les contradictions. L’analyse de ces dynamiques n’a pas pour but de critiquer les actions spécifiques menées par les activistes ou d’ignorer les rapports de pouvoir du contexte macrosociologique ; il s’agit de comprendre les contextes spécifiques de la production de savoir et de revendication, ancré dans des interrelations complexes et des dynamiques conflictuelles locales concrètes. L’examen de ces contextes spécifiques peut conduire à des malentendus ou à des ambiguïtés.

Le conflit comme performance

Les revendications politiques en matière de terres ou de droits col-lectifs sont produites, réifiées et enracinées dans une grande diversité de contextes. Les pratiques inhabituelles de manifestation nous offrent une perspective tout à fait fructueuse pour comprendre la manière dont les revendications sont produites et socialement construites. Très souvent,

L’homme et la société, no 187, janvier-mars 2013

toutefois, les insurrections dans l’espace israélo-palestinien sont plus ou moins comprises comme une expression de mécontentement immédiate ou linéaire, ou comme un effet naturel de « groupes » ou de « minorités », sans plus de spécifications ou de distinctions. Abu Lughod et Sa’di

2, dans leur récent ouvrage sur la mémoire orale palestinienne,

reproduisent ainsi sans distance critique un présupposé de sens commun quand ils donnent le sentiment que c’est d’abord et surtout l’expérience du déplacement, de la violence et de l’effacement de la mémoire qui « donne naissance à la dissidence obstinée du travail de mémoire [des Palestiniens]

3 ». En tant qu’ethnographe, mon travail est de « me salir les

chaussures » et d’aller au-delà des présupposés de bon sens ; il m’appartient de faire apparaître les contradictions et les irrégularités sur le terrain des pratiques sociales dans lesquelles peuvent être enracinées les représentations discursives normatives. Parallèlement, des études

israélo-palestiniennes convaincantes et récentes soulignent l’importance d’aller au-delà des représentations directes et d’examiner la restructuration du savoir et des pratiques. Hanafi et Tabar

4 étudient par

exemple le rôle complexe des organisations de la société civile (OSC) et montrent que les interactions locales-globales entre les praticiens, les donateurs et d’autres acteurs produisent plusieurs niveaux de dilemmes sur la question de savoir qui parle et au nom de quels intérêts.

Cet article s’appuie sur plusieurs études de cas ethnographiques, réali-sées sur six années dans le désert du Néguev, au sud d’Israël

5. Je me

2 . Lila ABU-LUGHOD et Ahmad SA’DI (dir.), Nakba : Palestine, 1948, and the

Claims of Memory, New York, Colombia University Press, 2007, p. 4-5. 3 . Une relation linéaire similaire est supposée dans les travaux de Joseph

SCHECHLA (« The Invisible People Come to Light : Israel’s Internally Displaced and the ‘Unrecognized Villagges’ », Journal of Palestine Studies, vol. 1, 2001, p. 20-31) et Oren YIFTACHEL (« Arab-Bedouins and the Israeli Settler State. Land Policies and Indigenous Resistance », in Nezar AL-SAYYAD et Ananya ROY (eds.), Urban Informality in the Era of Liberalization : A Transnational Perspective, Boulder, Lexington Books, 2003, p. 111-133).

4 . Sari HANAFI et Linda TABAR, The Emergence of a Palestinian Globalized

Elite. Donors, International Organizations, and Local NGOs, Jerusalem, Muwatin, The Palestinian Institute for the Study of Democracy and Institute for Jerusalem Studies, 2005.

5 . La plupart ont été réalisées entre 2006 et 2007, grâce à une bourse généreuse

du programme de PhD intitulé « Méthodologies de la recherche socio-anthropologique » (Université de Sienne, Pérouse et Cagliari, Italie). Un autre travail de terrain sur ce cas a été fait en 2010 grâce à une bourse de post-doctorat de l’Université de Pérouse. Je re-mercie Cristina Papa, Yaakov Garb, Massimiliano Minelli, Salim Al-Turi et Pnina Mot-zafi-Haller pour leurs commentaires sur ce travail. Les lacunes qui peuvent subsister sont

entièrement les miennes.

L’homme et la société, no 187, janvier-mars 2013

propose ici d’examiner l’insurrection en tant qu’elle est enracinée dans ce que j’appelle des « pratiques de la vie réelle », c’est-à-dire dans des interactions micro-politiques, et de suivre les connexions et les flux de personnes, de financements et de discours auxquels elle donne lieu

6 ; je

pars ici de l’hypothèse que le social est toujours relationnel, toujours di-visé, et jamais entièrement fermé

7.

Dans cette perspective, la réalité elle-même semble provisoire, contin-gente et constamment négociée

8. Quand à mes propres présupposés

6 . L’anthropologie a connu des changements importants ces dernières décennies.

Elle a cessé d’étudier des « communautés » ou des entités culturelles spécifiques imaginées dans des socialités localité fixes. Depuis l’apparition du concept d’« ethnographie multi-située » de George MARCUS (« Ethnography of/in the World System. The Emergence of Multisited Ethnography », Annual Review of Anthropology, 1995, 24, p. 95-117 ; et Ethnography through Thick and Thin, Princeton, Princeton University Press, 1998), les approches monolithiques des cultures locales cèdent de plus en plus la place à l’exploration des connexions globales qui traversent différents sites dans plusieurs sous-disciplines anthropologiques, comme les études des migrations, l’anthropologie des mouvements sociaux ou les études sur le développement. James CLIFFORD propose ainsi, dans ses célèbres Traveling Cultures (1999), une ethnographie des « zones de contact », c’est-à-dire des rencontres éphémères le long des frontières ou dans les lieux d’interaction culturelle, comme les musées ethnographiques et les journaux de voyage. Mais il y a aussi William F. FISHER, qui, dans son ouvrage sur les études ethnographiques sur les ONG, Doing Good ? The Politics and Anti-Politics (Annual Review of Anthropology, 1997, 26, p. 439-464, p. 459), appelle à la promotion de méthodologies de recherche permettant de « reconsidérer les problèmes situés ou passant par de multiples sites ». Parallèlement est apparue l’« ethnographie globale », nouvelle approche méthodologique de la recherche qualitative (Michael BURAWOY et al. (dir.), Global Ethnography. Forces, Connections, and Imaginations in a Postmodern World, Berkeley, Los Angeles, Londres, University of California Press, 2000 ; Z. GILLE et S. O. RIANI, « Global Ethnography », Annual Review of Sociology, 2002, 28, p. 271-295).

7 . Ernesto LACLAU et Chantal MOUFFE, Hegemony and Socialist Strategy :

Towards a Radical Democratic Politics, Londres, Verso, 1985. 8 . Cette prospective sur la réalité a pu aussi être comprise à travers les écrits de

Foucault sur le rapport entre le pouvoir et le discours, c’est-à-dire non pas le pouvoir au

sens de qui domine, mais plutôt là où les relations de pouvoir, pour citer Foucault (1977,

p. 183), « deviennent capillaires » et façonnent les catégories et les cadres de notre réalité,

dans des interactions permanentes entre les processus de constitution de subjectivités et

d’objets. Les réflexions de Paul VIRILIO (Speed and Politics. An Essay on Dromology,

New York, Semiotext(e), 1986) offrent un autre angle d’interprétation sur la relation entre

vitesse et politique ; elles permettent de suivre les lignes de connexion que dessine la

transformation matérielle et suggèrent que les formes de représentation des forces sociales

en jeu devraient être reconsidérées (John BECK et Paul CROSTHWAITE, « Velocities of

Power: An Introduction » , Cultural Politics, 2007, 3(1), p. 23-34).

L’homme et la société, no 187, janvier-mars 2013

anthropologiques, je considère mes données ethnographiques comme un point particulier dans un processus toujours à l’œuvre d’interaction entre différentes forces sociales. Comme l’explique Vincent Crapanzano

9 :

« La rencontre ethnographique […] est toujours une négociation complexe dans laquelle les différentes parties à la rencontre acceptent une certaine réalité. Cette « réalité » n’appartient […] à aucune d’entre elles. »

Autrement dit, loin de promettre « la vérité », je m’appuie sur un ré-seau relationnel de compréhensions discursives en évolution

permanente 10

. Cet article souhaite aussi contribuer à une compréhension simplifiée de la revendication politique et, dans un sens plus large, des relations entre savoir et politique. Un récent courant de la recherche montre comment les mobilisations pour les droits collectifs peuvent être une « épée à double tranchant » et perpétuer les dynamiques d’exclusion des minorités

11. Le rôle de l’observateur universitaire n’est donc pas tant

d’offrir une analyse correcte des faits que de présenter ses découvertes « non comme des prescriptions mais comme des contributions, des possibilités — des dons

12 ».

L’éclatement du cadre normatif

Dans le désert israélien du Néguev, la démolition de maisons dans les villages bédouins-arabes dits « non reconnus » (c’est-à-dire non autorisés par le gouvernement), construits sur des terres contestées, est une ques-tion brûlante. Selon des sources proches des autorités israéliennes, les ci-toyens bédouins-arabes construisent chaque jour trois ou quatre nouveaux bâtiments (soit à peu près 1 500 par an) sur des terres contestées du sud du désert du Néguev : des terres appartenant à l’État,

9 . Vincent CRAPANZANO, Tuhami. Ritratto di un uomo del Marocco, Roma,

Meltemi, 1995, p. ix. 10

. Pierre BOURDIEU, In Other Words : Essays Towards a Reflexive Sociology,

Cambridge, Polity Press, 1990. 11

. Peter VERMEERSCH, « Marginality, Advocacy, and the Ambiguities of

Multiculturalism : Notes on Romani Activism in Central Europe », Identities : Global Studies in Culture and Power, 2005, 12, p. 451-78 ; Renée SYLVAIN, « ‘Land, Water, and Truth’ : San Identity and Global Indigenism », in June NASH (dir.), Social Movements : A Reader, Blackwell Publishers, 2002, p. 217-237 ; Adam KUPER, The Return of the Native, Current Anthropology, 2003, 44(3), p. 389-402 ; Alexander KOENSLER, « Frictions as Opportunity : Mobilizing for Arab-Bedouin Ethnic Rights in Israel » , Ethnic and Racial Studies, DOI: 10.1080/01419870.2012.681677, 2012.

12 . David GRAEBER, Fragments of an Anarchist Anthropology, Chicago, Prickly

Paradigm Press, 2004, p. 5-12.

L’homme et la société, no 187, janvier-mars 2013

des zones écologiquement protégées ou des zones militaires isolées 13

. Ces constructions sont des maisons individuelles, de petits commerces ou de petits bâtiments temporaires. Selon l’ancien procureur public

14, les

autorités locales auraient d’abord laissé prévaloir une politique d’acceptation silencieuse. Ce n’est que plus récemment qu’elles ont essayé de traiter la question. Le travail de terrain que j’ai réalisé auprès des militants et des habitants des villages non reconnus montre que la construction de maisons n’est pas une activité apolitique : le béton est, au contraire, devenu un moyen de produire et de faire avancer des revendications politiques. Ces constructions contribuent en particulier à l’expression de la résistance et s’opposent à la politique ethno-nationaliste juive

15. Dans les cas que j’ai étudiés, la plupart des

personnes engagées dans ces constructions vivaient de façon permanente

dans d’autres villages informels ou dans des villes aménagées par l’État israélien. Au moment de la construction, elles acceptaient déjà le fait que le bâtiment serait détruit dans les semaines à venir. Les constructions étaient réalisées dans des zones surtout destinées à des projets de reforestation, comme la « Forêt des ambassadeurs », promue par le Fonds national juif. Dans ces cas spécifiques, les constructions n’étaient donc pas un moyen de se bâtir un toit, mais l’expression d’une désobéissance civile active et d’une insurrection. La plupart des constructions non reconnues réalisées par les bédouins arabes servent pourtant de maisons et ne sont pas seulement des édifices symboliques. Je m’attarderai toutefois dans cet article sur le phénomène curieux et marginal de la construction comme pratique de résistance.

Si ces formes de mobilisation peuvent être considérées au premier abord comme l’expression d’une action de terrain, un examen ethnogra-phique de la pratique de résistance consistant à construire des bâtiments

13

. Havatzelet YAHEL, « Land Disputes Between the Negev Bedouin and Israel »,

Israel Studies, 2006, 11(2), p. 1-22. L’auteur s’appuie sur les rapports de la National Unit for Planning, Law, Supervision, and Enforcement de 2003 et 2004. Il écrit : « Si la plupart des constructions illégales présentent des normes de construction de très bas niveau, il y en a parmi les plus récentes qui ne sont ni petites ni modestes. Nous voyons beaucoup de grandes maisons – 300 mètres carrés, d’une construction coûteuse […] Les bâtiments sont parfois construits bien au-delà des hameaux existants, et parfois juste sur une colline. Les grands investissements exigés par ces structures prouvent que leurs propriétaires ne crai-gnent ni les poursuites ni la démolition » (p. 5).

14 . Ibidem.

15 . Alexander KOENSLER, Amicizie vulnerabili. Coesistenza e conflitto in Israele,

Perugia, Morlacchi Editore, 2008.

L’homme et la société, no 187, janvier-mars 2013

révèle une réalité plus complexe. Dans cette perspective, s’il n’y a pas de relation immédiate entre la réalité et sa symbolisation

16, la tentative de

révéler l’ambivalence, les ambiguïtés et les contradictions cachées der-rière le cadre normatif prend une valeur heuristique qui empêche toute possibilité d’idéalisation.

La construction produit en outre des « faits de terrain ». En ce sens, si on la déconnecte de son contexte immédiat, la construction de bâtiments comme pratique de résistance dans le Néguev apparaît ironiquement comme une pratique de résistance inspirée par la construction de colonies juives illégales en Cisjordanie. Il faut observer cependant que seule une petite partie des constructions dans les villages bédouins arabes non re-connus sert de moyen de contestation. La majorité sert de lieux de vie pour les habitants qui, pour diverses raisons, ont refusé l’offre des auto-rités de s’installer dans des villes ou dans des villages « formels ».

En ce sens, la construction comme forme de contestation dans le Né-guev pourrait correspondre à ce que Slavoj Zizek définit comme un « acte » de rupture avec l’ordre hégémonique. Pour Zizek

17, un « acte ne

se produit pas dans l’horizon donné de ce qui semble être “ possible ” — il redéfinit les contours mêmes de ce qui est possible (un acte accomplit ce qui, dans un univers symbolique donné, semble impossible ; mais il change ses conditions afin de créer rétroactivement les conditions de sa propre possibilité). »

Mais, au-delà de cette rupture apparemment tranchée, quels aspects restent cachés ou passés sous silence ? Quelles autres possibilités de réa-lité sont-elles dissimulées derrière l’« acte » visible de construction ? Le conflit non résolu pour la terre entre les propriétaires terriens bédouins-arabes et les autorités locales intéresse une littérature universitaire de plus en plus abondante. Les revendications politiques prennent des formes diverses, mais on peut les comprendre en relation avec l’ethnicisation en cours des bédouins arabes du Néguev. Au premier abord, le conflit pour les terres dans le désert israélien du Néguev semble faire écho aux principales caractéristiques du conflit israélo-palestinien, dont il fait évidemment partie. Jusqu’à la fin des années 1990, cependant, la ligne hégémonique d’interprétation présentait le conflit en termes

16

. Slavoj ŽIZEK, The Sublime Object of Ideology, op. cit. ; Ernesto LACLAU et

Chantal MOUFFE, Hegemony and Socialist Strategy : Towards a Radical Democratic Politics, op. cit.

17 . Slavoj ŽIZEK, « Class Struggle or Postmodernism ? Yes, Please ! », in Judith

BUTLER, Ernesto LACLAU et Slavoj ŽIZEK, Contingency, Hegemony, Universality. Contemporary Dialogues on the Left, Londres, Verso, 1989, p. 90-135, p. 121.

L’homme et la société, no 187, janvier-mars 2013

d’égalité civique et l’inscrivait dans le discours relativement peu problématique de la citoyenneté israélienne tenu par différents groupes sociaux

18 ; plus récemment, toutefois, les défis politiques ont été

exprimés en termes d’« indigénéité » et de sentiment palestinien d’appartenance

19.

La majorité de la littérature sur le conflit entre les bédouins et l’État considère le désert du Néguev comme une zone périphérique où les divi-sions sociales sont exceptionnellement élevées. Ces divisions sont iden-tifiées de façon statistique : ainsi, 24 % (soit 140 000 habitants) de la

population du Néguev israélien est d’origine arabe bédouine ou arabo-palestinienne. De plus, la politique normative s’est appuyée sur les décisions prises par cette population par rapport à ces divisions. Dans les premières années de la fondation de l’État d’Israël, la population arabe se vit allouer un espace qui s’apparentait à une réserve (Syag), mais la citoyenneté israélienne fut accordée aux bédouins arabes en 1967, ce qui en fit juridiquement les égaux de tous les autres citoyens israéliens

20. À

la fin des années 1960, les autorités régionales commencèrent à planifier

18

. Ismael ABU-SAAD, « Education, Transition, and the Future of the Negev

Bedouin Arabs », in Richard ISRALOWITZ et Jonathan FRIEDLANDER (eds.), Transitions : Russians, Ethiopians and Bedouins in Israel’s Negev desert, Aldershot, UK, Ashgate, 1999, p. 131-141 ; Michael EVENARI, Leslie SHANAN, et Naphtali TADMOR, The Negev : The Challenge of the Desert (2nd edition), Cambridge, MA, Harvard University Press, 1982.

19 . Sarab ABU-RABIA-QUEDER, « Politics of Conformity : Power for Creating

Change », Ethnology, 2008, 47(4), p. 209-225 ; Itay GREENSPAN, « Mediating Bedouin Futures : The Roles of Advocacy NGOs in Land and Planning Conflicts Between the State of Israel and the Negev Bedouins », Toronto, Thèse de maîtrise, Faculty of Environmental Studies and the Faculty of Graduate Studies, York University, 2005 ; Cédric PARIZOT, « Gaza, Beer-Sheva, Dahriyya : Another Approach of the Negev Bedouin in the Israeli Palestinian Space », Bulletin du Centre de recherche français de Jérusalem, 2001, 9, p. 98-110 ; Paola SACCHI, Nakira. Giovani e donne in un villaggio beduino di Israele, Torino, il Segnalibro, 2003 ; Oren YIFTACHEL, « Arab-Bedouins and the Israeli Settler State. Land Policies and Indigenous Resistance », op. cit. Les militants, les universitaires et les représentants du gouvernement, en basant leurs analyses sur des catégories sociales tranchées et statiques, et en négligeant les éléments culturels transversaux et les grandes forces globales, contribuent souvent à une « culturalisation » du conflit. Les politiques d’administration et de planification foncière sont ainsi souvent fondées sur une séparation stricte des espaces sociaux, politique et culturels entre les différents groupes sociaux demeurant dans le Néguev.

20 . Emanuel MARX, « Land and Work : Negev Bedouin Struggle with Israeli

Bureaucracies », Nomadic Peoples, 2000, 4(2), p. 12-19.

L’homme et la société, no 187, janvier-mars 2013

la construction de sept « villes bédouines » (le chiffre est récemment passé à quatorze) ; la population arabe devait y être installée et un certain nombre de services publics devaient lui être fournis. Mais le désert du Néguev se caractérise par l’existence d’un nombre élevé de hameaux bédouins arabes informels ; certains sont de date récente, d’autres remontent avant même la création de l’État israélien, en 1948. Ces hameaux ont souvent attiré l’attention des autorités sous le nom de « p’zura » (« dispersion ») et, dans le discours progressiste (promu par les OSC), de « villages non reconnus » (« kfarim bilty mukarim »)

21. Si des

voix proches des autorités israéliennes insistent sur la possibilité offerte à tous les citoyens bédouins arabes de recevoir gratuitement, ou à des conditions très favorables, des terrains à bâtir dans des villes planifiées

22,

d’autres soulignent les politiques de discrimination, en particulier en matière d’allocation de droits fonciers

23.

Mais le discours public sur les citoyens bédouins arabes en Israël, qu’il soit pro-israélien ou pro-palestinien, ignore souvent le rôle de fragmentation interne et de modification des frontières sociales de l’identité collective. Je souhaite souligner ici deux points souvent négligés. Le premier, c’est que l’importance des divisions internes de la population bédouine arabe est généralement sous-estimée. Selon de grands anthropologues

24,

la société bédouine était traditionnellement divisée en trois grands grou-pes : les « bédouins » (l’élite traditionnelle des propriétaires terriens), les « paysans » ou « fellahin » (une population originellement venue d’Égypte et qui cultivait une terre semi-aride pour le compte des bédouins) et les « noirs » (« abid ») (d’anciens esclaves qui vivent encore dans des conditions si marginales que même les militants des droits

21

. L’introduction de l’expression « villages non reconnus » constitue un

changement significatif dans le discours, car elle suggère que ce sont les autorités qui ont la responsabilité de régler le conflit entre les bédouins et l’État, à travers la reconnaissance et l’allocation de services, et non la population qui doit s’installer dans les villes ou les villages planifiés.

22 . Havatzelet YAHEL, « Land Disputes Between the Negev Bedouin and Israel »,

op. cit. 23

. Oren YIFTACHEL, « “ Ethnocracy ” and its Discontents. Minorities, Protests and

Israeli Polity », Critical Inquiry, 2000, 26(4), p. 725-756. 24

. Gideon M. KRESSEL, Ascendancy through Aggression. The Anatomy of a

Blood Feud among Urbanized Bedouins in the Negev, Wiesbaden, Harrassowitz Verlag, 1996 ; Emanuel MARX, The Bedouin of the Negev, Manchester, Manchester University

Press, 1967 ; Avinoam MEIR, As Nomadism Ends, Boulder, Westview, 1997.

L’homme et la société, no 187, janvier-mars 2013

humains ne les intègrent pas dans leurs campagnes locales ou nationales). Généralement, la classe supérieure traditionnelle, qui possédait les

terres, préfère s’installer dans des regroupements informels, qualifiés par l’État de « dispersion » et par les militants politiques de « villages non reconnus ». Les citoyens bédouins arabes qui n’ont jamais possédé de terres ont été en mesure, à travers la propriété de ces terrains, de voir s’élever leur statut social, remettant implicitement en cause les structures de pouvoir traditionnelles. Ces dynamiques internes ont des implications qui sont souvent négligées. Ainsi, dans le Néguev, il y a des inégalités à la fois entre « bédouins » et « juifs », et à plusieurs autres niveaux, tous reliés entre eux. Autre conséquence : les groupes politiques qui veulent défendre, pas seulement dans le Néguev, les droits d’une population mar-ginale ou indigène défendent en réalité les intérêts d’une classe supé-rieure privilégiée et relativement aisée, ce qui vient souvent contredire les idéaux poursuivis par les militants de gauche ou progressistes

25. Dans

ce contexte, il sera utile d’examiner de façon plus différenciée ce qui se tient au carrefour des classes, des genres et de l’identité collective, afin de développer des outils qui correspondent précisément à ces idéaux. Cet élément indique une réalité ambivalente et montre que des cadres inter-prétatifs binaires risquent d’obscurcir certains aspects centraux des prati-ques de la vie réelle.

Le second élément est lié aux frontières mouvantes de l’identité col-lective. L’identité bédouine arabe contemporaine connaît une dynamique qui va dans le sens du changement et de la fragmentation, comme d’autres groupes de l’espace israélo-palestinien à l’identité apparemment aussi bien définie que les Druzes, les Arabes israéliens ou les Palestiniens chrétiens. Un grand nombre de jeunes citoyens bédouins arabes se sont en réalité installés à la périphérie d’autres grandes villes israéliennes, au nord du pays, ou sont même partis à l’étranger

26, et

25

. J’ai étudié dans plusieurs cas comme les bédouins les plus riches, anciens pro-

priétaires terriens qui ont été en première ligne de l’action pour les droits humains, ont un mode de vie plus complexe que le romantisme du militantisme pro-bédouin ne veut le reconnaître. Ils possèdent ainsi plusieurs logements dans des villes ou des villages bé-douins aménagés par l’État et à majorité juive, envoient leurs fils étudier à l’étranger ou sont investis dans des entreprises régionales. La revendication foncière au nom de la « tradition » implique une dynamique complexe d’intersection de la classe, du genre et de l’appartenance collective.

26 . Steven C. DINERO, Settling for Less. The Planned Resettlement of Israel’s

Negev Bedouin, Londres, Berghahn, 2010 ; Cédric PARIZOT, « Entrepreneurs Without Borders : Policies of Closure and Border Economy Between Southern West Bank and

Northern Negev, 2000-2005 », RAMSES Working Paper (University of Oxford), 2006, 5.

L’homme et la société, no 187, janvier-mars 2013

certains travaux montrent que la sédentarisation va souvent de pair avec une restriction des espaces de mouvement pour les femmes

27. Malgré

une identification croissante avec la définition palestinienne du sentiment d’appartenance, un nombre significatif de citoyens bédouins arabes s’identifient avec le concept israélien d’« appartenance », ont servi dans l’armée israélienne et ne se sentent pas concernés par les revendications d’une identité indigène

28. Le soi-disant conflit entre les bédouins et

l’État doit donc être compris comme une manifestation spécifique des tensions entre une coalition défendant les bédouins (dont font partie des universitaires, des journalistes et des donateurs juifs et internationaux) et les représentants de l’État. Mais ces tensions ne correspondent pas nécessairement aux frontières des groupes sociaux.

Fondement théorique : « Une catégorie n’est pas un groupe »

Pour comprendre comment la politique de revendication peut s’expri-mer à travers des dynamiques de la contestation comme la construction symbolique, il est important, d’un point de vue méthodologique, de suivre les « connexions partielles » qui enferment les multiples pratiques et expériences quotidiennes dans les catégories d’un conflit plus binaire, comme celles de la dichotomie bédouins/État. Une analyse qui omet de considérer le champ social plus large risque de rester prisonnière de ce que Saskia Sassen appelle le « piège de l’endogénéité

29 », c’est-à-dire

une perspective qui se contente de décrire le phénomène sans en donner le contexte. Pour être plus précis, la dynamique de cette « frontière interne »

30 ou de cette zone-frontière nous permet d’aller au-delà du

27

. Sarab ABU-RABIA-QUEDER, « Politics of Conformity : Power for Creating

Change », op. cit. 28

. Il est difficile d’obtenir des chiffres précis, en raison de la fluidité de l’appar-

tenance et des catégories identitaires. D’après les données qualitatives que j’ai pu recueil-lir sur le terrain, j’estime, malgré ceux qui affirment le contraire, que la moitié environ des citoyens d’origine bédouine ont eu dans leur vie des périodes assez longues où ils ne s’identifiaient pas avec la catégorie de « bédouins », mais avec celle des Palestiniens, des Israéliens, des Arabes ou d’autres encore. Pour être convaincant, cependant, cet élément nécessiterait des recherches quantitatives et plus systématiques. Sur les identifications changeantes des habitants arabes du Néguev, cf. Steven C. DINERO, Settling for Less. The Planned Resettlement of Israel’s Negev Bedouin, op. cit.

29 . Saskia SASSEN, Territory, Authority, Rights : From Medieval to Global Assem-

blages, Princeton, Princeton University Press, 2006, p. 4. 30

. Dan RABINOWITZ, Overlooking Nazareth. The Ethnography of Exclusion in

Galilee, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p. 7-13.

L’homme et la société, no 187, janvier-mars 2013

cadre normatif et de considérer avec sérieux les « irrégularités, ellipses et contradictions » complexes des pratiques narratives des identités collectives

31. Autrement dit, il ne faut pas négliger les expériences de vie

non linéaires parce qu’elles perturberaient même de façon marginale les données de l’ethnographie

32. Dans ce contexte, il peut être utile, pour

permettre une compréhension plus large de la réalité sociale, de comprendre la valeur heuristique des contradictions

33. L’essentiel des

travaux sur les émeutes et les pratiques de résistance présente à cet égard certaines lacunes. Ils partent par exemple de l’idée que les frontières entre les groupes seraient relativement stables et immuables. Dans Domination and the art of resistance de James Scott

34, des catégories

comme les « subordonnés » sont rarement définies avec précision, et toujours présentées comme étant opposées de façon tranchée à un groupe dominant. Ici, la catégorie des « subordonnés » englobe des populations aussi diverses que les esclaves d’Amérique du Nord et les paysans d’Asie centrale. Les émeutes et la contestation populaire sont considérées comme l’expression naturelle d’un mécontentement ou d’une injustice imposée par une élite puissante. Scott utilise le terme « infra-politique » pour désigner les relations complexes qui peuvent se produire entre des groupes subalternes, mais il n’approfondit pas cette différenciation.

Je veux ici proposer un autre cadre de lecture, en mettant l’accent sur les récents travaux sur l’ethnicisation, qui tendent à remettre en cause l’idée qui consiste, de façon traditionnelle, à qualifier la violence d’« eth-nique ». Ce courant de la recherche est apparu récemment, principale-ment en Europe ; prenant pour point de départ « l’hypothèse de l’ethni-cisation », il s’éloigne de la pensée « groupiste » caractéristique à la fois du multiculturalisme et du trans-nationalisme. Ce courant se subdivise lui-même en plusieurs tendances. Il peut s’appuyer sur une perspective

31

. William CRONON, « A Place for Stories : Nature, History, and Narrative », The

Journal of American History, 1992, 78(4), 1347-1376, p. 1349. 32

. Massimiliano MINELLI, Santi, demoni, giocatori. Una etnografia delle pratiche

di salute mentale, Roma, Argo, 2008. 33

. Les approches ethnographiques qui utilisent les connexions partielles et trans-

versales et les contradictions comme une ressource heuristique ne doivent pas être expli-citement liées aux débats sur la globalisation, comme le montrent les travaux de Massimiliano MINELLI, Santi, demoni, giocatori. Una etnografia delle pratiche di salute mentale, op. cit., et Marilyn STRATHERN, « Cutting the Network », The Journal of the Royal Anthropological Institute, 2(3), 1996, p. 517-535.

34 . James SCOTT, Domination and the Arts of Resistance. Hidden Transcripts,

Londres, New York, Routledge, 1990.

L’homme et la société, no 187, janvier-mars 2013

constructiviste radicale, ou s’inspirer des travaux de Foucault sur le dis-cours et le pouvoir

35 ou sur la « pensée relationnelle » de Bourdieu

36.

Les différences ethniques ne sont aujourd’hui jugées intéressantes que dans la description qu’en font les multiculturalistes, et non dans les pratiques quotidiennes. Or, ce processus d’« ethnicisation » crée précisément les barrières ethnoculturelles que la « politique d’intégration » multiculturelle prétend surmonter.

L’approche du sociologue Rogers Brubaker est à cet égard embléma-tique. Influencé par les écrits de Bourdieu, il s’oppose, dans Ethnicity without Groups, à la reproduction sans examen des catégories du sens commun. Et notamment à la catégorie du « groupe » lui-même, dont la fonction serait considérée comme non problématique. Brubaker

37

qualifie cette dynamique de « groupisme » :

« Par groupisme, j’entends la tendance à faire de groupes séparés et compar-timentés des éléments de base de la vie sociale, les principaux protagonistes des conflits sociaux et des unités fondamentales de l’analyse sociale. J’entends la tendance à traiter les groupes ethniques, les nations et les races comme des entités substantielles auxquelles des intérêts et une capacité d’action autonome peuvent être attribués. »

Des phrases comme « Pékin veut accroître » ou « les bédouins veu-lent » attribuent ainsi une capacité d’action autonome à des entités col-lectives et dissimulent les forces sociales spécifiques à l’œuvre. S’agissant des émeutes et de la contestation, dépasser le groupisme, c’est cesser de juger les pratiques de l’insurrection comme ayant une connotation « ethnique », et chercher à comprendre le processus de construction des lignes d’identification

38. Si nous voulons donc

réellement comprendre comment fonctionnent les relations de pouvoir et ce qui se produit dans ce que l’on appelle les « conflits ethniques », on ne

35

. Hubert L. DREYFUS et Paul RABINOW (eds.), Michel Foucault. Beyond

Structuralism and Hermenutics, Chicago, University of Chicago Press, 1982. 36

. Pierre BOURDIEU, In Other Words : Essays Towards a Reflexive Sociology, op.

cit. 37

. Rogers BRUBACKER, Ethnicity without Groups, Cambridge, MA-Londres,

Harvard University Press, 2004, p. 4. 38

. Si les perspectives anti-essentialistes et le constructivisme sont devenus

dominants en sciences sociales ces dernières décennies, la notion de groupe reste considérée comme non problématique dans la plupart des groupes de travail universitaire. De plus, le parler quotidien, les analyses politiques, les récits médiatiques et même les analyses constructivistes universitaires présentent généralement la réalité en « termes

groupistes », comme des luttes entre « nations », « races » ou « groupes ethniques ».

L’homme et la société, no 187, janvier-mars 2013

peut pas s’appuyer sur ces catégories. Comprendre ces dynamiques ne signifie pas qu’il faut ignorer la « réalité » des groupes, mais, au contraire, qu’il faut prendre en considération les effets de ces catégories sur la réalité elle-même.

Il est important de distinguer ce que Bourdieu appelle les « catégories de l’analyse » et les « catégories de la pratique ». L’auto-structuration des groupes peut être considérée comme une « catégorie de la pratique », car elle fait partie de la réalité sociale empirique et de l’expérience quoti-dienne. Mais il ne faut pas en faire une catégorie de l’analyse. Si nous nous intéressons à l’analyse des processus de naturalisation ou d’objec-tivation, nous devons éviter de devenir des « naturalisateurs analyti-ques

39 ». Comme le montrent les travaux sur le conflit, cela implique

souvent une complicité avec les acteurs sociaux qui font un usage stra-tégique de la qualité ethnique des émeutes (les OSC, les politiques, etc.). Ces acteurs ne se contentent pas d’interpréter les conflits : ils constituent leur ethnicité, bien souvent au cours d’un conflit. Comme le note Guen-ther Schlee

40, si ces lignes de division ne sont négociées que dans le

cours du conflit, elles ne peuvent pas en être l’origine. Les émeutes et les conflits sous-jacents doivent donc être compris comme des événements contingents, des actions situées, des actes performatifs ou des projets po-litiques. Cela veut dire aussi qu’il convient de s’attacher à comprendre moins l’identité ou l’ethnicité que les mécanismes et les processus tels que l’« identification », l’« objectivation » et la « catégorisation ». Dans ce contexte, mon histoire ethnographique montre que le militantisme politique est fait d’éléments complexes et contradictoires. Il faut, selon moi, retrouver les éléments multiples qui se sont perdus au cours du processus d’objectivation d’actions spécifiques. C’est ce que je vais essayer de montrer maintenant.

Le conflit comme performance

Considérée dans le cadre politique normatif actuel, la construction de bâtiments pourrait être considérée comme une forme de résistance locale, c’est-à-dire comme une pratique par laquelle des populations marginali-

39

. Francisco J. GIL-WHITE, « How Thick is Blood ? The Plot Thickens… : If

Ethnic Actors are Primordialists, What Remains of the Circumstantialist/Primordialist Controversy ? », Ethnic and Racial Studies, 22(2), 1999, p. 789-820, p. 234.

40 . Günther SCHLEE, « Taking Sides and Constructing Identities : Reflections on

Conflict Theory », Journal of the Royal Anthropological Institute, 10(1), 2004, p. 135-

156.

L’homme et la société, no 187, janvier-mars 2013

sées réagissent à l’injustice et cherchent un moyen de soulager leur souf-france en prenant en main leur destin. Mais les choses deviennent rapi-dement confuses lorsqu’on examine en détail un cas concret. Je ne m’in-téresse pas, dans ma perspective ethnographique, à la culture bédouine en général, mais à des moments de rupture dans les représentations officielles d’homogénéité et dans les cadres normatifs. Ce faisant, il devient évident que les revendications politiques sont issues de situations complexes, qui ne correspondent pas à ces cadres interprétatifs. Les membres de la famille étendue des Al-Ammer ont été déplacés et installés par l’armée israélienne, dès les années 1950, dans la zone de « dispersion » (« Syag »). Dans les années 1970, ils sont partis dans le centre d’Israël, où ils ont travaillé en différents endroits dans le secteur du bâtiment. À la fin du boom de la construction, certains d’entre eux ont souhaité rentrer au Néguev. En 1976, ils ont demandé un terrain dans une ville créée par l’État pour les citoyens bédouins arabes. Depuis, des difficultés diverses et des contraintes bureaucratiques ont fait que les terrains demandés ne peuvent toujours pas être bâtis. D’autres membres de la même famille continuent de vivre dans le centre d’Israël ou dans le nord du Néguev. Ali a travaillé comme routier dans un kibboutz juif, où il vivait. Les membres de la famille qui sont rentrés au Néguev se sont installés à la périphérie de la ville, sur les terres d’une autre famille étendue. Au fil du temps, des tensions sont apparues entre les chefs de ces deux familles bédouines. La seconde famille a fini par demander aux Al-Ammer de quitter ses terres le plus vite possible. Dans l’hiver 2006-2007, j’ai constaté que certaines voix, dans les lieux de réunion publique de la ville, parlaient de plus en plus souvent des menaces violentes échangées entre les deux familles. J’ai observé que des membres des deux familles ont dû publiquement protéger leur honneur. Autrement dit, une des forces importantes en jeu était constituée de tensions qui pouvaient être interprétées comme un conflit « intra-groupe ».

Pour trouver une solution, le chef des Al-Ammer a demandé de l’aide à une OSC qui se donne pour mission de défendre, dans le Néguev, les droits à la terre des bédouins indigènes et de représenter leurs intérêts. Un matin, il est entré dans le bureau financé par des fondations internationales, dont Oxfam Royaume-Uni et l’Union européenne, et a essayé d’expliquer le mal qu’avait sa famille à trouver des terrains permanents pour s’y installer. Le moment où le vieux chef rentra dans son bureau fut une étape majeure dans la constitution pour Al-Ammer du conflit des bédouins contre l’État. Jusque-là, le conflit était perçu, d’une part, comme un problème d’aménagement régional (« Les terrains

L’homme et la société, no 187, janvier-mars 2013

demandés ne sont pas encore constructibles ») et comme un conflit intra-groupe (« Le chef de la famille étendue des Abu Suf veut que les Al-Ammer quittent leurs terres »). Mais il y eut un nouvel élément. Lors de la réunion entre le chef du village et l’OSC, il fut convenu que la meilleure solution était de demander la reconnaissance de la terre ancestrale, que les Al-Ammer avaient quittée en 1948, et qui était désormais désignée comme une zone de reforestation du Fonds national juif.

Après la levée de fonds, plusieurs structures de bois et de métal ont été édifiées dans la zone protégée. Quelques mois plus tard, la police israélienne est venue démolir les constructions, laissant les débris sur le sol, et donnant à cette terre sèche et poussiéreuse un aspect post-atomique. Dès le départ des policiers, les constructions reprirent, puis elles furent à nouveau démolies par les policiers quelques semaines plus tard, sous les yeux de journalistes et d’activistes. Les jeunes apparentés au cheikh furent étonnamment capables de prédire la date exacte de la démolition et d’en informer leur réseau de contacts. Ils savaient comment se procurer des bulldozers dans les commissariats locaux et disaient même avoir des contacts informels avec des policiers. Comme dans un jeu scout, ils avaient aussi des postes d’observation sur les collines avoisinantes. « Les démolitions se passent toujours le mercredi matin », affirma un de ces jeunes dans une conversation. Nous attendîmes l’arrivée des policiers tous les mercredis suivants, mais ils arrivèrent un jeudi. Par ailleurs, de jeunes femmes utilisèrent la zone de démolition pour cuisiner en plein-air.

L’aspect stratégique le plus important de cette pratique de résistance est de faire de la démolition un moyen d’attirer l’attention de l’« info-sphère » publique

41. Les responsables des OSC ont ainsi invité des jour-

41

. L’« infosphère » globale naissante, un des éléments les plus frappants de la

redéfinition contemporaine des rapports de pouvoir, renvoie à un espace virtuel caractérisé par les technologies de communication. Comme outil analytique des sciences sociales, elle « englobe l’univers général de la communication et du réseau électronique. Notre définition de l’infosphère est encore plus large si l’on estime qu’elle n’inclut pas seulement les connexions réelles entre les divers médias électroniques, mais aussi l’idée d’un espace « ici présent » où l’on peut entrer : un réseau connecté mais coupé des

espaces « réels » où nous habitons dans la vie de tous les jours » (cité in Stephen

L’homme et la société, no 187, janvier-mars 2013

nalistes, des médias et des représentants des organisations de droits civi-ques. Différents médias, comme la chaîne Al-Jazeera, le journal de gauche Ha’aretz et l’OSC Human Rights Watch ont tous rendu compte de la démolition du village. Les journalistes n’ont pas eu les moyens d’accéder à l’arrière-plan du conflit, et se sont fondés sur des récits fragmentaires, rapidement recueillis et remplis de contradictions. Les chiffres et les faits rapportés diffèrent ainsi de façon étonnante d’un média à l’autre. Pour Al-Jazeera, trois cents personnes auraient perdu leur logement, et pour Ha’aretz seulement vingt familles

42. En réalité, à

la veille de la démolition, tous les habitants supposés sont rentrés en voiture chez eux, à la périphérie de la ville bédouine.

La manière dont cette histoire a circulé dans les médias mondiaux a produit une multiplication de récits qui n’étaient pas seulement liés à différents angles d’interprétation mais aussi à différentes « réalités »

43.

Celles-ci sont souvent issues de situations complexes caractérisées par des lacunes, des ambiguïtés et des irrégularités susceptibles de multiples interprétations. Ainsi, la tentative du délégué de Human Rights Watch d’obtenir des informations s’est avérée une mission plutôt complexe. Une après-midi, une jeune activiste d’origine britannique, qui vivait à Tel-Aviv, est venue interwiever les habitants du village démoli. Elle s’est entretenue avec un citoyen bédouin arabe qui gérait un petit garage dans la ville de Lod. Voici quelques extraits de l’enregistrement vidéo que j’ai documenté :

Reporter-activiste (A) : Depuis quand les Al-Ammar vivent-ils ici ? Informateur (I) : Depuis six mois, ah non, désolé, six ans. A : Depuis six ans ? I : Oui, six ans, je veux dire six ans ici. Troisième voix, en arabe, à l’arrière-plan : Non, plus, il faut que ce soit plus. I : Non, certains vivent ici depuis 20 ans. Oui, 20 ans, et puis d’autres sont

venus. Et maintenant tout le monde vit là, et d’autres vivent ailleurs. A : Humm.

MCDOWELL, Phillip STEINBERG et Tami TOMASELLO, Managing the Infosphere : Governance, Technology, and Cultural Practice in Motion, Philadelphia, Temple University Press, 2010, p. 10).

42 . Cf. par exemple, Michal GRINBERG, « Bedouins Clash With Police and Again

Receive Demolition Orders », Ha'aretz, 17 décembre 2006 ; et « One of the Biggest See, Crimes of Demolition : Israel Demolishes 17 Houses in the Negev », site web de l’Asso-ciation des 40, 12 juin 2007 (dernier accès le 17 février 2008).

43 . Alexander KOENSLER, « Practices of Realities. Demolition and Reconstruction

of a Ghost-Village in Israel », Cultural Politics, 3(9), 2010, p. 357-382.

L’homme et la société, no 187, janvier-mars 2013

De même, la tentative de savoir si la police avait prévenu avant de démolir s’est avérée des plus complexes :

A : La police vous donna-t-elle un avertissement ? I : Non. Oui, il y a deux jours, quelqu’un est venu et il a fait un geste… Une voix à l’arrière-plan : Non, dis-lui que… qu’ils sont venus tous les jours,

et qu’ils ont dit qu’ils reviendraient pour tout démolir… I : Ils sont venus et ils ont fait un plan, avec les bulldozers et tout… A : Alors ils vous avaient préparés ? I : Non, non, ils sont juste venus voir. A : Humm. Est-ce qu’ils vous ont prévenus ? I : Non, non, bien sûr que non ! Ils sont juste venus.

Ces quelques extraits de la conversation montrent que le degré de fia-bilité de l’information, pour les auteurs d’articles qui circuleraient plus tard à un niveau mondial, n’était pas des plus élevés. Autrement dit, ces « faits » sont aussi produits socialement. En suivant ces connexions, il devient évident que les journalistes, les visiteurs et les activistes ne font pas que découvrir et clarifier des faits et des catégories : ils projettent de nouvelles situations à partir de leurs cadres normatifs.

À cet égard, l’usage de la violence remplit une fonction spécifique. Ces formes de résistance dans le Néguev s’accompagnent parfois de ré-pertoires de contestation qui comprennent le lancer de pierres sur les voi-tures de police ou sur les bulldozers, et le blocage des voies d’accès. Ces aspects violents de la contestation sont devenus un des vecteurs les plus puissants d’expression et de dissémination de la revendication politique. Ainsi, quand la police est arrivée tôt le matin, en mars 2007, pour démolir les constructions et faire place nette, de jeunes membres de la famille l’ont accueillie à jets de pierres, et une voiture de police a été endommagée. Voici comment était titré l’article du Ha’aretz : « Des bédouins reconstruisent leurs maisons démolies et reçoivent de nouveaux ordres de démolition ».

Donner un cadre à la réalité

Autrement dit, ce qui avait commencé, à un niveau local, comme un problème de planification bureaucratique régionale, a circulé dans le do-maine public dans les catégories binaires d’un conflit intergroupe entre bédouins et juifs, et dans certaines représentations au niveau international comme un conflit israélo-palestinien. À différentes étapes,

L’homme et la société, no 187, janvier-mars 2013

alors que je continuais à suivre l’affaire, des irrégularités et des contradictions sont apparues. La revendication des terres n’a jamais atteint par exemple le niveau israélien juridique officiel, où des centaines d’autres différends fonciers sont encore pendants. Dans ce cas, aucun élément ne permet de dire que l’endroit était habité ces dernières dizaines d’années. Les témoignages oraux ne sont pas jugés suffisamment fiables. Les membres de la famille Al-Ammer n’ont d’ailleurs fait aucune demande officielle concernant les terres. De plus, les bâtiments de la famille n’apparaissent pas sur les cartes des « villages non reconnus » réalisées par les OSC et les représentants bédouins arabes pour obtenir la reconnaissance de droits à la terre. Autrement dit, Al-Ammer n’est pas reconnu, même pas comme village non reconnu. Un avocat employé par une OSC locale m’a expliqué dans un entretien informel qu’il n’était pas en mesure de remplir une demande officielle de terrain pour la présenter en justice parce qu’il s’agissait d’un « cas difficile » : il n’avait trouvé que deux habitants du village, âgés de quinze et seize ans.

En second lieu, les pratiques de résistance changent au fil du temps et l’ardeur militante peut retomber et s’éteindre. Dans le cas qui nous

occupe, après un an de lutte et environ onze démolitions et reconstructions, l’affaire s’est épuisée d’elle-même et les habitants se sont tournés vers les autorités, qui leur ont proposé d’autres terrains dans d’autres villes bédouines. À la fin de mon travail de terrain, il n’y avait plus qu’un militant impliqué, et c’était la personne qui était entrée un jour dans les bureaux de l’OSC pour demander des conseils. Sa famille s’était assez vite lassée de la lutte, qui ne lui semblait pas très réaliste, et ses membres devaient s’occuper de leurs proches. Ali, une des personnes qui avaient participé à la construction, m’a dit que ses « priorités » avaient changé : il préférait maintenant mener une « vie plus tranquille », et avoir du temps pour prier et s’occuper de ses enfants. Un ex-employé d’une OSC impliquée dans l’affaire m’a confié qu’il aurait fait en sorte que son organisation ne s’engage pas dans ce cas s’il avait su que le village n’avait pas vraiment été habité. Une jeune journaliste juive qui a écrit régulièrement sur les démolitions de maisons dans le Néguev et sur le conflit entre les bédouins et l’État a fini par s’intéresser aux problèmes des mères et des enfants, et aux campagnes contre l’alcool. Dans un entretien, elle s’est dite « déçue par les Arabes » (de sexe masculin). Une autre militante a compris, après sa première visite de solidarité dans le village démoli, qu’elle ne pensait pas qu’un « vrai village » ressemblait à ça. Elle n’a jamais participé aux activités de coexistence et n’a pas répondu à mes coups de fil fréquents ni à mes demandes d’entretien. En

L’homme et la société, no 187, janvier-mars 2013

bref, la stratégie de la construction de bâtiments symboliques sur des terres contestées dissimule plusieurs lacunes. J’estime que cette stratégie, s’agissant de la promotion de la cause de l’allocation de droits fonciers collectifs, a été plutôt contre-productive. Mais les irrégularités et les ambiguïtés apparues dans ce cas peuvent être interprétées de deux façons.

On peut les lier à une analyse qui cherche à démystifier les processus politiques en préservant la stabilité, et en représentant les individus et les groupes sociaux dans des entités fixes et bien délimitées. Des auteurs comme James Scott ont élaboré en ce sens de puissantes critiques de la société et se sont appliqués à attirer notre intention sur l’importance des pratiques de résistance

44. Ces exemples sont significatifs si l’on cherche

à exprimer une sorte de critique sociale. Ce type d’analyse détruit l’équi-libre entre les deux catégories opposées, ici l’État opposé aux bédouins, et fait violence au rapport existant entre des structures bien définies. Mais les catégories et les structures elles-mêmes ne sont pas ici problématisées.

La seconde approche possible de ces éléments est de privilégier l’ins-tabilité ou l’indétermination elle-même. De telles analyses, qui ne cher-chent pas à situer le pouvoir dans les acteurs étatiques ou en termes na-tionalistes, sont sous l’influence du constructivisme social, exemplifié

dans l’hypothèse de l’ethnicisation. Cette perspective vise à décrire de façon précise les forces sociales, qui sont faites de multiples centres de pouvoir et d’intérêt social, en définissant les forces en jeu à un niveau micro-politique et en les reliant à leur contexte. Ce type d’approche est celui de Nash

45, Greenhouse, Mertz et Warren

46, Garb

47, Parizot

48,

44

. Le concept de « subalterne » n’est ici jamais vraiment spécifié et a plusieurs

définitions, des esclaves aux paysans. Autre exemple : la place que « l’Occident » occupe dans une large part des travaux postcoloniaux : « Pendant près de six cents ans, l’Europe occidentale et sa diaspora ont dérangé la paix du monde. Et encore aujourd’hui, la fureur de leur expansionnisme sur le reste du globe n’est pas retombée » (cité in Neil LAZARUS, « The fetish of “ the West ” in postcolonial theory », in Neil LAZARUS et Crystal BAR-TOLOVIC (dir.), Marxism, Modernity and Postcolonial Studies, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 44).

45 . June NASH (ed.), Social Movements. An Anthropological Reader, Malden,

MA-Oxford-Carlton, Blackwell, 2005. 46

. Carol J. GREENHOUSE, Elizabeth MERTZ et Kay B. WARREN, Ethnography in

Unstable Places : Everyday Lives in Contexts of Dramatic Political Change, Durham, Duke University Press, 2002.

47 . Yaakov J. GARB, « Porosité, fragmentation et ignorance : Réflexions autour de

la séparation à partir d’une étude sur le transport des marchandises », in Cédric PARIZOT

L’homme et la société, no 187, janvier-mars 2013

Karatzogiani et Robinson 49

, entre autres. Ce recadrage des forces sociales suppose la reconnaissance de l’hétérogénéité des flux globaux de capitaux, de personnes et de cultures. Ces analyses réduisent cependant à néant à la fois la relation entre deux entités ou deux catégories, et ces entités et catégories elles-mêmes. Cette seconde approche est intrinsèquement liée à la valeur de l’ethnographie, dont l’intérêt minutieux qu’elle porte à la complexité des situations sur le terrain et sur leur signification subvertit ou transcende souvent les

catégories plus stables mentionnées précédemment. Cette approche déstabilisatrice n’entend pas ignorer les dynamiques macro-politiques, et se veut un appel à une description plus élaborée, dans le but de comprendre l’importance et la signification des complexités, des ambiguïtés et des frictions au niveau micro-politique.

Remarques conclusives

Nous avons montré qu’une pratique de résistance comme la cons-truction de maisons dans des espaces contestés a contribué à produire les catégories du conflit entre les bédouins et l’État dans le désert du Néguev. J’ai tenté de souligner le cadre à travers lequel il devient possible de comprendre que des événements contingents et des actions situées font partie des éléments qui permettent la production et la prolifération de revendications politiques, exprimées dans des catégories plus binaires et plus dichotomiques. Les versions divergentes de l’histoire de ces bâtiments démolis qui circulent dans divers médias ou des difficultés d’accès aux « faits » des militants des droits humains sont des éléments qui sont ici d’une grande importance : ils peuvent remettre en question le caractère établi des catégories qui caractérisent le cadre normatif lui-même et ajouter encore une version différente et plus complexe. Autrement dit, les catégories de la vue d’ensemble deviennent fragiles au niveau micro-politique, et font apparaître des espaces

et H. QASSEM, À l’ombre du mur : Israéliens et Palestiniens à l’épreuve de la frontière, Paris, Actes Sud, 2011.

48 . Cédric PARIZOT, « Hardening Closure, Securing Disorder : Israeli Closure

Policies and the Informal Border Economy Between the West Bank and the Northern Negev (2000-2006) », in Dimitar BECHEV et Kalypso NICHOLAIDIS (eds.), Mediterranean Frontiers : Borders, Conflict and Memory in a Transnational World, Londres, Tauris, 2009, p. 177-194.

49 . Athina KARATZOGIANNI et Andrew ROBINSON, Power, Resistance, and Conflict

in the Contemporary World. Social Movements, Networks, and Hierarchies, Londres,

New York, Routledge, 2010.

L’homme et la société, no 187, janvier-mars 2013

d’interactions complexes. Cela ne veut pas dire que ces polarités ont été inversées, mais plutôt qu’elles dissimulent des éléments plus complexes. Ce qui paraît l’emporter, ce sont des relations transversales, des défis, des problèmes. Le processus d’objectivation et de catégorisation fonctionne comme un vecteur d’extension et de diffusion de discours qui trouvent souvent leur origine dans le cadre de la classe moyenne urbaine, par exemple dans les bureaux des bailleurs de fonds, les ordinateurs des bloggeurs ou des journalistes, ou les salles d’université. Si le savoir est un événement qui détermine la réalité, comme l’affirme von Foerster

50,

le moyen par lequel un conflit intra-groupe peut être redéfini en conflit intergroupe souligne un autre aspect du caractère contradictoire, des multiples niveaux des catégories interprétatives qui servent généralement à représenter, dans le discours public, le conflit entre les bédouins et l’État. Cependant, un des facteurs qui définit le conflit intra-groupe lui-même peut être considéré comme une conséquence plus ou moins directe de la colonisation israélienne du Néguev et de sa modernisation. Dans le cas décrit ci-dessus, par exemple, la famille Al-Ammer a été déplacée par l’armée israélienne, dans les années 1950, sur la terre d’une autre famille.

En résumé, les rapports de pouvoir à partir desquels sont produites les catégories interprétatives du conflit entre les bédouins et l’État indiquent un certain degré de confusion des « grandes » polarités — confusion qui montre la nécessité d’aller au-delà des représentations de ceux qui s’ex-priment au nom des contre-catégories émergentes. Dans un autre contexte de rapports entre colons et populations indigènes, Paine

51

montre que la polarité tranchée entre les deux groupes est brouillée par des réalités plus complexes et des relations en évolution permanente

52. Si

50

. Heinz VON FOERSTER, Understanding Understanding : Essays on Cybernetics

and Cognition, Springer-Verlag, Berlin, 2002. 51

. Robert PAINE, « Aboriginality, Authenticity, and the Settler World », in

Anthony P. COHEN (dir.), Signifying Identities. Anthropological Perspectives on Boundaries and Contested Values, Londres, New York, Routledge, 2000.

52 . S’agissant de ses travaux sur les rapports entre colons et Aborigènes en

Australie, il écrit : « Après avoir aidé les Indiens à lever des fonds et à s’organiser [ces blancs] ont revendiqué le droit de leur dire ce qui était bien et ce qui était mal, qui étaient les bons et qui étaient les méchants ». Le débat sur les droits collectifs est vaste et se fait de plus en plus polarisé entre, d’une part, l’« essentialisme stratégique » (une expression inventée par Gayatri Chakravorty SPIVAK, Other Worlds : Essays in Cultural Politics, Londres, Taylor and Francis, 1987) et le déconstructivisme. Sur le contexte du Néguev, voir la perspective pro-bédouine de Elana BOTEACH (« The Indigenous Bedouins of the Negev Desert in Israel », Report, UN Working Group on Indigenous Population, The Ne-

gev Coexistence Forum, juillet 2005) et la perspective pro-israélienne de Seth J. FRANTZ-

L’homme et la société, no 187, janvier-mars 2013

nous souhaitons comprendre ce qui se passe sur le terrain, si nous nous intéressons aux situations locales plutôt qu’aux jeux de la grande politique, alors il devient souvent plus important de se demander quels éléments se perdent dans le processus de production de nos catégories interprétatives, et quels éléments se trouvent de ce fait trahis ou obscurcis.

Queen's University Belfast

* * *

MAN, Havatzelet YAHEL et Ruth KARK (« Contested Indigeneity : The Development of an Indigenous Discourse on the Bedouin of the Negev, Israel », Israel Studies, 2012, 17(1),

p. 78-104).