Des itinéraires dans le temps et dans l'espace : Stratégies de mobilités de femmes arabes...

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Des itinéraires dans le temps et dans l'espace : Stratégies de mobilités de femmes arabes diplômées à Abu Dhabi Sylvaine Camelin Note : Article paru dans Arabian Humanities n°1, 201. Référence électronique : Sylvaine Camelin, « Des itinéraires dans le temps et dans l’espace », Arabian Humanities [En ligne], 1 | 2013, mis en ligne le 25 mars 2013, consulté le 17 mars 2014. URL : http://cy.revues.org/1912 L’article se trouve en ligne à l’adresse : http://cy.revues.org/1912 Résumé : Comme dans de nombreux pays de la région, la migration aux Émirats Arabes Unis est fondée sur un contrat de travail lié à un kafîl (sponsor) qui est responsable du travailleur. Toutefois, si le salaire du travailleur est suffisant, il a une possibilité de faire venir sa famille et, dans ce cas, un mari peut alors devenir le sponsor de sa femme et de ses enfants. Cet article porte sur les stratégies déployées (en termes de mouvement migratoire et d’acquisition de nationalité) et les ressources mobilisées (solidarité féminine, appui de la famille transnationale, complément d’éducation…) par les migrantes qualifiées originaires de pays arabes pour assurer leur propre avenir et celui de leurs enfants. Arrivées très jeunes dans un pays qu’elles n’ont pas choisi, celles qui sont restées se trouvent aujourd’hui dans une position centrale dans la dynamique 1

Transcript of Des itinéraires dans le temps et dans l'espace : Stratégies de mobilités de femmes arabes...

Des itinéraires dans le temps et dans l'espace :

Stratégies de mobilités de femmes arabes diplômées à Abu Dhabi

Sylvaine Camelin

Note : Article paru dans Arabian Humanities n°1, 201. Référence électronique : Sylvaine Camelin, « Des itinéraires dans le temps et dans l’espace », Arabian Humanities [En ligne], 1 | 2013, mis en ligne le 25 mars 2013, consulté le 17 mars 2014. URL : http://cy.revues.org/1912

L’article se trouve en ligne à l’adresse :

http://cy.revues.org/1912

Résumé :

Comme dans de nombreux pays de la région, la migration aux

Émirats Arabes Unis est fondée sur un contrat de travail lié à un

kafîl (sponsor) qui est responsable du travailleur. Toutefois, si le

salaire du travailleur est suffisant, il a une possibilité de

faire venir sa famille et, dans ce cas, un mari peut alors devenir

le sponsor de sa femme et de ses enfants.

Cet article porte sur les stratégies déployées (en termes de

mouvement migratoire et d’acquisition de nationalité) et les

ressources mobilisées (solidarité féminine, appui de la famille

transnationale, complément d’éducation…) par les migrantes

qualifiées originaires de pays arabes pour assurer leur propre

avenir et celui de leurs enfants. Arrivées très jeunes dans un

pays qu’elles n’ont pas choisi, celles qui sont restées se

trouvent aujourd’hui dans une position centrale dans la dynamique

1

familiale de migration.

As in most countries of the area, migration in United Arab

Emirates is based on an employment contract bounding a worker to

his sponsor (kafîl), the latter being responsible for the former.

However, if the salary of the worker is sufficient, he is entitled

to bring his family over and, in this case, he becomes the sponsor

of his wife and children.

This research concerns the displayed strategies (in terms of

migratory movement and acquisition of nationality) and the

mobilized resources (feminine solidarity, support of the

transnational family, educational complement) by the qualified

women migrants native of Arab countries in order to insure their

own future and that of their children. Arrived at a young age in a

country which they did not choose, those who stayed are today in a

central position in the family dynamics for migration.

Mots-clés : femmes, migration, Golfe, éducation, famille

transnationale

Women, migration, Gulf, education, family, transnational family

Préambule :

Plus encore que les statistiques pourtant parlantes, quelques

heures passées dans les rues mais surtout dans l’un des multiples

complexes commerciaux d’Abu Dhabi permettent de constater la

diversité saisissante de la population de la ville. Les hommes,

2

les femmes, les enfants venus des quatre coins du monde se

côtoient dans une relative indifférence, et de l’espace public se

dégage un certain sentiment de tranquillité peut-être, de sécurité

certainement. Un regard un peu plus attentif laisse toutefois

apparaître des brèches importantes dans cette atmosphère luxueuse.

Rapidement, l’œil enregistre et s’empare d’images, contrastées,

étonnantes, déroutantes. Des hommes, probablement Pakistanais ou

Indiens qui, à l’heure la plus chaude de l’après-midi, dorment à

même le trottoir vaguement abrité du soleil par un bout de

palissade cachant un énorme chantier de construction et portant

une photographie publicitaire vantant la splendeur du bâtiment à

venir. Dans le centre commercial Abu Dhabi Mall, sortant d’un

magasin de luxe, on peut voir une grande femme asiatique moulée

dans une longue robe fleurie, fendue jusqu’au-dessus du genou.

Difficile de ne pas remarquer le port de tête altier d’une jeune

femme juchée sur de hauts talons et portant une magnifique abbaya

noire, brodée sur toutes les bordures et les manches, la tête

nonchalamment recouverte d’un voile à la broderie assortie, le

visage en partie caché par une énorme paire de lunettes noires,

comme le veut la mode du printemps 2009. Juste derrière, suivent

une ou deux toutes jeunes filles, probablement Indonésiennes,

vêtues d’un pantalon large de couleur claire, d’une chemise droite

taillée dans le même tissu et le visage entouré d’un hijab blanc

fermé sous le cou par une épingle à nourrice. Le vêtement est

tellement quelconque et répété d’une femme à l’autre qu’il finit

par ressembler à un uniforme. Un homme d’affaire occidental en

costume sombre croise une femme indienne dans un sari de coton

ordinaire et coloré alors qu'à quelques pas de là une autre femme

3

porte un sari de soie. Un peu plus loin un groupe de jeunes femmes

asiatiques, en jean, tee-shirt et baskets, dispute l’occupation de

l’espace sonore à un autre groupe de garçons, jean/tee-shirt pour

les uns, galabiyya amidonnée et d’un blanc immaculé pour les autres.

Une femme entièrement couverte de voiles noirs, visage compris,

descend l’escalator, précédée d’un homme blond, portant bermuda et

tongs, suivit d’une autre femme vêtue d’un long imperméable beige

et le visage strictement encadré d’un voile vert olive. En y

regardant d’un peu plus près, on note la variété des abbayas

portées par les femmes, des plus simples au plus richement

décorées...

Introduction :

Comme l'ensemble des différents pays du Golfe, les Émirats

Arabes Unis1 avec Abu Dhabi pour capitale, sont majoritairement

habités par des étrangers, même si les pourcentages de résidents

étrangers peuvent varier d'un Émirat à l'autre, voire à

l'intérieur d'un même Émirat. Pour la ville d'Abu Dhabi (à la fois

capitale de l’Emirat et de la Fédération) qui compte environ un

million d'habitants, les estimations officielles annoncent 80% de

migrants. Toutefois, même si aujourd’hui les pays du Golfe

représentent la troisième destination mondiale en termes de

migration après l'Amérique du Nord et l'Europe, il est frappant de1 Composés des sept Émirats d’Abu Dhabi, Dubaï, Sharja, Ajman, Fujaïrah, Ras alKhaïmah et Oumm al Qaïwaïn. Contrairement à la vision la plus courante, lesdifférents Émirats présentent une grande diversité, et si l'on peut, en termesde migration et de situation économique, faire des parallèles entre Abu Dhabi,Dubaï et Sharja, il est évident que la situation à Ajman, Fujaïrah, Ras alKhaïmah et Oumm al Qaïwaïn est extrêmement différente.

4

constater2 que les travaux sur la région n'en sont qu'à leur début

et restent relativement rares, plus rares encore sont ceux qui

portent sur la migration féminine3.

La présence et le rôle important joué par des étrangers dans

le Golfe sont loin d'être nouveaux4, mais comme le montre fort

justement A. Gardner, cette migration a beaucoup évolué depuis une

trentaine d'années. Ainsi, avec le début de l'exploitation

intensive des ressources pétrolières et l'explosion des villes et

des infrastructures liées à la modernité et l'urbanité, le modèle

migratoire historiquement constitué de marchands, commerçants,

entrepreneurs et travailleurs qualifiés est passé, à la période

contemporaine, à une migration largement dominée par l'arrivée

massive de travailleurs non-qualifiés et le plus souvent

originaires d'Asie du Sud-Est. Antérieurement à la prospection

pétrolière, on relevait la présence d’une migration plus

saisonnière, liée à la traite des esclaves et à l’industrie

perlière dont le déclin a coïncidé avec l’émergence de l’industrie

pétrolière5. Si la corrélation entre une migration extérieure à la

région et le développement des activités liées à l’exploitation du

pétrole est avérée, il ne faut pas oublier que ces flux de

population ne sont pas nés au moment des chocs pétroliers de 1973-

74 et 1979, même s’ils ont alors fortement augmenté. Dès les

années trente (et même avant en Iran), les premières découvertes

de zones pétrolifère ont conduit les Britanniques, politiquement

2 GARDNER, 2011, FARGUES, 2008.3 PERCOT, 2005 et 2007 ; BROCHMANN, 1993.4 Pour des résumés et des présentations synthétiques de cette situation de lamigration historique, voir par exemple GARDNER, 2011 ; WILLOUGHBY, 2008 ; SAIDZAHLAN, 1978, SECCOMBE, 1983 ; SECCOMBE & LAWLESS, 1986.5 SECCOMBE, 1983.

5

dominants dans la région6, à signer des accords d’exploitation avec

les cheikhs locaux. Dans ces accords de concessions, sont

notamment fixées les conditions de recrutement et l’origine des

travailleurs, et s’il est spécifié que la préférence doit être

donnée aux locaux, puis aux migrants arabes des pays voisins, on

constate dans les faits l’importance prise par les Indiens

occupant des postes semi- qualifiés, ou d’employés de bureau7. En

revanche, la majorité des travailleurs non qualifiés reste, à

cette époque, originaire des pays arabes de la région (Yémen,

Oman, puis Palestine à partir de 1948, Irak après la prise de

pouvoir par les baathistes en 1968…). Ce n’est qu’à partir du boom

pétrolier que c’est opérée une inversion dans les flux

migratoires, au moment où les dirigeants des Etats du Golfe alors

indépendants8 s’inquiètent des idéaux politiques laïques, panarabes

et de gauche prônés par les ressortissants des pays frontaliers,

et se tournent vers une main-d’œuvre asiatique dont les

travailleurs étaient plus dociles, meilleur marché, et dont la

famille restait dans le pays d’origine, garantissant ainsi que les

migrants n’envisageraient pas de s’installer dans le Golfe9.

En regardant les chiffres du passé comme de la période plus

récente, force est de noter que cette migration reste très

largement masculine. Toutefois, on constate tout de même une

augmentation nette de la migration féminine qui, en 201010,

6 Les Britanniques sont dominants dans la région, à l’exception de l’ArabieSaoudite qui traitera plus volontiers avec les Américains. A ce sujet, voirSECCOMBE & LAWLESS, 1986.7 SECCOMBE & LAWLESS, 19868 Le Koweït est indépendant depuis 1961, le Qatar, le Bahreïn et les EAU depuis1971.9 KAPISZEWSKI, 2006.10 Voir The Statistical Year Book of Abu Dhabi 2010, Statistic Center, Abu Dhabi.

6

représente environ 30% des migrants, soit près de 300 000 femmes

dans la seule ville d'Abu Dhabi.

Ces femmes viennent de tous les horizons géographiques et

sociaux et leurs conditions de vie en situation migratoire sont

extrêmement variables : de fait, il n'y a pas de comparaison

possible entre les employées de maison logées chez leur patron,

les vendeuses en magasin, les enseignantes, les ingénieurs, les

architectes, les femmes d'affaires ou encore les femmes au foyer

dont les conjoints travaillent pour les grandes compagnies

nationales.

Les situations personnelles, professionnelles, économiques etc.

de ces femmes ne sont absolument pas homogènes et l'on peut

grossièrement distinguer quatre catégories principales, sachant

qu'au sein même de ces catégories il existe des différences

sensibles en fonction notamment du pays d'origine, de l'âge, de

l'année de migration et de la religion des migrantes.

On peut ainsi  distinguer :

1- Les femmes diplômées (études supérieures) et qualifiées

exerçant un emploi en lien avec leur qualification.

2- Les femmes occupant des emplois intermédiaires (vente,

secrétariat, réception clientèle…).

3- Les femmes sans qualification professionnelle spécifique

occupant des emplois de services à la personne pour des

particuliers (employées de maison principalement, travaillant

comme femme de ménage, garde de personnes âgées, garde d'enfant,

cuisinière…).

4- Et enfin les femmes sans activité professionnelle, accompagnant

leur conjoint employé à Abu Dhabi.

7

Certaines femmes ne resteront que quelques mois, mais le plus

souvent quelques années. D’autres sont là depuis presque 40 ans,

tandis que d’autres encore y sont nées et ne se rendent que très

ponctuellement et brièvement dans leur pays dit d’origine, et dont

elles conservent la nationalité.

Si ces catégories sont utiles pour comprendre/appréhender la

société des femmes en migration aux EAU, il est néanmoins

important de souligner, d’une part, qu’elles sont loin d’être

homogènes et, d’autre part, qu’elles ne sont pas étanches. De

fait, on constate que nombre de femmes ont changé ou seront

amenées à changer de catégorie : des femmes arrivées en tant

qu’épouses de migrants occuperont un emploi salarié une fois les

enfants à l’école, tandis que d’autres, arrivées célibataires,

rencontreront leur conjoint aux EAU et pourront alors, en raison

d’une plus grande stabilité économique, entreprendre une formation

qualifiante. D’autres encore ayant exercé une activité

professionnelle l’interrompront temporairement ou définitivement

avec l’arrivée d’enfants par exemple11.

Dans le cadre de cet article, je m’intéresse au cas très

particulier de femmes ayant fait (ou qui sont dans le processus de

faire) l’expérience d’une migration dans la migration, à savoir

qu’elles ont séjourné dans un pays tiers (Canada, Etats-Unis,

Grande-Bretagne, Australie…) le temps nécessaire à l’obtention de

la nationalité, puis sont revenues vivre aux Emirats Arabes Unis.

Je considérerai uniquement des migrantes originaires du monde

11 Même s’il n’en sera pas question au cours de cet article, on peut néanmoinssouligner que la catégorie 3 (des femmes sans qualification) reste la catégoriela plus contraignante. Le très bas niveau d’éducation des femmes lié à lafaiblesse de leur revenu et aux conditions de leur emploi (à domicile, pour desparticuliers) rend toute mobilité professionnelle presque impossible.

8

arabe, appartenant au premier groupe de femmes qualifiées exerçant

un emploi rémunéré au moment de l’enquête. Il sera donc ici

principalement question de femmes qui, arrivées comme conjointe

d’un migrant, occupent aujourd’hui un emploi qualifié et qui

appartiennent aux classes moyenne et moyenne supérieure (dont le

chef de famille est ingénieur, enseignant, architecte, chargé de

ressources humaines, gestionnaire, entrepreneur…). Dans cette

perspective très particulière, il s’agit de chercher à comprendre

comment, dans le cadre d’une migration familiale, elles

parviennent à construire un projet de vie propre et ce, dans une

situation migratoire précaire puisqu'elles travaillent et vivent

dans un pays dont elles ne pourront jamais obtenir la nationalité

et dont elles savent par ailleurs (en dépit du sentiment de

confort qu’elles affirment y trouver) qu’elles peuvent tout aussi

rapidement que facilement être expulsées. Quelles sont alors les

ressources qu'elles mobilisent pour parvenir à une stabilité

personnelle et familiale, quelles stratégies mettent-elles en

place pour assurer leur avenir, celui de leur famille et notamment

celui de leurs enfants ?

Les données de terrain utilisées ont été recueillies entre

2004 et 2010 aux cours de séjours allant de quinze jours à deux

mois. Les liens noués lors des premières enquêtes ont permis de

développer de proche en proche un réseau de relations privilégiées

avec des femmes principalement originaires du Yémen, de Palestine

(du Liban et des territoires occupés) et d’Irak. Plusieurs

méthodes d’enquête ont été croisées, comprenant nombre de

rencontres ponctuelles et informelles, une vingtaine d’entretiens

semi dirigés enregistrés et des relations approfondies et répétées

9

avec une demi-douzaine de femmes dont j’ai pu rencontrer les

conjoints et certains enfants, âgés de dix-sept à vingt-huit ans.

Contraintes légales de la migration aux Emirats Arabes

Unis

Comme dans d'autres pays arabes de la région, aux Emirats

Arabes Unis, il est presque impossible pour les migrants d'accéder

à la nationalité émirienne12. Leur présence est donc liée d'une

part à un contrat de travail, et d'autre part à un garant ou

sponsor (kafîl) qui peut être l'employeur, le partenaire de business

ou encore un membre de la famille (conjoint, parent, enfant) lui-

même lié à un kafîl. Durant tout le séjour du migrant (même si

celui-ci s'étend sur plusieurs dizaines d'années) ce garant reste

économiquement et légalement responsable du travailleur13.

En dehors du cas particulier du sponsorship interne à la

famille, le kafîl et le travailleur sont toujours liés par le

contrat de travail du second, ce qui signifie que le migrant n'a

pas la liberté de changer d'emploi sans l'accord explicite de son

kafîl qui transférera alors son autorité et sa responsabilité au

12 A de rares exceptions près : ainsi, au Koweït dans les années 1950, certainsPalestiniens ont pu obtenir la nationalité. Voir LONGVA, 1997, et 1999, pp. 20-22. De même, aux EAU, dans les années 1970, et sous certaines conditions, desYéménites et Iraniens d'origine ont obtenu la nationalité. Dans les années 2000,cela devient presque impossible pour ces catégories nationales. Sur la migrationyéménite aux EAU, voir CAMELIN, 2006. Voir également United Arab Emirates Official Gazette1973, No. 13. La nationalité n’est presque plus qu’accordée avec le soutien (ouà la demande) d’un membre de la famille régnante. Un léger assouplissement esttoutefois en cours, puisqu’en novembre 2011, à l’occasion de la célébration des40 ans d’indépendance, le Cheikh Khalîfa b. Zâyid a annoncé que les femmesémiriennes mariées à un étranger auront la possibilité de transmettre leurnationalité à leurs enfants qui devront en faire la demande à 18 ans, âge de lamajorité.13 Voir BEAUGE et BUTTNER, 1991 ; ESIM et SMITH, 2004 ; KHALAF, 1992 ; LONGVA, 1999.

10

nouveau sponsor/employeur du migrant. Cela signifie par ailleurs

qu'au terme du contrat (notamment au moment de la retraite), le

migrant doit quitter le pays. Dans un certain nombre de cas, cette

responsabilité du kafîl consiste en fait à exercer un pouvoir de

contrôle quasi absolu sur le migrant, notamment par le fait de

détenir son passeport. Sans grande surprise, on peut constater que

plus les catégories socio-professionnelles des travailleurs sont

basses, plus la dépendance est grande. Dans ce cadre, le

regroupement familial constitue une exception à ce système.

Lorsque les conditions économiques sont remplies, un travailleur

peut faire venir son conjoint (dans l'immense majorité des cas il

s'agit d'un homme faisant venir sa femme) mais aussi ses parents,

ses fils mineurs et ses filles non mariées, sans limite d’âge.

Nous nous trouvons dans ce cas face à une extension de la logique

de la kafâla puisque le lien employeur local/travailleur migrant a

disparu. C’est le travailleur chef de famille qui devient le kafîl

et responsable des membres de sa famille. Toutefois, la

possibilité d'obtenir un visa familial est strictement liée aux

revenus du migrant. Là encore, les restrictions sont importantes

et les conditions économiques requises de plus en plus

exigeantes : ainsi, en une dizaine d'années (entre 2000 et 2010),

le salaire mensuel minimum demandé est passé de 3000 AED (environ

560 euros) à 4000 puis 6000 puis 10000 dirhams (environ 1875

euros)14.

Cette augmentation constitue une pression extrêmement forte

sur les familles et l'enquête de terrain montre clairement une

14 Voir l'article de Andy Sambidge dans Arabian Business, 2009, « UAE raises minimumsalary limit for expats with family », ainsi que différents commentaires laisséspar les internautes en réaction à l'article.

11

évolution des perspectives migratoires selon l'âge des personnes.

Dans la catégorie considérée, on peut ainsi distinguer trois

groupes de femmes migrantes :

1- Celles arrivées en famille entre les années 1970 et 2000 et

qui sont toujours installées aux Émirats Arabes Unis.

2- La seconde catégorie est double. Elle comprend les familles

qui sont arrivées après 2000 et les jeunes femmes très

qualifiées qui viennent seules, surtout depuis le milieu des

années 2000.

3- Enfin, la troisième catégorie est composée des jeunes

femmes qui sont arrivées enfants ou sont nées aux Émirats

Arabes Unis et y ont grandi.

Il sera ici principalement question de femmes appartenant à la

première catégorie et ayant effectué une seconde migration vers un

pays tiers. Les autres seront mentionnées plus rapidement et à

titre d’exemple. En cherchant à comprendre le déroulement de ces

vies de migrantes, il devient alors possible de saisir la

transformation des conditions et des enjeux d’une partie de la

migration féminine aux EAU.

Les premières années de la migration

Dans les années qui suivent l'indépendance des Emirats Arabes

Unis, le pays a d'énormes besoins en main-d'œuvre qualifiée et de

très nombreux hommes du Proche-Orient (Irakiens, Palestiniens,

Yéménites, Soudanais...) trouvent là des emplois prometteurs. Dans

ce pays où tout est à construire, ces hommes nés autour des années

12

1940 et 1950 viennent et s'installent en famille, et ce sont eux -

et non leurs épouses - qui sont les instigateurs de la migration.

Dans les premiers temps, les conditions de vie sont relativement

spartiates, mais une trentaine d'années après leur arrivée, la

plupart des femmes que j'ai rencontrées gardent une nostalgie

forte de cette période. La ville est un immense chantier, les

projets les plus fous semblent réalisables (et bon nombre seront

réalisés), les immeubles poussent à toute allure et le pays tout

entier est tourné vers l’avenir. Chacun est logé selon les

opportunités et, dans la nouvelle ville en construction, il

n'existe aucun regroupement par nationalité ou origine ethnique,

pas de quartier yéménite ou palestinien15. Jeunes mariées pour la

plupart, certaines des épouses qui arrivent ont suivi un cursus

universitaire (à Beyrouth, Baghdad...), d'autres se sont mariées

après être sorties du lycée, toutes se trouvent loin de leur

famille et pour parer à la solitude, une vie sociale intense se

développe, fondée sur deux modalités : le couple, la famille

nucléaire le cas échéant et la proximité géographique.

Dans ces premiers temps, la relation de couple joue un rôle

fondamental puisqu’elle constitue le seul élément familial

présent, même si, assez rapidement, une migration de fratrie voit

le jour, un homme jouant de son réseau professionnel pour faire

venir son/ses frère(s) ou beau-frère(s). C’est avec son petit

garçon de deux ans et enceinte du second que Noha est arrivée de

Baghdad en 1973 : « Je ne connaissais personne et la ville était très différente de

Baghdad, ce n’était pas une ville, il n’y avait presque aucune rue goudronnée. Alors au

15 On note toutefois que la ville limitrophe de Banî Yâs (qui est aujourd’huiconsidéré comme un quartier u peu lointain du centre d’Abu Dhabi) est trèslargement occupé par des familles yéménites ayant ou non reçu la nationalitéémirienne.

13

début quand on ne connaît personne, que c’est un nouvel endroit, on se resserre sur la

famille, les enfants et le mari et puis au bout d’un ou deux ans j’avais rencontré des gens,

je connaissais les voisins ».

Par ailleurs, c'est par le mari qu'une bonne partie de la

première socialisation se construit. C'est lui qui, dans le cadre

de son travail et de ses déplacements, a l'occasion de rencontrer

des compatriotes, mais aussi de nouer des liens d’affinités

indépendants de la nationalité d’origine, à la fois avec d’autres

migrants mais aussi avec des ressortissants émiriens. C’est donc

par son intermédiaire que peuvent s’établir les contacts et les

rapprochements entre les épouses.

S'ils sont fondamentaux pour échanger des nouvelles du pays

d'origine, célébrer ensemble les fêtes annuelles et aider à la

circulation des cadeaux et du courrier lors des retours dans le

pays d'origine, ces réseaux ne sont néanmoins pas suffisants au

quotidien pour les femmes n’exerçant pas d’activité

professionnelle. De fait, il n'y a dans cette ville en formation

aucune infrastructure, pas de transport en commun, très peu de

taxis, et la majorité des couples possède, au mieux, une seule

voiture. Les liens établis par l’intermédiaire du mari restent

donc des liens plus ponctuels, ou, selon la force des affinités,

des liens entre familles, entretenus lors de sorties et de pique-

niques organisés en commun pendant les week-ends. Au quotidien, la

solidarité féminine se construit donc sur la relation de proximité

au cœur de l'immeuble ou du quartier d'habitation et très souvent,

c'est l'arrivée du premier enfant qui va permettre de nouer des

relations importantes. « Heureusement que ma voisine Maryam était là quand

ma fille est née » raconte Sârâ, aujourd’hui mère de quatre enfants.

14

« C’est elle qui s’est occupée de moi, de ma maison. Je ne savais pas comment faire pour

laver ma fille. Je l’essuyais avec une serviette humide. Maryam est venue, elle l’a retournée

sur son bras et elle l’a lavée à l’eau. Ma mère est venue ensuite pendant quatre mois, mais

elle ne pouvait pas être là tout au début. C’est Maryam qui s’est occupé de tout, en fait

comme une mère ». Dans cette première période de double ou triple

apprentissage (apprentissage de la migration, de la vie de femme

mariée, de la maternité), on note une forte appropriation des

espaces que je définis comme ''intermédiaires''16, c’est-à-dire

n’appartenant ni à la sphère domestique et privée des habitations

ni à la sphère publique et partagée de la rue. Les récits sont

toujours particulièrement vivants lorsque, dans un entretien, ces

femmes se remémorent les usages des paliers pour préparer les

repas ou discuter en compagnie des voisines pendant que les

enfants jouent17. C'est souvent à l'occasion de ces évocations

qu'elles soulignent que ces relations de voisinage ont été le

cadre de leur découverte et leur apprentissage de la

multiculturalité, souvent évoqué en relation à l’alimentation et

aux soins aux jeunes enfants : en un mouvement constant, la

migration se poursuit et de nouvelles familles de classes moyennes

ne cessent de venir s’installer, originaires du Soudan, du

Pakistan, de tous les pays arabes, de Turquie… En même temps que

les enfants naissent et grandissent, la vie de quartier se

développe et les liens de solidarité s’intensifient. A un niveau

plus large, les planifications urbaines s’enchainent, et le Cheikh

Zâyid poursuit sans faiblir le développement économique et social16 Cette constatation reste tout à fait valable dans le cas des migrations plusrécentes. Ainsi aujourd'hui encore, l'ascenseur et les paliers de certainsimmeubles sont de véritables espaces de rencontre pour les habitantes etparticulièrement les nouvelles venues.17 Les cours d'immeubles sont également souvent mentionnées ainsi que le terre-plein devant l'école.

15

annoncé de son pays. A une vitesse saisissante, la ville se

développe, s’agrandit, se modernise.

Maîtriser la situation migratoire

C'est le plus souvent à l'occasion de la naissance d'un

troisième ou quatrième enfant, ou en raison d'un changement de

situation professionnelle que la famille déménage, s'éloignant

ainsi de ce voisinage qui a joué un rôle si important au moment de

l’installation. Dans le choix de la nouvelle résidence, la

proximité de l’ancienne habitation est peu prise en compte. On

cherche avant tout un logement plus grand, plus confortable. Par

ailleurs, en quelques années les rues ont été goudronnées et les

taxis ont fait leur apparition. Souvent, c'est entre cinq et dix

ans après leur arrivée que les femmes apprennent à conduire et

accèdent ainsi à une bonne connaissance de la ville et à une plus

grande autonomie. Dans cette seconde période, il semble que la

nécessité d'un réseau de proximité fortement structuré ne soit

plus aussi importante. Les liens et les amitiés sont noués, et

l'accès aux transports (taxi ou voiture) comme le développement du

réseau téléphonique permettent de les entretenir. C'est le moment

où les femmes peuvent éventuellement, à leur tour, prendre soin

d'une jeune femme du voisinage, nouvellement arrivée dans le pays.

Mais de manière générale, la sociabilité tend désormais à se

développer plus largement sur un mode d'affinité que de proximité

géographique (plus d'homogénéité en termes de classe d'âge, de

situation familiale - enfants d'âge proche -, économique et

professionnelle pour les maris…).

16

Les plus jeunes enfants sont scolarisés et c'est le moment où

la famille, engageant une réflexion sur l'avenir, cherche à

développer des stratégies prévisionnelles. Une option souvent

retenue est celle du second salaire. Le réseau de connaissances

large et solide permet aux femmes d'accéder à des emplois

intermédiaires, que ce soit dans des sociétés privées ou

gouvernementales. Les stratégies des unes et des autres peuvent

diverger légèrement : certaines suivent une formation

préalablement à leur recherche d'emploi (stage de langue,

d'informatique...), d'autres font valoir leur diplômes (c'est

souvent le cas de celles, nombreuses, qui ont suivi un cursus de

pédagogie et sont enseignantes). Durant cette période de leur vie,

elles sont nombreuses à s’investir dans des activités associatives

et caritatives souvent en lien avec leur pays d’origine, mais

aussi à animer des clubs sociaux ou culturels. Dans le même temps,

les discussions s'engagent autour de la question de la précarité

de la résidence. Toutes soulignent leur profond attachement à la

ville d'Abu Dhabi : « mes enfants sont nés ici », « mes amies

vivent ici », « il n'y a jamais de violence, d'agression », « je

peux faire ce que je veux, quand je veux, je me sens toujours en

sécurité », « ici tout est simple »... Il est à noter que ce

sentiment de liberté et de sécurité n'inclut jamais une réflexion

sur l'ordre politique du pays, ni sur le fait que cette liberté et

cette douceur de vivre ont pour contrepartie une absence totale

d'esprit critique et un silence de plomb sur la condition des

ouvriers et des employés de maison qui font respectivement tourner

les chantiers de construction et les maisons des familles

émiriennes comme celles des migrants plus fortunés employant des

17

domestiques. On peut entendre des discussions, voire des critiques

sévères sur certains chefs d’Etat et gouvernements arabes, mais

jamais sur la politique émirienne, et cela est plus vrai encore

pour les femmes arrivées dans les années 1970 et 1980 qui admirent

profondément le Cheikh Zâyid18. Toutefois, si elles se sentent

appartenir à la ville, elles savent que la ville et le pays ne les

reconnaissent pas comme faisant partie des leurs.

La nécessité d'un ailleurs pour mieux pouvoir rester

Le mot « déportation » est récurrent dans les conversations.

Les femmes que j’ai rencontrées vivent dans des lieux d’où elles-

mêmes ou des proches peuvent à tout instant être rejetés. Même si

dans les catégories sociales les plus favorisées les cas restent

finalement rares, le sentiment de fragilité est particulièrement

fort. Un conflit anodin, un accident de la route, ou une parole

jugée offensante peuvent prendre des proportions alarmantes s’ils

impliquent un ressortissant émirien. Par ailleurs, le visa étant

lié à un contrat de travail, la perte de ce travail ou tout

simplement le départ à la retraite entraine l’impossibilité de

résider sur le territoire des EAU. Par ailleurs la plupart ont

fait l’expérience directe ou indirecte de l’instabilité politique,

de la fuite ou de la perte d’un espace privé sécurisant : l’exode

de leurs parents palestiniens en 1948, les renversements de

gouvernements au Yémen ou en Irak, les guerres du Golfe et

l’impossibilité pour la majorité des Palestiniens et des Yéménites

de retourner au Koweït19.

18 Le Cheikh Zâyid est décédé en novembre 2004.19 Voir CAMELIN, 2011.

18

Cette fragilité du statut entraine donc un sentiment de risque

et, pour y parer, il est des sujets que l’on n’aborde pas, des

critiques que l’on ne formule pas, des engagements que l’on ne

prend pas. La plus grande part de la vie d’adulte de ces personnes

s’est déroulée aux Émirats Arabes Unis, et c’est là qu’elles ont

construit leur vie de femme, là, qu’elles ont élevé leurs enfants,

là que se trouvent leurs relations, leurs amis et une bonne partie

de leurs souvenirs. Chacune reste donc attentive à éviter les

faux-pas, assurant au quotidien la possibilité de rester là où

elle est. La contrepartie de cette non-implication dans la société

globale assure une qualité de vie qu’elles estiment ne pas pouvoir

trouver ailleurs.

Toutefois, l’inquiétude sous-jacente et le poids de la menace

pèsent clairement différemment selon que les femmes pensent avoir

ou pas la possibilité de s’installer confortablement dans leur

pays d’origine. Si cette possibilité semble incertaine ou

inquiétante (c'est notamment souvent le cas des Palestiniennes

mais pas seulement), c'est alors qu'est considérée ce que je

désigne comme une migration de « passeport ». L’avenir et la

sécurité des enfants se trouvent bien entendu au cœur des

discussions. Pour ces familles de classe moyenne et moyenne

supérieure il est impératif de permettre aux enfants de poursuivre

des études supérieures et, jusqu’à une période récente, il

n’existait pas d’université suffisamment compétitive. Depuis

quelques années on trouve à Abu Dhabi des enseignements de grande

qualité, mais à des prix souvent prohibitifs pour les étrangers ce

qui les incitent fortement à chercher des universités dans

d’autres pays. Cette migration de « passeport » consiste à

19

envisager une seconde migration vers un pays perçu comme

« stable » et qui pourra, le cas échéant, produire à la fois une

protection (protection politique mais aussi de santé, d'accès à

l'éducation, de retraite...) et un passeport permettant de voyager

sereinement. Lors de l’enquête, il est apparu que les trois-quarts

des femmes et leur famille ayant effectué cette migration dans les

années 1990 sont partis vers les Etats-Unis et en 2010, elles

étaient nombreuses à envisager de migrer, notamment vers le

Canada, ou, dans l'ordre des préférences, vers les États-Unis, la

Grande-Bretagne, l'Australie et la Nouvelle-Zélande20. On compare

les avantages et les inconvénients des différentes destinations

(temps d’obtention de la nationalité, présence préalable d’une

partie de la famille, couverture médicale, conditions d’obtention

de bourses scolaires, universitaires…). Si aujourd’hui le Canada

emporte nettement la préférence en termes de facilité d'accession

à la nationalité, de neutralité de passeport, de confort de vie et

de protections sociales, certains y renoncent en raison du climat

et de la longueur de l'hiver.

Quel que soit le pays de destination, les objectifs des

différentes générations se rejoignent parfois de manière

frappante. Chez celles qui ont migré en Amérique du Nord, Europe

ou Australie, et qui en sont revenues, comme chez celles qui sont

engagées ou souhaitent s’engager dans un processus similaire, on

retrouve, dans les discours, la construction d’une dissociation

20 Il est très difficile d’obtenir une image claire de la situation et desrépercussions des attentats de Septembre 2001 aux Etats-Unis puisque les cas defigure ici mentionnés n’entrent pas dans les statistiques accessibles. Ainsi,que ce soit pour le Canada ou pour les E.U., les statistiques annuelles rendentcompte du nombre de visas délivrés soit par pays d’origine - et sans préciserdans quel pays la demande est faite -, soit par pays dans lequel la demande estdéposée, sans préciser la nationalité des migrants.

20

effective entre l'« obtention d'un passeport » et l'« acquisition

de nationalité », ce qui conduit à une instrumentalisation

complète de la nationalité21. On peut considérer que le lien

attachant un Etat à un individu (et vice-versa) est suffisamment

fort pour qu’il puisse s’étendre au-delà du territoire national,

puisque, même en pays étranger, le détenteur d’un passeport jouit

normalement de la protection de son Etat. En retour, chaque Etat

attend de ces ressortissants qu’ils se comportent en citoyens,

participant au développement social, politique, économique, etc…,

du pays. Or, dans le cas de ces « migrations de passeport », la

relation entre ces deux dimensions est totalement rompue, les

détenteurs de ces passeports les considérant comme des assurances

tout risque sans ressentir le moindre désir ni la moindre

obligation de résider sur le territoire, ni ressentir le moindre

sentiment d’appartenance à l’Etat, sa population ou son histoire.

Plus que « déterritorialisés »22, ce sont des nationaux a-

territorialisés, et l’on se trouve face à une dissociation extrême

du lien administratif et juridique à un Etat et du sentiment

d’appartenance à une communauté nationale. Ironiquement, ces

détenteurs de nationalité-passeport ont mis à l’épreuve la

suggestion d’Anderson et Lochak, d’opérer une distinction

terminologique entre le lien d’allégeance à un Etat - qu’ils

proposent de nommer « étaticité » -, et le sentiment

d’appartenance, individuel ou collectif à une collectivité

partageant une histoire, une culture ou une langue, et rendu par21 On pourra objecter qu’il y a là un biais méthodologique important puisquel’enquête ne prend pas en considération les personnes qui ont migré et sontrestées dans le pays de migration. Toutefois l’objectif de ce travail estjustement de prendre en considération ce type spécifique de « migration depasseport » jusque-là fort peu étudié.22 RAZY et BABY-COLLIN, 2011, p. 8.

21

le terme de « nationité »23. Le résultat produit n’est alors pas

celui, envisagé par Anderson et Lochak, de permettre à un individu

de pouvoir revendiquer à la fois une appartenance à un Etat et une

appartenance identitaire singulière au sein de cet Etat, mais

bien, au contraire, de permettre à un individu de séparer

totalement les deux notions et d’en user indépendamment de toute

contingence citoyenne ou territoriale.

Les enquêtes à Abu Dhabi montrent cependant que cette décision

n’est pas toujours empreinte de cynisme et qu’elle reste souvent

difficile à prendre. Les hommes sont plus réticents du fait de

l'incertitude professionnelle qu'un tel mouvement engendre. A ce

stade de leur vie, les femmes ont acquis une certaine assurance

dans la gestion de leur quotidien en migration et, en l’absence de

famille élargie, elles ont été poussées à l’autonomie, parfois

encouragées par leur conjoint. Il est particulièrement frappant de

noter que ce sont souvent elles qui prennent les choses en main.

Nûrâ, Salmâ, Amal, Maryam et d’autres que j’ai rencontrées ont

rassemblé les renseignements, monté les dossiers de demande de

visa. Dans presque toutes ces familles de classe moyenne, il y a

un ou plusieurs membres installés dans un pays-passeport et c'est

à eux que l'on fait appel pour appuyer la demande. Pour toutes ces

femmes qui sont finalement revenues à Abu Dhabi, cette

installation dans ce pays tiers a répondu à une douloureuse

nécessité, un second déracinement pour elles qui disent souvent

avoir déjà perdu un pays24. Le mouvement migratoire qu’elles

23 ANDERSON, 1983, et LOCHAK, 1988.24 A ce sujet on peut noter une différence importante avec les femmes appartenantà la génération des 20/30 ans et dont la migration aux Emirats date de moins decinq ans qui sont beaucoup moins attachées au lieu d’Abu Dhabi qu’elles n’ontpas vu émerger au fil des ans.

22

opèrent n’a pourtant rien de définitif et l’on constate, au fil

des discussions, qu’il est souvent accueilli dans un environnement

familial déjà transnational25 puisque souvent, une partie de la

famille de l’un ou l’autre membre du couple est installée dans le

futur pays d’accueil. Dans la mesure du possible, on envisage donc

une installation à proximité d'un frère, d'une cousine, d’un oncle

ou d’une sœur déjà installés, à défaut des amis ou des

connaissances.

L'installation envisagée, totalement utilitaire, doit être

réduite à son plus strict minimum : juste le temps nécessaire à

l'obtention du fameux passeport. Il est toutefois frappant de

constater que pour les femmes, ce séjour est souvent l'occasion

d'accéder à une formation ou de renforcer une compétence

professionnelle (diplôme de pharmacienne, formation de

documentaliste, diplôme de diététicienne, spécialisation

d'ingénieur...), alors que pour les hommes la situation est

souvent vécue comme un déclassement et engendre une instabilité

professionnelle douloureuse. On peut d'ailleurs noter qu'un

certain nombre d'entre eux ne parvient pas à s'adapter et retourne

aux Émirats Arabes Unis pour poursuivre une carrière plus

valorisante. Pour un temps pouvant aller de quelques mois à

plusieurs années, la famille est alors scindée entre, d’un côté,

le mari ou le père qui travaille et réside aux Emirats et

entretient ainsi leur famille à distance, et, de l’autre, l’épouse

ou la mère qui, durant ces années d'attente de nationalité, prend

en charge la gestion quotidienne de la famille, de la maison, de

l'éducation des enfants, des démarches administratives, etc…

25 Sur la question des familles transnationales, voir le volume de la revueAutrement, 2011, num. 57-58 qui est consacré à la question.

23

Si tous les couples ne résistent pas à la séparation de fait,

les femmes rencontrées entre 2004 et 2010 à Abu Dhabi disent

toutes avoir poussé un soupir de soulagement au moment où, au

terme de leur attente (trois à quatre ans en moyenne), les

précieux papiers en poche, elles peuvent enfin repartir

s'installer dans le Golfe. La structure familiale se modifie

toutefois souvent par rapport à ce qu’elle était à l'arrivée. Les

plus grands enfants sont parfois en âge d'entrer à l'université et

entament donc leurs études sur place. Il arrive aussi qu'il soit

décidé que des adolescents restent en pensionnat afin de

bénéficier d'une éducation privilégiée. Le fait n'est pas

systématique pour autant, et dans les raisons avancées pour

souligner la nécessité du retour, la volonté d'élever les

adolescents dans un environnement régulé, sans danger, et

musulman, apparaît prioritairement.

Le choix du retour

Installées dans une ville qu'elles ont choisie, confortées par

l'assurance d'avoir en poche un passeport protecteur, bien formées

et efficaces, elles trouvent sans problème des postes

intermédiaires et elles occupent parfois des responsabilités dans

les entreprises privées et dans les administrations du

gouvernement. Au vu de leurs compétences, du réseau de relations

qu'elles ont construit au fil des ans et de leur maîtrise de

l'anglais, la question de la recherche d'emploi se pose peu. La

politique nationale officielle encourage très largement le travail

féminin qualifié26, encouragement qui trouve un écho tant parmi les26 Depuis plusieurs années déjà, l'État encourage la scolarité, la

24

émiriennes que parmi les migrantes et tout particulièrement les

migrantes originaires du monde arabe.

Dans deux cas rencontrés, on constate qu'au terme de plus de

trente ans de parcours migratoire la situation de sponsorship

s'est inversée. Lorsque que Maryam, Yéménite originaire d’Aden, et

Amal, Palestinienne du Liban, sont arrivées, l’une toute jeune

mariée et l’autre mère de deux jeunes enfants, elles se trouvaient

sous la responsabilité de leur époux. Aujourd’hui, ce sont elles

qui sont les sponsors de ceux-ci, l'un d'entre eux étant à la

retraite et le second sans travail suite à un accident. Dans les

années à venir, il est probable que la situation se reproduise

dans la plupart des cas où le mari, plus âgé que la femme, part à

la retraite avant elle. Il est alors frappant de constater le

renversement de la situation au cours de la trentaine d’année

écoulée, temps au terme duquel elles se retrouvent économiquement

et juridiquement dans la position de chef de famille. Ce résultat

n’est pourtant pas le fruit d’une revendication affirmée, ni d’une

volonté d’autonomisation ou d’émancipation revendiquée mais plutôt

celui de construction de la part de femmes qui, avec une capacité

d’adaptation remarquable, ont su saisir chaque opportunité pour

construire un espace de vie choisi.

Ces sponsorships féminins ne représentent pourtant pas un but

en soi. Eux aussi prendront fin au terme de la carrière

professionnelle de leur détentrice. Il ne s'agit donc que de

reculer le moment où le départ deviendra inévitable, à moins que

professionnalisation et l'emploi des femmes. On peut voir des exemples de cetintérêt dans les articles régulièrement publiés dans les journaux locaux, maisaussi dans les rapports remis par différentes branches du gouvernement. Cf.Ministry of State for Federal National Council Affairs, Women in the United ArabEmirates: A Portrait of Progress, 2007.

25

l'un des enfants du couple, devenu adulte, souvent très bien formé

dans une université nord-américaine (ils sont ingénieurs dans

différentes branches, informaticiens, médecins, dentistes,

architectes, entrepreneurs...), fasse à son tour le choix de

revenir vivre aux Emirats Arabes Unis et puisse devenir le kafîl de

ses parents. La situation n’est pas rare et dans presque toutes

les familles rencontrées correspondant à ces parcours migratoires,

un au moins des enfants était revenu dans le pays de son enfance.

Ainsi, dans la troisième catégorie précédemment mentionnée et

regroupant les jeunes femmes qui sont arrivées enfants ou sont

nées aux Émirats Arabes Unis et y ont grandi, on constate que si

la très grande majorité fait ses études en Amérique du Nord ou en

Australie, plus de la moitié revient travailler dans le pays, dont

elles n'ont pas la nationalité mais qui reste celui dans lequel

elles ont grandi et dans lequel leurs parents vivent. Outre la

possibilité d’occuper un emploi valorisé, le sentiment

d’appartenance à la ville, la familiarité et l’ancienneté des

relations sont autant de dimensions mises en avant lorsqu’elles

parlent de leur choix de retour. Souvent célibataires et exerçant

un métier choisi, on pourrait penser que leur position se

rapproche de la catégorie des jeunes femmes très qualifiées,

originaires du Liban, de Syrie, de Jordanie et qui, depuis une

bonne dizaine d'années ont commencé à migrer seules. La situation

de ces dernières reste cependant bien différente. Leur départ a

souvent fait l'objet d'âpres négociations au sein de la famille

proche et élargie, et elle perçoivent leur séjour aux Émirats

Arabes Unis comme une première étape qui leur permet à la fois

d'acquérir une expérience professionnelle, éventuellement de se

26

constituer un petit capital, et d'accéder à une autonomie

difficile à acquérir dans leur pays d'origine. Souvent, les

Émirats Arabes Unis sont vus comme une étape intermédiaire, un

tremplin vers une seconde migration professionnelle. Contrairement

à leurs aînées venues en famille qui ont développé un sentiment

d’appartenance vis-à-vis des EAU et ont instrumentalisées un Etat

tierce afin de pouvoir y résider sereinement, pour cette jeune

génération, c'est l'espace des pays du Golfe qui est

instrumentalisé. Il existe néanmoins un point commun entre ces

deux groupes de jeunes femmes : dans un cas comme dans l’autre, on

constate que beaucoup ne sont pas mariées. Si chez les plus jeunes

le discours est avant tout centré sur la réussite professionnelle

et la volonté d’indépendance, il apparaît clairement que vers

vingt-sept ou vingt-huit ans le célibat devient lourd à porter. Si

certaines ont dû trouver les arguments pour convaincre leur

famille de les laisser partir, je n’ai rencontré qu’une seule

femme de 28 ans à soutenir qu’elle était prête à épouser un homme

de n’importe quelle origine.

Conclusion

Au-delà de l’intérêt particulier que ces femmes migrantes

peuvent susciter, il est frappant de constater que leur parcours

et l’implantation de deux générations permettent également de

donner un éclairage sur le pays lui-même. De fait, dès

l’indépendance, une migration, qualifiée ou laborieuse, fut

largement encouragée afin de construire le pays. Or, quarante ans

27

plus tard, on constate qu’une partie de ces migrants (notamment

les plus qualifiés) a développé un fort sentiment d’appartenance à

la ville, sentiment qui se trouve encore renforcé auprès des plus

jeunes générations. Dans ce contexte, et de manière inattendue,

les femmes arrivées comme conjointes dans les années 1970 à 1990

se sont approprié les lieux, saisissant les opportunités en termes

de développement professionnel, personnel et financier. La ville

d’Abu Dhabi est donc présentée la fois comme un espace

d’autonomisation et de liberté, et à la fois comme une plate-forme

pour construire des parcours de vie souvent faits d'expériences

migratoires multiples. Ce sont ces femmes qui, par volonté

d’anticipation d’une instabilité à venir, ont su trouver les

outils leur permettant de participer activement à la construction

d’alternatives migratoires et économiques pour elles-mêmes et leur

famille.

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