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Des itinéraires dans le temps et dans l'espace : Stratégies de mobilités de femmes arabes...
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Des itinéraires dans le temps et dans l'espace :
Stratégies de mobilités de femmes arabes diplômées à Abu Dhabi
Sylvaine Camelin
Note : Article paru dans Arabian Humanities n°1, 201. Référence électronique : Sylvaine Camelin, « Des itinéraires dans le temps et dans l’espace », Arabian Humanities [En ligne], 1 | 2013, mis en ligne le 25 mars 2013, consulté le 17 mars 2014. URL : http://cy.revues.org/1912
L’article se trouve en ligne à l’adresse :
http://cy.revues.org/1912
Résumé :
Comme dans de nombreux pays de la région, la migration aux
Émirats Arabes Unis est fondée sur un contrat de travail lié à un
kafîl (sponsor) qui est responsable du travailleur. Toutefois, si le
salaire du travailleur est suffisant, il a une possibilité de
faire venir sa famille et, dans ce cas, un mari peut alors devenir
le sponsor de sa femme et de ses enfants.
Cet article porte sur les stratégies déployées (en termes de
mouvement migratoire et d’acquisition de nationalité) et les
ressources mobilisées (solidarité féminine, appui de la famille
transnationale, complément d’éducation…) par les migrantes
qualifiées originaires de pays arabes pour assurer leur propre
avenir et celui de leurs enfants. Arrivées très jeunes dans un
pays qu’elles n’ont pas choisi, celles qui sont restées se
trouvent aujourd’hui dans une position centrale dans la dynamique
1
familiale de migration.
As in most countries of the area, migration in United Arab
Emirates is based on an employment contract bounding a worker to
his sponsor (kafîl), the latter being responsible for the former.
However, if the salary of the worker is sufficient, he is entitled
to bring his family over and, in this case, he becomes the sponsor
of his wife and children.
This research concerns the displayed strategies (in terms of
migratory movement and acquisition of nationality) and the
mobilized resources (feminine solidarity, support of the
transnational family, educational complement) by the qualified
women migrants native of Arab countries in order to insure their
own future and that of their children. Arrived at a young age in a
country which they did not choose, those who stayed are today in a
central position in the family dynamics for migration.
Mots-clés : femmes, migration, Golfe, éducation, famille
transnationale
Women, migration, Gulf, education, family, transnational family
Préambule :
Plus encore que les statistiques pourtant parlantes, quelques
heures passées dans les rues mais surtout dans l’un des multiples
complexes commerciaux d’Abu Dhabi permettent de constater la
diversité saisissante de la population de la ville. Les hommes,
2
les femmes, les enfants venus des quatre coins du monde se
côtoient dans une relative indifférence, et de l’espace public se
dégage un certain sentiment de tranquillité peut-être, de sécurité
certainement. Un regard un peu plus attentif laisse toutefois
apparaître des brèches importantes dans cette atmosphère luxueuse.
Rapidement, l’œil enregistre et s’empare d’images, contrastées,
étonnantes, déroutantes. Des hommes, probablement Pakistanais ou
Indiens qui, à l’heure la plus chaude de l’après-midi, dorment à
même le trottoir vaguement abrité du soleil par un bout de
palissade cachant un énorme chantier de construction et portant
une photographie publicitaire vantant la splendeur du bâtiment à
venir. Dans le centre commercial Abu Dhabi Mall, sortant d’un
magasin de luxe, on peut voir une grande femme asiatique moulée
dans une longue robe fleurie, fendue jusqu’au-dessus du genou.
Difficile de ne pas remarquer le port de tête altier d’une jeune
femme juchée sur de hauts talons et portant une magnifique abbaya
noire, brodée sur toutes les bordures et les manches, la tête
nonchalamment recouverte d’un voile à la broderie assortie, le
visage en partie caché par une énorme paire de lunettes noires,
comme le veut la mode du printemps 2009. Juste derrière, suivent
une ou deux toutes jeunes filles, probablement Indonésiennes,
vêtues d’un pantalon large de couleur claire, d’une chemise droite
taillée dans le même tissu et le visage entouré d’un hijab blanc
fermé sous le cou par une épingle à nourrice. Le vêtement est
tellement quelconque et répété d’une femme à l’autre qu’il finit
par ressembler à un uniforme. Un homme d’affaire occidental en
costume sombre croise une femme indienne dans un sari de coton
ordinaire et coloré alors qu'à quelques pas de là une autre femme
3
porte un sari de soie. Un peu plus loin un groupe de jeunes femmes
asiatiques, en jean, tee-shirt et baskets, dispute l’occupation de
l’espace sonore à un autre groupe de garçons, jean/tee-shirt pour
les uns, galabiyya amidonnée et d’un blanc immaculé pour les autres.
Une femme entièrement couverte de voiles noirs, visage compris,
descend l’escalator, précédée d’un homme blond, portant bermuda et
tongs, suivit d’une autre femme vêtue d’un long imperméable beige
et le visage strictement encadré d’un voile vert olive. En y
regardant d’un peu plus près, on note la variété des abbayas
portées par les femmes, des plus simples au plus richement
décorées...
Introduction :
Comme l'ensemble des différents pays du Golfe, les Émirats
Arabes Unis1 avec Abu Dhabi pour capitale, sont majoritairement
habités par des étrangers, même si les pourcentages de résidents
étrangers peuvent varier d'un Émirat à l'autre, voire à
l'intérieur d'un même Émirat. Pour la ville d'Abu Dhabi (à la fois
capitale de l’Emirat et de la Fédération) qui compte environ un
million d'habitants, les estimations officielles annoncent 80% de
migrants. Toutefois, même si aujourd’hui les pays du Golfe
représentent la troisième destination mondiale en termes de
migration après l'Amérique du Nord et l'Europe, il est frappant de1 Composés des sept Émirats d’Abu Dhabi, Dubaï, Sharja, Ajman, Fujaïrah, Ras alKhaïmah et Oumm al Qaïwaïn. Contrairement à la vision la plus courante, lesdifférents Émirats présentent une grande diversité, et si l'on peut, en termesde migration et de situation économique, faire des parallèles entre Abu Dhabi,Dubaï et Sharja, il est évident que la situation à Ajman, Fujaïrah, Ras alKhaïmah et Oumm al Qaïwaïn est extrêmement différente.
4
constater2 que les travaux sur la région n'en sont qu'à leur début
et restent relativement rares, plus rares encore sont ceux qui
portent sur la migration féminine3.
La présence et le rôle important joué par des étrangers dans
le Golfe sont loin d'être nouveaux4, mais comme le montre fort
justement A. Gardner, cette migration a beaucoup évolué depuis une
trentaine d'années. Ainsi, avec le début de l'exploitation
intensive des ressources pétrolières et l'explosion des villes et
des infrastructures liées à la modernité et l'urbanité, le modèle
migratoire historiquement constitué de marchands, commerçants,
entrepreneurs et travailleurs qualifiés est passé, à la période
contemporaine, à une migration largement dominée par l'arrivée
massive de travailleurs non-qualifiés et le plus souvent
originaires d'Asie du Sud-Est. Antérieurement à la prospection
pétrolière, on relevait la présence d’une migration plus
saisonnière, liée à la traite des esclaves et à l’industrie
perlière dont le déclin a coïncidé avec l’émergence de l’industrie
pétrolière5. Si la corrélation entre une migration extérieure à la
région et le développement des activités liées à l’exploitation du
pétrole est avérée, il ne faut pas oublier que ces flux de
population ne sont pas nés au moment des chocs pétroliers de 1973-
74 et 1979, même s’ils ont alors fortement augmenté. Dès les
années trente (et même avant en Iran), les premières découvertes
de zones pétrolifère ont conduit les Britanniques, politiquement
2 GARDNER, 2011, FARGUES, 2008.3 PERCOT, 2005 et 2007 ; BROCHMANN, 1993.4 Pour des résumés et des présentations synthétiques de cette situation de lamigration historique, voir par exemple GARDNER, 2011 ; WILLOUGHBY, 2008 ; SAIDZAHLAN, 1978, SECCOMBE, 1983 ; SECCOMBE & LAWLESS, 1986.5 SECCOMBE, 1983.
5
dominants dans la région6, à signer des accords d’exploitation avec
les cheikhs locaux. Dans ces accords de concessions, sont
notamment fixées les conditions de recrutement et l’origine des
travailleurs, et s’il est spécifié que la préférence doit être
donnée aux locaux, puis aux migrants arabes des pays voisins, on
constate dans les faits l’importance prise par les Indiens
occupant des postes semi- qualifiés, ou d’employés de bureau7. En
revanche, la majorité des travailleurs non qualifiés reste, à
cette époque, originaire des pays arabes de la région (Yémen,
Oman, puis Palestine à partir de 1948, Irak après la prise de
pouvoir par les baathistes en 1968…). Ce n’est qu’à partir du boom
pétrolier que c’est opérée une inversion dans les flux
migratoires, au moment où les dirigeants des Etats du Golfe alors
indépendants8 s’inquiètent des idéaux politiques laïques, panarabes
et de gauche prônés par les ressortissants des pays frontaliers,
et se tournent vers une main-d’œuvre asiatique dont les
travailleurs étaient plus dociles, meilleur marché, et dont la
famille restait dans le pays d’origine, garantissant ainsi que les
migrants n’envisageraient pas de s’installer dans le Golfe9.
En regardant les chiffres du passé comme de la période plus
récente, force est de noter que cette migration reste très
largement masculine. Toutefois, on constate tout de même une
augmentation nette de la migration féminine qui, en 201010,
6 Les Britanniques sont dominants dans la région, à l’exception de l’ArabieSaoudite qui traitera plus volontiers avec les Américains. A ce sujet, voirSECCOMBE & LAWLESS, 1986.7 SECCOMBE & LAWLESS, 19868 Le Koweït est indépendant depuis 1961, le Qatar, le Bahreïn et les EAU depuis1971.9 KAPISZEWSKI, 2006.10 Voir The Statistical Year Book of Abu Dhabi 2010, Statistic Center, Abu Dhabi.
6
représente environ 30% des migrants, soit près de 300 000 femmes
dans la seule ville d'Abu Dhabi.
Ces femmes viennent de tous les horizons géographiques et
sociaux et leurs conditions de vie en situation migratoire sont
extrêmement variables : de fait, il n'y a pas de comparaison
possible entre les employées de maison logées chez leur patron,
les vendeuses en magasin, les enseignantes, les ingénieurs, les
architectes, les femmes d'affaires ou encore les femmes au foyer
dont les conjoints travaillent pour les grandes compagnies
nationales.
Les situations personnelles, professionnelles, économiques etc.
de ces femmes ne sont absolument pas homogènes et l'on peut
grossièrement distinguer quatre catégories principales, sachant
qu'au sein même de ces catégories il existe des différences
sensibles en fonction notamment du pays d'origine, de l'âge, de
l'année de migration et de la religion des migrantes.
On peut ainsi distinguer :
1- Les femmes diplômées (études supérieures) et qualifiées
exerçant un emploi en lien avec leur qualification.
2- Les femmes occupant des emplois intermédiaires (vente,
secrétariat, réception clientèle…).
3- Les femmes sans qualification professionnelle spécifique
occupant des emplois de services à la personne pour des
particuliers (employées de maison principalement, travaillant
comme femme de ménage, garde de personnes âgées, garde d'enfant,
cuisinière…).
4- Et enfin les femmes sans activité professionnelle, accompagnant
leur conjoint employé à Abu Dhabi.
7
Certaines femmes ne resteront que quelques mois, mais le plus
souvent quelques années. D’autres sont là depuis presque 40 ans,
tandis que d’autres encore y sont nées et ne se rendent que très
ponctuellement et brièvement dans leur pays dit d’origine, et dont
elles conservent la nationalité.
Si ces catégories sont utiles pour comprendre/appréhender la
société des femmes en migration aux EAU, il est néanmoins
important de souligner, d’une part, qu’elles sont loin d’être
homogènes et, d’autre part, qu’elles ne sont pas étanches. De
fait, on constate que nombre de femmes ont changé ou seront
amenées à changer de catégorie : des femmes arrivées en tant
qu’épouses de migrants occuperont un emploi salarié une fois les
enfants à l’école, tandis que d’autres, arrivées célibataires,
rencontreront leur conjoint aux EAU et pourront alors, en raison
d’une plus grande stabilité économique, entreprendre une formation
qualifiante. D’autres encore ayant exercé une activité
professionnelle l’interrompront temporairement ou définitivement
avec l’arrivée d’enfants par exemple11.
Dans le cadre de cet article, je m’intéresse au cas très
particulier de femmes ayant fait (ou qui sont dans le processus de
faire) l’expérience d’une migration dans la migration, à savoir
qu’elles ont séjourné dans un pays tiers (Canada, Etats-Unis,
Grande-Bretagne, Australie…) le temps nécessaire à l’obtention de
la nationalité, puis sont revenues vivre aux Emirats Arabes Unis.
Je considérerai uniquement des migrantes originaires du monde
11 Même s’il n’en sera pas question au cours de cet article, on peut néanmoinssouligner que la catégorie 3 (des femmes sans qualification) reste la catégoriela plus contraignante. Le très bas niveau d’éducation des femmes lié à lafaiblesse de leur revenu et aux conditions de leur emploi (à domicile, pour desparticuliers) rend toute mobilité professionnelle presque impossible.
8
arabe, appartenant au premier groupe de femmes qualifiées exerçant
un emploi rémunéré au moment de l’enquête. Il sera donc ici
principalement question de femmes qui, arrivées comme conjointe
d’un migrant, occupent aujourd’hui un emploi qualifié et qui
appartiennent aux classes moyenne et moyenne supérieure (dont le
chef de famille est ingénieur, enseignant, architecte, chargé de
ressources humaines, gestionnaire, entrepreneur…). Dans cette
perspective très particulière, il s’agit de chercher à comprendre
comment, dans le cadre d’une migration familiale, elles
parviennent à construire un projet de vie propre et ce, dans une
situation migratoire précaire puisqu'elles travaillent et vivent
dans un pays dont elles ne pourront jamais obtenir la nationalité
et dont elles savent par ailleurs (en dépit du sentiment de
confort qu’elles affirment y trouver) qu’elles peuvent tout aussi
rapidement que facilement être expulsées. Quelles sont alors les
ressources qu'elles mobilisent pour parvenir à une stabilité
personnelle et familiale, quelles stratégies mettent-elles en
place pour assurer leur avenir, celui de leur famille et notamment
celui de leurs enfants ?
Les données de terrain utilisées ont été recueillies entre
2004 et 2010 aux cours de séjours allant de quinze jours à deux
mois. Les liens noués lors des premières enquêtes ont permis de
développer de proche en proche un réseau de relations privilégiées
avec des femmes principalement originaires du Yémen, de Palestine
(du Liban et des territoires occupés) et d’Irak. Plusieurs
méthodes d’enquête ont été croisées, comprenant nombre de
rencontres ponctuelles et informelles, une vingtaine d’entretiens
semi dirigés enregistrés et des relations approfondies et répétées
9
avec une demi-douzaine de femmes dont j’ai pu rencontrer les
conjoints et certains enfants, âgés de dix-sept à vingt-huit ans.
Contraintes légales de la migration aux Emirats Arabes
Unis
Comme dans d'autres pays arabes de la région, aux Emirats
Arabes Unis, il est presque impossible pour les migrants d'accéder
à la nationalité émirienne12. Leur présence est donc liée d'une
part à un contrat de travail, et d'autre part à un garant ou
sponsor (kafîl) qui peut être l'employeur, le partenaire de business
ou encore un membre de la famille (conjoint, parent, enfant) lui-
même lié à un kafîl. Durant tout le séjour du migrant (même si
celui-ci s'étend sur plusieurs dizaines d'années) ce garant reste
économiquement et légalement responsable du travailleur13.
En dehors du cas particulier du sponsorship interne à la
famille, le kafîl et le travailleur sont toujours liés par le
contrat de travail du second, ce qui signifie que le migrant n'a
pas la liberté de changer d'emploi sans l'accord explicite de son
kafîl qui transférera alors son autorité et sa responsabilité au
12 A de rares exceptions près : ainsi, au Koweït dans les années 1950, certainsPalestiniens ont pu obtenir la nationalité. Voir LONGVA, 1997, et 1999, pp. 20-22. De même, aux EAU, dans les années 1970, et sous certaines conditions, desYéménites et Iraniens d'origine ont obtenu la nationalité. Dans les années 2000,cela devient presque impossible pour ces catégories nationales. Sur la migrationyéménite aux EAU, voir CAMELIN, 2006. Voir également United Arab Emirates Official Gazette1973, No. 13. La nationalité n’est presque plus qu’accordée avec le soutien (ouà la demande) d’un membre de la famille régnante. Un léger assouplissement esttoutefois en cours, puisqu’en novembre 2011, à l’occasion de la célébration des40 ans d’indépendance, le Cheikh Khalîfa b. Zâyid a annoncé que les femmesémiriennes mariées à un étranger auront la possibilité de transmettre leurnationalité à leurs enfants qui devront en faire la demande à 18 ans, âge de lamajorité.13 Voir BEAUGE et BUTTNER, 1991 ; ESIM et SMITH, 2004 ; KHALAF, 1992 ; LONGVA, 1999.
10
nouveau sponsor/employeur du migrant. Cela signifie par ailleurs
qu'au terme du contrat (notamment au moment de la retraite), le
migrant doit quitter le pays. Dans un certain nombre de cas, cette
responsabilité du kafîl consiste en fait à exercer un pouvoir de
contrôle quasi absolu sur le migrant, notamment par le fait de
détenir son passeport. Sans grande surprise, on peut constater que
plus les catégories socio-professionnelles des travailleurs sont
basses, plus la dépendance est grande. Dans ce cadre, le
regroupement familial constitue une exception à ce système.
Lorsque les conditions économiques sont remplies, un travailleur
peut faire venir son conjoint (dans l'immense majorité des cas il
s'agit d'un homme faisant venir sa femme) mais aussi ses parents,
ses fils mineurs et ses filles non mariées, sans limite d’âge.
Nous nous trouvons dans ce cas face à une extension de la logique
de la kafâla puisque le lien employeur local/travailleur migrant a
disparu. C’est le travailleur chef de famille qui devient le kafîl
et responsable des membres de sa famille. Toutefois, la
possibilité d'obtenir un visa familial est strictement liée aux
revenus du migrant. Là encore, les restrictions sont importantes
et les conditions économiques requises de plus en plus
exigeantes : ainsi, en une dizaine d'années (entre 2000 et 2010),
le salaire mensuel minimum demandé est passé de 3000 AED (environ
560 euros) à 4000 puis 6000 puis 10000 dirhams (environ 1875
euros)14.
Cette augmentation constitue une pression extrêmement forte
sur les familles et l'enquête de terrain montre clairement une
14 Voir l'article de Andy Sambidge dans Arabian Business, 2009, « UAE raises minimumsalary limit for expats with family », ainsi que différents commentaires laisséspar les internautes en réaction à l'article.
11
évolution des perspectives migratoires selon l'âge des personnes.
Dans la catégorie considérée, on peut ainsi distinguer trois
groupes de femmes migrantes :
1- Celles arrivées en famille entre les années 1970 et 2000 et
qui sont toujours installées aux Émirats Arabes Unis.
2- La seconde catégorie est double. Elle comprend les familles
qui sont arrivées après 2000 et les jeunes femmes très
qualifiées qui viennent seules, surtout depuis le milieu des
années 2000.
3- Enfin, la troisième catégorie est composée des jeunes
femmes qui sont arrivées enfants ou sont nées aux Émirats
Arabes Unis et y ont grandi.
Il sera ici principalement question de femmes appartenant à la
première catégorie et ayant effectué une seconde migration vers un
pays tiers. Les autres seront mentionnées plus rapidement et à
titre d’exemple. En cherchant à comprendre le déroulement de ces
vies de migrantes, il devient alors possible de saisir la
transformation des conditions et des enjeux d’une partie de la
migration féminine aux EAU.
Les premières années de la migration
Dans les années qui suivent l'indépendance des Emirats Arabes
Unis, le pays a d'énormes besoins en main-d'œuvre qualifiée et de
très nombreux hommes du Proche-Orient (Irakiens, Palestiniens,
Yéménites, Soudanais...) trouvent là des emplois prometteurs. Dans
ce pays où tout est à construire, ces hommes nés autour des années
12
1940 et 1950 viennent et s'installent en famille, et ce sont eux -
et non leurs épouses - qui sont les instigateurs de la migration.
Dans les premiers temps, les conditions de vie sont relativement
spartiates, mais une trentaine d'années après leur arrivée, la
plupart des femmes que j'ai rencontrées gardent une nostalgie
forte de cette période. La ville est un immense chantier, les
projets les plus fous semblent réalisables (et bon nombre seront
réalisés), les immeubles poussent à toute allure et le pays tout
entier est tourné vers l’avenir. Chacun est logé selon les
opportunités et, dans la nouvelle ville en construction, il
n'existe aucun regroupement par nationalité ou origine ethnique,
pas de quartier yéménite ou palestinien15. Jeunes mariées pour la
plupart, certaines des épouses qui arrivent ont suivi un cursus
universitaire (à Beyrouth, Baghdad...), d'autres se sont mariées
après être sorties du lycée, toutes se trouvent loin de leur
famille et pour parer à la solitude, une vie sociale intense se
développe, fondée sur deux modalités : le couple, la famille
nucléaire le cas échéant et la proximité géographique.
Dans ces premiers temps, la relation de couple joue un rôle
fondamental puisqu’elle constitue le seul élément familial
présent, même si, assez rapidement, une migration de fratrie voit
le jour, un homme jouant de son réseau professionnel pour faire
venir son/ses frère(s) ou beau-frère(s). C’est avec son petit
garçon de deux ans et enceinte du second que Noha est arrivée de
Baghdad en 1973 : « Je ne connaissais personne et la ville était très différente de
Baghdad, ce n’était pas une ville, il n’y avait presque aucune rue goudronnée. Alors au
15 On note toutefois que la ville limitrophe de Banî Yâs (qui est aujourd’huiconsidéré comme un quartier u peu lointain du centre d’Abu Dhabi) est trèslargement occupé par des familles yéménites ayant ou non reçu la nationalitéémirienne.
13
début quand on ne connaît personne, que c’est un nouvel endroit, on se resserre sur la
famille, les enfants et le mari et puis au bout d’un ou deux ans j’avais rencontré des gens,
je connaissais les voisins ».
Par ailleurs, c'est par le mari qu'une bonne partie de la
première socialisation se construit. C'est lui qui, dans le cadre
de son travail et de ses déplacements, a l'occasion de rencontrer
des compatriotes, mais aussi de nouer des liens d’affinités
indépendants de la nationalité d’origine, à la fois avec d’autres
migrants mais aussi avec des ressortissants émiriens. C’est donc
par son intermédiaire que peuvent s’établir les contacts et les
rapprochements entre les épouses.
S'ils sont fondamentaux pour échanger des nouvelles du pays
d'origine, célébrer ensemble les fêtes annuelles et aider à la
circulation des cadeaux et du courrier lors des retours dans le
pays d'origine, ces réseaux ne sont néanmoins pas suffisants au
quotidien pour les femmes n’exerçant pas d’activité
professionnelle. De fait, il n'y a dans cette ville en formation
aucune infrastructure, pas de transport en commun, très peu de
taxis, et la majorité des couples possède, au mieux, une seule
voiture. Les liens établis par l’intermédiaire du mari restent
donc des liens plus ponctuels, ou, selon la force des affinités,
des liens entre familles, entretenus lors de sorties et de pique-
niques organisés en commun pendant les week-ends. Au quotidien, la
solidarité féminine se construit donc sur la relation de proximité
au cœur de l'immeuble ou du quartier d'habitation et très souvent,
c'est l'arrivée du premier enfant qui va permettre de nouer des
relations importantes. « Heureusement que ma voisine Maryam était là quand
ma fille est née » raconte Sârâ, aujourd’hui mère de quatre enfants.
14
« C’est elle qui s’est occupée de moi, de ma maison. Je ne savais pas comment faire pour
laver ma fille. Je l’essuyais avec une serviette humide. Maryam est venue, elle l’a retournée
sur son bras et elle l’a lavée à l’eau. Ma mère est venue ensuite pendant quatre mois, mais
elle ne pouvait pas être là tout au début. C’est Maryam qui s’est occupé de tout, en fait
comme une mère ». Dans cette première période de double ou triple
apprentissage (apprentissage de la migration, de la vie de femme
mariée, de la maternité), on note une forte appropriation des
espaces que je définis comme ''intermédiaires''16, c’est-à-dire
n’appartenant ni à la sphère domestique et privée des habitations
ni à la sphère publique et partagée de la rue. Les récits sont
toujours particulièrement vivants lorsque, dans un entretien, ces
femmes se remémorent les usages des paliers pour préparer les
repas ou discuter en compagnie des voisines pendant que les
enfants jouent17. C'est souvent à l'occasion de ces évocations
qu'elles soulignent que ces relations de voisinage ont été le
cadre de leur découverte et leur apprentissage de la
multiculturalité, souvent évoqué en relation à l’alimentation et
aux soins aux jeunes enfants : en un mouvement constant, la
migration se poursuit et de nouvelles familles de classes moyennes
ne cessent de venir s’installer, originaires du Soudan, du
Pakistan, de tous les pays arabes, de Turquie… En même temps que
les enfants naissent et grandissent, la vie de quartier se
développe et les liens de solidarité s’intensifient. A un niveau
plus large, les planifications urbaines s’enchainent, et le Cheikh
Zâyid poursuit sans faiblir le développement économique et social16 Cette constatation reste tout à fait valable dans le cas des migrations plusrécentes. Ainsi aujourd'hui encore, l'ascenseur et les paliers de certainsimmeubles sont de véritables espaces de rencontre pour les habitantes etparticulièrement les nouvelles venues.17 Les cours d'immeubles sont également souvent mentionnées ainsi que le terre-plein devant l'école.
15
annoncé de son pays. A une vitesse saisissante, la ville se
développe, s’agrandit, se modernise.
Maîtriser la situation migratoire
C'est le plus souvent à l'occasion de la naissance d'un
troisième ou quatrième enfant, ou en raison d'un changement de
situation professionnelle que la famille déménage, s'éloignant
ainsi de ce voisinage qui a joué un rôle si important au moment de
l’installation. Dans le choix de la nouvelle résidence, la
proximité de l’ancienne habitation est peu prise en compte. On
cherche avant tout un logement plus grand, plus confortable. Par
ailleurs, en quelques années les rues ont été goudronnées et les
taxis ont fait leur apparition. Souvent, c'est entre cinq et dix
ans après leur arrivée que les femmes apprennent à conduire et
accèdent ainsi à une bonne connaissance de la ville et à une plus
grande autonomie. Dans cette seconde période, il semble que la
nécessité d'un réseau de proximité fortement structuré ne soit
plus aussi importante. Les liens et les amitiés sont noués, et
l'accès aux transports (taxi ou voiture) comme le développement du
réseau téléphonique permettent de les entretenir. C'est le moment
où les femmes peuvent éventuellement, à leur tour, prendre soin
d'une jeune femme du voisinage, nouvellement arrivée dans le pays.
Mais de manière générale, la sociabilité tend désormais à se
développer plus largement sur un mode d'affinité que de proximité
géographique (plus d'homogénéité en termes de classe d'âge, de
situation familiale - enfants d'âge proche -, économique et
professionnelle pour les maris…).
16
Les plus jeunes enfants sont scolarisés et c'est le moment où
la famille, engageant une réflexion sur l'avenir, cherche à
développer des stratégies prévisionnelles. Une option souvent
retenue est celle du second salaire. Le réseau de connaissances
large et solide permet aux femmes d'accéder à des emplois
intermédiaires, que ce soit dans des sociétés privées ou
gouvernementales. Les stratégies des unes et des autres peuvent
diverger légèrement : certaines suivent une formation
préalablement à leur recherche d'emploi (stage de langue,
d'informatique...), d'autres font valoir leur diplômes (c'est
souvent le cas de celles, nombreuses, qui ont suivi un cursus de
pédagogie et sont enseignantes). Durant cette période de leur vie,
elles sont nombreuses à s’investir dans des activités associatives
et caritatives souvent en lien avec leur pays d’origine, mais
aussi à animer des clubs sociaux ou culturels. Dans le même temps,
les discussions s'engagent autour de la question de la précarité
de la résidence. Toutes soulignent leur profond attachement à la
ville d'Abu Dhabi : « mes enfants sont nés ici », « mes amies
vivent ici », « il n'y a jamais de violence, d'agression », « je
peux faire ce que je veux, quand je veux, je me sens toujours en
sécurité », « ici tout est simple »... Il est à noter que ce
sentiment de liberté et de sécurité n'inclut jamais une réflexion
sur l'ordre politique du pays, ni sur le fait que cette liberté et
cette douceur de vivre ont pour contrepartie une absence totale
d'esprit critique et un silence de plomb sur la condition des
ouvriers et des employés de maison qui font respectivement tourner
les chantiers de construction et les maisons des familles
émiriennes comme celles des migrants plus fortunés employant des
17
domestiques. On peut entendre des discussions, voire des critiques
sévères sur certains chefs d’Etat et gouvernements arabes, mais
jamais sur la politique émirienne, et cela est plus vrai encore
pour les femmes arrivées dans les années 1970 et 1980 qui admirent
profondément le Cheikh Zâyid18. Toutefois, si elles se sentent
appartenir à la ville, elles savent que la ville et le pays ne les
reconnaissent pas comme faisant partie des leurs.
La nécessité d'un ailleurs pour mieux pouvoir rester
Le mot « déportation » est récurrent dans les conversations.
Les femmes que j’ai rencontrées vivent dans des lieux d’où elles-
mêmes ou des proches peuvent à tout instant être rejetés. Même si
dans les catégories sociales les plus favorisées les cas restent
finalement rares, le sentiment de fragilité est particulièrement
fort. Un conflit anodin, un accident de la route, ou une parole
jugée offensante peuvent prendre des proportions alarmantes s’ils
impliquent un ressortissant émirien. Par ailleurs, le visa étant
lié à un contrat de travail, la perte de ce travail ou tout
simplement le départ à la retraite entraine l’impossibilité de
résider sur le territoire des EAU. Par ailleurs la plupart ont
fait l’expérience directe ou indirecte de l’instabilité politique,
de la fuite ou de la perte d’un espace privé sécurisant : l’exode
de leurs parents palestiniens en 1948, les renversements de
gouvernements au Yémen ou en Irak, les guerres du Golfe et
l’impossibilité pour la majorité des Palestiniens et des Yéménites
de retourner au Koweït19.
18 Le Cheikh Zâyid est décédé en novembre 2004.19 Voir CAMELIN, 2011.
18
Cette fragilité du statut entraine donc un sentiment de risque
et, pour y parer, il est des sujets que l’on n’aborde pas, des
critiques que l’on ne formule pas, des engagements que l’on ne
prend pas. La plus grande part de la vie d’adulte de ces personnes
s’est déroulée aux Émirats Arabes Unis, et c’est là qu’elles ont
construit leur vie de femme, là, qu’elles ont élevé leurs enfants,
là que se trouvent leurs relations, leurs amis et une bonne partie
de leurs souvenirs. Chacune reste donc attentive à éviter les
faux-pas, assurant au quotidien la possibilité de rester là où
elle est. La contrepartie de cette non-implication dans la société
globale assure une qualité de vie qu’elles estiment ne pas pouvoir
trouver ailleurs.
Toutefois, l’inquiétude sous-jacente et le poids de la menace
pèsent clairement différemment selon que les femmes pensent avoir
ou pas la possibilité de s’installer confortablement dans leur
pays d’origine. Si cette possibilité semble incertaine ou
inquiétante (c'est notamment souvent le cas des Palestiniennes
mais pas seulement), c'est alors qu'est considérée ce que je
désigne comme une migration de « passeport ». L’avenir et la
sécurité des enfants se trouvent bien entendu au cœur des
discussions. Pour ces familles de classe moyenne et moyenne
supérieure il est impératif de permettre aux enfants de poursuivre
des études supérieures et, jusqu’à une période récente, il
n’existait pas d’université suffisamment compétitive. Depuis
quelques années on trouve à Abu Dhabi des enseignements de grande
qualité, mais à des prix souvent prohibitifs pour les étrangers ce
qui les incitent fortement à chercher des universités dans
d’autres pays. Cette migration de « passeport » consiste à
19
envisager une seconde migration vers un pays perçu comme
« stable » et qui pourra, le cas échéant, produire à la fois une
protection (protection politique mais aussi de santé, d'accès à
l'éducation, de retraite...) et un passeport permettant de voyager
sereinement. Lors de l’enquête, il est apparu que les trois-quarts
des femmes et leur famille ayant effectué cette migration dans les
années 1990 sont partis vers les Etats-Unis et en 2010, elles
étaient nombreuses à envisager de migrer, notamment vers le
Canada, ou, dans l'ordre des préférences, vers les États-Unis, la
Grande-Bretagne, l'Australie et la Nouvelle-Zélande20. On compare
les avantages et les inconvénients des différentes destinations
(temps d’obtention de la nationalité, présence préalable d’une
partie de la famille, couverture médicale, conditions d’obtention
de bourses scolaires, universitaires…). Si aujourd’hui le Canada
emporte nettement la préférence en termes de facilité d'accession
à la nationalité, de neutralité de passeport, de confort de vie et
de protections sociales, certains y renoncent en raison du climat
et de la longueur de l'hiver.
Quel que soit le pays de destination, les objectifs des
différentes générations se rejoignent parfois de manière
frappante. Chez celles qui ont migré en Amérique du Nord, Europe
ou Australie, et qui en sont revenues, comme chez celles qui sont
engagées ou souhaitent s’engager dans un processus similaire, on
retrouve, dans les discours, la construction d’une dissociation
20 Il est très difficile d’obtenir une image claire de la situation et desrépercussions des attentats de Septembre 2001 aux Etats-Unis puisque les cas defigure ici mentionnés n’entrent pas dans les statistiques accessibles. Ainsi,que ce soit pour le Canada ou pour les E.U., les statistiques annuelles rendentcompte du nombre de visas délivrés soit par pays d’origine - et sans préciserdans quel pays la demande est faite -, soit par pays dans lequel la demande estdéposée, sans préciser la nationalité des migrants.
20
effective entre l'« obtention d'un passeport » et l'« acquisition
de nationalité », ce qui conduit à une instrumentalisation
complète de la nationalité21. On peut considérer que le lien
attachant un Etat à un individu (et vice-versa) est suffisamment
fort pour qu’il puisse s’étendre au-delà du territoire national,
puisque, même en pays étranger, le détenteur d’un passeport jouit
normalement de la protection de son Etat. En retour, chaque Etat
attend de ces ressortissants qu’ils se comportent en citoyens,
participant au développement social, politique, économique, etc…,
du pays. Or, dans le cas de ces « migrations de passeport », la
relation entre ces deux dimensions est totalement rompue, les
détenteurs de ces passeports les considérant comme des assurances
tout risque sans ressentir le moindre désir ni la moindre
obligation de résider sur le territoire, ni ressentir le moindre
sentiment d’appartenance à l’Etat, sa population ou son histoire.
Plus que « déterritorialisés »22, ce sont des nationaux a-
territorialisés, et l’on se trouve face à une dissociation extrême
du lien administratif et juridique à un Etat et du sentiment
d’appartenance à une communauté nationale. Ironiquement, ces
détenteurs de nationalité-passeport ont mis à l’épreuve la
suggestion d’Anderson et Lochak, d’opérer une distinction
terminologique entre le lien d’allégeance à un Etat - qu’ils
proposent de nommer « étaticité » -, et le sentiment
d’appartenance, individuel ou collectif à une collectivité
partageant une histoire, une culture ou une langue, et rendu par21 On pourra objecter qu’il y a là un biais méthodologique important puisquel’enquête ne prend pas en considération les personnes qui ont migré et sontrestées dans le pays de migration. Toutefois l’objectif de ce travail estjustement de prendre en considération ce type spécifique de « migration depasseport » jusque-là fort peu étudié.22 RAZY et BABY-COLLIN, 2011, p. 8.
21
le terme de « nationité »23. Le résultat produit n’est alors pas
celui, envisagé par Anderson et Lochak, de permettre à un individu
de pouvoir revendiquer à la fois une appartenance à un Etat et une
appartenance identitaire singulière au sein de cet Etat, mais
bien, au contraire, de permettre à un individu de séparer
totalement les deux notions et d’en user indépendamment de toute
contingence citoyenne ou territoriale.
Les enquêtes à Abu Dhabi montrent cependant que cette décision
n’est pas toujours empreinte de cynisme et qu’elle reste souvent
difficile à prendre. Les hommes sont plus réticents du fait de
l'incertitude professionnelle qu'un tel mouvement engendre. A ce
stade de leur vie, les femmes ont acquis une certaine assurance
dans la gestion de leur quotidien en migration et, en l’absence de
famille élargie, elles ont été poussées à l’autonomie, parfois
encouragées par leur conjoint. Il est particulièrement frappant de
noter que ce sont souvent elles qui prennent les choses en main.
Nûrâ, Salmâ, Amal, Maryam et d’autres que j’ai rencontrées ont
rassemblé les renseignements, monté les dossiers de demande de
visa. Dans presque toutes ces familles de classe moyenne, il y a
un ou plusieurs membres installés dans un pays-passeport et c'est
à eux que l'on fait appel pour appuyer la demande. Pour toutes ces
femmes qui sont finalement revenues à Abu Dhabi, cette
installation dans ce pays tiers a répondu à une douloureuse
nécessité, un second déracinement pour elles qui disent souvent
avoir déjà perdu un pays24. Le mouvement migratoire qu’elles
23 ANDERSON, 1983, et LOCHAK, 1988.24 A ce sujet on peut noter une différence importante avec les femmes appartenantà la génération des 20/30 ans et dont la migration aux Emirats date de moins decinq ans qui sont beaucoup moins attachées au lieu d’Abu Dhabi qu’elles n’ontpas vu émerger au fil des ans.
22
opèrent n’a pourtant rien de définitif et l’on constate, au fil
des discussions, qu’il est souvent accueilli dans un environnement
familial déjà transnational25 puisque souvent, une partie de la
famille de l’un ou l’autre membre du couple est installée dans le
futur pays d’accueil. Dans la mesure du possible, on envisage donc
une installation à proximité d'un frère, d'une cousine, d’un oncle
ou d’une sœur déjà installés, à défaut des amis ou des
connaissances.
L'installation envisagée, totalement utilitaire, doit être
réduite à son plus strict minimum : juste le temps nécessaire à
l'obtention du fameux passeport. Il est toutefois frappant de
constater que pour les femmes, ce séjour est souvent l'occasion
d'accéder à une formation ou de renforcer une compétence
professionnelle (diplôme de pharmacienne, formation de
documentaliste, diplôme de diététicienne, spécialisation
d'ingénieur...), alors que pour les hommes la situation est
souvent vécue comme un déclassement et engendre une instabilité
professionnelle douloureuse. On peut d'ailleurs noter qu'un
certain nombre d'entre eux ne parvient pas à s'adapter et retourne
aux Émirats Arabes Unis pour poursuivre une carrière plus
valorisante. Pour un temps pouvant aller de quelques mois à
plusieurs années, la famille est alors scindée entre, d’un côté,
le mari ou le père qui travaille et réside aux Emirats et
entretient ainsi leur famille à distance, et, de l’autre, l’épouse
ou la mère qui, durant ces années d'attente de nationalité, prend
en charge la gestion quotidienne de la famille, de la maison, de
l'éducation des enfants, des démarches administratives, etc…
25 Sur la question des familles transnationales, voir le volume de la revueAutrement, 2011, num. 57-58 qui est consacré à la question.
23
Si tous les couples ne résistent pas à la séparation de fait,
les femmes rencontrées entre 2004 et 2010 à Abu Dhabi disent
toutes avoir poussé un soupir de soulagement au moment où, au
terme de leur attente (trois à quatre ans en moyenne), les
précieux papiers en poche, elles peuvent enfin repartir
s'installer dans le Golfe. La structure familiale se modifie
toutefois souvent par rapport à ce qu’elle était à l'arrivée. Les
plus grands enfants sont parfois en âge d'entrer à l'université et
entament donc leurs études sur place. Il arrive aussi qu'il soit
décidé que des adolescents restent en pensionnat afin de
bénéficier d'une éducation privilégiée. Le fait n'est pas
systématique pour autant, et dans les raisons avancées pour
souligner la nécessité du retour, la volonté d'élever les
adolescents dans un environnement régulé, sans danger, et
musulman, apparaît prioritairement.
Le choix du retour
Installées dans une ville qu'elles ont choisie, confortées par
l'assurance d'avoir en poche un passeport protecteur, bien formées
et efficaces, elles trouvent sans problème des postes
intermédiaires et elles occupent parfois des responsabilités dans
les entreprises privées et dans les administrations du
gouvernement. Au vu de leurs compétences, du réseau de relations
qu'elles ont construit au fil des ans et de leur maîtrise de
l'anglais, la question de la recherche d'emploi se pose peu. La
politique nationale officielle encourage très largement le travail
féminin qualifié26, encouragement qui trouve un écho tant parmi les26 Depuis plusieurs années déjà, l'État encourage la scolarité, la
24
émiriennes que parmi les migrantes et tout particulièrement les
migrantes originaires du monde arabe.
Dans deux cas rencontrés, on constate qu'au terme de plus de
trente ans de parcours migratoire la situation de sponsorship
s'est inversée. Lorsque que Maryam, Yéménite originaire d’Aden, et
Amal, Palestinienne du Liban, sont arrivées, l’une toute jeune
mariée et l’autre mère de deux jeunes enfants, elles se trouvaient
sous la responsabilité de leur époux. Aujourd’hui, ce sont elles
qui sont les sponsors de ceux-ci, l'un d'entre eux étant à la
retraite et le second sans travail suite à un accident. Dans les
années à venir, il est probable que la situation se reproduise
dans la plupart des cas où le mari, plus âgé que la femme, part à
la retraite avant elle. Il est alors frappant de constater le
renversement de la situation au cours de la trentaine d’année
écoulée, temps au terme duquel elles se retrouvent économiquement
et juridiquement dans la position de chef de famille. Ce résultat
n’est pourtant pas le fruit d’une revendication affirmée, ni d’une
volonté d’autonomisation ou d’émancipation revendiquée mais plutôt
celui de construction de la part de femmes qui, avec une capacité
d’adaptation remarquable, ont su saisir chaque opportunité pour
construire un espace de vie choisi.
Ces sponsorships féminins ne représentent pourtant pas un but
en soi. Eux aussi prendront fin au terme de la carrière
professionnelle de leur détentrice. Il ne s'agit donc que de
reculer le moment où le départ deviendra inévitable, à moins que
professionnalisation et l'emploi des femmes. On peut voir des exemples de cetintérêt dans les articles régulièrement publiés dans les journaux locaux, maisaussi dans les rapports remis par différentes branches du gouvernement. Cf.Ministry of State for Federal National Council Affairs, Women in the United ArabEmirates: A Portrait of Progress, 2007.
25
l'un des enfants du couple, devenu adulte, souvent très bien formé
dans une université nord-américaine (ils sont ingénieurs dans
différentes branches, informaticiens, médecins, dentistes,
architectes, entrepreneurs...), fasse à son tour le choix de
revenir vivre aux Emirats Arabes Unis et puisse devenir le kafîl de
ses parents. La situation n’est pas rare et dans presque toutes
les familles rencontrées correspondant à ces parcours migratoires,
un au moins des enfants était revenu dans le pays de son enfance.
Ainsi, dans la troisième catégorie précédemment mentionnée et
regroupant les jeunes femmes qui sont arrivées enfants ou sont
nées aux Émirats Arabes Unis et y ont grandi, on constate que si
la très grande majorité fait ses études en Amérique du Nord ou en
Australie, plus de la moitié revient travailler dans le pays, dont
elles n'ont pas la nationalité mais qui reste celui dans lequel
elles ont grandi et dans lequel leurs parents vivent. Outre la
possibilité d’occuper un emploi valorisé, le sentiment
d’appartenance à la ville, la familiarité et l’ancienneté des
relations sont autant de dimensions mises en avant lorsqu’elles
parlent de leur choix de retour. Souvent célibataires et exerçant
un métier choisi, on pourrait penser que leur position se
rapproche de la catégorie des jeunes femmes très qualifiées,
originaires du Liban, de Syrie, de Jordanie et qui, depuis une
bonne dizaine d'années ont commencé à migrer seules. La situation
de ces dernières reste cependant bien différente. Leur départ a
souvent fait l'objet d'âpres négociations au sein de la famille
proche et élargie, et elle perçoivent leur séjour aux Émirats
Arabes Unis comme une première étape qui leur permet à la fois
d'acquérir une expérience professionnelle, éventuellement de se
26
constituer un petit capital, et d'accéder à une autonomie
difficile à acquérir dans leur pays d'origine. Souvent, les
Émirats Arabes Unis sont vus comme une étape intermédiaire, un
tremplin vers une seconde migration professionnelle. Contrairement
à leurs aînées venues en famille qui ont développé un sentiment
d’appartenance vis-à-vis des EAU et ont instrumentalisées un Etat
tierce afin de pouvoir y résider sereinement, pour cette jeune
génération, c'est l'espace des pays du Golfe qui est
instrumentalisé. Il existe néanmoins un point commun entre ces
deux groupes de jeunes femmes : dans un cas comme dans l’autre, on
constate que beaucoup ne sont pas mariées. Si chez les plus jeunes
le discours est avant tout centré sur la réussite professionnelle
et la volonté d’indépendance, il apparaît clairement que vers
vingt-sept ou vingt-huit ans le célibat devient lourd à porter. Si
certaines ont dû trouver les arguments pour convaincre leur
famille de les laisser partir, je n’ai rencontré qu’une seule
femme de 28 ans à soutenir qu’elle était prête à épouser un homme
de n’importe quelle origine.
Conclusion
Au-delà de l’intérêt particulier que ces femmes migrantes
peuvent susciter, il est frappant de constater que leur parcours
et l’implantation de deux générations permettent également de
donner un éclairage sur le pays lui-même. De fait, dès
l’indépendance, une migration, qualifiée ou laborieuse, fut
largement encouragée afin de construire le pays. Or, quarante ans
27
plus tard, on constate qu’une partie de ces migrants (notamment
les plus qualifiés) a développé un fort sentiment d’appartenance à
la ville, sentiment qui se trouve encore renforcé auprès des plus
jeunes générations. Dans ce contexte, et de manière inattendue,
les femmes arrivées comme conjointes dans les années 1970 à 1990
se sont approprié les lieux, saisissant les opportunités en termes
de développement professionnel, personnel et financier. La ville
d’Abu Dhabi est donc présentée la fois comme un espace
d’autonomisation et de liberté, et à la fois comme une plate-forme
pour construire des parcours de vie souvent faits d'expériences
migratoires multiples. Ce sont ces femmes qui, par volonté
d’anticipation d’une instabilité à venir, ont su trouver les
outils leur permettant de participer activement à la construction
d’alternatives migratoires et économiques pour elles-mêmes et leur
famille.
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