Mouvements des musiciens dans l'Antiquité

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Première partie MUSIQUE, MOUVEMENT, ÉMOTION

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Première partie

Musique, MouveMent, éMotion

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Mouvements des musiciens 1

Annie BÉLIS

Dans cette conférence sur « les mouvements des musiciens » qui servira de prélude à ce colloque, il sera question de musique, de rythmes et de danses.

Ces rencontres le prouvent : chacun reconnaît maintenant l’importance que les Grecs puis les Romains ont accordée à la danse – (aux danses), en solo, en groupe, avec ou sans instruments à vent, à cordes, et surtout à percussion.

Qu’est-ce que la danse ? Du rythme incarné dans un corps.C’est un art de faire mouvoir son corps dans une gestuelle harmonieuse

qui obéit à un ensemble de contraintes. Sans vouloir empiéter un domaine qui n’est pas le mien, dont d’autres parleront, je placerai mon prélude sous l’égide d’une citation des Lois de Platon : « D’une façon générale, en faisant entendre un son, soit pendant des chants, soit en parlant, nul n’est capable de garder son corps en repos 2. »

Cette règle avait trouvé un exemplum cité par plusieurs auteurs : lorsque l’aulète Timothée de Milet exécutait devant lui le nome orthien, Alexandre ne pouvait se retenir de saisir ses armes et de danser la pyrrhique 3.

Ce serait donc une véritable compulsion que d’accompagner la parole ou la musique, c’est-à-dire des rythmes, par le mouvement du corps, et tout l’art de la danse est de transformer cet élan individuel en une gestuelle, c’est-à-dire en mouvements et en évolutions ordonnés, réglés, expressifs, imitatifs et codés, soit d’un individu, soit d’un groupe d’individus.

Mais alors, qu’en était-il des musiciens professionnels, en récital ou en concours, et de leur public, assis sur les gradins des théâtres ? les chanteurs

1. Je dédie cette conférence à la mémoire d’un grand historien, disparu cet été, Pierre Vidal-Naquet, non seulement en raison de nos liens d’amitié et parce qu’il fut comme mon second père, mais aussi, parce que, pendant vingt ans, il n’a cessé de m’encourager à travailler sur la musique antique et à la faire entendre. Il a eu l’extrême gentillesse de préfacer le livret du CD de l’Ensemble Kérylos.

2. Platon, Lois, VII, 816a 3-5.3. Plutarque, Fortune d’Alexandre, 334 ; Dion Chrysostome, Discours I, 1-2 ; Souda, s.v. Timovqeoı

Milhvsioı (bien qu’il s’agisse de Timothée de Thèbes) ; Photius citant Himérios, Bibliothèque, (243), 372a.

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et instrumentistes cédaient-ils à leur seule impulsion en se laissant entraîner au mouvement par les airs qu’ils étaient eux-mêmes en train de jouer ?

Ou pour poser la question sous un angle différent : l’esthétique musicale de l’Antiquité n’était-elle qu’auditive, ou bien comportait-elle aussi une part de spectacle visuel ? si oui, sous quelles formes et dans quelles limites ?, ce qui revient à se demander si les mouvements des solistes étaient ou non réglementés.

Bien entendu, ces questions ne se poseraient pas si les aulètes pythiques, les citharistes et les citharèdes étaient restés strictement immobiles et n’avaient pas pratiqué une gestuelle, particulière aux musiciens. Nos sources, écrites et figurées, montrent qu’elle était partie intégrante de l’art du soliste.

La céramique attique à figures rouges, dont je n’utiliserai que des vases très connus (grosso modo entre 520 et 470 avant notre ère), nous donne à voir des images arrêtées, qui saisissent le mouvement à tel ou tel instant : lequel ?, ce sera à nous de le déterminer. Les textes, eux, depuis la fin de l’époque archaïque jusqu’à l’époque impériale, décrivent et analysent les attitudes.

Si, de prime abord, ce point peut sembler mineur, et en marge de la technique musicale, je m’appliquerai ici à montrer qu’il constituait au contraire une part non négligeable de l’esthétique musicale de l’Antiquité.

Posons une question saugrenue : à partir de quel moment la presta-tion des musiciens commençait-elle ? Dans les concours musicaux, la question était primordiale, car il s’agissait de définir à quel moment les juges commençaient à « noter » le compétiteur.

Un règlement de concours pythique, transmis par un papyrus de Karanis, du iie/iiie siècle de notre ère, nous donne la réponse : on juge le musicien dès qu’il apparaît à la vue des spectateurs.

On distinguera donc deux phases bien différentes, la phase de déplace-ments qui précèdent et suivent la prestation, et la prestation elle-même, où le musicien ne se déplace pas.

Avant la prestation

L’entrée en scène

Situons-le, ce musicien, dans l’espace théâtral, et suivons le dans la durée, concrètement, pendant qu’il effectue son « entrée » (ei[sodoı). À l’appel de son nom par le héraut, il sort des coulisses ou quitte les dessous du théâtre (l’ujposkhvnion), et effectue son entrée par la porte prévue par le règlement : entrer para; quravn, « par la mauvaise porte », entraînait une disqualification immédiate, comme l’indique le règlement de Karanis.

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Le voilà alors sur le proskhvnion, en pleine vue : pour lui, pour le public, et pour les juges, l’apparition du musicien est un moment décisif.

Même s’il n’a pas encore fait entendre la moindre note, le théâtre tout entier préjuge naïvement de son talent sur sa seule apparence, sur la splen-deur de son costume, sur la beauté et les ornements de son instrument. C’est ce que soulignent plusieurs textes, dont deux de Lucien, dans son Harmonides et dans son Adversus indoctos.

Citons un passage de l’empereur Julien dans l’éloge d’Eusébie (111a-b) :« Supposons », écrit-il, « un citharède virtuose dans son art [Terpandre ou

Arion] ; qu’on lui mette, autour du corps, le costume approprié à son art, et qu’on le fasse rentrer dans le théâtre […] ; jetant les yeux sur son costume et sa cithare, les [spectateurs naïfs] ne seront-ils pas émerveillés à cette vue, et ne jugeront-ils pas sa prestation musicale par le plaisir ou le déplaisir ? »

Pendant ce temps, les juges accomplissent déjà leur office : ils exami-nent si le concurrent a bien revêtu l’apparatus réglementaire (couronne et costume, accessoires et instrument).

La marche

À présent, le musicien se met en marche pour gagner la marche qui lui est assignée ; souvent, dans la Grèce classique (figure 1) c’est une estrade en bois, le bh`ma, que l’on voit ici, autour duquel les juges ont pris place.

Le voilà qui se déplace, mais de quelle façon ? Se contente-il de marcher d’un pas ordinaire, ou bien effectue-t-il alors une marche orchestique ? Aucun vase, à ma connaissance, ne figure l’entrée en scène d’un soliste. En revanche, sans être nombreuses, ni détaillées, les sources écrites décri-vent une démarche régulière et une attitude digne et composée, comme il convient à la solennité des récitals et des concours musicaux, qui se dérou-laient toujours dans le cadre des fêtes religieuses.

Epictète, cité par Arrien 4, témoigne de l’effort de maîtrise de soi qu’im-pliquait ce bref parcours, parce que le musicien est alors perdu de trac : « il garde une belle attitude, alors que, en faisant son entrée, il tremble de peur », stato;n e[cei kalovn, kai; o{mwı trevmei.

L’ei[sbasiı se faisait peut-être au pas de procession ou en mouve-ment cadencé. C’est ce que pourrait signifier l’expression du texte n° 1 : ajpo; podw`n […] ejmbathrivouı kai; coreutika;ı kinhvseiı, qu’Athénée emprunte au mousikovı Philippe de Délos, pour décrire les mouvements de pied des citharèdes d’antan 5.

Je suppose que la sortie, l’e[xodoı, s’effectuait dans les mêmes conditions d’apparat que l’entrée en scène.

4. Dissertationes ab Arriano Digestae, 2, 16, 9.5. Athénée, I, 21f.

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Au moment où ils accèdent au pied du podium, les musiciens ont en main leurs instruments ; les aulètes serrent les deux tuyaux, munis de leurs anches, l’un contre l’autre (figure 2). Ceux qui ont une cithare la portaient à deux mains. À l’époque impériale, un assistant accessoiriste, le bohqovı, la leur apportait. Lorsque le règlement de compétition autorisait les athlètes à concourir en présence de leur maître de voix, uJpo; fwnaskovn, c’est proba-blement lui qui s’en chargeait. Lors de ses premiers récitals à Rome, Néron était accompagné de deux « assistants » (ajkovlouqoi), et confia cette tâche subalterne aux préfets du prétoire 6.

La montée sur le podium

Il s’agit à présent de gravir les degrés du podium. C’est ce moment précis qu’Euphronios a choisi pour orner le célèbre cratère en calice du Louvre (vers 510 avant J.-C.) 7. Tête penchée, l’aulète Mélas gravit les degrés, en relevant élégamment le bas de sa longue robe pincée entre le pouce et l’index de sa main droite, son aulos dans la main gauche. Il a déjà le pied gauche sur la plate-forme.

Assis autour de lui, les juges regardent attentivement ses attitudes : celui qui est derrière lui porte son regard sur ses jambes, les deux autres s’intéres-sent l’un – à son visage, l’autre – à la tenue de son aulos.

On peut inférer de cette scène que les musiciens s’efforçaient d’accom-plir leur « montée des marches » avec élégance, dans un geste éminemment orchestique, celui de la « robe relevée » et du « pied haut levé ».

L’attitude des citharistes diffère quelque peu, comme le montre un cratère en calice du peintre de Pan (vers 480/470 avant J.-C.) (figure 3). On pourrait croire que le musicien escalade cavalièrement le podium, d’une grande enjambée. Sur la base, l’exclamation KALOS ne salue pas la beauté du musicien mais la dignité de son attitude.

Regardons attentivement. Le cithariste n’est pas en train de monter sur le bh``ma ; il est en position arrêtée. Le pied gauche bien calé sur l’estrade, la jambe pliée, il tient sa cithare à plat sur sa cuisse. Son regard est tourné vers la cheville qu’il tient entre le pouce et l’index : il est en train d’accorder et de faire basculer la cheville d’avant en arrière autour de la traverse, afin d’amener la corde à la hauteur désirée. Comme nous le voyons, il s’agit de la cheville la plus proche de lui, qui tend la nète, la note la plus aiguë de l’ins-trument. Comme on accorde à partir de la mèse, puis corde après corde, du grave à l’aigu, nous avons donc sous les yeux la phase finale de l’accord.

Avant de se mettre à jouer, il aura une dernière tâche à accomplir : faire rapidement sonner chaque corde successivement pour s’assurer que tout l’instrument sonne juste. Pour ce faire, il saisira alors son plectre, que l’on 6. Cf. BÉLIS A., « Néron musicien », cRAi 1989, p. 49.7. G 103, ARv2, 14/n° 2, 1619.

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ne voit pas ici et pour cause : il se trouve derrière la cithare ; on n’aperçoit que la cordelette pourpre qui le relie au baudrier, et qui, pour le moment, passe sur son poignet droit.

Dans cette scène, les Grecs reconnaissent une phase des récitals qui leur était familière : le dernier geste des instrumentistes à corde, avant qu’ils ne se placent sur le haut du podium et ne prennent leur position de jeu.

Les aulètes eux aussi procédaient à une dernière vérification avant de se mettre à jouer : après avoir ajusté la lanière de leur phorbéia, ils replacent leur couronne, avant d’emboucher l’instrument : c’est le geste de cet aulète sur cette kylix du peintre d’Antiphon du Musée de Boston (figure 4) 8, datable de 480 avant J.-C. 9. L’aulète, notons-le, n’est pas nu-pieds, et il ne porte pas la stolh; puqikhv, mais un manteau à bande de pourpre ; il ne s’apprête donc pas à participer à un concours musical. Je pense qu’il se prépare à accompagner une épreuve de concours gymnique (un saut, un lancer de disque ou un lancer de javelot).

Intéressons-nous à présent, non plus aux déplacements des musiciens, mais à leur attitude et à leurs gestes au cours de la prestation, en position statique.

Durant les prestations

Mouvements du corps

Si le bèma (figure 5) est un plateau carré, surélevé, il n’avait pas la fonction de l’estrade des chefs d’orchestre, qui leur permet d’être vus de tous les musiciens. Du reste, ce problème ne se posait pas pour les solistes grecs ou romains puisqu’ils étaient placés en contrebas des gradins.

Le bèma est un périmètre de très petites dimensions. Son exiguïté a pour effet – il serait plus exact de dire pour objectif –, d’empêcher tout déplacement du soliste et de limiter ses évolutions. Une fois installé, les pieds presque joints et légèrement décalés, posés bien à plat, il ne peut plus accomplir le moindre pas, ni en avant, ni en arrière, ni de côté, sans risquer le ridicule d’une chute, par ailleurs disqualificative – une chute qu’aucune corde, qu’aucune rampe ne viennent d’ailleurs prévenir.

Du haut de leur estrade, les musiciens n’avaient pas d’autre choix que de demeurer en position statique : il leur était matériellement impossible d’esquisser le moindre pas de danse et cette règle valait également pour les solistes placés au sol.

Position statique, mais pas figée, loin de là. Un propos de Théophraste, recueilli par Athénée (texte n° 2), fait remonter l’usage d’une gestuelle

8. Metropolitan Museum of Arts, kylix 96.9.36, ARv2 341 (Manière du peintre d’Antiphon).9. Et que l’on voit aussi faire à un cithariste sur une amphore du peintre de Berlin (vers 480/470)

Münich, inv. n° 2319, ARv2 198.22 et p. 1633.

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propre aux instrumentistes à des temps très reculés, et en prête l’invention à un aulète sicilien du nom d’Andrôn de Catane, imité par le Thébain Cléolas, et bientôt suivi par l’ensemble de la profession.

Qeovfrastoı de; prw`tovn fhsin [Andrwna to;n Katanai`on aujlhth;n kinhvseiı kai; rJuqmou;ı poih`sai tw/` swvmati aujlou`nta: (…) meq j o}n Kleovlan to;n Qhbai`on 10.

Voici comment Desrousseaux traduisait ce témoignage :« Théophraste dit que le flûtiste Andron de Catane fut le premier à faire

des mouvements et des rythmes avec son corps en jouant de l’aulos. »

L’éditeur anglais Charles Gulick propose, pour kinhvseiı kai; rJuqmou;ı poih`sai tw/` swvmati aujlou`nta, « to add rhythmical motions of the body to the playing of the flute » (vol. I, p. 97).

Si elle n’est pas fautive, la formulation est raccourcie, mais son sens est clair : cet aulète fut le premier à imprimer à son corps des mouvements rythmés.

Rien dans ce texte n’indique la date d’Andrôn de Catane. Stéfanis l’a située entre le ve et le ive siècle, ce à quoi l’on ne saurait souscrire, puisque la céramique atteste, dès la fin du sixième siècle, que les aulètes exécutaient déjà certains mouvements, comme on en voit sur l’amphore à figures rouges du peintre de Kléophradès 11, datable de 490 avant notre ère. Chacun de nous, je présume, partage le jugement porté par l’inscription peinte sur le bord de l’estrade : kalo;ı ei\, « tu es beau ».

Un jeune aulète qui n’a encore que du duvet sur les joues, accompagne un rhapsode barbu, beaucoup plus âgé, figuré sur l’autre face ; il récite un vers épique, dont les mots sortent de sa bouche, écrits en rétrograde : w|de pot jejn Tuvrinqi, « ainsi qu’il en fut jadis dans Tirynthe »…

Comparons leurs attitudes. Le récitant est en position fixe, pour ne pas dire assez rigide, le bras tendu sur son bâton noueux placé entre ses pieds : sa robe tombe tout droit.

Ce n’est pas le cas de son instrumentiste. Représenté de profil, revêtu de la « robe pythique », stolh; puqikhv, il se tient debout, les deux pieds à plats, le buste droit, les bras dans l’axe du corps, comme le veut le canon, mais ses genoux légèrement fléchis. Notons au passage la discrète courbure des joues, sous la phorbéia.

On le croirait immobile, sans les flottements de son arachnéenne tunique talaire : une légère torsion des hanches a imprimé aux plissés de l’étoffe un mouvement flottant vers l’arrière et légèrement de côté, qui relève aussi le bas de la casaque à damiers, alourdie par ses broderies.

10. Athénée I, 22c = fr. 92 Wimmer.11. Amphore à anses torsadées E 270, vers 490 avant J.-C., ARv2 183/15 ; BOARDMAN J., RFv, fig. 138.

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Nous avons ici même l’illustration du texte de Théophraste (texte n° 2) : aujlhth;n kinhvseiı kai; ruqmou;ı poihsai tw/ swvmati aujlounta, et nous en comprenons mieux le sens. Nul doute que le discret balancement du corps épousait et le rythme et le phrasé mélodique. Il ne s’agissait pas de faire bouger tout le corps, mais seulement d’imprimer d’harmonieux flotte-ments à la longue robe pythique, par des mouvements du torse ou du bassin, sans pourtant que ne se déplacent ni la tête, ni les épaules, ni les bras, ni les pieds.

La gestuelle implique à la fois, certaines parties du corps, et le costume de l’instrumentiste. Ce qui est vrai des aulètes valait plus encore pour les citharistes et les citharèdes, et de longue date, comme l’indique le texte n° 1. En ce qui concerne les instrumentistes à cordes, les gestes les plus nombreux et les plus brefs sont ceux du poignet droit, pour frapper les cordes ; à chaque attaque, les franges de soie s’envolent.

Au cours de la prestation (figures 7, 8, 9), la cithare est calée contre le flanc. L’avant-bras et le poignet gauche sont ainsi immobilisés derrière la caisse, par le baudrier. On remarque, au-dessous de l’instrument, une longue pièce d’étoffe brodée et frangée, que l’on appelait épiporpama (Pollux X.90, citant Platon le Comique).

Contrairement à une interprétation délirante, qui (hélas !) continue à avoir des adeptes, cet accessoire ne sert pas à remiser les cordes de rechange, qui seraient nouées, pendant la prestation, au côté extérieur de la cithare. Il évite que la transpiration ne se communique à l’arrière de la cithare, ce qui lui serait fatal, et sans doute l’utilisait-on pour envelopper l’instrument avant de le ranger dans son étui.

Cette écharpe, toujours ornée de motifs géométriques très variés, selon les goûts du musicien (étoiles, points losanges…) est passée sur l’avant-bras ; les deux pans en sont visibles sur la figure 6. Tout mouvement un peu ample, balancement du corps, flexion du corps, se transmettait au bas de la robe comme à cette étoffe : le peintre de Berlin s’est plu à en reproduire les effets visuels les plus élégants, ici jusqu’à la torsion complète 12, provoquée, à l’évidence, par un geste large et sur un tempo assez vif.

Draperie et robe pythique étaient teintes de pourpre de la plus haute qualité, à deux bains, ce qu’attestent nombre d’auteurs grecs et latins 13 ; une telle teinture avait une propriété que savaient exploiter les musiciens : chacune de leurs ondulations en faisait chatoyer les nuances, les crwvmata, pour provoquer de beaux effets visuels de « chromatisme », conjuguant ainsi plaisir visuel et plaisir auditif.

Je ne joue pas sans raison sur le mot « chromatisme », c’est l’une des imagines de Philostrate le Jeune, qui m’y incite. Il décrit un panneau histo-rié figurant Orphée en train de chanter, sa lyre en main. Le peintre ou le 12. Amphore de type C, New York, Metropolitan Museum, inv. 56.171.38 ; ARv2 197, 1633.13. Athénée V, 211c ; Ovide, Fastes, II, 107 ; Empereur Julien, eloge d’eusébie, 111d etc.

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mosaïste, nous dit Philostrate, a su rendre les changements de couleurs créés par les mouvements dont le musicien accompagne les inflexions de son phrasé, car tel est le sens technique, en musique, de kinhvseiı : le « phrasé ». C’est notre texte n° 3 : jEsqhvı te aujtw`/ metanqou`sa pro;ı ta;;ı th`ı kinhvsewı tropavı, avec un jeu de mots évident sur trophv et trovpoı. Tel était le lien esthétique, quelque peu insoupçonné des spécia-listes d’aujourd’hui, qui unissait la gestuelle du soliste et la musique qu’il interprétait, quand il était doué de sensibilité et d’intelligence musicale.

Un autre geste, propre aux citharèdes, demande à son tour une expli-cation. On les voit parfois chanter les lèvres entrouvertes, la tête renversée en arrière, le bras droit tendu à l’horizontale, plectre bien en main, poignet tendu ou relâché ; on notera l’envolée des franges, rouges ou bleues.

Certains en ont conclu que c’était l’attitude des chanteurs antiques, et que c’était là une sorte de technique vocale. C’est surinterpréter le geste de la tête, et surtout, ne rien comprendre au geste du bras, ou n’en tenir aucun compte. Normalement, surtout dans les passages rapides, l’attaque par plectre se fait à coups secs du poignet, au plus près de la corde. Ici le plectre en est aussi éloigné que possible.

Ce qu’ont fixé ainsi les peintres grecs, c’est le terme des récitals. L’instrumentiste vient ici de frapper la dernière corde, d’arrière vers l’avant, c’est-à-dire à contre-sens de l’attaque normale, qui se fait d’avant en arrière ; il exagère et prolonge son geste final, cependant qu’il renverse sa tête en arrière, comme pour jeter vers le ciel sa dernière note, jusqu’à l’extinction totale de sa voix ; il reste immobile dans cette position quelques instants (figure 7). Ce geste éminemment plastique indiquait aux juges et au public que le morceau était terminé. Ce qui milite en faveur de cette lecture, c’est que certains peintres placent volontiers, de part et d’autre du musicien qui accomplit ce geste, des Victoires ailées, qui lui tendent la couronne que lui a value l’excellence de sa prestation.

Par leurs mouvements du corps et par les flottements qu’ils imprimaient à leur costume, les solistes recherchaient à ajouter au plaisir musical l’élé-gance et le raffinement de tout ce qu’ils offraient à la vue. Leur gestuelle restait assez sobre : quelques flexions des genoux, des rotations du torse, un geste final plus large, rien de plus ; rien qui soit superflu, rien, surtout qui ne fasse sens, qui ne soutienne et ne traduise les mouvements de la musique.

On jugeait sévèrement l’exagération : Aristote se plaint ainsi que les aulètes lamentables se contorsionnent, croyant aider leurs auditeurs à comprendre le sens de la musique, lorsqu’ils interprètent le scylla (une œuvre apparemment très mouvementée) de Timothée de Milet, ou lorsqu’ils évoquent le lancer du disque (Poétique, 26, 1461b 32 sqq.). Ces aulètes-là n’avaient rien compris : c’est la musique, et non le corps du musicien, qui est porteuse de mimèsis.

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Jeux de physionomie

L’excellence musicale passait par les mouvements du corps sans gesticu-lation mais les Grecs voulaient aussi qu’elle impliquât le visage.

Pour eux, les jeux de physionomie constituaient un élément de l’esthé-tique gestuelle des musiciens. Ce fait, à ma connaissance, n’a encore jamais été ni relevé, ni étudié.

Revenons au texte n° 1. Le mousiko;ı Phillis de Délos en faisait remon-ter la tradition aux citharèdes des temps reculés, qui imprimaient à leur visage de petits mouvements, kiqarw/dou;ı kinhvseiı ajpo; tou` proswvpou mikra;ı ejkfevrein 14.

De nos jours, on ne se soucie guère qu’une cantatrice grimace et ouvre grand la bouche si elle a une belle voix. On la tiendra pour un peu ridicule, mais on ne dira pas qu’elle déshonore son art. Il n’en allait pas ainsi dans l’Antiquité. Plusieurs sources écrites y insistent, le visage des chanteurs et des instrumentistes devait refléter la musique par des jeux de physionomie appropriés et expressifs. Face à cet impératif esthétique, tous les interprètes n’étaient pas à égalité.

Ce qui semble à la portée de n’importe quel cithariste, qui ne chante pas, l’est déjà moins pour le citharède, qui chante en s’accompagnant. Les kinhvseiı doivent rester modérés, mikraiv – c’est bien ce qu’écrit Phillis de Délos. Le chanteur évitera donc les disgracieuses distorsions de la bouche, et s’abstiendra de grimacer. C’est en ce sens que je serais tentée de comprendre d’ailleurs l’injonction faite aux citharèdes par les partisans de la musique élevée et de style austère : « Chanter d’une bouche juste », dikaivw/ tw/ stovmati a[/dein (Plutarque, De supertitione, 116b 1). Il y a aussi de l’éthique dans l’esthétique.

Pour les aulètes, garder un visage serein était déjà fort difficile ; quant à lui donner de l’expressivité, cela relevait tout simplement de la prouesse. Ils insufflent en effet un instrument à vent, embouchent deux grosses anches doubles. Cela exigeait d’eux une énorme dépense de souffle, qui, (figure 11) en plein effort, provoquait une altération considérable des traits, rendue avec réalisme par la fresque d’Herculanum du « maître hellénique » (datable de 25 de notre ère, mais copiée d’un original grec du ive siècle). Plusieurs auteurs en ont laissé de saisissantes descriptions, entre autres Lucien. Dans un passage hilarant de La double accusation, il compare les philosophes en pleine controverse, hors d’eux-mêmes, à des aulètes au visage cramoisi, le cou gonflé, les veines saillantes 15.

La musculature du visage était en effet toute entière sollicitée. Nombre de textes évoquent les visages empourprés, le gonflement extraordinaire des veines du front et du cou, les joues distendues, les yeux exorbités et injectés

14. I, 21f.15. Bis accusatus, § 11.

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de sang. Tels sont d’ailleurs les qualificatifs énumérés par le lexique de Pollux (texte n° 4) (onomasticon, 4.68.1 à 4.73.7). Il le précise bien, ils ne concer-nent que le mauvais aulète : il a « les joues congestionnées, enflées, disten-dues, proéminentes », uJpopimplamevnaiı tai``ı gnavqoiı, ejxesthkuivaiı, propetevsi (…), uJpwgkwmevnaiı ; ses yeux sont « écarquillés, exorbités, injectés de sang », tw``n ojfqalmw``n tracunomevnwn, uJbrizovntwn, ejxai-massomevnwn. En revanche, celui-ci (figure 12), tel le jeune aulète que nous avons admiré tout à l’heure, conserve un visage paisible, qui n’est « ni torturé ni grimaçant » et méritera tous les éloges (ei[poiı d ja]n aujlhth;n ejpainw`n, ajpragmovni tw`/ proswvpw/ ajsanivstw/).

L’éloge sera d’autant plus mérité si l’aulète parvient à l’ajtaxiva, sans que ce soit au détriment de l’intensité et de la puissance de son insufflation, kai; ga;r taiau``ta e[stin eijpei``n, eij aujlhth;n ejpainoivhı rJoqivw/ me;n tw``/ fushv-mati crwvmenon, dia; de; mevgeqoı kai; tovnon kai; ijscu;n pneuvmatoı oujk ejnoclou`nta to; provswpon eijı ajtaxivan. Le « mauvais aulète », fau``loı aujlhthı, qui chercherait à faire de même, ne pourrait, au contraire qu’ex-haler un souffle ténu, petit, sans ampleur.

La phorbéia remédiait en partie au gonflement excessif des joues, en les comprimant, dès qu’elles avaient pris un certain volume. Mais contraire-ment à une affirmation de Plutarque, à propos de Marsyas, la peristomis ne servait pas seulement à marquer la disgrâce du visage, mais à créer un bocal d’air, permettant la technique dite du « souffle continu ». C’est le pneu``ma sunecevı dont parle Pollux (4, 73).

La bouche est fermée, les lèvres repliées sur les dents pincent ferme-ment les anches. L’inspiration se fait par les narines et le souffle est envoyé intégralement dans la cavité buccale qui forme un réservoir d’air, avant de passer dans l’instrument. Il n’y a aucune interruption du son : l’aulos devient une cornemuse.

Cette technique continue à être utilisée par les joueurs de launeddas sardes ; j’ai vu Luigi Lai (figure 14), jouer de cette façon pendant plusieurs heures d’affilée, pour emmener plusieurs milliers de moutons jusqu’à l’estive.

Revenons aux aulètes de l’Antiquité. Deux vers du stichus de Plaute 16 résument tout. L’esclave Sagarinus invite le tibicen à reprendre sa musique, après boire, par ces mots :

« Allons, le tibicen, maintenant que tu as bu, porte de nouveau tes tuyaux à tes lèvres, et gonfle promptement tes joues, comme un serpent en colère. »

Dans son Discours sur l’envie, Dion Chrysostome fait une autre compa-raison. Alcméon, qui avait reçu de Crésus l’autorisation de pénétrer dans son trésor, en ressortit sa robe remplie d’or, les cheveux poudrés d’or, et la bouche pleine de pépites, les joues distendues, ressemblant en cela 16. Vers 723-724.

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aux aulètes qui interprètent une œuvre de Timothée de Milet, intitulée L’accouchement de sémélè 17.

Pour jouer sans être littéralement défiguré, Pollux le dit clairement, il fallait avoir acquis une aisance technique que tous ne parvenaient pas à maîtriser. Si Alcibiade a refusé de jouer de l’aulos, c’est probablement parce qu’il désespérait d’y réussir. C’est ce que dit aussi Plutarque de Marsyas, qui ne parvenait pas à dissimuler la distorsion de ses joues sous la lanière de cuir de la phorbéia, fut-elle rehaussée d’or et de broderies 18.

Parlons à présent d’un musicien d’exception. À la fin du ve siècle, (figure 15) l’aulète Pronomos de Thèbes avait su porter cet art à sa perfec-tion. Sa carrière avait été brillante, et c’est l’un de ses temps forts que commémore le célèbre cratère à volutes du Musée de Naples. Il fut salué par toute l’Antiquité grecque et romaine, comme le meilleur aulète de la meilleure école d’aulétique : l’école thébaine.

C’était d’abord un virtuose accompli. Mais surtout, nous dit Pausanias, pendant qu’il jouait, ses jeux de physionomie et l’élégance des mouvements de son corps suscitaient la stupeur (texte 5) :

Levgetai de; wJı kai; tou` proswvpou tw/` schvmati kai; th`/ tou` panto;ı kinhvsei swvmatoı perissw``ı dhv ti e[terpe ta; qevatra 19.

« Pronomos, dit-on, faisait aussi, de façon quasiment extraordinaire, la délectation des théâtres aussi bien par ses jeux de physionomie que par le mouvement de son corps tout entier. »

Pour les aulètes, le summum de l’art ne consistait donc ni dans la virtuo-sité ni dans la puissance. Comme Philostrate le fait dire à Apollonios de Tyane, l’aulète Canos de Rhodes possédait toutes les composantes d’une technique impeccable : la virtuosité, la dextérité à manier les mécanismes, le contrôle du souffle, la pince des lèvres, ni trop lâche, ni trop serrée…, tout cela ne relève que du savoir faire, socle indispensable de l’aulétique. Mais s’en contenter eût été rester au seuil de l’art lui-même. C’est pourquoi Apollonios le félicite d’être capable de jouer à la perfection, « sans que son visage soit en feu » et l’encourage dans cette voie : « continue à jouer avec confiance, ô canos, parce qu’euterpe sera avec toi 20. »

Les jeux de physionomie étaient assez subtils pour faire intervenir le haut du visage, front et sourcils, auxquels peut-être nous n’aurions pas songé. Je ne saurais dire si la tradition en remonte aussi loin que le déhan-chement du corps : nos sources principales, les imagines de Philostrate (l’Ancien et le Jeune), sont d’époque impériale, quoique certaines décrivent des monuments figurés fort anciens. Dans l’évocation des deux musiciens

17. orat., 78, p. 281, Dindorf.18. De cohibenda ira, 6, 456b.19. Pausanias, Description de la Grèce, IX, 12, 5.20. vie d’Apollonios, V, 21.

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semi-légendaires, l’aulète Olympos et le lyricine Orphée, les artistes d’antan avaient su placer sur le visage des musiciens toute leur expressivité.

La description d’Olympos suit celle de Marsyas, et lui fait contrepoint. Olympos joue pour lui-même, à l’écart de tous, au bord d’un ruisseau (texte n° 6) :

« Ton œil est clair, tes sourcils décrivent un arc, ils indiquent le sens de tes mélodies, ta joue semble palpiter et comme accompagner de sa danse la mélodie […], ton insufflation ne fait gonfler nulle partie de ton visage parce qu’il va tout entier dans ton aulos. »

To; me;n o[mma soi caropovn, […] ojfru;ı de; aujtw/ peribevblhtai diash-maivnousa to;n nou`n tw`n aujlhmavtwn, hJ pareia; to;n nou`n uJporcei`sqai tw/` mevlei 21. »

Le tout, sans porter la phorbéia, notons-le, et tout en gardant l’œil clair, autrement dit, sans qu’il soit injecté de sang. Qu’il soit devant un public ou tout seul, Olympos garde la même attitude, sobre, et méditative. Son corps et son visage ne font qu’un avec sa musique.

Philostrate le jeune (§ 6) prête, en termes presque identiques, la même expressivité à Orphée, qui lui, joue de la lyre – assis : ses sourcils semblent exprimer le sens de son chant, tandis que le bout de son pied gauche, chaussé d’une sandale, en marque discrètement le rythme.

ΏL’excellence des prestations se jugeait non seulement par la beauté de

la musique vocale ou instrumentale, mais aussi par l’élégance et le raffine-ment de la gestuelle, dans laquelle toute la parure ordonnée des musiciens, leur kovsmoı, était impliquée. Telle était la kivnhsiı propre aux musiciens, pendant leurs déplacements, en montant sur leur estrade, et pendant qu’ils y officiaient.

Torse, pieds, jambes, poignets, visage et nuque, chaque partie du corps est mise en mouvement au moment approprié, de façon appropriée, et avec l’ampleur appropriée. Outre les éléments techniques de la discipline musicale qu’ils transmettaient à leurs disciples, les grands maîtres leur incul-quaient certainement l’art et la manière de se présenter et de se tenir en public, et se souciaient de leur montrer comment bouger en scène.

Les sources écrites et les monuments figurés l’ont montré : la sobriété était de règle, et pour une raison évidente : le musicien n’accomplit pas de mimiques ; c’est le rôle de l’uJpokrithvı, de l’acteur ; le musicien n’accomplit pas non plus de mouvements à proprement parler orchestiques : c’est le rôle de l’ojrchsthvı, du danseur. Il était, corps et esprit, un interprète, charnel, intelligent, expressif, de la musique, de ses phrasés et de ses rythmes : ce qu’il

21. imagines, I, 21 : « Olympos ».

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donnait à entendre, il le donnait aussi à voir parce qu’il était un truchement parfait entre l’œuvre et le public. L’art musical met le corps en mouvement ; pour le musicien professionnel, faire mouvoir son corps était une partie de son art.

Apparemment, tous ne souscrivaient pas à un impératif austère remon-tant, deux témoignages nous l’assurent, aux temps archaïques. Il est hors de doute que la foule réclamait, au fil des siècles, toujours plus d’animation, ou pour l’appeler de son nom : d’esbroufe.

Dans la seconde moitié du IVe siècle, le clivage entre la musique « à l’ancienne » et la musique dite « nouvelle », kainhv, a, à coup sûr, affecté aussi cette part relativement méconnue de l’art musical. Quelques artistes, des musicographes, des écrivains se sont obstinés, jusqu’à l’époque romaine, à défendre la dignité de la musique d’antan, et ont regretté aussi le temps où les musiciens s’abstenaient de gesticuler.

J’aimerais illustrer mon propos par le récit qu’a laissé Polybe (XXX, Athénée, XIV, 615b) du concours musical offert au peuple romain par le général Lucius Anicius, pour célébrer son triomphe après sa victoire sur les Illyriens. Il avait fait dresser une « très grande skhnhv » dans le Circus Maximus, et avait mandé de Grèce, pour ce concert, les virtuoses grecs les plus en vue. La première épreuve devait voir la confrontation de quatre aulètes solistes.

Jusque là, rien à observer : la compétition se déroule normalement.Mais ensuite, tout se gâte, plus rien ne passe selon les règles, parce que ni

le général en question, ni surtout, le public romain, n’apprécient justement, ce qui passait pour le sommet de l’art : la sobriété, la réserve, l’économie des gestes.

« Leur ayant fait prendre la place sur le proskenion avec le chœur, il leur donna l’ordre de jouer tous ensemble. Comme ils avaient les pires difficultés [je corrige légèrement le texte] à accompagner leurs airs des mouvements appropriés, il envoya quelqu’un leur dire qu’ils ne jouaient pas comme il le fallait, et leur ordonner d’entrer en compétition les uns contre les autres. Comme ils restaient perplexes, l’un des licteurs leur indiqua de se retour-ner face-à-face, et d’engager une espèce de combat. Les aulètes comprirent rapidement et dans un grand élan, provoquèrent une extravagante mêlée. »

La suite tourne au pugilat musical, auquel participent tous les artistes, chœur, instrumentistes, danseurs de pantomime, et même des trompet-tistes. Le public, ravi, fit entendre un tonnerre d’applaudissements.

Polybe prend soin de préciser qu’il n’invente rien de cette scène délirante. Ce que nous retiendrons aujourd’hui de ce premier concert musical à Rome, c’est le choc entre deux esthétiques musicales, l’une toute en raffinement, l’autre, à grand spectacle.

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J’ai placé mon prélude sous l’égide d’une citation des Lois de Platon. Je le conclurai par une citation des Lois de Cicéron, sorte de méditation sur une phrase de Damon (II, XV) :

« Voyez ces chants pleins d’une grâce sévère, sur les cadences de Livius et de Névius : à présent, on les glapit, on se tord le cou, on roule des yeux, au fil des inflexions et des rythmes. La Grèce ancienne défendait sévèrement ces abus, prévoyant de longue main que la corruption, s’insinuant progres-sivement dans l’esprit des citoyens, finirait par renverser des cités entières. »

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texte n° 1 (Athénée, I, 21f )Fivlliı oJ Dhvlioı mousiko;ı tou;ı ajrcaivouı fhsi; kiqarw/dou;ı

kinhvseiı ajpo; me;n tou` proswvpou mikra;ı ejkfevrein, ajpo; podw``n de; pleivouı, ejmbathrivouı kai; coreutikavı.

Le musicien Philis de Délos dit que les citharèdes d’antan imprimaient à leurs visages de petits mouvements, à leur pieds des mouvements plus conséquents, pas marchés et dansés.

texte n° 2 (Athénée I, 22c)Qeovfrastoı de; prw`tovn fhsin [Anvdrwna to;n Katanai`on aujlhth;n

kinhvseiı kai; rJuqmou;ı poih`sai tw/` swvmati aujlou`nta: (…): meq j o}n Kleovlan to;n Qhbai`on.

Théophraste dit que l’aulète Andrôn de Catane fut le premier à impri-mer à son corps des mouvement et des rythmes (…) et que Kléolas de Thébes le fit ensuite.

texte n° 3 (Philostrate, imagines 6, Orphée)ojfru;ı oi|on ajposhmaivnousa to;n nou`n tw`n aj/smavtwn ejsqhvı te aujtw/`

metanqou`sa pro;ı ta;ı tw`n kinhvsewn tropavı.(…) son sourcil semble indiquer l’esprit de ses chants, et son vêtement

par ses chatoiements suit les variations de son mouvement, dont le musicien accompagne les inflexions de son phrasé.

texte n° 4 (Pollux, 4, 68 ,1 à 4, 73, 7)JUpopimplamevnaiı tai``ı gnavqoiı, ejxesthkuivaiı, propetevsi

(…), uJpwgkwmevnaiı  ; tw``n ojfqalmw``n tracunomevnwn, uJbrizovntwn, ejxaimassomevnwn. Ei[poiı d ja]n aujlhth;n ejpainw`n, ajpragmovni tw`/ proswvpw/ abajsanivstw/ (…). To; provswpon eijı ajtaxivan, kai; ga;r taiau``ta e[stin eijpei``n, eij aujlhth;n ejpainoivhı rJoqivw/ me;n tw``/ fushvmati crwvmenon, dia; de; mevgeqoı kai; tovnon kai; ijscu;n pneuvmatoı oujk ejnoclou`nta to; provswpon eijı ajtaxivan…

[un aulète peut avoir] « les joues congestionnées, enflées, distendues (…) proéminentes ; ses yeux sont écarquillés, exorbités, injectés de sang. Mais en manière de louange, l’on peut dire d’un aulète qu’il conserve un visage paisible, ni torturé ni grimaçant. ( ...) qu’il utilise une insufflation tourbillonnante, par le volume de son insufflation, l’intensité et la force de son expiration, sans qu’il aille jamais troubler la sérénité de son visage. »

texte n° 5 (Pausanias, Description de la Grèce, IX, 12, 5e)Levgetai de; wJı kai; tou` proswvpou tw/` schvmati kai; th`/ tou` panto;ı

kinhvsei swvmatoı perissw``ı dhv ti e[terpe ta; qevatra.Pronomos, dit-on, faisait aussi, de façon quasiment extraordinaire, la

délectation des théâtres aussi bien par ses jeux de physionomie que par le mouvement de son corps tout entier.

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texte n° 6 (Philostrate, imagines, I, 21f, sv. Olympos)To; me;n o[mma soi caropovn, (…). jOfru;ı de; aujtw`/ peribevblhtai

diashmaivnousa to;n nou`n tw`n aujlhmavtwn, hJ pareia; to;n nou`n uJporcei`sqai tw/` mevlei.

Ton œil est clair, tes sourcils décrivent un arc, ils indiquent le sens de tes mélodies, ta joue semble palpiter et comme accompagner de sa danse la mélodie […], ton insufflation ne fait gonfler nulle partie de ton visage parce qu’il va tout entier dans ton aulos.

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Fig. 1 : amphore, Paris, Louvre G1, 550-500 avant J.-c. (photo RMn)

Fig. 2 : cratère en calice, Paris, Louvre G 103, vers 510 avant J.-c. (photo RMn)

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Fig. 3 : pèlikè, Bâle, vente « Münzen und Medaillen », vers 475 avant J.-c.

Fig. 4 : coupe, Boston, Metropolitan Museum of Art 96.9.36, 480 avant J.-c.

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Fig. 5 : amphore à anses torsadées, Londres, British Museum e 270, vers 490 avant J.-c.

Fig. 6 : cratère à volutes, Ferrare, Museo nazionale di spina t381 et 2737, vers 475-450 avant J.-c.

Fig. 7 : amphore de type c, new York, Metropolitan Museum 56.171.38, vers 500-490 avant J.-c.

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Fig. 8 : amphore new York, Metropolitan Museum 20.245, vers 500-450 avant J.-c.

Fig. 9 : amphore, Paris, Louvre Mne 1005, vers 490-480 avant J.-c. (photo RMn)

Fig. 10 : cratère à volutes, Ferrare, Museo nazionale di spina t381 et 2737, vers 475-450 avant J.-c.

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Fig. 11 : fresque du « Maître hellénique », Herculanum

Fig. 12 : amphore, Londres, British Museum e 270, vers 490 avant J.-c.

Fig. 13 : cratère à colonnettes, Bâle, Antikenmuseum Kä 422, vers 490 avant J.-c.

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Fig. 14 : joueurs de launeddas sardes

Fig. 15 : cratère dit « de Pronomos », naples, Museo Archeologico nazionale 3240, 400-350 avant J.-c.