LA MATÉRIALITÉ DANS L’ACTION THÉRAPEUTIQUE

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LA MATÉRIALITÉ DANS L’ACTION THÉRAPEUTIQUE Gilberto Safra Institut de Psychologie de l’Université de São Paulo Les concepts d’objet et de phénomène transitionnels elaborés par Winnicott ont ouvert une perspective très importante à la compréhension de la constitution, évolution et clinique du self: la perspective de sa matérialité. Traditionnellement, la notion d’objet est utilisée en tant qu’abstraction théorique: objet du désir, objet pulsionnel, objet interne, etc. La notion de phénomène transitionnel nous a amené à la contemplation de l’importance de la sensorialité de l’expérience, puisque les phénomènes transitionnels ont lieu dans la dimension sensorielle du monde. Ce sont des phénomènes qui supposent la rencontre subjective avec la matérialité du monde objectivement perçu. Winnicott signale que les soins de la mère envers le nourrisson permettent le survenir humain et déclenchent le processus de devenir du self du bébé. Cependant, je souhaiterais souligner que les situations fondatrices constituent beaucoup plus que cela; le self non seulement réalise son propre devenir, il transforme le temps en sa propre “chair”. Non seulement il a lieu dans l’espace présenté par l’autre, mais il transforme l’espace en matière integrante de soi. L’incorporation de ces conceptions à la 1

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LA MATÉRIALITÉ DANS L’ACTION THÉRAPEUTIQUE

Gilberto SafraInstitut de Psychologie de l’Université de São Paulo

Les concepts d’objet et de phénomène transitionnels

elaborés par Winnicott ont ouvert une perspective très

importante à la compréhension de la constitution, évolution

et clinique du self: la perspective de sa matérialité.

Traditionnellement, la notion d’objet est utilisée en

tant qu’abstraction théorique: objet du désir, objet

pulsionnel, objet interne, etc. La notion de phénomène

transitionnel nous a amené à la contemplation de

l’importance de la sensorialité de l’expérience, puisque les

phénomènes transitionnels ont lieu dans la dimension

sensorielle du monde. Ce sont des phénomènes qui supposent

la rencontre subjective avec la matérialité du monde

objectivement perçu.

Winnicott signale que les soins de la mère envers le

nourrisson permettent le survenir humain et déclenchent le

processus de devenir du self du bébé. Cependant, je

souhaiterais souligner que les situations fondatrices

constituent beaucoup plus que cela; le self non seulement

réalise son propre devenir, il transforme le temps en sa

propre “chair”. Non seulement il a lieu dans l’espace

présenté par l’autre, mais il transforme l’espace en matière

integrante de soi. L’incorporation de ces conceptions à la

1

clinique psychanalytique et aussi à la manière

traditionnelle de penser sur les phénomènes humains s’est

heurté à une résistance. Il n’est pas rare de trouver dans

la psychanalyse un certain préjugé contre la considération

de la matérialité du monde et de l’expérience humaine, sur

l’argument que l’élaboration symbolique est exempte de la

matérialité et de la sensorialité des choses. On accepte

ainsi la possibilité de recoupage et d’abstraction du monde

interne de l’individu par rapport a son contexte

existentiel.

Au sein de notre culture, il est rare que nous soyons

capables de regarder les choses et les percevoir en tant que

rencontres des relations entre les êtres humains, et même

entre des êtres humains qui ont vécu en différentes époques.

Les choses transpirent la culture: ses traditions, ses

perspectives et sa sagesse de vie. Les enfants, les artistes

et peut-être les anthropologues sont ceux qui mieux

comprennent ces questions.

Au cours de mes recherches, c’est dans la philosophie

russe que j’ai trouvé l’inspiration pour une reflexion plus

approfondie sur ces dimensions de la sensorialité du self. Au

long des siècles, la tradition intelectuelle russe a

manifesté son souci du mystère des choses et des objets

matériels en tant que codes phénoménologiques de l’être.

Michael Epstein (1997) signale l’accent ontologique de la

pensée russe; cependant, en contraste avec la pensée

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occidentale et son accent sur l’idealisme abstrait, en

Russie la dimension ontologique a lieu dans la matérialité.

“Sacré corporéité!”, c’était l’affirmation habituelle

de Vladimir Solovyev, philosophe russe du début du siècle.

En effet, la conception de la divinité développée par

l’église chrétienne ortodoxe russe est fondée sur la

matérialité de la création, et sur la formulation

théologique de la Sophie ou sagesse divine. Selon cette

perspective, c’est dans la matérialité des choses créés que

la sagesse divine trouve son expression.

Cette vision résulte du sincretisme entre les doctrines

chrétiennes et les conceptions payennes, dans lequel il y a

eu une intéraction entre le culte de la Terre-mère et le

culte du Père Céleste, aboutissant à la conception russe sur

la matérialité du monde. Plusieurs philosophes ont traité

ces questions: Pavel Florensky, Vladimir Solovyov,

Chernyshevskii, Nikolai Fedorov, Vasilii Rosanov, Dmitrii

Prigov et Aleksandr Melamid, entre autres (cf. Fedotov,

1946).

C’est dans ce champs fertile que les conceptions sur le

matérialisme soviétique ont germé. En effet, ces auteurs

peuvent contribuer d’une façon significative à notre

compréhension des phénomènes traités par ce travail.

La production intelectuelle russe est remplie d’une

grande quantité de travaux philosophiques, théologiques et

artistiques concernant ce que nous appelons phénomènes

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transitionnels. Le Dr. Anesa Miller Pogacar (1997) a produit

ce qu’elle a dénommé Les Archives Lyriques, avec la

collaboration du poète Vladimir Aristov, du philosophe

Mikhail Epstein et de l’artiste Ilya Kabakov.

L’idée des Archives Lyriques a été originée par um

mouvement artistique de 1980 qui essayait de révéler

l’importance des objets employés dans la vie quotidienne, du

fait de leur utilisation par des individus porteurs d’une

histoire emotionelle. Les archives étaient le lieu d’abri

d’objets designés objets lyriques: clés, stylos, coupes,

vêtements, etc. L’importance de ces objets n’était pas liée

a leur valeur économique ou esthétique, mais à l’expérience

personnelle unique et sans pareil des individus ayant eu une

intéraction avec eux. Les archives avait pour but accentuer

la conscience de la valeur des objets presents autour des

individus dans la vie contemporaine, dans l’espoir de leur

faire mieux apprécier les choses habituellement considerées

comme insignifiantes. De pair avec les valeurs matérielles,

historiques et artistiques plus au moins présentes dans

certains objets, tout objet, même le plus insignifiant, peut

être chargé d’une valeur personnelle ou lyrique. Cela

résulte du dégré d’expérience et de signification attribué

aux choses et du dégré auquel ces choses ont été incorporées

à l’activité spirituelle de leurs propriétaires.

La dimension lyrique de l’objet n’est pas

nécessairement évidente dans l’apparence ou dans la

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structure interne de l’objet. Cependant, du fait de leur

rapport à leurs propriétaires, les objets peuvent soulever

des sentiments et des pensées investis en eux par ceux qui

les ont possédé. L’observation de l’objet à travers cette

référence historique permet la manifestation de sa valeur

lyrique.

Le mouvement artistique à l’origine de ces archives est

né dans les années 80, de pair avec l’intérêt croissant pour

les objets de la vie quotidienne résultant de la nécessité

de restaurer leur statut ontologique affaibli par les

pressions technologiques et idéologiques du vintième siècle

(cf. Epstein, 1997). En effet, dans le monde post-moderne le

rôle des objets en tant qu’éléments d’articulation de

l’histoire et de la tradition d’une communauté a été rompu,

et le regard qui découvre les objets lyriques essaye de

réétablir la réalité de la “chose” en tant que lieu d’arrêt

et de passage de la vie humaine.

Cette classe d’objet comporte un type de phénomène

transitionnel qui essaye de récupérer la place humaine dans

un monde fragmenté par la technologie et l’esprit de

consommation. Selon cette perspective, les objets présentent

l’histoire du passage des individus à travers le monde. Il

est intéressant d’observer la valeur thérapeutique que ce

type d’objet peut avoir, en clinique psychanalytique ou en

art thérapie, dans la récupération ou dans la constitution

de certains aspects du self.

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Un adolescent de 16 ans a été emmené pour analyse par

ses parents, en raison de son comportement d’apathie, une

absense d’intérêt pour les activités en général et pour les

activités scolaires en particulier. Il est arrivé au cabinet

et s’est présenté d’une manière sympathique et coopératrice.

Il a dit qu’il n’avait envie de rien faire et passait les

journées dans sa chambre, très souvent ennuyé. Il allait à

l’école, mais ne se concentrait pas et ne s’intéressait pas

par les contenus exposés en classe. Même s’il avait quelques

amis, il sortait rarement avec eux.

Sur les murs de mon cabinet se trouvait un grand nombre

d’objets: tableaux, poupées, objets provenants de cultures

variées, etc. Pendant la première séance, le patient a

observé en silence les objets sur les murs. Aprés ce moment

de silence, il a fait un commentaire: il trouvait que mon

cabinet était “chouette”. Ensuite, il a demandé d’où venait

une certaine poupée répresentant une vieille paysanne.

L’histoire de la poupée lui fut racontée. Il semblait plein

d’admiration et très intéressé par la narrative. Puis il a

dit imaginer que chacun des objets devait avoir une

histoire, supposition que j’ai confirmé. Ceci étant, il m’a

démandé si je lui raconterais l’histoire des objets par

lesquels il s’intéresserait. “Oui”, j’ai répondu.

Pendant les séances suivantes, analyste et patient ont

fait le tour des objets. Lorsqu’un intérêt pour un objet

particulier se manifestait, son histoire était racontée.

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Pendant le reste de la séance, on discutait les impressions

et associations que le jeune homme faisait sur ce qu’il

avait vu et entendu. Le but de ces conversations n’était pas

l’interpretation du contenu de son discours mais lui offrir

la possibilité de trouver dans le dialogue l’opportunité de

faire évoluer ses impressions et articulations.

Occasionnellement, des éléments révélateurs de son histoire

surgissaient au cours de sa communication.

Ce processus était très semblable au jeu des

gribouillis élaboré par Winnicott, mais par le biais des

objets du cabinet de l’analyste. C’était un parcours à

travers l’espace pontentiel créé par l’usage que nous

faisions des objets disponibles. On pouvait percevoir

clairement qu’il était important pour lui de se trouver

face aux aspects significatifs de sa vie, aussi bien que de

rencontrer en chaque objet une histoire que se déploiait.

En analisant la place de la narrative, Benjamim (1936)

signale qu’elle se construit sur la reminiscence, fondement

de la chaine de la tradition qui transmet les événements

d’une génération à l’autre. Selon lui, la narrative tisse la

toile que toutes les histoires vont constituer entr’elles.

Chacune s’articule avec l’autre. Je dirais qu’elle nous met

en contacte avec la totalité de l’histoire humaine,

introduisant la singularité dans la vie de tous les êtres

humains. Je crois que Benjamim serait d’accord avec cette

affirmation, puisqu’il écrit:

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“Le narrateur… peut recourrir à la “collection” de toute une

vie (une vie qui n’inclut pas seulement sa propre expérience

mais aussi une grande partie de l’expérience d’autrui). Le

narrateur assimile à sa substance la plus intime ce qu’il

sait par ouï-dire. Son talent est celui de pouvoir raconter

sa vie; sa dignité est celle de pouvoir la raconter

entièrement.”

Notre rencontre avait le support d’un contexte dans

lequel le cabinet, avec ses objets, avait acquis le rôle

d’un espace transitionnel entre l’analyste et l’analysé,

entre l’espace public et l’espace privé, entre le soi des

participants et les objets sur les murs, entre un autre

temps et le temps présent, entre la maison de l’analyste et

la maison du patient. Les narratives se déroulaient, ancrées

sur les objets, les mêmes que Pogacar a nommé objets

lyriques.

En un certain moment, le jeune homme a dit: “Tout a une

histoire. Et la mienne? Vous savez, dans ma chambre il n’y a

rien qui m’appartient réellement. Même pas chez moi, dans la

maison. Ce sont des choses purement décoratives.” Je pense

qu’il s’agissait d’une constatation très importante: le

temps et l’espace dans lesquels ils vivaient lui était

étranger, il n’y avait pas d’appopriation créative de son

univers, entraînant un profond déracinement et la perte du

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sens de soi et du sens de la vie; tout cela se manifestait

sous la forme d’ennui.

Pendant la séance suivante, il m’a dit plein de

satisfaction qu’il avait planté une pousse de fougère

tropicale et l’avait mise dans sa chambre. Action

inaugurale! Progressivement, il s’est approprié de l’espace

dans sa chambre et aussi dans le monde. Un autre fait

intéressant, un an et demi plus tard il m’a dit qu’il avait

parlé à son pére de ce qu’il avait changé dans sa chambre et

lui a décrit le cabinet de l’analyste. Et son père a

manifesté le désir de rendre visite au cabinet pour voir les

objets qu’il avait mentionnés. Le jeune homme trouvait que

c’était une bonne idée et le rendez-vous a été pris.

En arrivant au cabinet, le père a manifesté un intérêt

semblable à celui de son fils, et paraissait impatient de

voir certains des objets sur lesquels son fils lui avait

parlé. Et comme il voulait aussi connaître l’histoire des

objets, nous avons fait le tour du cabinet. Après un certain

temps, le père s’est assis, l’air déprimé. Il avait habité

en Europe, dit-il, ou il avait frequenté des maisons où se

trouvaient des objets semblables. Il avait été hebergé par

une famille dont la maison racontait l’histoire des

générations antérieures de chacun de ses membres. Cela lui

manquait. “Pourquoi”, demanda-t-il, “ayant vécu dans un

endroit pareil, n’ai-je pas retenu l’influence que j’ai reçu

de cette famille? Mon fils a raison, notre maison est

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impersonnelle.” Cette question demandait le début d’une

analyse, ce que ce monsieur a réalisé par la suite.

Ce travail a été très instigateur, et il a developpé en

moi une compréhension plus aiguë de l’importance de la

matérialité de l’objet dans la situation analytique, des

moyens à travers lesquels un individu est rendu capable de

s’installer dans le monde-avec-les-autres.

Les objets et les phénomènes transitionnels sont des

éléments fertiles dans la clinique du self. Je m’aperçois que

Winnicott a ouvert un chemin de travail et réflexion dont la

profondeur et fécondité clinique nous ne pouvons comprendre

que graduellement. En effet, nos connaissances sur ces

phénomènes sont encore limitées, et il nous reste un long

chemin d’investigation à parcourir. Nous avons étudié ici

une classe d’objet transitionnel: l’objet lyrique. Il y en a

d’autres.

Pendant les récentes pérsecutions subies par les

curdes, je me souviens d’avoir assisté pendant un programme

de télévision la triste marche de ce peuple qui partait de

sa terre natale. J’ai été particulièrement touché par un

certain homme: après un arrêt soudain du cheminement, il

s’est baissé, a pris une poignée de terre dans ses mains et

ensuite l’a frotté sur la région du coeur. Sa main est resté

serrée, detenue dans ce geste, et il marchait avec le visage

baigné en larmes de douleur et révolte. J’étais impressioné

d’observer cet homme, pendant un moment tragique de sa vie,

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accomplir un acte si plein de souffrance et, en même temps,

si poétique. On y trouvait, aussi, l’objet sensible et plein

de pulsation.

Si la matérialité et l’expérience sont importantes dans

la constitution et l’évolution du self, dans la création de

l’autre et du monde, plus importante encore est la

sensorialité de l’objet qui vise à guérir un processus de

déracinement ou de non-constitution de certains aspects du

self.

Dans la scène décrite, la terre dans les mains de

l’éxilé était l’objet qui, dans sa matérialité et poésie,

l’unissait à la terre-mère. Il a fait un amalgame de la

terre avec le coeur. La terre est le coeur, le coeur est la

terre. Le coeur saigne et il le guéri avec la poudre de son

origine. Nous voilà en face d’un autre type de phénomène

transitionnel: l’objet ethnique.

L’immigration et la migration peuvent laisser des

blessures profondes dans le sentiment de soi. Il s’agit

d’une espèce de déracinement qui entraîne, dans certains

cas, une difficulté de reconnaissance de sa propre

spécificité ethnique dans le nouvel environnement qui les

accueille, à l’immigrant et à ses descendants. Dans le

contexte clinique, il est fréquent d’entendre ces personnes

se plaindrent d’un sentiment de rupture intérieure, un

délogement de la continuité de l’être que l’insertion dans

le flux de vie de ses ancêtres peut offrir. Ce sont des

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fentes qui les isolent des formes sensorielles particulières

à leur pays d’origine. Ces individus ont le sentiment que le

contact avec ces formes les revigore et les guéri. Si nous

demeuront attentifs à ces questions, nous nous apercevrons

que chaque région de la terre dégage un certain type de

luminosité, d’odeur, de sonorité et d’esthétique distinctif

de chacune de ces communautés. L’immigrant est profondement

sensible à ces éléments.

Lors d’une de mes visites au mont Athos, état

monastique de la Grèce, j’ai rencontré un jeune moine

d’origine brésilienne. Il se trouvait dans cette partie du

monde depuis quelques années, absorbé dans ses voeux

monastiques et dans sa vie d’ascèse. Avant de prendre congé,

je lui ai démandé s’il voulait quelquechose du Brésil. Après

un moment de silence, il m’a répondu qu’il serait content si

je lui apportais, lors de mon voyage suivant, un petit sac

de haricots noirs. Aussitôt, rempli de modestie monastique,

il s’est répris: “non, non, ce n’est pas nécéssaire…” Ses

premières paroles exprimaient la nostalgie d’une ethnie, la

nostalgie du goût maternelle et du pays d’origine.

Une dame d’environ soissante ans a cherché l’analyse

parce qu’elle se sentait déprimée et sans enthousiasme.

D’origine européenne, elle avait vécu les horreurs d’une

guerre mondiale, pendant laquelle elle avait perdu des êtres

qui lui étaient très chers. Au cours des années après son

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immigration au Brésil, elle a développé un cadre

mélancolique qui est devenu, par la suite, cronique.

Cette dame a inicié un processus psychanalytique et a

pu établir un lien de confiance avec son analyste. Les

séances étaient envahies par l’ennui et la dépression. La

patiente se plaignait: elle se sentait appauvrie, sans

ressources pour rien faire. Au cours de ce processus,

l’analyste a cherché à analyser la mélancolie et les

dynamismes de son hostilité. Il était fréquent de voir la

patiente faire référence à son passé avec nostalgie: cet

époque lui semblait plus riche et pleine de vitalité, des

qualités qu’elle craignait avoir perdues pour toujours.

Quelquefois, en parlant de son passé, elle se souvenait

des expériences vécues lorsqu’elle faisait la cuisine avec

sa mère, en son pays d’origine. Une casserole de cuivre

était l’élément qui présentait et concentrait ces

reminiscences.

Un jour, en voyant une casserole de cuivre dans un

magasin, son analyste s’est souvenue de la patiente et a

décidé d’acheter l’objet et le lui offrir lors d’une

occasion propice. Le jour d’anniversaire de la patiente

s’approchait, et les associations nostalgiques et

découragées n’avaient pas cessé. Arrivée la séance plus

proche du jour de la fête, l’analyste lui a offert la

casserole de cuivre comme cadeau. Surprise par l’objet,

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l’analysée a manifesté joie et enchantement. L’objet offert

a produit une transformation dans son état.

À cet occasion, un moment esthétique d’enchantement

s’est établi, reintroduisant l’expérience de l’illusion. À

travers le lien transferentiel et l’objet presenté par

l’analyste, la patiente a retrouvé son passé, la présence

affective de sa mère, sa propre capacité créative, sa

féminité, sa culture et son origine ethnique.

Par la suite, l’analysée a employé la casserole pour

organiser des dîners avec ses amis. Graduellement, elle

s’est sentie plus sûre et pleine d’espoir dans sa relation

avec les activités quotidiennes. Elle a commencé à

s’habiller avec plus de couleurs et ressentait plus de

plaisir dans sa propre féminité. Elle a aussi décidé

d’entreprendre un voyage à son pays d’origine, où elle a

visité les lieux de son enfance et rétrouvé d’anciennes

connaissances. Après cette rencontre avec son histoire, elle

est retournée au Brésil. Il ne lui était plus nécessaire

d’idéaliser son passé: elle le portait dans son être.

Dans ce cas, la casserole de cuivre constituait un

objet complexe: son caractère transitionnel était une

confluence de l’objet lyrique, de l’objet qui fait partie

d’une culture et de l’objet ethnique1. La casserole a

réalisé l’exploit de rendre présente l’histoire de la

1 En effet, il n’est pas rare qu’un même objet réintroduise plusieurs registres de la constitution du self dans le monde.

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patiente en toute sa complexité, favorisant le processus de

guérison dans le cadre du transfer.

La forme, la texture, le son et l’odeur forment un

tissu avec le self, et lorsque ces éléments sont

réintroduits, ils connectent l’individu aux aspects

fondateurs du soi, permettant l’accès à l’expérience de

quiétude et d’être.

Quand j’étais petit, j’ai vécu pendant une période chez

mes grands-parents paternels. Leur maison était placée dans

un grand terrain où était installé aussi l’atelier de

travail de mon grand-père. Il construisait et peignait des

plate-formes de camion. Dans son travail, il se servait

fréquemment d’une forge et d’une enclume. À l’aide de ces

outils de travail, mon grand-père donnait une forme aux fers

destinés à soutenir le bois des plate-formes qu’il

faisaient.

C’était autour de la forge et de l’enclume que jouaient

mes cousins et moi. Il était fascinant de voir la forge en

action, avec ses grandes flammes, et les fers prendre leur

forme sur l’enclume, à coups de marteau. Souvent je me

trouvait assis près de cet endroit, en train de contempler

le travail de mon grand-père. Tout cela m’enchantait.

Des années plus tard, lorsque je visitais mon grand-

père alors très agé, il m’emmenait toujours derrière la

maison, où se trouvaient la forge, l’enclume et le jardin

potager. Satisfait, il me montrait les legumes qui

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poussaient et les derniers outils qu’il avait fait dans la

forge et l’enclume. Un jour il m’a dit: “Ici, c’est mon

coin. Je passe mon temps à planter et à jouer avec la forge

et l’enclume. Je travail un peu. Si je ne travaillait pas

ici, je serais dejà mort. C’est le travail qui me maintient

en vie.”

J’ai toujours eu un profond respect pour la forge et

l’enclume, particulièrement l’enclume, puisque c’était sur

l’enclume que le travail de mon grand-père était réalisé.

J’ai dédié ma thèse à mon grand-père. J’écris: “À mon grand-

père, qui à travers la forge et l’enclume m’a montré

l’importance du travail dans la transformation de la vie.”

Plusieurs années ont été nécessaires avant que je ne

dévoile ce que l’enclume signifie pour moi. À ce point du

parcours, je sais que cela prendra toute ma vie. D’une

certaine manière, l’enclume est présent dans la direction

que prend ma pensée et mon action dans le monde. Il est

certain, par exemple, qu’elle vibre dans les développements

de mes recherches sur l’importance de la matérialité dans la

constitution du self. Elle fonde et souligne ma conception de

l’homme et du divin.

Qu’est-ce que l’enclume? Objet transitionnel, sans

doute. Elle a le profil d’un objet lyrique, d’un objet

ethnique, mais fondamentalement, elle constitue ce que

j’appèle objet du self. Ce type d’objet rend présent un style

d’être, les principes de vie de la personne que le créé

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aperceptivement. Généralement, il apparaît très tôt dans la

vie d’un individu. Souvent constitué dans le champs de la

réalité subjective, il prend graduellement la place d’objet

transitionnel dans la direction du chemin vers la réalité

partagée du monde socioculturel.

Au cours d’innombrables cas d’analyses comprennant les

aspects abordés par cet étude, j’ai pu observer que le

patient révèle et s’approprie de ce type d’objet pendant le

processus psychanalytique. La totalité de son statut se

réalise pendant la période dans laquele l’analysé intègre la

singularité de sa créativité en son self. L’objet de self

représente le style d’être de l’individu dans le monde

sensoriel.

Il convient de souligner que les objets lyriques,

ethniques ou de self ne sont pas nécessairement des objets

confeccionés par l’homme: il peuvent provenir du monde

naturel. La dichotomie classique entre culture et nature

perd un peu de son sens dans cette classe de phénomènes.

L’objet élu pour remplir ces fonctions peut être une pierre,

un arbre et même un animal.

Flavio avait dix ans lors de sa première séance

d’analyse. Il est rentré dans la sale tout souriant, sa

marche pleine d’aisance et de rythme. Il portait une grande

feuille de papier carton sous le bras. Aussitôt rentré, il

a regardé le matériel disposé sur la table et, tout en

déployant la grande feuille qu’il avait amené, a dit:

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- J’ai apporté un dessin que j’ai fait il y a quelque

temps. J’aimerais qu’il reste ici. C’est possible?

Il déroule le papier carton et montre le dessin, qui

ressemblait à un mélange de chien et de loup, peigné en

noir, la grande gueule rouge ouverte, le dents apparents.

- Il s’appèle Fontaine, mélange de chien, renard et

loup. Il est fort et il peut être très dangereux. Je le

laisserai ici, d’accord?

- D’accord - j’ai repondu- Avec le temps on va voir si

Fontaine nous raconte ce qui lui rend si dangereux.

Fontaine a été toujours présent pendant la période que

nous avons travaillé ensemble (5 ans), signalant à chaque

fois un aspect important de notre rencontre et des

situations de vie du jeune garçon. Fontaine n’a jamais été

interprété. Il semblait être un élément d’une grande

complexité. L’interpretation aurait vidé la richesse de

potentialité que Fontaine semblait posséder.

Pendant toute la période de travail, Fontaine est resté

la plupart du temps sur le divan. Occasionnellement, Flavio

s’allongeait sur le divan pour raconter un épisode ou un

rêve. Il lui arrivait de tenir le papier carton

momentanément entre ses mains, pour ensuite le remettre à sa

place habituelle.

Flavio dessinait et jouait; en certaines occasions, tel

un totem, Fontaine nous revelait quelques uns de ses

mystères. Un jour, par exemple, Flavio jouait avec des

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petits soldats. Il a construit un scénario de guèrre,

peignant sur le papier des bombes rouges qui explosaient sur

le champs de bataille. De temps en temps, il lavait le

pinceau dans un bol d’eau, jusqu’au moment ou la couleur de

l’eau a déclenché en lui un état de panique.

- Elle est toute rouge! – dit-il – Ça ressemble au

sang…gueule de Fontaine!

Flavio s’est éloigné de la table et du bol en disant

qu’il ne voulait plus jouer, qu’il était fatigué et

préférait s’en aller. Je lui ai dit qu’il semblait très

effrayé, craignant que notre jeu de guèrre ne finisse

vraiment en sang. Il m’a regardé, l’air inquiet, demeurant

en silence jusqu’au bout de la séance.

Fontaine a annoncé la première éjaculation, qui a placé

Flavio dans l’univers des “macho man”. À la séance suivante,

Flavio a roulé le papier carton où Fontaine était déssiné, a

mis deux boules de ping-pong à l’intérieur du tube et l’a

fermé avec ses mains. Tout en chantant la musique de succès

à l’époque, “Macho Man”, il agitait le tube d’un coté à

l’autre, puis retirait ses mains de son ouverture

supérieure, ce qui faisait voler les petites boules vers un

coin quelconque de la sale. Ensuite il a pris les deux

pompons du cordon du rideau, qui avaient aussi la forme des

boules, et frappant une boule contre l’autre, a dit:

- Ça étincelle, ça étincelle...!

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Cet épisode a inauguré une période de travail pendant

laquelle nous nous sommes penchés sur les angoisses

rélatives à la sexualité.

D’un coté, Fontaine semblait ponctuer les

transformations du self de Flavio, sans pour autant que ses

possibilités de significations jamais ne s’épuisent. Nous

parlions de Fontaine et jouions avec lui, jusqu’au jour ou

Flavio m’a démandé des morceaux de bois pour construire un

objet. Cet objet, il ne savait pas encore ce qu’il serait.

Séance après séance, les morceaux de bois collés les

uns aux autres esquissait une structure, sans que nous

sachions ce qui était en train d’être construit.

Quelquefois, ces bois étaient peint avant d’être collés.

Mais il n’y avait certainement pas un projet de construction

préétabli. Finalement, Flavio a dit savoir ce que c’était:

“C’est un lieu!”

- Un lieu?- j’ai démandé.

- Un lieu. On peut y habiter, déposer des choses...Ça

peut être une maison, une boîte, un lit, une fontaine, un

lieu – a dit Flavio.

Il a fallu quelque temps avant que le lieu soit

terminé. Pour le jour d’achèvement des travaux, Flavio a

démandé un verre en plastique. Il l’a peint et écris sur lui

le nom de sa mère. Ensuite il l’a collé sur la structure en

bois en disant:

- Voilà! J’ai fini.

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Il s’est levé et pris Fontaine sur le divan. Puis il a

déchiré le papier carton:

- Je n’ai plus besoin de ça. Fontaine est devenu une

fontaine!

Il convient de signaler qu’un des passe-temps des

parents de Flavio était l’élévage

de chiens et que, depuis sa plus tendre enfance, Flavio

avait un grand amour pour ces animaux. Il appréciait

particulièrement les loups. Au cours de notre travail, nous

parlions beaucoup à leur sujet. Flavio aimait leurs

mouvements, leur instinct grégaire associé à un sens

d’autonomie très prononcé.

Pendant son adolescence, Flavio a développé, lui aussi,

un style de vie caractérisé par un sens d’autonomie très

important, sans que cela incide sur sa relation avec l’autre

et avec le groupe. Fontaine présentait son sens d’être. Il

était un objet de self.

Au cours de l’analyse, outre l’élaboration des divers

aspects de la subjectivité rendue possible grâce aux sens

multiples de Fontaine, un aspect semblait ressortir: il

était inquiétant pour Flavio d’avoir un animal comme objet

de self. Cela répresentait une ménace à son humanité et à sa

possibilité d’accès à la civilisation. L’enchantement que

Fontaine suscitait en lui le rendait trop apparenté aux

animaux. En présence de l’autre, dans l’espace potentiel, il

était nécessaire que le sens humain de Fontaine soit trouvé.

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Flavio avait besoin d’un lieu ou cela puisse se réaliser,

pour que l’être Fontaine soit la source de sa vitalité et de

son style d’être dans le monde. Ce style est le produit de

la rencontre de la constitution d’une personne avec son

histoire et l’histoire de son environnement.

Dans la pratique clinique, on constate que l’objet de

self peut être un objet fabriqué par l’homme, un objet de la

nature ou bien une espéce d’articulation temporelle ou

spatiale. Autrement dit, il peut être composé de n’importe

quel élément du champ d’expérience du self. Il présente

toujours le style d’être de l’individu en chacun des sens de

la réalité (réalité subjective, réalité transitionnelle,

réalité partagéé, selon da perspective de Winnicott).

Muni de son sens d’être, l’homme suit son chemin vers

la réalisation d’un oeuvre ou d’un objet dans le monde

partagé qui l’introduise, à lui et à son histoire, dans des

niveaux pérennes voir éternels. Il s’agit d’un mouvement par

lequel l’individu créé un objet qui a une valeur sacrée.

C’est une façon de participer non seulement de l’histoire

d’une communauté socioculturelle mais aussi de l’histoire de

l’humanité.

Lorsque nous tournons notre regard vers le self, nous

devons focaliser le survenir humain à travers la matérialité

du monde. Dans cette perspective, chaque objet a une

importance en soi, non simplement du fait qu’il a une

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signification mais aussi parce qu’il ouvre une possibilité

d’être dans le monde, avec tous les autres.

Traditionnellement, l’étude et la pratique

psychanalytique se sont concentrées sur la parole, le

discours. Toutefois, le self se présente dans les

conjonctions organiques ayant des qualités artistiques. Il

se trouve dans la manière don’t l’être humain organise la

sonorité, le temps, l’espace et le geste dans la relation

avec un autre ayant une signification.

Pendant la séance, le patient danse, fait de la poésie,

créé des architectures, des mélodies et des rythmes. Il

n’est pas rare de constater que l’ensemble des métaphores

que le patient utilise en son discours a des correspondances

avec la manière dont il organise, par exemple, le temps et

l’espace.

On ne devrait pas penser le self en tant qu’organisation

mentale ou représentation de soi-même, mais comme la manière

dont l’individu s’organise dans le temps, l’espace et le

geste, à partir de sa corporéité. Le self se réalise dans le

corps; le self est corps.

L’analyste et le psychothérapeute attentifs à ces

phénomènes peuvent conduire le processus psychothérapique de

façon à permettre au patient de trouver l’évolution de sa

maturation et, éventuellement, son style d’être. Dans le

contexte tranferentiel, le moment où l’analysé retrouve,

créé ou recréé l’objet de self, à travers le geste, la

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sonorité et le temps, le self se produit! Le self est geste,

action, événement dans le monde. Il s’agit d’une espèce

d’action qui n’a aucune relation avec ce que nous entendons

habituellement par ce mot. L’action en question est

inauguration, ouverture des possibilités dans le monde.

Un individu répète indefiniment une action

particulière, jusqu’au moment ou elle puisse prendre place

dans le monde, c’est-à-dire, avec d’autres êtres humains qui

puissent eux aussi répondre avec leur propre être à ce qui

se dessine dans ce geste, parce que le self est un lieu de

rencontre.

Dans cette perspective, les matériaux disponibles dans

le cabinet de l’analyste ont un rôle fondamental, permettant

que le patient, à travers son geste, puisse les utiliser

pour créér l’objet lyrique, l’objet ethnique ou l’objet de

self qui l’aidera dans la constitution et l’évolution des

aspects de son self.

Le thérapeute doit comprendre que le style d’être de

son patient s’apparente avec certains objets qui peuvent

être trouvés dans le monde. Dans le contexte transferentiel,

ces objets rendent possible les moments de transformation

qui permettront au patient trouver une nouvelle insertion

dans le monde humain. Comprise dans cette perspective,

l’action créative ou artistique qui s’actualise en situation

thérapeutique constitue plus qu’un geste expressif. En leur

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présence, c’est en face de l’action fondatrice da la

subjectivité humaine que nous nous trouverons.

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