LA MATÉRIALITÉ DANS L’ACTION THÉRAPEUTIQUE
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LA MATÉRIALITÉ DANS L’ACTION THÉRAPEUTIQUE
Gilberto SafraInstitut de Psychologie de l’Université de São Paulo
Les concepts d’objet et de phénomène transitionnels
elaborés par Winnicott ont ouvert une perspective très
importante à la compréhension de la constitution, évolution
et clinique du self: la perspective de sa matérialité.
Traditionnellement, la notion d’objet est utilisée en
tant qu’abstraction théorique: objet du désir, objet
pulsionnel, objet interne, etc. La notion de phénomène
transitionnel nous a amené à la contemplation de
l’importance de la sensorialité de l’expérience, puisque les
phénomènes transitionnels ont lieu dans la dimension
sensorielle du monde. Ce sont des phénomènes qui supposent
la rencontre subjective avec la matérialité du monde
objectivement perçu.
Winnicott signale que les soins de la mère envers le
nourrisson permettent le survenir humain et déclenchent le
processus de devenir du self du bébé. Cependant, je
souhaiterais souligner que les situations fondatrices
constituent beaucoup plus que cela; le self non seulement
réalise son propre devenir, il transforme le temps en sa
propre “chair”. Non seulement il a lieu dans l’espace
présenté par l’autre, mais il transforme l’espace en matière
integrante de soi. L’incorporation de ces conceptions à la
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clinique psychanalytique et aussi à la manière
traditionnelle de penser sur les phénomènes humains s’est
heurté à une résistance. Il n’est pas rare de trouver dans
la psychanalyse un certain préjugé contre la considération
de la matérialité du monde et de l’expérience humaine, sur
l’argument que l’élaboration symbolique est exempte de la
matérialité et de la sensorialité des choses. On accepte
ainsi la possibilité de recoupage et d’abstraction du monde
interne de l’individu par rapport a son contexte
existentiel.
Au sein de notre culture, il est rare que nous soyons
capables de regarder les choses et les percevoir en tant que
rencontres des relations entre les êtres humains, et même
entre des êtres humains qui ont vécu en différentes époques.
Les choses transpirent la culture: ses traditions, ses
perspectives et sa sagesse de vie. Les enfants, les artistes
et peut-être les anthropologues sont ceux qui mieux
comprennent ces questions.
Au cours de mes recherches, c’est dans la philosophie
russe que j’ai trouvé l’inspiration pour une reflexion plus
approfondie sur ces dimensions de la sensorialité du self. Au
long des siècles, la tradition intelectuelle russe a
manifesté son souci du mystère des choses et des objets
matériels en tant que codes phénoménologiques de l’être.
Michael Epstein (1997) signale l’accent ontologique de la
pensée russe; cependant, en contraste avec la pensée
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occidentale et son accent sur l’idealisme abstrait, en
Russie la dimension ontologique a lieu dans la matérialité.
“Sacré corporéité!”, c’était l’affirmation habituelle
de Vladimir Solovyev, philosophe russe du début du siècle.
En effet, la conception de la divinité développée par
l’église chrétienne ortodoxe russe est fondée sur la
matérialité de la création, et sur la formulation
théologique de la Sophie ou sagesse divine. Selon cette
perspective, c’est dans la matérialité des choses créés que
la sagesse divine trouve son expression.
Cette vision résulte du sincretisme entre les doctrines
chrétiennes et les conceptions payennes, dans lequel il y a
eu une intéraction entre le culte de la Terre-mère et le
culte du Père Céleste, aboutissant à la conception russe sur
la matérialité du monde. Plusieurs philosophes ont traité
ces questions: Pavel Florensky, Vladimir Solovyov,
Chernyshevskii, Nikolai Fedorov, Vasilii Rosanov, Dmitrii
Prigov et Aleksandr Melamid, entre autres (cf. Fedotov,
1946).
C’est dans ce champs fertile que les conceptions sur le
matérialisme soviétique ont germé. En effet, ces auteurs
peuvent contribuer d’une façon significative à notre
compréhension des phénomènes traités par ce travail.
La production intelectuelle russe est remplie d’une
grande quantité de travaux philosophiques, théologiques et
artistiques concernant ce que nous appelons phénomènes
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transitionnels. Le Dr. Anesa Miller Pogacar (1997) a produit
ce qu’elle a dénommé Les Archives Lyriques, avec la
collaboration du poète Vladimir Aristov, du philosophe
Mikhail Epstein et de l’artiste Ilya Kabakov.
L’idée des Archives Lyriques a été originée par um
mouvement artistique de 1980 qui essayait de révéler
l’importance des objets employés dans la vie quotidienne, du
fait de leur utilisation par des individus porteurs d’une
histoire emotionelle. Les archives étaient le lieu d’abri
d’objets designés objets lyriques: clés, stylos, coupes,
vêtements, etc. L’importance de ces objets n’était pas liée
a leur valeur économique ou esthétique, mais à l’expérience
personnelle unique et sans pareil des individus ayant eu une
intéraction avec eux. Les archives avait pour but accentuer
la conscience de la valeur des objets presents autour des
individus dans la vie contemporaine, dans l’espoir de leur
faire mieux apprécier les choses habituellement considerées
comme insignifiantes. De pair avec les valeurs matérielles,
historiques et artistiques plus au moins présentes dans
certains objets, tout objet, même le plus insignifiant, peut
être chargé d’une valeur personnelle ou lyrique. Cela
résulte du dégré d’expérience et de signification attribué
aux choses et du dégré auquel ces choses ont été incorporées
à l’activité spirituelle de leurs propriétaires.
La dimension lyrique de l’objet n’est pas
nécessairement évidente dans l’apparence ou dans la
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structure interne de l’objet. Cependant, du fait de leur
rapport à leurs propriétaires, les objets peuvent soulever
des sentiments et des pensées investis en eux par ceux qui
les ont possédé. L’observation de l’objet à travers cette
référence historique permet la manifestation de sa valeur
lyrique.
Le mouvement artistique à l’origine de ces archives est
né dans les années 80, de pair avec l’intérêt croissant pour
les objets de la vie quotidienne résultant de la nécessité
de restaurer leur statut ontologique affaibli par les
pressions technologiques et idéologiques du vintième siècle
(cf. Epstein, 1997). En effet, dans le monde post-moderne le
rôle des objets en tant qu’éléments d’articulation de
l’histoire et de la tradition d’une communauté a été rompu,
et le regard qui découvre les objets lyriques essaye de
réétablir la réalité de la “chose” en tant que lieu d’arrêt
et de passage de la vie humaine.
Cette classe d’objet comporte un type de phénomène
transitionnel qui essaye de récupérer la place humaine dans
un monde fragmenté par la technologie et l’esprit de
consommation. Selon cette perspective, les objets présentent
l’histoire du passage des individus à travers le monde. Il
est intéressant d’observer la valeur thérapeutique que ce
type d’objet peut avoir, en clinique psychanalytique ou en
art thérapie, dans la récupération ou dans la constitution
de certains aspects du self.
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Un adolescent de 16 ans a été emmené pour analyse par
ses parents, en raison de son comportement d’apathie, une
absense d’intérêt pour les activités en général et pour les
activités scolaires en particulier. Il est arrivé au cabinet
et s’est présenté d’une manière sympathique et coopératrice.
Il a dit qu’il n’avait envie de rien faire et passait les
journées dans sa chambre, très souvent ennuyé. Il allait à
l’école, mais ne se concentrait pas et ne s’intéressait pas
par les contenus exposés en classe. Même s’il avait quelques
amis, il sortait rarement avec eux.
Sur les murs de mon cabinet se trouvait un grand nombre
d’objets: tableaux, poupées, objets provenants de cultures
variées, etc. Pendant la première séance, le patient a
observé en silence les objets sur les murs. Aprés ce moment
de silence, il a fait un commentaire: il trouvait que mon
cabinet était “chouette”. Ensuite, il a demandé d’où venait
une certaine poupée répresentant une vieille paysanne.
L’histoire de la poupée lui fut racontée. Il semblait plein
d’admiration et très intéressé par la narrative. Puis il a
dit imaginer que chacun des objets devait avoir une
histoire, supposition que j’ai confirmé. Ceci étant, il m’a
démandé si je lui raconterais l’histoire des objets par
lesquels il s’intéresserait. “Oui”, j’ai répondu.
Pendant les séances suivantes, analyste et patient ont
fait le tour des objets. Lorsqu’un intérêt pour un objet
particulier se manifestait, son histoire était racontée.
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Pendant le reste de la séance, on discutait les impressions
et associations que le jeune homme faisait sur ce qu’il
avait vu et entendu. Le but de ces conversations n’était pas
l’interpretation du contenu de son discours mais lui offrir
la possibilité de trouver dans le dialogue l’opportunité de
faire évoluer ses impressions et articulations.
Occasionnellement, des éléments révélateurs de son histoire
surgissaient au cours de sa communication.
Ce processus était très semblable au jeu des
gribouillis élaboré par Winnicott, mais par le biais des
objets du cabinet de l’analyste. C’était un parcours à
travers l’espace pontentiel créé par l’usage que nous
faisions des objets disponibles. On pouvait percevoir
clairement qu’il était important pour lui de se trouver
face aux aspects significatifs de sa vie, aussi bien que de
rencontrer en chaque objet une histoire que se déploiait.
En analisant la place de la narrative, Benjamim (1936)
signale qu’elle se construit sur la reminiscence, fondement
de la chaine de la tradition qui transmet les événements
d’une génération à l’autre. Selon lui, la narrative tisse la
toile que toutes les histoires vont constituer entr’elles.
Chacune s’articule avec l’autre. Je dirais qu’elle nous met
en contacte avec la totalité de l’histoire humaine,
introduisant la singularité dans la vie de tous les êtres
humains. Je crois que Benjamim serait d’accord avec cette
affirmation, puisqu’il écrit:
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“Le narrateur… peut recourrir à la “collection” de toute une
vie (une vie qui n’inclut pas seulement sa propre expérience
mais aussi une grande partie de l’expérience d’autrui). Le
narrateur assimile à sa substance la plus intime ce qu’il
sait par ouï-dire. Son talent est celui de pouvoir raconter
sa vie; sa dignité est celle de pouvoir la raconter
entièrement.”
Notre rencontre avait le support d’un contexte dans
lequel le cabinet, avec ses objets, avait acquis le rôle
d’un espace transitionnel entre l’analyste et l’analysé,
entre l’espace public et l’espace privé, entre le soi des
participants et les objets sur les murs, entre un autre
temps et le temps présent, entre la maison de l’analyste et
la maison du patient. Les narratives se déroulaient, ancrées
sur les objets, les mêmes que Pogacar a nommé objets
lyriques.
En un certain moment, le jeune homme a dit: “Tout a une
histoire. Et la mienne? Vous savez, dans ma chambre il n’y a
rien qui m’appartient réellement. Même pas chez moi, dans la
maison. Ce sont des choses purement décoratives.” Je pense
qu’il s’agissait d’une constatation très importante: le
temps et l’espace dans lesquels ils vivaient lui était
étranger, il n’y avait pas d’appopriation créative de son
univers, entraînant un profond déracinement et la perte du
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sens de soi et du sens de la vie; tout cela se manifestait
sous la forme d’ennui.
Pendant la séance suivante, il m’a dit plein de
satisfaction qu’il avait planté une pousse de fougère
tropicale et l’avait mise dans sa chambre. Action
inaugurale! Progressivement, il s’est approprié de l’espace
dans sa chambre et aussi dans le monde. Un autre fait
intéressant, un an et demi plus tard il m’a dit qu’il avait
parlé à son pére de ce qu’il avait changé dans sa chambre et
lui a décrit le cabinet de l’analyste. Et son père a
manifesté le désir de rendre visite au cabinet pour voir les
objets qu’il avait mentionnés. Le jeune homme trouvait que
c’était une bonne idée et le rendez-vous a été pris.
En arrivant au cabinet, le père a manifesté un intérêt
semblable à celui de son fils, et paraissait impatient de
voir certains des objets sur lesquels son fils lui avait
parlé. Et comme il voulait aussi connaître l’histoire des
objets, nous avons fait le tour du cabinet. Après un certain
temps, le père s’est assis, l’air déprimé. Il avait habité
en Europe, dit-il, ou il avait frequenté des maisons où se
trouvaient des objets semblables. Il avait été hebergé par
une famille dont la maison racontait l’histoire des
générations antérieures de chacun de ses membres. Cela lui
manquait. “Pourquoi”, demanda-t-il, “ayant vécu dans un
endroit pareil, n’ai-je pas retenu l’influence que j’ai reçu
de cette famille? Mon fils a raison, notre maison est
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impersonnelle.” Cette question demandait le début d’une
analyse, ce que ce monsieur a réalisé par la suite.
Ce travail a été très instigateur, et il a developpé en
moi une compréhension plus aiguë de l’importance de la
matérialité de l’objet dans la situation analytique, des
moyens à travers lesquels un individu est rendu capable de
s’installer dans le monde-avec-les-autres.
Les objets et les phénomènes transitionnels sont des
éléments fertiles dans la clinique du self. Je m’aperçois que
Winnicott a ouvert un chemin de travail et réflexion dont la
profondeur et fécondité clinique nous ne pouvons comprendre
que graduellement. En effet, nos connaissances sur ces
phénomènes sont encore limitées, et il nous reste un long
chemin d’investigation à parcourir. Nous avons étudié ici
une classe d’objet transitionnel: l’objet lyrique. Il y en a
d’autres.
Pendant les récentes pérsecutions subies par les
curdes, je me souviens d’avoir assisté pendant un programme
de télévision la triste marche de ce peuple qui partait de
sa terre natale. J’ai été particulièrement touché par un
certain homme: après un arrêt soudain du cheminement, il
s’est baissé, a pris une poignée de terre dans ses mains et
ensuite l’a frotté sur la région du coeur. Sa main est resté
serrée, detenue dans ce geste, et il marchait avec le visage
baigné en larmes de douleur et révolte. J’étais impressioné
d’observer cet homme, pendant un moment tragique de sa vie,
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accomplir un acte si plein de souffrance et, en même temps,
si poétique. On y trouvait, aussi, l’objet sensible et plein
de pulsation.
Si la matérialité et l’expérience sont importantes dans
la constitution et l’évolution du self, dans la création de
l’autre et du monde, plus importante encore est la
sensorialité de l’objet qui vise à guérir un processus de
déracinement ou de non-constitution de certains aspects du
self.
Dans la scène décrite, la terre dans les mains de
l’éxilé était l’objet qui, dans sa matérialité et poésie,
l’unissait à la terre-mère. Il a fait un amalgame de la
terre avec le coeur. La terre est le coeur, le coeur est la
terre. Le coeur saigne et il le guéri avec la poudre de son
origine. Nous voilà en face d’un autre type de phénomène
transitionnel: l’objet ethnique.
L’immigration et la migration peuvent laisser des
blessures profondes dans le sentiment de soi. Il s’agit
d’une espèce de déracinement qui entraîne, dans certains
cas, une difficulté de reconnaissance de sa propre
spécificité ethnique dans le nouvel environnement qui les
accueille, à l’immigrant et à ses descendants. Dans le
contexte clinique, il est fréquent d’entendre ces personnes
se plaindrent d’un sentiment de rupture intérieure, un
délogement de la continuité de l’être que l’insertion dans
le flux de vie de ses ancêtres peut offrir. Ce sont des
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fentes qui les isolent des formes sensorielles particulières
à leur pays d’origine. Ces individus ont le sentiment que le
contact avec ces formes les revigore et les guéri. Si nous
demeuront attentifs à ces questions, nous nous apercevrons
que chaque région de la terre dégage un certain type de
luminosité, d’odeur, de sonorité et d’esthétique distinctif
de chacune de ces communautés. L’immigrant est profondement
sensible à ces éléments.
Lors d’une de mes visites au mont Athos, état
monastique de la Grèce, j’ai rencontré un jeune moine
d’origine brésilienne. Il se trouvait dans cette partie du
monde depuis quelques années, absorbé dans ses voeux
monastiques et dans sa vie d’ascèse. Avant de prendre congé,
je lui ai démandé s’il voulait quelquechose du Brésil. Après
un moment de silence, il m’a répondu qu’il serait content si
je lui apportais, lors de mon voyage suivant, un petit sac
de haricots noirs. Aussitôt, rempli de modestie monastique,
il s’est répris: “non, non, ce n’est pas nécéssaire…” Ses
premières paroles exprimaient la nostalgie d’une ethnie, la
nostalgie du goût maternelle et du pays d’origine.
Une dame d’environ soissante ans a cherché l’analyse
parce qu’elle se sentait déprimée et sans enthousiasme.
D’origine européenne, elle avait vécu les horreurs d’une
guerre mondiale, pendant laquelle elle avait perdu des êtres
qui lui étaient très chers. Au cours des années après son
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immigration au Brésil, elle a développé un cadre
mélancolique qui est devenu, par la suite, cronique.
Cette dame a inicié un processus psychanalytique et a
pu établir un lien de confiance avec son analyste. Les
séances étaient envahies par l’ennui et la dépression. La
patiente se plaignait: elle se sentait appauvrie, sans
ressources pour rien faire. Au cours de ce processus,
l’analyste a cherché à analyser la mélancolie et les
dynamismes de son hostilité. Il était fréquent de voir la
patiente faire référence à son passé avec nostalgie: cet
époque lui semblait plus riche et pleine de vitalité, des
qualités qu’elle craignait avoir perdues pour toujours.
Quelquefois, en parlant de son passé, elle se souvenait
des expériences vécues lorsqu’elle faisait la cuisine avec
sa mère, en son pays d’origine. Une casserole de cuivre
était l’élément qui présentait et concentrait ces
reminiscences.
Un jour, en voyant une casserole de cuivre dans un
magasin, son analyste s’est souvenue de la patiente et a
décidé d’acheter l’objet et le lui offrir lors d’une
occasion propice. Le jour d’anniversaire de la patiente
s’approchait, et les associations nostalgiques et
découragées n’avaient pas cessé. Arrivée la séance plus
proche du jour de la fête, l’analyste lui a offert la
casserole de cuivre comme cadeau. Surprise par l’objet,
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l’analysée a manifesté joie et enchantement. L’objet offert
a produit une transformation dans son état.
À cet occasion, un moment esthétique d’enchantement
s’est établi, reintroduisant l’expérience de l’illusion. À
travers le lien transferentiel et l’objet presenté par
l’analyste, la patiente a retrouvé son passé, la présence
affective de sa mère, sa propre capacité créative, sa
féminité, sa culture et son origine ethnique.
Par la suite, l’analysée a employé la casserole pour
organiser des dîners avec ses amis. Graduellement, elle
s’est sentie plus sûre et pleine d’espoir dans sa relation
avec les activités quotidiennes. Elle a commencé à
s’habiller avec plus de couleurs et ressentait plus de
plaisir dans sa propre féminité. Elle a aussi décidé
d’entreprendre un voyage à son pays d’origine, où elle a
visité les lieux de son enfance et rétrouvé d’anciennes
connaissances. Après cette rencontre avec son histoire, elle
est retournée au Brésil. Il ne lui était plus nécessaire
d’idéaliser son passé: elle le portait dans son être.
Dans ce cas, la casserole de cuivre constituait un
objet complexe: son caractère transitionnel était une
confluence de l’objet lyrique, de l’objet qui fait partie
d’une culture et de l’objet ethnique1. La casserole a
réalisé l’exploit de rendre présente l’histoire de la
1 En effet, il n’est pas rare qu’un même objet réintroduise plusieurs registres de la constitution du self dans le monde.
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patiente en toute sa complexité, favorisant le processus de
guérison dans le cadre du transfer.
La forme, la texture, le son et l’odeur forment un
tissu avec le self, et lorsque ces éléments sont
réintroduits, ils connectent l’individu aux aspects
fondateurs du soi, permettant l’accès à l’expérience de
quiétude et d’être.
Quand j’étais petit, j’ai vécu pendant une période chez
mes grands-parents paternels. Leur maison était placée dans
un grand terrain où était installé aussi l’atelier de
travail de mon grand-père. Il construisait et peignait des
plate-formes de camion. Dans son travail, il se servait
fréquemment d’une forge et d’une enclume. À l’aide de ces
outils de travail, mon grand-père donnait une forme aux fers
destinés à soutenir le bois des plate-formes qu’il
faisaient.
C’était autour de la forge et de l’enclume que jouaient
mes cousins et moi. Il était fascinant de voir la forge en
action, avec ses grandes flammes, et les fers prendre leur
forme sur l’enclume, à coups de marteau. Souvent je me
trouvait assis près de cet endroit, en train de contempler
le travail de mon grand-père. Tout cela m’enchantait.
Des années plus tard, lorsque je visitais mon grand-
père alors très agé, il m’emmenait toujours derrière la
maison, où se trouvaient la forge, l’enclume et le jardin
potager. Satisfait, il me montrait les legumes qui
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poussaient et les derniers outils qu’il avait fait dans la
forge et l’enclume. Un jour il m’a dit: “Ici, c’est mon
coin. Je passe mon temps à planter et à jouer avec la forge
et l’enclume. Je travail un peu. Si je ne travaillait pas
ici, je serais dejà mort. C’est le travail qui me maintient
en vie.”
J’ai toujours eu un profond respect pour la forge et
l’enclume, particulièrement l’enclume, puisque c’était sur
l’enclume que le travail de mon grand-père était réalisé.
J’ai dédié ma thèse à mon grand-père. J’écris: “À mon grand-
père, qui à travers la forge et l’enclume m’a montré
l’importance du travail dans la transformation de la vie.”
Plusieurs années ont été nécessaires avant que je ne
dévoile ce que l’enclume signifie pour moi. À ce point du
parcours, je sais que cela prendra toute ma vie. D’une
certaine manière, l’enclume est présent dans la direction
que prend ma pensée et mon action dans le monde. Il est
certain, par exemple, qu’elle vibre dans les développements
de mes recherches sur l’importance de la matérialité dans la
constitution du self. Elle fonde et souligne ma conception de
l’homme et du divin.
Qu’est-ce que l’enclume? Objet transitionnel, sans
doute. Elle a le profil d’un objet lyrique, d’un objet
ethnique, mais fondamentalement, elle constitue ce que
j’appèle objet du self. Ce type d’objet rend présent un style
d’être, les principes de vie de la personne que le créé
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aperceptivement. Généralement, il apparaît très tôt dans la
vie d’un individu. Souvent constitué dans le champs de la
réalité subjective, il prend graduellement la place d’objet
transitionnel dans la direction du chemin vers la réalité
partagée du monde socioculturel.
Au cours d’innombrables cas d’analyses comprennant les
aspects abordés par cet étude, j’ai pu observer que le
patient révèle et s’approprie de ce type d’objet pendant le
processus psychanalytique. La totalité de son statut se
réalise pendant la période dans laquele l’analysé intègre la
singularité de sa créativité en son self. L’objet de self
représente le style d’être de l’individu dans le monde
sensoriel.
Il convient de souligner que les objets lyriques,
ethniques ou de self ne sont pas nécessairement des objets
confeccionés par l’homme: il peuvent provenir du monde
naturel. La dichotomie classique entre culture et nature
perd un peu de son sens dans cette classe de phénomènes.
L’objet élu pour remplir ces fonctions peut être une pierre,
un arbre et même un animal.
Flavio avait dix ans lors de sa première séance
d’analyse. Il est rentré dans la sale tout souriant, sa
marche pleine d’aisance et de rythme. Il portait une grande
feuille de papier carton sous le bras. Aussitôt rentré, il
a regardé le matériel disposé sur la table et, tout en
déployant la grande feuille qu’il avait amené, a dit:
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- J’ai apporté un dessin que j’ai fait il y a quelque
temps. J’aimerais qu’il reste ici. C’est possible?
Il déroule le papier carton et montre le dessin, qui
ressemblait à un mélange de chien et de loup, peigné en
noir, la grande gueule rouge ouverte, le dents apparents.
- Il s’appèle Fontaine, mélange de chien, renard et
loup. Il est fort et il peut être très dangereux. Je le
laisserai ici, d’accord?
- D’accord - j’ai repondu- Avec le temps on va voir si
Fontaine nous raconte ce qui lui rend si dangereux.
Fontaine a été toujours présent pendant la période que
nous avons travaillé ensemble (5 ans), signalant à chaque
fois un aspect important de notre rencontre et des
situations de vie du jeune garçon. Fontaine n’a jamais été
interprété. Il semblait être un élément d’une grande
complexité. L’interpretation aurait vidé la richesse de
potentialité que Fontaine semblait posséder.
Pendant toute la période de travail, Fontaine est resté
la plupart du temps sur le divan. Occasionnellement, Flavio
s’allongeait sur le divan pour raconter un épisode ou un
rêve. Il lui arrivait de tenir le papier carton
momentanément entre ses mains, pour ensuite le remettre à sa
place habituelle.
Flavio dessinait et jouait; en certaines occasions, tel
un totem, Fontaine nous revelait quelques uns de ses
mystères. Un jour, par exemple, Flavio jouait avec des
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petits soldats. Il a construit un scénario de guèrre,
peignant sur le papier des bombes rouges qui explosaient sur
le champs de bataille. De temps en temps, il lavait le
pinceau dans un bol d’eau, jusqu’au moment ou la couleur de
l’eau a déclenché en lui un état de panique.
- Elle est toute rouge! – dit-il – Ça ressemble au
sang…gueule de Fontaine!
Flavio s’est éloigné de la table et du bol en disant
qu’il ne voulait plus jouer, qu’il était fatigué et
préférait s’en aller. Je lui ai dit qu’il semblait très
effrayé, craignant que notre jeu de guèrre ne finisse
vraiment en sang. Il m’a regardé, l’air inquiet, demeurant
en silence jusqu’au bout de la séance.
Fontaine a annoncé la première éjaculation, qui a placé
Flavio dans l’univers des “macho man”. À la séance suivante,
Flavio a roulé le papier carton où Fontaine était déssiné, a
mis deux boules de ping-pong à l’intérieur du tube et l’a
fermé avec ses mains. Tout en chantant la musique de succès
à l’époque, “Macho Man”, il agitait le tube d’un coté à
l’autre, puis retirait ses mains de son ouverture
supérieure, ce qui faisait voler les petites boules vers un
coin quelconque de la sale. Ensuite il a pris les deux
pompons du cordon du rideau, qui avaient aussi la forme des
boules, et frappant une boule contre l’autre, a dit:
- Ça étincelle, ça étincelle...!
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Cet épisode a inauguré une période de travail pendant
laquelle nous nous sommes penchés sur les angoisses
rélatives à la sexualité.
D’un coté, Fontaine semblait ponctuer les
transformations du self de Flavio, sans pour autant que ses
possibilités de significations jamais ne s’épuisent. Nous
parlions de Fontaine et jouions avec lui, jusqu’au jour ou
Flavio m’a démandé des morceaux de bois pour construire un
objet. Cet objet, il ne savait pas encore ce qu’il serait.
Séance après séance, les morceaux de bois collés les
uns aux autres esquissait une structure, sans que nous
sachions ce qui était en train d’être construit.
Quelquefois, ces bois étaient peint avant d’être collés.
Mais il n’y avait certainement pas un projet de construction
préétabli. Finalement, Flavio a dit savoir ce que c’était:
“C’est un lieu!”
- Un lieu?- j’ai démandé.
- Un lieu. On peut y habiter, déposer des choses...Ça
peut être une maison, une boîte, un lit, une fontaine, un
lieu – a dit Flavio.
Il a fallu quelque temps avant que le lieu soit
terminé. Pour le jour d’achèvement des travaux, Flavio a
démandé un verre en plastique. Il l’a peint et écris sur lui
le nom de sa mère. Ensuite il l’a collé sur la structure en
bois en disant:
- Voilà! J’ai fini.
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Il s’est levé et pris Fontaine sur le divan. Puis il a
déchiré le papier carton:
- Je n’ai plus besoin de ça. Fontaine est devenu une
fontaine!
Il convient de signaler qu’un des passe-temps des
parents de Flavio était l’élévage
de chiens et que, depuis sa plus tendre enfance, Flavio
avait un grand amour pour ces animaux. Il appréciait
particulièrement les loups. Au cours de notre travail, nous
parlions beaucoup à leur sujet. Flavio aimait leurs
mouvements, leur instinct grégaire associé à un sens
d’autonomie très prononcé.
Pendant son adolescence, Flavio a développé, lui aussi,
un style de vie caractérisé par un sens d’autonomie très
important, sans que cela incide sur sa relation avec l’autre
et avec le groupe. Fontaine présentait son sens d’être. Il
était un objet de self.
Au cours de l’analyse, outre l’élaboration des divers
aspects de la subjectivité rendue possible grâce aux sens
multiples de Fontaine, un aspect semblait ressortir: il
était inquiétant pour Flavio d’avoir un animal comme objet
de self. Cela répresentait une ménace à son humanité et à sa
possibilité d’accès à la civilisation. L’enchantement que
Fontaine suscitait en lui le rendait trop apparenté aux
animaux. En présence de l’autre, dans l’espace potentiel, il
était nécessaire que le sens humain de Fontaine soit trouvé.
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Flavio avait besoin d’un lieu ou cela puisse se réaliser,
pour que l’être Fontaine soit la source de sa vitalité et de
son style d’être dans le monde. Ce style est le produit de
la rencontre de la constitution d’une personne avec son
histoire et l’histoire de son environnement.
Dans la pratique clinique, on constate que l’objet de
self peut être un objet fabriqué par l’homme, un objet de la
nature ou bien une espéce d’articulation temporelle ou
spatiale. Autrement dit, il peut être composé de n’importe
quel élément du champ d’expérience du self. Il présente
toujours le style d’être de l’individu en chacun des sens de
la réalité (réalité subjective, réalité transitionnelle,
réalité partagéé, selon da perspective de Winnicott).
Muni de son sens d’être, l’homme suit son chemin vers
la réalisation d’un oeuvre ou d’un objet dans le monde
partagé qui l’introduise, à lui et à son histoire, dans des
niveaux pérennes voir éternels. Il s’agit d’un mouvement par
lequel l’individu créé un objet qui a une valeur sacrée.
C’est une façon de participer non seulement de l’histoire
d’une communauté socioculturelle mais aussi de l’histoire de
l’humanité.
Lorsque nous tournons notre regard vers le self, nous
devons focaliser le survenir humain à travers la matérialité
du monde. Dans cette perspective, chaque objet a une
importance en soi, non simplement du fait qu’il a une
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signification mais aussi parce qu’il ouvre une possibilité
d’être dans le monde, avec tous les autres.
Traditionnellement, l’étude et la pratique
psychanalytique se sont concentrées sur la parole, le
discours. Toutefois, le self se présente dans les
conjonctions organiques ayant des qualités artistiques. Il
se trouve dans la manière don’t l’être humain organise la
sonorité, le temps, l’espace et le geste dans la relation
avec un autre ayant une signification.
Pendant la séance, le patient danse, fait de la poésie,
créé des architectures, des mélodies et des rythmes. Il
n’est pas rare de constater que l’ensemble des métaphores
que le patient utilise en son discours a des correspondances
avec la manière dont il organise, par exemple, le temps et
l’espace.
On ne devrait pas penser le self en tant qu’organisation
mentale ou représentation de soi-même, mais comme la manière
dont l’individu s’organise dans le temps, l’espace et le
geste, à partir de sa corporéité. Le self se réalise dans le
corps; le self est corps.
L’analyste et le psychothérapeute attentifs à ces
phénomènes peuvent conduire le processus psychothérapique de
façon à permettre au patient de trouver l’évolution de sa
maturation et, éventuellement, son style d’être. Dans le
contexte tranferentiel, le moment où l’analysé retrouve,
créé ou recréé l’objet de self, à travers le geste, la
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sonorité et le temps, le self se produit! Le self est geste,
action, événement dans le monde. Il s’agit d’une espèce
d’action qui n’a aucune relation avec ce que nous entendons
habituellement par ce mot. L’action en question est
inauguration, ouverture des possibilités dans le monde.
Un individu répète indefiniment une action
particulière, jusqu’au moment ou elle puisse prendre place
dans le monde, c’est-à-dire, avec d’autres êtres humains qui
puissent eux aussi répondre avec leur propre être à ce qui
se dessine dans ce geste, parce que le self est un lieu de
rencontre.
Dans cette perspective, les matériaux disponibles dans
le cabinet de l’analyste ont un rôle fondamental, permettant
que le patient, à travers son geste, puisse les utiliser
pour créér l’objet lyrique, l’objet ethnique ou l’objet de
self qui l’aidera dans la constitution et l’évolution des
aspects de son self.
Le thérapeute doit comprendre que le style d’être de
son patient s’apparente avec certains objets qui peuvent
être trouvés dans le monde. Dans le contexte transferentiel,
ces objets rendent possible les moments de transformation
qui permettront au patient trouver une nouvelle insertion
dans le monde humain. Comprise dans cette perspective,
l’action créative ou artistique qui s’actualise en situation
thérapeutique constitue plus qu’un geste expressif. En leur
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présence, c’est en face de l’action fondatrice da la
subjectivité humaine que nous nous trouverons.
Références Bibliographiques:
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