L'etranger dans la théologie Orthodoxe
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L’étranger dans la théologie Orthodoxe
Lambros Kampéridis
Le Christ étranger
Vendredi Saint, le soir tombé, lorsque les gens
rentrent dans l’église après la procession de
l’Épitaphios1, qui l’ont suivie, cierges allumés en
main, autour de l’église, le peuple de Dieu qui a vu le
matin son Dieu descendre de la croix, mort, un corps
inerte, inanimé, se rassemble autour de sa sépulture et
entend en silence l’hymne chantonné par les choristes:
Donne-moi cet étranger. Dans le chant liturgique, un des
disciples de Jésus, Joseph, demande à Ponce Pilate de
lui remettre le corps du mort pour l’enterrer. Le poète
du XIIIe siècle auquel on attribue l’hymne reprend ce
thème et autour du mot «étranger», xénos, et la
supplication de Joseph compose un cantique qui renvoie
à la pauvreté, la nudité, le dépouillement de la
création entière qui fut dépossedée de son souffle de
1 Linceul qui représente le tombeau du Christ sur lequel est brodé l’icône du Christ mort gisant sur le sol, après sa descente de la croix, entouré de sa mère,de Marie Madeleine, de Joseph et de Jean.
vie et reste en suspens, inanimée, devant le spectacle
de cet étranger qui a voulu réintégrer l’homme et la
création dans sa gloire originelle.
«Donne-moi cet étranger, qui, dès sa naissance,
comme un étranger a vécu dans ce monde. Donne-moi
cet étranger, haï par ses proches et comme un
étranger mis à mort. Donne-moi cet étranger dont
la vue me surprend par l’étrangeté de sa mort.
Donne-moi cet étranger qui offrit sa vie aux
pauvres et aux étrangers…»
Suite au chant liturgique le lecteur récite un extrait
de la Prophétie d’Ézéchiel, tiré du chapitre 37. Le prophète
se trouve dans une vallée parsemée d’ossements
desséchés. Le Seigneur lui dit: «Prophétise sur ces
ossements. Tu leur diras: Ossements desséchés, écoutez
la parole de Yahvé… Voici que je vais faire entrer en
vous l’esprit et vous vivrez.» Le prophète fit ainsi et
les ossements se recouvrèrent de nerfs, la chair avait
poussé et la peau s’était tendue par-dessus… «et
l’esprit vint en eux, ils reprirent vie et se mirent
debout sur leurs pieds». Le Seigneur continue: «Fils
d’homme, ces ossements c’est toute la maison d’Israël.
Les voilà qui disent: «Nos os sont desséchés, notre
espérance est détruite, c’en est fait de nous.» C’est
pourquoi, prophétise. Tu leur diras: Ainsi parle le
Seigneur Yahvé. Voici que j’ouvre vos tombeaux; je vais
vous faire remonter de vos tombeaux, mon peuple, et je
vous ramènerai sur le sol d’Israël… Je mettrai mon
esprit en vous et vous vivrez, et je vous installerai
sur votre sol…2» Vu que cette vision se situe à
Babylone il n’y a pas de doute qu’il s’agit de l’exil
du peuple et que Dieu parle nettement du rétablissement
messianique d’Israël suite aux afflictions de l’exil.
Ce qui est significatif pour la compréhension
chrétienne de l’exil est le lien qui se fait entre la
prophétie messianique et sa réalisation dans la
personne de Jésus-Christ, le Verbe de Dieu, en qui est
accompli l’abolition de l’exil.
Ce qui importe bien davantage que le lien avec
l’Ancien Testament est l’identification du Christ au
genre humain souffrant les maux de l’exil. Les fidèles
qui se rassemblent autour de son tombeau au milieu de
la nuit chaque Vendredi Saint en contemplant son corps
inanimé tendu sur le linceul de l’Épitaphios et
chantonnent doucement «donne-moi cet étranger», savent
bien que celui qui est enseveli dans le suaire n’est
autre que le Verbe de Dieu, celui qui a créé l’univers,
l’auteur de leur propre vie. Il est devenu étranger
pour racheter leur exil de la maison du Père, l’exode
2 Ézéchiel, 37. Composé de versets 4-5, 10-12, 14.
de la patrie paternelle, l’expulsion du jardin que Dieu
planta en Éden pour la jouissance de l’humanité
universelle, du genre humain entier qui portait le nom
générique Adam et Ève; il s’est fait un exilé du
Royaume de Son Père pour s’expatrier comme un immigrant
sur la terre qui fut créée par Sa parole divine.
Puisqu’il est venu au monde pour délivrer les étrangers
de leurs exil, il a assumé leur forme matérielle ainsi
que leur statut d’exilés. Il a vécu comme un étranger
sur la terre. Il est né dans un auberge pour les
voyageurs, il a reçu des dons des étrangers qui sont
venus l’adorer de l’étranger, et comme un réfugié il
s’est enfui en Égypte par ses parents.
Le Christ est le premier réfugié de notre foi, le
premier immigré ressortissant du Royaume de Dieu après
l’exil d’Adam et d’Ève. Il assume pleinement la
condition humaine comme deuxième Adam et il vit comme
les hommes qui sont exilés de la patrie céleste. C’est
surtout à cause de cela qu’il vit comme un sans abri
sur la terre, sans feu ni lieu, sans domicile fixe,
«les renards ont des tanières et les oiseaux du ciel
ont des nids; le Fils de l’homme, lui, n’a pas où
reposer la tête.3» C’est le Christ qui enseigne au
genre humain entier, qu’ils sont tous des étrangers sur
la terre, des métèques transitoires auprès de Dieu, au
3 Mt. 8. 20
dire de David, « je suis l’étranger chez toi, un
passant comme tous mes pères4». Puisque nous sommes
tous des étrangers aux yeux de Dieu, il n’y a pas
raison de se sentir menacés ou de craindre l’étranger
qui ne diffère aucunement de nous et qui ressemble en
tout le Christ-étranger.
‘L’autre’ - archétype de l’étranger
Le concept de l’étranger comme l’autre est une
invention contemporaine qui trahit notre aliénation de
ce que le Christ incarné représente dans son être le
plus authentique, en tant qu’incarnation de l’autre. Vu
indépendamment de la réalité du Christ l’étranger
devient l’autre qui met en péril notre existence, voire
notre identité construite sur l’autonomie,
l’autosuffisance et notre aliénation d’autrui; il est
celui qui n’est pas comme nous, qui vient de
l’étranger, qui diffère radicalement de nous, qu’il ne
ressemble pas à nous, qui parle différemment, qui se
comporte étrangement5. L’étranger est tout ce qui n’est
4 Ps. 39.135 Dans Le Maître et Marguerite de Mikha ïl Boulgakov, lorsque Satan s’introduit à Moscou , pour accentuer son aspect répugnant, il prend l’apparence extraordinaire d’un étranger: «Bouche légèreme nt tordue … Brun. L’œil droit noir, le gauche – on se demande pourquoi – vert . Des sourcils noirs tous deux, mais l ’un plus haut que
pas moi, nous autres, familier, il est étranger par
rapport à nos us et coutumes. En fait, en refusant de
voir dans l’étranger l’image du Christ étranger, nous
ne différons en rien de ceux qui ne l’ont pas reconnu
lorsqu’il est venu dans le monde «et les siens ne l’ont
pas accueilli6».
La crainte de l’autre est nourrie par la crainte
de l’étranger; au fait, la xénophobie est la brusque
projection vers l’extérieur non pas de la crainte
d’autrui, mais de la crainte immense que nous portons à
notre intérieur, la crainte de cet égo indépendant,
autonome, émancipé de nous-mêmes égo, qui se nourrit
férocement de notre individualisme autosuffisant, qui
refuse de reconnaître une altérité qui s’oppose à son
amour-propre, qui n’admet que l’existence de sa propre
identité ou d’identités similaires à la sienne. Dès que
le premier homme, Adam, s’est rendu autonome dans son
autodétermination par rapport à l’Autre archétypal,
aliéné, dénudé de la communion de Dieu et d’Ève, il a
rencontré son égo autonome, dépossédé de la présence de
l’autre, et il a eu peur, nous raconte la Genèse, parce
qu’il était nu et il s’est caché7.
l’autre. Bref: un étranger.» 6 Jn. 1. 117 Gen. 3. 10
C’est ainsi alors, nu et peureux comme un enfant
exposé, un étranger dans un monde étrange, que le
premier homme prit le chemin de l’exil. Par crainte il
a appris à tuer, à haïr, à se battre, à envier, à se
venger, croyant que de cette façon il pourrait guérir
sa crainte, anéantir l’autre, son frère Abel,
projection de la crainte portée contre son autonomie.
Étant donné que son exode du jardin d’Éden a aussi
inauguré son entrée dans l’exil, Dieu privilégia tels
exodes pour s’entretenir avec sa créature. Dieu descend
à Babel pour inaugurer la deuxième dispersion des
hommes après le déluge, renforcée par la confusion des
langues. Après l’exode c’est la diaspora qui marque la
deuxième étape de leur exil sur la terre. L’exode
d’Abraham de son pays et les exodes subséquents de
Jacob, de Lot, de Joseph, de Moïse et de son peuple
d’Égypte, l’exil à Babylone, ne sont que des exodes
préliminaires afin que Dieu familiarise son peuple avec
la réalité de l’exil et de l’errance, en vue de
préparer le grand exode final de son fils dans le
monde, dans ce monde qu’il a tant aimé, qu’il a donné
son Fils unique pour le sauver et le restaurer en sa
gloire originelle.
Jean Climaque et l’idéal de l’errance
Abraham lui-même se voit comme un étranger et un
résidant transitoire sur la terre8. L’exode de son
pays, le renoncement à sa parenté, le départ de la
maison de son père deviennent, en quelque sorte, les
conditions pour la bénédiction d’Abram par le Seigneur.
La rupture de toute attache avec l’intimité de son
milieu familial et la fuite vers une terre inconnue
constituent le premier rapport spécial qui attache
Abraham au Seigneur par un acte de foi absolu, lié au
renouvellement de la promesse du Seigneur aux
descendants d’Abraham.
Tel est l’arrière-plan du motif de l’étranger sur
lequel les auteurs apostoliques et les Pères de
l’Église vont superposer la thématique de l’exil.
Un des premiers exégètes de la réalité de la xénitia -à
la fois l’expérience de l’exil et le séjour à
l’étranger-, ainsi que de l’appropriation de l’idéal de
l’étranger par l’ermite, fut Jean Climaque. Je propose
de suivre de près son interprétation de la vie
érémitique comme une continuité de l’idéal chrétien de
8 Dans la Septante il est désigné comme paroikos et parépidémos, on dirait un métèque (de métoikos), deux motsimportants, comme nous verrons plus bas, pour le développement de la notion chrétienne de l’exil. Gen. 23. 4.
l’étranger et son lien à la compréhension judaïque de
l’étranger.
Le domaine paternel, voire le patrimoine, ne doit
être abandonné par l’anachorète qu’à la suite d’un
appel reçu par Dieu. Ce n’est qu’en ce moment que tout
ce qui l’empêche d’accomplir le but de la vie divine,
biens, possessions, parenté, patrie, tout ce qui
l’attache à l’état antérieur à l’appel divin, doit être
délaissé et répudié. L’adoption de la vie anachorétique
n’est pas motivée d’un choix personnel inspiré par
l’idéal de la retraite du monde; elle doit s’accomplir
uniquement en Dieu et revendique le recours au
Seigneur:
Si l’on observe la vie anachorétique dans des
lieux déserts, parmi deux ou trois frères animés
des mêmes dispositions, que l’on recoure, dans la
foi, au seul Seigneur qui guérit toutes nos
maladies9 .
Une fuite du monde qui se fait unilatéralement
n’est qu’une désertion stérile à l’étranger, un
reniement de ses responsabilités envers le domaine
paternel. Selon Jean Climaque, le séjour fertile à
9 Diadoque de Photicé, Cent Chapitres, LIV, Sources Chrétiennes, p. 112.
l’étranger, la xénitia, constitue le troisième grade de
l’échelle qui mène des choses les plus basses aux
réalités sublimes, tout en guidant l’âme à son
ascension vers Dieu.
La réalité de xénitia se manifeste par un caractère
asservi, par une sagesse inconnue, par une
prudence non divulguée, par une vie secrète, par
la frugalité, par un désir de mener une vie
difficile; la xénitia est une question de convoitise
divine, abondance d’amour, refus de vaine gloire,
abîme de silence 10.
Selon Jean Climaque, la xénitia est une violation de
la loi naturelle qui nous lie à la sécurité intime de
notre milieu de vie, et nous plonge dans un état
d'alerte où tous nos sens sont vigilants, prêts à
intervenir pour reconnaître, accueillir, sauvegarder la
présence divine. La rupture radicale avec le monde, la
séparation du monde est une étape essentielle pour
engager la présence divine; vivre dans le
dépouillement, renoncer au monde, l'abnégation, le
départ, anachorésis, constituent le thème du premier
grade de l'échelle de l'ascension divine. Contrairement
aux doctrines des Stoïciens qui professaient un mode de
10 Jean Climaque (dorénavant J.C.), l’Échelle, Ch. 3, 1.
vie idéal conformément aux lois de la nature, Jean
Climaque proclame un mode de vie idéal pour la
réalisation de l'ascension vers Dieu, qui nie la
nature, fait violence aux lois naturelles d'une façon
presque inhumaine pour atteindre un surnaturel qui
devient un contre-nature.
Solitaire, monachos, signifie un viol perpétuel de
la nature et surveillance continuelle des sens ...
Séparation du monde signifie haine volontaire et
renoncement à la nature pour atteindre à tout ce
qui dépasse la nature 11.
Comment peut-on être étranger ?
Le mode biologique et naturel de l'existence constitue
la vie selon la nature -to kata physin zein- des doctrines
stoïciennes. La nouvelle interprétation du thème de
l’étranger par Jean Climaque apporte une modification
importante à la notion philosophique du renoncement du
monde, courante dans les milieux stoïciens, qui vise à
délier l’homme accompli de son attachement aux choses
mondaines. Selon la philosophie stoïque l’homme
parfait, accompli, le spoudaios, devrait se détacher de
lui-même afin de se libérer de ses passions qui le
liaient aux réalités matérielles.
11 J. C. 1, 10 ; 1, 11.
Selon Jean Climaque la séparation de tout ce qui
attache l'anachorète à un mode de vie naturel est
l'étape indispensable qu'il doit franchir, non pour se
détacher de soi-même, mais pour s'attacher à Dieu. Pour
devenir un étranger à sa nature, le solitaire doit
devenir étranger à soi-même d'abord et aux autres par
la suite, toujours par rapport à Dieu. Rester au même
lieu, ne pas entreprendre le voyage de la découverte de
Dieu, un voyage qui commence par le séjour à
l'étranger, se limiter dans les contraintes
physiologiques d'un statut naturel -to kata physin- est
équivalent à vouloir demeurer dans un état qui se
contente de ses fonctions animales et charnelles. Ne
pas dépasser la nature, se contenter de son état
naturel signifie de se priver de la possibilité
d'atteindre le sur naturel Dieu, «ton hyper physin
Theon». Celui qui s'embarque au séjour à l'étranger
fuit le monde par désir de ne retourner jamais au
monde, voire au monde des passions, car les passions
aiment revenir à leur point de départ -philepistropha pathi
-. La fuite des choses, des biens, même des idées qui
nous enchaînent à un lieu particulier doit être
perpétuelle pour éviter de revenir au même lieu. L'âme
qui désire retourner à son pays ressemble à la femme de
Lot qui se figea perpétuellement au même lieu, immobile
telle une colonne de sel, car «elle regarda en
arrière12», au point du départ.
Contrairement à Ève, qui s'exile involontairement
du Paradis, le moine s'exile volontairement de son
pays. Le désir de Dieu oblitère le désir des parents.
Tout ce qui attache l'anachorète à ses parents et les
parents à leurs enfants, les lie d'une façon tout à
fait naturelle à leurs racines biologiques. Autant
qu'il voudra demeurer au lieu de son père, dans sa
patrie, le moine restera attaché à ses liens
biologiques, limité par les contraintes charnelles et
physiologiques selon la nature, kata physin, qui
l’empêchent de s'élever à un mode d'existence spirituel
et atteindre le surnaturel, hyper physin. C'est pour cette
raison qu'une grande partie du chapitre sur la xénitia
est consacrée au renoncement à sa parenté. Les parents
deviennent l'attribut de la mort car ils associent et
lient tout être à un mode d'existence physique et
naturelle, donc mortel. Ce n'est que par le renoncement
à sa parenté et par l’adoption du statut de l’étranger
que l'anachorète peut s'associer à un autre mode
d'existence qui lui ouvre les portes du royaume du
Père, tout en le libérant de son asservissement
biologique qui l'attache à la mort. Toute autre
réalité, comparée à cette actualité de la vie du
12 Gen. 19, 26
royaume, n'est qu'un spectre d'imagination, liée au
monde d'apparitions irréelles et fantastiques.
Il s'ensuit que le chapitre sur les rêves est
joint comme un appendice au troisième chapitre de la
xénitia, une élaboration au thème de ses proches et de
ses parents qui visitent l'anachorète en se
concrétisant dans son imagination; toutefois,
«l'imagination n'est qu'une vision sans substance13».
Vivre selon le monde ou selon la nature signifie de
vivre pour mourir selon les lois de la nature. Renoncer
au monde et à la nature, partir pour le séjour à
l'étranger dans le but de rencontrer Dieu, signifie de
vivre selon la loi surnaturelle et vaincre la mort par
la mort.
Chaque fois que tes proches t'entourent par leurs
lamentations telles abeilles, sinon guêpes, tourne
immédiatement l'œil intérieur de ton âme vers ta
mort pour que tu sois en mesure de chasser la
peine par la peine14 .
L’étranger dans l’antiquité
Abraham fut le premier homme à pratiquer la xénitia
suite à l'appel de Dieu, qui réciproqua par sa promesse
13 J. C. 3, 3714 J. C. 3, 24
adressée à sa postérité. Jean Climaque mentionne
Abraham car il veut établir un lien entre la stérilité
de sa femme Sara avant l'expérience de xénitia et sa
fertilité après leur séjour dans une terre inconnue.
Cette fertilité est interprétée comme une fécondité
spirituelle, car l’auteur de l’Échelle ne voit simplement
dans la perpétuation de l’espèce humaine une
descendance de fils d'Abraham dans un sens biologique
de l'hérédité raciale ou même d'une descendance
charnelle, mais il préconise une filiation des fils de
Dieu basée sur la foi; c'est cette foi absolue au
Seigneur que nous partageons avec Abraham, qui nous
rend fils d'Abraham. C'est dans ce sens aussi que Saint
Paul comprend la xénitia: «Par la foi Abraham obéit à
l'appel de partir vers un pays qu'il devait recevoir en
héritage, et il partit ne sachant où il allait. Par la
foi il vint séjourner dans la Terre promise comme en un
pays étranger15....»
Nous sommes tous et toutes fils et filles
d'Abraham, car nous le reconnaissons comme notre père
dans l'expérience de la xénitia que nous partageons
entièrement avec lui par notre réponse à l'appel de
15 Héb. 11, 8-9. Le même thème résonnera dans le quatrième chapitre de l'Epître aux Romains, ainsi que dans l'Epître aux Galates 3, 7: «Comprenez-le donc: ceux qui se réclament de la foi, ce sont eux les fils d'Abraham.»
Dieu, par notre foi commune à cet appel. Il est notre
père dans notre séjour au désert de ce monde, mais non
pas à notre expérience d'exil. La notion de l'exil
apparaîtra plus tard, lorsqu'il sera question de
s'éloigner forcément du domaine paternel, et elle sera
surtout associée à l'expérience exilique juive.
La notion de xénitia doit être perçue et même
comparée avec la réalité prépondérante de xenia, répandue
universellement dans le monde hellénique autour de la
Méditerranée. Puisque cela aussi forme l’arrière-plan
de l’autre tableau, composé de motifs qui sont transmis
par l’antiquité païenne, nous devons considérer
également la thématique de l’étranger, telle qu’adoptée
par les auteurs apostoliques et les Pères de l’Église,
élaborée à partir des notions helléniques par rapport à
l’étranger.
Depuis les temps homériques la xenia tisse des
liens contractuels forts entre deux étrangers, des
liens qui vont même jusqu'à établir des droits
réciproques d'hospitalité, qui se trouvent au fondement
éthique d’une relation qui assume un caractère légal16.
On pourrait préconiser un droit international, à la
fois sacré et moral, qui protège les étrangers pendant
16 Odyssée, 24. 286, 314. Voir l’analyse excellente de xenia par Émile Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, Tome 1, Paris, 1966, p. 94.
leur séjour à l'étranger. Dans le monde hellénistique,
xénitevo et xénitia se réfèrent uniquement à l’expérience
de l’étranger qui séjourne dans un pays étranger et
remplacent la notion homérique de xénizo et xenia qui se
réfèrent uniquement à l’hospitalité; l’étranger assume
un statut quasi-légal qui lui permet de vivre à
l’étranger grâce à l'hospitalité offerte à ceux qui
séjournent à l'extérieur de leur pays. C'est dans ce
sens que le mot est utilisé par Saint Paul dans son
Epître aux Hébreux (13, 2). C’est grâce à cette
compréhension du terme que dans la traduction grecque
de la Bible, dite la Septante, faite à l’époque
hellénistique, la migration (traduction de la Bible de
Jérusalem), des Hébreux dans le désert, lorsqu’ils sont
guidés par la colonne flamboyante dans le désert est
référée comme xénitia17.
L’ étranger adopté par les Pères de l’Église
L'utilisation des termes athlétiques par les Pères est
assez fréquente pour ne pas nous étonner lorsque
Clément d'Alexandrie se réfère aux combats spirituels
des Chrétiens comme des combats athlétiques18, ou Aëtius
d'Antioche fait référence aux luttes ascétiques des
17 Sagesse de Salomon, 18, 318 Stromates, 2. 20
anachorètes en les traitant d'athlètes19. Le fait même
de la nudité du Chrétien qui reçoit le baptème fait
allusion à ses combats spirituels auxquels il se livra,
tout comme un athlète païen entre dans le stade nu,
pour se livrer à ses combats gymniques ou ses épreuves
gymnastiques. Pendant la période hellénistique, le sens
de xénitia acquiert de plus en plus une connotation
mystique dans la littérature patristique.
Dans cette perspective nous retrouvons dans les
œuvres patristiques plusieurs exhortations qui incitent
l'anachorète à se diriger vers la route qui mène à
l'étranger, pour s'adonner entièrement à ses combats
ascétiques. Il n'y a rien de surprenant dans ces
incitations à la retraite et à la fuite dans le désert,
car bien avant l'ère chrétienne, pendant la période
hellénistique, l'idéal de l'homme divin -theios anér - qui
mène une vie errante accomplissant des prodiges, tel
Apollonius de Tyane, était fort répandu et admiré. Les
romans hellénistiques sont remplis de caractères qui
errent d'un bout à l'autre du bassin méditerranéen à la
recherche de leur amant. Les exhortations des Pères
mystiques de l'Eglise pour les merveilles de la vie
anachorétique n'ont rien à voir avec ce passé
hellénistique rempli de philosophes errants et d'hommes
prodigieux itinérants. Les exhortations des Pères qui
19 Migne, PG, 42, 536A
incitent l'anachorète à pratiquer la xénitia comme une
forme d'ascèse veulent rétablir l'idéal de la fuite du
monde et de la retraite dans une terre inconnue, dans
ses dimensions théologiques et ascétiques, dans un
contexte qui puise son inspiration dans les écritures,
tout en faisant preuve de la continuité de l'appel reçu
d'Abraham et de sa validité pour ses fils qui désirent
perpétuer cette tradition en l'inscrivant dans
l'histoire du salut de la création.
Syméon le Nouveau Théologien voit le séjour à
l'étranger dans un ensemble paritaire composé du jeûne,
de la veillée et de l'ascèse20. Tout comme Jean
Climaque, qui voit dans l'anachorèse et la xénitia les
premiers grains de l'ascension divine, Nikitas
Stethatos, qui fut l'élève de Syméon le Nouveau
Théologien, élabore en disant que «le début de la vie
en Dieu est la fuite totale du monde.21»; ce qui nous
mène à conclure que le thème de la fuite, de la
retraite, de la séparation du monde et de la xénitia
forment, dans l'esprit des pères mystiques, qui se
concrétise dans la pensée de Jean Climaque, un recours
à un fond commun qui remonte aux premiers siècles de
l'expérience monastique, lié par la similarité de leurs
exhortations par rapport à la vie anachorétique. Dans
20 Philocalie, tome 3, p. 21721 Philocalie, t. 3, p. 274
un texte de Théodore, évêque d'Edesse, qui date du
sixième siècle, nous lisons un extrait qui reproduit
littéralement mot à mot un texte antérieur d'Evagre
Pontique, qui date du quatrième siècle: «aime la xénitia,
car elle te libère des circonstances associées à ta
patrie.22».
L’ étranger-citoyen du monde
Il est impossible de détacher l’essor de ces idées de
leur milieu pluraliste et multiethnique de
l’universalisme œcuménique de la société hellénistique.
Même si elles se sont concrétisées plus tard par les
œuvres patristiques que nous venons de mentionner, leur
genèse eut lieu dans le milieu hellénistique. Pendant
cette époque de syncrétisme et de fusions entre
croyances, pratiques religieuses, philosophies, races,
nations et langues le sens local de polis et de politeia,
se transforment en réalités œcuméniques. Suite aux
conquêtes d’Alexandre le Grand l’Orient adopte
l’hellénisme ; en conséquence le monde païen, tant
romain qu’oriental, se laisse influencer par les idées
importées de la Grèce. Le monde entier, sympas kosmos ou
oikouméni, devient une ville cosmique de Zeus. Marc-
Aurèle se considère, en tant que citoyen romain, natif
22 Pour le texte de Théodore voir Philocalie, t. 1, p. 312,pour celui d’Evagre Philocalie, t. 1, p. 40
de Rome, mais pour ce qui est de son identité
œcuménique, qui comprend celle de l’homme et du roi
d’œcumène, de l’univers entier, il se donne comme
patrie le kosmos («en tant qu’ Antoine, ma ville et ma
patrie est Rome, mais en tant qu’homme le monde23»). Le
martyr de Smyrne Pionios24 affirme la même réalité, mais
en transposant la patrie du Chrétien à la céleste
Jérusalem: «Pour tout serviteur de Dieu sa ville est le
monde entier, mais sa patrie est dans la Jérusalem
céleste, car ici-bas nous sommes destinés à résider
comme étrangers (paroikein), et non pas comme des
résidants permanents (katoikein).
Toutes ces notions hellénistiques de polis, patris et
kosmos, figurent seulement dans l’Épître de Paul aux
Hébreux («Car nous n’avons pas ici-bas de cité
permanente, mais nous recherchons celle de l’avenir25»),
mais elles sont davantage élaborées dans l’épître de
l’auteur anonyme adressée À Diognète, où il est
clairement exprimée une attitude dogmatique envers la
réalité ontologique de la vie du Chrétien, qui doit se
comporter et vivre profondément son identité
d’étranger. Les Chrétiens «vivent dans leurs patries,
mais comme des non-résidants (os paroikoi), ils
23 Ta eis eauton VI, 4424 Vie de Saint Polycarpe (6)25 Héb. 13. 14
participent en tout en tant que citoyens (politai), mais
ils souffrent tout comme des étrangers (os xénoi). Tout
pays étranger (xéni) leur est comme une patrie et toute
patrie un pays étranger26». Est-ce que Philon exprime
quelque chose de différent lorsqu’il constate que27:
«chacun de nous arrive dans ce monde comme dans une
ville étrangère… et une fois arrivée, il y réside comme
étranger (paroikei)». Hermas continue dans un ton
similaire dans ses Similitudes: «Vous savez» dit-il, «que
vous habitez sur une terre étrangère, vous, les
serviteurs de Dieu. En effet, votre cité est loin de
celle-ci28». Toutes ces idées sont empruntées à la
littérature apocalyptique du judaïsme, mais elles sont
transformées par la réalité messianique de l’avènement
du Christ, de l’appropriation de l’idéal de l’étranger
par Jésus-Christ et de l’annonce du Royaume de Dieu
dans la communauté eucharistique.
L’Église étrangère
L’appropriation de l’étranger présuppose une autre
vertu qui s’associe à la philanthropie, l’amour vers
les hommes, celle de la philoxénia, l’amour envers
l’étranger, rendue comme hospitalité: «Persévérez dans
26 Lettre à Diognète, 5. 527 Philon, De Cherubim, 12028 Hermas, Parabolai, I, 1
la dilection fraternelle. N’oubliez pas
l’hospitalité…29». Grâce à la présence des étrangers la
maison du Chrétien assume un caractère ecclésiastique30,
vu que l’église est l’endroit par excellence où il se
réalise le rassemblement de la dispersion des
étrangers. Hermas qualifie les évêques d’hospitaliers,
philoxénoi: «des évêques et des gens hospitaliers qui ont
toujours reçu chez eux avec plaisir les serviteurs de
Dieu…31».
L’Église elle-même n’a pas de résidence
permanente, elle n’est jamais katoikousa, mais paroikousa,
étrangère sur la terre; tout comme son fondateur de
même l’Église est dans le monde mais elle n’est pas de
ce monde32. Dans la Première Épître de Clément nous lisons que
l’église réside comme une étrangère à Rome (ekklésia hé
paroikousa Romin). C’est avec ce vocable de paroikia que
les communautés eucharistiques se désignent comme des
rassemblements d’étrangers. Paroecia, parochia, paroisse,
parish, même le saxon pfarr, se réfèrent à ce
29 Héb. 13.230 La maison du chrétien est, avant tout, l ’endroit par excellence o ù se pratique l’hospitalité . Le grec moderne a retenu ce sens jusqu’à nos jours, vu que la maison s ’appelle spiti , abbréviation du latin ho - spiti - um , le lieu o ù l’on accueille l’étranger, hospes . 31 Hermas, Parabolai, IX, 27. 232 Jean 15. 19
caractéristique particulier qui domine la vie de
l’Église.
C’est là, que les membres du corps de l’Église se
rassemblent en transcendant leur particularité
mondaine, leur condition sociale (pauvres et riches,
libres et esclaves), raciale et nationale (Grec, Juif,
Scythe, Barbare), et biologique (homme, femme)33, et
grâce à la nourriture eucharistique ils deviennent
membres du corps du Christ; c’est là qu’ils
transcendent la manière d’être individuelle, sociale,
historique et biologique, et c’est là qu’ils se
transforment en corps du Christ en cessant d’être de
groupes sociaux ou ethniques pour devenir comme le
Christ, des étrangers envers toutes ces catégories de
l’existence séculière qui divisent l’humanité en îlots
isolés raciales et sociales, autonomes dans leur
autosuffisance individuelle selon la nature, kata physin.
Dans l’Église étrangère en ce monde se rassemblent les
étrangers de ce monde pour abolir leur bannissement du
Royaume et pour y goûter la plénitude de la vie hyper
physin, qui déborde du calice d’amour pour l’étranger.
C’est là qu’ils sont convoqués les membres dispersés de
l’Église pour constituer ensemble le corps vivant du
Christ, pour se constituer dans un corps ressuscité des
ossements desséchés d’Israël et c’est dans l’Église
33 Gal. 3. 28, Col. 3. 11
qui se réalise l’abolition de la vie à l’étranger,
l’amère expérience de la vie solitaire de l’individu
qui vit dans un monde qui lui est étranger, comme un
étranger parmi tant d’autres.
L’hospitalité est d’une importance fondamentale
car l’étranger ne peut survivre qu’à l’abri
bienveillant de son hôte. Dès le début de la relation
de l’homme avec Dieu, Israël demeura l’hôte de Dieu, le
gardien et l’administrateur, mais jamais le maître de
la terre de Dieu; «… la terre m’appartient et vous
n’êtes pour moi que des étrangers et des hôtes34» dit
le Seigneur. Pour Philon aussi, le nom propre ‘Hébreu’
signifie le passager («pératis gar o Hebraios
herménevetai35»). Moïse, qu’il a initié et entrepris le
passage, Pessach, de son peuple dans son exode d’Égypte,
il se considère un immigré et il donne à son fils un
nom qui a comme racine le mot pour l’étranger, ger: il
nomma son fils «Gershom car, dit-il, «je suis un
immigré en terre étrangère36».
La grande synthèse de Jean Climaque
Le thème de l’étranger est donc omniprésent dans la
pensée théologique à cause de l’importance qui lui est
34 Lév. 25.2335 Peri apoikias, 2036 Ex. 2. 22
conférée par la tradition tant judaïque que païenne,
puisée dans les sources philologiques, historiques,
philosophiques et mythologiques. Il s’agit bien d’un
thème ancien qui s’est pour ainsi dire greffé sur la
mentalité hellénique, une donne que la théologie
Orthodoxe a bien adopté et transformé grâce à son
élaboration par Jean Climaque. En liant la réalité de
la xénitia à celle de l’errance d'Abraham et de la
présence du Christ dans la monde, l’auteur de l’Échelle
donna une continuité entre l'alliance de Dieu avec
Abraham et avec le nouvel Israël des fils d'Abraham,
voire entre l’Ancien et le Nouveau Testament. Il fut
aussi le premier à interpréter le détachement de sa
parenté comme un renoncement au mode d'être strictement
biologique, afin d'établir les paramètres d'un mode
d'existence détaché de contraintes physiocratiques, qui
permettent aux aspirants grimpeurs de l'Échelle
d'envisager un mode d'être pneumatocratique. Enfin,
l'ascendance de l'actualité spirituelle de la xénitia est
confirmée par notre Seigneur, qui séjourna du ciel à
la terre avec sa descente au monde pour nous offrir le
modèle de notre xénitia eschatologique de notre ascension
de la terre au ciel. C’est par cet ultime exode de la
terre que le cycle de l’errance de l’être humain se
termine et que son statut d’étranger est finalement
aboli pour faire place à sa nouvelle identité de
citoyen du Royaume de Dieu.
Note. Les extraits patristiques de l’Échelle de Jean
Climaque et de la Philocalie sont traduits par l’auteur ;
ils sont tirés des éditions grecques parues chez
l’éditeur Astèr, Athènes. Pour les extraits
philocaliques le premier chiffre entre parenthèses
renvoie au volume et le deuxième à la page. Pour les
citations bibliques on a utilisé la traduction de la
Bible de Jérusalem. Pour ce qui est des citations
d’auteurs classiques, on a utilisé l’édition Loeb
Classical Library en donnant dans le texte l’indication
se référant aux extraits respectifs.