L'etranger dans la théologie Orthodoxe

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L’étranger dans la théologie Orthodoxe Lambros Kampéridis Le Christ étranger Vendredi Saint, le soir tombé, lorsque les gens rentrent dans l’église après la procession de l’Épitaphios 1 , qui l’ont suivie, cierges allumés en main, autour de l’église, le peuple de Dieu qui a vu le matin son Dieu descendre de la croix, mort, un corps inerte, inanimé, se rassemble autour de sa sépulture et entend en silence l’hymne chantonné par les choristes: Donne-moi cet étranger. Dans le chant liturgique, un des disciples de Jésus, Joseph, demande à Ponce Pilate de lui remettre le corps du mort pour l’enterrer. Le poète du XIII e siècle auquel on attribue l’hymne reprend ce thème et autour du mot «étranger», xénos, et la supplication de Joseph compose un cantique qui renvoie à la pauvreté, la nudité, le dépouillement de la création entière qui fut dépossedée de son souffle de 1 Linceul qui représente le tombeau du Christ sur lequel est brodé l’icône du Christ mort gisant sur le sol, après sa descente de la croix, entouré de sa mère, de Marie Madeleine, de Joseph et de Jean.

Transcript of L'etranger dans la théologie Orthodoxe

L’étranger dans la théologie Orthodoxe

Lambros Kampéridis

Le Christ étranger

Vendredi Saint, le soir tombé, lorsque les gens

rentrent dans l’église après la procession de

l’Épitaphios1, qui l’ont suivie, cierges allumés en

main, autour de l’église, le peuple de Dieu qui a vu le

matin son Dieu descendre de la croix, mort, un corps

inerte, inanimé, se rassemble autour de sa sépulture et

entend en silence l’hymne chantonné par les choristes:

Donne-moi cet étranger. Dans le chant liturgique, un des

disciples de Jésus, Joseph, demande à Ponce Pilate de

lui remettre le corps du mort pour l’enterrer. Le poète

du XIIIe siècle auquel on attribue l’hymne reprend ce

thème et autour du mot «étranger», xénos, et la

supplication de Joseph compose un cantique qui renvoie

à la pauvreté, la nudité, le dépouillement de la

création entière qui fut dépossedée de son souffle de

1 Linceul qui représente le tombeau du Christ sur lequel est brodé l’icône du Christ mort gisant sur le sol, après sa descente de la croix, entouré de sa mère,de Marie Madeleine, de Joseph et de Jean.

vie et reste en suspens, inanimée, devant le spectacle

de cet étranger qui a voulu réintégrer l’homme et la

création dans sa gloire originelle.

«Donne-moi cet étranger, qui, dès sa naissance,

comme un étranger a vécu dans ce monde. Donne-moi

cet étranger, haï par ses proches et comme un

étranger mis à mort. Donne-moi cet étranger dont

la vue me surprend par l’étrangeté de sa mort.

Donne-moi cet étranger qui offrit sa vie aux

pauvres et aux étrangers…»

Suite au chant liturgique le lecteur récite un extrait

de la Prophétie d’Ézéchiel, tiré du chapitre 37. Le prophète

se trouve dans une vallée parsemée d’ossements

desséchés. Le Seigneur lui dit: «Prophétise sur ces

ossements. Tu leur diras: Ossements desséchés, écoutez

la parole de Yahvé… Voici que je vais faire entrer en

vous l’esprit et vous vivrez.» Le prophète fit ainsi et

les ossements se recouvrèrent de nerfs, la chair avait

poussé et la peau s’était tendue par-dessus… «et

l’esprit vint en eux, ils reprirent vie et se mirent

debout sur leurs pieds». Le Seigneur continue: «Fils

d’homme, ces ossements c’est toute la maison d’Israël.

Les voilà qui disent: «Nos os sont desséchés, notre

espérance est détruite, c’en est fait de nous.» C’est

pourquoi, prophétise. Tu leur diras: Ainsi parle le

Seigneur Yahvé. Voici que j’ouvre vos tombeaux; je vais

vous faire remonter de vos tombeaux, mon peuple, et je

vous ramènerai sur le sol d’Israël… Je mettrai mon

esprit en vous et vous vivrez, et je vous installerai

sur votre sol…2» Vu que cette vision se situe à

Babylone il n’y a pas de doute qu’il s’agit de l’exil

du peuple et que Dieu parle nettement du rétablissement

messianique d’Israël suite aux afflictions de l’exil.

Ce qui est significatif pour la compréhension

chrétienne de l’exil est le lien qui se fait entre la

prophétie messianique et sa réalisation dans la

personne de Jésus-Christ, le Verbe de Dieu, en qui est

accompli l’abolition de l’exil.

Ce qui importe bien davantage que le lien avec

l’Ancien Testament est l’identification du Christ au

genre humain souffrant les maux de l’exil. Les fidèles

qui se rassemblent autour de son tombeau au milieu de

la nuit chaque Vendredi Saint en contemplant son corps

inanimé tendu sur le linceul de l’Épitaphios et

chantonnent doucement «donne-moi cet étranger», savent

bien que celui qui est enseveli dans le suaire n’est

autre que le Verbe de Dieu, celui qui a créé l’univers,

l’auteur de leur propre vie. Il est devenu étranger

pour racheter leur exil de la maison du Père, l’exode

2 Ézéchiel, 37. Composé de versets 4-5, 10-12, 14.

de la patrie paternelle, l’expulsion du jardin que Dieu

planta en Éden pour la jouissance de l’humanité

universelle, du genre humain entier qui portait le nom

générique Adam et Ève; il s’est fait un exilé du

Royaume de Son Père pour s’expatrier comme un immigrant

sur la terre qui fut créée par Sa parole divine.

Puisqu’il est venu au monde pour délivrer les étrangers

de leurs exil, il a assumé leur forme matérielle ainsi

que leur statut d’exilés. Il a vécu comme un étranger

sur la terre. Il est né dans un auberge pour les

voyageurs, il a reçu des dons des étrangers qui sont

venus l’adorer de l’étranger, et comme un réfugié il

s’est enfui en Égypte par ses parents.

Le Christ est le premier réfugié de notre foi, le

premier immigré ressortissant du Royaume de Dieu après

l’exil d’Adam et d’Ève. Il assume pleinement la

condition humaine comme deuxième Adam et il vit comme

les hommes qui sont exilés de la patrie céleste. C’est

surtout à cause de cela qu’il vit comme un sans abri

sur la terre, sans feu ni lieu, sans domicile fixe,

«les renards ont des tanières et les oiseaux du ciel

ont des nids; le Fils de l’homme, lui, n’a pas où

reposer la tête.3» C’est le Christ qui enseigne au

genre humain entier, qu’ils sont tous des étrangers sur

la terre, des métèques transitoires auprès de Dieu, au

3 Mt. 8. 20

dire de David, « je suis l’étranger chez toi, un

passant comme tous mes pères4». Puisque nous sommes

tous des étrangers aux yeux de Dieu, il n’y a pas

raison de se sentir menacés ou de craindre l’étranger

qui ne diffère aucunement de nous et qui ressemble en

tout le Christ-étranger.

‘L’autre’ - archétype de l’étranger

Le concept de l’étranger comme l’autre est une

invention contemporaine qui trahit notre aliénation de

ce que le Christ incarné représente dans son être le

plus authentique, en tant qu’incarnation de l’autre. Vu

indépendamment de la réalité du Christ l’étranger

devient l’autre qui met en péril notre existence, voire

notre identité construite sur l’autonomie,

l’autosuffisance et notre aliénation d’autrui; il est

celui qui n’est pas comme nous, qui vient de

l’étranger, qui diffère radicalement de nous, qu’il ne

ressemble pas à nous, qui parle différemment, qui se

comporte étrangement5. L’étranger est tout ce qui n’est

4 Ps. 39.135 Dans Le Maître et Marguerite de Mikha ïl Boulgakov, lorsque Satan s’introduit à Moscou , pour accentuer son aspect répugnant, il prend l’apparence extraordinaire d’un étranger: «Bouche légèreme nt tordue … Brun. L’œil droit noir, le gauche – on se demande pourquoi – vert . Des sourcils noirs tous deux, mais l ’un plus haut que

pas moi, nous autres, familier, il est étranger par

rapport à nos us et coutumes. En fait, en refusant de

voir dans l’étranger l’image du Christ étranger, nous

ne différons en rien de ceux qui ne l’ont pas reconnu

lorsqu’il est venu dans le monde «et les siens ne l’ont

pas accueilli6».

La crainte de l’autre est nourrie par la crainte

de l’étranger; au fait, la xénophobie est la brusque

projection vers l’extérieur non pas de la crainte

d’autrui, mais de la crainte immense que nous portons à

notre intérieur, la crainte de cet égo indépendant,

autonome, émancipé de nous-mêmes égo, qui se nourrit

férocement de notre individualisme autosuffisant, qui

refuse de reconnaître une altérité qui s’oppose à son

amour-propre, qui n’admet que l’existence de sa propre

identité ou d’identités similaires à la sienne. Dès que

le premier homme, Adam, s’est rendu autonome dans son

autodétermination par rapport à l’Autre archétypal,

aliéné, dénudé de la communion de Dieu et d’Ève, il a

rencontré son égo autonome, dépossédé de la présence de

l’autre, et il a eu peur, nous raconte la Genèse, parce

qu’il était nu et il s’est caché7.

l’autre. Bref: un étranger.» 6 Jn. 1. 117 Gen. 3. 10

C’est ainsi alors, nu et peureux comme un enfant

exposé, un étranger dans un monde étrange, que le

premier homme prit le chemin de l’exil. Par crainte il

a appris à tuer, à haïr, à se battre, à envier, à se

venger, croyant que de cette façon il pourrait guérir

sa crainte, anéantir l’autre, son frère Abel,

projection de la crainte portée contre son autonomie.

Étant donné que son exode du jardin d’Éden a aussi

inauguré son entrée dans l’exil, Dieu privilégia tels

exodes pour s’entretenir avec sa créature. Dieu descend

à Babel pour inaugurer la deuxième dispersion des

hommes après le déluge, renforcée par la confusion des

langues. Après l’exode c’est la diaspora qui marque la

deuxième étape de leur exil sur la terre. L’exode

d’Abraham de son pays et les exodes subséquents de

Jacob, de Lot, de Joseph, de Moïse et de son peuple

d’Égypte, l’exil à Babylone, ne sont que des exodes

préliminaires afin que Dieu familiarise son peuple avec

la réalité de l’exil et de l’errance, en vue de

préparer le grand exode final de son fils dans le

monde, dans ce monde qu’il a tant aimé, qu’il a donné

son Fils unique pour le sauver et le restaurer en sa

gloire originelle.

Jean Climaque et l’idéal de l’errance

Abraham lui-même se voit comme un étranger et un

résidant transitoire sur la terre8. L’exode de son

pays, le renoncement à sa parenté, le départ de la

maison de son père deviennent, en quelque sorte, les

conditions pour la bénédiction d’Abram par le Seigneur.

La rupture de toute attache avec l’intimité de son

milieu familial et la fuite vers une terre inconnue

constituent le premier rapport spécial qui attache

Abraham au Seigneur par un acte de foi absolu, lié au

renouvellement de la promesse du Seigneur aux

descendants d’Abraham.

Tel est l’arrière-plan du motif de l’étranger sur

lequel les auteurs apostoliques et les Pères de

l’Église vont superposer la thématique de l’exil.

Un des premiers exégètes de la réalité de la xénitia -à

la fois l’expérience de l’exil et le séjour à

l’étranger-, ainsi que de l’appropriation de l’idéal de

l’étranger par l’ermite, fut Jean Climaque. Je propose

de suivre de près son interprétation de la vie

érémitique comme une continuité de l’idéal chrétien de

8 Dans la Septante il est désigné comme paroikos et parépidémos, on dirait un métèque (de métoikos), deux motsimportants, comme nous verrons plus bas, pour le développement de la notion chrétienne de l’exil. Gen. 23. 4.

l’étranger et son lien à la compréhension judaïque de

l’étranger.

Le domaine paternel, voire le patrimoine, ne doit

être abandonné par l’anachorète qu’à la suite d’un

appel reçu par Dieu. Ce n’est qu’en ce moment que tout

ce qui l’empêche d’accomplir le but de la vie divine,

biens, possessions, parenté, patrie, tout ce qui

l’attache à l’état antérieur à l’appel divin, doit être

délaissé et répudié. L’adoption de la vie anachorétique

n’est pas motivée d’un choix personnel inspiré par

l’idéal de la retraite du monde; elle doit s’accomplir

uniquement en Dieu et revendique le recours au

Seigneur:

Si l’on observe la vie anachorétique dans des

lieux déserts, parmi deux ou trois frères animés

des mêmes dispositions, que l’on recoure, dans la

foi, au seul Seigneur qui guérit toutes nos

maladies9 .

Une fuite du monde qui se fait unilatéralement

n’est qu’une désertion stérile à l’étranger, un

reniement de ses responsabilités envers le domaine

paternel. Selon Jean Climaque, le séjour fertile à

9 Diadoque de Photicé, Cent Chapitres, LIV, Sources Chrétiennes, p. 112.

l’étranger, la xénitia, constitue le troisième grade de

l’échelle qui mène des choses les plus basses aux

réalités sublimes, tout en guidant l’âme à son

ascension vers Dieu.

La réalité de xénitia se manifeste par un caractère

asservi, par une sagesse inconnue, par une

prudence non divulguée, par une vie secrète, par

la frugalité, par un désir de mener une vie

difficile; la xénitia est une question de convoitise

divine, abondance d’amour, refus de vaine gloire,

abîme de silence 10.

Selon Jean Climaque, la xénitia est une violation de

la loi naturelle qui nous lie à la sécurité intime de

notre milieu de vie, et nous plonge dans un état

d'alerte où tous nos sens sont vigilants, prêts à

intervenir pour reconnaître, accueillir, sauvegarder la

présence divine. La rupture radicale avec le monde, la

séparation du monde est une étape essentielle pour

engager la présence divine; vivre dans le

dépouillement, renoncer au monde, l'abnégation, le

départ, anachorésis, constituent le thème du premier

grade de l'échelle de l'ascension divine. Contrairement

aux doctrines des Stoïciens qui professaient un mode de

10 Jean Climaque (dorénavant J.C.), l’Échelle, Ch. 3, 1.

vie idéal conformément aux lois de la nature, Jean

Climaque proclame un mode de vie idéal pour la

réalisation de l'ascension vers Dieu, qui nie la

nature, fait violence aux lois naturelles d'une façon

presque inhumaine pour atteindre un surnaturel qui

devient un contre-nature.

Solitaire, monachos, signifie un viol perpétuel de

la nature et surveillance continuelle des sens ...

Séparation du monde signifie haine volontaire et

renoncement à la nature pour atteindre à tout ce

qui dépasse la nature 11.

Comment peut-on être étranger   ?

Le mode biologique et naturel de l'existence constitue

la vie selon la nature -to kata physin zein- des doctrines

stoïciennes. La nouvelle interprétation du thème de

l’étranger par Jean Climaque apporte une modification

importante à la notion philosophique du renoncement du

monde, courante dans les milieux stoïciens, qui vise à

délier l’homme accompli de son attachement aux choses

mondaines. Selon la philosophie stoïque l’homme

parfait, accompli, le spoudaios, devrait se détacher de

lui-même afin de se libérer de ses passions qui le

liaient aux réalités matérielles.

11 J. C. 1, 10 ; 1, 11.

Selon Jean Climaque la séparation de tout ce qui

attache l'anachorète à un mode de vie naturel est

l'étape indispensable qu'il doit franchir, non pour se

détacher de soi-même, mais pour s'attacher à Dieu. Pour

devenir un étranger à sa nature, le solitaire doit

devenir étranger à soi-même d'abord et aux autres par

la suite, toujours par rapport à Dieu. Rester au même

lieu, ne pas entreprendre le voyage de la découverte de

Dieu, un voyage qui commence par le séjour à

l'étranger, se limiter dans les contraintes

physiologiques d'un statut naturel -to kata physin- est

équivalent à vouloir demeurer dans un état qui se

contente de ses fonctions animales et charnelles. Ne

pas dépasser la nature, se contenter de son état

naturel signifie de se priver de la possibilité

d'atteindre le sur naturel Dieu, «ton hyper physin

Theon». Celui qui s'embarque au séjour à l'étranger

fuit le monde par désir de ne retourner jamais au

monde, voire au monde des passions, car les passions

aiment revenir à leur point de départ -philepistropha pathi

-. La fuite des choses, des biens, même des idées qui

nous enchaînent à un lieu particulier doit être

perpétuelle pour éviter de revenir au même lieu. L'âme

qui désire retourner à son pays ressemble à la femme de

Lot qui se figea perpétuellement au même lieu, immobile

telle une colonne de sel, car «elle regarda en

arrière12», au point du départ.

Contrairement à Ève, qui s'exile involontairement

du Paradis, le moine s'exile volontairement de son

pays. Le désir de Dieu oblitère le désir des parents.

Tout ce qui attache l'anachorète à ses parents et les

parents à leurs enfants, les lie d'une façon tout à

fait naturelle à leurs racines biologiques. Autant

qu'il voudra demeurer au lieu de son père, dans sa

patrie, le moine restera attaché à ses liens

biologiques, limité par les contraintes charnelles et

physiologiques selon la nature, kata physin, qui

l’empêchent de s'élever à un mode d'existence spirituel

et atteindre le surnaturel, hyper physin. C'est pour cette

raison qu'une grande partie du chapitre sur la xénitia

est consacrée au renoncement à sa parenté. Les parents

deviennent l'attribut de la mort car ils associent et

lient tout être à un mode d'existence physique et

naturelle, donc mortel. Ce n'est que par le renoncement

à sa parenté et par l’adoption du statut de l’étranger

que l'anachorète peut s'associer à un autre mode

d'existence qui lui ouvre les portes du royaume du

Père, tout en le libérant de son asservissement

biologique qui l'attache à la mort. Toute autre

réalité, comparée à cette actualité de la vie du

12 Gen. 19, 26

royaume, n'est qu'un spectre d'imagination, liée au

monde d'apparitions irréelles et fantastiques.

Il s'ensuit que le chapitre sur les rêves est

joint comme un appendice au troisième chapitre de la

xénitia, une élaboration au thème de ses proches et de

ses parents qui visitent l'anachorète en se

concrétisant dans son imagination; toutefois,

«l'imagination n'est qu'une vision sans substance13».

Vivre selon le monde ou selon la nature signifie de

vivre pour mourir selon les lois de la nature. Renoncer

au monde et à la nature, partir pour le séjour à

l'étranger dans le but de rencontrer Dieu, signifie de

vivre selon la loi surnaturelle et vaincre la mort par

la mort.

Chaque fois que tes proches t'entourent par leurs

lamentations telles abeilles, sinon guêpes, tourne

immédiatement l'œil intérieur de ton âme vers ta

mort pour que tu sois en mesure de chasser la

peine par la peine14 .

L’étranger dans l’antiquité

Abraham fut le premier homme à pratiquer la xénitia

suite à l'appel de Dieu, qui réciproqua par sa promesse

13 J. C. 3, 3714 J. C. 3, 24

adressée à sa postérité. Jean Climaque mentionne

Abraham car il veut établir un lien entre la stérilité

de sa femme Sara avant l'expérience de xénitia et sa

fertilité après leur séjour dans une terre inconnue.

Cette fertilité est interprétée comme une fécondité

spirituelle, car l’auteur de l’Échelle ne voit simplement

dans la perpétuation de l’espèce humaine une

descendance de fils d'Abraham dans un sens biologique

de l'hérédité raciale ou même d'une descendance

charnelle, mais il préconise une filiation des fils de

Dieu basée sur la foi; c'est cette foi absolue au

Seigneur que nous partageons avec Abraham, qui nous

rend fils d'Abraham. C'est dans ce sens aussi que Saint

Paul comprend la xénitia: «Par la foi Abraham obéit à

l'appel de partir vers un pays qu'il devait recevoir en

héritage, et il partit ne sachant où il allait. Par la

foi il vint séjourner dans la Terre promise comme en un

pays étranger15....»

Nous sommes tous et toutes fils et filles

d'Abraham, car nous le reconnaissons comme notre père

dans l'expérience de la xénitia que nous partageons

entièrement avec lui par notre réponse à l'appel de

15 Héb. 11, 8-9. Le même thème résonnera dans le quatrième chapitre de l'Epître aux Romains, ainsi que dans l'Epître aux Galates 3, 7: «Comprenez-le donc: ceux qui se réclament de la foi, ce sont eux les fils d'Abraham.»

Dieu, par notre foi commune à cet appel. Il est notre

père dans notre séjour au désert de ce monde, mais non

pas à notre expérience d'exil. La notion de l'exil

apparaîtra plus tard, lorsqu'il sera question de

s'éloigner forcément du domaine paternel, et elle sera

surtout associée à l'expérience exilique juive.

La notion de xénitia doit être perçue et même

comparée avec la réalité prépondérante de xenia, répandue

universellement dans le monde hellénique autour de la

Méditerranée. Puisque cela aussi forme l’arrière-plan

de l’autre tableau, composé de motifs qui sont transmis

par l’antiquité païenne, nous devons considérer

également la thématique de l’étranger, telle qu’adoptée

par les auteurs apostoliques et les Pères de l’Église,

élaborée à partir des notions helléniques par rapport à

l’étranger.

Depuis les temps homériques la xenia tisse des

liens contractuels forts entre deux étrangers, des

liens qui vont même jusqu'à établir des droits

réciproques d'hospitalité, qui se trouvent au fondement

éthique d’une relation qui assume un caractère légal16.

On pourrait préconiser un droit international, à la

fois sacré et moral, qui protège les étrangers pendant

16 Odyssée, 24. 286, 314. Voir l’analyse excellente de xenia par Émile Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, Tome 1, Paris, 1966, p. 94.

leur séjour à l'étranger. Dans le monde hellénistique,

xénitevo et xénitia se réfèrent uniquement à l’expérience

de l’étranger qui séjourne dans un pays étranger et

remplacent la notion homérique de xénizo et xenia qui se

réfèrent uniquement à l’hospitalité; l’étranger assume

un statut quasi-légal qui lui permet de vivre à

l’étranger grâce à l'hospitalité offerte à ceux qui

séjournent à l'extérieur de leur pays. C'est dans ce

sens que le mot est utilisé par Saint Paul dans son

Epître aux Hébreux (13, 2). C’est grâce à cette

compréhension du terme que dans la traduction grecque

de la Bible, dite la Septante, faite à l’époque

hellénistique, la migration (traduction de la Bible de

Jérusalem), des Hébreux dans le désert, lorsqu’ils sont

guidés par la colonne flamboyante dans le désert est

référée comme xénitia17.

L’ étranger adopté par les Pères de l’Église

L'utilisation des termes athlétiques par les Pères est

assez fréquente pour ne pas nous étonner lorsque

Clément d'Alexandrie se réfère aux combats spirituels

des Chrétiens comme des combats athlétiques18, ou Aëtius

d'Antioche fait référence aux luttes ascétiques des

17 Sagesse de Salomon, 18, 318 Stromates, 2. 20

anachorètes en les traitant d'athlètes19. Le fait même

de la nudité du Chrétien qui reçoit le baptème fait

allusion à ses combats spirituels auxquels il se livra,

tout comme un athlète païen entre dans le stade nu,

pour se livrer à ses combats gymniques ou ses épreuves

gymnastiques. Pendant la période hellénistique, le sens

de xénitia acquiert de plus en plus une connotation

mystique dans la littérature patristique.

Dans cette perspective nous retrouvons dans les

œuvres patristiques plusieurs exhortations qui incitent

l'anachorète à se diriger vers la route qui mène à

l'étranger, pour s'adonner entièrement à ses combats

ascétiques. Il n'y a rien de surprenant dans ces

incitations à la retraite et à la fuite dans le désert,

car bien avant l'ère chrétienne, pendant la période

hellénistique, l'idéal de l'homme divin -theios anér - qui

mène une vie errante accomplissant des prodiges, tel

Apollonius de Tyane, était fort répandu et admiré. Les

romans hellénistiques sont remplis de caractères qui

errent d'un bout à l'autre du bassin méditerranéen à la

recherche de leur amant. Les exhortations des Pères

mystiques de l'Eglise pour les merveilles de la vie

anachorétique n'ont rien à voir avec ce passé

hellénistique rempli de philosophes errants et d'hommes

prodigieux itinérants. Les exhortations des Pères qui

19 Migne, PG, 42, 536A

incitent l'anachorète à pratiquer la xénitia comme une

forme d'ascèse veulent rétablir l'idéal de la fuite du

monde et de la retraite dans une terre inconnue, dans

ses dimensions théologiques et ascétiques, dans un

contexte qui puise son inspiration dans les écritures,

tout en faisant preuve de la continuité de l'appel reçu

d'Abraham et de sa validité pour ses fils qui désirent

perpétuer cette tradition en l'inscrivant dans

l'histoire du salut de la création.

Syméon le Nouveau Théologien voit le séjour à

l'étranger dans un ensemble paritaire composé du jeûne,

de la veillée et de l'ascèse20. Tout comme Jean

Climaque, qui voit dans l'anachorèse et la xénitia les

premiers grains de l'ascension divine, Nikitas

Stethatos, qui fut l'élève de Syméon le Nouveau

Théologien, élabore en disant que «le début de la vie

en Dieu est la fuite totale du monde.21»; ce qui nous

mène à conclure que le thème de la fuite, de la

retraite, de la séparation du monde et de la xénitia

forment, dans l'esprit des pères mystiques, qui se

concrétise dans la pensée de Jean Climaque, un recours

à un fond commun qui remonte aux premiers siècles de

l'expérience monastique, lié par la similarité de leurs

exhortations par rapport à la vie anachorétique. Dans

20 Philocalie, tome 3, p. 21721 Philocalie, t. 3, p. 274

un texte de Théodore, évêque d'Edesse, qui date du

sixième siècle, nous lisons un extrait qui reproduit

littéralement mot à mot un texte antérieur d'Evagre

Pontique, qui date du quatrième siècle: «aime la xénitia,

car elle te libère des circonstances associées à ta

patrie.22».

L’ étranger-citoyen du monde

Il est impossible de détacher l’essor de ces idées de

leur milieu pluraliste et multiethnique de

l’universalisme œcuménique de la société hellénistique.

Même si elles se sont concrétisées plus tard par les

œuvres patristiques que nous venons de mentionner, leur

genèse eut lieu dans le milieu hellénistique. Pendant

cette époque de syncrétisme et de fusions entre

croyances, pratiques religieuses, philosophies, races,

nations et langues le sens local de polis et de politeia,

se transforment en réalités œcuméniques. Suite aux

conquêtes d’Alexandre le Grand l’Orient adopte

l’hellénisme ; en conséquence le monde païen, tant

romain qu’oriental, se laisse influencer par les idées

importées de la Grèce. Le monde entier, sympas kosmos ou

oikouméni, devient une ville cosmique de Zeus. Marc-

Aurèle se considère, en tant que citoyen romain, natif

22 Pour le texte de Théodore voir Philocalie, t. 1, p. 312,pour celui d’Evagre Philocalie, t. 1, p. 40

de Rome, mais pour ce qui est de son identité

œcuménique, qui comprend celle de l’homme et du roi

d’œcumène, de l’univers entier, il se donne comme

patrie le kosmos («en tant qu’ Antoine, ma ville et ma

patrie est Rome, mais en tant qu’homme le monde23»). Le

martyr de Smyrne Pionios24 affirme la même réalité, mais

en transposant la patrie du Chrétien à la céleste

Jérusalem: «Pour tout serviteur de Dieu sa ville est le

monde entier, mais sa patrie est dans la Jérusalem

céleste, car ici-bas nous sommes destinés à résider

comme étrangers (paroikein), et non pas comme des

résidants permanents (katoikein).

Toutes ces notions hellénistiques de polis, patris et

kosmos, figurent seulement dans l’Épître de Paul aux

Hébreux («Car nous n’avons pas ici-bas de cité

permanente, mais nous recherchons celle de l’avenir25»),

mais elles sont davantage élaborées dans l’épître de

l’auteur anonyme adressée À Diognète, où il est

clairement exprimée une attitude dogmatique envers la

réalité ontologique de la vie du Chrétien, qui doit se

comporter et vivre profondément son identité

d’étranger. Les Chrétiens «vivent dans leurs patries,

mais comme des non-résidants (os paroikoi), ils

23 Ta eis eauton VI, 4424 Vie de Saint Polycarpe (6)25 Héb. 13. 14

participent en tout en tant que citoyens (politai), mais

ils souffrent tout comme des étrangers (os xénoi). Tout

pays étranger (xéni) leur est comme une patrie et toute

patrie un pays étranger26». Est-ce que Philon exprime

quelque chose de différent lorsqu’il constate que27:

«chacun de nous arrive dans ce monde comme dans une

ville étrangère… et une fois arrivée, il y réside comme

étranger (paroikei)». Hermas continue dans un ton

similaire dans ses Similitudes: «Vous savez» dit-il, «que

vous habitez sur une terre étrangère, vous, les

serviteurs de Dieu. En effet, votre cité est loin de

celle-ci28». Toutes ces idées sont empruntées à la

littérature apocalyptique du judaïsme, mais elles sont

transformées par la réalité messianique de l’avènement

du Christ, de l’appropriation de l’idéal de l’étranger

par Jésus-Christ et de l’annonce du Royaume de Dieu

dans la communauté eucharistique.

L’Église étrangère

L’appropriation de l’étranger présuppose une autre

vertu qui s’associe à la philanthropie, l’amour vers

les hommes, celle de la philoxénia, l’amour envers

l’étranger, rendue comme hospitalité: «Persévérez dans

26 Lettre à Diognète, 5. 527 Philon, De Cherubim, 12028 Hermas, Parabolai, I, 1

la dilection fraternelle. N’oubliez pas

l’hospitalité…29». Grâce à la présence des étrangers la

maison du Chrétien assume un caractère ecclésiastique30,

vu que l’église est l’endroit par excellence où il se

réalise le rassemblement de la dispersion des

étrangers. Hermas qualifie les évêques d’hospitaliers,

philoxénoi: «des évêques et des gens hospitaliers qui ont

toujours reçu chez eux avec plaisir les serviteurs de

Dieu…31».

L’Église elle-même n’a pas de résidence

permanente, elle n’est jamais katoikousa, mais paroikousa,

étrangère sur la terre; tout comme son fondateur de

même l’Église est dans le monde mais elle n’est pas de

ce monde32. Dans la Première Épître de Clément nous lisons que

l’église réside comme une étrangère à Rome (ekklésia hé

paroikousa Romin). C’est avec ce vocable de paroikia que

les communautés eucharistiques se désignent comme des

rassemblements d’étrangers. Paroecia, parochia, paroisse,

parish, même le saxon pfarr, se réfèrent à ce

29 Héb. 13.230 La maison du chrétien est, avant tout, l ’endroit par excellence o ù se pratique l’hospitalité . Le grec moderne a retenu ce sens jusqu’à nos jours, vu que la maison s ’appelle spiti , abbréviation du latin ho - spiti - um , le lieu o ù l’on accueille l’étranger, hospes . 31 Hermas, Parabolai, IX, 27. 232 Jean 15. 19

caractéristique particulier qui domine la vie de

l’Église.

C’est là, que les membres du corps de l’Église se

rassemblent en transcendant leur particularité

mondaine, leur condition sociale (pauvres et riches,

libres et esclaves), raciale et nationale (Grec, Juif,

Scythe, Barbare), et biologique (homme, femme)33, et

grâce à la nourriture eucharistique ils deviennent

membres du corps du Christ; c’est là qu’ils

transcendent la manière d’être individuelle, sociale,

historique et biologique, et c’est là qu’ils se

transforment en corps du Christ en cessant d’être de

groupes sociaux ou ethniques pour devenir comme le

Christ, des étrangers envers toutes ces catégories de

l’existence séculière qui divisent l’humanité en îlots

isolés raciales et sociales, autonomes dans leur

autosuffisance individuelle selon la nature, kata physin.

Dans l’Église étrangère en ce monde se rassemblent les

étrangers de ce monde pour abolir leur bannissement du

Royaume et pour y goûter la plénitude de la vie hyper

physin, qui déborde du calice d’amour pour l’étranger.

C’est là qu’ils sont convoqués les membres dispersés de

l’Église pour constituer ensemble le corps vivant du

Christ, pour se constituer dans un corps ressuscité des

ossements desséchés d’Israël et c’est dans l’Église

33 Gal. 3. 28, Col. 3. 11

qui se réalise l’abolition de la vie à l’étranger,

l’amère expérience de la vie solitaire de l’individu

qui vit dans un monde qui lui est étranger, comme un

étranger parmi tant d’autres.

L’hospitalité est d’une importance fondamentale

car l’étranger ne peut survivre qu’à l’abri

bienveillant de son hôte. Dès le début de la relation

de l’homme avec Dieu, Israël demeura l’hôte de Dieu, le

gardien et l’administrateur, mais jamais le maître de

la terre de Dieu; «… la terre m’appartient et vous

n’êtes pour moi que des étrangers et des hôtes34» dit

le Seigneur. Pour Philon aussi, le nom propre ‘Hébreu’

signifie le passager («pératis gar o Hebraios

herménevetai35»). Moïse, qu’il a initié et entrepris le

passage, Pessach, de son peuple dans son exode d’Égypte,

il se considère un immigré et il donne à son fils un

nom qui a comme racine le mot pour l’étranger, ger: il

nomma son fils «Gershom car, dit-il, «je suis un

immigré en terre étrangère36».

La grande synthèse de Jean Climaque

Le thème de l’étranger est donc omniprésent dans la

pensée théologique à cause de l’importance qui lui est

34 Lév. 25.2335 Peri apoikias, 2036 Ex. 2. 22

conférée par la tradition tant judaïque que païenne,

puisée dans les sources philologiques, historiques,

philosophiques et mythologiques. Il s’agit bien d’un

thème ancien qui s’est pour ainsi dire greffé sur la

mentalité hellénique, une donne que la théologie

Orthodoxe a bien adopté et transformé grâce à son

élaboration par Jean Climaque. En liant la réalité de

la xénitia à celle de l’errance d'Abraham et de la

présence du Christ dans la monde, l’auteur de l’Échelle

donna une continuité entre l'alliance de Dieu avec

Abraham et avec le nouvel Israël des fils d'Abraham,

voire entre l’Ancien et le Nouveau Testament. Il fut

aussi le premier à interpréter le détachement de sa

parenté comme un renoncement au mode d'être strictement

biologique, afin d'établir les paramètres d'un mode

d'existence détaché de contraintes physiocratiques, qui

permettent aux aspirants grimpeurs de l'Échelle

d'envisager un mode d'être pneumatocratique. Enfin,

l'ascendance de l'actualité spirituelle de la xénitia est

confirmée par notre Seigneur, qui séjourna du ciel à

la terre avec sa descente au monde pour nous offrir le

modèle de notre xénitia eschatologique de notre ascension

de la terre au ciel. C’est par cet ultime exode de la

terre que le cycle de l’errance de l’être humain se

termine et que son statut d’étranger est finalement

aboli pour faire place à sa nouvelle identité de

citoyen du Royaume de Dieu.

Note. Les extraits patristiques de l’Échelle de Jean

Climaque et de la Philocalie sont traduits par l’auteur ;

ils sont tirés des éditions grecques parues chez

l’éditeur Astèr, Athènes. Pour les extraits

philocaliques le premier chiffre entre parenthèses

renvoie au volume et le deuxième à la page. Pour les

citations bibliques on a utilisé la traduction de la

Bible de Jérusalem. Pour ce qui est des citations

d’auteurs classiques, on a utilisé l’édition Loeb

Classical Library en donnant dans le texte l’indication

se référant aux extraits respectifs.