La latitude de l'humanité dans la médecine et la théologie médiévales (XIIIe-XIVe siècle)

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Mesure et histoire médiévale, XLIII e Congrès de la SHMESP, Paris, Publications de la Sorbonne, 2013. La latitude de l’humanité dans la médecine et la théologie médiévales (xiii e -xiv e siècle) Aurélien Rob ert Dans son livre La mesure de la réalité 1 , Alfred Crosby soutient la thèse selon laquelle la longue domination de l’Occident sur le reste du monde résulte- rait au moins partiellement du rôle croissant accordé à la quantification du réel à partir du Moyen Âge. C’est précisément au xiii e siècle que l’auteur situe la grande transformation qui aurait fait passer l’Occident d’une pensée purement qualitative à un âge de la mesure. Outre le caractère très général de ses propos, cet ouvrage pose de nombreux problèmes, notamment celui de l’usage des termes « quantification » et « mesure » pour décrire un tel changement. Car le sens de ces expressions n’est pas tout à fait univoque dans les exemples qu’il égraine au long de sa démonstration : la mesure du temps et de l’espace, le développement des mathématiques, de la musique, de la peinture ou encore de la comptabilité. Alfred Crosby rappelle à plusieurs reprises que le tournant qui s’opère à partir du xiii e siècle concerne au premier chef la pratique de la mesure. Aussi écrit-il à propos de l’évolution des doctrines mathématiques à Oxford au xiv e siècle : Si impressionnants qu’aient pu être les travaux de ces savants, on est constamment surpris chez eux par l’absence de véritable mesure […] À l’instar d’Aristote, les scolastiques considéraient les rapports mutuels des choses en termes de plus et de moins, mais non comme des multiples d’une quantité bien définie telle que les pouces, les degrés d’arc, les degrés de chaleur et les kilomètres/heure. Les sco- lastiques, paradoxalement, furent des mathématiciens sans être des quantificateurs 2 . 1. A. W. Crosby, La mesure de la réalité : la quantification dans la société occidentale (1250-1600), Paris, 2003. 2. Ibid., p. 77.

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Mesure et histoire médiévale, XLIIIe Congrès de la SHMESP, Paris, Publications de la Sorbonne, 2013.

La l a t i tude de l ’humani té dans l a médec ine e t l a théo log ie médiéva l e s

(x i i i e-x iv e s i èc l e )

Aurélien Robert

Dans son livre La mesure de la réalité1, Alfred Crosby soutient la thèse selon laquelle la longue domination de l’Occident sur le reste du monde résulte-rait au moins partiellement du rôle croissant accordé à la quantification du réel à partir du Moyen Âge. C’est précisément au xiiie siècle que l’auteur situe la grande transformation qui aurait fait passer l’Occident d’une pensée purement qualitative à un âge de la mesure. Outre le caractère très général de ses propos, cet ouvrage pose de nombreux problèmes, notamment celui de l’usage des termes « quantification » et « mesure » pour décrire un tel changement. Car le sens de ces expressions n’est pas tout à fait univoque dans les exemples qu’il égraine au long de sa démonstration : la mesure du temps et de l’espace, le développement des mathématiques, de la musique, de la peinture ou encore de la comptabilité.

Alfred Crosby rappelle à plusieurs reprises que le tournant qui s’opère à partir du xiiie siècle concerne au premier chef la pratique de la mesure. Aussi écrit-il à propos de l’évolution des doctrines mathématiques à Oxford au xive siècle :

Si impressionnants qu’aient pu être les travaux de ces savants, on est constamment surpris chez eux par l’absence de véritable mesure […] À l’instar d’Aristote, les scolastiques considéraient les rapports mutuels des choses en termes de plus et de moins, mais non comme des multiples d’une quantité bien définie telle que les pouces, les degrés d’arc, les degrés de chaleur et les kilomètres/heure. Les sco-lastiques, paradoxalement, furent des mathématiciens sans être des quantificateurs2.

1. A. W. Crosby, La mesure de la réalité : la quantification dans la société occidentale (1250-1600), Paris, 2003.2. Ibid., p. 77.

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Cependant, malgré le caractère abstrait de cette vision mathématique de la quantité, Crosby la convoque aussi pour étayer sa thèse. Le lecteur ne sait donc plus très bien où situer la grande transformation dont parle l’historien et il convient de se demander si cette hésitation dans le propos d’Alfred Crosby ne reflète pas une ambiguïté plus profonde au Moyen Âge dans le discours savant sur la quantification et la mesure. Accepter que le monde puisse être décrit en termes de degrés et de proportions va-t-il nécessairement de pair avec une volonté de mesurer la réalité ?

Dans certains domaines du savoir, le lien entre théorie de la quantité et pratique de la mesure paraît assez fort, notamment en musique, dont la théorie emprunte largement aux mathématiques et influence, au moins indirectement, la pratique3. C’est aussi le cas, semble-t-il, dans le domaine de l’astronomie, où le calcul s’accompagne de mesures, ou en économie pour ce qui a trait aux monnaies4. Ailleurs, en revanche, ce lien peut être distendu, voire inexistant : soit que la mesure ne soit aucunement fondée sur une théorie de la quantification, soit que le modèle utilisé ne mène jamais à une mesure concrète. La prudence nous invite donc à renoncer à la tentation de l’histoire globale pour revenir à l’étude de cas où le rapport entre quantification et mesure s’illustre de manière singulière.

Dans les pages qui suivent, nous souhaiterions proposer quelques pistes de réflexion à partir d’un cas limite : l’humain. En effet, aussi incongru que cela puisse paraître, la question d’une possible variabilité quantitative au sein de l’humain – les hommes seraient plus ou moins humains – apparaît dans un ensemble de textes doctrinaux des xiiie et xive siècles, principalement issus de la médecine et de la théologie. Puisque ces textes utilisent précisément le modèle scolastique évoqué par Crosby, il nous a paru opportun d’examiner cet usage pour le moins étrange de la quantification. Bien entendu, l’idée même d’une « mesure de l’humanité » fait frémir tant elle rappelle les errements de l’anthropométrie de la fin du xixe siècle, cette discipline de la criminologie naissante qui consistait à mesurer les particularités des corps humains pour établir des classifications entre individus, entre communautés et entre races5. Par-delà le jugement moral que l’on peut porter sur un tel projet, on note qu’il repose sur une

3. D. E. Tanay, Noting Music, Making Culture : The Intellectual Context of Rhythmic Notation (1250-1400), Rome, 1999. 4. J. Kaye, Economy and Nature in the Fourteenth Century : Money, Market Exchange, and the Emer-gence of Scientific Thought, Cambridge, 1998.5. C. Blanckaert, « La crise de l’anthropométrie. Des arts anthropotechniques aux dérives mili-tantes (1860-1920) », Les politiques de l’anthropologie. Discours et pratiques en France (1860-1940), éd. Id., Paris, 2001, p. 95-172.

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mesure impossible à réaliser : lorsque l’on pense mesurer l’humanité, on ne mesure que des attributs corporels. L’essence de l’homme semble échapper à toute mesure. Le problème des médiévaux était déjà celui-ci : mesure-t-on l’humanité à travers la quantification du corps et de ses qualités ?

Que l’on se rassure, personne n’a explicitement défendu l’idée d’une mesure concrète de l’humanité des hommes durant le Moyen Âge. Ce pourrait néanmoins être une conséquence logique de l’appareil théorique de la philosophie naturelle et de la médecine de l’époque. Une fois acceptés des degrés dans l’humain, il n’y a qu’un pas pour affirmer qu’il est en prin-cipe possible de les mesurer. Pour aborder ces questions, nous partirons de l’exemple de la pharmacologie où se pose explicitement le problème du rapport entre quantification et mesure. Nous montrerons ensuite com-ment les médecins utilisent le même outil conceptuel pour penser l’action des médicaments et les différences entre les corps humains. Par extension, en nous appuyant sur les débats théologiques sur la latitude des formes substantielles, nous essaierons de voir jusqu’où les médiévaux étaient prêts à quantifier l’humain.

Le point de vue des médecins sur la quantification des qualitésUn changement fondamental s’opère en physique au xiiie siècle, lorsque l’on commença à accepter la quantification des qualités. Alors que chez Aristote la quantité était conçue comme une catégorie distincte, ce qui interdisait de penser le plus et le moins dans les autres catégories comme celles de la substance ou de la qualité, certains hommes de science du xiiie et du xive siècle affirmèrent que toutes les formes varient en quantité ou en intensité à l’intérieur de certaines limites6. Cette « latitude des formes » permet de se représenter la quantification de qualités (la lumière, la cha-leur, la blancheur, etc.) et de phénomènes dynamiques (l’altération, la condensation et la raréfaction). Les théologiens furent parmi les premiers à accepter cette idée pour expliquer comment la caritas peut varier d’un individu à l’autre. En tant que qualité de l’âme, la charité est susceptible de plus et de moins indépendamment de toute quantité corporelle. Ce début

6. A. Maier, Zwei Grundprobleme der scholastischen Naturphilosophie, Das Problem der inten-siven Grösse. Die Impetustheorie, Rome, 1968 (1re édition, 1951), p. 3-109 ; J.-L. Solère, « Plus ou moins : le vocabulaire de la latitude des formes », L’élaboration du vocabulaire philosophique au Moyen Âge, éd. J. Hamesse, C. Steel, Turnhout, 2000, p. 437-488.

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de changement dans le domaine théologique a ouvert la voie à la nouvelle physique qui s’est développée au Merton College d’Oxford au xive siècle7. La principale innovation de ces maîtres oxoniens – les fameux calculatores – tient principalement à leur usage de la théorie mathématique des propor-tions pour envisager un calcul de ces variations qualitatives. Plus qu’une simple thèse physique ou métaphysique, la latitude des formes devient cal-culable, c’est-à-dire en principe mesurable. Les médecins adoptèrent eux aussi très tôt un modèle mathématique semblable à celui des Mertoniens.

Le premier témoignage de ce calcul de proportions en médecine se trouve dans les Aphorismi de gradibus d’Arnaud de Villeneuve, composé à Montpellier à la toute fin du xiiie siècle8. Arnaud de Villeneuve serait le premier à avoir formulé ce que l’histoire des sciences a retenu comme « la loi de Bradwardine », du nom d’un des célèbres membres du Merton College au xive siècle9. Cette loi indique que la proportion d’un rapport, par exemple pour un mobile entre une force et la résistance d’un milieu, est géométrique et non arithmétique, en ce sens que si l’on double le rap-port, le produit est le carré du rapport, et ainsi de suite du triple au cube, etc. C’est dans le domaine de la pharmacologie que ce genre de calcul devait trouver une application immédiate. Idéalement, le médecin devait être capable de calculer la proportion des qualités présentes dans un médi-cament pour déterminer son degré d’efficacité sur un corps. La médecine médiévale fonctionne en effet sur le principe assez simple selon lequel le médicament et le corps humain sont composés des mêmes éléments (l’air, le feu, la terre et l’eau) et des mêmes qualités (le chaud, le froid, le sec et l’humide) ; ce qui compose le médicament peut ainsi agir sur ce qui com-pose le corps dans des proportions qu’il s’agit de déterminer.

L’intérêt d’une telle théorie pour la pharmacologie est patent. La santé étant considérée comme un état d’équilibre dans la complexion du corps, la théorie de la latitude des formes et l’outil mathématique du calcul des proportions devraient permettre de décrire le jeu multiple de propor-tions à la racine même de la théorie médicale. Le médicament ayant pour but de rétablir cet équilibre dans le corps humain, sa composition (pro-portion des éléments, proportion des qualités de la complexion) devrait avoir un effet inversement proportionnel à la proportion des éléments et

7. E. D. Sylla, « Medieval Quantifications of Qualities. The Merton School », Archive for History of Exact Sciences, 8/12 (1971), p. 9-39.8. Arnaud de Villeneuve, Aphorismi de gradibus, Opera medica omnia, t. II, éd. M. McVaugh, Grenade-Barcelone, 1975. L’introduction de Michael McVaugh fait le point sur l’histoire de ces débats. Notons qu’Arnaud de Villeneuve doit beaucoup aux théories d’Averroès et d’al-Kindi.9. M. McVaugh, « Arnald of Villanova and Bradwardine’s Law », Isis, 58 (1967), p. 56-64.

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des qualités présentes dans le corps à soigner. Si donc il était possible de quantifier et de mesurer les degrés de qualité d’un médicament, la théo-rie pharmaceutique serait pourvue d’un fondement dépassant la simple connaissance empirique et traditionnelle des apothicaires.

De ce point de vue, le cas des médecins est plus intéressant que celui des mathématiciens d’Oxford cités par Alfred Crosby, du fait qu’ils effectuent bel et bien des mesures et utilisent même plusieurs systèmes de mesures pour les dosages des substances composant les médicaments10. Toutefois, face aux conséquences mortelles qu’aurait toute erreur de mesure dans la confection de nouveaux médicaments, l’expérience et la tradition sont le plus souvent jugées préférables aux spéculations physiques et mathématiques. Si les médecins ont bien la volonté de quantifier et de mesurer l’action des médicaments, ils se révèlent incapables de faire cor-respondre la théorie aux dosages pratiqués par l’apothicaire. Luca Bianchi parle d’une « impossible exactitude11 » à propos de la latitude des formes et donne raison à Crosby à propos du caractère abstrait de la quantification chez les penseurs scolastiques.

L’hypothèse d’une latitude des formes offrait au moins la possibi-lité d’envisager intellectuellement l’existence de proportions dans le médi-cament et dans le corps humain, bien qu’elle ne permette pas d’en tirer une mesure. Pietro d’Abano explique même que les proportions qui font naître la propriété active d’un médicament demeurent à jamais inconnais-sables12. Nicolas Weill-Parot a récemment expliqué l’impossibilité d’une telle mesure à cause du concept de forme spécifique, une forme que pos-sèdent les médicaments d’une même espèce, qu’utilisaient les médecins13. L’on sait seulement par expérience que telle plante soigne telle maladie et l’on sait à peu près les quantités qu’il faut utiliser pour qu’elle soit efficace dans un mélange, mais in fine l’action du médicament est reconduite à l’hypothèse d’une forme spécifique irréductible à la somme des éléments mélangés.

Étant donné les principes de la médecine médiévale, les problèmes soulevés par Michael McVaugh et Nicolat Weill-Parot à propos des médi-caments doivent avoir leur équivalent du côté du corps humain. S’il doit

10. A. Bergmann, Pondera medicinalia mediaevalia. Der Tractatus de ponderibus des Mondino de’ Liuzzi und andere metrologische Kleintexte des lateinischen Mittelalters, Marbourg, 2008.11. L. Bianchi, E. Randi, Vérités dissonantes. Aristote à la fin du Moyen Âge, Paris-Fribourg, 1993, p. 153-194.12. Pietro d’Abano, Conciliator, diff. 71, Propter 3, Venise, 1556, fol. 109a.13. N. Weill-Parot, « L’impossible mesure de l’occulte et les tentatives de quantification (fin du xiiie-xive siècle) », Micrologus, XIX (2011), p. 221-242.

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exister quelque proportion entre le médicament et le corps humain pour que celui-ci agisse sur celui-là, il est probable que pour les mêmes raisons on puisse imaginer des degrés dans la complexion du corps humain, sans prétendre pour autant mesurer l’humanité de ces corps.

De la latitude de la santé à la latitude du corps humainÀ la même époque, on voit apparaître un questionnement analogue à pro-pos du corps et de la latitude de la santé (latitudo sanitatis)14. La santé est en effet une notion relative, qui correspond à une certaine tempérance dans la complexion du corps, c’est-à-dire au niveau de ses qualités. Cette tempérance de la complexion dépend de la nature du corps considéré : la santé pour tel ou tel animal n’est pas la même que la santé pour l’homme. Il ne s’agit donc pas d’un équilibre mathématique (equalitas ad pondus), où les qualités seraient dans un rapport d’égalité parfaite, mais d’un équilibre qui dépend de la nature du corps (equalitas ad iustitiam). Suivant l’ensei-gnement du Canon d’Avicenne, la plupart des médecins de la fin du xiiie et du xive siècle considèrent que l’égalité mathématique parfaite n’existe pas dans la nature. Les animaux, par exemple, sont tous chauds, selon des pro-portions différentes et aucune espèce animale, végétale ou minérale n’est à l’équilibre parfait. À l’intérieur de chaque espèce du vivant, l’état du corps varie entre deux limites, qui correspondent, d’un point de vue médical, aux degrés d’écart par rapport à l’équilibre, soit vers la santé, soit vers la mala-die. Ces limites indiquent les états du corps en deçà et au-delà desquels l’individu peut non seulement mourir, mais sortir de son espèce naturelle. Par conséquent, à toute latitude de la santé correspond une latitude de la complexion du corps qui définit les limites naturelles de ce corps.

Un corps humain se situe nécessairement entre ces limites. Les éditions de la Renaissance du Conciliator de Pietro d’Abano et du com-mentaire de Gentile da Foligno au Canon d’Avicenne représentent même graphiquement cette classification hiérarchisée des différentes espèces de

14. P.-G. Ottosson, Scholastic Medicine and Philosophy : A Study of Commentaries on Galen’s Tegni (ca. 1300-1450), Naples, 1984, p. 127-194. Ce problème deviendra incontournable en Italie dans la seconde moitié du xive siècle, cf. T. Pesenti, « The Teachings of the Tegni in Italian Universities in the Second Half of the Fourteenth Century », Dynamis, 20 (2000), p. 158-209.

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complexions dans le monde minéral, végétal et animal15. Selon son état, tel corps n’est pas humain au même degré que tel autre. À première vue, cette représentation des différences parmi les hommes n’est pas incompatible avec le maintien de l’unité de l’espèce humaine. À l’intérieur de la latitude de la complexion humaine, tous les corps sont humains. Ce n’est pas parce que les qualités du corps varient en degrés que la forme substantielle qui définit l’essence de l’homme varie elle aussi. Comme dans le cas des médi-caments, les qualités varient selon diverses proportions, la forme spécifique qui en définit la nature et l’action est quant à elle identique dans tous les membres de l’espèce. Pour les êtres humains, appartenir à l’espèce humaine signifierait donc posséder une forme substantielle – l’âme, une et indivi-sible – et un corps dont la complexion oscille constamment entre deux limites. Toutefois, selon la nature et la force des liens que l’on établit entre le corps et l’âme, les effets de la latitude de la complexion sur les fonctions de l’âme peuvent être plus ou moins importants.

Mœurs, théorie des climats et physiognomoniePour de nombreux savants de la fin du Moyen Âge, les changements dans la complexion du corps ont des effets sur les mœurs et sur les capacités intellectuelles des individus. Le médecin Pietro d’Abano développe cette idée dans son Expositio Problematum Aristotelis qui explique que les degrés de vertu chez les hommes, lorsque ceux-ci sont plus ou moins courageux, prudents ou sages, proviennent en partie de l’état de la complexion de leur corps relativement à de nombreux facteurs extérieurs qui influent sur lui16. Le climat figure en bonne place parmi les facteurs qui peuvent agir sur la complexion. Ce que les médiévaux appellent « climats » correspond à des zones de la Terre découpées en fonction de la latitude et de la longitude17. En ces lieux, les hommes subissent l’influence de certains astres, de certains vents, de températures parfois excessives, autant d’éléments qui agissent sur la complexion du corps. Suivant les traces du traité hippocratique Eaux, airs, lieux, Albert le Grand distingue ainsi les peuples en fonction de

15. Certaines de ces représentations sont reproduites dans Ottosson, Scholastic Medicine and Phi-losophy…, op. cit. n. 14, p. 148 et 176-177.16. M. Klemm, « Medicine and Moral Virtue in the Expositio Problematum Aristotelis of Peter of Abano », Early Science and Medicine, 11 (2006), p. 302-335.17. Pour un aperçu de ces théories, cf. M. J. Tooley, « Bodin and the Mediaeval Theory of Cli-mate », Speculum, 28 (1953), no 1, p. 64-83.

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leurs propriétés corporelles et de leurs conséquences culturelles et intellec-tuelles18. Roger Bacon dans son Opus maius va jusqu’à établir un rapport étroit entre complexion et morale, et même entre complexion et religion19. Les degrés dans la complexion du corps humain rencontrent dès lors une autre mesure, celle de la géographie découpée en zones climatiques.

La physiognomonie va encore plus loin puisqu’elle fait correspondre à certains traits précis du corps des types de caractère et de capacités intel-lectuelles. Comme l’a bien montré Joseph Ziegler20, la physiognomonie se médicalise progressivement, surtout à partir du xive siècle, et utilise la latitude de la complexion pour expliquer le lien entre variation corporelle et variation au niveau de l’âme des individus. Selon Joseph Ziegler, la phy-siognomonie s’accompagne clairement d’une volonté croissante de mesure concrète du corps21. Combinée avec l’analyse géographique des mœurs et de la religion, la physiognomonie tend vers une théorie proto-racialiste, bien que les médiévaux n’aient pas toujours pris conscience de telles impli-cations22. En d’autres termes, le discours savant de la médecine aurait per-mis de conforter les stéréotypes nationaux et raciaux de l’époque23. Que l’on songe aux cagots que l’on plaçait à la limite de l’humanité en rai-son de la lèpre héréditaire qui aurait infecté de génération en génération cette population24. De la latitude de la complexion du corps on pourrait donc conclure à des catégorisations culturelles, morales et intellectuelles des individus humains en fonction de leurs mensurations corporelles et de la latitude sous laquelle ils naissent et vivent. Mesure-t-on pour autant l’humanité ? Tout dépend, une fois de plus, du lien que l’on établit entre la variation accidentelle de la complexion et l’essence de l’homme. Comme le remarquait Eugenio Randi, le débat « s’orientera vers le problème de l’aug-mentation possible des formes substantielles. Un homme peut-il devenir

18. Albert le Grand, De natura loci, Opera omnia, V, 2, éd. P. Hossfeld, Cologne, 1980.19. Voir, par exemple, Roger Bacon, Opus majus, IV, De astrologia, éd. H. Bridges, Oxford, 1892, p. 393.20. J. Ziegler, « Médecine et physiognomonie du xive au début du xvie siècle », Médiévales, 46 (2004), p. 89-108.21. Id., « Measuring the Human Body in Medieval and Early Renaissance Physiognomy », Micro-logus, XIX (2011), p. 349-368.22. P. Biller, « Proto-racial Thought in Medieval Science » et J. Ziegler, « Physiognomy, Science and Proto-Racism », The Origins of Racism in the West, éd. M. Eliav-Feldon, B. Isaac, J. Ziegler, Cambridge, 2009, p. 157-180 et p. 181-199.23. B. Grévin, « De la rhétorique des nations à la théorie des races. L’influence des théories scienti-fiques sur la pensée des stéréotypes nationaux à partir du xiiie siècle », consultable en ligne [http://gas.ehess.fr/docannexe.php ?id=107].24. C. Delacampagne, L’invention du racisme : Antiquité et Moyen Âge, Paris, 1983.

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“plus homme” ? » et d’ajouter que « ce n’est pas par hasard que le problème de l’intension et de la rémission des formes devient l »un des thèmes les plus débattus du xive siècle25 ». En effet, affirmer que la forme substantielle de l’homme peut varier en degrés justifierait que l’on parle pleinement d’une latitude de l’humanité. Il ne resterait plus qu’à faire correspondre ces degrés aux classifications mentionnées ci-dessus pour essentialiser les intui-tions proto-racialistes de la théorie des climats et de la physiognomonie.

La latitude des formes substantiellesDans son commentaire au Canon d’Avicenne, Taddeo Alderotti, l’un des plus célèbres médecins de Bologne à la fin du xiiie siècle, n’hésite pas à affirmer que si d’un point de vue logique l’espèce humaine se trouve dans tous les individus humains de la même manière, au sens où l’on peut dire logiquement de chaque homme qu’il est un homme, chaque homme ne participe pourtant pas de l’humanité au même degré du point de vue de sa pureté et de son essence (per viam puritatis et essencie)26. Aussi conclut-il son raisonnement par ces mots : « Je dis donc qu’un homme participe plus qu’un autre à l’essence humaine dans la mesure où il possède une meilleure âme et une meilleure complexion. Et de cette pureté de l’essence procède la perfection de l’opération qui est le produit de la forme spécifique27 ». Le parallélisme avec le cas des médicaments est patent.

Dans le débat médiéval sur la latitude des formes, le vocabulaire employé par Taddeo Alderotti évoque immédiatement celui de Thomas d’Aquin, pour qui tous les hommes ne participent pas de la même manière à la forme humaine en raison de la complexion de la matière corporelle qui l’accueille28. Selon Thomas d’Aquin, cela n’infirme en rien l’unité et la fixité de l’espèce humaine. Car ce n’est pas la forme substantielle qui a des degrés, mais seulement le sujet qui la reçoit. Tous les hommes sont

25. Bianchi, Randi, Vérités dissonantes…, op. cit. n. 11, p. 228.26. Taddeo Alderotti, Super primam fen Canonis, Vaticano, BAV, Pal. lat. 1246, fol. 87v : Et ponamus quod in temperamento complexionis sit equalis uterque, tunc ad formam argumenti sic res-pondeas et dic quod species participatur a suis individuis equaliter per viam predicacionis, sed per viam puritatis et essencie falsum.27. Ibid. : Dico ergo quod aliquis homo humana essencia magis alio participat quanto meliorem habet animam et meliorem complexionem. Et ab ista puritate essencie procedit operacionis perfectio que fit per formam specificam.28. Thomas d’Aquin, Summa theologiae, Ia-Iiae, q. 52, art. 1, Opera omnia, Rome, 1891, t. VI, p. 330-332.

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humains au même titre, même si cette humanité commune ne se manifeste pas de manière identique dans tous les corps. Aux xiiie et xive siècles, il existe de nombreuses variantes de la thèse thomiste et chacune tente à sa manière de limiter au maximum la possibilité d’une latitude de l’essence de l’homme. Elles ont pourtant échoué à faire taire ceux qui soutenaient que les âmes elles-mêmes varient en degrés d’un individu à un autre. En effet, l’article condamné par l’évêque de Paris en 1277 interdisant de com-parer qualitativement et quantitativement les âmes29 et l’officialisation de la thèse thomiste au Concile de Vienne de 1311-1312 n’ont en rien arrêté les débats sur la latitude des formes substantielles. Le dilemme des théolo-giens est criant : d’un côté, ils souhaiteraient pouvoir affirmer que l’âme du Christ est supérieure à celles de deux autres hommes ; de l’autre, il faut soit établir que ce degré d’âme provient de la complexion du corps (comment l’affirmer pour le Christ ?), soit que l’âme a en elle-même son degré de per-fection (comment ne pas dire que chaque âme est une espèce à elle seule, au même titre que les anges, et qu’il n’y a donc plus d’espèce humaine ?).

Sur l’échiquier des positions en présence dès la fin du xiiie siècle, les Franciscains défendent la plus radicale : la forme substantielle a elle-même des degrés, indépendamment du sujet matériel qui la reçoit. Saint Bona-venture reconnaissait déjà une latitude essentielle des qualités, indépen-dante de leur sujet, mais certains de ses disciples ne tardèrent pas à étendre cette thèse à l’âme et à la substance, contre les injonctions de l’Église et contre toute la philosophie aristotélicienne. Dans son commentaire des Sentences de Pierre Lombard, rédigé vers 1280-1290, Pierre de Jean Olivi distingue, comme Thomas d’Aquin et Taddeo Alderotti, l’unité logique de l’espèce humaine et sa diversité ontologique30. Il n’accepte pas en revanche l’hypocrisie de la position thomiste, laquelle revient selon lui à accepter la latitude des formes substantielles sans l’assumer. Pour Olivi, les variations que subit la substance ne sont pas seulement l’effet du changement inces-sant de la complexion du corps, elles doivent avoir une cause dans l’essence même de l’homme, c’est-à-dire au niveau de la substance.

On retrouve une idée semblable dans le De gradu formarum de Richard de Mediavilla (rédigé après 1286) et surtout dans ses Quaestiones disputatae q. 4131. Mediavilla considère, comme Olivi, que les différences

29. Article 124, dans D. Piché, La condamnation parisienne de 1277, Paris, 1999, p. 116.30. Pierre de Jean Olivi, In secundum librum Sententiarum, q. 22, éd. B. Jansen, Quarrachi, 1922, p. 390-421.31. Richard de Mediavilla, Quaestiones disputatae, 41 : Utrum aliqua forma substantialis reci-piat magis et minus. Cette quaestio est inédite, je remercie Alain Boureau de m’avoir fourni sa

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de degrés dans la forme substantielle de l’homme ne peuvent provenir uniquement de la matière dans laquelle elle est reçue. Les particularités corporelles sont comme le reflet d’un degré de la forme substantielle sous-jacente. Dans une question quodlibétique, Mediavilla se demande si les nains sont plus disposés à la science que les géants32. Sur le modèle de la physiognomonie, Mediavilla fait correspondre aux différents types de complexions distingués par Avicenne des types de proportions corporelles ainsi que diverses dispositions de l’âme. Les cholériques sont les plus dis-posés à avoir des corps allongés et peu larges ; et puisque les cholériques sont aussi les plus disposés à la science, il s’ensuit que les grands sont les plus disposés à la science. Les petits peuvent l’être aussi, à condition d’être larges selon le franciscain. La complexion du corps peut changer pendant la vie d’un individu, mais la prédominance d’une humeur constitue une tendance de départ qui lie certains aspects physiques de l’homme avec son degré d’âme.

On retrouve la même interrogation dans un Quodlibet de Vital du Four disputé entre 1297 et 1300 à Toulouse dans lequel il se demande « si, de même que les corps humains diffèrent entre eux par des degrés de mélange et de complexion, les âmes venant parfaire ces corps diffèrent par des degrés de nature33 ». Le franciscain veut ici séparer les degrés de complexion et les degrés d’âme. Le lien entre les deux n’est pas nécessaire, puisqu’il se trouve des flegmatiques intelligents (ingeniosos), quand bien même ce type de complexion n’y incline pas. Vital du Four accepte donc l’existence d’une latitude de l’âme humaine, comme il existe une latitude de la complexion du corps humain, quoique les degrés de l’une ne corres-pondent pas nécessairement aux degrés de l’autre. Seulement, ajoute-t-il, au-delà des limites de la latitude de la complexion, l’âme ne peut subsis-ter dans ce corps. En tout cas, à l’intérieur de cette double latitude, tous les individus sont des hommes. Cette thèse sera défendue par de nom-breux franciscains au xive siècle, notamment Antoine André et François de la Marche34.

transcription à partir des manuscrits suivants : Berlin, Staatsbibliothek zu Berlin, lat. 2o 456, fol. 100a-102b ; Toulouse, Bibliothèque municipale, 738 (III, 32 bis), fol. 207b-210va ; Troyes, Médiathèque de l’agglomération troyenne, Fonds ancien 142, fol. 240va-242b.32. Richard de Mediavilla, Quodlibeta, II, q. 18, Venise, 1509, fol. C3vb-C4vb.33. Vital du Four, Quodlibeta, III, q. 4, éd. F. Delorme, Rome, 1947, p. 107-128 : Utrum, sicut corpora humana differunt per gradus mixtionis et complexionis, ita animae perficientes corpora differant per gradus naturae ?34. Je remercie Tiziana Suarez-Nani et William Duba de m’avoir communiqué leur édition de la q. 41 du commentaire de François de la Marche au second livre des Sentences de Pierre Lombard

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Alfred Crosby a raison de noter l’écart entre pensée de la quantifica-tion et mesure concrète dans les mathématiques et la physique médiévales. Quelle que soit l’option philosophique choisie pour expliquer la latitude des formes, les théories des xiiie et xive siècles n’ont jamais eu pour voca-tion première de mesurer les variations quantitatives. Leur rôle est plutôt de fournir un outil conceptuel capable de rendre compte des variations de degrés là où la philosophie aristotélicienne ne le permettait pas. Alfred Crosby n’a cependant pas pris conscience de l’étendue considérable des applications de l’idée de latitude des formes dans le discours savant de la fin du Moyen Âge. L’exemple de la latitude de l’humanité le montre de manière éclatante. Les penseurs qui s’aventurèrent sur le terrain de la quan-tification de l’humain firent une place à la mesure, notamment à travers le filtre de la géographie et de la physiognomonie, bien qu’ils ne soient jamais allés jusqu’à affirmer la possibilité d’une mesure concrète de l’humanité. Cela tient d’abord à la notion de complexio, qui sert à décrire les particula-rités des corps humains. La complexion d’un corps est si relative, si mou-vante, qu’elle ne saurait faire l’objet d’une mesure stable et significative. Un même corps peut en effet passer au cours de son existence par tous les degrés admis dans la latitude du corps humain. Seuls les théologiens fran-ciscains poussèrent l’hypothèse jusqu’à son terme, en fournissant incon-sciemment une arme redoutable à l’ambition classificatrice du discours médical. La latitude des formes substantielles devrait permettre d’essen-tialiser les différences géographiques, ethniques, morales ou religieuses. Celles-ci ne seraient plus simplement l’effet réversible de l’influence d’un milieu sur le corps, mais la conséquence d’une essence créée au départ avec un certain degré d’humanité. Bien que personne n’ait sérieusement envisagé de telles conséquences aux xiiie et xive siècles, cette extension de la latitude des formes à l’essence de l’homme a peut-être malgré tout joué un rôle souterrain et diffus dans la longue domination de l’Occident dont parle Alfred Crosby.

Aurélien RobertCentre national de la recherche scientifique

CESR (UMR 7323), Tours

intitulée : Utrum animae intellectivae sint aequales secundum substantiam in perfectione. J’ai aussi bénéficié de l’article de Tiziana Suarez-Nani, « Sind die Seelen gleich ? Franziskus de Marchia über Intensio und Remissio der intellektuellen Seele », Die Seele im Mittelalter, éd. A. et G. Mensching, Hanovre, 2013, à paraître.

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