François Martin, Pour une théologie de la lettre. L’inspiration des Écritures, (Cogitatio...

32
RB 1997, 237-274 REVUE BIBLIQUE EN DE L’INSPIRATION DE L’ÉCRITURE * RÉSUMÉ La théologie a toujours peiné à rendre compte du dogme de l’inspiration de l’Écriture. François Martin renouvelle cette question un peu oubliée en proposant une théorie de la lecture fondée sur les développements de la linguistique moderne. La présentation puis la discussion de cet essai très novateur montrent que la doctrine traditionnelle de l’inspiration est en réalité un nœud dogmatique essentiel. SUMMARY The inspiration of Scripture has always been a difficult theological item, somewhat neglected by modern scholarship. François Martin proposes a new approach, founded upon modern linguistics. The review and discussion of this interesting study show that this very traditional doctrine actually focuses an arrow of essential dogmas. INTRODUCTION Le saint Concile, suivant l’exemple des Pères orthodoxes, reçoit et vénère avec le même sentiment de piété et le même respect tous les livres, tant de l’Ancien que du Nouveau Testament, puisque Dieu est l’unique auteur de l’un et de l’autre. Cette déclaration du concile de Trente (IV e session, 1546), où fut mis aussi un point final aux débats sur le canon scripturaire, est reprise en termes semblables par les conciles du Vatican et par plusieurs encycliques pontificale. Qu’en faire au regard de l’épistémologie moderne ? C’est ce défi que dans un essai très novateur F. Martin relève, à partir d’un constat, d’une conviction et d’une méthode. Le constat est celui d’une rupture croissante entre l’exégèse et la théologie : l’une, armée d’un appareil d’érudition complexe, a des préoccupations surtout historiques, voire archéologiques, même si d’autres tendances, plus herméneutiques, commencent à voir le jour ici et là ; l’autre est toujours marquée, dans ses développements modernes, par l’urgence de * Recension-article de François MARTIN, Pour une théologie de la lettre. L’inspiration des Écritures, préface de Jean DELORME (Cogitatio Fidei, 193). 13,5 x 21,5 ; XII-516 pp. Paris, Éd. du Cerf, 1996. ISBN 2-204-0371-6 ; ISSN 0587-6036. —— FF 190.

Transcript of François Martin, Pour une théologie de la lettre. L’inspiration des Écritures, (Cogitatio...

RB 1997, 237-274 REVUE BIBLIQUE EN

DE L’INSPIRATION DE L’ÉCRITURE*

RÉSUMÉ

La théologie a toujours peiné à rendre compte du dogme de l’inspiration de l’Écriture. François Martin renouvelle cette question un peu oubliée en proposant une théorie de la lecture fondée sur les développements de la linguistique moderne. La présentation puis la discussion de cet essai très novateur montrent que la doctrine traditionnelle de l’inspiration est en réalité un nœud dogmatique essentiel.

SUMMARY

The inspiration of Scripture has always been a difficult theological item, somewhat neglected by modern scholarship. François Martin proposes a new approach, founded upon modern linguistics. The review and discussion of this interesting study show that this very traditional doctrine actually focuses an arrow of essential dogmas.

INTRODUCTION

Le saint Concile, suivant l’exemple des Pères orthodoxes, reçoit et vénère avec le même sentiment de piété et le même respect tous les livres, tant de l’Ancien que du Nouveau Testament, puisque Dieu est l’unique auteur de l’un et de l’autre.

Cette déclaration du concile de Trente (IVe session, 1546), où fut mis aussi un point final aux débats sur le canon scripturaire, est reprise en termes semblables par les conciles du Vatican et par plusieurs encycliques pontificale.

Qu’en faire au regard de l’épistémologie moderne ? C’est ce défi que dans un essai très novateur F. Martin relève, à partir d’un constat, d’une conviction et d’une méthode. Le constat est celui d’une rupture croissante entre l’exégèse et la théologie : l’une, armée d’un appareil d’érudition complexe, a des préoccupations surtout historiques, voire archéologiques, même si d’autres tendances, plus herméneutiques, commencent à voir le jour ici et là ; l’autre est toujours marquée, dans ses développements modernes, par l’urgence de

* Recension-article de François MARTIN, Pour une théologie de la lettre. L’inspiration des

Écritures, préface de Jean DELORME (Cogitatio Fidei, 193). 13,5 x 21,5 ; XII-516 pp. Paris, Éd. du Cerf, 1996. ISBN 2-204-0371-6 ; ISSN 0587-6036. —— FF 190.

RB L’INSPIRATION DE L’ÉCRITURE 2 situations qu’affrontent les chrétiens, et elle tend à n’utiliser la Bible que de manière fortuite ou ornementale, voire à la remplacer par « ce qu’elle veut dire ». Ensuite, la conviction qui sous-tend toute l’étude est que l’affirmation de l’inspiration des Écritures, loin d’être une survivance poussiéreuse d’un dogme secondaire et suranné, est au contraire un nœud focalisant les principaux aspects de la révélation chrétienne. Enfin, la méthode suivie, issue de la sémiotique greimassienne1, consiste à analyser minutieusement les présupposés de l’acte apparemment banal de lire un texte, en développant une réflexion selon trois axes : sur le caractère testamentaire de tout texte, à la fois partiel et clos ; sur l’acte de lecture, en particulier pour un croyant ; et sur la nature de l’autorité divine des Écritures, constamment réaffirmée par l’Église. De nombreux passages bibliques sont discutés, et tout particulièrement la deuxième épître de Pierre : celle-ci est presque sûrement apocryphe, mais malgré cette circonstance (en fait, très probablement grâce à elle), elle fournit d’excellents éléments pour un réflexion sur la nature des Écritures.

Ce travail de pionnier mérite d’être poursuivi dans plusieurs directions, mais avant toute discussion il convient de le présenter avec quelques détails.

I – POUR UNE THÉOLOGIE DE LA LETTRE

Sous ce titre, l’étude de F. M. s’articule en trois parties : d’abord, il observe que le problème traditionnel de la signification théologique de l’inspiration des Écritures a donné lieu au cours des siècles à diverses interprétations, mais il y manque une théorie du texte ; ensuite, il présente une analyse de la lettre comme institution distincte de la parole : elle constitue le sujet humain dans sa singularité corporelle et temporelle, et fournit l’occasion d’une rencontre, i. e. d’une reconnaissance de soi-même et d’un autre ; enfin, il s’attache à préciser la nature de la Bible chrétienne, comme formée de deux collections de livres, le tout réuni en un livre unique pointant vers un auteur unique, Dieu.

1. Une question dogmatique

Le point de départ de F. M., délibérément théologique, est précis : l’inspiration des Écritures, avant d’être une question, est d’abord reçue comme un objet de foi, tel que transmis par les Écritures elles-mêmes et reçu dans la tradition constante de l’Église catholique. Posée ainsi à partir de la foi, la question est débattue depuis longtemps, en fonction des grands mouvements culturels de chaque époque. Plutôt que d’en retracer l’histoire, F. M. juge plus utile d’en dégager quelques lignes directrices, de manière à situer son propos.

1 En relation avec les travaux du Centre pour l’analyse du discours religieux (CADIR), rattaché à la faculté de théologie de l’Institut Catholique de Lyon ; le CADIR, qui s’est principalement attaché depuis plus de vingt ans à introduire la sémiotique littéraire dans les études exégétiques, publie la revue Sémiotique et Bible.

RB L’INSPIRATION DE L’ÉCRITURE 3

L’Écriture elle-même professe sa propre inspiration divine. Selon Ex 24,4 Moïse mit par écrit toutes les lois de YHWH. « Toute Écriture est inspirée de Dieu », dit Paul (2 Tm 3,10, cf. 2 P 1:21). Il est ainsi affirmé que le message transmis vient de Dieu. Dans quelques cas très rares, il est dit que Dieu a écrit certains passages de sa main (Ex 24,12, etc.), mais en général il s’agit de communication orale, mise ensuite par écrit. Il en est ainsi jusqu’à l’Apocalypse, qui se présente expressément comme un livre inspiré (Ap 22,16 s.).

De ces déclarations scripturaires sont nées différentes perspectives théologi-ques. Le « modèle de l’écrit » est d’abord apparu le plus sûr : Dieu a dicté. Cependant, l’Écriture elle-même l’exprime rarement. Il y a même des contradic-tions lorsqu’on examine les textes : ainsi, selon Ex 34,27 s., c’est Moïse qui écrit la nouvelle Loi, après la disparition des premières tables, et l’on peut en outre remarquer qu’il n’est même pas dit clairement que celles-ci avaient été écrites du doigt même de Dieu ; au contraire, selon Dt 10,1-5, c’est Dieu qui réécrit les deuxièmes tables ; par ailleurs, 1 Ch 28,29 affirme comme Ex 31,18 que Dieu a écrit tout ce qui règle l’édification du sanctuaire, mais sans indiquer que tout a disparu au moment du veau d’or. Ces contradiction s’atténuent cependant si l’on observe que Dt et 1 Ch sont eux-mêmes des réécritures, qui mettent en scène des écrits divins perdus2 ; on peut comprendre que le bris des premières tables de la loi par Moïse est l’amorce d’un deuil réussi : l’écrit primordial étant perdu, l’homme est acculé à parler, et accède à une liberté3. De toutes manières, ce « modèle de l’écrit » ne pouvait guère être utilisé par la réflexion théologique, car il ne laisse aucune place à la notion d’inspiration, qui suppose un intermédiaire humain. L’origine de cette remarque fondamentale est le simple fait qu’une large partie de l’AT et la totalité du NT sont explicitement dues à des écrivains qui se présentent comme simples témoins. Aussi ce modèle a-t-il évolué vers l’idée de dictée, comme le suggère Jr 36,1-2, où Dieu dit à Jérémie de prendre un rouleau et d’écrire (mais en fait il appelle ensuite son scribe Baruch). Ce modèle a connu une longue existence, d’Augustin aux protestants, qui le ravivèrent au XIXe s. Cependant, les premiers écrivains chrétiens en usaient avec liberté : en jouant sur les heurts narratifs et les sens multiples de l’Écriture, ils liaient l’inspiration et la nécessité de l’interprétation,

2 Cette disposition n’est pas inconnue d’ailleurs ; c’est ainsi que le fameux poème des

quatre nuits (Création, Abraham, Pâque de l’Exode, fin des temps), attaché par le targum à Ex 12,42, se présente comme un extrait d’un Livre des Mémoires, cf. Roger LE DÉAUT, La nuit pascale. Essai sur la signification de la Pâque juive à partir du Targum d’Exode XII 42 (Analecta Biblica, 22), Rome, Institut Biblique Pontifical, 1963 ; ce livre est d’autorité divine, mais perdu. Dans un autre domaine, on peut remarquer une analogie entre ces livres divins perdus et le ressuscité dans le NT : il s’est manifesté, mais il a disparu ; il est perdu, et c’est l’Esprit qui permet une évaluation nouvelle de cette perte (cf. Ac 1-2).

3 De la même manière, ce que Jésus a écrit sur le sable (Jn 8,6) est perdu ; de façon analogue, les explications du ressuscité aux disciples d’Emmaüs (Lc 24,27) sont omises. Il y a toujours le risque de la fascination des origines perdues.

RB L’INSPIRATION DE L’ÉCRITURE 4 quoique sans en faire la théorie : le mot d’ordre était que le sens « inspiré » de l’AT doit être christologique, ce qui est à l’opposé du fondamentalisme. Du côté catholique, les théologiens restèrent plus tard pris dans la scholastique, et perdirent l’habitude d’avoir une lecture proprement théologique de l’Écriture.

En effet, ce modèle de l’écrit peut conduire au fondamentalisme, i. e. à l’hypostase du texte. Le sujet humain disparaît alors aux deux extrémités de la chaîne : d’un côté, les écrivains sacrés sont ramenés au rang de copistes, et de l’autre, symétriquement, le lecteur ne peut interpréter, puisque interpréter est nécessairement « dire autre chose ». Il n’y a de distance ni entre le texte et Dieu, ni entre le croyant et le texte. ‡ nouveau, l’on retrouve une corrélation entre inspiration et interprétation, ce qu’a d’ailleurs toujours compris la tradition, en affirmant que toutes deux procèdent du même Esprit, comme on le verra plus loin. Malgré ses risques, ce modèle a cependant l’immense mérite de privilégier le texte dans sa littéralité : c’est l’écrit, et non l’oral, qui est le lieu de l’inspiration.

Pourtant, un « modèle de l’oral » est mis en scène par Jr 20,9 : « C’était dans mon cœur un feu dévorant. » Mais alors, l’inspiration de l’écrit devient difficile à honorer, car si l’oral, inspiré, vient en premier comme dans le cas du prophète, l’écrit est secondaire. Le problème devient aigu pour les Hagiographes de l’AT, et conduit directement pour le NT à se concentrer sur les ipsissima verba de Jésus ou sur les véritables discours des apôtres. La conclusion implicite est alors que les livres sont inspirés malgré leur mise par écrit, ce qui rend à peu près inintelligible l’affirmation de l’inspiration des Écritures, car elle est pour ainsi dire confisquée par un fantasme de parole originelle absolue, plus ou moins perdue, c’est-à-dire par un deuil non résolu ; cette position est peu différente de celle de la perte de l’écrit primordial. En réalité, la tradition n’a jamais dit que les paroles effectivement prononcées Jésus étaient inspirées, mais seulement les évangiles qui les rapportent, ce qui est profondément différent, et n’offre aucune garantie d’authenticité matérielle, au sens moderne du terme : un certain deuil de la parole primordiale perdue est ainsi réalisé, et il y a place pour un interprète ; on peut même préciser que celui est rendu nécessaire par la multiplicité des discordances de passages parallèles dans l’AT, tout comme par les différences entre les évangiles dans le NT. Conscient de ce fait, et repassant de l’interprétation à l’inspiration, Thomas d’Aquin a beaucoup insisté sur la notion d’expérience prophétique, qui est un charisme plus vaste que l’activité de l’écrivain inspiré : cette expérience est d’abord une connaissance, et secondairement un discours, avec tous ses aléas (IIa IIae, 171, 1).

Plus tard, lors de la crise moderniste et de son ambiance intellectuelle positi-viste, un compromis a été tenté, fondé sur des catégories thomistes, pour maintenir à la fois l’Écriture comme inspirée (universelle) et la personne de l’auteur sacré dans sa culture (particulière) : Dieu est la cause principale, et

RB L’INSPIRATION DE L’ÉCRITURE 5 l’écrivain la cause instrumentale4. Cette avancée, dont un champion fut M.-J. Lagrange, s’est cependant heurtée à deux difficultés liées : d’abord, il a fallu construire un modèle psychologique de l’acte d’écrire, dans des contextes culturels délicats à restituer ; corrélativement, il est resté difficile de rendre compte de l’inspiration du texte comme tel, puisqu’il était nécessaire de lui adjoindre un ensemble de règles d’interprétations, du fait de l’éloignement culturel des écrivains sacrés5. Ces règles, plus ou moins rattachées aux progrès des sciences de l’antiquité, ne peuvent que rester de nature empirique, et en tout cas hétérogènes à l’inspiration elle-même, qui est fondée hors du texte.

« Qu’est-ce que la vérité ? », demandait déjà Pilate de son fauteuil. Du point de vue des « contenus de vérité » de l’Écriture, une distinction importante avait été introduite par Thomas d’Aquin (IIa IIae, 174, a. 6) : l’inspiration comme surélévation de l’esprit humain ne doit pas être confondue avec la révélation, qui est une perception des réalités divines. Un écrivain peut avoir été inspiré, ce qui relève du jugement, sans pour autant faire état d’une révélation, i. e. d’une connaissance nouvelle. De cette manière est sauvé tout ce qui dans la Bible relève d’une connaissance naturelle, et en particulier les nombreux emprunts à la sagesse des nations. Cette distinction est utile, mais elle ne doit pas être trop durcie, car il reste toujours le danger de limiter l’inspiration aux contenus de vérité, selon le jugement de la raison. Le cas s’est présenté de manière aiguë au XIXe s., lorsque les découvertes scientifiques et archéologiques mirent à mal le principe de l’inerrance de l’Écriture, considérée traditionnellement comme une conséquence de l’inspiration, mais devenue intenable dans une perspective positiviste. Une première réponse fut alors que l’inerrance devait être limitée à ce qui concerne la foi et les mœurs, c’est-à-dire l’inspiration réduite à certains contenus de vérité. A. Loisy introduisit ensuite des vues d’inspiration darwiniste sur la vérité relative : on connaissait aux temps anciens des principes plus simples, ou plus frustes, qui disparurent ensuite. Le trait commun aux problématiques des contenus de vérité, qui absolutisent une distinction entre le fond et la forme, est d’impliquer une théorie mentaliste de la connaissance, anté-rieure à tout langage. ‡ nouveau, l’Écriture comme telle passait nécessairement au second plan, et avec elle l’objet propre de l’inspiration. Sans doute, il s’agissait de ne pas succomber aux séductions de l’idéalisme, et de maintenir un réalisme de la connaissance. Le débat n’était certainement pas futile, mais les réflexions modernes, en réintroduisant l’importance du langage, l’ont déplacé.

4 Théodicée ancienne : le mouvement aberrant des étoiles (planètes) n’empêche pas les

saisons d’être régulières, ce qui implique que tout soit réglé par un être d’ordre supérieur. 5 Le Concile de Vatican II a gardé une trace de ce débat sur les circonstances de l’écrit :

Dei Verbum 3:12 souligne l’importance de ce qu’ont voulu dire les auteurs sacrés. En dehors de ses difficultés techniques propres, cette approche historique reste très distincte de la recherche du « sens littéral » (cf. §æææII.2), et très éloignée de la notion traditionnelle d’Écriture inspirée.

RB L’INSPIRATION DE L’ÉCRITURE 6

‡ l’opposé, les différents courants protestants, à la fois contestant la tradition et considérant l’Écriture comme sainte, se sont concentrés sur l’interprétation, ce qui a quelques conséquences pour l’inspiration. Les deux sont liés, on l’a vu, et le fondamentalisme est toujours possible, mais la démarche est originale. Luther privilégiait l’épître aux Romains, à cause de la justification par la foi, opinion théologique extérieure aux textes. Il y avait donc un étalon, d’où immédiatement un débat sur le canon scripturaire, auquel le Concile de Trente a pris soin de répondre. En effet, le problème des réformateurs, en s’affranchissant du magistère, était de définir qui peut dire le sens vrai. Le résultat a été une hiérarchisation des livres selon leur contenu de vérité. La forme la plus récente de cette théorie est fournie par E. Käsemann. Animé d’un souci très moderne pour l’histoire, il recherche un principe herméneutique à deux faces complémentaires : d’un côté, rendre compte de la rupture que le NT a opérée en son temps à l’égard de la culture environnante ; de l’autre, rompre au présent avec les énoncés religieux aliénants et laisser advenir de nouvelles paroles créatrices. Ce paradigme étant bien représenté par les écrits de Paul, ceux-ci deviennent une sorte de canon dans le canon. En ce sens, Käsemann est bien héritier de Luther ; il s’en distingue cependant en refusant de définir son principe herméneutique en termes de contenu, mais seulement par un débat tou-jours renouvelé. En simplifiant à l’extrême, on voit ainsi que la « tradition » protestante, à travers l’inévitable problème herméneutique, aboutit à contredire assez largement le principe de sola scriptura, selon lequel toute l’Écriture est inspirée ; il manque une instance qualifiée pour le rappeler.

En résumé, deux tendances théologiques se dégagent : l’une s’attache aux énoncés, aux contenus de sens ; l’autre se concentre sur l’énonciation, avec en particulier la théorie de la double cause de l’inspiration. Dans les deux cas, on observe une disjonction entre l’énoncé (résultat) et l’énonciation (source), avec des difficultés parallèles à prendre au sérieux l’inspiration de toute l’Écriture comme telle, qui ne porte ni sur ce qu’on peut en extraire, ni sur son processus de formation. Cependant, ces deux tendances n’épuisent pas le dogme catholique : au moins depuis Irénée, i. e. depuis qu’un canon du NT est formellement reconnu, la lecture de l’Écriture et son interprétation ont été subordonnées à une « règle de foi », plus ou moins clairement rattachée au Symbole. Celle-ci n’est pas un critère de connaissance ou une sorte de résumé de l’Écriture, mais plutôt un principe organisateur du discours biblique, dont l’auteur est le Dieu trine. En d’autres termes, cette règle n’est pas le terme de l’interprétation, mais au contraire elle pointe vers l’énonciateur du discours biblique. De plus, les Pères soutiennent que l’Écriture est inspirée dans ses mots mêmes, y compris la forme des lettres et jusqu’aux solécismes (cf. Origène, In Ps. I:4). Ensuite, les déclarations du magistère, évoquées plus haut, protègent le texte biblique dans sa forme sémiotique précise, contre tout relativisme historique ou scientifique, c’est-à-dire dans la perfection de son écriture poétique : c’est une œuvre littéraire, qui ne saurait se réduire à la somme d’une

RB L’INSPIRATION DE L’ÉCRITURE 7 forme et d’un contenu. On note au passage que le problème de la traduction est ainsi posé dans toute son acuité.

En considérant la Bible comme une œuvre, il devient possible, à l’aide des sciences modernes du langage, d’aborder de front l’affirmation dogmatique de son inspiration, et d’en proposer une perspective théologique.

2. Le texte, la lettre et la rencontre

La Bible est donc un texte inspiré. La signification de cette affirmation n’est nullement évidente, on vient de le voir, puisque les diverses tentatives pour en rendre compte tendent presque fatalement à disjoindre l’inspiration du texte lui-même. Il est donc nécessaire de s’arrêter sur la notion de texte ou d’œuvre litté-raire, car elle ne va pas de soi.

Pour extraire le sens d’un texte, les trois voies ordinaires, sous-jacentes aux approches décrites plus haut, se heurtent chacune à des limites : la première est la philologie, qui permet une première approche, en combinant le sens des mots et les lois de leur emploi ; sa limite est qu’elle ignore la notion de discours. La seconde consiste à rechercher le sens comme référence au monde, réel ou imagi-naire, mais il manque alors une esthétique de la réception du discours. La troi-sième se concentre sur l’auteur ; la rhétorique ancienne s’attachait au vouloir-dire d’un orateur ou d’un écrivain, en distinguant la forme ornementale (dispositio persuasive) du fond, i. e. de l’intention de l’auteur (inventio des arguments). La critique biblique moderne s’est inspirée de cette distinction en recherchant l’intention des rédacteurs ou des milieux producteurs des textes. Des informations historiques variées ont été ainsi mises en perspectives, mais au prix d’un certain appauvrissement des textes par éclatement, que ce soit par la recherche sans fin d’éléments hors texte ou par morcellement selon des rédacteurs multiples.

En réalité, tout texte suppose la disparition ou au moins l’absence de l’auteur. De plus, il est banal de rappeler qu’un auteur n’est pas nécessairement le meilleur interprète de ses propres œuvres. Celle-ci lui échappe. Il reste cependant le lecteur ou l’auditeur, qui éprouve des émotions esthétiques. Tel doit être le point de départ d’une analytique de la signification, qui s’arrache méthodiquement au subjectivisme du destinataire, surtout s’il connaît l’auteur autrement que par son œuvre.

‡ ce point, F. M. rappelle à grands traits la genèse de la sémiotique littéraire depuis Saussure, qui s’est attachée à scruter des opérations d’allure familière en introduisant des définitions et des distinctions fécondes. La dernière en date, due à A. J. Greimas, consiste à opposer manifestation et immanence : la signification est manifestée par un texte donné à entendre ou à lire, et pourtant elle n’est pas analysable à ce niveau ; le plan du contenu immanent, distinct de celui de l’expression, a ses structures et ses formes : tel est le discours, qui est une globalité signifiante. Cette distinction rappelle incontestablement celle entre

RB L’INSPIRATION DE L’ÉCRITURE 8 le fond et la forme, mais il y a une différence essentielle : alors que le fond peut, du moins en théorie, être détaché de la forme, le contenu immanent peut être décrit, mais ne peut être dit hors d’une autre manifestation, dans laquelle non seulement il resterait nécessairement immanent, mais surtout il devrait être présumé déformé. En effet, rien n’exprime mieux le contenu immanent d’un texte que ce texte lui-même. L’interprétation déforme, ou au mieux ne dit rien, mais la description du sens reste possible.

Depuis toujours, on admettait la différence entre les idées, antérieures au lan-gage et rattachées au réel, et leur expression, mais la nouveauté depuis Saussure, en particulier avec sa théorie du signifiant et du signifié, est la découverte que tout est d’abord linguistique, le fond comme la forme : leur opposition est à considérer d’abord au sein du tout linguistique. La parole, comme émission verbale singulière, prend sens d’abord comme événement dans la langue conçue comme système, et son rapport au monde réel est en réalité problématique. Cette perspective déplace les problèmes classiques de l’idéalisme et de la connaissance du singulier. En bref, tout texte est un système signifiant par lui-même, c’est-à-dire davantage que la valeur additive de la combinaison licite des signes qui le composent, lesquels pourtant proviennent nécessairement d’un système linguistique préalable.

La sémiotique est une théorie de la lecture, et non du texte, car la référence au monde transite nécessairement par un lecteur. On retrouve les trois ordres bien connus depuis toujours : le monde, le sujet et la langue. Ils se croisent en formant des figures, ce qu’on peut appeler plus savamment la dimension discursive de la forme du contenu, qui se distingue de la dimension narrative. Les structures narratives (destinateur, sujet, quête de l’objet, etc.) sont les plus visibles, puisqu’elles sont les plus proches de la manifestation ; elles en décrivent le déroulement, interprété comme un « parcours génératif ». Elles sont cependant abstraites, car elles ne sont finalement que des conditions de validité, qui attestent simplement la compétence de l’énonciateur. Au contraire, les structures discursives, qui sont à rechercher dans l’immanence, sont en réalité concrètes, même si leur analyse est plus complexe, puisque ce sont elles qui expriment la performance de l’énonciateur, son acte de parole.

C’est un paradoxe, qu’on peut exprimer autrement : le texte, comme résultat visible, est l’énoncé, mais il implique en amont un acte d’énonciation, qui est à la fois nécessaire et éliminé de l’énoncé. Tout a commencé par un « moi – ici – maintenant », qui est forcément hors du texte, mais qui y a laissé des marques. En effet, la trace de l’énonciateur peut être repérée par des écarts : le discours, comme acte de parole, est un enchaînement de figures : il a une fonction de représentation, en lien plus ou moins conflictuel avec le monde ; à moins d’être entièrement vide, le discours recrée un monde autre, en cassant ou déformant les représentations naturelles. Du côté du lecteur, la présomption que le discours n’est pas insensé suppose une instance récapitulative. Telle est l’instance de l’énonciation, dont la place est construite par la forme du contenu. En d’autres

RB L’INSPIRATION DE L’ÉCRITURE 9 termes, il y a un point ou une ligne de fracture interne au discours, par où le texte « dit quelque chose », et en particulier dit l’énonciateur. En résumé, l’axe énonciatif à étudier contient deux pôles, l’énonciateur et l’énonciataire, qui ne se confondent pas avec auteur et lecteur au sens usuel.

L’énonciataire est dans une position complexe : d’une part, en écoutant ou lisant la lettre, il est conduit au lieu de l’énonciateur, donc il interprète ; d’autre part, en découvrant un discours, ses représentations idéologiques sont manipulées, donc il est interprété. Si l’on exprime les choses d’un point de vue empirique, on voit que le lecteur, singulier et subjectif, doit être présumé résister à cette manipulation, mal comprendre en quelque sorte ; il a donc peu de chances de découvrir en une fois la position exacte de l’énonciataire, et avec elle le discours exact de l’énonciateur. Cette remarque introduit la notion essentielle de répétition : la découverte de l’énonciateur nécessite d’entendre ou de lire un grand nombre de fois le même texte immuable, ou de se le répéter. La langue usuelle en porte la trace, puisqu’on ne dit pas « Lisez Proust », mais « Relisez Proust », ce qui implique l’échec ou l’oubli d’une première lecture. La position de l’énonciataire, ou encore la jouissance complète de l’œuvre, n’est donc jamais complètement atteinte. On voit ainsi apparaître une analogie à examiner entre la lecture et une activité rituelle, puisque un rite est par nature clos, mais aussi répétitif : sa réalisation parfaite est toujours un leurre.

Ces observations conduisent à reprendre diverses questions classiques sur la Bible. Si l’Écriture est ou peut être « parole de Dieu », que signifie « parler » pour les humains ? Quel rapport y a-t-il entre « texte » et « parole » ? Qu’est-ce qui caractérise une œuvre littéraire, avec la jouissance répétitive de la lecture ?

Pour avancer, deux clés sont maintenant disponibles : l’une est que c’est le discours qui révèle la langue, ce qu’on sait d’ailleurs depuis longtemps avec les langues dites mortes, non sans de difficiles problèmes de méthode ; l’autre est que la signification est à analyser dans la forme du contenu, et non dans la manifestation textuelle.

Le dogme de l’inspiration de l’Écriture met bien en relief une différence de nature entre les auteurs, en nombre indéterminé, et un énonciateur comme origine de l’inspiration. La doctrine thomiste de la double causalité se borne finalement à constater ce fait, mais elle peine à aboutir au texte lui-même, faute d’une théorie de la lecture.

Tout discours contient un message à communiquer et une force d’énonciation qui en communiquant cherche à se dire. La forme orale tend à confondre les deux, mais l’écrit les distingue mieux. Aussi F. M. prend-il alors une hypothèse et une définition : l’hypothèse, qui regroupe les considérations précédentes, est que le rapport entre texte manifesté et discours immanent est le même qu’entre le message et la force d’énonciation. La définition porte sur la « lettre » : celle-ci est la « dimension du discours où peut se manifester la force d’énonciation ». En ce sens, la « lettre » reçoit existence et vigueur non du fait matériel de la mise par écrit, mais de la « mise en œuvre ». Elle ne s’identifie

RB L’INSPIRATION DE L’ÉCRITURE 10 pas au texte, mais à ce qui dans l’immanence garde à l’état de veille la force énonciative du discours.

Ces propositions abstraites peuvent être illustrées par des réalités familières. L’œuvre littéraire, qu’elle soit transmise oralement ou par écrit, est ainsi l’exemple achevé de la parole humaine, précisément par le pouvoir qu’elle a de soustraire les mots à l’évidence de leur sens naturel, de manière à leur attribuer une densité nouvelle. Il en résulte le risque de l’interprétation, mais aussi sa nécessité, qui n’est autre que la recherche de la position de l’énonciataire, au sens défini plus haut. Sous des modes différents, on le voit aussi bien pour la poésie que pour le langage juridique : lorsqu’il s’agit de dire le droit, il s’agit toujours de l’interprétation d’une « lettre » autorisée, qui est à la fois inaltérable par hypothèse et en même temps obscure en quelque manière ; l’interprète, qui se propose d’occuper validement la position de l’énonciataire, est en fait contraint de partir à la recherche de l’énonciateur absent (le « législateur », distinct de la cohorte confuse des rédacteurs), mais n’a aucune qualité pour s’y substituer.

On obtient aussi, selon F. M., une première approche de la complexité bibli-que : entre l’AT et le NT il y a le même rapport qu’entre « manifestation » et « immanence » ; entre les deux, la prédication apostolique a proclamé Jésus-Christ comme accomplissement de l’Écriture, i. e. comme sujet énonciataire, ce que le NT met en scène. Ces affirmations seront discutées plus loin (§æææII.1), car elles sont un peu rapides, faute de rendre compte de l’émergence du NT comme texte inspiré ; en effet, il est nécessaire de qualifier la position de l’instance – l’Église – qui autorise le NT, tout en s’affirmant instituée par lui, et qui déclare les deux testaments inspirés au même titre.

Pour l’immédiat, il faut noter que même si l’ensemble de la Bible est posé comme signe, on ne peut conclure que l’AT en serait le signifiant et le NT le signifié : l’AT à lui seul, comme texte à lire, est aussi un signe complet (signifiant et signifié) ; le NT n’est pas un concept, un contenu, mais lui aussi un texte hautement figuratif. Pour clarifier ces ambiguïté et maintenir la description ouverte, F. M. introduit la notion de « figure », définie comme l’ensemble des éléments du signifiant qui n’ont pas de correspondants stabilisés dans le signifié, ce qui rejoint la remarque faite plus haut sur l’œuvre littéraire et son pouvoir d’infléchir le sens des mots. Ces éléments en suspens, qui constituent l’invention propre du discours, font appel à la mémoire discursive du lecteur-auditeur, qui les associe plus ou moins clairement en configurations discursives, en fonction de références linguistiques plus ou moins complexes6. Ils sont par nature indépendants des structures narratives du plan de la manifestation, mais le discours les recatégorise et leur donne une valeur par une

6 Les analyses de Sigmund FREUD, Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient,

Paris, Gallimard, 1928 (Der Witz, 1905), mettent en relief sur de nombreux exemples de remarquables mécanismes de déplacement et de condensation ; en fait, elles recherchent (quoique sans le dire !) a construire la position de l’énonciataire.

RB L’INSPIRATION DE L’ÉCRITURE 11 mise en chaîne inédite qui est une trace de l’énonciateur. De cette manière, les figures sont bien des signifiants du contenu, et non des signes complets. Le lec-teur-auditeur est ainsi confronté à des collisions de signifiants ; le risque de chaos est toujours présent, mais il peut se dégager des thèmes, sorte de doubles conceptuels des réseaux de figures ; même le chaos peut être tenu pour un thème, comme l’ont exigé les surréalistes, peu portés à rechercher un énonciateur cohérent.

Ces observations sont assez classiques, mais F. M. en indique la limite : du fait que l’attention est concentrée sur l’objet du discours, il en résulte le présupposé au moins implicite que le texte est entièrement décodable, ce qui a deux conséquences liées : d’une part, – reproche souvent fait à la sémiotique – l’extrême lourdeur des analyses de la forme du contenu, qui se croit tenue de légiférer sur le moindre détail textuel ; d’autre part, et plus gravement, tout lien efficace avec l’énonciateur est ainsi coupé, puisque ses traces sont précisément les accidents du sens, identifiés à des surplus de signifiants. Au contraire, il est préférable et finalement plus précis de prendre en considération un résidu du discours, c’est-à-dire ce qui en obscurcit le propos manifeste. Cette approche permet un retour à la « lettre » telle que définie plus haut : à côté d’un contenu thématique, indispensable sous peine d’un effet de langue étrangère, elle met en circulation un trop-plein de signifiants, d’où des tensions qui appellent des signifiés ailleurs. Le lecteur-auditeur, ainsi provoqué, entre ainsi lui-même dans un véritable récit, qui l’implique. Tel est le cas, par exemple, dans l’Apocalypse, où l’accumulation figurative déjoue toute vraisemblance. Sous un autre mode, les récits de la multiplication des pains mettent en scène expressément un résidu, qui trouble la clarté narrative et altère la thématique de la satiété : les reste de pain sont recueilli dans des corbeilles, c’est-à-dire rendus disponibles pour un autre emploi, mais on ignore lequel. L’importance de ces surplus figuratifs tient à ce qu’ils ne sont pas réductibles à un objet énoncé, mais au contraire renvoient au sujet de l’énonciation. Le phénomène est constant dans les récits bibliques, où l’on trouve toujours des éléments « invraisemblables », au sens où ils déforment toute synthèse thématique préétablie et provoquent ainsi le lecteur.

En marge de la relation globale du NT à l’AT, on trouve dans chaque testa-ment des phénomènes internes de relecture, c’est-à-dire des mise en scènes de la recherche de la position de l’énonciataire. L’exemple classique est la relecture de l’Exode par la Sagesse. Dans le NT, le petit texte qu’est la deuxième épître de Pierre procède à une relecture intéressante des récits de la Transfiguration. Dans les synoptiques, on y distingue aisément trois phases, chacune avec un manque : dans la première, où Jésus est sur une haute montagne avec Moïse et Élie dans un excès de lumière, les apôtres n’ont pas leur place (ils ont peur) ; dans la seconde, où une nuée sombre recouvre tout, une parole se fait entendre dans l’obscurité ; dans la troisième, Jésus et les apôtre se retrouvent et redescendent, mais il subsiste une question qui n’a pas de réponse tant que Jésus

RB L’INSPIRATION DE L’ÉCRITURE 12 est là. En 2 P, tout est réduit à une seule phase, ou plus exactement il est montré ce que les synoptiques devaient cacher : dans une lumière de splendeur et de gloire, Jésus est bien visible, et la parole entendue. La réponse est arrivée et synthèse est faite, puisque Jésus ressuscité n’est plus là ; de plus, il subsiste une sorte de trou, qui altère le discours : il n’est pas dit à qui la voix s’adresse, mais ce manque suscite la place d’un sujet en expansion, puisque « nous en sommes témoins ».

F. M. appelle alors « figural » un signifiant détaché du signifié attendu ; il renvoie évidemment à l’instance d’énonciation, à la « mise en discours » ; par ailleurs, il peut être une opération complète, impliquant un jeu entre plusieurs états. De plus, cette dimension figurale ne se borne pas à renvoyer à l’énonciation, mais la signifie et la figure, i. e. explore l’univers propre de l’énonciateur, qui comme l’énonciataire est un sujet parlant réel. « La lettre tue », dit Paul (2 Co 3,6) : sans cette dimension figurale, l’énonciation est absente, et le sujet est éliminé aux deux extrémités du discours. Il est caractéristique que cette dimension soit constamment répétée dans les Psaumes ou dans la législation du Pentateuque, où le lecteur-auditeur est toujours ex-pressément sollicité par un « tu » ; de même, dans le Lévitique, le refrain « Je suis YHWH, ton Dieu » revient fréquemment, et apparemment hors de propos. Les brisures du discours créent des interstices où l’Esprit peut circuler. On retrouve ainsi par un autre biais la symétrie indiquée plus haut entre l’inspiration et l’interprétation, qui supposent des sujets distincts : le fondamen-talisme, qui finalement nie l’une et l’autre, tue le sujet : Dieu dissout le lecteur, ou le lecteur s’approprie Dieu, ce qui revient au même. L’Esprit de Dieu ne saurait se confondre avec Dieu.

Ces considérations aboutissent à une double approche du sujet du discours : d’une part le sujet narratif, dénommé « actant » par la sémiotique classique et que le récit a pour fonction de conjoindre avec un certaine objet ; on dit alors qu’un manque a été liquidé. D’autre part, un autre sujet est impliqué par l’excès de signifiant, avec un objet résiduel absent, perdu ou imaginaire ; un certain manque n’est pas liquidé. Quelques exemples bibliques peuvent illustrer ce phénomène : en Gn 18,1 s., Abraham manque d’un fils, mais lorsqu’il l’obtient, celui-ci ne se dissout pas dans l’objet de la quête, puisque son nom (Isaac) garde la trace du rire de sa mère qui était stérile ; Isaac ne se réduit pas à n’être que la propriété de son père (objet), ce que développe ensuite le récit du sacrifice. En 1 S 15, Saül est écarté de la royauté, malgré de brillants états de services et sa victoire sur les Amalécites, pour avoir offert le butin en holocauste au lieu de l’anéantir comme anathème ; apparemment, c’est une sanction majeure pour une peccadille, puisque dans les deux cas le butin est effectivement détruit ; mais, en considérant le butin comme objet, la différence devient significative : Dieu a ordonné la destruction de l’objet, alors que Saül a voulu le restaurer comme

RB L’INSPIRATION DE L’ÉCRITURE 13 objet cultuel. Dans la parabole des talents7 de Mt 25, le troisième serviteur croit savoir le désir du maître et sa perversité (« C’est son bien et non le mien ») et se bloque sur l’objet dangereux, alors que les deux autres l’ignorent (énigme sans contenu), et l’objet se développe ; il en résulte un excédent de signifiant.

Ces exemples mettent bien en relief les deux aspects irréductibles de l’objet : l’objet de la quête narrative, acquis en fin de récit par définition, et un objet manqué qui devient signifiant. Ces deux aspects paraissent contradictoires, mais ils sont en réalités complémentaires : le premier, décodable et clos, sert de véhicule indispensable au second, qui est le discours proprement dit. De cette manière l’objet manqué, séduisant parce qu’inaccessible, définit une certaine position de l’énonciataire. Plus précisément, le fait même qu’une parole soit dite suscite un sujet, qui est établi dans un rapport complexe avec les deux dimensions de l’objet. Ce sujet est réel si le discours a un sens. Dans ce cas, il faut alors se demander si à l’autre extrémité l’énonciateur est aussi réel. Cependant, c’est l’objet manqué qui pointe vers lui. Leur degré de réalité est donc semblable, et ils sont l’un comme l’autre insaisissables, enfouis comme le fondement d’un édifice. Pour l’œuvre littéraire en général et particulièrement pour la Bible, on retrouve le phénomène courant de la relecture : en recherchant inlassablement à jouir de la position de l’énonciataire, le lecteur-auditeur est en quête de l’énonciateur, à la fois présent et masqué. Chaque tentative est à la fois nécessaire et manquée ; le sujet est toujours mal dit et mal entendu, mais la répétition est toujours neuve. Cette aspect proprement rituel sera discuté plus loin (§ææææII.2).

3. De l’Écriture

Malgré leur clôture, et en réalité grâce à elle, les textes ne sont pas des signes absolus. Ils « font signe » vers un sujet soumis au primat de la parole. L’écrit, monument de la parole humaine, a la forme d’une énonciation disparue. L’être humain est pris par la parole, avant de la prendre, à cause de l’accès barré à l’immédiateté de la chose désirée. La « lettre », en tant que formulation fixe (légale) qui se transmet, précède l’écrit ; mais aussi elle est une sorte de déchet de parole, attestant qu’un certain objet n’a pas été atteint, ni l’énonciateur pleinement identifié. Cette dimension est fréquemment figurée dans le Bible ; après sa condamnation, Caïn l’exilé est protégé par une lettre (un signe, ºot, Gn 4,15), qui représente une sorte de débris du procès pour meurtre qui vient d’avoir lieu, et qui ainsi n’est pas clos. Dans le Shemaª Israël, il est aussi prescrit de mettre sur le front un signe, mais celui-ci est développé en un texte complet de « toutes ces paroles », qui sont à répéter sans cesse ; c’est un

7 Le sens moderne d’aptitude naturelle, qui ne doit rien à l’étymologie (le terme désignait

dans l’antiquité une importante unité légale de masse, et par extension une valeur monétaire), provient de cette parabole, longtemps comprise (dans une perspective humaniste, d’après les deux premiers serviteurs), comme l’invitation à développer des dons innés.

RB L’INSPIRATION DE L’ÉCRITURE 14 phylactère qui au sens propre protège et conserve, tant que « ces paroles » ne sont pas accomplies. C’est aussi ce qui est à transmettre aux enfants : leurs parents leur inculquent non pas ce qu’ils ont compris et digéré, mais au contraire ce qu’ils n’ont pas pu assimiler de la parole, car le « lettre » résiste.

La lettre est aussi un testament, ce qu’exprime encore 2 P 1,19-21 : l’auteur (appelons-le Pierre), qui a vu la majesté du ressuscité et qui a la parole prophé-tique, va mourir. Les prophètes avaient écrit, gardant la trace d’un passage, et Pierre reconnaît qu’une promesse s’est accomplie ; elle était à la fois inconnue et présente dès l’origine. De plus, l’interprétation n’est pas une fantaisie privée, mais l’œuvre de l’Esprit. L’œuvre des prophètes est donc grosse d’une connaissance insue ; autrement dit, c’est bien le même Esprit qui les avait inspirés ; plus exactement, leur écriture est inspirée, comme « lettre » inachevée, et il n’y a pas à rechercher d’intention consciente. En interprétant, Pierre dénoue le discours, mais non les détails narratifs, et en même temps il est lui-même dénoué, engendré, de façon à engendrer à nouveau. Bien entendu, c’est après-coup que l’Écriture est reconnue inspirée : la rencontre du Fils dévoile une promesse originelle, car c’est le présent qui parle du passé, et non l’inverse. La reconnaissance de l’Esprit est le désir de l’origine, désir du fils vers le père, vers un père premier.

Reconnaître l’inspiration de l’Écriture revient à lire dans la lettre la forme du sujet soumis aux conditions de la parole. Car le sujet est toujours dépendant : l’être humain ne peut se constituer que comme fils, ce qui est une évidence à ne pas perdre de vue. Mais avec la lettre, le père reste insaisissable, et le fils est en quête de sa propre position. Dans le témoignage de 2 P, il n’est rappelé de la vie de Jésus que la Transfiguration, comme lieu où une parole s’est manifestée ; ce choix est manifestement lié à l’affirmation de la résurrection. L’énonciateur est expressément mise en scène (« Celui-ci est mon fils bien-aimé »), bien que le mystère du Père reste. De plus, Pierre établit un contraste entre le récit de cette rencontre et la position des opposants : il déclare que les faux docteurs les rail-leurs croient en rester à l’Écriture, mais en fait, bloqués sur une lettre sans énon-ciateur, ils ont oublié l’origine qui les fait vivre et haïssent le salut, qui impliquerait une dépendance filiale ; tels étaient déjà les anges déchus, le monde au temps de Noé, les sans-loi de Sodome et Gomorrhe. Autrement dit, la parole suscite une catégorie de gens qui peuvent la tuer, car les ultimes héritiers de ces déviants bibliques sont bien des docteurs, dotés des compétences requises, qui font suite aux impies et aux faux prophètes, et leur mensonge est la quintessence de l’impiété. Pour eux, les objets ne sont pas indicatifs de désir, mais de convoitise. En ce sens, ils nient la parole, et spécialement la Loi, dont le discours sépare le signifiant du signifié ; ils nient tout manque auquel la parole soumettrait les humains : « Que me veut l’Autre pour avoir mis entre lui et moi la marque du désir ? » Pour Pierre, la transfiguration a introduit un nouveau statut de la « lettre », puisque son secret (mystère) a été dévoilé par la manifestation ; pour les doctes impies, elle n’en est que plus haïssable. Pour

RB L’INSPIRATION DE L’ÉCRITURE 15 eux, le monde est un discours errant, lâché par la parole, alors que pour Pierre, tout l’univers est un énoncé de Dieu, qui garde la cohésion du monde. Le cataclysme final annoncé (2 P 3,3-13) est un retrait de l’énoncé, mais à ce moment la rencontre avec Dieu, dans une parole nouvelle, suscite un autre énoncé qui inclut l’homme : « Cieux nouveau, terre nouvelle où la justice règne. »

Le NT clôt l’AT. Il est inauguré par un événement, et s’arrête avec la mort du dernier témoin. Il annonce que l’effet de Jésus sur l’AT est accompli : une culture traditionnellement particulière s’ouvre aux nations. Paul, et toute la tradition après lui, distinguent entre la lettre et l’Esprit, mais deux questions apparaissent, puisque c’est l’ensemble de l’AT et du NT qui est inspiré : d’abord, qu’est-ce que le sens spirituel, ou inspiré ? Ensuite, y a-t-il une différence de nature entre les écrits prophétiques et les écrits apostoliques ?

L’anthopologie moderne fournit d’utiles points de repères, le plus significatif étant que l’homme est fondamentalement un être parlant, alors que pendant longtemps on a cru à l’antériorité de la pensée sur le langage : en réalité, la pensée dépend d’une faculté de langage. Freud et ses successeurs ont en outre mis en relief que l’homme est décentré par rapport à sa propre pensée : il n’en est pas le maître, du fait de phénomènes inconscients qui émettent des discours à la fois parasites et plein de sens. Mais l’inconscient se manifeste justement comme un fait de langage, une sorte de grammaire involontaire. En d’autres termes, l’homme est historique parce que parlant, et non l’inverse : la « lettre » précède l’humanité de l’homme. Les récits de la Genèse illustrent parfaitement ces conclusions, au point qu’on peut même se demander si elles n’en dérivent pas implicitement : aussitôt créé, l’homme reçoit des commandements ; ce n’est qu’ensuite qu’il est invité à nommer les animaux, en vue de sortir de la solitude. La langue primordiale se scinde ainsi en deux aspects : d’une part une langue naturelle, disons maternelle, peu problématique dans ces récits, puisque Dieu et l’homme ont la même ; cette langue est un indice de proximité par la parole. D’autre part il apparaît une langue légale, disons paternelle, qui va devenir une « lettre », un testament, et qui crée un espace entre Dieu et l’homme. Ces deux dimensions se retrouvent dans le NT : Jésus, le nouvel Adam, reçoit les deux dimensions de la langue : la première est représentée par sa mère qui l’engendre et l’éduque ; quant à la seconde, elle n’est autre que l’ensemble de l’AT le précède, comme « lettre » paternelle, et sa réception est très bien représentée par le baptême de Jean. Bien évidemment, l’accomplissement ne rend pas caduque la figure, sinon Jésus serait muet ou prétentieux, et les auteurs du NT n’auraient fait qu’un piètre travail d’historiens. La figure est du côté de la lettre et de son surplus de signifiant en attente, qui fait barrage à la possession du sens plénier et suscite une quête du discours de l’énonciateur.

L’être humain est corporel, et vit dans la perception du monde naturel, avec lequel la langue entretient toujours un certain rapport, paisible ou belliqueux, simple ou complexe. Mais le sujet de la parole ne naît pas adulte ; comme

RB L’INSPIRATION DE L’ÉCRITURE 16 enfant, il découvre lentement la langue maternelle à travers affectivité et jeux corporels ; il découvre aussi la « lettre », qui marque à la fois un rapport au monde extérieur et un écart. Tout cela s’inscrit dans une mémoire incarnée complexe. Thomas d’Aquin disait déjà, quoique dans une perspective un peu différente, que le corps inclut la mémoire et les sens. Par conséquent, lorsque les apôtres déclarent qu’ils « ont entendu, vu, touché le Verbe » (1 Jn 1,1), ce serait une pure fiction, mythique ou imaginaire, si quelque chose de semblable n’était mis en réserve par la lettre dans l’expérience humaine, reconnaissable par un tracé antérieur, plus ou moins expérimenté et hérité ; de plus, il est caractéristique que l’annonce des apôtres soit qualifiée de « vie éternelle » : la limite d’une certaine finitude a été franchie, qui n’est autre que l’inachèvement de la lettre ; celle-ci s’est accomplie.

Car la lettre est prise dans la durée, entre un avant disparu et un après où elle peut s’accomplir de manière corporelle. Pour Pierre, l’accomplissement des Écritures est le lieu qui rattache la lettre à la manifestation corporelle. Cet accomplissement n’est pas un surplus de sens, qui serait encore une lettre, mais l’avènement d’un sujet singulier, Jésus-Christ : « Le Verbe s’est fait chair. » Mais comment à partir de cette chair ressaisir l’ensemble ? Les observations proposées plus haut montrent que pour avoir une énonciation réelle, il ne manque à la lettre que la chair, qui donne corps au sujet. En effet, comme l’expose longuement Paul dans l’épître aux Romains, la lettre à elle seule barre l’accès à ce dont elle a ouvert la voie : la Loi comme lettre a la puissance d’instituer la vie humaine comme parlante et désirante, mais en même temps elle ne sauve pas ; elle condamne même, puisqu’elle ne donne pas accès à la vie. La lettre peut devenir tyrannique, si elle oublie qu’elle fonde la loi sur sa fonction d’interruption du sens. Jésus, en mourant de la toute-puissance de la Loi, en a démasqué l’abus.

Ainsi, le NT n’abolit pas la Loi, mais marque la limite de sa toute-puissance. Elle le fait non pas en instituant une loi adverse, comme une sorte de contre-feu, mais en l’interprétant avec autorité. Tel est le fondement de l’affirmation tradi-tionnelle d’un sens spirituel, qui est bien autre chose qu’une improvisation quel-conque. Dans l’encyclique Dino afflante, Pie XII déclarait : « Le passé (i. e. l’AT) a signifié d’avance, d’une manière spirituelle, ce qui devait arriver sous la nouvelle alliance de la grâce. » Le sens spirituel n’est autre que le terme visé, à savoir Jésus-Christ.

Mais il y a un sens littéral, identifié depuis longtemps, et mis en relief de manière nouvelle depuis plus d’un siècle par des études critiques. Il est cependant resté de la crise moderniste une question non résolue : « Comment passer du littéral au spirituel sans rien renier des processus humains, culturels et historiques, et en même temps sans rien retirer à la lettre, lue ou proclamée, de sa capacité à solliciter à la foi ? » Divino afflante dit encore que le sens littéral est celui qu’expriment les mots mêmes. La lettre comme énoncé a un sens, mais en même temps elle est un interrupteur du sens du discours, puisque

RB L’INSPIRATION DE L’ÉCRITURE 17 l’énonciation elle-même nécessite un vouloir, que seul l’énonciataire peut mettre en scène. Le NT ne parle pas du sens de l’AT comme s’il y avait un continuum comprenant l’AT et le NT, mais de lettre et d’Esprit : la lettre n’est pas la vie, mais elle en indique la promesse ; elle peut à la fois tuer et annoncer une autre vie, mais celle-ci ne se manifeste qu’à travers la crise fondamentale que tout sujet affronte, la mort. Jésus, « né d’une femme, sujet de la Loi » (Ga 4,4) est aussi « premier-né d’entre les morts » (Col 1,18). Dans le NT se manifestent deux dimensions complémentaires : la Loi retournée en don de l’Esprit, et l’avènement d’un corps, qui n’est autre que la communauté, identifiée au corps du ressuscité. On reparlera plus loin de l’Église. Cependant, même résolue ainsi, l’énigme reste énigme pour chacun, à cause de la mort certaine.

Pierre affirme que son expérience d’apôtre l’autorise à écrire. Cependant, ce n’est pas le résultat d’une lubie personnelle, car côté d’interventions de l’auteur au singulier (« je »), 2 P 1,1 parle de « notre foi », de « vous ». L’autorité émane d’un collège stable, alors que Pierre lui-même se définit pour le lecteur comme absent, puisque son écrit est un testament. L’expérience de référence comporte trois phases : d’abord, l’apôtre est témoin d’une reconnaissance, qui conjoint la mémoire d’une commotion par effet de surprise (cf. 2 P 1,16) et une intelligence des Écritures postérieure à la résurrection (cf. Jn 12,16) ; ensuite, il a annoncé à autrui cette bonne nouvelle avec assurance, par contact direct, en une sorte de corps à corps ; enfin, il écrit plus tard pour réveiller la mémoire d’une rencontre décisive (ce qui est advenu), mais en brouillant le souvenir exact des faits (ce qui s’est passé), d’où l’appel à l’événement fondateur, la transfiguration, en y insérant en creux la place de tout destinataire de la parole venue du ciel. De manière analogue, Paul rappelle à ses correspondants qu’ils ont été appelés non par lui, mais par la grâce du Christ (Ga 1,6), effaçant ainsi le fait constatable qu’il les a évangélisés lui-même ; ce faisant, il désigne un énonciateur.

Le récit des faits bruts serait une sorte de « lettre », avec la capacité correspondante d’étouffer, mais ces faits sont comme submergés par une interprétation, c’est-à-dire par un sens spirituel. Cette interprétation est l’œuvre proprement dite de la mémoire et de la tradition. On peut l’exprimer autrement, en mettant en regard deux énoncés adverses : attester comme les apôtres que le Verbe s’est incarné, ou toute autre formule analogue, est transmettre un don qui est une guérison de la mort, une vie éternelle, un accès à la parole ; au contraire, si la lettre domine la chair, elle tue. Seul l’Esprit peut parler sans que la chair soit écrasée par la Loi, mais sans la lettre, rien ne pointerait vers un énonciateur. Il y a quelque part une situation instable, puisque le don et sa lettre d’attestation ne peuvent être dissociés. En ce sens, le NT, comme recueil écrit canonique, est lui-même une lettre, qui nécessite une interprétation. C’est bien ce que dit la constitution Dei Verbum : « La tradition sacrée et la sainte Écriture possèdent d’étroites liaisons et communications entre elles […] » Bien entendu, c’est une

RB L’INSPIRATION DE L’ÉCRITURE 18 déclaration, et non un constat neutre, ce qui met à nouveau en relief l’Église comme instance d’interprétation.

L’AT s’est écrit dans l’inconnaissance de ce qu’il désigne, car il désigne bien quelque chose : il y est question sous divers modes des temps à venir, de salut, de messie, etc. Le prophète n’est pas celui qui prédit un fait, mais qui oriente vers un événement à reconnaître, à travers une certaine ignorance qui suscite un désir (cf. 1 Co 2,9) : « Les prophètes ont désiré voir », dit Jésus (Mt 13,17). Comme l’explique très bien Paul, ce désire porte d’abord sur l’écriture de la Loi, sans laquelle rien ne naîtrait en l’homme, et sur « ce qu’elle cache ». Les apôtres-témoins nomment ce désir, qui est autre chose qu’une légalité politique : que la parole naisse en l’homme, qu’en lui naisse le Fils. Quant à l’origine d’un tel désir chez les prophètes, c’est bien elle que vise le dogme de l’inspiration des Écritures : en effet, il ne s’agit pas de procéder à une difficile enquête psychologique, mais seulement de considérer leurs écrits, comme le faisaient les apôtres. Cependant, sous cette doctrine proprement chrétienne se profilent deux questions : Qu’est-ce qui forme en l’homme la source du désir ? Pourquoi un peuple particulier a-t-il pu écrire à la face des peuples le symptôme d’un désir en attente d’être révélé ?

Dans l’exposé de 2 P, il y a peu de citations de l’AT, mais certains personnages sont mis en relief : Noé le héraut de justice, Lot le juste isolé, Balaam le « prophète ». Tous trois sont extérieurs à la postérité d’Abraham. Les deux premiers correspondent aux deux déluges classiques, d’eau et de feu8. Pour Pierre, ils représentent l’engloutissement d’un premier monde (universel), pour que le sujet survive. Quant à Balaam et sa parole déréglée, il représente l’engloutissement d’un deuxième monde, pour que la Loi (particulière) survive à Moïse ; aussi Balaam est-il déclaré prophète9. Il s’agit non pas d’intégrer l’humain sous le particularisme d’Israël, mais d’articuler la singularité d’Israël à l’universel humain qui précède et entoure, et ceci à travers plusieurs ruptures, car les événements évoqués sont situés dans l’histoire, et non aux origines du monde. Davantage, pour Pierre l’inspiration des Écritures réinscrit la promesse et la Loi dans un peuple singulier ; les ruptures, qui sont des surplus de signifiant, sont des figurations du barrage de sens, qui renvoient à un énonciateur. En d’autres termes, Pierre montre que l’histoire n’est pas un simple récit transparent, entièrement décodé puis oublié ; de cette manière, et c’est un

8 Cf. PLATON, Timée, 22c ; OVIDE, Métamorph. 1:253 s. ; JOSfiPHE, Antiquités 1:70 s. 9 Son cas est curieux : introduit comme cupide et injuste, il tente par la raison de sortir de

l’humain, en imaginant un état animal, mais il est bloqué par sa bête, qui parle avec justesse. Ainsi, sur le chemin des transgressions, l’humain n’est pas abandonné : c’est de l’animalité même qu’une parole se fait entendre ; l’être humain, dans tout son corps, est marqué par l’empreinte indélébile de la parole, et il ne peut jouer à l’animal, car ce ne serait que « folie » (2 P 2,16), ce qui est étranger à la condition animale proprement dite. Acceptant cette leçon de choses, Balaam est déclaré prophète, puisqu’à sa manière il a préservé la « lettre ». De fait, ses oracles, qui annoncent un accomplissement (Nb 23,7 s.), sont au cœur de nombreuses formulations messianiques (cf. Lc 1,78).

RB L’INSPIRATION DE L’ÉCRITURE 19 paradoxe, l’inspiration maintient l’œuvre de la Création, en préservant Israël et les nations de l’oubli du Créateur. On peut ainsi distinguer le prophète de l’apôtre, et caractériser leur complémentarité : le premier passe de la Loi à la promesse, de la lettre à l’héritage ; son inspiration est sa foi, comme désir de rencontre au futur ; au contraire, la foi des apôtres proclame que l’événement est accompli.

Cet événement met en œuvre les ruptures signalées, ce qu’on peut retrouver sous un autre aspect. La tradition catholique déclare que par le truchement de l’Esprit Dieu est l’unique auteur de l’ensemble AT et NT, ce qui n’empêche pas chaque écrivain ou rédacteur d’être auteur véritable. Cette déclaration, qui autorise la transgression des limites de chaque partie, fait du tout un énoncé unique, dont la cohérence est acceptable dans la mesure où elle est effectivement fondée sur l’événement de l’incarnation, entre les deux testaments. L’incarnation révèle la parole du Père et la vie de l’Esprit, et institue en l’homme le Fils. Jésus-Christ est le sujet de l’Écriture, puisque c’est de lui qu’elles parlent ; on voit que c’est justement ce qui est représenté par la mise en scène de Jean-Baptiste, qui le désigne ; aussi est-il le plus grand des prophètes. Mais le Fils ne peut être l’auteur (énonciateur) de l’Écriture, car il est homme, et il n’y a pas de subjectivité humaine qui ne soit produite et instituée : il est toujours précédé par une lettre. Il en résulte au passage que le lecteur-auditeur a lui aussi la possibilité d’être institué de la même manière sujet du texte : en acceptant l’énonciation reçue d’un Autre, il entre en communion avec la nature divine ; ainsi, le sujet humain est au terme du livre, puisque recevoir la parole d’un autre et accepter d’en être le disciple est très exactement entrer en filiation. En raccourci : l’affirmation de l’inspiration débouche directement sur un dogme central, la Trinité, avec toutes les questions christologiques classiques qui en résultent, ainsi que les aspects majeurs de la vie chrétienne.

Il faut conclure que les écrits ont été reçus comme canoniques parce qu’in-spirés, et non l’inverse. Bien entendu, c’est une affirmation théologique : Israël puis l’Église se disent institués par le livre, et non l’inverse10. Affirmer que l’Écriture est inspirée revient à dire qu’elle renvoie à l’instance originelle de la capacité humaine de parler ; ainsi promu comme énonciation énonçant le Père, le Fils et l’Esprit, le texte n’est pas seulement l’institution de l’humain par le don de la parole, mais aussi la mise en œuvre de ce don.

‡ titre de corollaire, on voit enfin que le problème de l’autonomie ou de l’in-tention des écrivains sacrés, quoi qu’ils aient dit ou écrit, cesse d’être insoluble.

10 Historiquement, le processus a certainement été plus complexe, mais il suffit d’en retenir que ce sont des organes déjà institués qui ont procédé à la sélection, non sans conflits ; en ce qui concerne le NT, les sources sont imprécises, mais elles permettent de voir à la même époque (après 150) l’apparition à de l’idée de canon et l’émergence d’une autorité romaine, cf. Yves-Marie BLANCHARD, Aux sources du canon, le témoignage d’Irénée (Cogitatio Fidei, 175), Paris, Éditions du Cerf, 1993 ; de même, l’unique discussion rabbinique sur le canon, quoiqu’assez confuse, est expressément rattachée à l’émergence de l’autorité de l’école de Yabneh-Iamnia (cf. Mishna, Yadaïm, 3:5).

RB L’INSPIRATION DE L’ÉCRITURE 20 En effet, aucun auteur scripturaire ne peut occuper la place du véritable sujet de l’énonciation : il écrit forcément plus que ce qu’il peut savoir ou vouloir, car il n’est pas le maître du don de la parole qui le fait s’exprimer. Les Anciens avaient une perception spontanée de cette réalité ; par exemple, lorsque Jésus dit « Abraham a exulté à la pensée de voir mon jour : il l’a vu et il s’est réjoui » (Jn 8,56), il n’est certainement pas question de la psychologie d’Abraham, et encore moins de l’intention du rédacteur de la Genèse.

II – DE L’ÉGLISE

Le long résumé qui précède ne saurait être tenu pour l’expression du contenu exact du livre discuté, même suivi pas à pas, et ceci pour plusieurs raisons. La plus importante est celle-ci : comme on l’a exposé à propos des relations entre le NT et l’AT, il n’y a pas de contenu en dehors d’une forme linguistique, qui à la fois émet et voile un contenu immanent. Le « résumé », comme toute interprétation, est donc nécessairement un autre discours, plus ou moins ouvertement critique ; les emprunts faits à la phraséologie de l’auteur (et non à « ce qu’elle veut dire ») en sont la meilleure preuve. Il s’agit maintenant de caractériser ce discours second.

L’intérêt de la démarche entreprise est d’inaugurer une réflexion neuve sur la tradition de l’Église, qui établit des liens entre divers énoncés dogmatiques. Elle peut être poursuivie. En effet, elle prend très au sérieux les déclarations du concile de Trente, mais la perspective choisie aboutit à deux conséquences précises, qu’on peut énoncer sommairement, en forçant quelque peu le trait : d’abord, l’insistance sur la canonisation d’un texte biblique, reçu et homogène, à interpréter validement implique presque nécessairement, que F. M. nous pardonne, la valorisation de la Vulgate latine, ou à la rigueur la LXX, car il omet de proposer une théorie de la traduction, i. e. de l’intelligibilité immédiate. Ensuite, on remarque une certaine identification apologétique entre le catholicisme et l’humanité véritable : les protestants sont écartelés entre fonda-mentalisme et subjectivisme, faute d’une théorie de la tradition, et les incroyants sont tout simplement aveugles. C’est une opinion chrétienne parfaitement légitime, mais en tant que telle elle est inapte à décrire ce qui se passe en dehors d’elle ; au surplus, elle est peut-être involontaire, car elle n’est jamais déclarée comme telle, bien que l’ouvrage ait expressément un propos théologique. En réalité, l’origine de ces imprécisions tient à une lacune : F. M. ne propose pas de doctrine structurée sur l’instance qui déclare les Écritures inspirées, à savoir l’Église, au sein de laquelle il parle comme théologien, mais qui ne saurait se confondre avec l’humanité en général11 ; cela correspond à la réalité banale que

11 Un autre membre du CADIR a proposé une intéressante étude sémiotique sur l’évangile

de l’enfance, en examinant de même les indices d’énonciation, cf. Louis PANIER, La naissance du fils de Dieu (Cogitatio Fidei, 164), Paris, Cerf, 1991 ; de la même manière, il

RB L’INSPIRATION DE L’ÉCRITURE 21 personne n’est chrétien de naissance. Des textes officiels sont cités, mais il faut se demander de qui les Conciles sont l’expression, et qui les écoute. On voudrait proposer ici quelques réflexions guidées par ces questions, quitte à sortir quelque peu de l’objet propre du livre.

1. Ecclesia

Dans la terminologie grecque antique12, le terme ekklèsia, l’ancêtre d’« égli-se », désigne l’assemblée convoquée par la proclamation d’un héraut (kerugma). L’assemblée est ainsi un corps institué par cette parole, momentané ou permanent, légitime ou non pour un observateur externe13. Lorsqu’elle se disperse, elle cesse d’être ekklèsia. Il est vrai que le sens actuel d’un mot est défini par l’état contemporain du système de la langue, et non par des considérations historiques. C’est particulièrement vrai pour le mot « église ». Cependant, le sens du terme dans le NT ne peut être négligé, car, du simple fait de l’autorité de l’Écriture, il n’a jamais cessé d’avoir un certain effet régulateur.

Dans le cas de Paul, l’autorité de son kérygme provient de Jésus-Christ res-suscité, reconnu comme Seigneur et accomplissant l’espérance scripturaire ; en recevant et transmettant cet événement, il fait un acte d’interprétation inspirée de l’Écriture. Bien entendu, cette autorité est discutée par ceux qui le rejettent, mais la réussite de la transmission est la réception du même Esprit, c’est-à-dire, pour reprendre la terminologie de F. M., la reconnaissance que l’Écriture, dont Dieu est l’auteur, est mise en œuvre par l’Esprit, qui a institué Jésus comme Fils, puis les croyants comme fils. La formule baptismale trinitaire, bien attestée dans le NT, n’est pas loin. De fait, la prédication ouverte a pour objet la forma-tion d’une communauté, qui peut être schématiquement définie par un rite d’entrée et des réunions périodiques. Ce n’est pas le lieu d’entrer dans des détails historiques complexes, et il suffira de noter d’abord que l’« église » désigne d’abord la communauté en tant que corps réuni, et ensuite que son périmètre est bien défini ; le surveillant (episkopos) a pouvoir de prononcer l’admission (confirmation) et l’exclusion des membres (excommunication),

mobilise à plusieurs reprises la Tradition et l’Église, mais sans jamais situer ces remarquables instances, cf. RB 102 (1995), p. 413-419.

12 Cf. James H. MOULTON & George MILLIGAN, The Vocabulary of the Greek New Testament, Illustrated from the Papyri and the Non-Literary Sources, London, Hodder & Strughton, 1914-1929, s. v. °kklhs#a.

13 Même en Ac 19,32, l’attroupement à Éphèse est au départ une assemblée convoquée (ekklèsia)-, qui est devenue confuse. Cette sorte d’assemblée s’oppose au rassemblement spontané, qui est a priori une dissidence, sustrophè (Ac 19,40 ; 23,12). Une illustration de cette sorte d’institution sporadique est fournie par les États Généraux, convoqués par Louis XVI en 1789 pour la première fois depuis plus d’un siècle et demi. Il y a lieu de supposer que les sanhédrins, institués par les Romains en Judée étaient à l’origine des organismes momentanés de ce type, cf. J. S. MCLAREN, Power and Politics in Palestine. The Jews and the Governing of their Land 100 B. C. – AD 70 (JSNTS, 63), Sheffield, 1991.

RB L’INSPIRATION DE L’ÉCRITURE 22 selon une procédure stricte et précise que connaissent Pierre et Paul (Ac 5,3, 2 Co 13,1 ; cf. Mt 18,16).

Par ailleurs, cette communauté, fondée sur une communion de dimension es-chatologique (salut), brouille sous le signe de l’Esprit les frontières usuelles entre peuples et statuts sociaux : juifs et Grecs, maîtres et esclaves, hommes et femmes restent tels, mais ils entrent dans une communion indépendante de ces déterminations, ce qui est exprimé en terme de nouvelle création, non sans conflit avec l’ancienne (le « monde » de Jean). Certains commentateurs définissent cette attitude comme un universalisme négatif, ou encore un sec-tarisme absolu14. Quel que soit le terme choisi pour décrire ce phénomène, il en est resté une trace durable dans la tradition, qui a toujours affirmé : « Hors de l’Église, pas de salut. » Ce trait contribue à caractériser l’Église comme corps durable institué par l’Écriture, qu’en retour elle déclare inspirée et interprète. Ce phénomène a un précédent remarquable : en Ne 8, la proclamation par Esdras de la loi de Moïse à une assemblée de rapatriés d’exil institue, en commençant par une fête, un groupe limité de quelques dizaines de personnes, qui répond par un engagement et affirme être le véritable Israël, ce qui est une déclaration polémique.

Cette comparaison permet de soulever une question sur le NT. En effet, la prédication apostolique se fonde sur l’AT et l’événement Jésus-Christ, et la nécessité d’un NT écrit ne va nullement de soi, sauf à considérer un simple compte-rendu plus ou moins orienté des événements à la manière de ce qu’annonce le prologue de Lc 1,1 s. ; ce serait alors quelque chose de parallèle aux mémoires de Néhémie, que pourtant personne n’a jamais mis au rang du Pentateuque. Historiquement, on voit – et le cas de 2 P le confirme – que l’émergence d’un testament apostolique écrit et autorisé a été lente, puisque même Justin n’en a pas encore une idée très claire, et qu’elle est manifestement liée à des problèmes d’hérésie et d’autorité. Il en résulte une conséquence très nette : de même que Jésus est le sujet de l’AT qu’il accomplit, de même l’Église est le sujet du NT qu’elle accomplit, puisque comme discours il est en quête d’un énonciataire. Elle est instituée par cette lettre, qu’en retour elle désigne et interprète. En effet, si le NT comme lettre est la trace d’un kérygme disparu, ce n’est vrai que de sa « manifestation », puisque c’est bien ce qu’il raconte. Mais le discours « immanent » est autre, et il ne peut être mis en œuvre que par l’Esprit. Il paraît donc y avoir une différence de nature entre les communautés apostoliques et l’Église instituée par le NT. Mais tous les textes, et en particulier 2 P, parlent sans ambiguïté de continuité, de maintien de l’héritage. En effet, il y a un simple processus de substitution, ou si l’on veut une simulation : la parole des apôtres a le statut de « lettre » immuable, ce que souligne Paul en exigeant qu’on cesse d’écouter quiconque annoncerait un autre évangile (cf. Ga 1,7),

14 Cf. John M. G. BARKLAY, Jews in Mediterranean Diaspora, From Alexander to Trajan (323 BC – 117 CE, Edinburgh, T. & T. Clark, 1996, pp. 391 s. et le compte rendu de Justin J. TAYLOR, RB 111 (1999), pp. 000.

RB L’INSPIRATION DE L’ÉCRITURE 23 mais elle se transmet oralement. Il y a donc une mise en scène de la transmission orale. C’est un événement ou un ensemble d’événements du passé, mais le fait que le NT soit déclaré inspiré exprime que par l’Esprit, il peut être rendu présent au lecteur-auditeur, s’il se met en quête de la position de l’énonciataire et se laisse instituer comme sujet. Il y a donc une superposition de celui-ci avec l’Église, comme corps permanent ; davantage : chercher la position de l’énonciataire n’est pas autre chose qu’entrer dans ce corps, ce qui a de nombreuses conséquences.

La première paraît simple à énoncer : c’est le phénomène remarquable du re-groupement de l’ensemble des Écritures en un seul livre15, indépendamment de la liste exacte des recueils, sans même parler des questions de critique textuelle. De fait, dans l’Antiquité, le judaïsme n’a jamais parlé d’un seul livre, mais d’une collection hiérarchisée. La redéfinition de celle-ci comme œuvre unique est une anomalie, et n’a de sens que par rapport à Jésus-Christ, compris comme énonciataire du discours unique ; tout parle de lui, et il est investi en vrac de toutes les figures de l’AT qui expriment la quête de l’accomplissement : nouveau Moïse, fils de David, descendance d’Abraham, messie, fils de l’homme, prophète, grand prêtre, Seigneur, etc. L’eschatologie est arrivée. De plus, regrouper AT et NT comme énoncé unique a encore un effet de lettre testamentaire, ce qui réintroduit dans l’événement de Jésus-Christ, même proclamé comme définitif, une dimension incomplète, une quête d’accom-plissement, bref un « surplus de signifiant ». On retrouve ainsi la tradition constante, bien exprimée dans le NT (et en particulier dans 2 P) que l’eschatologie, quoiqu’inaugurée, n’est pas achevée.

Une deuxième conséquence apparaît ainsi : la réunion de l’AT et du NT en une seule œuvre, énoncé unique, expulse Jésus de sa position historique révolue de charnière entre deux textes, et le transporte (sous le nom de Jésus-Christ) du côté du corps institué par l’ensemble, ce qui est exprimé très clairement dans le NT : « Lorsque deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux. »

Si l’énoncé unique est mis en œuvre par l’Esprit, il devient ainsi contemporain de l’Église, ce qui est un des aspects de sa résurrection proclamée ; il devient « présent », ce qui fournit une entrée très naturelle vers la dimension sacramentelle de la liturgie, qui est à la fois close et répétitive comme un texte (cf. §æææ2 ci-après). ‡ cet égard, il est à noter que les débuts de la mission et son succès, en Ac 2, sont exprimés, résumés et commémorés dans le cadre d’une fête rituelle, la Pentecôte : cela exprime bien davantage la réalité d’un processus interminable, plutôt que l’étrangeté historique que Pierre ait pu prononcer un discours paulinien cinquante jours après la mort de Jésus. Il en résulte au passage que l’établissement de la succession matérielle des faits, toujours difficile à assurer, n’a pas une importance majeure ; par exemple, on peut se demander si l’AT était bien clos lorsque Jésus est né : certains livres

15 C’est ce qui apparaît clairement dès les confessions de foi primitives, cf. 1 Co 15,3 s.

RB L’INSPIRATION DE L’ÉCRITURE 24 comme Sg étaient au mieux très récents, et l’on ignore tout de la date et de la nature de l’autorité canonique qui leur a été conférée ensuite. De même, pour le NT, on ne peut exclure a priori que les environs de Qumrân aient encore à livrer des trouvailles remarquables, ou même que certains disciples de Jésus aient pris des notes du vivant de leur maître et qu’elles aient été ensuite utilisées, mais le point important est que rien n’en a été transmis comme tel : tout ce qui est entré dans l’« œuvre » du NT est affecté de l’intermédiaire du témoignage (sélectif) des apôtres, ce que précisent sans ambiguïté Jn 20,30 et 21,25. De même encore, il est arbitraire d’affirmer que Jésus n’a jamais rien écrit, mais il est certain que rien n’a été transmis comme tel (cf. Jn 8,6 s.).

2. Écriture et rite

Le propre de la lettre est d’être à la fois clos et inachevé, d’indiquer un sens et en même temps d’en occulter l’accès : il faut toujours y revenir, la remettre en œuvre. Il en est de même de tout rite, qui est inaltérable comme une loi mais aussi intrinsèquement défaillant, puisqu’il faut le répéter. Ce fait est longuement discuté dans He, qui établit une comparaison éclairante entre d’une part l’unique sacrifice rédempteur de Jésus, événement efficace, réel et non rituel, et d’autre part l’inefficacité des sacrifices d’expiation du grand prêtre, toujours à répéter. La référence est le jour du Grand Pardon (cf. Lv 16), qui n’a pas laissé de traces définies dans le christianisme. On observe un phénomène analogue dans les récits de la passion de Jésus, dont les nombreuses invraisemblances matérielles et chronologiques sont la trace d’un « surplus de signifiant » d’amplitude majeure : la dernière Cène constitue la Pâque ultime de Jésus, correspondant à un rite annuel, mais celui-ci devient réel par sa mort, événement unique ; la Pâque est alors interrompue jusqu’à un rendez-vous réel mais lointain, dans le Royaume ; entre les deux est institué un rite vicaire, avec du pain et du vin exprimant les prémices de ce Royaume ; ce rite est essentiellement répétitif (« pour annoncer sa mort, jusqu’à ce qu’il vienne », dit 1 Co 11,26), ce que soulignent les signes de prémices. Dans le NT, ce rite doit être rapproché de celui qui exprime la mise en route spatiale et temporelle de l’Église, la Pentecôte, qui est un « jour du Seigneur » ; quant à la Pâque (agneau du 14 Nisân), elle a effectivement disparu16.

16 Ces affirmations un peu rapides seront justifiées ailleurs. Les principaux points de

repères sont : 1. la Pentecôte est entre autres choses une fête de prémices, tombant toujours un dimanche dans le calendrier solaire ; 2. à l’occasion de la crise des quartodécimans (vers 191), Irénée rappelle à Victor, l’évêque de Rome, qu’avant son prédécesseur Sôter (167-174), « les presbytres qui ont présidé l’église que tu diriges actuellement […] ne célébraient pas [la Pâque] et ne permettaient pas à leurs fidèles de célébrer celle-ci » (cité par EUSfiBE, HE 5,23-24) ; 3. JUSTIN, qui décrit longuement les célébrations du « jour du Seigneur » et explique le symbolisme eucharistique, ne fait allusion ni à une Pâque chrétienne ni aux azymes. Le transfert du nom de « Pâque » au jour de la résurrection et l’introduction du pain azyme (en occident) sont un développement plein de sens, mais secondaire.

RB L’INSPIRATION DE L’ÉCRITURE 25

Mais considérons un instant le rite usuel de l’eucharistie moderne (i. e. incluant la synaxe) : en simplifiant, on y trouve d’abord des proclamations de passages de l’AT et du NT, qualifiés ensuite de parole de Dieu (inspirée), et suivis d’une interprétation actualisante (homélie), en écho de l’inspiration. Les extraits lus figurent l’ensemble de la Bible, mise en œuvre ici et maintenant : d’un côté l’auteur unique en est rappelé, et de l’autre elle est interprétée au présent. Ensuite, dans le rituel de consécration le prêtre ne dit pas « Ceci est le corps du Christ », mais « Ceci est mon corps » : par le jeu d’un extrait du récit de la dernière cène, c’est Jésus-Christ qui parle hic et nunc. Autrement dit, la mise en œuvre de l’Écriture institue le corps du Christ, en l’arrachant à un passé « intertestamentaire » révolu. Il y a ensuite fusion avec le corps de l’assemblée, par la manducation préparée par un geste de réconcilition. L’assemblée, qui a été convoquée et constituée par les proclamations, est donc l’Église au sens propre. Cependant, le tout est un rite fixe, momentané et répétitif d’actua-lisation, et non une évangélisation en direct au coin des rues. En résumant, on voit qu’il y a ainsi un lien simple entre l’inspiration scripturaire mise en œuvre et la sacramentalité, au sens primitif de mystère révélé à la recherche d’un énonciataire.

De plus, l’assemblée n’est pas une nébuleuse, mais elle a un contour bien dé-fini, ce qui suppose une initiation aux règles du jeu, et nécessairement une procédure d’accès objectivée. Formellement, celle-ci est réalisée par le baptême. Comme l’observait F. M. avec pertinence, il est hautement significatif que celui-ci soit conféré avec une formule trinitaire, c’est-à-dire avec la règle de foi permettant de recevoir l’ensemble de l’Écriture comme inspirée : tel est bien la validation de l’entrée dans l’actualisation eucharistique. Depuis les débuts, l’Esprit « couve » quelque chose (Gn 1,2).

La notion même de rite suppose une structure fixe. Il en est de même de l’Écriture : elle est à entendre, à lire et à relire parce qu’elle est immuable. Jésus lui-même, comme maître qualifié, insiste sur l’exactitude de la conservation de l’AT, qui s’étend même aux lettres qui ne s’entendent pas17, et qui sont données à lire, ce qui est un autre aspect du surplus de signifiant. Un certain terme est visé, mais non atteint ; la recherche de la position de l’énonciataire est constamment à reprendre. C’est aussi le sens premier du mot tora (d’une racine signifiant « tir »), l’aspect légal et répétitif n’en étant qu’une conséquence. Un dit rabbinique déclare que le centre de la Tora (Pentateuque) selon les mots est situé entre darosh et darash18 de Lv 10,16, mais, si l’on procède à un compte mécanique direct, on aboutit un chapitre plus loin. Donc le « centre » n’est pas

17 Selon Mt 5,18, aucun détail de la Loi ne passera, ni un iota ni un crochet (cf. Lc 16,17) ;

il s’agit du yod et du waw (l’un transcrit en grec, l’autre traduit, puisque l’équivalent grec du waw, le digamma, n’existe plus que pour la numération), qui sont des lettres souvent facultatives pour le sens (audition). La même idée est exprimée dans le Talmud (Menaåot 29b), à propos de détails graphiques qui pourraient paraître purement ornementaux.

18 Qidushin 29b. Curieusement, ce dit n’est ni développé ni commenté.

RB L’INSPIRATION DE L’ÉCRITURE 26 simplement le milieu du texte lui-même, mais plutôt une clé invitant à rechercher quelque chose d’immanent, au centre ; or, le mot répété, ainsi désigné comme clé, signifie « scruter », ce qui peut orienter soit vers les difficultés du sens littéral soit vers des codages cryptiques19, « cabalistiques », et en tout cas vers des surplus de signifiant ; le résultat de cette activité est dénommé midrash (interprétation) ou drasha (homélie). Il y a quelque chose à trouver, ou peut être beaucoup de choses, car la recherche de la position de l’énonciataire est toujours déjouée, et ne peut aboutir à un décodage exhaustif qui ne soit pas lui-même un autre discours. La lecture et l’étude sont nécessaires et toujours incomplètes, et finalement visent toujours l’auteur unique, Dieu : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé », dit la Sagesse. Car la Loi et les Prophètes sont en attente d’un accomplissement qui désigne l’auteur. Parallèlement, le NT en tant que lettre est la trace d’une eschatologie lointaine. Au contraire, l’étude juive et la liturgie chrétienne, où la lettre inspirée est mise en œuvre, réalisent partiellement ou symboliquement un accomplissement.

Ce parallélisme laisse entendre des continuités de traditions, qui ne peuvent être développées ici. Judaïsme et christianisme se définissent l’un et l’autre comme peuple, mais de manière différente : pour l’un une délimitation précise, conformément à la Création vue comme séparation et organisation du chaos, pour l’autre, une entité en expansion, conçue comme une nouvelle création fondée sur la communion. Dans un cas, l’étude et l’observance juives, c’est-à-dire deux formes d’interprétation, maintiennent la Création en acte en en visant l’origine, en vue d’un terme en suspens ; dans l’autre, la liturgie simule l’accomplissement ultime, qui ne se confond pas avec un retour au paradis perdu. Dans les deux cas, il s’agit bien de la mise en œuvre aujourd’hui de la lettre, qui n’est qu’une trace, mais l’écart se retrouve dans une différence d’attitude vis-à-vis des livres eux-mêmes : les exemplaires usagés des rouleaux sacrés ne sont pas jetés s’ils restent au moins partiellement lisibles, mais « en-fouis » dans des lieux spéciaux (geniza) ; même altérée, la lettre peut encore en être scrutée. Au contraire, le support matériel de la Bible chrétienne, quoiqu’elle soit un écrit inspiré, n’a jamais fait l’objet d’un tel soin : ce n’est que proclamée qu’elle est parole de Dieu, et c’est pourquoi le récit de la vie de Jésus est défini comme « bonne nouvelle » (Mc 1,1).

19 De fait, le verset lui-même s’insère mal dans la narration, mais si l’on cherche ce que

« scrute » Moïse, on trouve le mot Ωªyr (« bélier »), et le résultat vient aussitôt « et voici, c’est Ωrp » ; ce mot est une forme anormale signifiant « il est brûlé », mais si l’on s’en tient aux lettres, on comprend que Ωªyr = Ωrp ; si alors on omet les lettres identiques de part et d’autre (Ωr), on obtient ªy = p, soit encore ªaïn + yod = pé, ce qui donne un double résultat, en considérant l’ordre alphabétique usuel (tel qu’attesté par le Ps 119) : 1. ªaïn et pé, qui se suivent, sont bien à prendre dans cet ordre (les deux avaient à peu près la même apparence dans l’écriture paléohébraïque, et il y a parfois des inversions) ; 2. yod est la dixième lettre, donc l’incrémentation de ªaïn à pé vaut dix, ce qui donne ou justifie une clé unique pour la valeur numérique de chaque lettre (celle-ci s’est transférée en grec, avec quelques accidents).

RB L’INSPIRATION DE L’ÉCRITURE 27

Ces contrastes permettent de préciser une question de méthode : la recherche de l’énonciataire est une entreprise risquée : étant liée à une interprétation, elle peut donner lieu à des controverses, comme toute démarche esthétique ; en particulier, elle dépend de la position de l’interprète et de sa vie, puisqu’il est lui-même interprété. Aussi résiste-t-elle victorieusement à toute démonstration apodictique. En effet, il serait ridicule d’imaginer qu’une méthode analytique suffisamment fine puisse déduire le NT de l’AT, en faisant abstraction d’événements réels ; l’histoire n’est jamais prévisible, mais elle peut être dotée d’un sens après-coup : tel est le travail de la mémoire et de la tradition, au sens strict de transmission. La logique de ces élaborations secondes peut être décrite, mais non prévue.

3. Le rite, la violence, le sang

Qu’est-ce qu’un événement réel ? L’Apocalypse parle d’un livre scellé, dont personne ne parvient à briser les

sceaux, si ce n’est une sorte d’agneau immolé. Cette poésie extrême des figures oriente sans détour vers un discours immanent : un événement sanglant, la mort de Jésus, ouvre à une lecture inspirée du livre, en nommant l’énonciataire. Il n’est pas dit expressément que ce soit la Bible (AT), mais c’est en tout cas une lettre, c’est-à-dire des traces d’énonciations passées : comme telles, elles peuvent aussi bien être transférées sur le lecteur-auditeur, et devenir l’ensemble des « lettres », bibliques ou non, qu’il a reçues au cours de sa vie mais qui sont restées inaccomplies, qui le ferment et le paralysent ; telle est d’ailleurs la situation des disciples d’Emmaüs, qui sont face à l’absurde lorsque l’inconnu les aborde.

La première apparition du sang, dans les récits de la Genèse, est l’affaire de Caïn tuant son frère Abel. Tous deux ont offert un sacrifice à Dieu. Celui de Caïn – des fruits et légumes – n’a pas été agréé, contrairement à celui d’Abel, qui a immolé du meilleur de son bétail. Rien n’est dit de prescriptions sacrificielles, et encore moins de la manière dont Dieu agrée ou non une offrande, mais la comparaison des deux frères relativement au sang est éclairante : l’un a sacrifié un animal sans défaut, et l’autre a tué son frère et peine à l’avouer. Dans les deux cas, du sang innocent a été versé, ce qui peut passer pour une transgression, mais la différence est considérable : dans un cas, c’est une violence « rituelle » au grand jour, dans l’autre une violence réelle dissimulée. Mais ensuite Caïn, terrorisé par de possibles déferlement de violences, est mis par Dieu sous la protection d’une lettre, comme on l’a évoqué plus haut. Abel a exprimé une violence réglée, d’où l’agrément de Dieu, alors que Caïn, avec son offrande végétale puis sa jalousie et son meurtre, a disjoint la violence de la régulation, d’où une crainte de violence généralisée. Il est impuissant à résoudre ce divorce entre le rite et le réel, et paralysé par

RB L’INSPIRATION DE L’ÉCRITURE 28 l’émergence d’une loi jusque là invisible, que Dieu lui a fait découvrir en lui-même.

Il est ainsi placé au début de l’histoire un problème essentiel : la gestion de la violence humaine consciente. Le déviant Caïn n’est finalement pas condamné : Dieu n’a agréé ni son culte ni son meurtre, mais il peut survivre. La tension ainsi installée n’est pas résolue, et l’ensemble de la Bible montre un projet de faire coexister des humains, tâche nécessaire puisque « il n’est pas bon que l’homme soit seul » et que la vie dans le paradis préhistorique n’est pas proprement humaine ; tâche redoutable aussi, qui engendre une cascade d’échecs et de désastres : le Déluge, puis la tour de Babel, l’esclavage en Égypte et plus tard l’Exil ; à chaque crise, la dimension des titulaires du projet se restreint. Ces crises de la filiation et de la fraternité, inaugurées avec Adam et Abel, se poursuivent jusqu’à Moïse et l’apparition de sa loi au désert : c’est une refondation, à partir d’un lieu inhabitable (une sorte de chaos), en vue d’une terre promise où elle puisse être mise en œuvre ; mais Moïse meurt avant de l’atteindre, et la réalisation est différée.

Si maintenant on rapproche Abel de l’agneau sans tache immolé20, ce que fait le NT, non seulement la tension inaugurée par Caïn est résolue, mais encore elle est valorisée, puisque l’agneau est relevé : la mémoire douloureuse de l’histoire n’est pas abolie, mais transfigurée ; ce n’est pas un retour à l’isolement du paradis, mais l’accès à une société réelle. Dans la dernière cène, chacun des disciples se voit prêt à livrer Jésus (selon Mc), et aucun ne se récrie lorsqu’il les invite à le manger et à boire son sang : non seulement ils sont mis dans la position du meurtrier – et l’acceptent – mais encore ce corps et ce sang sont livrés pour eux. Rachat du meurtre originel, et avec lui de toute l’histoire : le livre s’ouvre. De même, le grand prêtre et Judas accomplissent l’Écriture même sans le savoir (Jn 11,50 s., Ac 1,16 s.).

Cet ultime précepte de manger est une sorte d’écho inversé du premier précepte de Dieu à Adam, qui est – sans explication – de ne pas manger d’un certain arbre, créant ainsi un désir à la postérité durable. Adam ignore la condition de fils, ou plutôt ne parvient pas à la découvrir ; il ne connaît que le maître et l’esclave, et l’esclave, dédoublé en homme et femme, tente de s’affranchir. Mais il ne trouve que l’isolement et la peur, ce dont la nudité est la trace. Le corps est en déroute. Le pagne que fait alors Dieu est une mesure conservatoire qui, comme la lettre sur le front de Caïn, établit un embryon de loi pouvant engendrer un corps, ce qu’on a appelé plus haut une « langue

20 René GIRARD, Les choses cachées depuis le début du monde, Paris, Grasset, 1978, a mis

en relief un modèle très général dans les récits de fondation de toute société, avec le mimétisme et l’immolation du frère innocent (par jalousie) ; pour lui, le christianisme a exorcisé ce mécanisme en le révélant, cf. François LAGARDE, René Girard ou la christianisation des sciences humaines (Sociocriticism : Literature, Society and History, 7), New York, Peter Lang, 1994, avec bibliographie.

RB L’INSPIRATION DE L’ÉCRITURE 29 paternelle ». ‡ l’autre extrémité, les élus de l’Apocalypse revêtent une robe blanche, lavée dans le sang de l’agneau lors d’une « grande épreuve ».

L’ensemble du récit biblique, si par l’inspiration on en admet un auteur uni-que, ritualise comme lettre ou comme « langue paternelle » une histoire qui ainsi va du début à la fin, et en même temps chaque livre ou chaque passage peut être tenu pour un fragment d’histoire réelle, au sens où chaque rédacteur dit quelque chose d’après son propre horizon : documents, traditions, expérience, imagination, etc. Autrement dit, l’adéquation de la Bible vue comme un tout au monde réel est bien un problème, comme on l’a vu avec les difficultés théologiques de l’inspiration des Écritures. Adam, Caïn, et la longue suite des personnages qui suivent jusqu’à Jésus et ses disciples, « redits » par un auteur unique, ont-ils un rapport quelconque avec l’homme moderne ? La quête de la position de l’énonciataire est-elle absurde ? Est-il « vrai » que l’agneau immolé a ouvert le livre, a donné un sens à une histoire erratique ? L’Église comme corps social est-elle une réalité fictive ou mensongère ?

Ainsi posée sous divers aspects, la question conduit à des problèmes anthropologiques très vastes, qu’on ne peut aborder ici. La gnose sous toutes ses formes reste toujours possible, comme immersion totale dans le texte absolutisé, vu comme source unique de connaissance réelle, hors de toute contingence et de toute souffrance. Mais est-ce la seule issue ? On se bornera ici à quelques observations sur l’oralité, en laissant de côté les problèmes de rhétorique et de manipulation.

4. Oralité, interprétation, histoire

L’oralité en général, comme allocution directe, a toujours un certain effet de « lettre », mais précède tout rite comme institution définie. Il en est ainsi du ké-rygme chrétien, qui met en œuvre l’Écriture. Celui qui l’écoute et l’accepte entre dans un processus de reconnaissance. L’histoire racontée « avec assurance » désigne un autre, un Auteur, qui interprète la vie de l’auditeur comme celle d’un fils de cet Autre, délivré du poids du péché et affranchi de la peur de la mort, etc.

Ce mécanisme est déjà illustré dans l’AT par le Shemaª Israel (« Écoute Israël »), qui se trouve simultanément dans deux positions : comme partie du Deutéronome, c’est une manifestation de l’énonciateur, Dieu ; comme morceau liturgique proclamé par un héraut ou par Israël, ce que le texte lui-même suppose, c’est l’énonciataire qui se superpose à l’énonciateur. En effet, le passage commence par une déclaration redoutable, au locuteur absent : « YHWH est notre Dieu, YHWH est unique. » Mais l’auteur de l’énoncé à Israël est aussi le créateur du monde, comme l’exprime sans ambiguïtés le Décalogue, qui précède de peu ce passage. L’humanité est une en puissance, mais l’histoire racontée depuis Adam et Caïn, non moins que l’histoire réelle (mémoire actuelle) ont toujours déjoué ce projet. Ensuite, le Shemaª demande la

RB L’INSPIRATION DE L’ÉCRITURE 30 rumination de « ces paroles » et la transmission répétée aux enfants : il s’agit bien d’être institué par l’Écriture mise en œuvre, reçue et digérée (cf. Ps 1 et 119) ; l’allusion aux enfants montre bien que cette lettre est une langue paternelle, destinée à constituer des fils. De manière analogue, à propos de la Pâque (Ex 12), les enfants ne demandent pas ce qui s’est passé autrefois, mais ce que ces rites signifient pour leurs parents hic et nunc. Le lecteur-auditeur est invité fermement à se laisser interpréter, en relation avec sa vie réelle ; les enfants y veilleront !

La réussite de la communication orale est une reconnaissance par l’auditeur, lorsqu’il perçoit l’esprit d’un énonciateur derrière l’orateur, et ceci indépendam-ment de la conscience qu’a celui-ci de vouloir dire quelque chose ; cette percep-tion est un acte d’interprétation. L’énonciateur peut être identifié avec l’orateur, avec Dieu, avec un démon, avec l’ensemble des préjugés d’un milieu, etc. L’interprétation est donc un élément essentiel. Ce mécanisme, qu’on a mis en relation avec la structure trinitaire, est bien plus large que son attestation par les premiers chrétiens. Il est particulièrement visible chez les esséniens, en incluant sous ce terme l’enseble des groupes décrits par Philon, Josèphe et les documents du désert de Judée : leur propos est une rénovation de l’Alliance, c’est-à-dire un retour à la loi de Moïse (lettre), mais interprétée par la communauté, qui seule a l’Esprit (et qui regarde avec méfiance les communautés voisines) ; celui-ci lui confère l’autorité pour faire parler l’Écriture (Loi, Prophètes) au présent. L’Écriture est fixe (et Moïse est vénéré presque à l’égal de Dieu), et l’Esprit interprète.

Il est intéressant d’observer que la construction de Mt 4-8 relève de la même structure : ayant reçu l’Esprit de Dieu à son baptême, Jésus est conduit par ce même Esprit au désert, pour y être tenté par le diable, qui se sert de l’Écriture ; un des enjeux fondamentaux est de déterminer selon quel esprit Jésus, mis en situation d’urgence, fera parler l’Écriture au présent. Dûment qualifié, Jésus attire ensuite du monde puis prononce le Sermon sur la montagne : après avoir rappelé que l’Écriture est inaltérable et que les commandements sont impératifs, il commente le Décalogue, librement mais avec autorité, en rapprochant les préceptes de la vie réelle de ses auditeurs, qui croient peut-être n’être ni meurtriers ni adultères ; la figure opposée est représentée par le scribe, et non le pharisien, c’est-à-dire par celui qui n’a pas d’interprétation de ses livres (pas d’Esprit). Le modèle trinitaire (Dieu, le lettre, le prophète inspiré) a une grande souplesse : Jésus occupe ici la troisième position. Plus tard, le ressuscité, reconnu comme fils de Dieu et Verbe incarné (nouveau Moïse), arrive en seconde position, alors que la communauté (l’Église) prend la suite des prophètes inspirés. Telle est la structure du credo.

Vues dans une perspective chrétienne, les choses paraissent cohérentes, mais si l’on prend un point de vue externe, il faut se demander quel est le minimum de compréhension requis pour que l’interprétation soit valide. Le cas est particulièrement clair pour la Bible, et singulièrement pour le NT, en le

RB L’INSPIRATION DE L’ÉCRITURE 31 considérant comme trace d’un kérygme oral : que celui-ci soit l’expression du discours immanent de l’AT est une déclaration qui n’est pas absurde, mais qui n’est nullement une démonstration contraignante. L’Église, en affirmant la validité de cette déclaration, interprète et du même coup elle postule qu’elle est inspirée du même Esprit que les Écritures. Le judaïsme rabbinique, qui a des vues très précises sur l’inspiration et l’interprétation scripturaires, professe au contraire que les livres des chrétiens ne sont pas inspirés21, c’est-à-dire que le kérygme est sans fondement. Entre ces deux positions, le débat proprement exégétique et littéraire est futile, car le désaccord porte non pas sur l’élucidation d’un point d’histoire ancienne, mais sur l’évaluation actuelle d’un événement et de ses témoins : la manifestation de Jésus-Christ accomplit-elle l’Écriture aujourd’hui ? Tout est dans la force – ou la faiblesse – de l’affirmation et de l’autorité associée.

‡ propos de l’oralité, de la compréhension et de l’interprétation, on peut en-core faire une remarque sur la question des traductions bibliques. Un texte a toujours un surplus de signifiants, qui résiste à l’audition ou à la lecture ; le cas extrême est celui d’une langue inconnue ou morte, où le signifié devient infime, c’est-à-dire où le contenu thématique n’est pas perceptible. Pour la Bible, les langues reconnues autrefois étaient les « langues de la croix », c’est-à-dire celles de l’écriteau de Pilate (hébreu, latin et grec, cf. Jn 19,20), d’où les difficultés de Cyrille et Méthode lorsqu’ils voulurent la traduire en slavon. Dans l’Église catholique romaine, la langue de référence était le latin ; au moment de la Réforme et des premières éditions par Érasme du NT en grec, l’autorité de la Vulgate fut réaffirmée avec force, mais les réformateurs diffusèrent des traduc-tions en langues vivantes. En dehors des difficultés d’établissement du texte et des inévitables aléas de toute traduction, problèmes bien connus depuis Origène et Jérôme, les considérations précédentes sur l’inspiration permettent de souligner qu’il y a nécessairement une interprétation entre le texte et son lecteur-auditeur ; c’est l’équivalent du targum des anciennes synagogues, traduction orale plus ou moins paraphrasée. La traduction, pour respecter l’inspiration et l’interprétation, qui vont toujours de pair, doit éviter de masquer le surplus de signifiant22, en prétendant tout décoder ou en réduisant le texte à une simple énigme : sans résistance durable du texte, il n’y a pas de recherche possible de la position de l’énonciataire, ou, pour le dire plus simplement, il n’y a pas de méditation.

21 Tosefta Yadaïm 2:13 (ils n’obligent pas à une purification des mains) ; par jeu de mots,

la transcription de euangelion est comprise à partir de ºwn « péché » et gylywn « marge non inscrite » : c’est une sorte d’absence d’écriture fautive.

22 Il n’est guère souhaitable non plus d’en rajouter ; c’est l’observation qu’on peut faire sur les traductions françaises d’André CHOURAQUI : quelle que soit la valeur de ses trouvailles littéraires en elles-mêmes, il introduit des effets de sens et des figures, c’est-à-dire des surplus de signifiant, qui en changeant l’énoncé déplacent notablement la position de l’énonciateur.

RB L’INSPIRATION DE L’ÉCRITURE 32

5. Pour conclure

L’ensemble des prolongements esquissés ci-dessus tourne autour de l’Église et de son autorité. Ils ont été stimulés par le travail de F. M., qui ouvre des horizons neufs : en particulier, il apparaît clairement que l’affirmation de l’inspiration des Écritures, réexaminée à la lumière de l’anthopologie moderne, est un nœud qui relie de manière assez simple des notions apparemment aussi dispersées que l’Église, la sacramentalité, la trinité, la christologie, le péché originel, etc., en un mot qui relie des dogmes. Ceux-ci apparaissent alors avec deux caractéristiques remarquables : d’une part ils forment un ensemble, fortement rattaché à la centralité du texte ; d’autre part, en sens inverse, ils ne résultent pas d’un système de pensée extérieur, d’une philosophie importée, mais des conséquences d’un développement historique à partir d’un milieu juif d’origine, développement intelligible quoique largement imprévisible. En d’autres termes, ces dogmes ne sont pas le produit d’une théologie constituée, mais au contraire ils sont constamment une sorte de défi théologique, invitant à une réflexion systématique mais sans jamais s’y dissoudre. Il y avait donc bien lieu de rechercher une « théologie de la lettre », mais par définition elle ne peut épuiser son objet.

Jérusalem, novembre 1996 Étienne NODET.