« Charles Péguy à la croisée des âges », in Camille Riquier dir., Charles Péguy, Cahier...

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Charles Péguy à la croisée des âges Sarah Al-Matary (Université Lyon 2, EA 4160 Passages XX-XXI) Deux ans après avoir recensé Les Générations sociales (1920) de François Mentré pour la Nouvelle Revue Française 1 , le critique Albert Thibaudet constate que cette catégorie s’est imposée au point de remplacer celle de « classes », empruntée au lexique militaire 2 . Sans relever le rôle des écrits de Charles Péguy (1873-1914) dans la banalisation de l’étiquette générationnelle, Thibaudet suggère qu’en tombant au champ d’honneur en pleine force de l’âge, ce dernier s’est fait l’incarnation de ses contemporains. Péguy, disparu depuis presque une décennie, alors qu’il était à peine plus âgé que Thibaudet, avait partagé avec lui le destin de ceux qui « eurent vingt ans en 1894 […], l’année-même où fut dégradé sur le front des troupes le capitaine Alfred Dreyfus », des « hommes nés au lendemain de Sedan », auxquels l’Histoire 1 Albert Thibaudet recense Les Générations sociales (Paris, Bossard, 1920, 472 p.) de François Mentré dans la Nouvelle Revue Française du 1 er mars 1921 (ce compte rendu, intitulé « L’idée de génération », figure dans les Réflexions sur la littérature, édition établie et annotée par Antoine Compagnon et Christophe Pradeau, préface d’Antoine Compagnon, Paris, Gallimard, « Quarto », 2007, 1754 p., p. 506 sq.). Thibaudet poursuit sa réflexion dans différents textes, parmi lesquels « Procès littéraires » (Nouvelle Revue Française, 1 er août 1923, ibid., p. 813 sq.) ; « Le roman de l’énergie » (Nouvelle Revue Française, 1 er mars 1924, ibid., p. 866 sq.); Le Liseur de romans, Paris, G. Grès et C ie , 1925, XXXIV- 239 p., p. 200 ; La République des Professeurs, préface de Michel Leymarie, Paris, Hachette Littératures, « Pluriel », 2006, [1927], 284 p., p. 54 sq. et surtout Histoire de la littérature française, paru de façon posthume en 1936. Sur les usages de la « génération » chez Thibaudet, voir Michel Leymarie, Albert Thibaudet : l’outsider du dedans, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2006, 367 p., p. 158 sq. 2 La « classe » désignait l’ensemble des jeunes gens appelés sous les drapeaux une même année. 1

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Charles Péguy à la croisée des âges Sarah Al-Matary (Université Lyon 2, EA 4160

Passages XX-XXI)

Deux ans après avoir recensé Les Générations sociales (1920) de

François Mentré pour la Nouvelle Revue Française1, le critique

Albert Thibaudet constate que cette catégorie s’est imposée au

point de remplacer celle de « classes », empruntée au lexique

militaire2. Sans relever le rôle des écrits de Charles Péguy

(1873-1914) dans la banalisation de l’étiquette

générationnelle, Thibaudet suggère qu’en tombant au champ

d’honneur en pleine force de l’âge, ce dernier s’est fait

l’incarnation de ses contemporains. Péguy, disparu depuis

presque une décennie, alors qu’il était à peine plus âgé que

Thibaudet, avait partagé avec lui le destin de ceux qui

« eurent vingt ans en 1894 […], l’année-même où fut dégradé sur

le front des troupes le capitaine Alfred Dreyfus », des

« hommes nés au lendemain de Sedan », auxquels l’Histoire

1 Albert Thibaudet recense Les Générations sociales (Paris, Bossard, 1920, 472p.) de François Mentré dans la Nouvelle Revue Française du 1er mars 1921 (cecompte rendu, intitulé « L’idée de génération », figure dans les Réflexions surla littérature, édition établie et annotée par Antoine Compagnon et ChristophePradeau, préface d’Antoine Compagnon, Paris, Gallimard, « Quarto », 2007,1754 p., p. 506 sq.). Thibaudet poursuit sa réflexion dans différents textes,parmi lesquels « Procès littéraires » (Nouvelle Revue Française, 1er août 1923,ibid., p. 813 sq.) ; « Le roman de l’énergie » (Nouvelle Revue Française, 1er mars1924, ibid., p. 866 sq.) ; Le Liseur de romans, Paris, G. Grès et Cie, 1925, XXXIV-239 p., p. 200 ; La République des Professeurs, préface de Michel Leymarie, Paris,Hachette Littératures, « Pluriel », 2006, [1927], 284 p., p. 54 sq. etsurtout Histoire de la littérature française, paru de façon posthume en 1936. Sur lesusages de la « génération » chez Thibaudet, voir Michel Leymarie, AlbertThibaudet : l’outsider du dedans, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires duSeptentrion, 2006, 367 p., p. 158 sq. 2 La « classe » désignait l’ensemble des jeunes gens appelés sous lesdrapeaux une même année.

1

« réservait encore de devoir battre ensemble le rassemblement,

un rassemblement cette fois-ci général, puisque l’âge où l’on

commence à prendre le pouvoir politique, l’âge de quarante ans,

[cette] génération l’eut en 1914 ».

À la date où écrit Thibaudet, seules quelques centaines de

lecteurs peuvent prétendre que l’œuvre de Péguy leur est

véritablement familière. Le témoignage du critique reflète

d’ailleurs moins la reconnaissance posthume de la production

péguyste que l’espoir d’associer sa figure à l’élaboration

d’une conscience collective. Ce n’est donc pas sans calcul que

Thibaudet fait d’un auteur méconnu « l’étoile littéraire de sa

génération3 », d’un réprouvé une figure identificatoire. Le

contexte est propice à la réhabilitation : en mourant au feu,

Péguy s’est fait héros. Il apparaît par ailleurs comme un

« homme-époque » ayant été, de près ou de loin, le témoin d’une

série d’événements historiques : né d’un brave type miné par

les privations du siège de 1870, il grandit dans la France de

la Revanche ; le dreyfusisme galvanise son entrée sur la scène

politique et littéraire ; il disparaît à l’aube de la Grande

Guerre, qui emporte tout un monde. Ces circonstances ne

suffisent pourtant pas à désigner en Péguy, isolé dans le champ

politique et littéraire, le symbole d’une génération. Comment

faire de cet écrivain inclassable, qui refusait les

rapprochements qu’affectionnait l’histoire littéraire

3 Cet article, destiné à être publié en 1923 dans La Nouvelle Revue Littéraire,figurait dans un exemplaire de La République des Professeurs dédicacé par l’auteurà Daniel Halévy. Voir Roland Thévenet, « Hommage (retrouvé) de Péguy parThibaudet », 22 février 2010, Solko. Littérature, histoire, théâtre,polémiques à Lyon &ailleurs, http://solko.hautetfort.com/archive/2010/02/22/ommage-retrouve-de-peguy-par-thibaudet.html, blog consulté le 3 janvier 2014.

2

universitaire, le représentant d’une « génération

littéraire » ? Comment l’ériger en représentant d’une

« génération politique », alors que son socialisme – ni

radical, ni guesdiste, ni jaurésien – s’inscrit à la marge ?

Une annexion fondée sur l’imbrication de récits générationnels

De Péguy, la postérité a fait le centre d’un récit

générationnel élaboré au prix de déplacements et d’omissions :

le combattant marchant sur les pas de son père, l’esprit libre

rallié au catholicisme relèguent souvent dans l’ombre le

révolutionnaire, l’athée devenu chrétien hors de l’Église. Mais

ce grand récit n’aurait pu voir le jour si Péguy n’en avait

lui-même posé les jalons à travers la série de scènes où il

s’est peint en chef de file : au lycée d’Orléans, il patrone

les plus sportifs4 ; gérant des Cahiers de la quinzaine, il devient

l’un des principaux animateurs culturels du Quartier Latin ; au

front enfin, il conduit les cent-vingt mobilisés de son

peloton. L’usage récurrent que Péguy fait du paradigme

générationnel a ainsi pu conditionner sa sacralisation.

Doublement capté, ce paradigme soutient à la fois la rhétorique

d’un auteur qui se singularise, et celle de ses zélateurs

(Daniel Halévy, les frères Tharaud, Albert Thibaudet, les

4 Il jouera les capitaines jusqu’à la fin de sa vie, à la tête de la fineéquipe réunissant, entre autres, Alain-Fournier, Jacques Rivière, JeanGiraudoux et Pierre Mac Orlan. Cette équipe devait donner naissance à unesociété ‒ La Jeunesse Sportive et Littéraire ‒, ouverte aux « sportsmen,débutants ou vétérans, littérateurs ou artistes » (Excelsior, 4 février 1914),mais la guerre contrecarra le projet. Sur le sujet, voir Pierre Charreton,Les Fêtes du corps : histoire et tendances de la littérature à thème sportif en France 1870-1970,Saint-Étienne, CIEREC, « Travaux », 1985, 172 p., p. 63.

3

hussards), qui calquent leur représentation du « grand homme »

sur l’autoportrait que ce dernier a brossé.

Cruciale dans la pensée péguyste de l’Histoire, tous

genres littéraires confondus, la « génération » rend compte de

la manière dont s’entrelacent des temporalités (biologiques,

historico-politiques, intellectuelles et institutionnelles) et

des modes de catégorisation sociale hétérogènes (la famille, la

classe, la nation). Contre « l’histoire des intellectuels5 »

fondée sur une chronologie linéaire, Péguy envisage la

temporalité dans une perspective à la fois diachronique et

synchronique, croisant l’acception verticale de la

génération (engendrement biologique, filiation spirituelle) et

son acception horizontale (solidarité de formation, amitié).

Relier le contemporain à l’origine, penser le collectif (le

peuple, la famille, la camaraderie d’étude et de lutte, la

communauté des croyants) en des termes personnels lui permet de

rendre son épaisseur à l’Histoire. En un mot, de l’incarner.

Vivant dans l’entre-deux des siècles et des guerres,

Péguy n’appartient entièrement ni à la « génération du feu » ‒

quand bien même cette dernière serait constituée de différentes

classes d’âges6) ‒, ni à celle qui connut l’Empire. Il est tout

au plus, comme l’avançait Thibaudet, un enfant de Sedan ; la

5 Charles Péguy, « Deuxième suite de Notre patrie », in Par ce demi-clair matin,Paris, Gallimard, « NRF », 1952 [1905], 293 p., p. 113. 6 Les conscrits ont une vingtaine d’années ; Alain-Fournier, avec lequelPéguy a noué amitié, trépasse comme lui en septembre 1914, peu avant sonvingt-huitième anniversaire ; Péguy, quarantenaire, a tenu à rester dansl’armée active, alors qu’il relevait de l’infanterie territoriale (ceuxqu’on appelait les « Pépères », parce qu’âgés de plus de trente-quatre ans,il ne pouvaient occuper les premières lignes). Péguy est de la même classeque Barbusse, né lui aussi en 1873. Sur le sujet, voir notamment BrunoCabanès, « Génération du feu : aux origines d’une notion », Revue historique,n°641, 2007, p. 139-150.

4

mémoire du confli franco-prussien lui a été transmise sous la

forme d’un quignon de mauvais pain que son père aurait rapporté

du siège de Paris. Cette transmission médiatisée par le récit

de sa mère, Péguy la présente comme organique, plutôt

qu’intellectuelle. L’étoffent un faisceau d’attestations

impalpables :

[…] les hommes de ma génération, nés immédiatement après la

guerre, ont été élevés dans ce témoignage même ; nous n’avons

pas même eu à le recevoir ; c’est lui qui nous a élevés, qui

nous a bercés, qui nous a nourris, qui nous a fomentés sur

ses genoux ; c’est lui qui a fait toute notre vie,

sentimentale, mentale, passionnelle […].

Donné avec la vie, cet héritage qui relève d’« une connaissance

incorporée7 » se sédimente dans l’enfance et l’adolescence.

Néanmoins, malgré d’apparentes similitudes, tout sépare la

France contemporaine de celle de 1870 : Péguy est bien

conscient, par exemple, que la question de l’Alsace-Lorraine ne

se pose plus dans les mêmes termes8.

L’Affaire Dreyfus ancre-t-elle Péguy dans une génération ?

Nul mieux que ce dernier n’a montré quels clivages condamnaient

la prétendue « génération de l’Affaire ». L’expérience de

l’événement s’est construite au prisme des appartenances

individuelles, mais aussi à la lumière de son évaluation

rétrospective. Charles Péguy et Daniel Halévy, confrontant

leurs souvenirs, ne peuvent lire l’Affaire de manière

identique. Si, lorsqu’il répond à son compagnon en dreyfusisme7 Charles Péguy, « Deuxième suite de Notre Patrie », op. cit., p. 87, p. 90. 8 Ibid., p. 46. Voir aussi Charles Péguy, Victor-Marie, Comte Hugo, Paris,Gallimard, « NRF », 1934 [1910], 241 p., p. 145.

5

dans Notre Jeunesse (1911), Péguy rattache certes l’Affaire au

« besoin d’héroïsme qui saisit toute une génération9 »,

l’emploi est ici normatif : il désigne une communauté

idéologique (ce qui exclut un antidreyfusard comme Barrès),

regroupant différentes classes d’âges (Jean Jaurès est né en

1859, Lucien Herr et Bernard Lazare en 1864 et 1865, Péguy en

1873). Élevé par une grand-mère ayant elle-même été recueillie

par son propre grand-père, Péguy envisage toujours la

« génération » en termes de coexistence des âges. Aussi

corrige-t-il, dans L’Argent suite, un singulier employé à la

légère : parce que dans un même « temps », les « cadets et les

aînés » cohabitent, il faut parler de « générations10 » au

pluriel.

Toutefois, c’est moins le rôle des aînés que celui des

étudiants dont l’Affaire aiguisa la conscience politique que

valorisent les textes du début des années 1910, minorant en

somme les interventions d’un Jaurès au profit de celles d’un

Péguy. Ce dernier peut ainsi se faire le porte-parole du

groupe, et écrire : « Nous ne voulons pas être traités comme

des suspects par des anciens qui sans nous n’existeraient pas

dans une maison qui sans nous était emportée il y a quinze ans

dans la tourmente antisémitique11 ». Qu’on se le dise : ceux

qui ont sacrifié la jeune génération en sacrifiant la mystique

à la politique n’ont pas le monopole du dreyfusisme, quoiqu’ils

soient les plus introduits, les plus visibles. Ce partage entre9 Péguy, Notre Jeunesse, Paris, Gallimard, « Folio », 1993 [1910], 345 p., p.287. 10 Charles Péguy, L’Argent suite, in Œuvres en prose 1909-1914, Paris, Gallimard,« Bibliothèque de la Pléiade », 1961, 1648 p., p. 1178.11 Charles Péguy, Un nouveau théologien. Monsieur Laudet, Paris, Gallimard,« NRF », 1936 [1911], 226 p., p. 108.

6

aînés et cadets demeure néanmoins relatif : un « grand aîné »

se distingue – le maître Bernard Lazare, que Péguy campe en

père spirituel, quoique huit ans le séparent à peine de lui.

Revenant sur son dreyfusisme, Péguy se trouve isolé, raillé par

les « vieux républicains » et les « jeunes gens » : il se dit

« extrêmement mal situ[é]. Dans la chronologie. Dans la

succession des générations », et s’assimile à « une arrière-

garde mal liée, non liée au gros de la troupe, aux générations

antiques ». Cette position intersticielle confère finalement

toute sa valeur à son témoignage : le présent ne scelle pas une

rupture totale ; il est un simple moment de relais. L’avenir

complètera la physionomie de l’Affaire Dreyfus. Voilà pourquoi

Péguy espère que la « génération suivante12 » renoue avec la

mystique, et mette un terme à la crise.

Le paradigme générationnel sature les pages de Notre

Jeunesse, comme si Péguy souhaitait en remotiver l’emploi pour

le détacher de la rhétorique jaurésienne, Jaurès représentant

désormais pour lui la dégradation de la démocratie en

démagogie. Les usages jaurésiens du terme génération étaient

connus de Péguy, qui avait édité les Études socialistes dans les

Cahiers de la quinzaine (quatrième cahier de la troisième série,

décembre 1901) ‒ non sans y joindre un « avertissement »

invitant les anciens dreyfusards à ne pas céder aux attraits de

la politique politicienne. Or ces Études comptaient une vingtaine

de références à la génération. Jaurès y évoquait les

« générations nouvelles13 » ; dans son avertissement, Péguy

leur préfère les « générations neuves », et déclare :

12 Charles Péguy, Notre Jeunesse, op. cit., p. 104.13 Jean Jaurès, Études socialistes, 1901, p. XXIV, p. 137, p. 214.

7

c’est un insupportable abus de l’autorité paternelle que de

vouloir imposer aux générations neuves les radotages des

générations fatiguées, vieilles, que nous sommes. […] Ne

faisons pas au nom de la raison des vœux perpétuels pour

nous-mêmes. Et n’en faisons pas pour les perpétuelles

générations.

À la faveur de ce déplacement, Péguy développe une contre-

pensée de l’héritage. Pour lui, le legs révolutionnaire même

doit être perpétuellement réinterrogé, passé au crible de la

conscience individuelle ; car la Révolution suppose une

constante actualisation :

Imiter bien les anciens révolutionnaires, c’est nous placer

librement en face du monde comme ils se plaçaient librement

en face du monde. […] Pas plus que nous ne devons attacher à

la révolution sociale et imposer aux humanités futures nos

systèmes, nous ne devons pas plus leur imposer des systèmes

hérités, fussent-ils hérités de révolutionnaires14.

Qu’est la Révolution, sinon cette perpétuelle régénération

qu’avaient souhaitée les premiers révolutionnaires français ?

Vivre, c’est toujours recommencer. On ne vit qu’au présent.

L’écrivain le suggère encore dans un texte rédigé en 1905. De

manière quelque peu provocatrice, il y érige en

« révolutionnaires » plusieurs personnalités de l’Ancien

Régime, parmi lesquelles Richelieu et Colbert :

14 L’avertissement en question est aujourd’hui connu sous le titre De laraison, et joint à Notre jeunesse, op. cit., ici p. 74-75, p. 85.

8

un homme comme Richelieu ne représentait évidemment pas les

hommes de sa génération ; un homme comme Colbert non plus ;

[…] au contraire ils agissaient par opposition, par

anticipation éminente ; leur valeur, leur action, le résultat

qu’ils obtinrent venait au contraire de ce qu’ils ne

représentaient pas leurs contemporains, de ce qu’ils

n’étaient pas de leurs contemporains ; ils étaient des hommes

de notre temps […].

C’est bien ce qui sépare ces chefs « modernes » des

« anciens » :

les anciens rois, [qui] représentaient leurs bandes et leurs

peuples, […] pouvaient donc nous donner des indications

éminentes sur la mentalité de leurs âges ; au contraire, […]

les nouveaux rois, les nouveaux ministres […] étaient des

révolutionnaires, c’est-à-dire qu’ils annonçaient dans leurs

âges les âges qui allaient venir ; ils ne représentaient donc

pas éminemment leurs âges dans leurs âges pour nous, mais ils

représentaient initialement nos âges dans leurs âges pour

eux ; ils étaient nos anciennes extrêmes pointes d’avant-

garde ; nous ne savons que trop quelle armée s’avançait

derrière eux15.

Se dessine ici une lecture de l’Histoire faite d’aller-retour,

que travailleront les textes postérieurs. L’événement ne s’y

détache pas en tant que tel ; il prend sens à la lumière de ce

qui l’a préparé, et de sa perception rétrospective. Raison pour

laquelle il doit être envisagé dans la durée. Gilles Deleuze,

relisant Péguy en mai 1968, sera sensible au fait que « c’est

généralement dans les périodes où rien n’arrive que se font les15 Charles Péguy, « Deuxième Suite de Notre Patrie », op. cit., p. 111, p. 116.

9

changements », que l’avenir peut amener à modifier radicalement

l’expérience et la vision d’un événement, parce que tout

événement comporte une « part » qui « ne se laisse pas

accomplir par son actualisation16 ».

Péguy envisage les suites de l’Affaire rétrospectivement,

en homme de quarante ans parvenu à une forme de maturité. Ce

chiffre, hautement symbolique, a une valeur particulière dans

la Bible, où il désigne à la fois des périodes de mise à

l’épreuve (la traversée du désert par les Hébreux, tout comme

leur domination par les Philistins durent quarante ans) et de

maturation profitable (Moïse a quarante ans lorsqu’il quitte

l’Égypte, les règnes des rois David et Salomon s’étendent sur

quarante ans). Au mitan d’une vie humaine (comment Péguy

aurait-il pu savoir que la sienne touchait en fait à son

terme ?), cet âge représente l’expérience acquise : c’est le

moment où « nous devenons ce que nous sommes17 », écrit Péguy.

Il forme en outre, chez l’intéressé, ce point où la conscience

du vieillir rencontre le sentiment d’une déchéance historique.

À l’heure où il écrit L’Argent (1913), Péguy estime en effet que

« les hommes de soixante ans sont jeunes et que les hommes de

quarante ans ne le sont plus18 », parce que ces derniers ont

traversé des crises politiques et sociales inédites (l’Affaire

16 Cours de Gilles Deleuze en ligne, 7 décembre 1982, transcrits par JulieAlfonsi, consultés le 3 janvier 2014 sur La voix de Gilles Deleuze enligne, http://www2.univ-paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=163 Voiraussi Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1993 [1968].17 Charles Péguy, Victor-Marie…, op. cit., p. 20. La quarantaine, telle que Péguy ladéfinit, acquiert un attrait particulier pour les générations suivantesd’écrivains. Jean Guéhenno, né en 1890, consacre par exemple tout un volumeà cet âge « où la probité [devient] de plus en plus difficile » (Journal d’unhomme de quarante ans, Paris, Grasset, 1934, 259 p., p. 16).18 Charles Péguy, L’Argent, op. cit., p. 1132.

10

Dreyfus, le ministère Combes, l’Affaire de la « Nouvelle

Sorbonne », etc.). Il y a ce relativisme une constante du

discours polémique, constamment mobilisée entre le second XIXe

siècle et les années 1940. Le procédé, mis en œuvre par les

satiristes à l’époque de l’affrontement entre romantiques et

réalistes, est immortalisé, dans le roman fin-de-siècle, par

les héros de Joris-Karl Huysmans ou de Jean Lorrain (Des

Esseintes, Fréneuse, Noronsoff), qui mêlent de façon grotesque

la jeunesse et la décrépitude, et diffusé par la tradition

pamphlétaire19. Les auteurs catholiques, pour lesquels la

jeunesse représente un état spirituel conforme à l’esprit

d’enfance prêché dans les Évangiles20, jouent particulièrement de

cette conception relativiste, qui leur permet de représenter

des personnages que le vice a vieilli. Georges Bernanos suit

ainsi les traces du Péguy d’Un nouveau théologien. Monsieur Naudet

lorsqu’en 1929 il peint une Jeanne d’Arc méjugée par les

docteurs ‒ des « vieillards, dont beaucoup n’ont pas dépassé la

19 Dans les Lettres satiriques et critiques d’Hippolyte Babou (Paris, Poulet-Malassiset de Broise, 1860, 386 p., p. 207), les disciples de Champfleury fontfigure de « vieux jeunes gens qui font depuis dix ans l’écolebuissonnière ». Ce type de caractérisation est porté par les pamphlets(qu’on songe au Coups de mèche d’un vieux jeune aux jeunes vieux, par Alexandre Weill,Paris, E. Dentu et chez l’auteur, 1889, 32 p.), au moins jusqu’à la fin dela IIIe République. Louis-Ferdinand Céline imagine la France futureentièrement peuplée de « vieillards », sous l’effet du système académique,qui transforme les jeunes gens en barbons, les condamnant au « gâtismemoral ou [au] commerce » (voir Céline, Bagatelles pour un massacre, Paris,Denoël, 1937, 379 p., p. 174 ; Les Beaux draps, Paris, Nouvelles ÉditionsFrançaises, 1941, 223 p., p. 178 et « L’art nous est hostile », interviewpar Georges Cazal (1958), in L’Argot est né de la haine !, proposé par RaphaëlSorin, notice biographique de Bernadette Dubois, Bruxelles, AndréVersailles éditeur, 2010, 93 p., p. 28).20 « Je vous le dis, en vérité, si vous ne changez et ne devenez comme lesenfants, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux » (Évangile selonsaint Matthieu, XVIII, 3).

11

trentaine21 ». L’originalité de Péguy tient au fait qu’il

revalorise la référence au vieillissement, si fréquemment

sollicitée par les auteurs clamant la décadence de la nation à

des fins polémiques, en soulignant la sagesse et la dignité des

« jeunes vieux ». L’Argent suite précise que si « l’homme de

quarante ans qui secoue l’homme de soixante-dix ans a l’air de

se rebeller contre son père », « [prendre] le parti de ses pères contre

son père » « est le programme et la dure destinée de notre

génération ». Péguy ajoute :

[…] c’est aussi ce qui nous justifie, et ce qui nous

authentique [sic], et ce qui nous fait rentrer dans la

nature, et dans l’ordre et la loi. C’est nous ainsi qui

sommes l’autorité la plus ancienne et la plus légitime, c’est

nous qui sommes la tradition, c’est nous qui sommes la

continuité, c’est nous qui sommes les pères, véritablement,

puisque c’est nous qui sommes la race, puisque c’est nous qui

sommes les grands-pères et les aïeux22.

Une double ligne

Si l’Affaire Dreyfus constitue, dans la trajectoire de

Péguy, une rupture mise en scène par l’auteur lui-même, il est

des déchirements moins tapageurs, quoique d’égale importance. La

crise qui mène à la conversion s’enracine ainsi dans les années

1902-1905, riches en bouleversements. Alors que les tensions

s’accroissent sur tous les fronts (la seule année 1905 est

troublée par la séparation des Églises et de l’État, les grandes21 Georges Bernanos, Jeanne, relapse et sainte, Essais et écrits de combat I, Essais et écrits decombat I, textes présentés et annotés par Yves Bridel, Jacques Chabot etJoseph Jurt sous la direction de Michel Estève, Paris, Gallimard,« Bibliothèque de la Pléiade », 1971, LI-1712 p., p. 22. 22 Péguy, L’Argent suite, op. cit., p. 1214.

12

grèves, la guerre russo-japonaise, la révolution russe, les

massacres arméno-tatars, la crise « marocaine » entre la France

et l’Allemagne, l’unification du socialisme dans la SFIO ‒

autant dire, pour Péguy, sa dégénération définitive ‒, le

rassemblement d’une partie des nationalistes dans la Ligue

d’Action Française), Péguy voit s’intensifier sa passion

impossible pour Blanche Raphaël. Il s’écarte de Jean Jaurès,

d’Anatole France, des camarades de la Ligue des Droits de

l’Homme et des Universités Populaires. Le parcours de Péguy est

jonché d’amitiés brisées. C’est que, de politique, l’amitié

revêt un sens mystique chez le penseur, sens qui s’affirme à

partir de 1905.

C’est sur les bancs de l’école que se nouent ses premiers

attachements. Péguy entre en primaire peu avant les lois laïques

de Jules Ferry, cette réforme qu’il accusera d’avoir enterré

l’ère républicaine. Passé au collège Sainte-Barbe, en 1893, il y

rencontre Marcel Baudoin, Joseph Lotte et les frères Tharaud.

L’année suivante, il intègre l’École Normale Supérieure. Le

Loiret, la grand-mère qui amenait les vaches à l’étang sont

désormais bien loin. Et, si ses sociabilités ne se limitent pas

aux normaliens de sa promotion, ce que Péguy nomme sa

« génération » se compose d’une élite intellectuelle ayant accès

aux études supérieures. Lui-même le souligne dans Un nouveau

théologien. Monsieur Laudet : lorsqu’il parle de « génération », «

([il] ne parle pas naturellement, [il] ne parle jamais des

pauvres gens), ([il] ne parle que des grands seigneurs de la

Politique et de l’Université […]23 ». La Revue Blanche, puis les

23 Péguy, Un nouveau théologien…, p. 110.13

Cahiers de la quinzaine offrent aux « amis » politiques de Péguy un

espace d’indépendance, contre les menaces des socialistes

« autoritaires ». Conçus comme un vivier générationnel au sens

large, les Cahiers soudent autour de leur gérant une communauté de

contributeurs et de lecteurs. Cela n’interdit évidemment pas les

fâcheries. Près d’une décennie après sa création, la revue se

trouve fragilisée lorsque Péguy tombe malade. Il sollicite alors

l’aide de la communauté qu’il a réunie sans promesse

d’« engagement » ni « aliénation » ‒ cette « société d’un mode

incontestablement nouveau, [cette] sorte de foyer, […] [cette]

sorte de famille d’esprits, sans l’avoir fait exprès,

justement ; nullement un groupe, comme ils disent ; cette

horreur ; mais littéralement ce qu’il y a jamais eu de plus beau

dans le monde : une amitié ; et une cité24 ».

Aux Cahiers, l’amitié qui unissait Charles Péguy et son

contemporain Daniel Halévy s’affermit : « On ne forme, on ne lie

d’amitiés de cette sorte qu’entre hommes du même âge, de la même

génération, de la même promotion25 ». Mais l’appartenance à une

même classe d’âge (Halévy est né en décembre 1872, Péguy en

janvier 1873) n’efface pas la différence sociale. Halévy est le

riche héritier d’une famille en vue dans le Paris mondain et

intellectuel depuis au moins trois générations ; Péguy, lui,

mythifie son ascendance populaire : fils d’un menuisier et d’une

rempailleuse, tôt orphelin de père, il s’enorgueillit d’avoir

élevé par une grand-mère « paysanne », ne sachant « pas

lire26 ». Péguy se plaît à rapporter l’interprétation

24 Péguy, « A nos amis, à nos abonnés », juin 1909, édition de la Pléiade,1988, t. II, XLI-1604 p., p. 1276. 25 Charles Péguy, Victor Marie…, op. cit., p. 16.

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discordante qu’Halévy et lui donnent de l’Affaire Dreyfus à

cette altérité originelle, assez tangible pour provoquer une

brouille, mais pas une rupture définitive ; car, même si cela

les mène à la croisée des chemins, les deux amis continuent

d’avancer sur ce plateau des Yvelines qu’ils aiment tant :

« tout ce que nous avions de différence, d’écart entre nous »,

affirme Péguy, « donnait précisément, était précisément ce qui

donnait une valeur, peut-être unique, à cette perpétuelle

référence mutuelle […]27 ».

Sans jamais négliger cette définition horizontale de la

« génération », Péguy l’articule à une réflexion sur la

généalogie, qui en constitue la définition verticale. L’intérêt

que porte Péguy à la génération, sous la double forme de la

filiation et de la transmission, s’explique en outre par le fait

qu’il a grandi sans père. La disparition de son géniteur, mort

le 18 novembre 1873, hante d’autant plus Péguy qu’on l’a élevé

dans l’idée qu’il remplaçait un père dont le décès coïncide, à

dix mois près, avec sa propre naissance28. Dans une page

supprimée de Victor Marie, comte Hugo, Péguy, partant d’une

confession que lui aurait faite Halévy, dénonce un non-dit, un

secret, un défaut de « communication », une rupture qui creuse

le fossé entre les générations : les adultes dissimulent à ceux

qui les suivent que l’existence ne peut être heureuse. Le «

26 C’est à sa mémoire qu’écrivant sous le pseudonyme de Pierre Baudoin, ildédie La Chanson du roi Dagobert (1903).27 Charles Péguy, Victor Marie…, op. cit., p. 16-17.28 Sur cet aspect, voir Romain Vaissermann, « La mort du père chez Péguy,analyse d’un récit autobiographique », in Romain Vaissermann dir., CharlesPéguy, l’écrivain et le politique, Paris, Éditions de la Rue d’Ulm, 2003, 332p., p. 25-76. En ligne sur romain.vaissermann.free.fr/12/pere.htm#_ftn93.Consulté le 3 janvier 2014.

15

[c]omplot des pères et des mères, cette conspiration tacite,

jamais trahie » est pourtant la condition de l’Espérance,

puisque chaque génération croit de nouveau en un bonheur

possible. Ce constat dessine un nouveau point de rupture : non

seulement la solidarité des individus d’une même génération peut

être troublée par les inégalités sociales, mais la communication

intergénérationnelle a été rompue29 . Péguy choisit finalement

de ne pas conserver cette page, comme s’il superposait son

silence à celui des pères. C’est sur le devoir de transmission

intergénérationnelle, plus que sur les failles de ce dernier,

qu’il insistera. Non sans rappeler l’existence de « mauvais

maîtres » qui ont failli à leur tâche.

Parmi ces « mauvais maîtres », indignes de leur charge, les

historiens professionnels tiennent la première place, parce

qu’ils refusent d’intégrer à leur réflexion les données qui

contredisent l’écriture linéaire de l’Histoire. Malgré la

fascination qu’il continue d’exercer sur Péguy30 et une bonne

part des contemporains venus au monde autour de 1870, Ernest

Renan est tenu reponsable de l’entrée dans une modernité

« incurablement bourgeois[e] », asservie à « un dogme infiniment

plus autoritaire » que le dogme catholique qu’elle a chassé :

l’« histoire » et la « sociologie31 ». Double inversé de Péguy ‒

venu au christianisme dont Renan s’est écarté ‒, l’auteur de

29 Ces relations ont inspiré à Françoise Gerbod un schéma qui rend compte dela condition « tragique » de l’homme péguyste (Françoise Gerbod, Écriture ethistoire dans l’œuvre de Péguy, Lille, Atelier de reproduction des thèses del’université de Lille 3, 1981, 2 t., 914 p., p. 593). 30 Sur ce point, voir Simone Fraisse, « Péguy et Renan », Revue d’histoire littérairede la France, mars-juin 1973, n°2-3, p. 264 sq. 31 Charles Péguy, « De la situation faite à l’histoire et à la sociologiedans les temps modernes », 3e cahier de la 8e série, 4 novembre 1906,édition de la Pléiade, 1986, t. I, CXXXI-1934 p., p. 1028-1029.

16

L’Avenir de la science aurait ouvert la voie aux intellectuels

républicains qui mettent la discipline historique au service de

la constitution de leur propre autorité. Du fait même de ce

qu’il doit à Renan (il lui emprunte peut-être la distinction

entre « époque » et « période », si centrale dans Notre jeunesse),

Péguy semble vouloir remotiver les usages renaniens de la

« génération ». Usages hautement représentatifs, puisque Renan

est l’un des auteurs du second XIXe siècle français qui a le

plus volontiers recours au terme32.

Péguy affirme d’abord que la génération positiviste l’« a

immédiatement précéd[é]33 » ; pour donner une pleine efficacité

à son discours, il rapproche en fait de lui des individus qui

n’appartiennent pas à la même classe d’âge, créant une catégorie

homogène qui s’avère un pur artefact. À la génération de Renan,

né en 1823, succède sous sa plume celle d’Ernest Lavisse,

Ferdinand Brunetière, Gustave Lanson, Charles-Victor Langlois et

Charles Andler, nés respectivement en 1842, 1849, 1857, 1863 et

186634. Or, si sept petites années séparent de Péguy le cadet

des universitaires incriminés, Renan et Lavisse appartiennent à

la génération de son grand-père et de son père. Péguy précise :

je ne dis pas [qu’Andler et Langlois] étaient de notre

génération. Ils étaient dans notre génération, en ce sens que

32 La recherche, certes partielle, des occurrences de « génération » sur labase Frantext (98 occurrences dans seulement cinq titres : la Vie de Jésus,Marc Aurèle et la fin du monde antique, Souvenirs d’enfance et de jeunesse, Dramesphilosophiques, L’Avenir de la science) place Renan en tête, devant Michelet etHugo. 33 Charles Péguy, « De la situation faite à l’histoire et à la sociologiedans les temps modernes », op. cit., p. 1014. 34 Ce qui ne l’empêche pas, dans L’Argent suite (op. cit., p. 1179), de prétendreque Brunetière a formé la génération de Lanson !

17

[sic] ils étaient juste assez au-dessus de notre génération

pour agir immédiatement dans notre génération35.

C’est leur empreinte qu’on détermine, leur ascendant qu’on

évalue. Or ces derniers se manifestent hors de toute

transmission véritable :

 Ce que cette génération précédente avait reçu de sa

précédente, elle ne (nous) l’a point transmis, elle ne l’a

point traduit. Et ce que nous la génération suivante nous

transmettons déjà à la génération suivante, à la génération

qui nous suit, nous ne l’avons point reçu36.

Ces professeurs sont bien de mauvais maîtres, au plein sens du

terme. Dans le texte qui deviendra L’Argent suite, Péguy éreinte

Gustave Lanson, incarnation à ses yeux des intellectuels

arrivistes qui méprisent les lois de la génération :

Il faut croire qu’il y a des hommes pour qui les âges

n’existent pas, qui n’entendent pas couler le temps, succéder

le jour, et pour qui ces nobles reposoirs d’une longue

existence ne sont jamais que les marches d’un escalier37.

L’histoire littéraire que Lanson contribuera à imposer à

l’Université ne peut, de ce point de vue, prétendre être

historique car elle est obstinément linéaire, et arase les

obstacles : « l’événement [y a] les deux bras attachés le long

du corps et les jambes en long et les deux poignets bien liés et

les deux chevilles bien ligotées38 ». Ainsi, l’histoire35 Charles Péguy, L’Argent suite, op. cit., p. 1171.36 Charles Péguy, Un nouveau théologien…, op. cit., p. 110.37 Charles Péguy, L’Argent suite, op. cit., p. 1176.

18

lansonienne aurait dû buter contre Corneille, qui rompt la

linéarité comme Péguy écrivain espère la rompre. Corneille se

dérobe en effet à l’interprétation méthodique ; il requiert un

autre type d’expérience ; une lecture intégrale, terre à terre,

primaire, pourrait-on dire en jouant sur les mots.

Mais ramener les usages péguystes de la génération à une

volonté de resémantisation ne suffit pas. On ne peut évidemment

ignorer les résonances religieuses du terme, exploitées par

Joseph de Maistre, Lamennais, et bien des écrivains catholiques

fin-de-siècle tels que Léon Bloy. Or c’est surtout après sa

conversion, du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc (1910) à Ève (1913) -

cet hymne à la mère des générations -, de Clio (1909) à L’Argent

(1913), que Péguy a de plus en plus fréquemment recours au

lexique de la génération. Tourmenté par la réflexion sur ses

origines, mythifiait-il sa propre création jusqu’à se rêver

divin enfant, lui le fils d’un menuisier et d’une humble

femme39 ? Reste que le dénombrement biblique des générations

sert de matrice à un passage de Victor Marie comte Hugo, faussement

motivé par le commentaire de « Booz endormi » ‒ poème qui

déploie d’ailleurs une conception relativiste de l’âge40 .

Dans ces pages apparemment apparemment dédiées à Hugo sont

en fait confrontées les généalogies de Jésus que détaillent, au

38 Ibid., p. 1177. 39 C’est ce que suggère André Mabille de Poncheville dans sa Vie de Péguy,Paris, Bonne presse, 1943, 236 p., p. 9 : « Charles Péguy vient au mondele lendemain du Jour des Rois, sous l’égide de l’épiphanie. Qui sont cesparents ? Un menuisier, une rempailleuse de chaises ».40 « Le vieillard qui revient vers la source première, / Entre aux jourséternels et sort des jours changeants ; / Et l’on voit de la flamme auxyeux des jeunes gens, / Mais dans l’œil du vieillard on voit de lalumière » (Victor Hugo, « Booz endormi », La Légende des siècles, première série,Paris, Hachette, 1862, 395 p., p. 26, v. 21-24).

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sein du Nouveau Testament, saint Matthieu et saint Luc. Le Livre

de la génération de Jésus-Christ ‒ qui ouvre le premier des Évangiles ‒,

comme le chapitre trois de l’Évangile de Luc articulent

l’histoire charnelle et l’histoire spirituelle. Matthieu retrace

l’ascendance humaine du Christ sur quatorze générations, en

partant d’Abraham. Luc procède autrement : du Christ, il remonte

jusqu’à Adam, en soixante-dix-sept générations. Ces deux récits

affirment certes qu’à n’importe quelle époque, l’individu est

immédiatement lié à l’origine ‒ au Christ, à Adam, à Dieu. Mais

chaque version a une finalité propre. Partant de « Jésus âgé »,

Luc réalise ce que Péguy nomme « une extraction », « une

remontée verticale » jusqu’à l’origine. Il ne hiérarchise pas

les acteurs, qui s’effacent tandis qu’est valorisé le processus

de filiation. Confrontant ce modèle au précédent, Péguy note que

Luc « est plus pressé » que Matthieu, qui cite deux fois les

acteurs, comme père et comme fils. Au contraire, « la génération

de Matthieu est comme posée. […] D’une pesanteur matérielle,

d’une pesanteur charnelle. D’une pesanteur naturelle. Elle est

historique. Elle suit le fil de l’événement, le sens de

l’événement, le fil de la race ». Et c’est bien cette durée que

valorise Péguy, qui peint saint Matthieu en « honnête »

« paysan ». La préférence de Péguy ne va donc pas à la version

de Luc, où le Christ éclaire rétrospectivement tout ce qui l’a

précédé, où le Nouveau Testament explique l’Ancien, mais à celle

de Matthieu, dont il retient moins le respect de la chronologie

qu’un déclassement, une commutation : Matthieu « prend non point

la généalogie mais la génération même de Jésus pour ainsi dire

par le pied », liant le Christ à Abraham, « deuxième Adam », non

20

plus « chassé » mais « élu » par Dieu. Même si aucun des

évangélistes ne cache que l’ascendance de Jésus-Christ est

marquée par des « crimes de chair », c’est là relativiser la

Faute, mais surtout signifier que l’élection définitive a pris

du temps (Caïn, Noé n’en étaient pas dignes), comme a pris du

temps l’avènement du Sauveur. L’événément n’acquiert tout son

sens qu’à la lumière de cette maturation.

Le processus d’« extraction41 » que Péguy relève dans

l’Evangile de Matthieu, il l’évoque encore dans les textes où il

revient sur sa propre expérience de père :

Un homme est de son extraction, un homme est de ce qu’il est.

[...] Le père n’est pas de lui-même, il est de son

extraction ; et ce sont ses enfants peut-être qui seront de

lui42.

L’autoritarisme parental n’est pas de mise, car la

transmission s’opère d’une autre manière : songeant à Marcel et

Pierre, ses deux garçons, Péguy regrette que les pères veuillent

invariablement « faire compter [leur] compte aussi pour [leurs]

enfants, pour les générations suivantes » ‒

un compte qui ne devrait pas même nous servir à nous-mêmes,

qui ne devrait même pas compter pour nous-mêmes, si nous

savions vieillir, si nous consentions à vieillir. […] On croit

que c’est de l’amour et de la paternité, on croit que c’est de

l’amour paternel que de vouloir, que de leur [sic] faire que

leur vie soit la prolongation de la nôtre. Que notre

41 Charles Péguy, Victor Marie…, op. cit., p. 105-108.42 Charles Péguy, L’Argent, p. 1122. Voir aussi Guy Lecomte, « Charles Péguy,départ dans la paternité et départ dans l’action socialiste », Feuillets del’Amitié Charles Péguy, n° 209, avril 1976, p. 19-23.

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installation compte pour eux. Serve pour eux. Que notre compte

compte pour eux. Laissons nos enfants s’installer pour eux,

compter pour eux, commencer pour eux. […]. Laissons-les faire

leurs comptes, qui nous chassent43.

Si Péguy colore la rhétorique générationnelle, il ne se

contente pas de remotiver des usages antérieurs. Il étaye ainsi

son refus de la linéarité chronologique par une critique du

positivisime universitaire et des dérives du dreyfusisme. Pour

rendre à l’Histoire son épaisseur – et ainsi l’incarner ‒, Péguy

replace l’événement au cœur d’un feuilletage temporel où

l’acception verticale de la génération et son acception

horizontale s’articulent, liant le public et le privé. Dans

cette entreprise, l’homme se donne pleinement à voir : car cette

philosophie du temps que Péguy bâtit sur le souvenir d’un père

disparu ou l’évocation de différends amicaux est aussi une

philosophie de l’expérience dont l’originalité mérite plus que

jamais d’être signalée.

43 Charles Péguy, Victor Marie…, op. cit., p. 147.22