Les gens venus d’ailleurs dans les villes médiévales : quelques acquis de la recherche

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Introduction Les gens venus d’ailleurs dans les villes médiévales : quelques acquis de la recherche Denis Menjot Université de Lyon 2 – UMR 5648/CIHAM Nombre de nos contemporains ont souvent tendance à considérer nos colloques de médiévistes comme des distractions d’intellectuels privilégiés qui dissertent doctement de sujets totalement déconnectés de la réalité, quand ils ne pensent pas qu’ils servent simplement de prétexte à des déplacements touristiques et gastronomiques. Le sujet de celui qui nous réunit aujourd’hui est parfaitement et cruellement d’actualité puisqu’il porte sur les gens venus d’ailleurs dans les villes qui sont l’objet des préoccupations des opinions publiques et des dirigeants des communautés urbaines comme des Etats de la planète. On ne compte plus les expositions (Bruxelles plurielles : gens d’ici venus d’ailleurs, Nantais venus d’ailleurs), ouvrages, articles, émissions radiophoniques ou télévisuelles, thèses et rapports consacrés aux groupes et communautés migrantes qui sont aussi des thèmes de campagnes électorales 1 . Les historiens étant fils de leur temps, il n’est donc pas étonnant que les chercheurs juniors qui ont fondé et animent ce laboratoire VilMA aient choisi comme thème de leur colloque « arriver » en ville pour approfondir la question des migrants en milieu urbain sans revenir sur les courants et les flux migratoires, questions déjà traitées dans d’autres rencontres et publications diverses 2 . 1 . Dernier article en date sur les migrants à Lyon, B. VOISIN, « Deux siècles d’immigration à Lyon : entre ghettoïsation et intégration citoyenne », Gavroche. Revue d’Histoire Populaire, 165, janvier-mars 2011, p. 18-28. 1

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IntroductionLes gens venus d’ailleurs dans les

villes médiévales : quelques acquis de la recherche

Denis MenjotUniversité de Lyon 2 – UMR 5648/CIHAM

Nombre de nos contemporains ont souvent tendanceà considérer nos colloques de médiévistes comme desdistractions d’intellectuels privilégiés quidissertent doctement de sujets totalementdéconnectés de la réalité, quand ils ne pensent pasqu’ils servent simplement de prétexte à desdéplacements touristiques et gastronomiques. Lesujet de celui qui nous réunit aujourd’hui estparfaitement et cruellement d’actualité puisqu’ilporte sur les gens venus d’ailleurs dans les villesqui sont l’objet des préoccupations des opinionspubliques et des dirigeants des communautésurbaines comme des Etats de la planète. On necompte plus les expositions (Bruxelles plurielles : gens d’icivenus d’ailleurs, Nantais venus d’ailleurs), ouvrages,articles, émissions radiophoniques outélévisuelles, thèses et rapports consacrés auxgroupes et communautés migrantes qui sont aussi desthèmes de campagnes électorales1. Les historiensétant fils de leur temps, il n’est donc pasétonnant que les chercheurs juniors qui ont fondéet animent ce laboratoire VilMA aient choisi commethème de leur colloque « arriver » en ville pourapprofondir la question des migrants en milieuurbain sans revenir sur les courants et les fluxmigratoires, questions déjà traitées dans d’autresrencontres et publications diverses2.

1. Dernier article en date sur les migrants à Lyon, B. VOISIN,« Deux siècles d’immigration à Lyon : entre ghettoïsation etintégration citoyenne », Gavroche. Revue d’Histoire Populaire, 165,janvier-mars 2011, p. 18-28.

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Le questionnement très pertinent et fort completqu’ils ont élaboré met clairement en évidence lespoints essentiels à étudier, les sources àexploiter et la méthodologie à mettre en œuvre.Pour introduire ce colloque et ainsi accomplir latâche qu’ils ont bien voulu me confier, et que j’aiimprudemment acceptée, je me propose de dégager untrès bref état de l’art sur trois points abordéspar les communications qui vont être présentées :qui sont ces gens venus d’ailleurs (origine,raisons de l’immigration) ? Comment deviennent-ilsdes gens d’ici (modalités et facteursd’intégration, politiques immigratoires) ? Quellesrelations entretiennent-ils avec les gens installéset quelles influences exercent-ils sur eux ? Monami et complice, Patrick Boucheron, se chargera enconclusion de mettre en évidence les apports et leslimites de cette rencontre qui clôt un importantcycle de conférences sur la ville organisé par lelaboratoire VilMA.

La présence des étrangers dans les villeseuropéennes au Moyen Âge n’a pas constitué « unpoint aveugle de la recherche historique »jusqu’aux années 19803 car le peuplement des villesnouvelles et des régions de colonisation est unequestion qui a suscité l’intérêt des médiévistesbien avant cette date. Toutefois les travaux sesont multipliés depuis les années 1970 carpratiquement toutes les monographies urbaines quiont fleuri dans la perspective d’une histoiretotale font une place aux migrants dans le ou leschapitres consacrés à la population urbaine, placesouvent réduite, principalement faute de sources.Des chercheurs ont aussi exhumé et exploité desdocuments exceptionnels comme des recensements, des2. Pour un état des questions posées par l’immigration au coursdes siècles, voir les communications rassemblées par L’étranger enquestions du Moyen âge à l’an 2000, M. CL. BLANC-CHALÉARD, S. DUFOIX etP. WEIL dir., Paris, Le Manuscrit, 2005. 3. Pour reprendre l’expression employée pour l’époquecontemporaine par G. NOIRIEL, État, nation et immigration. Vers une histoiredu pouvoir, Paris, Gallimard, 2005. L’année 1981 voit lanaissance de la revue Immigrants and minorities et en 1985 estlancée la Revue européenne des migrations internationales.

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listes et des rôles de contribuables. Plusrécemment des enquêtes collectives et desrencontres scientifiques ont été consacrées à cesgens venus d’ailleurs4 que les médiévistes nommentde façon différente : migrant, immigré, étranger /aubain, forain ou encore autre, terminologie assezfloue qui varie selon les historiens, notammentparce qu’ils ont affaire à des réalités différentesselon les époques, les régions et les sources. Tousces travaux ont montré la grande diversité dessituations d’une ville à l’autre et d’une époque àl’autre, ce qui rend la synthèse difficile maisnécessaire.

1. Diversité des arrivants

4. Le migrazioni in Europa, secc. XIII-XVIII, Atti della « Venticinquesimasettimana di studi », Istituto internazionale di storiaeconomica F. Datini, 1993, S. CAVACIOCCHI éd., Florence,Mondadori, 1994 ; Les immigrants et la ville. Insertion, intégration,discrimination (XIIe-XXe siècles), D. MENJOT et J.-L. PINOL dir., Paris,L’Harmattan, 1996 ; Les étrangers dans la ville. Minorités et espace urbain dubas Moyen Âge à l’époque moderne, J. BOTTIN et D. CALABI dir., Paris,Maison des Sciences de l’Homme, 1999 ; Migrations et diasporasméditerranéennes (Xe-XVIe siècles), M. BALARD et A. DUCELLIER dir., Paris,Publications de la Sorbonne, 2002 ; Movimientos migratorios,asentamientos y expansión (siglos VIII-XI), XXXIV Semana de Estella,Estella, 2008, Pampelune, Gobierno de Navarre, 2009.

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Même « s’il n’y a pas de migrations en Europe àla fin du Moyen Age »5 au sens de déplacementsdurables et massifs d’une population, les sociétésmédiévales sont des « sociétés en mouvement »,contrairement à l’idée longtemps reçue de sociétésimmobiles et stables6. Les historiens ontmaintenant bien mis en évidence la mobilité despopulations et l’importance du phénomène migratoiredans l’essor démographique des villes à partir duXIe siècle, puis dans la reconstruction qui faitsuite à leur dépeuplement causé par les calamitésdu XIVe siècle. Dans les villes, l’augmentation ou ladiminution du nombre d’immigrants illustrent jouraprès jour les dynamiques à l’œuvre dans l’économieeuropéenne, aussi bien chez eux qui sont situés ausommet de la pyramide – les élites – qu’à la base– les artisans et les hommes de peine.

Si des sources diverses et variées révèlentl’existence de gens venus d’ailleurs – nécropoles,chroniques, ordonnances municipales, testaments,sauf-conduits, procès, actes notariés, rôled’impôts, recueils de biographies en paysd’Islam –, bien peu permettent de quantifier cesmigrants et de préciser leurs origines, mêmeapproximativement. Les néo-citadins ne sont eneffet presque jamais enregistrés en tant que tels,sauf individuellement dans les cas denaturalisation, ou collectivement dans les rarescas de dénombrements d’étrangers : vecinos nuevos danscertaines villes de Castille7, nouveaux bourgeoisdans quelques localités du nord de l’Europe. Lesautorités urbaines ne s’intéressentqu’indirectement à eux pour s’assurer qu’ilsparticipent à la défense et aux charges communes,

5. Conclusion de R. FOSSIER, Le migrazioni in Europa..., op. cit., p. 63.6. Des sociétés en mouvement. Migrations et mobilité au Moyen Âge, 40e

Congrès des Historiens médiévistes de l’enseignement supérieurpublic, Nice, 2009, Paris, Publications de la Sorbonne, 2010.7. Ces listes m’ont permis d’étudier l’immigration à Murcie,D. MENJOT, « L’immigration à Murcie et dans son territoire sousles premiers Trastamares (1370-1420) », Revue d’histoire économique etsociale, 2-3, 1975, p. 216-265.

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satisfont bien aux règles des métiers et neperturbent pas l’ordre public8.

Faute de recensements, les historiens ontexploité les noms de personne suivis d’un toponymed’origine qu’ils ont relevé dans la documentation9.Mais cette méthode est uniquement pertinente avantque les toponymes ne deviennent héréditaires et setransforment en patronymes à partir de la secondemoitié du XIIIe siècle. Par ailleurs, elle supposede disposer sur une période courte de listessuffisamment longues de toponymes localisables pourpermettre de cartographier les aires d’attractiongéographiques, ce qui est extrêmement rare10, ou depouvoir en constituer à partir de la documentationconservée, ce qui exceptionnel11.

La relation entre la croissance du phénomèneurbain et l'immigration étrangère constitue un faitavéré dans l’ensemble du monde occidental. Mais lesétudes montrent toutes que même dans ces zones decolonisation comme la Péninsule ibérique ou les

8. Tout à fait exceptionnellement à Avignon, un registre estconstitué par l’administration pontificale pour connaître lestatut juridique des habitants, J. ROLLO-KOSTER, « Mercatorflorentinensis and others : Immigration in Papal Avignon », dansUrban and Rural Communities in Medieval France : Provence and Languedoc (1000-1500), K. REYERSON et J. DRENDEL éd., Leyde, Brill, 1998, p. 73-100.9. Sur l’anthroponymie, voir P. BECK, M. BOURIN et P. CHAREILLE,« Nommer au Moyen Âge : du surnom au patronyme » dans Lepatronyme. Histoire, anthropologie, société, G. BRUNET, P. DARLU etG. ZEI dir., Paris, CNRS Editions, 2001, p. 13-38.10. Dans le royaume de France, on n’en compte guère que deuxpour la ville de Provins et une pour la ville de La Rochelle,étudiées respectivement par M. TH. MORLET, « L’origine deshabitants de Provins aux XIIIe et XIVe siècles d’après les nomsde personne », Bulletin philologique et historique, 1961, p. 95-114, etY. RENOUARD, « Le rayonnement de La Rochelle en Occident àl’aube du XIIIe siècle », Bulletin philologique et historique, 1963,p. 79-94.11. Deux historiens ont tenté de le faire, CH. HIGOUNET, « Lepeuplement de Toulouse au XIIe siècle », Annales du Midi, 1943,p. 489-498 ; A. RUCQUOI, « Valladolid, pôle d’immigration auXVe siècle » dans Les communications dans la péninsule ibérique au MoyenÂge, Actes du colloque de Pau, 1980, CNRS Editions, 1981,p. 179-190.

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régions d’Europe centrale et orientale12, leshabitants des villes nouvelles ne sont pas que« pieds poudreux [...] errants venus de très loin »comme Henri Pirenne en avait pendant longtempsimposé l’idée, mais pour beaucoup des paysans venusdes régions voisines13. Ainsi, par exemple, lesfrancos, dont M. Defourneaux a surestimél’importance, constituent bien l’un des courantsmigratoires qui confluent dans les villes du nordde l’Espagne, et pas seulement dans celles établiesle long du Chemin de Saint-Jacques car on perçoitleur présence dans de très nombreuses villes endehors de lui et dans les centres urbains conquissur l’Islam. Mais un autre courant migratoire, sansdoute très nourri, est formé par ceux quiproviennent des campagnes avoisinantes, attirésvers les villes par les privilèges offerts par lesmonarques pour stimuler l’urbanisation, à moinsqu’ils n'aient été obligés de se grouper à l’ombrede leurs murailles. Dans l’Avignon des Papes, cesont les zones voisines montagneuses et pauvres quifournissent le gros des immigrants alors que lesmarchands et hommes d’affaires sont originaires deToscane et de Lombardie14. A Gênes au XVe siècle,l’industrie textile recrute ses ouvriers dans soncontado et les villages de la côte ou des vallées del’intérieur15. A Gérone, la main-d’œuvre, surtoutdans le domaine textile, afflue des campagnesvoisines, mais plus on avance dans le XVe siècle,plus l’éloignement géographique s’affirme16. ABruges, c’est le phénomène inverse : avec le déclindu port au profit d’Anvers à partir de la fin du12. M. DEFOURNEAUX, Les français en Espagne, 1949 ; S DE MOXO,Repoblación y sociedad en la España medieval, Madrid, Rialp, 1979 ;CH. HIGOUNET, Les Allemands en Europe centrale et orientale au Moyen Âge,Paris, Aubier, 1989.13. Un des premiers chercheurs à avoir mis en évidence cetteimmigration des ruraux a été J. PLESNER, L’émigration de la campagne àla ville libre de Florence au XIIIe siècle, Copenhague, 1934.14. J. ROLLO-KOSTER, « Mercator florentinensis and others... » op. cit., p.80 et ss.15. J. HEERS, Gênes au XVe siècle, Paris, S.E.V.P.E.N, 1961.16. S. VICTOR, La construction et les métiers de la construction à Gérone auXVe siècle, Toulouse, CNRS-Université de Toulouse, 2008, p. 146-149.

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XVe siècle, l’immigration se restreint au comté deFlandre d’où proviennent 73,3 % de tous lesnouveaux bourgeois entre 1479 et 149617. Bordeaux aulendemain de la guerre de Cent Ans recrute sesapprentis essentiellement en Gascogne18.

Quand les historiens, à partir de listes de nomsd’origine, ont pu mesurer un peu plus précisémentles aires d’immigration, ils ont constaté qu’ellessont proportionnelles à l’importance des villes età l’étendue de leurs relations commerciales etqu’elles correspondent approximativement aux zonesde chalandise et d’approvisionnement. Elles sontplus étendues dans les ports, les grandes villesmarchandes et les capitales. L’immigration urbaine,qu’elle soit composée de paysans appauvrischerchant en ville de quoi survivre ou, aucontraire, de « coqs de villages » cherchant à yconvertir leur capital économique en puissancesociale, est toujours strictement dépendante de ladynamique des sociétés villageoises. Autrement dit,la différenciation sociale au sein des campagnesfait la société urbaine.

Quels effectifs représentent ces immigrants ?Quand exceptionnellement, des listes fiscalespermettent d'estimer approximativement deseffectifs démographiques, comme c’est le cas dansla seconde moitié du XIIe siècle dans le quartier deRua Nova de Léon (vers 1165) et à Santo Domingo dela Calzada (vers 1200), on peut déduire que lesétrangers représentent environ 20 ou 30 % deshabitants. Cette proportion est supérieure, prochede 50 %, parmi les nombreux témoins qui déposentdans un procès à Villafranca del Bierzo, tous étantidentifiés comme « bourgeois » de la ville19. Ilsreprésentent jusqu’à 15 à 20 % en moyenne dans les17. Proportion citée par J. P. SOSSON, Les travaux publics de la ville deBruges (XIVe-XVe siècles. Les matériaux, les hommes, Bruxelles, Créditcommunal de Belgique, 1977, p. 216 ; voir aussi E. THOEN,« Immigration to Bruges during the late Middle Ages », dans Lemigrazioni..., op. cit., p. 335-353.18. M. BOCHACA, Les marchands bordelais au temps de Louis XI, espaces et réseauxde relations économiques, Bordeaux, Ausonius, 1998, p. 115-118.19. P. MARTÍNEZ SOPENA, « Les "Francos" dans les villes du cheminde Saint-Jacques » dans Les immigrants et la ville..., op. cit., p. 9-26.

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villes polonaises au XIVe siècle20, mais seulement6 % environ à Londres au XVe siècle en provenancedes régions de la Mer du nord21.

Certains de ces nouveaux habitants n’ont pasimmigré de leur plein gré, mais ont été déplacés etcontraints au départ : esclaves, mudéjars chassésd’Andalousie ou de Sicile22, juifs fuyant lespersécutions en 1391 en Péninsule ibérique puisexpulsés en 149223. D’autres sont des gens quireviennent après avoir émigré volontairement ouavoir été exilés pendant un temps plus ou moinslong.

A côté de ces immigrants venus fonder ou peuplerdes villes nouvelles ou reconquises et quis’installent durablement, d’autres ne sont que depassage et ne séjournent, volontairement ou non,que durant un temps plus ou moins long. Lesregistres fiscaux ignorent ces populations mobileset ces immigrants temporaires qui arrivent engroupes ou individuellement. Certains d’entre euxpeuvent constituer dans quelques localités deseffectifs importants : marchands qui formentparfois de véritables colonies, notamment dans les20. H. SAMSONOWICZ, « L’insertion des immigrés dans les villespolonaises au Moyen Age », Ibid., p. 165.21. L. ARCHER, « Responses to Alien Immigration in London,c. 1400-1650 », dans Le migrazioni..., op. cit., p. 755-774.22. Trois exemples parmi d’autres, M. MARIN, « Des migrationsforcées : les ‘Ulama’ d’al-Andalus face à la conquêtechrétienne » dans l’Occident musulman et l’Occident chrétien au Moyen Âge,M. HAMMAM dir., Rabat, 1995, p. 43-59 ; M. T FERRER I MALLOL,« L’emigració dels sarraïns residents a Catalunya, a Aragó ial País Valencià durant l’Edat Mitjana » dans L’expulsió delsmoriscos. Conseqüències en el món islàmic i en el món cristià, Barcelone,1994, p. 19-26 ; J. VALLVÉ, « La emigración andalusi al Maghreben el siglo XIII (despoblación y repoblación en al-Andalus) »dans Relaciones de la península ibérica con el Maghreb, siglos XIII-XVI, Actas delcoloquio de Madrid, 1987, M. GARCÍA ARENAL et M. J. VIGUERA dir.,Madrid, 1988.23 Les déplacements forcés des juifs ont commencé bien avantces événements, C. SOUSSEN, « Les déplacements de populationsjuives dans l’espace aragonais, entre contrainte etspontanéité (ca 1280-1350) » dans Des sociétés en mouvement. Migrationset mobilité au Moyen Âge, pp.183-194.

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ports24, étudiants, nombreux dans les grandes villesuniversitaires où ils se regroupent parfois en« nations » comme à Paris, travailleursoccasionnels sur les chantiers de travaux publicsou dans des ateliers25, hommes d’armes etmercenaires en garnison, courtisans se déplaçantavec leurs souverains, cardinaux à la courpontificale d’Avignon, frontaliers venus pouréchapper à l’impôt ou à la guerre26. D’autres necomptent pas plus de quelques individus : artisansspécialisés, compagnons dont la pratique decirculation se généralise à la fin du Moyen Âge,artistes, frères mendiants, savants, bannis dansdes villes italiennes et ibériques27, mameluks enterre d’Islam, podestats dans les cités d’Italie dunord et du centre28.24. D. JACOBY, « Les Italiens en Egypte aux XIIe etXIIIe siècles : du comptoir à la colonie ? » dansF. MICHEAU dir., Les relations des pays d’Islam avec le monde latin du milieu duXe siècle au milieu du XIIIe siècle, Paris, Vuibert, 2000, p. 76-89. Surles comptoirs génois, voir M. BALARD, La Romanie Génoise (XIIe-début duXVe siècle), Gênes-Rome, 2 vol., 1978, vol. 1, p. 229-289 ;H. CASADO ALONSO, « Las colonias de mercaderes castellanos enEuropa (siglos XV y XVI) » dans Castilla y Europa. Comercio y mercaderesen los siglos XIV, XV y XVI, Burgos, H. CASADO ALONSO éd., 1995, p. 15-56 ;ID., El triunfo de Mercurio : la presencia castellana en Europa (siglos XV y XVI),Burgos, 2003.25 M. SCHERMAN, « Les marchés du travail et les mobilités destravailleurs : le cas de la ville de Trévise au XVe siècle »,dans Des sociétés en mouvement. Migrations et mobilité au Moyen Âge, pp. 121-130.26. Un exemple sur les frontières bulgares, V. TAPKOVA-ZAÏMOVA,« Migrations frontalières en Bulgarie médiévale », dansMigrations et diasporas méditerranéennes (Xe-XVIe siècles), Actes du colloquede Conques, M. BALARD et A. DUCELLIER ed., 1999, Paris,Publications de la Sorbonne, 2002, p. 125-131.27 G. MILANI, Déplacements collectifs ? Les exclusionspolitiques des communes italiennes et la mobilité géographiquedes populations urbaines, dans Des sociétés en mouvement. Migrations etmobilité au Moyen Âge, pp. 195-204. 28 E. ARTIFONI, « Notes sur les équipes des podestats et sur lacirculation de modèles culturels dans l’Italie du XIIIe

siècle » dans Des sociétés en mouvement. Migrations et mobilité au Moyen Âge,pp.315-324 et M. VALLERANI, « La familia du podestat. À propos

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Tous ces gens venus d’ailleurs dans les villesmédiévales se révèlent donc très divers par leurorigine géographique, sociale et culturelle et leurniveau économique. Cette diversité conditionnefortement leur intégration et leurs relations avecles autochtones.

2. L’installation des nouveaux venus :de l’intégration à l’exclusion

Une fois entrés en ville, le plus souvent enfranchissant une porte et/ou en passant un pont29,comment ces gens d’ailleurs deviennent-ils des gensd’ici ? Selon les époques et les villes, lesimmigrants s’intègrent, s’insèrent, voires’assimilent, ou au contraire font l’objet d’unediscrimination, d’une marginalisation, voire d’unrejet. Les formes d’intégration ou d’exclusion sontdiverses : professionnelle, sociale, spatiale,culturelle, politique et juridique.

L’intégration des nouveaux venus est un processustrès complexe qui aboutit à des situations trèsdiverses d’une ville à l’autre et d’une époque àl’autre en fonction de nombreux facteursd’importance variable. Ils tiennent d’abord auximmigrants eux-mêmes, à leur importance numériqueet à leur origine géographique, les flux continusde groupes d’immigrants de même origine nefavorisant guère l’intégration. Les barrièreslinguistiques, religieuses, culturelles impliquentsouvent une discrimination civique, sociale etparfois une ségrégation spatiale qui donnenaissance à des isolats, difficilement intégrables.C’est le cas, par exemple, des Allemands dans leslocationes des villes polonaises, des Francos regroupésdans des bourgs, des quartiers ou des rues dans bonde la mobilité des officiers et de la culture juridique dansl’Italie communale », dans ibid.,, pp. 325-336. 29. Entrer en ville, F. MICHAUD-FRÉJAVILLE, N. DAUPHIN et J.-P. GUILHEMBET dir., Rennes, Presses Universitaires de Rennes,2006.

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nombre de villes du Chemin de Saint-Jacques30. Àl’inverse, les Albanais, presque tous catholiques,familiarisés avec les coutumes et la languevénitiennes, s’intègrent plus facilement à Venise,comme les gens du Languedoc à la Valencereconquise. Le niveau social des arrivants estégalement discriminant - les riches sont plusfacilement accueillis et intégrés au sein del’aristocratie - ainsi que leur réputation quisouvent les précède. L’attitude des autorités et leniveau de développement économique de la ville, cedernier conditionnant souvent le premier, influentégalement sur la capacité d’insertion desindividus.

Les dirigeants peuvent ainsi encourager oufreiner l’immigration et faciliter ou freinerl’insertion des immigrants par une politiquevolontariste qui actionne plusieurs leviers, celuide la fiscalité par des dégrèvements d’impôts etdes franchises douanières, celui du droit par laprotection individuelle, l’accès à la propriété età la citoyenneté, celui de l’économie par l’accès àdiverses activités. Ce sont ces avantages quiviennent contrebalancer pour les nouveaux venus quiacquièrent le droit de bourgeoisie - parfoisimposée par les autorités - l’obligation derésider, de contribuer à la défense et d’acquittercertains impôts pour la comune utilitas.

Les autorités cherchent en effet à contrôler et àcibler l’immigration et tendent vers uneimmigration choisie et gérée. Ainsi à Venise etdans les grandes villes marchandes, les marchandsétrangers sont très contrôlés et plus imposés pourprotéger l’économie urbaine. A l’inverse,l’immigration marchande est plutôt encouragée dansles petites villes polonaises des Teutoniques ou àRaguse. Les autorités de Murcie, ville sous-peupléesituée dans une région frontalière à l’insécuritéendémique, cherchent par des franchises fiscales etdes subventions à attirer des médecins et desartisans dont la spécialité fait défaut dans laville. Dans les villes hanséates, les marchands30. Voir supra n. 19.

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venant d’une autre ville de la Hanse sontaccueillis en vertu d’accords conclus entre lesvilles tandis que les Génois n’ont le droit d’yrester que pendant une durée limitée. Venise, à lafin du XIVe siècle, saignée par des épidémies depeste et des guerres endémiques, va plus loin enorganisant une sorte de traite de la main-d’œuvrealbanaise et dalmate. Elle octroie généreusementaux Albanais et Dalmates la nationalité, leur offredu travail et favorise leur insertion en ne lesregroupant pas en quartiers séparés, en leurpermettant de s’installer au centre de la ville eten leur accordant, en 1442, le droit de s’associer.La volonté de voir les nouveaux venus s’assimilerest patente dans la réticence des autoritésvénitiennes à accepter la création de confrériesd’étrangers surtout si elles sont structuréesautour du culte d’un saint qui rappelle le payscomme San Giorgio et San Trifone pour lesDalmates31. Les marchands latins en terre d’Islamsont confinés dans leurs funduks, strictementcontrôlés, qui les isolent du reste de la sociétéurbaine locale32 comme les marchands de certainesvilles le sont dans des comptoirs. Toutefois, endépit de cette ségrégation spatiale organisée tantpar le pouvoir musulman que par les consulseuropéens, ceux qui sont installés à demeurepeuvent également commercer librement et sansintermédiaires dans les souks et fréquenter lereste de la ville33.31. A. DUCELLIER, « Les Albanais dans les Balkans et en Italie :courants migratoires et connivences socio-culturelles », dansLe migrazioni..., op. cit., p. 233-270 ; A. DUCELLIER, « L’insertionprofessionnelle et civique des immigrés dans les villesd’Italie au Moyen Âge : l’exemple des Albanais », dans Lesimmigrants et la ville..., op. cit, p. 63-82 ; B. DOUMERC, « L'immigrationdalmate à Venise à la fin du Moyen Age », dans Le migrazioni...,op. cit., p. 325-334 ; P. LANARO, « Corporations et confréries :les étrangers et le marché du travail à Venise (XVe-XVIIIe siècles) », Histoire Urbaine, 21, 2008, p. 31-48.32. O. R. CONSTABLE, Housing the Stranger in the Mediterranean World. Lodging,Trade and Travel in Late Antiquity and the Middle Ages, Cambridge, CambridgeUniversity Press, 2005.33. C’est ce que vient de montrer D. VALÉRIAN, « Les marchandslatins dans les ports musulmans méditerranéens : une minorité

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Dans bien des villes, les autorités pratiquentune politique baptisée « à l’élastique » parIvan Pini dans son étude minutieuse del’immigration à Bologne parce qu’elle faitalterner, en fonction souvent de la conjonctureéconomique à l’intérieur de la cité34, des avantagesofferts aux immigrants quand la ville manque demain-d’œuvre et des contraintes quand l’offred’emploi est insuffisante, par exemple en rendantplus difficile l’accès à la citoyenneté,indispensable pour bénéficier du droit de la villeet exercer des fonctions politiques35.

Parmi les facteurs d’intégration, l’un estprimordial : le voisinage. Les villes, au moinsjusqu’au XIIIe siècle, sont d’abord desrassemblements de cellules familiales, en majoritéconjugales. Entre ces familles, c’est la proximitéqui tisse les liens les plus forts dans le cadre duquartier. Celui-ci est une structure d’accueil quiregroupe des immigrants de même origine : lesvoisins de la campagne se retrouvent ainsi voisinsen ville, les immigrants venus de plus loinretrouvent des compatriotes. Le quartier estégalement une structure d’intégration avec sesmilices qui rassemblent les habitants pour ladéfense commune et ses lieux de sociabilité quesont l’église, les placettes, le four, le puits,les fontaines, le lavoir et les tavernes. Ces« communautés de voisins » ne sont certes pas dessociétés horizontales, dégagées de la hiérarchiedes rapports sociaux, mais elles créent dessolidarités de voisinage qui associent les maîtreset leurs dépendants, qu’ils logent à proximité deleurs résidences, qu’ils emploient parfois dans

confinée dans des espaces communautaires ? », Revue des mondesmusulmans et de la Méditerranée, 107-110, 2005, p. 437-445.34. A. I. PINI, « La politica demografica ‘ad elastico’ diBologna fra il XII e il XIV secolo » dans ID., Città medievali edemografia storica. Bologna, Romagna, Italia (secc. XIII-XV), Bologne 1996,p. 105-147.35. Sur le cas vénitien voir L. MOLA et R. MUELLER, « Esserestraniero a Venezia nel tardo Medioevo : accoglienza e rifiutonei privilegi di cittadinanza e nelle sentenze criminali »,dans Le migrazioni..., op. cit., p. 839-851.

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leurs ateliers et qu’ils entretiennent en échangede leur soutien. Ceux qui arrivent seuls peuventtrouver en leur sein une famille de substitutionqui facilite leur assimilation dans leur villed’adoption36. Certaines autorités urbaines l’ontbien compris, par exemple celles d’Ancône ou deVenise qui refusent de réserver aux étrangers desquartiers définis. Dans la cité des Doges, Slaves,Grecs et Albanais se rencontrent dans toutes lesparoisses, et c'est à peine si on note chez eux, çàet là, une tendance fugace à se regrouper dans uneou plusieurs d’entre elles37.

Un autre facteur important d’intégration estl’activité exercée en commun notamment dansl’atelier et sur les chantiers de travaux publicsoù les immigrants sont nombreux. Les nouveaux venussont toutefois souvent recherchés, voire attirés,pour exercer des métiers pénibles, dangereux,dépréciés que les habitants rechignent à exercer :métiers de la mer, soldats, manœuvres, domestiques,c’est le cas tout particulièrement des femmes38. Laplupart de ces travailleurs migrants se trouveainsi en marge des métiers qu’ils n’intègrent pas.Ils constituent, particulièrement dans le bâtiment,une main-d’œuvre d’une extrême mobilitégéographique et professionnelle, généralement payéeà la journée ou à la tâche39. L’exclusion du travail36. K. LYNCH, Individuals, families and communities in Europe (1200-1800), TheUrban Foundations of Western Society, Cambridge, Cambridge UniversityPress, 2003.37. A. DUCELLIER, B. IMHAUS, B. DOUMERC, J. DE MICHELI, Les chemins del’exil. Bouleversements de l’Est européen et migrations vers l’Ouest à la fin du MoyenÂge, Paris, A. Colin, 1992.38. J. A. CANCELLIERI, « Émigrer pour servir : la domesticité desfemmes corses en Italie comme rapport de dépendance insulaire(1250-1350 environ) » dans Coloniser au Moyen Âge, M. BALARD etA. DUCELLIER dir., Paris, A. Colin, 1995, p. 3-13 ; L. BALLETTO,« L’émigration féminine de Gênes au Proche-Orient auXVe siècle », dans Migrations et diasporas méditerranéennes..., op. cit.,p. 297-312.39. B. GEREMEK, Le salariat dans l’artisanat parisien aux XIIIe-XIVe siècle. Etude surle marché de la main-d’œuvre au Moyen Âge, Paris, 1969, p. 71 : dansles comptes de construction de l’hospice Saint-Jacques-aux-Pélerins (1320) et du couvent des Augustins, les manoeuvres,majoritairement étrangers, représentent 54 % et 59 % du total.

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encadré dans le métier est un facteur important demarginalisation et l’activité salariée, un facteurde discrimination. Dans le cas des hommesd’affaires, « c’est quand il cesse d’être marchandqu’il s’assimile vraiment »40. Toutefois à Florence,même si l’étranger accède rarement aux artsmajeurs, il peut faire une belle fortune dansd’autres.

La vie religieuse est également un puissantfacteur d’intégration ou d’exclusion. Les nouveauxvenus chrétiens romains se retrouvent vite bienencadrés et enserrés avec leurs frères dans leréseau des pratiques religieuses dans l’église dela paroisse où ils résident. Ils intègrent lesconfréries qui se multiplient aux derniers sièclesdu Moyen Âge et participent aux grandesmanifestations collectives : processions etpèlerinages. Les non-chrétiens, juifs et musulmans,mais aussi les Grecs orthodoxes en Sicile et enCalabre demeurent entre eux. Le regroupementsystématique des juifs dans des « ghettos » àpartir du XIIIe siècle est une mesure d’exclusion,même si elle est nécessaire à leur survie.

Les parcours migratoires et les destins sociauxapparaissent finalement très diversifiés. Lesexemples d’intégration réussie, de promotionsociale et même de réussite spectaculaire nemanquent pas et ne se limitent pas à quelquescélèbres hommes d’affaires italiens installés àParis et à Bruges dont les Lucquois Dino Rapondi etGiovanni Arnolfini sont des figures emblématiques.Dans toutes villes, les historiens ont relevé descas d’ascension sociale de gens issus del’immigration qui ont réussi à intégrer l’élite41.Un bon exemple nous est fourni par AlfonsoFernández de Cascales. Ce Portugais vient

40. J. FAVIER, De l’or et des épices. Naissance de l’homme d’affaires au MoyenÂge, Paris, Fayard, 1987.41. Le cas d’Aix-en-Provence est un excellent exemple bienétudié par L. LAROCHELLE, « L’intégration des étrangers au seinde l’oligarchie d’Aix-en-Provence (1400-1535) » dans Les sociétésurbaines en France méridionale et en péninsule ibérique au Moyen Âge, Actes ducolloque de Pau, 1988, Paris, 1991, p. 339-348.

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s’installer à Murcie à la fin du XIVe siècle,docteur en droit, il représente à plusieursreprises sa ville d’adoption à la cour du roi touten faisant une carrière dans l’administrationmonarchique ; il occupe une des plus hautesfonctions municipales, épouse la fille d’une desplus puissantes familles nobiliaires de la régionet fonde une seigneurie dans le territoire de laville42. Mais à côté de ces destins exceptionnelsque la documentation nous fait connaître, combiend’échecs nous cache-t-elle ?

3. Gens d’ici et gens d’ailleurs

Comment ces gens venus d’ailleurs sont-ilsaccueillis par les gens plus anciennementinstallés ? Que leur apportent-ils ? Quellesrelations entretiennent-ils avec eux ? Le processusd’insertion répond aussi à la capacité desautochtones à accepter les nouveaux venus et à lavolonté de ces derniers de s’intégrer.

La capacité d’acceptation par les habitantsanciennement installés est mise à mal par lesstéréotypes, les croyances ou la réputation desnouveaux venus. Par exemple, les Ragusains ont uneopinion plutôt négative des Catalans qui sontsouvent associés aux pirates dans les chroniques decette ville43. Il en est de même à Naples où, aprèsla conquête de la ville par le roi d’Aragon, lesCatalans sont perçus comme des colonisateurs.L’immigré, parce qu’il vient de l’extérieur, qu’ilest étranger, suscite généralement de la craintevoire de la peur qui engendre le rejet, parfoisréciproque. D’une manière générale, l’acceptationou le rejet est surtout fonction de l’importance duflux migratoire et de la situation économique dans42. D. MENJOT, Murcie castillane. Une ville au temps de la frontière (1243-milieudu XVe siècle), Madrid, Casa de Velázquez, 2002, t. II, p. 1037-1039.43. N. FEJIC, « Les Catalans à Dubrovnik et dans le Bassin adriatique à la fin duMoyen Âge », Anuario de Estudios Medievales, 24, 1994, p. 429-452.

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laquelle se trouve la ville hôte. Quand lesimmigrants arrivent en flux continus et en groupesrelativement nombreux comme les Albanais dans lesvilles italiennes, ils sont perçus comme dessources de difficultés par les populations localesqui les contraignent parfois à s’installer enpériphérie. Comme majoritairement ces immigrés sontdes hommes jeunes, sans familles qui ne trouvent às’embaucher qu’occasionnellement à la journée à latâche, qui éprouvent des difficultés à se loger,ils forment une population instable, donc redoutée,refoulée chaque soir hors des portes de certainesvilles. En période de difficultés économiques, lesnouveaux venus sont considérés comme desconcurrents qui viennent prendre le travail deshabitants et leur rejet peut se manifester par desconflits parfois violents avec les habitantsanciennement installés. On en trouve des exemplesdans de nombreuses villes différentes44, y comprisdans l’opulente Venise où l’ouverture de la sociétévénitienne à l’égard de l’étranger (même si celui-ci n’est pas chrétien) qui caractérise le monde duRialto et la tolérance défendue par les autoritésvénitiennes n’excluent cependant pas les conflitséconomiques entre les Vénitiens et les étrangers,Albanais notamment, qui soutiennent pourtantl’activité45. C’est pour lutter contre cetteconcurrence que dans les villes de Flandre, lesautorités durcissent les conditions d’accès à lamaîtrise. C’est d’ailleurs souvent pour cetteraison de concurrence économique que les réfugiéset les rapatriés ne sont pas toujours bienaccueillis46, y compris dans les communautés juives,44. Bonne étude d’un cas, S. GUILBERT, « Migrations detisserands flamands et picards et agitation sociale à Châlons-sur-Marne au début du XIVe siècle », dans Population et démographieau Moyen Age, Actes du 118e congrès national des sociétéshistoriques et scientifiques, Pau, 1993, Paris, Éditions duComité des travaux historiques et scientifiques, 1995, p. 267-273.45. A. DUCELLIER, « L’insertion professionnelle et civique des immigrés... », op. cit., n. 27.46. B. DOUMERC, « Les Vénitiens confrontés au retour desrapatriés de l’empire colonial d’Outre-Mer (fin XVe - débutXVIe siècle) », dans Migrations et diasporas, op. cit., p. 375-398 ;

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pourtant marginalisées47. Le ressentiment et lesconflits peuvent aussi surgir des différences destatuts entre les anciens et les nouveaux habitantsde la ville qui ont reçu des privilègesparticuliers ou des subventions pour s’installer.

L’envie de s’intégrer est parfois contrebalancéepar le désir de cultiver sa différence en seregroupant et en s’organisant en associations pourperpétuer les traditions. Dans les grandes villesmarchandes cosmopolites, des confréries d’étrangersse créent, comme celles des Catalans à Bruges,Venise ou Florence. Elles s’occupent de leursressortissants, organisent l’accueil : logementspour certains, assistance, représentation àl’extérieur. Des nations universitaires se créentet rassemblent les étudiants d’un même pays. Tousces regroupements permettent de vivre ici sansoublier là-bas, en continuant à parler sa langue, àexprimer ses croyances, à garder sa culture, sesformes d’expression artistiques, littéraires,musicales et à célébrer ses fêtes. On se retrouveentre gens de là-bas dans des espaces imposés parles autorités ou choisis. Par exemple à Londres,les marchands allemands, au terme d’un processusqui a pris plusieurs siècles, transforment lesdifférents espaces qu’ils occupaient en une enclaveexclusive48. Les flux continus d’immigrants créentles conditions pour reconstruire une identitécommune voire communautaire pour les exilés ; àl’inverse, les petits groupes ne souhaitent souventrien tant que de se fondre dans le milieurécepteur, ce qui exclut toute réaction de rejet :c’est le cas, par exemple, des communautésalbanaises de Venise comme des Marches « qui nesont jamais que l’addition de destinsindividuels »49.

D. ROMANO, « Musulmanes residentes y emigrantes en la Barcelonade los siglos XIV-XV », Al-Andalus, 41, 1976, p. 49-87.47. J. SHATZMILLER, « Au sein de la communauté juive : l’étrangeret sa concurrence économique », dans Forestieri e stranieri nelle cittàbasso-medievali, Florence, 1988, p. 223-233. 48. D. KEENE, « L’environnement hanséatique à Londres », dansLes Etrangers dans la ville..., op. cit., p. 409-424.

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Les apports des gens venus d’ailleurs sontnombreux et jamais négligeables, même s’il estsouvent difficile de les évaluer avec précision.Ils représentent souvent une richesse pour la villeet influent sur la vie économique, sociale,culturelle, artistique et politique. Ils viennentd’abord souvent combler un vide de main-d’œuvreindispensable au développement économique, d’autantplus que beaucoup viennent occuper des postes detravail dont la pénibilité et la dangerositééloignent les autochtones. Les villes ont besoind’eux notamment pour la reconstruction après laPeste Noire. Dans la seconde moitié du XIVe siècle,Londres devient ainsi une place attractive pour lesmigrants du nord de l’Europe50 ; les artisans enprovenance d’Allemagne et des Pays-Bas s’yinstallent en nombre suffisamment important pourque duche devienne le nom générique des artisans51.Les immigrés diffusent des innovations etintroduisent de nouvelles techniques agricoles52,artisanales53 et constructives ; par exemple, lesartisans allemands font connaître la fabricationdes bombardes et des horloges54. Ils contribuentégalement à la création de courants commerciaux età l’ouverture maritime de certains ports commeBougie. L’installation à Londres d’un groupe demarchands germaniques au milieu d’autres étrangers,49. A. DUCELLIER, « L’insertion professionnelle et civique desimmigrés... », op. cit. n. 27, p. 75.50. J. BOLTON, « La répartition spatiale de la populationétrangère à Londres », dans Les étrangers dans la ville…, op. cit., p. 425-437.51. Voir supra n. 21.52. Par exemple, les immigrés andalous introduisent la cultureirriguée à Bougie, D. VALÉRIAN, « Les Andalous à Bougie (XIe-XVe siècle) » dans Migrations et diasporas…, op. cit., p. 313-330.53. Par exemple, ce sont des esclaves andalous qui introduisentla fabrication de majoliques hispano-mauresques à Majorque età Marseille, PH. BERNARDI, « Esclaves et artisanat : une main-d’œuvre étrangère dans la Provence des XIIIe-XVe siècles », dansL’étranger au Moyen Âge, 30e Congrès de la Sociétés des Historiensmédiévistes de l’enseignement supérieur public, Göttingen,1999, Paris, Publications de la Sorbonne, 2000, p. 79-94.54. G. DOHRN VAN ROSSUM, « Migrating Technicians : MedievalClockmakers », dans Le migrazioni…, op. cit., p. 671-676.

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sur les berges du fleuve au seuil de la cité,contribue à construire l’image de la villecommerciale. Leur influence culturelle estmanifeste55. Pour ne prendre que quelques exemplesibériques, ce sont les Francos qui diffusent l’artroman dans le nord de l’Espagne. Le flamand Gil deSiloé et son fils Diego, le Rhénan Jean de Cologne,son fils Simon et son petit-fils François apportentles courants artistiques flamands et bourguignonsqui caractérisent la dernière période du gothiquede Burgos, notamment dans la cathédrale56. Danscertaines régions de colonisation dans lesquellesils arrivent par vagues continues, les immigrésvont imposer leurs lois, leurs structuresadministratives, leur langue et leurs manièresd’habiter. C’est le cas, par exemple, des Allemandsdans des régions d’Europe centrale et desCastillans en Andalousie. Ces derniers sont aussi àl’origine dans certains quartiers des villesandalouses de la restructuration du tissu urbainhérité des musulmans, L’arrivée de ces gens venusd’ailleurs permet à des gens d’ici de diversifierleurs liens sociaux et de pénétrer d'autres réseauxque ceux constitués par les liens forts parce queproches avec des gens de même milieu, c’est ce quidonne de la force aux liens faibles qui sont faitsde simples relations avec des personnes éloignées57.Le contact des cultures

aboutit à des métissages qui posent le problèmede la multiculturalité et de l’identité des villescosmopolites, problème qui gagnerait à être abordé

55. Circolazione di uomini e scambi culturali tra città (secoli XII-XIV), Atti delXXII Convegno internazionale di studi (Pistoia, 13-16 maggio2011), Pistoia, 2012. OK56. T. LÓPEZ MATA, La catedral de Burgos, Burgos, 1966 ; La catedral deBurgos : ocho siglos de historia y arte, R. J. PAYO HERNANZ dir., Burgos,Diario de Burgos, 2008.57. M. GRANOVETTER, « The Strength of Weak Ties », American journalof Sociology, 78, 1973, p. 1360-1380 et ID., « The Strength ofWeak Ties : A Network Theory Revisited », Sociological Theory, 1,1983, p. 201-233.

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d’un point de vue renouvelé à la lumière du conceptd’hybridité théorisé par H. Bhabha58.

Les recherches menées jusqu’alors ont bien mis enévidence l’importance des migrants, variable certesselon les villes, mais jamais négligeable, dans lavie économique, sociale, politique et culturelledes villes, la complexité du processusd’intégration et les différents facteurs qui laconditionnent ainsi que les transformationsinduites par leur installation. L’étude du mondedes immigrés reste à approfondir par une approchepluridisciplinaire, mêlant démographie, sociologie,anthropologie, urbanisme, histoire et droit,

Ce colloque voudrait y contribuer en proposantune approche sociale des migrations dans les villesmédiévales et à destination de celles-ci. Lescommunications proposées cherchent à identifier destypes d’immigrants, les modalités de leurinsertion, les pratiques de migrations, lequotidien des gens venus d’ailleurs et les parcoursmigratoires dans un large espace qui s’étend desrives de la Mer du Nord à Constantinople et auMaghreb, principalement aux derniers siècles duMoyen Age quand la documentation se fait plusriche. Ces communications doivent permettre demieux comprendre comment les gens venus d’ailleursdeviennent des gens de la ville, comment cesderniers se transforment au contact des premiers etquelles sociétés urbaines nouvelles en résultent.

58. H. BHABHA, Les lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, Paris,Payot, 2007, trad. de The Location of Culture, New-York, Routledge,1994.

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