L’efficacité des mots dans les miracles, les maléfices et les incantations

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Transcript of L’efficacité des mots dans les miracles, les maléfices et les incantations

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Le pouvoir des motsau Moyen Âge

Études réunies par

Nicole BÉRIOU, Jean-Patrice BOUDET

et Irène ROSIER-CATACH

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Bibliothèque d’Histoire Culturelle du Moyen Âge 13 Collection dirigée par Nicole B!"#$% et Franco M$"&'($'#

Le pouvoir des mots au Moyen Âge

L’idée d’un pouvoir ou d’une ef) cacité des paroles émerge de la lecture de sources fort différentes au Moyen Âge, qu’il s’agisse de textes doctrinaux ou d’ouvrages à vocation pratique. Ce livre se veut une

confrontation la plus large possible, sur ce thème, dans une perspective d’histoire intellectuelle et anthropologique. En effet, dans les différents cas, relevant de différents domaines, de nombreuses questions transversales se posaient, au sujet des éléments qui étaient décrits comme déterminant l’ef) cacité de la parole (les paroles elles-mêmes, le rituel, les protagonistes). Cette ef) cacité faisait-elle l’objet d’un discours normatif ? Donnait-elle lieu à un discours réflexif, de la part des philosophes ou des théologiens ? L’engagement du locuteur, sa croyance, son intention, étaient-elles, comme le consentement ou la collaboration de l’auditeur, des facteurs déterminants ? Existait-il dans les paroles un pouvoir intrinsèque, ou n’étaient-elles que le vecteur d’un pouvoir venu d’ailleurs, surnaturel notamment ? Des matériaux et analyses présentés surgissent des questions qui pourront intéresser la philosophie du langage comme l’histoire ou l’anthropologie.

Les contributeurs : Eléonore Andrieu, Enrico Artifoni, François Boesp! ug, Hélène Bouchardeau, Jean-Patrice Boudet, Alain Boureau, Carla Casagrande, Laurent Cesalli, Florence Chave-Mahir, Béatrice Delaurenti, Jean-Pierre Descamps, Lucie Dole"alová, Giacomo Gambale, Benoit Grévin, Gábor Kiss Farkas, Gábor Klaniczay, Corinne Leveleux-Teixeira, Costantino Marmo, Franco Morenzoni, Sylvain Piron, Alessandra Pozzo, Aurélien Robert, Irène Rosier-Catach, Silvana Vecchio, Julien Véronèse

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Illustration de la couverture#:

Faux Semblant et Abstinence coupant la langue de Malebouche, Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Roman de la Rose

Châlons-en-Champagne, Bibliothèque municipale Georges-Pompidou, ms. 270, fol. 89v (vers 1340-1350).

BIBLIOTHÈQUED’HISTOIRE CULTURELLEDU MOYEN ÂGE

La collection a pour vocation de réunir des travaux dont l’objectif est de mieux faire comprendre les modes de production, de fonc-tionnement, de diffusion et de réception de la culture au Moyen Âge, en privilégiant les formes de culture véhiculées par l’écrit. Elle accueille donc des ouvrages qui proposent un éclairage pluriel et nouveau, soit sur un individu et sur son œuvre, soit sur un thème de la recherche historique. À ce titre, elle suppose la mise à contri-bution de compétences diverses : celles d’historiens, de théolo-giens, de philosophes, de litté-raires, d’historiens du droit, etc. Au lieu de réduire les modes d’approche à un domaine disci-plinaire, elle privilégie la diver-sité des regards, comme autant de voies d’accès complémentaires à l’objet étudié dans chaque livre.Volumes parus#:

Vol. 5 :Prédication et liturgie au Moyen Âge. Études réunies par N. Bériou et F. Morenzoni.

Vol. 6 :Abbon, un abbé de l’an Mil. Études réunies par A. Dufour et G. Labory.

Vol. 7 :M. Roch, L’intelligence d’un sens. Odeurs miraculeuses et odorat dans l’Occident du haut Moyen Âge (*e-*###e siècles).

Vol. 8 :C. Giraud, Per verba magistri. Anselme de Laon et son école au +##e siècle.

Vol. 9 :Étienne Langton, prédicateur, bibliste, théologien. Études réunies par L.-J. Bataillon O.P., N. Bériou, G. Dahan, R. Quinto

Vol. 10 :F. Chave-Mahir, L’exorcisme des possédés dans l’Église d’Occident (Xe-XIVe siècle).

Vol. 11 :R. Gay-Canton, Entre dévotion et théologie scolastique. Réceptions de la controverse médiévale autour de l’Immaculée Conception dans les pays germaniques.

Vol. 12 :Pierre le Mangeur ou Pierre de Troyes, maître du XIIe siècle. Études réunis par G. Dahan

ISBN 978-2-503-55141-8

9 782503 551418

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Gábor K!"#$%&"'

L’EFFICACITÉ DES MOTS DANS LES MIRACLES, LES VISIONS,

LES INCANTATIONS ET LES MALÉFICES

Dans le procès de canonisation de sainte Élisabeth de Hongrie, en 1234, une des servantes d’Élisabeth a donné la déposition suivante :

Un jeune homme nommé Berthold, extrêmement raf(né dans sa tenue et ses manières. Elisabeth lui dit : « Tu te comportes bien légèrement, il me semble. Pourquoi ne sers-tu pas ton Créateur ? » Berthold répondit : « Madame, je vous en supplie, demandez-lui pour moi grâce de le servir. » –)« Tu veux que je prie pour toi ? » –)« Assurément. » […] Elle s’isola sur le champ dans un oratoire, se mit à genoux selon son habitude et commença à prier avec ardeur pour le jeune homme. Lui-même s’était éloigné pour se recueillir dans un autre lieu du monastère. Au bout d’un certain temps, le jeune homme se mit à pousser de grands cris : « Madame, Madame, cessez, je défaille. » En effet la sueur l’inon-dait ; la chaleur qui le brûlait était telle que sa peau fumait, il agitait les bras et se démenait comme un insensé. La servante Élisabeth accourut avec Ermen-garde… Elles trouvèrent le jeune homme le corps brûlant, les vêtements trempés de sueur et criant sans arrêt : « Au nom de Dieu, cessez de prier car le feu me consume. » Elles le soutenaient avec peine parce que sa chaleur leur brûlait les mains. Dès qu’Élisabeth eût cessé de prier il se sentit mieux. Il entra chez les Frères mineurs aussitôt après la mort de la bienheureuse. L’aventure de ce jeune homme eut lieu un an avant la mort d’Élisabeth. Elle se reproduisit très souvent pour d’autres personnes pour lesquelles elle priait1.

Voici un miracle d’une des saintes majeures du *$$$e siècle, où le pouvoir, l’ef(cacité des mots, cette fois celui de la prière de la sainte, s’exprime d’une manière spectaculaire et multiple. D’abord le jeune homme d’allure trop raf(née, mondaine, se trouve châtié dans son corps par le pouvoir de la prière de la sainte)– on voit ici une pratique bien connue jusqu’au **e siècle dans les sociétés paysannes en Europe centrale, prier ou jeûner « sur » quelqu’un pour obtenir un effet physique (béné(que ou malé(que), ou bien le contraindre d’obéir2. La chaleur qui brûlait le jeune homme aux allures mondaines « telle

1 A.)Huyskens, Der sogenannte Libellus de dictis quatuor ancillarum s.!Elisabeth confectus, München, 1911, p.)53-55 ; texte français dans Sainte Élisabeth de Hongrie, documents et sources, trad. de J.)Géal, Paris, 2007, p.)55-56.

2 I.)Hampp, Beschwörung, Segen, Gebet. Untersuchungen zur Zauberspruch aus dem Bereich der Volksheilkunde, Stuttgart, 1961 ; É. Pócs, « Egyházi benedikció)– paraszti ráolvasás » (=)Béné-

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que sa peau fumait » rappelle aussi le feu du Purgatoire (le jeune homme s’écrie : « cessez de prier, car le feu me consume »))– il existe d’autres récits de miracles où le coupable se trouve pratiquement grillé, carbonisé par l’action de redressement opérée par le saint3. Une deuxième conséquence de la prière miraculeuse d’Élisabeth est la réformation des mœurs, la conversion du jeune homme, et son entrée chez les Frères mineurs un an plus tard, que les témoins considèrent comme le résultat de l’intervention miraculeuse de la sainte. S’agit-il ici d’un miracle archaïque avec certaines réminiscences d’une incantation, ou d’une preuve de l’ef(cacité de la prière, ou encore du charisme ambivalent d’un nouveau type de saint, la sancta viva4 ?

Il est certain, en tout cas, que dans ce genre de documentation fondée sur les protocoles des procès de canonisation, af+eure un mélange de croyances, les unes véhiculées par des récits de miracles des pèlerins laïcs des villes et villages voisins, ou, dans le cas d’Élisabeth, du milieu courtois de la princesse et ses servantes, toutes sous l’in+uence des confesseurs mendiants, les autres partagées par des légats ponti(caux, abbés, évêques, représentant d’autres couches de la société ecclésiastique, et en(n par la commission des cardinaux cherchant à imposer une nouvelle théologie de la sainteté5.

En choisissant l’angle d’attaque de cet essai, mon intention, peut-être trop ambitieuse, est de proposer une vue d’ensemble de l’usage non-ecclésiastique (laïc, « populaire ») des mots ef(caces, prononcés en vue de provoquer un événement surnaturel. Je m’appuierai dans mon enquête sur deux ensembles de documents que j’ai étudiés de plus près : les recueils de miracles de deux procès de canonisation de l’Europe centrale (ceux de sainte Élisabeth et sainte Marguerite de Hongrie) et les actes des procès de sorcellerie en Transylvanie au *,$e)siècle. En troisième lieu, mes ré+exions sur ce sujet prolongeront les interrogations d’un article paru dans les Annales en 2002, intitulé « Écritures saintes et pactes diaboliques6 », que j’ai rédigé avec une

diction ecclésiastique)– incantation paysanne), dans Történeti antropológia, éd. T.)Hofer, Budapest, 1984, p.)109-137.

3 On peut trouver un exemple remarquable dans la collection des miracles de saint Julien de Brioude, compilée par Grégoire de Tours, De passione et virtutibus sancti Juliani martyris, éd. B.)Krusch et W.)Arndt, Monumenta Germaniae Historica, Scriptores Rerum Merovingicarum, vol.)1,)2. Hannover, 1885, p.)121-122 (No.)17). Cfr R.)Van Dam, Saints and Their Miracles in Late Antique Gaul, Princeton, 1993, p.)175-176 ; je me suis occupé du sujet des « miracles de ven-geance » dans « Miracoli di punizione e male%zia », dans Miracoli. Dai segni alla storia, éd. S.)Boesch Gajano et M.)Modica, Roma, 1999, p.)109-137.

4 G.)Zarri, Le sante vive. Profezie di corte e devozione femminile tra ‘400 e ‘500, Torino, 1990. 5 A.)Vauchez, La Sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge d’après les procès de cano-

nisation et les documents hagiographiques, Rome, 1981 ; M.)Goodich, Vita perfecta : the ideal of sainthood in the thirteenth century, Stuttgart, 1982.

6 G.)Klaniczay et I.)Kristóf, « Écritures saintes et pactes diaboliques.)Les usages religieux de l’écrit (Moyen Âge et temps Modernes) », Annales HSS, 56 (2002), p.)947-980.

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anthropologue hongroise, Ildikó Kristóf, pour un atelier organisé par Roger Chartier.

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Commencer par ce champ d’étude devrait me permettre de mieux délimiter ce que j’entends par l’usage non-ecclésiastique (laïc, « populaire ») des mots ef(caces dans la direction du surnaturel. La juxtaposition et la considération conjointe des usages médiévaux des écritures saintes et magiques, divines et diaboliques m’ont paru fructueuses pour caractériser l’ambivalence du sacré dans ce champ et aussi la tension constitutive de ces deux pôles, causant un nombre d’analogies surprenantes. L’analyse de l’efficacité des mots dans les miracles et les maléfices prolonge cette interrogation. De plus, la question du pouvoir des mots se détache ici comme un territoire spéci(que dans l’ensemble plus vaste des croyances liées à la sacralité des livres (du Livre), de l’écriture.

Les livres religieux considérés comme des reliques, la Bible choisie comme garant des serments, les livres hérétiques brûlés dans l’ordalie du feu, les livres secrets, les livres de magie et nécromancie habités par les démons (discutés en détail dans l’essai écrit avec Ildikó Kristóf) sont hors de notre ré+exion présente. Mais leur mention brève peut se justi(er par le fait qu’ils témoignent de la démarcation fondamentale entre l’usage fonctionnel des écrits sacrés par l’élite lettrée d’une part, et d’autre part la perception extérieure, non-lettrée, non-ecclésiastique du livre et des formulae écrites, qui les investit d’un statut surnaturel précisément à cause de la distance culturelle et religieuse les séparant de ce public.

En revanche, l’usage des livres sacrés dans un contexte oral, ou, pour reprendre les mots de William Graham7, « l’aspect oral de l’écrit » ou « l’écriture comme parole vive », est essentiel pour comprendre le pouvoir des mots. Les « actes de parole » dans la liturgie en constituent une réalisation privilégiée8. Il importe en effet de distinguer, ici aussi, une dimension théologique, ecclésiastique, lettrée, et une réception, une appropriation laïque, communautaire, « populaire ».

À titre d’exemple, un usage bien connu des livres sacrés, aussi bien ecclésiastique que laïc, attribue un pouvoir spéci(que aux mots qu’ils contiennent : la divination par les livres, la cérémonie des Sortes biblicae, Sortes

7 W.)A. Graham, Beyond the Written Word. Oral Aspects of Scripture in the History of Religion, Cambridge, 1987.

8 A.)G. Martimort, Les lectures liturgiques et leurs livres, Turnhout, 1992 ; S.)J. Tambiah, « The Magical Power of Words », Man, n.)s.)3 (1968), p.)175-208 ; J.)Austin, How to Do Things with Words, Cambridge (Mass.), 1973 ; Id., « Performative Utterances », dans The Philosophy of Lan-guage, éd. A.)P. Martinich, Oxford-New York, 1985, p.)167-889.

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apostolorum, Sortes sanctorum. Suivant le rite antique des Sortes Homericae ou Virgilianae, cette forme de divination nécessite d’ouvrir au hasard une page de l’Écriture et le mot ou le passage ainsi désigné fait (gure de message divin indiquant la voie à emprunter. Ce rite est attesté par de nombreux exemples. Dans la Vie de saint Martin de Tours, au moment de son élection à l’épiscopat, les sortes se déclarèrent en faveur du saint contre ses rivaux9 ; Grégoire de Tours évoque à plusieurs reprises l’apertio librorum (parfois précédée de trois jours de prières et de jeûne) : « Les clercs ayant placé trois livres sur l’autel, à savoir ceux des Prophètes, de l’Apôtre, des Évangiles, ils prièrent le Seigneur de faire connaître ce qui allait arriver […]10. » Bien que les exemples du haut Moyen Âge appartiennent plutôt à un usage clérical de ce rite, le fameux geste de François d’Assise, décrit dans la Vita prima de Thomas de Celano et dans la Legenda major de Bonaventure témoigne, en revanche, de l’usage par des laïcs de cette sorte de divination. Le premier raconte que saint François, cherchant comment obéir à la volonté divine, posa l’Évangile sur l’autel et pria Dieu de lui faire part de son conseil à la première ouverture du livre11 ; à)trois reprises, la Bible s’ouvrit sur la Passion du Christ (ce passage précède immédiatement le récit de la stigmatisation à La Verna). C’est encore cette méthode qui, d’après Bonaventure, conduisit François au texte de Matthieu 19, 21, sur la pauvreté apostolique, l’amenant à rejeter toutes les possessions terrestres et à faire de ce principe le fondement de sa Règle12. Le recours de François à cette procédure archaïque renvoie à sa mé(ance globale envers les interprétations « livresques » du christianisme : plutôt que d’un instrument qu’on utiliserait et interpréterait de manière scolastique, l’Écriture était pour lui un moyen d’entrer en contact direct avec Dieu.

Un deuxième domaine dans lequel peut être perçue la dissémination du pouvoir des mots contenus dans les livres saints permet de s’approcher davantage du sujet de mon essai : la liturgie. Ici aussi on observe la juxtaposition des normes ecclésiastiques et la perception des laïcs. D’une part une discussion théologique normalisatrice émerge sur les sacrements, d’autre part ce système côtoie et in+uence deux autres manières d’entrer en contact avec le surnaturel :

9 Sulpicius Severus, Vita Martini, 9, 5-7, éd. et trad. J.)Fontaine, SC 133, Paris, 1967, p.)272-273 ; cfr J.-C.)Poulin, « Entre magie et religion. Recherches sur les utilisations marginales de l’écrit dans la culture populaire du haut Moyen Âge », dans La culture populaire au Moyen Âge. Études présentées au IVe!Colloque de l’Institut d’études médiévales (1977), éd. P.)Boglioni, Mon-tréal, 1979, p.)130-131.

10 Grégoire de Tours, Histoire des Francs, R.)Latouche (trad.), Paris, 1963, p.)266-267, V, 14 (avec mention des trois jours de jeûne) ; Ibid., IV, 16, p.)199 (pour la citation) ; voir aussi p.)319, V, 49 ; pour d’autres exemples, voir P.)Riché, « La magie à l’époque carolingienne », dans Id., Instruction et vie religieuse dans le haut Moyen Âge, London, 1981, p.)133.

11 Thomas de Celano, Vita prima s. Francisci, dans Fontes Franciscani, éd. E.)Menestò et S.)Bru-fani, Santa Maria degli Angeli, 1995, p.)368.

12 Bonaventura, Vita seu Legenda major, c.)3, 2, dans Fontes Franciscani, p.)890.

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la prière –)l’approche individuelle de Dieu et ses saints)– et le domaine moins contrôlé de la paraliturgie des bénédictions, malédictions, incantations et charmes.

Le sacrement de l’eucharistie, comme l’a montré Irène Rosier-Catach dans ses analyses, a fait l’objet d’une ré+exion approfondie chez les théologiens et des grammairiens au Moyen Âge13. Ils le décrivent comme « un signe ef(cace, c’est à dire qui effectue réellement ce qu’il signi(e » (id ef%cit quod %gurat), et expliquent cette dualité, avec Thomas d’Aquin, en reconnaissant une causalité physique logée dans la formule sacramentelle (hoc est corpus meum), tout en précisant que le sacrement ne cause pas à lui seul la grâce, mais en est un instrument par lequel Dieu en tant qu’agent agit sur l’homme.

Piroska Nagy a tenté de confronter cette ef(cacité universellement reconnue avec celle de l’ef(cacité incertaine de la prière)– faire la différence entre « parole qui accomplit ce qu’elle dit » et « parole qui appelle l’accomplissement de ce qu’elle dit14 ». Malgré toutes les tentatives pour renforcer la conviction que les prières sont certainement ef(caces (comme par exemple le De virtute orandi de Hugues de Saint-Victor, ou les œuvres d’autres auteurs monastiques du *$$e siècle15), il reste –)et dans la comparaison avec le sacrement de l’eucharistie, cela devient encore plus évident)–, qu’avec les mots de la prière on ne peut pas contraindre Dieu.

Dans cette même étude, Piroska Nagy compare aussi ces deux types d’ef(cacité avec celle de l’incantation qui était pour les théologiens du *$$$e siècle le double et l’opposé de l’ef(cacité sacramentelle. Ce sujet a été récemment étudié par Béatrice Delaurenti et aussi par Irène Rosier-Catach16. La formule orale, (xée dans ce cas comme le sont celles des sacrements, participe activement à l’ef(cacité des incantations)– ceux qui tentent de légitimer certaines incantations af(rment que cette ef(cacité est naturelle ; ceux qui s’y opposent, comme Thomas d’Aquin, expliquent que ces formules n’ont aucun pouvoir intrinsèque, mais que leur ef(cacité provient uniquement du pacte conclu avec le démon17.

L’examen historique et anthropologique des incantations (et des bénédictions, malédictions, charmes apotropaïques étudiées en détail depuis

13 I.)Rosier-Catach, La parole comme acte, Paris, 1994, p.)198-208 ; Ead., La parole ef%cace. Signe, rituel, sacré, Paris, 2004, p.)74-86.

14 P.)Nagy, « Au-delà du verbe. L’ef(cacité de la prière individuelle au Moyen Âge entre âme et corps », dans La prière en latin, de l’Antiquité au XVIe siècle. Formes, évolutions, signi%cations, éd. J.-F. Cottier, Nice, 2007, p.)441-471, en particulier p.)466.

15 Nagy, « Au-delà du verbe », p.)453-457.16 B.)Delaurenti, La Puissance des mots « Virtus verborum ». Débats doctrinaux sur le pouvoir des

incantations au Moyen Âge, Paris, 2007, et sa contribution dans ce volume ; I.)Rosier-Catach, « Le pouvoir des mots. Remarques sur la notion de la causalité naturelle », Revue de synthèse, 129 (2008), p.)611-616.

17 Thomas d’Aquin, Summa Theologiae, 2a 2ae, Q.)83.

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Jacob Grimm18 ou Adolph Franz19) pourrait offrir un vaste éventail des modalités selon lesquelles la parole pouvait être conçue comme ef(cace dans une grande variété de pratiques. Le recours à trois synthèses récentes me permettra d’indiquer l’intérêt de ce champ d’étude pour les recherches concernant le pouvoir des mots.

La première est l’œuvre d’une folkloriste-anthropologue hongroise, Éva Pócs, qui situe la matière hongroise (aussi bien historique que folklorique) dans un contexte européen et mondial20. Tout d’abord, la dénomination hongroise des incantations mérite attention : en opposition à la majorité des noms européens tirant leur origine soit du mot chant (carmen!– charme, cano!– incantation) soit du verbe prononcer (segen), le terme hongrois ráolvasás veut dire lecture « sur » quelqu’un. Voici un usage qui s’harmonise avec la caractérisation, proposée plus haut, des fonctions magiques de l’écriture dans un milieu non lettré.

Éva Pócs souligne à propos des incantations que le pouvoir des mots fait partie en ce cas d’un ensemble plus vaste, où interviennent des rituels, des procédures, des gestes et des objets. Néanmoins, les mots ont ici une fonction privilégiée : eux seuls sont capables de désigner l’objet de la demande, en le nommant et en intensi(ant l’effet de l’incantation par la prière. La taxinomie construite par Éva Pócs distingue les outils syntactiques (constatation, souhait, affirmation, négation, menace, commande) et sémantiques (ressemblance, analogie, opposition, conditions, impossibilités, absurdités) ; elle décrit des procédures comme compter en ordre ascendant ou descendant et utiliser de telles séries pour obtenir, par la vertu d’une magie analogique, l’effet désiré. Elle accorde une attention particulière aux médiateurs possibles)– forces de la nature, esprits, fées, devins, sorciers, saints21.

Edina Bozóky, quant à elle, dans son livre sur les Charmes et prières apotropaïques22, donne une classification des éléments constitutifs des incantations qui distingue : (1)) la nomination du mal)/ ou de l’objet du charme ; (2))la conjuration (l’interdit, l’expulsion, la protection, l’assomption de l’identité, le commandement, la malédiction) ; (3)) la nomination des puissances adjuvantes (saints, spécialistes des procédures magiques) ; (4)) l’actualisation de l’objet par comparaison avec les précédents ; (5)) la dramatisation en termes d’histoires mythiques, bibliques, hagiographiques.

18 J.)Grimm, Deutsche Mythologie, Göttingen, 1835.19 A.)Franz, Die kirchlichen Benediktionen im Mittelalter, I-II. Freiburg in Breisgau, 1909.20 É. Pócs, « Egyházi benedikció)– paraszti ráolvasás » (Bénédiction ecclésiastique)– charme

populaire), dans Történeti antropológia, éd. T.)Hofer, Budapest, 1984, p.)109-137 ; Ead., Magyar ráolvasások (Incantations hongroises) I-II, Budapest, 1985-1986.

21 É. Pócs, Between the Living and the Dead : A Perspective on Witches and Seers in the Early Modern Age, Budapest, 1999.

22 Edina Bozóky, Charmes et prières apotropaïques, Louvain, 2003 ; cfr aussi son livre récent, Le Moyen Âge miraculeux : études sur les légendes et les croyances médiévales,)Paris, 2010, p.)205-275.

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Elle considère en outre les effets sonores du discours (forme rythmique, rimée, allitération, répétition, anaphore), l’effet des « torrents de paroles », les formes inintelligibles (abraxas, abracadabra), et se réfère, elle aussi, à l’encadrement et à l’usage rituels, aux phylactères et ligatures.

Les ouvrages d’Éva Pócs et Edina Bozóky mettent en lumière les mécanismes traditionnels qui investissent les mots des incantations d’un pouvoir spéci(que dans un contexte laïc, non-ecclésiastique. Il nous faut cependant considérer que ces mêmes incantations étaient aussi en usage chez les clercs au Moyen Âge. Troisième étude importante dans ce domaine, le livre de Lester)K. Little sur les malédictions bénédictines a montré que les monastères médiévaux abritaient un éventail de croyances et pratiques archaïques semblable à celui de leur environnement laïc23. De plus, les moines pouvaient puiser aussi dans les ressources de l’écrit : traditions antiques des formules des serments, avec de longues litanies de sanctions ; malédictions élaborées et détaillées ; excommunications ecclésiastiques ; bénédictions variées. Dans son étude de la cérémonie monastique de l’humiliation liturgique des reliques, Patrick Geary donne aussi une série d’indications sur les similitudes structurelles (sans négliger les différences, elles aussi perceptibles) entre les pratiques monastiques et laïques, mettant en œuvre le pouvoir des mots24.

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Après avoir considéré ces cadres généraux, deux domaines d’investigation méritent attention : les miracles et les malé(ces. Au sujet des miracles, les deux formes de parole religieuse que je viens de considérer, la prière et l’incantation, peuvent servir de point de départ. Au centre de l’acte de parole qui met en marche « la dynamique miraculeuse25 », le vœu, une « promesse faite à Dieu » selon la dé(nition de Thomas d’Aquin26, est accompagné d’une forme de prière au saint et en même temps il contient souvent l’élément central des charmes qui vise à contraindre les forces surnaturelles d’accorder une aide à la solution du problème. Le moyen de la contrainte est précisément le vœu,

23 L.)K. Little, Benedictine maledictions. Liturgical Cursing in Romanesque France. Ithaca)(NY)-London, 1993.

24 P.)Geary, « L’humiliation des saints », Annales E.S.C., 34 (1979), p.)27-42 ; Id., La coercition des saints dans la pratique religieuse médiévale, dans La culture populaire au Moyen Âge. Études présentées au IVe!Colloque de l’Institut d’études médiévales (1977), éd. P.)Boglioni, Montréal, 1979, p.)146-161.

25 P.-A. Sigal, L’Homme et le miracle dans la France médiévale (XIe-XIIe siècle), Paris, 1985, p.)165-221.26 A.)Boureau, « Pour une histoire comparée du vœu. Introduction », Les Cahiers du Centre de

recherches historiques, 16 (1996), p.)7-10.

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la promesse de récompenser le saint par l’offre d’un cadeau, d’un service quelconque ou d’une sorte de sacri(ce.

Comme la prière, le vœu exprime une con(ance dans le pouvoir des saints, qui sont suppliés parce qu’ils sont capables d’aider (d’obtenir la grâce de Dieu). Dans un vœu adressé à Marguerite de Hongrie en 1276, cette con(ance est littéralement exprimée :

Notre Dame Vierge Marguerite, nous te prions par tes mérites, ressuscite pour nous notre seul enfant, qui est la seule consolation de nos âmes et de nos corps ! Nous savons, nous savons que tu es capable par tes mérites de nous accorder cette miséricorde, alors que nos parents et voisins se joignent à nous dans cette supplication27.

Comme dans les charmes et incantations, il y a une mé(ance aussi, puisque le contre-don proposé en échange de l’aide n’est que conditionnel, reporté après l’exaucement du vœu, en paiement pour le service rendu. Ce caractère conditionnel est, en effet, réciproque. Si le vœu n’est pas respecté, la maladie peut reprendre vigueur ou même s’aggraver, le miracle se transforme alors dans un miracle de châtiment28. À côté de la supplication et du vœu, l’autre versant de l’aspect verbal des miracles est d’ailleurs constitué par les formules de guérison prononcées par les saints, qui apportent le remède en demandant à Dieu son aide ou en priant pour l’accomplissement du miracle.

Dans le vaste champ des récits de miracles, trois types de sources doivent être distingués : (1))les libelli miraculorum autonomes29, et les listes de miracles inclues dans les légendes des saints et dans d’autres écrits hagiographiques jusqu’en 120030, c’est-à-dire avant l’instauration des procès de canonisation ; (2))les récits de miracles rapportés par les témoins dans les procès de canonisation31, fondés sur les expériences individuelles et documentés selon l’ordre imposé d’un formulaire notarial ; et (3))les récits

27 « Domina nostra, Margareta virgo, rogamus tua merita, resuscita nobis (lium nostrum unicum, animarum et corporum nostrorum solatium ! Scimus et scimus, quia per merita tua hanc misericordiam nobis potes patrare cognatis et vicinis hoc idem conclamantibus. » Vita beate Margarite de Ungaria Ordinis Predicatorum, éd. K.)B!le et K.)Szovák, dans Scriptores Rerum Hungaricarum tempore ducum regumque stirpis Arpadianae gestarum, éd. E.)Szentpétery [1938], 2e éd. augmentée, Budapest, 1999, p.)701-702.

28 Cfr P.-A. Sigal, « Un aspect du culte des saints : le châtiment divin d’après la littérature ha-giographique du Midi de la France », dans La Religion populaire en Languedoc du XIIe siècle à la moitié du XVe siècle (Cahiers de Fanjeaux, 11), Toulouse, 1975, p.)39-60 ; Klaniczay, « Mira- coli di punizione e male%zia ».

29 H.)Delehaye, « Les recueils antiques de Miracles de saints », Analecta Bollandiana, 43 (1925), p.)1-85, 305-325.

30 Cfr Sigal, L’Homme et le miracle, passim.31 Vauchez, La Sainteté en Occident, p.)519-558 ; M.)Wittmer-Butsch et C.)Rendtel, Miracula.

Wunderheilungen im Mittelalter, Köln-Wien, 2003 ; M.)Goodich, Miracles and Wonders. The Development of the Concept of Miracle, 1150-1350, Aldershot, 2007.

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hagiographiques du Moyen Âge tardif, élaborés à partir de cette documentation, et qui comportent souvent des inventions littéraires, créées à l’encontre de la monotonie juridique des témoignages de miracles dans les procès32. Par exemple, l’invention hagiographique du fameux « miracle des roses » de sainte Élisabeth de Hongrie ne (gure pas dans les protocoles de son procès de canonisation, mais il apparaît dans ses légendes italiennes et allemandes dans le dernier tiers du *$$$e siècle seulement33.

Pierre-André Sigal, qui a analysé 2050 miracles de guérisons posthumes, collectés dans 76 vies des saints et 166 recueils de miracles jusqu’à la (n du *$$e siècle, constate que dans cet ensemble, les vœux ne sont mentionnés que 256)fois34. Pour les deux collections les plus connues des *e et *$e siècles, on ne trouve que 19)vœux sur une centaine de miracles de sainte Foi à Conques35 et 6 vœux seulement sur 140 miracles dans les Miracles de Saint Benoît36. Le silence de la documentation ne signi(e naturellement pas que la supplication ou le vœu auraient été absents du déroulement de l’événement du miracle ; même en petit nombre, ils attestent en tout cas la vigueur d’une structure qui allait persister à l’époque suivante.

La situation change considérablement avec l’avènement des procès de canonisation. Le pape Innocent)III, préoccupé du discernement des vrais et des faux miracles, cherchait à écarter toute possibilité de magie37. Dans la même ligne, en 1232, le pape Grégoire)IX a donné une instruction fameuse à Conrad de Marburg, confesseur de sainte Élisabeth de Hongrie (1207-1231), lui indiquant comment il devrait documenter ce que les testes legitimi raconteraient sur les miracles de la pieuse princesse. Dans cette instruction, devenue par la suite la règle canonique dans toutes les enquêtes médiévales sur la sainteté, une question spéci(que devait faire dire qui était sollicité pour un secours surnaturel : ad cujus invocationem et quibus verbis interpositis38. Les

32 M.)Goullet et M.)Heinzelmann, Miracles, vies et réécriture dans l’Occident médiéval. Sigmarin-gen, 2006.

33 O.)Gecser, « Santa Elisabetta d’Ungheria e il miracolo delle rose », dans Il culto e la storia di Santa Elisabetta d’Ungheria in Europa. 18-19)novembre 2002, Annuario 2002-2004. Conferenze e convegni. Accademia d’Ungheria in Roma. Roma, 2005, p.)240-247 ; Id., « Lives of St. Elizabeth : Their Rewritings and Diffusion in the Thirteenth Century », Analecta Bollandiana, 127 (2009), p.)49-107.

34 Sigal, L’Homme et le miracle, p.)80-83.35 L.)Robertini, Liber miraculorum sancte Fidis. Spoleto, 1994.36 E.)de Certain, Miracula S.!Benedicti, Paris, 1858.37 A.)Vauchez, « Les origines et le développement du procès de canonisation (*$$e-*$$$e siècles) »,

dans Vita Religiosa im Mittelalter. Festschrift für Kaspar Elm zum 70.!Geburtstag, éd. J.)Felten et N.)Jaspert, Berliner Historische Studien 31, Berlin, 1999, p.)845-856.

38 Pour le texte, cfr Les Registres de Grégoire!IX, éd. L.)Auvray (Bibliothèque des Écoles française d’Athènes et de Rome, 2e)série,)9), Paris, 1890-1955, col.)548 ; T.)Wetzstein, « Virtus morum et virtus signorum ? Zur Bedeutung der Mirakel in den Kanonisationsprozessen des 15. Jahr-hunderts », dans Mirakel im Mittelalter. Konzeptionen, Erscheinungsformen, Deutungen, éd. K.)Herbers, M.)Heinzelmann et D.)R. Bauer, Stuttgart, 2002, p.)351-376 ; Id., Heilige vor Gericht.

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interrogateurs prenaient le soin dès ce moment de demander et de noter les termes exacts par lesquels les miraculés demandaient l’aide des saints. Le miracle pouvait être reconnu comme tel seulement si la requête était adressée directement au saint, faisant usage de formules appropriées, à condition qu’on ne puisse y détecter aucune trace de magie ou d’incantations.

Des règles aux pratiques, pourtant, la distance est grande. Malgré cette instruction claire, les informations sur les vœux ont échappé aux scribes dans plus de la moitié des 129)miracles rapportés dans le procès de canonisation de sainte Élisabeth de Hongrie. De cette enquête qui s’est déroulée en deux phases entre 1232 et 123539, une moitié, mieux documentée, atteste une riche variété des vœux, dont les formules présentent une structure récurrente, qui peut servir de point de départ à une étude du pouvoir des mots dans ce contexte. Une telle étude mériterait, par la suite, d’être poursuivie en tenant compte à la fois de la riche documentation que constituent les quelque 71)procès de canonisation entre 1200 et 1420 assemblés par André Vauchez40, et des études de cas faites par Ronald Finucane41, Michael Goodich42, Christian Krötzl43, Didier Lett44 et d’autres encore.

La séquence structurelle du vœu consiste généralement en deux parties : une invocation et une promesse. Dans l’invocation, le saint est désigné par son nom, et avec grand respect appelé saint ou bienheureux, seigneur ou dame, son nom est souvent répété comme on le trouve dans les incantations. Les mérites des saints sont aussi souvent évoqués, comme une raison légitime de pouvoir compter sur leur aide)– sainteté oblige. « Carissima domina Elyzabet,

Das Kanonisationsverfahren im europäischen Spätmittelalter, Köln-Weimar-Wien, 2004, p.)538-539 ; G.)Klaniczay, « Proving sanctity in the canonization processes. (Saint Elizabeth and Saint Margaret of Hungary) », dans Procès de canonisation au Moyen Âge. Aspects juridiques et religieux!– Medieval Canonization Processes. Legal and Religious Aspects, éd. G.)Klaniczay, Roma, 2004, p.)123-124.

39 A.)Huyskens, Quellenstudien zur Geschichte der hl. Elisabeth, Marburg, 1908 ; O.)Krafft, « Kom-munikation und Kanonisation : Die Heiligsprechung der Elisabeth von Thüringen 1235 und das Problem der Mehrfachausfertigung von päpstlichen Kanonisationsurkunden seit 1161 », Zeitschrift des Vereins für Thüringische Geschichte, 58 (2004), p.)27-82 ; G.)Klaniczay, « Il pro-cesso di canonizzazione di Santa Elisabetta. Le prime testimonianze sulla vita e sui mira-coli », dans Il culto e la storia di Santa Elisabetta d’Ungheria in Europa (cit. supra, n.)33), p.)220-232.

40 Vauchez, La Sainteté en Occident, p.)519-544.41 R.)C. Finucane, Miracles and Pilgrims, Popular Beliefs in Medieval England, London, 1977 ;

Id., Rescue of the Innocents.42 M.)Goodich, Violence and Miracle in the Fourteenth Century. Private Grief and Public Salvation.

Chicago, 1995 ; Id., Lives and Miracles of the Saints. Studies in Medieval Latin Hagiography, Alder-shot, 2005.

43 C.)Krötzl, Pilger, Mirakel und Alltag. Formen des Verhaltens in skandinavischen Mittelalter (12.-15.!Jahrhundert), Helsinki, 1994.

44 D.)Lett, Un procès de canonisation au Moyen Âge. Essai d’histoire sociale. Paris, 2008.

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propter gratiam quam fecit tibi Dominus, et gloriam quam habes in celis, adjuva me » (I/38)45.

Les promesses peuvent porter sur un ex voto sous la forme d’un don de cire, avec toutes sortes de correspondances « magiques » avec le corps des malades. À côté des représentations fréquentes des organes miraculeusement guéris (la tête, le pied, le sein, l’œil, l’oreille, la langue), la pratique de mesurer le corps du malade est attestée, en vue d’offrir au sanctuaire un ex voto de cire qui corresponde à ces mesures de longueur ou de poids. Il arrive aussi que les miraculés (ou certains membres de leurs familles en leur nom) deviennent des serviteurs du saint auprès du sanctuaire pour un certain temps, ou parfois même pour toute la vie. Avec l’essor de l’économie du marché à la (n du Moyen Âge, ces offrandes sont de plus en plus souvent faites en argent ou sous la forme de cadeaux en espèces46. « Sancta domina Elyzabet, impetra vitam puero huic, et nos ipsum cum oblationibus ad sepulchrum tuum deferemus et ad censum duorum denariorum singulis annis solvendum tuo hospitali obligamus…47 » Ces transactions, d’un mot, suivent le principe de do ut des.

Si le vœu est fait loin des reliques du saint, il doit nécessairement comporter la promesse d’accomplir un pèlerinage au tombeau de celui-ci. « Si %liam meam, domina sancta, liberaveris, ego tuum tumulum visitabo » (I/11). Le marchandage ne s’arrête pas là. Un malade paralysé énonce cette prière : « Sainte Élisabeth, je ne peux venir à toi, si tu n’exerces pas ta miséricorde, mais j’irai bien si tu me rends capable de marcher…48 » Le chantage peut même aller plus loin. Dans les enquêtes sur la sainteté de Marguerite de Hongrie (1241-1270), la nièce de sainte Élisabeth, menées entre 1272 et 1276 à Buda49, une sœur dominicaine qui avait des doutes sur la sainteté de Marguerite, s’adressa à elle de la façon suivante : « Virgo Margaretha, si vis quod ego credam, quod tu sis sancta, ostende mihi aliquod miraculum50. »

45 Le texte des miracles documentés lors des deux enquêtes du procès de canonisation d’Éli-sabeth est édité par Huyskens, Quellenstudien, p.)155-266. Les deux chiffres après les citations indiquent leur numérotation dans cette édition.

46 Vauchez, La Sainteté en Occident, p.)530-540.47 Huyskens, Quellenstudien, I/2, p.)163.48 « Sancta Elyzabet, ad te de cetero non veniam, nisi de tua misericordia per me vadam ; et

ibo, si mihi fuerit facultas », Huyskens, Quellenstudien, I/28.49 Le procès de canonisation de sainte Marguerite de Hongrie s’est déroulé en deux phases,

entre 1272 et 1276, en documentant 92 miracles de la sainte, en majorité posthumes, mais on y trouve aussi la description de plusieurs miracles in vita. Cfr G.)Klaniczay, Holy Rulers and Blessed Princesses. Dynastic Cults in Medieval Central Europe, Cambridge, 2002, p.)224-225, 423-428 ; V.)H. Deák)OP, Árpád-házi Szent Margit és a domonkos hagiográ%a. Garinus legendája nyomában (Sainte Marguerite de Hongrie et l’hagiographie dominicaine. Sur les traces de la légende de Garin), Budapest, 2005 (une traduction française est sous presse auprès des Éditions du Cerf).

50 V.)Fraknói, Inquisitio super vita, conversatione et miraculis beatae Margarethae virginis, Belae!IV. Hungarorum regis %liae, sanctimonialis monasterii virginis gloriosae de insula Danubii, Ordinis

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On peut même rencontrer des menaces. Tandis qu’une (llette de neuf ans, gibbosa et strumosa, était restée avec ses parents près de la tombe d’Élisabeth pendant dix jours sans obtenir la grâce de la guérison, la mère s’exclama : « Je vais prévenir tout le monde de ne pas visiter ta tombe, puisque tu ne m’as pas écoutée51 », et en effet, après cet avertissement le miracle ne se (t pas attendre !

Le vœu est accompagné bien souvent par des éléments rituels et des manifestations émotionnelles supplémentaires, dont la présence nous avertit que la con(ance dans le pouvoir des mots en ce cas est limitée, et que tout est fait pour l’intensi(er : « Cepit dominam Elyzabet valde suppliciter invocare » (I/44), « Carissima domina Elyzabet, propter gratiam quam fecit tibi Dominus, et gloriam quam habes in celis, adjuva me » (I/38/). La supplication peut être soutenue et répétée par un groupe entier de parents, tremblants, éplorés, prosternés (I/25), tournant autour du sarcophage, répétant des gestes ritualisés : « expandens se ad modum crucis votum fecit » (I/104). Les mots qui constituent le vœu peuvent être ef(caces même s’ils ne sont pas prononcés. Quand une béguine témoigne de sa guérison après une prière auprès de la tombe de Sainte Marguerite et qu’elle s’entend reprocher que personne n’a entendu son vœu, elle répond : « Hoc ego dixi in corde meo52. »

Relations d’échange, dons et contre-dons, pèlerinages, marchandage, chantage, menaces, gestes ritualisés, un jeu du dit et du non-dit, le pouvoir des mots dans les vœux se montre complexe et incertain.

Quel est maintenant, dans le sens inverse de la communication, le pouvoir des mots des saints ? Les récits de miracles rapportent souvent comment le suppliant, ayant perdu espoir de résoudre ses problèmes ou d’obtenir la guérison de sa maladie, entend le saint ou son intermédiaire lui annoncer la possibilité d’être secouru. Dans un des miracles de sainte Élisabeth, un homme pendu entend une voix divine : « Crois fermement et tu vas te débarrasser de cette corde à ton cou, pour te rendre à la tombe de la bienheureuse Élisabeth53. » Un moine cistercien épileptique voit trois fois une apparition nocturne d’une femme vêtue en blanc qui lui dit : « Si tu veux être guéri, fais un vœu à Dame sainte Élisabeth de Marbourg et tu seras guéri54. »

La parole ef(cace au sens propre du terme, les mots guérisseurs quasi sacramentels qui mettent en marche les procédures de guérison (gurent aussi dans les récits de miracles. Les saints apportent le remède en demandant à

Praedicatorum, Vesprimis diocesis, Monumenta Romana episcopatus Vesprimiensis, Budapest, 1896, t.)I, p.)187, témoin 6.

51 « Omnes avertam homines a visitatione sepulchri tui, quia non exaudisti me », miracle I/3, Huyskens, Quellenstudien, p.)159-160

52 Témoin 97, Fraknói, Inquisitio, p.)362.53 « Crede (rmiter et hunc funem numquam de collo tuo depones, quousque Marpurc ad

tumbam beate Elyzabet accedes », miracle II/18, Huyskens, Quellenstudien, p.)255-256.54 Miracle II/1, Huyskens, Quellenstudien, p.)243-244.

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Dieu son aide ou en priant pour l’accomplissement du miracle. Ces phrases se modèlent souvent sur les propos du Christ guérisseur rapportés dans l’Écriture. Quand sainte Élisabeth apparaît dans une vision pour guérir une jeune (lle paralysée, elle lui dit : « Surge et ambula » (cfr Mat. 9, 5), et ces paroles sont accompagnées par l’attouchement du dos malade de la (lle55. À une autre malade elle offre une pomme, en lui disant : « Surge, comede » (I/105).

Dans les miracles posthumes, cette communication thérapeutique avec les saints arrive dans les rêves. La guérison à la faveur des rêves a un long passé dans les miracles d’incubation, hérités du culte d’Esculape et d’autres cultes de l’antiquité (comme ceux d’Isis, Sérapis), bien attestés au Moyen Âge dans la tradition des Églises d’Orient (dans les cultes des saints Côme et Damien, Artemios, Jean et Cyr, Tecla, etc.56), et tout autant dans la chrétienté occidentale57. Dans leur forme classique, les apparitions nocturnes des saints se produisaient au pro(t de miraculés qui dormaient dans le narthex des églises, près des reliques. Elles démontraient que les saints étaient vraiment présents dans leurs sanctuaires, et pouvaient répondre personnellement à ceux qui venaient les implorer58. À travers les siècles, néanmoins, les visions sont aussi devenues des substituts de la visite des reliques) – les saints pouvaient apparaître et s’adresser aux miraculés là où ils le choisissaient. Souvent alors ils visitaient les malades chez eux, les consolaient, les touchaient aux endroits malades de leurs corps, leur disaient : « Au nom de Jésus-Christ et selon la foi que tu as choisie, reçois la santé59 », et les engageaient à venir jusqu’à leur sanctuaire pour y recevoir la guérison complète.

Les paroles et les gestes qui accompagnent la guérison dans les visions des miraculés, rappellent, ici encore, les miracles de Jésus et ses apôtres, et aussi les paroles de grands thaumaturges comme Bernard de Clairvaux, dont les guérisons publiques et surtout les exorcismes spectaculaires fournissent une excellente démonstration du pouvoir des mots dans les miracles60.

Le miracle de sainte Élisabeth résultant de sa prière contraignante en faveur du jeune Berthold, mentionné plus haut, appartient aussi à ces manifestations. Une autre illustration de ce type de miracle est donnée par

55 Miracle I/3, Huyskens, Quellenstudien, p.)160.56 H.)Delehaye, « Les recueils antiques de Miracles de saints », Analecta Bollandiana, 43 (1925),

p.)1-85, 305-325 ; I.)Csepregi, « The Miracles of St Cosmas and Damian. Characteristics of Dream Healing », Annual of Medieval Studies at CEU, 7)(2002), p.)89-122.

57 G.)Klaniczay, « Dream Healing and Visions in Medieval Latin Miracle Accounts », dans The ‘Vision Thing’. Studying Divine Intervention, éd. W.)A. Christian)Jr. et G.)Klaniczay (Collegium Budapest Workshop Series 18), Budapest, 2009, p.)37-64.

58 E.)Bozóky, « Le miracle et la maison du saint », dans Ead., Le Moyen Âge miraculeux, p.)21-33.59 « In nomine domini nostri Iesu Christi secundum (dem tuam optatam recipias sanitatem »,

Vita beatae Margaritae, p.)704.60 Pour les guérisons publiques de saint Bernard à Cologne en 1146 voir Sigal, L’Homme et

le miracle, p.)** ; pour ses exorcismes, F.)Chave-Mahir, L’exorcisme des possédés dans l’église d’Occident (Xe-XIVe siècle), Turnhout, 2011, p.)186-207.

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l’histoire du châtiment in+igé par sainte Marguerite de Hongrie à une consœur dominicaine (une autre princesse, celle-là même qui avait émis des doutes sur la capacité de Marguerite à faire des miracles, jusqu’à la provoquer, comme nous l’avons vu) :

Ce jour-là, tandis que la dite vierge Marguerite était si plongée dans la prière que l’os de son épaule se démit, lui causant de grandes douleurs, la prieure et les autres sœurs étaient très angoissées, et voulaient trouver un remède pour la guérir. Moi, en revanche, je me suis dit : « Pourquoi ce grand souci pour ces médecines pour cette sœur ? » En pensant cela je me suis moquée d’elle. Au même moment, j’ai senti une grande douleur dans mon épaule au même endroit qu’elle. Et alors j’ai décidé de lui révéler ma faute et demander son pardon et la dite vierge Marguerite déclara : « Que Dieu te pardonne », et aussitôt je fus libé-rée61.

Du point de vue du pouvoir des mots, deux éléments dans cette histoire sont remarquables. Bien que ces idées malicieuses n’étaient que pensées, et qu’elles n’aient pas été exprimées, la sainte pouvait les deviner)– des mots non dits pouvaient tout de même entraîner la punition du coupable. L’autre aspect est la description caractéristique de la causalité des miracles : le pouvoir des mots de la sainte qui transmet la demande du coupable à Dieu pour obtenir la guérison, consiste dans la médiation et non dans l’effet immédiat.

Il reste que les mots ou les invocations prononcés par la sainte exprimant ses propres désirs étaient aussitôt écoutés et exaucés selon les descriptions de ses miracles. De ce fait, on peut admettre qu’ils étaient aux yeux d’autrui investis d’un pouvoir spéci(que. Cela se véri(e dans le miracle de châtiment que sainte Marguerite a opéré quand elle était encore enfant, et qu’elle voulait empêcher que les frères mendiants qu’elle aimait tant partent du couvent de Sainte Catherine de Veszprém où elle résidait comme oblate royale. La petite princesse avait alors prié pour qu’« une pluie immense » les retienne, et à une autre occasion « elle priait Dieu qu’il casse leur charrette pour qu’ils soient incapables de partir ». Quand ce désir fut exaucé, les nonnes étaient convaincues que « c’était fait par ses oraisons62 ». Un autre miracle similaire,

61 « Quodam die, dum dicta virgo Margaretha stetisset in oratione attenta, os suum spalle sue exivit de loco, ita quod magnum dolorem habebat, et priorissa et alie sorores multum dole-bant et querebant medicinas, quomodo possent eam sanare, et ego testis incepi dicere inter me quidem hoc, quod de religiosa ista habetur tanta cura pro istis medicinis, et quasi deri-dendo inter me hoc dicebam, et statim dolorem magnum incepi habere in spatula mea in eo loco, in quo habebat illa, et quod evenerat mihi, dicendo meam culpam, et quod parceret mihi, et statim dicta virgo Margaretha dixit : ‘Dominus parcat tibi’, et statim liberata fui. », Fraknói, Inquisitio, p.)182-183, témoin 4 ; la même histoire racontée par d’autres témoins : Ibid., p.)187, 192, 275.

62 « (…) duo fratres predicatores venirent ad dictum monasterium, et vellent recedere, ista sancta Margaretha rogavit eos, ut non recederent, et ipsi stare noluerunt, sed inceperunt recedere ; et tunc ista sancta Margaretha rogavit Deum, quod frangeret currum eorum, ita

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montrant le pouvoir des mots de Marguerite sur les forces de la nature, était advenu dans l’autre couvent royal construit pour elle sur l’île du Danube qui depuis porte son nom. Elle a fait sortir le Danube de son lit pour prouver à son confesseur Marcellus, qu’elle n’avait pas exagéré ni menti en parlant d’une inondation précédente. L’événement est raconté par Marcellus lui-même :

Je suis venu d’Esztergom au couvent, et la bienheureuse Marguerite m’a dit : « Nous étions dans le péril d’être submergés par l’inondation du Danube… l’eau arrivait jusqu’à cette hauteur », et elle montrait l’endroit. J’ai répondu : « Allons, allons, je ne le crois pas », et alors elle dit : « Seigneur Jésus Christ, montre la vérité de ce fait à ce prieur qui est ici, pour qu’il croie mes paroles. » Et aussitôt l’eau commença à retourner avec une telle rapidité, que j’ai dû grimper sur le mur…63

Ces miracles illustrent bien le pouvoir des mots de la sancta viva, selon l’image qu’ont donnée d’elle les témoins du procès de canonisation et les hagiographes. Confrontons maintenant ces manifestations avec l’usage et le pouvoir des mots dans les procès de sorcellerie.

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Il est inhabituel sans doute d’entreprendre de comparer les procès de canonisation et les procès de sorcellerie, et, plus précisément, les récits de miracles et les descriptions de malé(ces. Ayant discuté ailleurs la possibilité et l’intérêt d’une telle entreprise64, il me suf(t de souligner seulement deux

quod non possent recedere, et cum ipsi fratres essent in (ne ville, currus eorum fractus fuit, et redierunt ad ipsum monasterium, et credidimus, quod per orationes suas hoc fuerat factum. » Fraknói, Inquisitio, p.)218.

63 « Veneram de Strigonio ad istud monasterium, et ista beata Margaretha dixit mihi : ‘Nos fuimus in periculo submersionis propter inundationem Danubii, si pervenissemus, ubi pervenissemus ossa mea,)(?) aqua usque huc venit mihi’ ; certum locum demonstrando, et ego respondi : ‘Vadas, vadas hoc ego non credo’ ; et tunc illa dixit : ‘Domine Jesu Christe, ostendas veritatem istius facti priori, qui hic est, ut ipse credat verbis meis’ ; et cum tanta velocitate statim aqua reversa fuit, quod oportuit me ascendere, fugiendo ante aquam, super assidem positum super murum, in quo sunt columne, que sustinent porticum ipsius claus-tri, et satis maior fuit aqua, quam prius fuerat, et usque ad matutinum aqua ita se retraxit, quod vix vestigia ipsius apparebant », Fraknói, Inquisitio, p.)280-281 ; la même histoire racon-tée par d’autres témoins : Ibid., p.)183, 186, 191-192, 223, 242-243.

64 G.)Klaniczay, The Uses of Supernatural Power. The Transformations of Popular Religion in Medie-val and Early Modern Europe, Cambridge, 1990 ; Id., « Miraculum and Male%cium : Re+ections Concerning Late Medieval Female Sainthood », dans Problems in the Historical Anthropology of Early Modern Europe, éd. R.)Po-Chia Hsia et R.)W. Scribner (Wolfenbütteler Forschungen 78), Wiesbaden, 1997, p.)49-74 ; Id., « The Process of Trance, Heavenly and Diabolic Apparitions in Johannes Nider’s Formicarius », dans Procession, Performance, Liturgy, and Ritual, éd. N.)van Deusen, (Claremont Cultural Studies, Wissenschaftliche Abhandlungen 62/8), Ottawa, 2007,

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arguments ici : (1)) la similarité typologique, du fait que des capacités surnaturelles sont attribuées dans les deux cas à de vrais êtres humains ; (2))l’analogie entre les deux séries documentaires dans lesquelles la description factuelle, les preuves des actions miraculeuses ou magiques proviennent de dépositions des témoins dans les procès, une suite de récits enregistrés dans un contexte judiciaire65. Un fort décalage chronologique entre les deux séries engage cependant à ne mener la comparaison que sur un plan très général. En effet, si les deux procès de canonisation utilisés se sont déroulés au *$$$e)siècle, l’essor des procès de sorcellerie est plus tardif : attestés au début du *,e)siècle dans certaines régions de l’Occident, ces procès n’apparaissent pas avant la deuxième moitié du *,$e)siècle en Hongrie66. La première suite documentée, dans une ville –)Kolozsvár (Cluj))– de Transylvanie, consiste dans un ensemble copieux de protocoles de procès menés entre 1565 et 1615 contre 27 sorcières, dont au moins 14 furent condamnées à être brûlées vives sur le bûcher67. Plus de 200 dépositions des accusateurs y sont enregistrées, donnant des descriptions colorées de l’événement de l’ensorcellement. Après l’édition faite par Andor Komáromy il y a un siècle68, une édition nouvelle et augmentée est en cours de préparation sous la direction d’András Kiss, qui a récemment découvert le plus ancien de ces procès69.

La série des procès de sorcellerie en Kolozsvár commence par l’inculpation de quatre guérisseuses, dont trois exerçaient aussi la profession de sage-femme : Clara Botzi, Prisca K!m"ves, Rusa et Gertrud. Elles s’accusaient mutuellement d’être responsables de maladies qu’elles avaient diagnostiquées comme des ensorcellements. Elles (nirent devant les juges en 1565, et les quatre périrent à cause de leur rivalité professionnelle. Ce qui nous intéresse ici dans notre analyse du pouvoir des mots, ce sont les récits des ensorcellements donnés par les accusateurs et les autres témoins. On y trouve

p.)203-258 ; Klaniczay et Kristóf, « Écritures saintes et pactes diaboliques » ; cfr aussi P.)Din-zelbacher, Heilige oder Hexen ? Schicksale auffälliger Frauen in Mittelalter und Frühneuzeit, Zürich, 1995.

65 Klaniczay, « Proving sanctity in the canonization processes ».66 G.)Klaniczay, « Hungary : The Accusations and the Popular Universe of Magic », dans Early

Modern European Witchcraft. Centres and Peripheries, éd. B.)Ankarloo et G.)Henningsen, Oxford, 1990, p.)219-255.

67 G.)Klaniczay, « A boszorkányvád mozgatórugói. Gondolatok az els! kolozsvári boszor-kányperek kapcsán » (Les motivations des accusations de sorcellerie. Ré+exions concernant les premières procès de sorcellerie de Kolozsvár), Korunk, 3e)série, 16 (2005), n°)5, p.)27-38.

68 Magyarországi boszorkányperek oklevéltára (Documents des procès de sorcellerie en Hongrie), éd. A.)Komáromy, Budapest, 1910.

69 A.)Kiss, « Ante Claram Bóci. (Egy 1565-beli ismeretlen kolozsvári boszorkányper) » (Un procès de sorcellerie inconnu de Kolozsvár), dans M!vel"dési törekvések a korai újkorban. Tanulmányok Keserü Bálint tiszteletére, éd. M.)Balázs, Z.)Font, G.)Keser" et P.)Ötvös, Szeged, 1997, p.)281-298.

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des séquences stéréotypées du déroulement des malé(ces dignes de Propp70, et au sein de la séquence structurelle, une unité morphologique dans laquelle on peut reconnaître un acte de parole puissante) – tout comme dans la supplication et le vœu dans les séquences narratives des miracles.

Cet acte peut prendre la forme d’une menace, motivée par une rivalité professionnelle. Clara Botzi ne cessait d’avertir ses clients : « Si vous voulez que votre enfant reste en vie, vous devez avoir recours à mon assistance, autrement l’enfant ne vivra pas longtemps71. » Par vantardise, la sage-femme cherche à convaincre ses interlocuteurs de ses pouvoirs magiques : « J’ai le pouvoir aussi bien de guérir que de nuire. Les plantes me parlent et m’offrent leurs services. Elles disent : prends moi et je vais te dire dans quel but tu pourrais m’utiliser72. » Il arrive aussi qu’un paiement non effectué suscite une réclamation. Rusa déclare à un client qui cherchait à marchander le tarif demandé alors qu’elle se disait très pauvre : « Si tu ne me paies pas pour mon travail, ta main te fera souffrir comme avant73. »

Les paroles fatales font souvent partie des menaces ou malédictions qui surgissent au cours d’un con+it entre la sorcière et sa victime. Kató Szabó, une sage-femme accusée de sorcellerie et condamnée au bûcher en 1584, af(rme qu’elle a prononcé les paroles suivantes au cours d’une discussion au marché à propos d’un marchandage sur une certaine quantité de bois qui avait échoué : « Écoute, bonne femme, tu m’as refusé ce bois, mais tu vas le regretter, tu ne vas pas vivre plus de trois jours… », et cette femme mourut en effet trois jours plus tard, accusant Kató Szabó dans ses dernières paroles74. Les accusateurs disaient de cette même sage-femme, qu’elle répétait souvent : « Ceux qui m’appellent une sorcière ne devraient pas béné(cier de la rédemption de Dieu, qui devrait plutôt arracher leur langue de leur bouche75. » Une autre sorcière, brulée la même année, nommée « la mère de Dame Varga », s’était fâchée avec un voisin à cause d’une oie, et l’avait menacé par ces mots : « À cause de cette oie, je vais te faire une chose que tu vas regretter et tu vas pleurer en conséquence tout au long de ta vie ! », et la menace devint réalité trois jours plus tard quand la sorcière apparut à cet homme pendant la nuit, lui frappant l’œil si fortement qu’il en perdit la vue76.

70 V.)Propp, The Morphology of Folktale (1928), tr. L.)Scott, Austin, 1968.71 Komáromy, Magyarországi boszorkányperek, p.)4, menaces similaires ibid., p.)37.72 « Scientiam habeo sanandi vel dilacerandi… », Komáromy, Magyarországi boszorkányperek,

p.)273 « No tu ! si non vis mihi pro labore tot pendere, (ant manus tuae in priori calamitate. No

tu ! si non vis mihi pro labore tot pendere, (ant manus tuae in priori calamitate », Komáro-my, Magyarországi boszorkányperek, p.)10.

74 Ibid., p.)34.75 Ibid., p.)31.76 Ibid., p.)53-54.

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Une raison particulière de prêter crédit à de telles menaces pouvait être que la sorcière avait été surprise à faire quelque chose dont on pouvait présumer que c’était de la magie. Dame Lakatos, une autre sorcière brûlée en 1584, avait été vue au jour de la Saint Georges en train de « recueillir de la rosée » dans le pâturage de son voisin. Quand on lui demanda ce qu’elle était en train de faire, elle répondit : « Femme maudite, tu vas te rappeler le moment où tu m’as posé cette question. » La maladie qui s’ensuivit apportait une preuve incontestable du pouvoir de ces mots. Ensuite quelqu’un la menaça en essayant lui jeter une pierre, mais elle l’avertit : « Si tu lances cette pierre, tu ne seras plus jamais capable, quand tu le voudras, de lancer quoi que ce soit avec cette main77. » Ce type de con+it verbal est fréquemment rapporté dans les dépositions qui portent sur les apparitions nocturnes des sorcières. Selon un procès tenu en 1612 à Kolozsvàr, des sorcières, disait-on, avaient traversé à sept la fenêtre de leur victime, et « elles l’ont admonestée, et l’ont menacée d’extraire les os de son côté la prochaine fois78 ».

Parmi les paroles magiques attribuées aux sorcières dans les dépositions des accusateurs, certaines formules sont empruntées aux incantations et charmes apotropaïques de tradition ancienne. L’ample matière de plus de 2500 procès de sorcières en Hongrie dont la documentation a survécu79 pourrait être confrontée de ce point de vue avec la liste des « charmes et prières d’incantation » (bájoló imádságok) recueillis et préservés dans le traité écrit par Péter Bornemisza, pasteur protestant hongrois, sous le titre « Sur les tentations diaboliques ou l’aspect horriblement dégoûtant de ce monde contaminé » (Ördögi kisirtetekr"l avagy röttenetes utálatosságáról ez megfertéztetett világnak), publié en 1578, précisément au temps des procès de Kolozsvár80.

Dans le procès de Clara Botzi, un des témoins raconte qu’il l’a rencontrée eu moment où il rentrait d’une journée de travail consacrée à semer du froment :

Elle lui disait en soupirant ou même en gémissant : « Si tu m’avais dit que tu avais l’intention de semer, je t’aurais enseigné de telles paroles qui puissent assurer que rien d’autre ne pousse sur tes terres que du froment pur, et qu’il croisse sans faute. » Elle avait même énuméré ces paroles pour le témoin, mais il ne s’en souvient plus81.

77 Ibid., p.)56-57.78 Ibid., p.)78-79.79 P.)Tóth G., A magyarországi boszorkányság forrásainak katasztere (1408-1848) (Répertoire des

sources des procès de sorcières en Hongrie), Budapest-Veszprém, 2000.80 P.)Bornemisza, Ördögi kisértetek (Tentations diaboliques), éd. S.)Eckhart, Budapest, 1955 ;

S.)Takács, « Szövegépítkezés a ráolvasó imádságokban » (Construction de texte dans les incantations), Magyar Nyelv"r, 127 (2003), p.)92-98.

81 « (…) suspirasset seu ingemisset dicens : O)– inquit)– si mihi antehac signi(casses, quod seminare voluisti, ego te talia verba docuissem, quod in tuo tritico nihil crevisset praeter

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La guérisseuse soupçonnant probablement que de telles af(rmations pourraient être dangereuses, soulignait souvent qu’elle guérissait « non par une force diabolique mais avec le verbe divin82 ».

Une autre sorcière de Kolozsvár, « la mère de Dame Varga », brûlée en 1584, offrait à son client, elle aussi, de lui enseigner une incantation pour guérir un enfant malade :

Tu dois t’installer tard dans la nuit sous un fruitier et répéter trois fois : « Écou-tez messieurs et mesdames ! Vous devez accorder le sommeil à mon (ls et lui rendre cette nuit calme, et je vais rendre votre nuit agitée. » Tu dois faire atten-tion d’être à un endroit d’où tu peux vite te sauver après avoir (ni de dire tout cela la troisième fois, et de te cacher sous un toit, autrement tu auras une grande calamité sur toi. Tu dois regarder alors dans les deux directions, et si tu vois deux +ammes de cierges, tu dois dire : « Mon (ls doit pleurer aussitôt qu’il saura où ces cierges étaient allumés », et ton (ls sera guéri83.

Avec cette incantation, nous entrons dans l’autre domaine du pouvoir des mots dans les procès de la sorcellerie : les paroles prononcées par les guérisseurs et les victimes des malé(ces comme protection contre le pouvoir des sorcières et comme un outil pour les contraindre à reculer. Une manière de le faire est de crier sur elles, de les appeler « sorcière », et aussi de les accabler d’un torrent d’insultes : « boszorkány, baszó, bestye híres kurva84 ». Cette confrontation verbale peut encore prendre la forme d’un ordre : « Sale pute de sorcière, tu as assez fait beugler et mugir mes vaches, laisse les maintenant retourner à la maison, sale pute de sorcière85 ! »

Certains de ces duels verbaux sont aussi nourris par les formules traditionnelles qui proviennent des charmes et des incantations. Une procédure courante pour contraindre les sorcières est de leur offrir « sel et fer ». Dans une des dépositions lors du procès de Dame Tóth, une sorcière condamnée au bûcher en 1584, le témoin disait l’avoir conjurée d’apparaître à l’endroit des victimes en disant : « Viens, pute, je vais te donner sel et fer !86 » Une autre femme racontait dans ce même procès comment elle s’était défendue quand la sorcière était entrée dans sa maison pendant la nuit. D’abord elle lui dit qu’elle ne pouvait lui nuire car elle la connaissait)– ce qui montre que reconnaître et nommer protège du risque des malé(ces. Quand l’assaut de la

purum triticum et purum crevisset. Et de verbis illis nonnulla coram teste enumerasset etiam, sed testi non succurrunt », Komáromy, Magyarországi boszorkányperek, p.)1.

82 « non virtute demoniaca sed divino verbo », Komáromy 1910, p.)4.83 Ibid., p.)52-53.84 Ce qui se traduit comme « sorcière, baiseuse, brute, infameuse pute », ibid., p.) 16-17 ;

en général, cfr N.)Gonthier, « Sanglant coupaul ! », « orde ribaude ! » Les injures au Moyen Âge, Rennes, 2007.

85 Ibid., p.)62.86 Ibid., p.)43.

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sorcière reprit, elle adressa une prière à Dieu « et la sorcière ne pouvait pas du tout lui faire de mal ». Au troisième assaut, (nalement, « elle l’a grondée très sévèrement, et l’a appelée au sel87 ». N’est-ce pas alors pour empêcher leurs victimes de prononcer ces paroles protectrices que les sorcières les privent souvent de leur capacité de parler ? « Quand elle est apparue, je ne pouvais prononcer aucun mot88 », « ils ont pris mon bébé de quatre semaines et l’ont mis sur la table, et je voulais crier et me lever mais cela m’était impossible89 ».

À ce point, avant de conclure, il est éclairant de citer, en revenant en arrière dans le temps, un des « classiques » de la démonologie médiévale, La Fourmilière (Formicarius) de Jean Nider, écrit autour de 143690. Comme la théologie des sacrements pour les miracles, la démonologie fournit un arrière-plan théorique aux conceptions de l’origine et de la nature du pouvoir béné(que et malé(que des mots dans les con+its de sorcellerie. La « double causalité » des paroles des saints, seulement opérateurs des miracles en tant que médiateurs de la puissance divine, s’y retrouve. Les magiciens et les sorcières, déclare Jean Nider, « ne provoquent pas immédiatement par eux-mêmes à agir ou subir, mais ils sont dits causer les dommages par des mots, des rites, des actes comme par un pacte fait avec les démons91 ». Le Dominicain oppose à cette ef(cacité douteuse la vraie ef(cacité des prières, considérées comme des remèdes : dans un de ses exempla, il raconte comment une vierge âgée, du nom de Sérieuse, dont la foi était exemplaire, a guéri un ami souffrant d’un malé(ce « que nul art ne pouvait guérir » :

La susdite vierge visita le malade, qui lui demanda d’appliquer à son pied une bénédiction ; elle accepta et en silence (t seulement application de l’oraison dominicale et du Symbole des Apôtres et traça deux fois le signe de la croix vivi(ante. Alors le malade se sentant aussitôt guéri voulut savoir, pour user à l’avenir de ce remède, de quelle incantation la vierge avait fait application. Elle lui répondit : « Votre foi est mauvaise ou faible : vous n’adhérez pas aux divins exercices approuvés de l’Église et vous appliquez ordinairement à vos maux

87 Ibid., p.)36. Pour l’usage du sel dans les rituels d’exorcisme, voir D.)Bárth, Benedikció és exorcizmus a kora újkori Magyarországon (Bénédiction et exorcisme dans la Hongrie des temps modernes), Budapest, 2010, p.)236-237.

88 Komáromy, Magyarországi boszorkányperek, p.)4289 Ibid., p.)64.90 J.)Nider, Les Sorciers et leurs tromperies (La fourmilière, livre V), éd. et trad. J.)Céard, Grenoble,

2005 ; cfr L’imaginaire du sabbat. Édition critique des textes les plus anciens (1430!c.-1440!c.), éd. M.)Ostorero, A.)Paravicini Bagliani, K.)Utz Tremp, C.)Chène, Lausanne, 1999, p.)99-265 ; W.)Tschacher, Der Formicarius des Johannes Nider von 1437 : Studien zu den Anfängen der europäischen Hexenverfolgungen im Spätmittelalter, Aachen, 2000 ; M.)D. Bailey, Battling Demons : Witchcraft, Heresy, and Reform in the Late Middle Ages, University Park (Penn.), 2002 ; G.)Klaniczay, « Entre visions angéliques et transes chamaniques : le sabbat des sorcières dans le Formicarius de Nider », Médiévales, 44 (printemps 2003), p.)47-72.

91 Nider, Les Sorciers et leurs tromperies, p.)91.

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des incantations et des remèdes interdits. Aussi vous blessent-ils, rarement dans le corps, mais toujours dans l’âme. Mais si vous espériez dans l’ef(cacité des prières et des signes licites, vous seriez facilement guéri. Je ne vous ai rien ap-pliqué que l’oraison dominicale et le Symbole des Apôtres, et vous voilà guéri92. »

Cette confrontation des prières et bénédictions, comme paroles protectrices et guérisseuses qui s’opposaient aux paroles malé(ques des incantations et des charmes, se retrouve ensuite, comme nous l’avons vu, dans les dépositions des accusateurs dans les procès de sorcellerie.

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Il est sans doute prématuré de tirer des conclusions dé(nitives du bref examen de ces deux ensembles documentaires portant sur deux phénomènes différents mais reliés d’une manière typologique. L’intérêt d’une telle confrontation réside dans la découverte d’un contexte élargi du pouvoir des mots en relation avec des agents surnaturels. Aussi bien dans les récits de miracles des saints que dans les récits de malé(ces des sorciers, beaucoup de formules originales, placées dans le contexte de leur usage, ont été préservées. En outre, l’usage ecclésiastique, théologique, d’une part, et l’usage laïc, « populaire », de l’autre, du pouvoir des mots dans les prières, vœux, bénédictions d’une part, les menaces, malédictions, charmes, incantations de l’autre, se mêlent dans un véritable métissage.

Les protocoles des procès de canonisation et les actes des procès de sorcellerie sont modelés dans des cadres ecclésiastiques et judiciaires, et rédigés en référence à des conceptions élaborées de l’hagiographie et de la démonologie. L’historiographie récente l’a amplement, et à juste titre, fait observer. En revanche, la dimension rituelle, le contexte d’oralité de ces récits de miracles et de malé(ces, nourris par les expériences individuelles des croyants, ou encore l’ef(cacité attribuée à l’usage « non ecclésiastique », laïc de certaines paroles ou formules, et (nalement les systèmes de croyances qui peuvent constituer le soubassement de prises de parole donnant peut-être faussement l’impression de n’être qu’une improvisation instantanée… Tout cela demeure encore ouvert à un examen plus approfondi de l’immense documentation historique qui en préserve l’attestation. Mon objectif était de contribuer à l’initiation d’une telle enquête.

92 Ibid., p.)107.