‘L'influence des mots, le pouvoir des images : acheter de l'art à distance en Italie aux XVI et...

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SEIZIÈME SIÈCLE 12 / 2016 p. 125-143 Barbara FURLOTTI / The Courtaud Institute of Art L’INFLUENCE DES MOTS, LE POUVOIR DES IMAGES : ACHETER DE L’ART À DISTANCE EN ITALIE AUX XVI e ET XVII e SIÈCLES. nsérés dans les titres d’ouvrages et d’articles, certains vo- cables fournissent d’utiles indices pour cerner les centres d’intérêt actuels des études historiques. Par exemple, le fait que les termes brokerage et broker – notamment associés à l’adjectif cultural – reviennent fréquemment ces dernières années dans les publications en langue anglaise, atteste un engouement considérable pour les recherches sur l’organisation de réseaux aux niveaux européen et mondial, qui plus est lorsque ceux-ci apparaissent liés à des échanges culturels et des interactions politiques 1 . Toutefois, ce type d’approche semble moins fréquent si l’on se déplace du domaine de l’histoire en général à celui de l’histoire de l’art et, plus spécifiquement, du collection- nisme artistique. Cette discipline a traditionnellement placé au centre de son récit la figure du collectionneur, de préférence de haute extraction et de sexe masculin, dépeint comme une sorte de deus ex machina capable de donner vie à une collection reflet de son goût et de ses choix personnels. Cette vision a ré- cemment été enrichie par des analyses qui ont contribué à complexifier notre compréhension du phénomène. Des recherches sur l’organisation du marché de l’art ont par exemple mis en évidence que les pratiques collectionnistes devaient être envisagées dans leurs rapports aux dynamiques économiques contemporaines et aux lois du marché 2 . De plus, l’élargissement des horizons 1 Traduction de l’italien par Nicolas Cordon de l’Université Paris1 Panthéon-Sorbonne. Voir par exemple Cultural Brokers at Mediterranean Courts in the Middle Ages, dir. M. von der Höh, Paderborn, Fink, 2013 ; Double Agent. Cultural and Political Brokerage in Early Modern Europe, dir. M. Keblusek et B. Noldus, Leyde, Brill, 2011 ; J. Cole, Music, Spectacle and Cultural Brokerage in Early Modern Italy. Michelangelo Buonarroti il Giovane, Florence, Olschki, 2011 ; L. Nussdorfer, Brokers of Public Trust : Notaries in Early Modern Rome, Baltimore, John Hopkins University Press, 2009 ; G. H. Janssen, « Political Brokerage in the Dutch Republic. The Patronage Networks of William Frederick of Nassau-Dietz (1613-1664) », in Your Humble servant. Agents in Early Modern Europe, dir. H. Cools, M. Keblusek et B. Noldus, Hilversum, Uitgeverij Verloren, 2006, p. 65-80 ; M. Keblusek, « Cultural and Political Brokerage in Seventeenth-Century England : The Case of Balthazar Gerbier », Leids kunsthistorisch jaarboek, vol. 13, 2003, p. 73-82. 2 Il n’est pas non plus possible de fournir une bibliographie complète ici. Pour un panorama général de la problématique, voir Painting for Profit. The Economic Lives of Seventeenth-Century Italian Painters, dir. R. E. Spear, P. L. Sohm, New Haven-Londres,Yale University Press, 2010. Pour Rome, voir par exemple P. Cavazzini, Painting as Business in Early Seventeenth-Century Rome, University Park, The Pennsylvania State University Press, 2008 ; L. Lorizzo, Pellegrino Peri. Il mercato dell’arte nella Roma barocca, Rome,

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SEIZIÈME SIÈCLE 12 / 2016 p. 125-143

Barbara FURLOTTI / The Courtaud Institute of Art

L’INFLUENCE DES MOTS, LE POUVOIR DES IMAGES :ACHETER DE L’ART À DISTANCE EN ITALIE

AUX XVIe ET XVIIe SIÈCLES.

nsérés dans les titres d’ouvrages et d’articles, certains vo-cables fournissent d’utiles indices pour cerner les centresd’intérêt actuels des études historiques. Par exemple, le faitque les termes brokerage et broker – notamment associés àl’adjectif cultural – reviennent fréquemment ces dernièresannées dans les publications en langue anglaise, atteste un

engouement considérable pour les recherches sur l’organisation de réseauxaux niveaux européen et mondial, qui plus est lorsque ceux-ci apparaissentliés à des échanges culturels et des interactions politiques1. Toutefois, ce typed’approche semble moins fréquent si l’on se déplace du domaine de l’histoireen général à celui de l’histoire de l’art et, plus spécifiquement, du collection-nisme artistique. Cette discipline a traditionnellement placé au centre de sonrécit la figure du collectionneur, de préférence de haute extraction et de sexemasculin, dépeint comme une sorte de deus ex machina capable de donner vieà une collection reflet de son goût et de ses choix personnels. Cette vision a ré-cemment été enrichie par des analyses qui ont contribué à complexifier notrecompréhension du phénomène. Des recherches sur l’organisation du marchéde l’art ont par exemple mis en évidence que les pratiques collectionnistesdevaient être envisagées dans leurs rapports aux dynamiques économiquescontemporaines et aux lois du marché2. De plus, l’élargissement des horizons

1 Traduction de l’italien par Nicolas Cordon de l’Université Paris1 Panthéon-Sorbonne.Voir par exemple Cultural Brokers at Mediterranean Courts in the Middle Ages, dir. M. von der Höh,

Paderborn, Fink, 2013 ; Double Agent. Cultural and Political Brokerage in Early Modern Europe, dir.M. Keblusek et B. Noldus, Leyde, Brill, 2011 ; J. Cole, Music, Spectacle and Cultural Brokerage in EarlyModern Italy. Michelangelo Buonarroti il Giovane, Florence, Olschki, 2011 ; L. Nussdorfer, Brokersof Public Trust : Notaries in Early Modern Rome, Baltimore, John Hopkins University Press, 2009 ;G. H. Janssen, « Political Brokerage in the Dutch Republic. The Patronage Networks of William Frederickof Nassau-Dietz (1613-1664) », in Your Humble servant. Agents in Early Modern Europe, dir. H. Cools,M. Keblusek et B. Noldus, Hilversum, Uitgeverij Verloren, 2006, p. 65-80 ; M. Keblusek, « Cultural andPolitical Brokerage in Seventeenth-Century England : The Case of Balthazar Gerbier », Leids kunsthistorischjaarboek, vol. 13, 2003, p. 73-82.2 Il n’est pas non plus possible de fournir une bibliographie complète ici. Pour un panorama général de la

problématique, voir Painting for Profit. The Economic Lives of Seventeenth-Century Italian Painters, dir.R. E. Spear, P. L. Sohm, New Haven-Londres, Yale University Press, 2010. Pour Rome, voir par exempleP. Cavazzini, Painting as Business in Early Seventeenth-Century Rome, University Park, The PennsylvaniaState University Press, 2008 ; L. Lorizzo, Pellegrino Peri. Il mercato dell’arte nella Roma barocca, Rome,

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de la recherche à des groupes sociaux n’appartenant pas aux élites laïques ouecclésiastiques a permis d’établir que le collectionnisme bénéficia d’une véri-table fortune démocratique à partir du XVIIe siècle3. Enfin, les gender studiesont démontré que collectionner n’était pas l’apanage exclusif des hommeset ont contribué à enrichir nos connaissances d’une pratique féminine, per-mettant non seulement de dresser le portrait de femmes ayant influé de façondéterminante sur l’histoire du goût, mais aussi de montrer que plusieurs col-lections pouvaient coexister à l’intérieur d’une même cour, en lien dialectiqueles unes avec les autres4. Dans ce contexte, les études sur la composition descours aristocratiques, encore trop éparses, se sont révélées particulièrementprécieuses. Elles ont en effet permis de faire la lumière sur la figure du maîtrede maison, personnage qui exerça souvent une fonction de premier plan dansl’élaboration des collections d’un seigneur5.Partant de ces considérations, le présent article se donne l’objectif d’offrir

de nouveaux arguments pour une relecture critique du rôle joué par le col-lectionneur dans le processus de sélection et d’accumulation d’objets d’art.Mon analyse se concentrera notamment sur les acquisitions à distance, c’est-à-dire conclues dans des villes différentes du lieu de résidence de l’intéressé.Lorsque ce dernier n’était pas en mesure de sélectionner personnellementles objets, qui était alors responsable des achats ? Qui l’informait – et com-ment – de la qualité des œuvres disponibles sur le marché ? Sur quelles basespouvait-il réaliser son choix ?

ACHETER À DISTANCE

Acheter à distance fait aujourd’hui partie de l’expérience collective ; leprocédé est simple pour quiconque est familier d’Internet. Avant de faire unachat, nous pouvons facilement comparer le prix, lire les commentaires surun produit déterminé, en évaluer la qualité grâce à des photographies et des

De Luca, 2010 ; R. Ago, Il gusto delle cose : una storia degli oggetti nella Roma del Seicento, Rome,Donzelli, 2006. Pour Venise, I. Cecchini, Quadri e commercio a Venezia durante il Seicento. Uno studiosull mercato dell’arte, Venise, Marsilio, 2000.3 À ce sujet, voir par exemple P. Cavazzini, « Lesser Nobility and Other People of Means », in Display

of Art in the Roman Palace, 1550-1750, dir. G. Feigenbaum, Los Angeles, The Getty Research Institute,2014, p. 89-102, avec état de la bibliographie antérieure.4 Voir plusieurs contributions dansMedici Women as Cultural Mediators (1533-1743). Le donne di casa

Medici e il loro ruolo di mediatrici culturali fra le corti d’Europa, dir. C. Strunck, Milan, Cinisello Balsamo,2011. Pour des cas individuels : Letteratura, arte e musica alla corte romana di Cristina di Svezia, dir.R. M. Caira Lumetti, S. Fogelberg Rota, Rome, Aracne, 2005 ; Il mecenatismo di Caterina de’Medici :poesia, feste, musica, pittura, scultura, architettura, dir. S. Frommel, G. Wolf, Venise, Marsilio, 2008 ;L. Capodieci, Medicaea Medea. Art, astres et pouvoir à la cour de Catherine de Médicis, Genève, Droz,2011 ; L. Skogh,Material Worlds : Queen Hedwig Eleonora as Collector and Patron of the Arts, Stockholm,Center for the History of Scienze at the Royal Swedish Academy of Sciences, 2013.5 Voir par exemple G. Guerzoni et G. Alfani, « Court History and Career Analysis. A Prosopographic

Approach to the Court of Renaissance Ferrara », The Court Historian, vol. 12, n° 1, 2007, p. 1-34, etdernièrement N. Gozzano, Lo specchio della corte, il maestro di casa. Gentiluomini al servizio delcollezionismo a Roma nel Seicento, Rome, Campisano, 2015.

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fiches techniques. Bien que l’accès aux informations ait été alors moins ins-tantané, acheter des biens à distance – en particulier des biens de luxe – étaitégalement une pratique commune des cours aristocratiques italiennes entre leXVIe et le XVIIe siècle. Certaines catégories de marchandises bénéficiaient eneffet de la mise en place de stratégies permettant de remédier à la contraintede l’éloignement. Dans le cas de négociations pour des tissus précieux ou despassementeries élaborées par exemple, biens si importants dans la créationde l’image publique de l’élite, il était possible de réclamer l’envoi d’échantil-lons de matière, et certains échantillons demeurent encore attachés aux lettresavec lesquelles ils furent expédiés6. Cette solution ne valait toutefois pas pourl’acquisition d’œuvres peintes ou sculptées. Pour ces cas particuliers, le col-lectionneur devait se fier et s’en remettre à la capacité de jugement et de négo-ciation de ses auxiliaires7.La période ici considérée nous montre un collectionneur riche d’un ré-

seau d’agents plus ou moins large en fonction de son statut social et de soninfluence politique. À l’échelon le plus élevé de la noblesse italienne, lesmembres des familles au pouvoir, comme les Médicis, les Gonzague et lesFarnèse, avaient à leur disposition un tissu structuré de relations dans les prin-cipales villes italiennes et les capitales européennes les plus importantes8. À latête de ce réseau se trouvait l’ambassadeur, représentant officiel de l’autoritédu seigneur en terres étrangères9 : c’était à lui que s’adressait en premièreinstance un prince désireux d’acheter des œuvres d’art à distance. Pour autant,l’ambassadeur n’était pas toujours apte à s’occuper personnellement de cegenre de requête ; accaparé par une myriade de fonctions, son implicationdirecte n’était nécessaire que pour les acquisitions particulièrement délicates,lorsqu’une conduite prudente, discrète et diplomate était requise. Dans tousles autres cas, il déléguait la gestion des pourparlers à une organisation com-plexe de subordonnés, lesquels pouvaient à leur tour solliciter l’interventionet la médiation – gratuite ou moyennant paiement – de personnes associéesà un rôle de premier plan à l’échelle locale en raison de leur position poli-tique ou de leurs compétences dans le champ artistique. Il pouvait s’agir desmembres de l’aristocratie, qui connaissaient bien le panorama des collec-tions de leur ville et les possibilités – ou difficultés – économiques de leurspairs ; ou bien de religieux, qui pouvaient faire valoir leur influence sur les

6 Des échantillons d’étoffes envoyées à la cour de Mantoue sont par exemple conservés à l’Archivio diStato di Mantova, Cimeli, b. 132-133.7 J’ai exclu de mon discours le thème de la commandite d’œuvres peintes et sculptées modernes, car

celle-ci implique des dynamiques différentes de celles adoptées pour les acquisitions à distance d’œuvresantiques ou en tout cas déjà exécutées.8 Pour la cour de Mantoue, voir par exemple B. Furlotti, « Ambasciatori, nobili, religiosi, mercanti e

artisti : alcune considerazioni sugli intermediari d’arte gonzagheschi », inGonzaga. La « Celeste » Galeria.L’esercizio del collezionismo, dir. R. Morselli, Milan, Skira, p. 319-328.9 Sur la figure de l’ambassadeur en général, voir D. Biow,Doctors, Ambassadors, Secretaries : Humanism

and Professions in Renaissance Italy, Chicago, University of Chicago Press, 2002.

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établissements ecclésiastiques propriétaires d’œuvres d’art et, dans le cas par-ticulier de Rome, faciliter l’excavation et à la suite l’exportation d’antiquités.À l’occasion d’acquisitions économiquement importantes et/ou politiquementsignificatives, il était également d’usage de demander l’expertise d’artistes.Par exemple, lorsqu’au printemps 1571 s’était diffusée l’information selonlaquelle le duc Guillaume Gonzague était à la recherche d’antiquités à offrir àl’empereur Maximilien II, une paire de mascarons de marbre furent proposésà son ambassadeur à Venise10. Le vendeur, l’antiquaire romain GiovanniAnto-nio Stampa, en garantissait l’authenticité et en demandait cent quarante scu-di11. S’agissant d’une dépense considérable et d’un cadeau stratégique censéaider à convaincre l’Empereur de concéder le titre de Grand-duc à Guillaume,l’ambassadeur demanda prudemment un avis sur la qualité des deux œuvresau vieux Titien. Ce dernier rejeta l’achat sans appel ; d’après lui, les deuxmascarons étaient des faux, indignes d’intégrer la collection de l’Empereur.L’exemple démontre qu’un collectionneur pouvait s’éviter de dispendieuxfaux pas en consultant préventivement un artiste. En effet, la parole de Titienfut alors tenue pour plus fiable que celle de l’antiquaire romain avec lequel lesGonzague continueront toutefois à entretenir des rapports même si l’achat nefut finalement pas réalisé.

RASSEMBLER DES INFORMATIONS

Les négociations à distance s’articulaient généralement en deux phases. Lapremière consistait à recueillir des informations sur ce que le marché propo-sait, sur la base des instructions envoyées par le collectionneur. Ces dernièrespouvaient être plus ou moins détaillées. Des tableaux d’un peintre bien précisétaient parfois demandés, comme dans le cas d’Éléonore de Médicis qui, en1584, immédiatement après son mariage avec Vincent Ier de Gonzague et soninstallation à Mantoue, avait donné ordre à ses agents florentins de lui procu-rer une oeuvre de la main d’Andrea del Sarto, peintre lui étant particulière-ment cher12. Mais on sollicitait plus communément l’acquisition de peintureset de sculptures génériques, réalisées par de « bons maîtres ». Quelle que fûtla nature de la requête qui arrivait de la cour, les réactions des agents et desambassadeurs ne variaient pas : tout désir du seigneur – ou de la dame – étaitun ordre, qu’il fallait satisfaire au plus vite et de la meilleure des façons. La

10 D. Sogliani, Le collezioni Gonzaga. Il carteggio tra Venezia e Mantova (1563-1587), Milan, SilvanaEditoriale, 2002, p. 139-140, doc. 124 ; p. 140-141, doc. 125 ; p. 142-144, doc. 127, avec une bibliographie.11 Sur GiovanniAntonio Stampa voir B. Furlotti, « Connecting People, Connecting Places. Antiquarians

as Mediators in Sixteenth-Century Rome », in Locating Communities in the Early Modern Italian City,dir. F. Nevola, numéro spécial d’Urban History, vol. 37, n°3, 2010, p. 386-398, et B. Furlotti, Marblesin Motion. The Journey of Antiquities from Excavation Sites to Renaissance Collections, en cours depublication.12 R. Piccinelli, Le collezioni Gonzaga. Il carteggio tra Firenze e Mantova (1554-1626), Milan, Silvana

Editoriale, 2000, p. 18 et p. 69-70, doc. 37-38.

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satisfaction du collectionneur, mais également la possibilité d’être récompen-sé comme il se doit pour l’assistance prêtée, dépendait en effet de la capacitéà répondre avec célérité et efficacité à l’ordre reçu.Cette première phase pouvait être conduite selon deux stratégies opposées

mais tout aussi efficaces, en fonction de l’identité et du statut de qui était enpossession de l’œuvre désirée. Les agents pouvaient mener les pourparlers àdécouvert lorsque le vendeur était lié au collectionneur pour qui l’affaire étaiten train d’être discutée, par exemple par des rapports de clientèle, parenté oualliance politique ; ils avaient même de plus grandes chances de convaincrele propriétaire de céder l’œuvre à des conditions avantageuses en exploitantle nom de leur allié commun. Les négociations avec des marchands ou inter-médiaires étrangers à l’acheteur imposaient un comportement différent, plusprécautionneux. Il était en effet de notoriété publique qu’au sein du marchéde l’art les vendeurs tendaient à augmenter le prix de leur marchandise enfonction du prestige et des possibilités économiques des acheteurs : qui jouis-sait d’une position élevée et d’une grande capacité financière – et était doncgénéralement plus enclin à investir des sommes d’argent considérables dansdes œuvres d’art – devait s’attendre à une majoration des prix. Dans ce genrede situation, et pour tenter de contourner l’obstacle, il était jugé prudent d’agirincognito, en faisant attention de ne pas dévoiler qui présidait aux tractations.Aumois de mars 1601, Vincent Ier de Gonzague avait ordonné à l’ambassadeurmantouan Lelio Arrigoni d’aller chercher à Rome des tableaux de peintrescélèbres du Cinquecento. L’ambassadeur confia promptement la mission àune personne d’expérience, Pietro Fachetti, un peintre originaire de Mantoueexpatrié depuis longtemps dans la ville papale et bon connaisseur du marchélocal. Informé du désir du duc, Fachetti s’était tout de suite mis au travail,prévenant toutefois l’ambassadeur qu’il faudrait avoir de la patience et ne paslaisser savoir pour qui l’on chercherait les tableaux, car avec un acheteur dela stature de Vincent, « le genti terrebero alto il mercato et ella non potrebbeconseguire l’intento suo, se non con gravissima spesa »13. Afin d’évoluer ef-ficacement sur le marché artistique, ambassadeurs et agents devaient doncêtre à même d’évaluer les conditions d’une négociation et, quand il le fallait,d’adopter la stratégie la plus appropriée à chaque circonstance.

COMMUNIQUER LES INFORMATIONS

Après avoir récolté le plus grand nombre d’informations possible sur lesœuvres disponibles, en avoir comparé les prix, ainsi que les conditions devente et de paiement, la phase suivante des pourparlers consistait à transmettreau commanditaire le résultat de la recherche afin de lui donner les moyensd’autoriser ou de rejeter une acquisition. La correspondance régulièrement

13 Barbara Furlotti, Le Collezioni Gonzaga. La corrispondenza tra Roma e Mantova (1587-1612),Milano, Silvana Editoriale, 2003, p. 332-333, doc. 418.

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envoyée à ce dernier constituait le principal moyen de communication avecl’ambassadeur. Il était toutefois rare que les lettres d’un diplomate s’étendentsur des problèmes liés à l’achat d’une œuvre d’art ; ce sont le plus souventdes allusions éparses qui transparaissent, généralement lorsque les questionsurgentes à caractère politique ont déjà été traitées. On trouve des informationsplus détaillées sur le déroulement des négociations dans les missives des auxi-liaires de l’ambassadeur, ou dans celles des agents dont les rapports avec lacour étaient autonomes et directs.Les lettres écrites au cours de tractations à distance contenaient le plus

souvent une série d’informations que l’on pourrait qualifier de « standard », àcommencer par un jugement sur la qualité des œuvres disponibles. Il s’agissaitsurtout de commentaires convenus, tels que « opera bellissima » et « opera dibuonissima mano », qui à nos yeux d’acheteurs modernes exposés, il est vrai,à une surabondance d’informations apparaissent pour le moins insatisfaisants,mais dont les collectionneurs actifs entre le XVIe et le XVIIe siècle semblaientse contenter. Quand les agents et ambassadeurs ressentaient la nécessité dedoter ces commentaires d’un surcroît d’autorité, ils s’en référaient à l’avisexprimé par des artistes et personnalités compétentes ayant personnellementvu l’œuvre en question. Ainsi, lorsqu’au mois de février 1607, Pierre PaulRubens négociait à Rome l’acquisition de la Mort de la Vierge de Caravage(Paris, Musée du Louvre) pour le compte de Vincent Ier de Gonzague, l’am-bassadeur Giovanni Magni reconnut sa propre incompétence à juger de la qua-lité du tableau, déclarant que, comme toute personne peu experte, il lui plaisaitde trouver dans la peinture « certi allettamenti grati all’occhio » que l’oeuvrede Caravage, aux « artificii occulti », n’offrait pas14. Il préféra donc ne pasexprimer son opinion personnelle et rapporter à la place le commentaire des« huomini della professione », qui avaient jugé le tableau de haute qualité etconfirmé que le peintre était un des artistes modernes les plus doués.Qu’une rude compétition naisse entre différents collectionneurs pour entrer

en possession de la même œuvre d’art était également rapporté par les agents etambassadeurs comme une preuve tangible de la désidérabilité, de la qualité etdu prestige de l’objet disputé. Au mois de février 1583, la découverte à Romede quinze statues qui allaient former le groupe connu sous le nom d’Histoire deNiobé (Florence, Galerie des Offices) suscita par exemple un tapage notoire,et attira inévitablement l’attention de certains parmi les principaux collection-neurs de la ville, comme le rapporte l’artiste et marchand d’art florentin CesareTargone dans une lettre adressée à François Ier de Médicis15. Afin d’évincer la

14 B. Furlotti, op. cit. p. 480-481, doc. 714, avec une bibliographie.15 Collezionismo mediceo. Cosimo I, Francesco I e il Cardinale Ferdinando, dir. P. Barocchi et

G. G. Bertelà, Modena, Panini, 1993, p. 253, doc. 280. Sur ce groupe, acquis au mois de juin de la mêmeannée par le cardinal Ferdinand de Médicis pour huit cent scudi, voir La Villa Médicis. IV. Le collezionidel cardinale Ferdinando. I dipinti e le sculture, dir. A. Cecchi, C. Gasparri, Rome, Académie de France àRome, 2009, p. 316-329.

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concurrence, Targone explique au Grand-duc de Toscane qu’il est nécessaired’agir à temps et de formuler une offre rapidement. La renommée des autrescollectionneurs intéressés par l’acquisition, le cardinal Ferdinand de Médicis,le marquis Giovanni Giorgio Cesarini, le duc Paolo Giordano I Orsini et lesConservateurs du peuple romain, prouvait la validité de l’affaire.De la même manière, le fait qu’une œuvre provienne déjà d’une collec-

tion – qui plus est fort prestigieuse – était une garantie de qualité, comme lesuggère l’humaniste Annibal Caro dans une lettre envoyée en juillet 1563 àson ami Raffaele Silvago16. Ce dernier, pensant faire un geste apprécié, avaitexpédié à Caro un ensemble de pièces de monnaie antiques, mais, privé desconnaissances spécifiques à la numismatique, il avait acquis des pièces demauvaise qualité – quelques unes desquelles, comme le lui écrivait Caro sansambages, n’étaient pas même dignes d’être appelées monnaies tant leur sur-face était recouverte de rouille et leurs figures difficiles à déchiffrer. PuisqueSilvago avait promis d’envoyer d’autres pièces, Caro pensa qu’il serait préfé-rable de lui fournir quelques suggestions pour lui épargner de répéter la mêmeerreur. Étant donné que son correspondant n’était ni antiquaire ni familier dumarché, Caro ne lui donna qu’un simple et unique conseil : il valait mieuxacquérir des pièces de monnaie issues d’une collection, car de cette façon l’onpouvait être raisonnablement sûr que celles-ci avaient déjà été soumises à unprocessus de sélection, celui du précédent propriétaire. La suggestion sembleavoir effectivement profité à Silvago, puisque Caro jugea l’envoi suivant dansl’ensemble satisfaisant17.

L’INFLUENCE DU VERBE, LE POUVOIR DES IMAGES

Si le collectionneur se reposait largement sur la capacité de jugement deses agents et les évaluations des experts consultés selon les besoins, leursdéclarations seules ne constituaient toutefois pas toujours une garantie suf-fisante pour conclure une affaire. Occasionnellement, les mots étaient doncaccompagnés de la reproduction dessinée des œuvres en cours d’acquisition,sur requête explicite du collectionneur ou sur initiative des agents eux-mêmes.Cette pratique a joui d’une certaine popularité à la fin du XVIe siècle et plusencore au cours du XVIIe, mais il est cependant extrêmement rare de trouverdans les archives italiennes des dessins encore attachés aux lettres avec les-quelles ils furent à l’origine expédiés. Le type d’utilisation qu’on faisait de telsdessins, est peut-être la raison de cette lacune. Exécutés pour être examinéespar le seigneur, les dessins étaient séparés de la lettre pour circuler à la cour.Alors que la correspondance constituait une documentation officielle et étaitpar conséquent soigneusement ordonnée et archivée par les secrétaires et les

16 A. Caro, Lettere familiari, éd. A. Greco, Florence, Le Monnier, 1957-1961, vol. 3 (1961), p. 165-167,doc. 700.17 Caro, op. cit., vol. 3, p. 242-243, doc. 766.

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chanceliers, les dessins se perdaient probablement plus facilement en passantd’une main à une autre. Le seul exemple que j’ai pu retrouver d’un dessin da-table de la seconde moitié du XVIe siècle, encore attaché à sa lettre, se trouvefaire partie, ce n’est pas un hasard, de l’un des dépôts d’archives nobiliairesitaliens les mieux organisés de l’époque, celui de la famille Médicis au sein del’Archivio di Stato de Florence (fig. 1)18.Le feuillet représente trois sculptures antiques – une statue et deux bas-re-

liefs – qui se trouvaient à Venise en 1577 dans la collection d’un certain TomàLion, d’après ce qu’en rapporte l’hellénisteAndrea Londano dans la lettre d’ac-compagnement adressée à François Ier de Médicis. Londano, parti visiter la col-lection Lion, avait chargé un peintre anonyme de reproduire quelques unes deses pièces et, espérant susciter l’appréciation du Grand-duc, envoya le dessin àFlorence avec une brève explication de l’inscription en grec ancien qui apparais-sait sur l’un des bas-reliefs, ainsi qu’une liste des autres pièces que la collectioncontenait19. La survie assez limitée de ce type de dessin peut être égalementexpliquée par le fait que leur raison même d’exister disparaissait aussitôt que lecollectionneur avait pris sa décision : s’il décidait de procéder à l’acquisition,l’arrivée prochaine des originaux rendait les dessins redondants ; s’il décidait dedécliner l’offre, ces mêmes dessins devenaient de fait obsolètes.Les références contenues dans la correspondance de l’époque permettent

d’affirmer que les dessins exécutés entre le XVIe et le XVIIe siècle pour desventes à distance représentaient dans la majorité des cas des objets tridimen-sionnels, en particulier des sculptures antiques. Les exemples de dessins d’aprèspeinture se limitent à des circonstances que l’on pourrait qualifier d’exception-nelles, comme lorsqu’en 1601 Pietro Fachetti sonda la possibilité d’acquérirpour le duc deMantoue la toile Saint Luc peignant la Vierge attribuée à Raphaël,qui se trouvait alors comme aujourd’hui à l’Accademia di San Luca20. Les pro-priétaires en demandaient dix mille scudi, montant exorbitant que Fachettiespérait pouvoir sensiblement réduire car l’œuvre avait besoin d’une sérieuserestauration. Afin d’illustrer avec précision l’importance des dommages et per-mettre au duc de prendre une décision réfléchie eu égard à l’investissement fi-nancier, Facchetti avait exécuté un dessin de l’œuvre, transmis ensuite à la courde Mantoue par l’ambassadeur des Gonzague. Il s’agissait ainsi d’un dessin

18 Archivio di Stato di Firenze, Mediceo del Principato, 700, f. 10v-11r. La lettre à laquelle le dessin estattaché est retranscrite intégralement dans Collezionismo mediceo, op. cit. note 15, p. 128-129, doc. 131. Lesarchives médicéennes conservent deux autres dessins d’antiques produits à l’occasion d’une négociation àdistance, envoyés de Rome par l’antiquaire LeonardoAgostini en 1658 et 1666 (respectivementCarte Strozziane,184, f. 111r et Carteggio d’artisti, 17, f. 111v) ; voir I. Herklotz, « Excavations, Collectors and Scholars inSeventeenth-Century Rome »,Archive and Excavations, dir. I. Bignamini, Londres, The British School of Rome,2004, p. 63.Avec tous mes remerciements à Lia Markey qui m’a aidée à obtenir l’autorisation de reproduction.19 À propos de cet épisode, voir G. Damen, « Shopping for “Cose Antiche” in Late Sixteenth-Century

Venice », in Reflections on Renaissance Venice. A Celebration of Patricia Fortini Brown, dir. M. E. Frank,B. de Maria, Milan, 5 Continents, 2013, p. 137-138.20 Furlotti, Le Collezioni Gonzaga. La corrispondenza, p. 340-341, doc. 427 ; p. 342-343, doc. 431 ;

p. 343, doc. 433 ; p. 335-336, doc. 421.

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bien particulier, dont la justification n’était pas tant celle d’illustrer le sujet del’œuvre, que d’en documenter avec précision l’état de conservation.Que les dessins exécutés au cours denégociations àdistance représentent pour

une large part des œuvres sculptées suggère qu’entre le XVIe et le XVIIe siècle,agents et ambassadeurs considéraient la parole écrite comme un outil suffisam-ment précis pour décrire des sujets peints, mais moins efficace en revanchepour transmettre la complexité – sur le plan des matériaux, de l’iconographieet de la composition – des œuvres en trois dimensions. En effet, le fait que l’on

Fig. 1 – Artiste vénitien, Antichità della collezione di Tomà Lion, ca. 1577.Archivio di Stato di Firenze, Mediceo del Principato, 700, 10v-11r.

Avec l’autorisation du Ministère des Affaires culturelles (reproduction interdite).

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trouve davantage de descriptions écrites de peintures que de sculptures dans lacorrespondance de l’époque s’explique facilement. Au mois de février 1597,l’ambassadeur mantouan à Rome, Ludovico Cremasco, visita la prestigieusecollection de peintures de la comtesse Caterina Nobili Sforza di Santa Fiora,sur ordre de Vincent Ier de Gonzague, lequel était à la recherche d’œuvres àenvoyer en présents à l’empereur Rodolphe II21. Introduit dans une pièce empliede tableaux, Cremasco fut particulièrement touché par la Fornarina de Raphaël(Rome, Galerie nationale d’art ancien du palais Barberini), décrite comme une« Vénus nue » aux cheveux sombres et aux yeux noirs avec un bandeau sur lebras gauche marqué de la signature du peintre, et plus encore par laDécollationde saint Jean Baptiste de Cesare da Sesto (Vienne, Kunsthistorisches Museum).Dans la lettre envoyée à Mantoue à la suite de sa visite, l’ambassadeur s’étendamplement sur les caractéristiques de ce dernier tableau, et en décrit l’expres-sion des personnages – Hérodiade, par exemple, avait le « volto allegro et conbocca ridente » –, les gestes de chaque figure, les matériaux des objets inclusdans la composition, ainsi que les couleurs qui contribuaient à rendre la scènesi pathétique, comme lorsqu’il décrit le visage « pallido e smorto e i labri sco-loriti » de saint Jean Baptiste. Cremasco s’en remettait évidemment au pouvoirévocateur de la parole écrite, ici utilisée pour fournir des informations objectivessur la composition en général, pour décrire chaque élément de l’œuvre peinte,mais aussi pour communiquer sa réaction personnelle à la vue de l’œuvre.Il est beaucoup plus rare qu’une œuvre sculptée soit évoquée avec une telle

richesse de détails. Dans la lettre déjà citée de 1583 envoyée au Grand-duc deToscane à propos de la redécouverte de l’Histoire de Niobé, Cesare Targonementionne le sujet du groupe tout entier et le nombre de sculptures jusque làexcavées ; il ne décrit cependant pas les pièces une par une, même sommaire-ment, se limitant à les définir toutes ensemble « cossì cose rare come si possivedere »22. De la même façon, les auteurs des lettres relatives à l’excavation enfévrier 1506 du Laocoon (Vatican, Musées du Vatican), la plus célèbre décou-verte archéologique de la Renaissance, ne s’attardent pas non plus sur la descrip-tion de l’imposant groupe de marbre, mais se réfèrent à l’œuvre comme « unascultura antica bellissima », « una mirabile statua di marmo, la quale mostraanni 60 in mezo di due figliuoli di anni 12, li quali sono morti da due serpe digrosseza come una choscia naturale », ou encore « tre figure ex lapide pario »23.Seule la lettre de Giovanni de’ Cavalcanti envoyée de Rome le 14 février 1506à Luigi Guicciardini contient une description plus complète de l’œuvre ; dotéd’une construction calquée sur le mouvement sinueux des serpents autour destrois figures, son texte se révèle toutefois si tortueux que l’on peut douter qu’ilait véritablement aidé le lecteur à visualiser l’aspect de l’œuvre24.

21 Furlotti, Le Collezioni Gonzaga. La corrispondenza Op. cit., p. 266-268, doc. 298.22 Collezionismo mediceo, op. cit. note 15, p. 253, doc. 280.23 S. Settis, Laocoonte. Fama e stile, Rome, Donzelli, 1999, p. 101-109.24 Ibid., p. 107

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L’IMMÉDIATETÉ DU SIGNE GRAPHIQUE

Eu égard aux observations exposées jusqu’ici, on comprend pourquoi lesagents et ambassadeurs joignaient des dessins aux paroles écrites quand lesmots semblaient insuffisants à la description des œuvres sculptées. Mais quelleétait exactement la valeur ajoutée de ces œuvres graphiques ? Les dessins per-mettaient avant tout d’illustrer avec une plus grande précision la compositiond’une œuvre tridimensionnelle en éliminant les éventuels quiproquos dus àdes descriptions compliquées comme celle de Cavalcanti. En outre, l’immé-diateté des images offrait aux artistes et antiquaires présents à la cour des élé-ments utiles à la correcte interprétation du sujet des œuvres – chose qu’agentset ambassadeurs ne pouvaient pas toujours garantir – afin d’être ainsi à mêmede pouvoir judicieusement conseiller leur seigneur dans l’acquisition.Il est toutefois plus difficile d’établir jusqu’à quel point ces dessins, sou-

vent de médiocre facture et avares de détails capitaux à nos yeux, comme laprésence d’intégrations modernes sur des antiques, pouvaient être effective-ment utilisés par les collectionneurs et leurs conseillers dans le but d’éva-luer la qualité artistique d’une sculpture. Quelquefois, leur exécution sembleavoir été grossière au point de les rendre insatisfaisants25. Par exemple,quand au mois de janvier 1590 Alessandro Grandi, ambassadeur de Fer-rare à Rome, proposa de vendre sa collection personnelle de sculptures àVincent Ier de Gonzague, il prit soin de lui envoyer quelques dessins – appe-lés significativement « schizzi » – des statues les plus importantes, signalantcependant qu’il gardait près de lui ceux des bustes car ils ne ressemblaientpas à leurs modèles26. Ce manque d’application est peut-être en partie dû à lacélérité avec laquelle les dessins étaient exécutés : les visites des collections

25 Bien que relative à une période précédent celle qui est ici analysée, la correspondance du printemps1502 entre la marquise de Mantoue Isabelle d’Este et son agent Francesco Malatesta sur la possibilitéd’acheter à Florence quatre vases de cristal et pierres taillées ayant par le passé appartenus à Laurent leMagnifique mérite d’être mentionnée. Quelques dessins des pièces avaient été envoyés à Mantoue au débutde la négociation, mais Isabelle les avait trouvés si mal exécutés qu’elle ne pouvait être en mesure de réaliserou non l’acquisition. La marquise demanda donc à Malatesta de lui envoyer une nouvelle série de dessinsplus soignés et en couleur, permettant ainsi de visualiser les effets chromatiques des pierres et des monturesen or. Les dessins n’ont, pour ce cas également, pas survécu. La correspondance relative à cet épisode futpubliée pour la première fois par C. M. Brown, « I vasi di pietra dura dei Medici e Ludovico Gonzaga elettovescovo di Mantova », Civiltà Mantovana, n° 1, 1983, p. 63-68 ; voir aussi C. M. Brown, Per dare qualchesplendore a la gloriosa cità di Mantua. Documents for the Antiquarian Collection of Isabella d’Este,Rome, Bulzoni, 2002, p. 148-154. Selon F. Ames-Lewis, Isabella and Leonardo. The Artistic Relationshipbetween Isabella d’Este and Leonardo da Vinci, 1500-1506, New Haven-Londres, Yale University Press,2012, p. 177-191, l’auteur de ces dessins serait Léonard de Vinci. Dans l’état actuel des recherches, cetteidentification ne peut être partagée, car les documents, clairement, ne citent Léonard qu’en tant qu’expertappelé à juger de la qualité des vases mis en vente, et non en tant que dessinateur.26 Furlotti, Le Collezioni Gonzaga. La corrispondenza, op. cit., p. 172-173, doc. 97. Sur le rôle

d’intermédiaire joué par Alessandro Grandi pour l’acquisition d’objets d’art à Rome en faveur du ducAlfonse II d’Este, voir E. Corradini, « Le raccolte estensi di antichità. Primi contributi documentari », inL’impresa di Alfonso II. Saggi e documenti sulla produzione artistica a Ferrara nel secondo Cinquecento,dir. J. Bentini, L. Spezzaferro, Modena, Cittadella, Nuova Alfa Editoriale, 1987, p. 168-177.

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ne laissaient certainement pas le temps aux artistes de peaufiner leurs es-quisses. D’autre part, le nombre d’œuvres à reproduire était parfois tel qu’ilne permettait pas un travail particulièrement soigneux. Enfin, il y avait éga-lement, selon toute probabilité, des motifs de nature financière. Ambassa-deurs et agents préféraient peut-être engager pour cette mission des artisteséconomiquement avantageux plutôt que particulièrement doués, bien quecela signifiât obtenir des dessins de médiocre qualité.Des négociations importantes avec des personnages notoirement exigeants

pouvaient requérir l’implication d’artistes plus habiles, aptes à garantir desreproductions plus soignées. Cela semble avoir été le cas pour quatre feuilletsvendus par Sotheby’s à Londres en juillet 2002 en tant qu’œuvre de l’écoleromaine du début du XVIIe siècle (fig. 2-5) 27. Sur chacun d’entre eux, unartiste anonyme a dessiné d’une main assurée trois statues entières, en faisantattention de reproduire non seulement la composition générale, le placementet l’iconographie, mais également de rendre le modelé au moyen d’un délicatsfumato ; seuls les visages et les cheveux sont traités approximativement. Ledessin de chaque statue est accompagnée d’une brève note manuscrite, qui enspécifie le sujet et la hauteur. Leur donnant valeur d’objet de collection à part

27 Sotheby’s, Old Master Drawings, Londres, 10 july 2002, lot. 142, p. 76-78. Je dois le signalement deces dessins à la gentillesse de Valeria Cafà.

Fig. 2 – Ecole romaine, Statues antiques d’une collection romaine, début du XVIIe siècle.Collection privée, avec l’aimable autorisation de Sotheby’s, Londres.

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entière, cette assez bonne facture est peut-être le paramètre qui explique laconservation des quatre feuillets, contrairement à ce qui advenait de la majo-rité des dessins envoyés au cours de tractations à distance. Les dessins sont ac-compagnés de deux annotations contemporaines, l’une en français et l’autre enitalien, utiles pour resituer le contexte de leur réalisation. La première, inscriteselon toute probabilité par le secrétaire du collectionneur à qui les feuilletsétaient destinés, nous informe que les dessins ont été exécutés à Rome etqu’un « signor Frangipani » les a envoyés en France. La seconde annotation,plus longue et vraisemblablement de la main de Frangipani lui-même, attesteque les douze statues représentées (avec une treizième appartenant au mêmegroupe) sont des antiques et que toutes, sauf une, ont été complétées de têtesmodernes, détail non négligeable que les dessins ne pouvaient révéler. Le prix

Fig. 3 – Ecole romaine, Statues antiques d’une collection romaine, début du XVIIe siècle.Collection privée, avec l’aimable autorisation de Sotheby’s, Londres.

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annoncé pour le lot tout entier était de mille deux cent scudi, somme que Fran-gipani espérait pouvoir rabaisser à mille.Le « signor Frangipani » dont il est ici question doit être identifié comme

le marquis Pompeo Frangipani, représentant de l’une des plus prestigieusesfamilles romaines du XVIIe siècle28. Non content d’être devenu célèbre eninventant les gants parfumés au jasmin – présent que le cardinal Mazarinaimait, à ce qu’il paraît, offrir à ses amis – et d’avoir servi en tant que maré-chal des camps et armées sous Louis XIII, Frangipani joua également unrôle de premier plan dans le marché de l’art à Rome. Entre 1629 et sa morten 1638, il œuvra notamment comme agent au service du puissant cardi-nal Armand-Jean du Plessis de Richelieu, auquel il procura de nombreuxtableaux et un nombre impressionnant de statues antiques pour son château

28 G. Moroni, Dizionario di erudizione storico-ecclesiastica da san Pietro sino ai nostri giorni, Venise,Tipografia emiliana, 1840-1861, vol. 11 (1841), p. 27 ; G. Brunelli, « Frangipane, Mario », in Dizionariobiografico degli Italiani, Rome, 1960-présent, vol. 50 (1998), p. 237-239.

Fig. 4 – Ecole romaine, Statues antiques d’une collection romaine, début du XVIIe siècle.Collection privée, avec l’aimable autorisation de Sotheby’s, Londres.

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en Touraine. Pour l’année 1633, Frangipani envoya en France près de centvingt-deux pièces, entre statues et bustes, restaurées en partie par le sculp-teur Alessandro Algardi, et accompagnées d’un livret de dessins avec desreproductions de chacune des œuvres de la main du peintre Angelo Canini(Paris, Musée du Louvre, Département des Arts graphiques, fig. 6-7)29. Àla lumière de ces informations, il apparaît plausible que ces quatre feuilletscorrespondent à des sculptures que Pompeo Frangipani avait proposées aucardinal Richelieu. Comme les douze œuvres ne figurent pas parmi cellesreprésentées par Canini à l’occasion de la vente de 1633, on peut imaginerque leur acquisition fut rejetée ou bien qu’elle fut réalisée entre 1633 et1638. L’identité du vendeur demeure, quant à elle, inconnue30.

29 Sur Pompeo Frangipani et son rapport avec le cardinal Richelieu, voir R. Pintard, « Rencontres avecPoussin », in Nicolas Poussin, 1. Études, Paris, Éditions du CNRS, 1960, p. 31-46 ; Antoine Schnapper,Curieux du Grand Siècle. Collections et collectionneurs dans la France du XVIIe siècle, éd. A. Chastel,Paris, Flammarion, 1994, p. 138 et 231 ; M. Montembault et J. Schloder, L’album Canini du Louvreet la collection d’antiques de Richelieu, Paris, RMN, 1988, en particulier p. 33-34 et 40-42 ; B. Cole,« The Mask of Dionysus. A Reinterpretation of Poussin’s Triumph of Pan », Artibus et Historiae,vol. 33, n° 65, 2012, p. 231-274. Sur l’album de dessins de Canini, voir également D. Gasparro, « Lessculptures antiques de Richelieu et les dessins perdus de l’album Canini », Revue du Louvre, vol. 53,n°1, 2003, p. 59-70.30 Pour des contraintes d’espace, je me limite à citer un autre exemple connu de dessins exécutés à

l’occasion de négociations à distance, contenu dans le carnet intitulé Busts and Statues in Whitehall Gardenconservé à Windsor Castle, Royal Library, inv. A 49, réalisé, on le pense, vers 1629, au moins en partie,

Fig. 5 – Ecole romaine, Statues antiques d’une collection romaine, début du XVIIe siècle.Collection privée, avec l’aimable autorisation de Sotheby’s, Londres.

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Fig. 6 – Giovanni Angelo Canini, Vénus, c. 1632-33. Paris, Musée du Louvre,Département des Arts graphiques, RF 36716, c. 27r © Musée du Louvre,

dist. RMN-Grand Palais - Photo S. Nagy.

Fig. 7 – Giovanni Angelo Canini, Antinoüs en Vertumnus, c. 1632-33. Paris,Musée du Louvre, Département des Arts graphiques, RF 36716,

c. 5r © Musée du Louvre, dist. RMN-Grand Palais - Photo S. Nagy.

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ORIGINAUX ET MOULAGES : L’ACQUISITION DE PIERRES GRAVÉES ET DEMONNAIES ANTIQUES

En conclusion du panorama jusqu’ici esquissé, il nous faut ajouter que pourl’acquisition de pierres gravées et de monnaies antiques – une part considérabledu marché antiquaire de l’époque –, il était courant que l’acquéreur potentielréclame au vendeur la possibilité d’évaluer en personne la qualité de la mar-chandise. L’empaquetage de pierres gravées et de monnaies était relativementsimple et leur transport beaucoup plus économique que celui des marbres, pourlequel il fallait mobiliser des caisses spécifiques, des muletiers, des transpor-teurs et, lorsqu’il s’agissait d’expéditions particulièrement astreignantes en di-rection de terres lointaines, des navires. Plus le prix demandé pour l’objet misen vente était élevé, plus probable il était que l’acquéreur demande à visionnerpréventivement cet objet. En 1580, Domenico Compagni, connu égalementsous le nom de Domenico de’ Cammei pour son activité de graveur, négocia àRome pour le compte de la cour florentine l’acquisition d’un merveilleux ca-mée antique ayant précédemment fait partie de la collection du banquier sien-nois Agostino Chigi31. Tant en vertu de l’importance de l’affaire que du prixconsidérable demandé, Compagni avait toutefois averti le vendeur que « ques-ta è una materia che chi vuol comprare vuol vedere », comme pour le préve-nir de l’envoi inévitable de l’objet à Florence s’il voulait conclure le marché.Le statut des personnes impliquées influait sur les dynamiques de négociationdans ces circonstances également, et il était donc plus facile pour un collection-neur de haut rang d’utiliser son autorité et son influence afin d’obtenir l’envoides objets mis en vente. Les désirs de ce dernier n’étaient cependant pas tou-jours satisfaits, aussi riche et puissant fût-il. Tandis que les vendeurs travaillantrégulièrement sur le marché des antiquités à Rome accédaient généralementà ce genre de demande et étaient souvent disposés à supporter les coûts rela-tifs à l’envoi de pierres et de pièces de monnaie32, les marchands occasionnels

à l’occasion de l’acquisition des antiques des Gonzague par le marchand flamand Daniel Nijs, agent duroi Charles II d’Angleterre. Pour une analyse minutieuse de ce carnet, voir F. Rausa, « Li disegni dellestatue et busti sono rotolate drento le stampe. L’arredo di sculture antiche delle residenze dei Gonzaganei disegni seicenteschi della Royal Library di Windsor Castle », et L. Whitaker, « L’accoglienza dellacollezione Gonzaga in Inghilterra », in Gonzaga. La Celeste galeria. L’esercizio del collezionismo, dir.R. Morselli, Milan, Skira, 2002, respectivement p. 67-91 et 233-249. Sur Daniel Nijs, je renvoie en revancheà C. M.Anderson, The Flemish Merchant of Venice : Daniel Nijs and the Sale of the Gonzaga Art Collection,New Haven-Londres, Yale University Press, 2015.31 G. G. Bottari, S. Ticozzi, Raccolta di lettere sulla pittura, scultura ed architettura, Milan, Giovanni

Silvestri, 1822-1825, vol. 3 (1822), p. 323, doc. 155. Sur Domenico Compagni, voir M. A. McCrory,« Compagni Domenico », in Dizionario biografico degli Italiani, Rome, Istituto dell’Enciclopedia Italiana,1960-présent, vol. 27 (1982), p. 647-648 ; Idem, « Domenico Compagni : Roman Medalist and AntiquitiesDealer of the Cinquecento », Studies in the History of Art, vol. 21, 1987, p. 115-129 ; W. Cupperi, « Traglittica e antiquaria : Giovannantonio de’ Rossi, Domenico Compagni e le vicende della medegliafusa a Roma (1561-1575) », in Scultura a Roma nella seconda metà del Cinquecento, dir. W. Cupperi,G. Extermann et G. Ioele, San Casciano V. P., Libro Co. Italia, 2012, p. 122-124.32 Voir par exemple Collezionismo mediceo, op. cit. note 15, p. 64, doc. 59.

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se montraient souvent réticents à accepter ces conditions et généralement peuenclins à assumer de leur propre poche d’éventuelles dépenses. Les raisons decette appréhension étaient multiples, comme le suggère le contenu de nom-breux documents d’archive. Certains vendeurs avaient peur que leurs biensne subissent des dommages irréparables ou ne soient perdus ou volés au coursdu voyage, ce qui aurait réduit à néant toute espérance de gain. D’autres crai-gnaient que le collectionneur refuse de payer le prix initialement arrêté et im-pose un montant plus bas une fois les objets reçus.Une alternative à l’expédition des originaux pouvait être d’envoyer des

empreintes de plâtre ou de cire33. De cette façon, le vendeur continuait à avoirle contrôle de ses biens alors que l’acquéreur potentiel avait la possibilitéd’évaluer le sujet et la qualité des images de pierres taillées ou imprimées surles pièces de monnaie. Mais ce cas de figure pouvait également faire appa-raître des complications : certains négociants refusaient en effet de faire exé-cuter des moulages de leurs objets, de crainte qu’ils ne puissent être abîmésdurant le processus ou que, pire encore, les empreintes ainsi obtenues soientutilisées pour créer des versions modernes prêtes à être introduites sur le mar-ché, causant inévitablement la dépréciation de l’original. Une lettre datée dejanvier 1575, envoyée de Rome à Florence, démontre que des comportementsantithétiques étaient à l’époque tout aussi fréquents. Le cardinal Ferdinandde Médicis y déclare qu’il sera aisé de convaincre Giulio Gualtieri d’envoyersa collection de pierres de Rome à Florence, afin de permettre à François Ier,avide collectionneur de ce type d’objets, de les observer, pour éventuellementdécider lesquelles acheter34. Cependant, Ferdinand informe également sonfrère qu’un autre négociant, anonyme, n’a pas la moindre intention d’envoyerà Florence un camée de grande taille en sa possession, et qu’il n’accepte pasnon plus d’en faire exécuter le moule.Quand la distance empêchait un collectionneur d’apprécier en personne

les œuvres d’art mises en vente, celui-ci s’en remettait au travail de rechercheet de négociation mené par ses agents, et prêtait l’oreille aux opinions expri-mées par les personnalités compétentes – en particulier les artistes. Les infor-mations recueillies lui étaient transmises principalement sous forme écrite,à travers la correspondance régulièrement adressée à la cour, et occasionnel-lement aussi sous la forme d’images, par l’intermédiaire de dessins. Dans lecas particulier des petits objets, comme les pierres et les monnaies antiques,le vendeur pouvait également consentir à l’envoi de moules. C’est sur la basede ces éléments, et non de l’expérience directe, que dans la majorité des cas

33 À propos de la production, de la circulation et de la collection de moulages en plâtre, voir PlasterCasts : Making, Collecting, and Displaying from Classical Antiquity to the Present, dir. R. Frederiksen,E. Marchand, Berlin, De Gruyter, 2010.34 Collezionismo mediceo, op. cit. note 15, p. 96, doc. 97. En effet, les précieux objets furent confiés

un mois plus tard, emballés avec soin, à un coursier spécial et arrivèrent en parfait état dans les mains duGrand-duc.

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un collectionneur pouvait et devait décider de conclure ou refuser une affaireà distance. Les dynamiques analysées au cours de cet article confirment ceque les études sur l’histoire du collectionnisme ont mis en évidence ces der-nières années, à savoir que le travail de médiation effectué par des agents deconfiance occupait un rôle fondamental dans le processus de construction etd’enrichissement d’une collection d’art, au point qu’ « it is not easy to sepa-rate the respective roles between two people [le collectionneur et son agent]who were as close as that between a rider and his horse »35. En conclusion, ilsemble possible d’affirmer que collectionner de l’art en Italie entre le Cinque-cento et le Seicento était une activité collaborative, dans laquelle entraient enjeu le statut et le prestige de l’acheteur, mais aussi l’habileté et la compétencede ses agents.

35 D. Howarth, « A Question of Attribution. Art Agents and the Shaping of the Arundel Collection », in“Your Humble Servant”. Agents in Early Modern Europe, 1500-1800, op. cit. note 1, p. 18.