« Gens de caste » ou « Personnes-Blanches » ? Esquisse du statut de l’étranger natif du pays...

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Journal des africanistes 74-1/2–2004, Cité-État et statut politique de la ville en Afrique et

ailleurs

En Afrique de l’Ouest

La cité comme statut politique

Places publiques, pratiques d’assemblée etcitoyenneté au Mali

Gilles HOLDER

p. 56-95

RÉSUMÉ

Au Mali, les villes, phénomène massif antérieur à l’islam et au moins aussi ancien que celui del’État, témoignent d’une géographie faite de cités d’autant plus ignorées qu’elles neprésupposent pas de forme urbaine. La cité n’est pas l’une des modalités possibles de la ville ;lieu habité et dénommé, c’est un processus politique et historique délibéré qui met en pratiqueun statut. Suscitant un espace et un temps définis par une enceinte préalable et inclusive, la citéest l’antithèse de la citadelle. Elle s’érige en tant qu’espace public dans des places dédiées à despratiques d’assemblée. Pour que celles-ci permettent la citoyenneté, encore faut-il qu’uneégalité politique puisse être établie. Lorsque la cité s’envisage dans l’État, c’est lui qui engarantit la mise en œuvre. Mais si elle en est privée, l’égalité civique nécessite alors unestructure politique d’un genre différent. Dans ces localités qui relèvent désormais d’un État-nation, une organisation d’âges remplit ce rôle. Renonçant au pouvoir et à l’action au profitd’une parole publique, elle permet de réinstituer l’ordre politique de la cité.

ABSTRACT

In Mali, towns, an important phenomenon preceding Islam and at least as ancient as the stateorganization, attest to a geography composed of cities, all that much more unrecognized as theydo not presuppose urbanization. The city is not a possible type of town : as an inhabited andnamed locality, it is a purposeful historical and political process that puts a particular status intopractice. Establishing a space and time defined by means of an initial inclusive enclosure, thecity is the antithesis of the citadel ; it is erected as a public space in squares dedicated toassemblies. However, in order that such assemblies provide the basis for citizenship, it isnecessary to establish a principle of political equality. When the city is part of the state, it is thelatter that guarantees this principle. When it exists in the absence of state formation, civilequality requires a different political structure. In those contemporary cities within the nation-

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equality requires a different political structure. In those contemporary cities within the nation-state, age-groups make this polity possible. Giving up power and action in advantage of a publictalk, this age-group organization allows to reinstitute the political order of the city.

INDEXMots clés : cité-État, citoyenneté, Djenné, groupe d’âge, Mali, pays dogon, place publique, quartier

Keywords : age-group, citizenship, city-state, Dogon country, Jenne, public square, wards

PLAN

La cité comme enceinte politique : inclusion versus exclusionLogique d’enceinte : un préalable à la citéVille, cité et citadelleLa cité comme lieu panoptique ou la cité en l’ÉtatEspace public et place publiqueLa place publique au centre de la citéLa cité hors l’État : le quartier comme lieu communL’introuvable place publiqueDu public au communal et du privé au particulierLa cité polycentrée : les vestibules de la citoyennetéVestibule et organisation d’âge : la chambre noire du politiqueLe citoyen : l’Enfant-du-QuartierLe temps de la place publique ou la cité recentréeS’assembler ou comment transformer un vestibule en « Place blanche »Pratiques d’assemblée : parler d’argent et payer

TEXTE INTÉGRAL

Carte 1- Principales villes et cités de la partie occidentale de la Boucle du Niger (Mali)

Au-delà du lien étymologique par trop évident entre cité et citoyenneté, cet article vise àquestionner le statut politique de ces localités qualifiées de « cités » à travers les pratiques quesuscite la mise en œuvre d’un tel statut. En s’appuyant sur une ethnographie essentiellementafricaniste, et en particulier sur des données recueillies au Mali dans le « village » de Kani-

Gogouna, au pays dogon, et la « ville » 1 de Djenné, dans le Delta intérieur du Niger (cf. carte1), on s’attachera à montrer ici en quoi la cité est à la fois un processus et un lieu, c’est-à-direun espace vécu et dénommé, marqué par un statut qui réfère à une forme d’action politiqueancrée dans les limites d’une enceinte. Loin de souscrire à cette « écologie des systèmes

territoriaux » 2 suggérée par Aristote — l’oligarchie privilégiant la citadelle, la démocratie lepays plat, et l’aristocratie les places fortes —, il s’agira de voir sous quelles conditions la citédonne sens à la notion de place publique et, partant, à l’exercice d’une citoyenneté que l’on

qualifiera de locale dans la mesure où elle se rapporte précisément à un lieu 3.

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Faute de définition claire, en français tout au moins, l’usage du terme « cité » pose un certainnombre de problèmes liés à la représentation que l’on s’en fait presque spontanément. Sansparler de l’emploi dévalorisé qu’on lui réserve à l’égard des banlieues — en l’occurrencecomme équivalent à ghetto —, la cité est généralement vue comme une localité urbaine, dont lasuperficie relativement importante serait occupée par une population dense et dont le systèmepolitique qui lui confère autonomie ou souveraineté serait idéalement étatique. On rappelleratoutefois que les quatre « villages » de Sparte n’en formaient pas moins une cité, les Grecsdistinguant précisément la ville (astu) de la cité (polis). De même, on signalera que la célèbreJéricho, longtemps qualifiée de « première ville de l’humanité », n’occupait pas plus de trois

hectares pour une population estimée entre mille et deux mille habitants 4. Quant à la dimension

étatique présumée, on se contentera de mentionner ici l’exemple des cités marka des XVIIe et

XVIIIe siècles implantées le long de la vallée du Niger, au Mali, qui se sont non seulement

passées de l’État, mais semblent même avoir préféré que celui-ci restât hors de leur enceinte 5,

révélant du coup la pertinence d’une distinction entre cité et cité-État 6.

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Certes, si l’on évoque la cité sur un plan formel, celle-ci présente un certain nombre de traitscaractéristiques. C’est d’abord une enceinte qui délimite un espace citadin où se déploie le cœurde l’activité politique, religieuse, économique et sociale. Mais c’est aussi un arrière-pays, qu’ilsoit agricole, commercial, ou mixte, dont la taille et les limites géographiques et symboliquesdépendent de la relation qui le lie à la métropole. Ce sont enfin des routes, des voies fluviales ou

maritimes organisées en réseau qui structurent ce qu’on pourrait appeler un « outre-pays » 7,dont la particularité est d’échapper à l’autorité de la cité.

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Mais l’usage du terme « cité » que l’on voudrait considérer ici réfère à un statut politique plutôtqu’à une série de traits qui définiraient un idéal type. Or de ce point de vue, l’élément le plusimmédiatement significatif d’une localité est sans aucun doute sa configuration spatiale. HenriLefebvre le soulignait déjà, l’espace habité est « façonné, modelé, à partir d’élémentshistoriques ou naturels, mais politiquement. L’espace est politique et idéologique. Il y a uneidéologie de l’espace parce que cet espace qui semble homogène, qui paraît donné d’un bloc

dans son objectivité, dans sa forme pure, tel que nous le constatons, est un produit social » 8.Certes, la cité est d’abord un espace politique, mais c’est aussi un lieu habité et dénommé qui sesingularise par sa dimension volontairement publique, dont la manifestation est constitutive de

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La cité comme enceinte politique :inclusion versus exclusion

Logique d’enceinte : un préalable à la cité

singularise par sa dimension volontairement publique, dont la manifestation est constitutive dela structuration de son espace.

La cité n’est pas qu’un concept ; elle est d’abord un lieu — Marc Abélès parlerait de « lieu du

politique » 9 —, et même un « lieu-centre » qui acquiert une réalité avec une périphérie, ouplutôt une périmétrie substantialisée par une enceinte réelle (rempart, escarpement, fossé) et/ousymbolique. Si Arthur M. Hocart considérait cette volonté de cercle (ou de carré) comme un

élément caractéristique de la cité 10, il faut pourtant reconnaître que, notamment en Afrique del’ouest, nombreuses furent les localités aux statuts divers à s’être dotées d’une enceinte, comme

en témoignent les récits des voyageurs européens parcourant cette région aux XVIIIe et XIXe

siècles 11. Certes, nous sommes là dans une conjoncture de refondation des territoires politiques

de cette région, notamment autour de l’État de Ségou 12 puis de l’État théocratique de

Hamdallay 13, où la guerre endémique justifie l’équipement en remparts de ces localités. Maisau-delà de cette explication utilitariste, on peut proposer une hypothèse plus large : est-cel’enceinte en tant que telle qui fait la cité ou n’est-ce pas plutôt sa conception, son traitement etsurtout sa position dans l’espace ?

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En effet, la présence seule d’une enceinte ne suffit pas en soi à parler de cité. On peutmentionner ici le cas fameux de Sparte, qui ne s’en équipera que tardivement, ou, à l’inverse, del’enceinte des villes de l’Occident médiéval qui distinguait le « bourg » (burgus, château) du« faubourg » (foris burgus, hors du château) sans pourtant indiquer l’existence d’une cité. Plusdécisif est de savoir si l’enceinte est ou non constitutive de la localité qu’elle circonscrit, àl’instar de Carthage et son célèbre mythe de la peau de vache découpée en lanières qui, misesbout à bout, préfigurent la future enceinte en définissant une superficie territoriale qui dépasse

de loin les limites initiales de la peau étalée 14. Mais le mythe fondateur ne suffit pas àrenseigner sur le statut de la localité en question ; il s’agit aussi de voir dans quelle mesurel’enceinte constitue un facteur susceptible d’exclure l’espace résidentiel, ou au contraire del’inclure et d’élargir d’autant l’espace politique.

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Plus que son institution symbolique et sa réification par un traitement rituel, la nature inclusiveou exclusive de l’enceinte fournit en effet une indication tangible sur les pratiques et le statutdes habitants d’une localité. Non pas seulement vis-à-vis des étrangers, ni même de la

distinction classique — quoique remise en cause 15 — entre citadins et paysans, mais bien entrecitoyens et sujets, c’est-à-dire entre ceux qui participent personnellement de l’espace politiqueen tant qu’acteurs et ceux qui, tout en étant intégrés à celui-ci, ne le déterminent pas. Poser laquestion de la cité et de son statut consiste d’abord à se demander qui réside à l’intérieur del’enceinte politique : une élite ou le peuple ?

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En admettant a priori que la distinction entre sujet et citoyen soit induite par l’existence d’uneenceinte, encore faut-il savoir en quoi la cité devrait nécessairement en fabriquer une. Outrel’aspect défensif signalé plus haut, nous voyons au moins deux logiques qui président à cette

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« “Si vous nous donnez un endroit où attacher nos chevaux, nous repartirons demain matin.”Les Dogon leur montrèrent alors un endroit où attacher leurs chevaux, mais le nombre de cesderniers était sans limites. Les Saman en attachèrent un ici, un autre là, etc. La façon dont ilsavaient attaché leurs chevaux ressemblait à l’enceinte d’une localité. Aussi, lorsque le jour seleva, les Dogon dirent aux Saman :“C’est cela que vous appelez un lieu où attacher vos chevaux ?— Oui ! c’est notre terrain, répondirent les Saman. Plus rien ne nous fera désormais prendre laroute !” »T. Kansaye, Kani-Gogouna, entretien du 17 janvier 1995.

l’aspect défensif signalé plus haut, nous voyons au moins deux logiques qui président à cettenécessité : l’une externe et l’autre interne. La première tient au principe de retranchement —d’où le lien possible avec le rempart —, où il s’agit de définir un espace distinct de l’extérieurqui préfigure un espace civique pensé tantôt comme souverain, tantôt comme autonome. Laseconde logique a trait à la représentation de la cité, dans laquelle on importe en quelque sorte lemonde, une opération symbolique qui consiste à mettre en place un microcosme calqué sur le

macrocosme 16 et qui implique alors que l’espace produit soit fini. De fait, la genèse des citésd’Afrique de l’ouest passe de façon récurrente par l’instauration d’une enceinte préalable plutôtque par un centre irradiant vers une périphérie. De ce point de vue, la cité des Saman de Kani-

Gogouna, qui s’implante au cœur du pays dogon à la fin du XVIIIe siècle, illustre bien cetteconstruction. Nouvellement arrivés, et après avoir combattu un tyran qui avait asservi les Dogonmaîtres de la terre, les Saman proposent à ces derniers :

Nous n’insisterons pas sur la problématique du don qui masque une alliance forcée, ni sur ladistinction entre « terre » et « terrain » qui va permettre la cohabitation entre gens de la terre etgens de la force. Nous ne retiendrons que le principe fondateur de cette cité saman, qui passepar la seule délimitation préalable d’une « enceinte » (koru, dans le parler dogon de la

région 17) au moyen d’une série concentrique de « pieux d’attache de chevaux » (sõmkOmmu), qui sera ensuite équipée d’un « rempart en pierre » (sagay). Cette genèse territorialetranche avec celle des mythes dogon, où l’on pose généralement un centre inaugural (autel, abride chasse, etc.) sans limites prédéfinies, l’érection de celui-ci étant de surcroît assortie d’undroit foncier lié à un individu particulier (protagoniste ayant conclu une alliance avec les génieschthoniens, chasseur, etc.) qui revêt alors le statut d’ancêtre fondateur. Certes, ce personnage àqui l’on attribue l’origine de la localité n’est pas étranger à la cité, mais il s’agit alors d’un hérosfondateur plutôt que d’un ancêtre fondateur. Or la différence est de taille. Que le héros emmèneles migrants vers un lieu inculte pour y bâtir une société inédite, comme à Kani-Gogouna, ouqu’il réalise la réunion de groupes déjà localement constitués, comme à Djenné, il s’agit dansles deux cas d’une logique proprement politique qui se désolidarise en partie de celle inhérente àla parenté. Il n’est pas question de dire que la cité rejette le principe de la filiation, ni de donnerquitus à la « solidarité mécanique » chère à Durkheim. Mais le héros a ceci de particulier qu’ilsuppose l’existence d’un contrat politique dont la conséquence la plus déterminante est lasuivante : contrairement à un ancêtre envers lequel on se détermine par une filiation réelle ousymbolique, chacun peut définir un lien historique avec le héros. Du reste, si le mythe samanmentionne un héros guerrier, on ne lui reconnaît ni la fondation de la cité ni de droit foncier : ilest simplement celui qui a conduit les gens jusqu’en ce lieu. De fait, la succession d’aires destabulation des chevaux saman fait bien frontière et révèle du coup un monde à part, fermé etretranché, mais l’espace circonscrit se veut d’emblée collectif, avant même qu’on n’y bâtissequoi que ce soit. Si les modalités pratiques peuvent différer selon les cas, on retrouve pourtantce même préalable de l’enceinte collective dans la plupart des cités de la région. Ainsi, le mythe

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« La tradition rapporte que, lors de la fondation de l’actuelle Djenné, les maîtres, qui n’étaient pasencore musulmans, accomplirent un certain nombre de cérémonies ayant pour but d’assurer laprospérité de la future ville. Ils contraignirent les craintifs Bozos [i.e. les maîtres de la terre] à leurdonner une vierge pour l’offrir en holocauste propitiatoire au génie du lieu. Ce sacrifice revêtit uncaractère particulièrement terrible : ainsi, lorsqu’on eut tracé les fondations du mur d’enceinte, ony plaça la vierge, debout, à un endroit proche de la porte qui, aujourd’hui encore, est appelée portede Kanafa ; puis les maçons commencèrent à édifier la muraille, en y incorporant la viergevivante. Celle-ci, jusqu’à sa mort, ne cessa d’adjurer les maîtres d’avoir pitié, en mémoire d’elle,des pauvres Bozos, de ne leur point faire de mal et qu’à cette condition seulement son sacrificeserait certainement, pour la ville, un gage de prospérité. »In Monteil, 1903 : 285-286.

Ville, cité et citadelle

ce même préalable de l’enceinte collective dans la plupart des cités de la région. Ainsi, le mythede fondation de Djenné passe-t-il lui aussi par la construction de cette « enceinte »

(kataNga 18) nécessaire :

À Kani-Gogouna, comme à Djenné, l’enceinte n’est ni un mur 19, ni une clôture, et sa mise enplace n’est pas non plus liée à la fortification de la cité ; elle est un préalable à son existence.« L’instauration veut des augures, la fondation requiert des préalables », écrivait Michel

Serre 20. De fait, si l’enceinte introduit une coupure dans l’espace, elle témoigne aussi d’unerupture dans le temps, car la fondation de la cité a toujours quelque chose d’historique, seconstituant comme un moment particulier qui pose un avant et un après, justifiant dès lors laprésence d’un héros. Mais plus encore, le caractère premier de l’enceinte révèle une logiqueparticulière qui touche d’ores et déjà aux pratiques politiques envisagées dans la cité.

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Au Mali, où elle fait historiquement et culturellement figure de lieu prototypique conçu par etpour l’autorité politico-religieuse, il nous semble pertinent de considérer cette logiqued’enceinte du point de vue de la localité urbaine, même si la démonstration peut s’appliquer

ailleurs 21. Du reste, la distinction entre ville et village est discutable, comme le montre la citéde Kani-Gogouna qui, administrativement définie comme le siège d’une commune rurale, est

localement perçue comme une « ville » (damma diyε) 22. Il est vrai que, tout au long de sonhistoire, elle a conçu, représenté, ou accueilli les organes du pouvoir politique, tandis qu’elle alongtemps (au moins jusque dans les années 1910) méprisé la culture de la terre au profit de laprédation et du commerce. Pour autant, si la présence d’une autorité politique régionale et lechoix d’un mode de vie non agricole suffisent ici à faire d’une localité une ville, la cité ne seréduit pas à ces critères.

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En s’en tenant toutefois à la localité urbaine comme lieu idéal où est installée l’autorité, on peutschématiquement poser la distinction suivante : d’un côté la ville, et exemplairement la ville-capitale, qui se définit comme un espace plus ou moins urbanisé, mais séparé de celui où résidele monarque — au sens littéral du « pouvoir d’un seul » —, en l’occurrence la citadelle (i.e. la« petite cité ») ; de l’autre la cité, et exemplairement la cité-État, qui se caractérise par unedensité urbaine et, dans les limites de l’enceinte, par une étroite coïncidence géographique entreespaces résidentiel et politique. Or cette différenciation redouble du point de vue de la

conception territoriale et du rapport entre centre et périphérie : à l’« État-territoire » 23 quiappelle une logique centrifuge, répond la cité-État qui s’organise sur un principe centripète. Ils’agit là de deux dynamiques territoriales qui renvoient à deux conceptions de la souveraineté,celle de la cité s’appliquant moins à une population installée sur un territoire déterminé par des

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La cité comme lieu panoptique ou la citéen l’État

celle de la cité s’appliquant moins à une population installée sur un territoire déterminé par desfrontières qu’à un statut politique qui prend effet au regard de l’enceinte. Et dans cette lecturejuridique du territoire, la distinction entre ce qu’on pourrait appeler ici une souverainetéterritoriale et une souveraineté politique se répercute sur celle entre sujet de droit et citoyen dedroit, différentiel statutaire qui induit un rapport particulier entre espace urbain et espacepolitique. D’où la pertinence de l’hypothèse de l’enceinte qui, selon qu’elle inclut ou exclutl’espace non plus seulement résidentiel, mais public, permet alors de distinguer la ville de lacité.

En Afrique de l’ouest, Bamako est une excellente illustration contemporaine de la ville-capitale,

une localité qui s’enrichit et s’urbanise à partir du XVIIIe siècle (notamment autour du commerce

d’esclaves 24), avant de devenir l’un des plus importants centres administratifs coloniaux, puisla capitale de la république du Mali en 1960. Comme telle, Bamako accueille les organesexécutifs de l’État, mais ceux-ci ont la particularité d’être circonscrits à l’intérieur d’unecitadelle naturelle dite Koulouba, vaste colline abrupte (kulu ba en langue bamana) qui tient à

distance une « ville ouverte » 25, voire une « ville basse » 26. Or la même planification valait

pour l’ancienne capitale du Moyen Niger qu’était Ségou 27 ou, plus loin dans le temps, celle de

l’empire du Mali qui, au XIVe siècle, est décrite sous la forme d’une vaste citadelle royaleretranchée d’une ville-agglomération de plusieurs dizaines de kilomètres de long, sorte de zone

mixte où alternaient quartiers, hameaux, champs et enclos à bétail 28.

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L’enceinte de la citadelle et celle de la cité définissent toutes deux un monde à part, à la foisfermé et retranché, mais, pour l’une, l’espace politique est inaccessible à quiconque n’en est pas

propriétaire, alors que, pour l’autre, il est commun et accessible à tous 29. Avant même de setraduire en termes de droit politique, la différence entre ces deux espaces relève du droitfoncier ; contrairement à la cité, la citadelle appartient à un individu particulier qui n’est autreque le maître des lieux.

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Mais si la présence et surtout la position géographique d’une enceinte constituent un indicesubstantiel de l’existence d’une cité, en tant qu’elle est définie par un dispositif et des pratiquespolitiques particuliers, l’adéquation entre espace urbain et espace politique n’est pas pour autantposée. Et lorsque, de surcroît, l’espace politique en question se veut public — une dimensionqui n’est pas partout attestée et qui, lorsqu’elle l’est, nous fait basculer du statut au régimepolitique —, rien ne dit qu’il correspond à l’espace résidentiel.

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Parler de la cité comme lieu du politique est un truisme qui ne renseigne guère quant au régimesusceptible d’être observé. Il peut en effet aussi bien s’agir d’une cité marchande qui procède

d’un État-territoire en termes d’autorité et d’autonomie 30, que d’une cité-royaume qui ne prend

corps qu’avec la présence d’un souverain 31, ou d’une cité musulmane, au sens d’une ville quis’administre sur les principes de la sharia. Or à cet égard, et ce point est fondamental pourl’Afrique subsaharienne, il faut souligner combien ce modèle a constitué un idéal urbanistiquepour la région ; hormis les localités qui ont pu s’ériger comme telles en cités musulmanes, il a

aussi concerné nombre de cités marchandes, voire des cités-royaumes réputées « païennes » 32.

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Espace public et place publique

aussi concerné nombre de cités marchandes, voire des cités-royaumes réputées « païennes » 32.Toutefois, en ne résolvant pas cette dualité qui la fait osciller entre la ville religieuse (Médine)et la ville commerciale (La Mecque), la cité musulmane pose aussi la question essentielle à

laquelle s’était déjà attachée Ibn Khaldûn dans le dernier tiers du XIVe siècle 33 : quelle placel’autorité occupe-t-elle en son sein ? Entre la mosquée et le marché, à quel espace de la villel’autorité politique peut-elle réellement prétendre, lorsqu’elle n’est pas tout simplement rejetée

hors de l’enceinte, à l’instar du Makhzen marocain 34 ? Pour autant, la cité peut fort bienenvisager simultanément une logique de négoce, un monarque et l’islam ; tout dépend comments’articule chacun de ces éléments à un statut et surtout à des pratiques. C’est précisément à cettecondition que l’on pourra observer, non pas seulement un espace public, mais une placepublique prise comme lieu de manifestation d’un certain type de parole politique.

Malgré l’évidence du propos, il n’est peut-être pas totalement vain de souligner ici la distinctionentre le concept d’espace public et ce lieu particulier qu’est la place publique. À juste titre,Jürgen Habermas faisait remarquer que dans la cité grecque, « la vie publique (bios polikos) sepasse sur le marché (agora), mais [qu’]elle n’est pas pour autant dépendante de ce lieu ; la

sphère publique se constitue au sein du dialogue (lexis) et de l’action (praxis) » 35. Pourpertinente qu’elle soit, cette définition est pourtant à la fois trop restrictive, parce que lescritères du dialogue et de l’action sont loin d’épuiser toutes les modalités de l’espace public, ettrop large, parce qu’elle confond (volontairement) espace public et opinion publique. De fait,

l’espace public peut être instauré sans un véritable dialogue politique 36, tandis que lesassemblées qui le réalisent en un lieu et un temps déterminés peuvent être requises pour

« produire de l’accord plutôt que de l’action » 37, c’est-à-dire pour maintenir un ordre

social 38. En outre, l’espace public habermassien est en réalité un espace d’opinion publiquequi, s’il a pu susciter l’émergence d’une instance de médiation (bourgeoise) entre l’autorité et le

peuple au cours du XVIIIe siècle européen, ne dit rien des modalités pratiques. Or la cité et sasociété de citoyens ont ceci de particulier qu’elles envisagent la participation physique desindividus à la politique et, partant, elle se doit d’y dédier un lieu propice.

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Certes, l’opinion publique n’est exclusive ni de l’espace public ni de la place publique. Aucontraire, elle y participe incontestablement, mais sous la forme de pratiques de facto (et non de

jus) qui, si elles témoignent d’une « arène politique » 39, ne suffisent pourtant pas en soi àconstituer des pratiques d’assemblée. Or ce sont bien elles qui conditionnent l’existence d’uneplace publique, c’est-à-dire d’un lieu spécifique où se manifeste la parole politique de la cité.De fait, la place publique où se tient une assemblée constituée n’est pas tout à fait la mêmechose que, pour reprendre Habermas, celle sur laquelle les autorités « représentent leur pouvoir

non pas pour le peuple, mais “devant” le peuple » 40. Nous sommes là dans un lieu du pouvoirplutôt que du politique, et s’il est bien une façon de place publique, en ce sens qu’il accueille(au moins temporairement) le public autour d’un événement qui le concerne au premier chef, ilrelève plus de la place Rouge que de l’agora ou du forum ; c’est une banalité de dire que, dans

les villes africaines, les vastes places sont souvent des lieux d’expression du pouvoir 41.

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Dans la cité, notamment dans cette partie de l’Afrique de l’ouest, la place publique n’est pas lelieu d’expression du pouvoir ni celui de l’opinion ; c’est celui de la parole politique parexcellence, qui permet de mettre en scène une responsabilité et un statut. Cela ne signifie pas

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La place publique au centre de la cité

« Le Grand Abri, le voici là-bas construit au milieu de la localité ; c’est l’Abri de tous les Saman.Les paroles qu’il y a à dire, c’est là-bas que l’on en parle. Il y a un rocher à l’intérieur ; hormis leGrand [i.e. le souverain], personne ne s’assoit dessus. Si les Saman vont pour se réunir là-bas,chaque individu a sa place. C’est Manou Kampo qui siège sur le rocher, car c’est le souverain quidoit être là. Mais si tu vois quelqu’un s’y asseoir, dis-toi que ce n’est pas un Saman : c’est uncaptif, car les véritables Saman n’y vont pas. À chaque Alfatiya, lors de la grande prièremusulmane, ce sont les « têtes » qui se rendent sous le Grand Abri pour parler des affaires detous ; ce jour-là, chaque localité saman est représentée en personne. »T. Kansaye, Kani-Gogouna, entretien du 26 août 1994.

excellence, qui permet de mettre en scène une responsabilité et un statut. Cela ne signifie pasque les propos tenus soient politiques au sens de l’action, et l’on a déjà signalé que, dans lesassemblées, il pouvait aussi simplement s’agir de produire du consensus. Mais dans cetteperspective radicale de la place publique, plus que la parole, c’est parler qui est politique, etmême « parler devant la masse » disent les habitants de Djenné, une action grâce à laquelle se

manifeste alors conjointement une double logique d’assemblée et d’« individualisation » 42 quirévèle l’existence politique de l’individu au sein de la cité.

Le cas des Ochollo d’Éthiopie, tel que le rapporte Marc Abélès, illustre l’importance de la placepublique qui, en tant que lieu strictement délimité et effectif, ne peut être réduite à la seulenotion métaphysique d’espace public : « Le politique trouve ainsi son lieu, au double sens duterme, dans la construction d’un espace public et la mise en œuvre des pratiques

d’assemblée » 43. Or ce lieu particulier est tout aussi essentiel aux Saman de Kani-Gogounaqui, tout en y recourant de façon plus parcimonieuse — en l’occurrence le lendemain des deuxfêtes du Ramadan et de la Tabaski —, y voient la seule pratique d’assemblée possible, aveccomme condition de siéger sous le « Grand Abri » (jãnga diyε) :

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On peut relever plusieurs éléments significatifs dans cette description : la centralité et lavisibilité du lieu d’assemblée ; son caractère proprement abritant ; l’espace de « parole » qu’ilmanifeste ; la place qu’on y réserve au souverain et qui est en l’occurrence occupée par un

« captif » 44 ; l’« Alfatiya » (de l’arabe al-Fatiha, la sourate ouvrant le Coran) qui révèle encela l’égide musulmane sous laquelle se situe cette assemblée ; la qualité de « têtes » donnée àceux qui sont habilités à parler des « affaires de tous » ; et enfin la représentation de chaquelocalité saman « en personne ». La présence d’un souverain, de captifs et d’un certain nombre

de localités témoigne là d’une cité qui, au début du XIXe siècle, se constitua en cité-État. De fait,et malgré son statut administratif de « village », c’est cette logique de l’État qui continueaujourd’hui encore à organiser l’espace politique de Kani-Gogouna et permet l’expression decette centralité autour d’un unique lieu d’assemblée (cf. fig. 1).

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Le souverain dont il est question ici — qui n’est plus désigné depuis 1945, bien que sa présencecontinue à être symboliquement assurée par un captif — est un « roi sacré » (ɔgɔnɔ), l’objetd’une royauté incarnée par un vieillard débile, sans épouse et à demi féminisé, qui cumulel’autorité et la force de l’État durant les sept ans d’un règne de mort-vivant (visible), puis devivant-mort (invisible). Au terme de cette période, l’assemblée se réunit pour nommer unnouveau roi, choisi en tant qu’individu le plus âgé de tous les Saman. Doté à la fois d’unedoyenneté politique (et non de l’aînesse qui référerait alors à la parenté) et du titre de « Celui-de-la-Force » (sεmbε-ginε), le roi de la cité devient de facto « Celui-du-Maarugu » (maarugu-ginε) — le terme maarugu, d’origine mandingue, définissant étymologiquement la cité en tant

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Figure 1 – Plan de masse de Kani-Gogouna

ginε) — le terme maarugu, d’origine mandingue, définissant étymologiquement la cité en tant

qu’« espace de gouvernement » 45 —, c’est-à-dire un souverain dénué de personnalité propre etde dynastie, aux antipodes du chef « tyrannique » (ãmba-sinε), et dont le rôle et la fonctionconsistent à « être » la cité pour en neutraliser dans le même temps le pouvoir suprême.

Toutes ces précautions qui visent à éviter que le « pouvoir d’être » ne devienne un « pouvoird’agir » — l’efficace de la royauté consistant ici à maintenir un équilibre et non à changer leschoses — révèlent une conception du politique, et même un régime qui n’est guère éloigné de la

démocratie, c’est-à-dire de ce « lieu vide » dont parle Claude Lefort 46. Mais c’est aussi letraitement de l’espace qui, conjointement aux procédures institutionnelles et rituelles, identifiela cité, le maarugu, sur sa dimension publique.

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Le palais, dont il ne subsiste aujourd’hui que les traces au sol (suffisantes toutefois à le fairesymboliquement exister), est cerné par de hauts murs aveugles, à l’intérieur desquels on pénètregrâce à l’unique porte d’un vaste vestibule obscur. Ce palais n’est pas une citadelle ; il ne s’agitpas d’une « enceinte » (koru) retranchée de la localité, mais de la partie arrière des « murs »(kεrε) des chambres attribuées à chaque lignage saman et maçonnées ensemble. De fait, si lecaractère fermé du palais constitue un élément significatif, c’est parce qu’il s’articule à d’autresédifices installés, comme lui, sur ce vaste espace vide que l’on appelle la « place du Maarugu »(maarugu para). Implanté sur la partie sud de celle-ci, le palais royal fait face au quartier descaptifs situé au nord, deux pôles du pouvoir fermés qui à la fois encadrent et font émerger unespace central où se dresse précisément le Grand Abri. Il s’agit en l’occurrence d’un vastehangar bas fait de piliers en pierre soutenant un toit en tiges de mil, sous lequel siège

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« Autrefois, si tu avais gâté involontairement quelqu’un par ta main, et si l’on t’avait dit dequitter la cité, tu pouvais porter une corde à ton cou et te présenter au Maarugu avec un bélier

hangar bas fait de piliers en pierre soutenant un toit en tiges de mil, sous lequel siègel’assemblée à la vue de tous (cf. fig. 1).

Une telle configuration spatiale témoigne d’une organisation qui opte résolument pour laséparation des pouvoirs : au palais, le sacré et l’autorité suprême inaccessibles au commun desmortels ; au quartier des captifs, la force publique, et donc l’action politique, de laquelle lecitoyen juridiquement défini autour du statut d’homme libre est exclu ; enfin, au Grand Abri, ladécision politique, et en particulier le judiciaire, qui est, sinon accessible, tout au moins visibleet audible par tous. Précisons ici que si l’assemblée en question contrôle d’une certaine manièreles autres pouvoirs publics, en ce sens qu’il s’agit du seul lieu constitué où l’on parle des affairesde la cité, elle n’est pas pour autant un Parlement qui légifère. Elle s’érige en une instanced’arbitrage qui se fonde sur des règles sociales et des pratiques en partie référées à un islam

local 47, dont la force exécutoire est soumise à l’onction royale.

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Cette place du Maarugu a ceci de remarquable qu’elle est au centre de l’agglomération et que,contrairement aux autres places disséminées dans les différents quartiers, elle ne relève d’aucundroit foncier lignager. Échappant à toute forme de pouvoir privé, condition sine qua non pourfaire de cet « espace de gouvernement » une place publique, elle apparaît comme un lieu nonapproprié, visible et accessible, qui émerge au milieu de l’espace lignager défini par lesquartiers. Mais plus encore, elle réitère quotidiennement la genèse de l’enceinte civique, à ladifférence près que sa délimitation ne relève plus de la succession des aires de stabulation deschevaux, mais des maisons d’habitation, figurant ainsi la transformation du camp militaireinitial en cité.

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À cet égard, Marcel Detienne rapporte que dans L’Iliade, « de même que l’orateur, portant lesceptre, s’avance vers le centre de l’assemblée, c’est en ce même point central que les guerriers,au retour d’une expédition victorieuse, vont déposer leur butin, appelé “le fond commun”, leschoses communes, désignées par le mot qui va s’imposer sur le plan politique pour dire la “cité”

ou, plus précisément, le lieu du politique » 48. Chez les Saman de Kani-Gogouna, il existe aussiun tel lieu de partage du butin, mais il se situe en dehors de l’enceinte civique, sur ce que l’onappelle significativement « Champ du Maarugu » (maarugu minnε). Le nom l’indique sansambiguïté, il se manifeste là une continuité juridique avec la place publique. Toutefois, cetagencement spatial particulier introduit une rupture symbolique du temps historique, qui renvoieau passage à la fois de la brousse à la ville et du militaire au politique. En se muant de façonrécurrente en un lieu de partage des butins, ce champ public, qui est habituellement cultivé pardes captifs issus des razzias et ayant reçu leur statut dans ce même lieu, permet à la cité de semettre historiquement en scène et de s’ériger politiquement, socialement et économiquementcomme un monde éminemment urbain.

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Mais, en réalité, le statut public que les Saman confèrent à cette place du Maarugu relève moinsde la centralité et de la visibilité du lieu, qui sont des conséquences d’une construction politiquede la cité, que de la présence contaminante du Maarugu, entité substantialisée par un autel situéentre le palais et le Grand Abri et qui constitue le centre absolu de la cité. On peut du resteillustrer l’action particulière de cet autel à travers l’exemple d’un meurtrier condamné au« bannissement » (numO gO, littéralement la « sortie de la main »). Ce dernier peut en effetéchapper à cette mort sociale en recourant à un rituel substitutif d’excuses et de contritionspubliques, dont l’efficace tient au fait qu’il se déroule précisément sur la place du Maarugu :

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quitter la cité, tu pouvais porter une corde à ton cou et te présenter au Maarugu avec un bélierpour invoquer sa protection. […] Ensuite, les captifs t’enlevaient la corde et la passaient au coudu bélier. Puis, au bout d’un certain temps, on disait aux captifs :“Bon ! cela a suffisamment duré sur le bélier ; vendez-le et mangez-le !”Si l’on enlevait la corde, on faisait de bonnes prières, puis on déclarait publiquement :“Celui-là est entré sous la protection du Maarugu ! Que tous les Saman mangent leur secret !Que tous les Saman parlent d’une même voix ! Le Maarugu vous dit de le laisser ! […]”Dès lors, le meurtrier redevenait un individu de statut libre ; nul ne pouvait le chasser, car ilétait sous la protection du Maarugu. »M. Kampo, Kani-Gogouna, entretien du 18 janvier 1995.

La cité hors l’État : le quartier comme lieucommun

Figure 2 – Plan de masse de Djenné (d’après Maas et Mommerstegg 1992 : 32)

On voit ici que le nom de Maarugu correspond à ce que nous appelons l’État, la cité, ou toutsimplement la cité-État, au sens d’une puissance publique où chaque pouvoir constitué agit :l’assemblée sanctionne puis aménage la peine ; les captifs exécutent les décisions entransformant le bélier en argent (prix du sang) puis en l’ingérant (levée de la condamnation) ; lesouverain, qui est symboliquement présent à travers le bélier dit « mouton du Maarugu »(maarugu pegu), dont la peau chargée des souillures du criminel recouvrira le corps du roidéfunt sur son brancard funéraire, confère le sacré à la procédure. Or, dans cette mobilisation dela cité, tout doit nécessairement se passer sur la place publique. C’est sur cet espace central deconvergence que le meurtrier bénéficiera de la protection du Maarugu, en obligeant alors chacunà « manger son secret » et « parler d’une même voix », autre manière de dire qu’il faut renoncerà la vengeance et s’assembler pour manifester à la fois le caractère étatique et public d’une citéqui se veut résolument urbaine.

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Contrairement à la petite cité de Kani-Gogouna, celle de Djenné n’a quant à elle guère besoin de

justifications symboliques ou rituelles pour apparaître d’emblée et depuis toujours 49 comme unmonde urbain. Avec plus de 14 000 habitants permanents, Djenné ne s’envisage pas tout à faitde la même manière que Kani-Gogouna, dont la métropole ne compte qu’un peu moins de

1 000 résidants (2 000 à la fin du XIXe siècle) 50. Parce qu’à Djenné on se situe dans un lieu dela multitude, la question de la place publique se réalise de façon très différente.

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L’introuvable place publique

Morgens H. Hansen souligne que « selon Platon et Aristote, il était nécessaire, pour une polisbien organisée, que tous les citoyens se connaissent. La polis était essentiellement une “sociétéde face-à-face”, au moins au sens où les citoyens mâles adultes se connaissaient les uns les

autres » 51. Certes, on peut douter de ce « face-à-face » d’une population athénienne de

250 000 habitants répartis sur un territoire de 2 500 kilomètres carrés, arrière-pays compris 52,

mais pour Kani-Gogouna, dont l’espace résidentiel couvre environ 16 hectares 53, la placepublique constitue bien un lieu de convergence, ne serait-ce que parce que chacun y passequotidiennement pour ces activités. En revanche, il est bien plus improbable de traverser chaquejour les 70 hectares de surface urbanisée de Djenné (cf. fig. 2) lorsque, de surcroît, se promenerà l’extérieur de son quartier est socialement désapprouvé et même perçu comme un signe dedébauche.

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On voit ici d’emblée le problème qui se pose à Djenné et, avant même de parler de placepublique, il faut d’ores et déjà se demander s’il existe bien un lieu où chacun serait conduit à serendre régulièrement et où l’on pourrait y voir les gens hors de son cercle de sociabilité. Àquelques rares exceptions près, les habitants de Djenné ne sortent de leur quartier que pour se

rendre à la mosquée ou au marché 54. Certes, ces deux lieux pourraient fort bien définir un seulet même espace de convergence, puisqu’ils sont contigus — les gens parlent indifféremment dela « Place du Marché » (yoobu farru) ou de la « Place de la Mosquée » (jiNgarεy farru). Maissi l’on obtient là une sorte de réalisation inespérée de la cité musulmane, cet espace n’est enréalité aménagé que depuis à peine un siècle, dans une conjoncture de surcroît très particulière.

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C’est en effet l’administration coloniale qui, au début du XXe siècle, le créa ex-nihilo encomblant un vaste bas-fond sujet à la crue avec la terre issue du démontage des remparts de la

cité, suscitant du même coup un marché hebdomadaire qui n’avait encore jamais existé 55.Autrement dit, non seulement la place du marché n’est pas ici constitutive de la cité, mais sagenèse et son rapport aux autorités étatiques successives lui confèrent un statut tel qu’il est biendifficile d’y voir une place publique au sens politique du terme. Du reste, les installations du

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Du public au communal et du privé au particulier

difficile d’y voir une place publique au sens politique du terme. Du reste, les installations dumarché sont démontées à la fin de chaque foire, révélant la vacuité initiale de cette place qui, sixjours sur sept, redevient un terrain vague où jouent les enfants et, symboliquement, le bas-fondqu’elle était autrefois.

Le marché ne constituant pas la place publique, on peut imaginer que la mosquée s’y substitue,

d’autant que Djenné n’en compte qu’une 56, rebâtie par l’administration coloniale en 1906-

1907 sur les ruines de celle considérée comme la première mosquée de la ville 57. Or si cetédifice est effectivement le point de convergence visuel (bâti monumental), auditif (appel dumuezzin), géographique (centralité) et spirituel de Djenné, il ne saurait faire office de placepublique. Outre que la mosquée est par définition accessible à tout musulman (et donc passeulement aux habitants de Djenné), nul n’y prend la parole hormis l’imam, les muezzins etcertains « maîtres coraniques » (alfaa) invités à la récitation. Le prêche peut parfois revêtir uncaractère politique, puisque des recommandations quant au comportement social y sont dites etque des décisions d’intérêt général sont prises, telle une procession sur les tombes des « troiscents treize saints » de la cité en cas de sécheresse. Mais, l’injonction relève ici de la sharia etnon d’une loi propre à la cité, même si l’invocation des saints nous fait en quelque sortebasculer de la cité musulmane à celle de Djenné. De fait, les habitants de Djenné dénientexplicitement toute dimension politique (au sens à la fois local et étatique) à la mosquée, car sielle manifeste bien une façon d’assemblée, elle a pour horizon l’Umma et ne conditionne pasl’existence politique de l’individu dans la cité à travers un acte de parole. La mosquée de

Djenné est certes un lieu qui représente le pouvoir de Dieu, de son Prophète ou des savants 58

mais devant la cité et non pour elle ; elle offre un discours aux musulmans, voire aux habitantsde la ville, mais nullement aux citoyens.

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Ni le marché ni la mosquée ne peuvent donc prétendre accueillir une quelconque place publiqueà Djenné, et il s’en faut de beaucoup que la place sur laquelle les autorités étatiques s’adressent

à la population, significativement appelée la « Tribune » (tribün) 59, s’y substitue ; il suffit devoir quel public assiste à ces représentations du pouvoir, des enfants et des badauds des villagesenvironnants, pour comprendre qu’il s’agit là de tout autre chose que d’une place publique. Maispeut-être dans une cité dénuée d’organisation étatique comme Djenné, les concepts public etprivé n’ont-ils pas de valeur heuristique suffisante pour déceler une éventuelle place publique ?Peut-être vaut-il mieux recourir à une catégorisation juridique moins rigide et prendre encompte des pratiques plutôt que le droit ?

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En réalité, pour accéder à la place publique de Djenné, il nous faut renoncer à l’unicité et lacentralité observées chez les Saman et s’intéresser au « quartier » (farãndi), seul espacepolitique, social et économique permanent qui, contrairement à Kani-Gogouna, ne relève pas dudroit foncier lignager. Du reste, à Djenné, le quartier n’est pas qu’un lieu juridiquement etpolitiquement construit ; il correspond aussi, tout au moins pour les plus anciens qui se situent àl’intérieur de l’enceinte, à une des sept buttes exondées naturelles de la cité, contingencephysique qui implique une cohérence géographique préalable signalée par les habitants eux-mêmes. En outre, au regard de la profondeur historique et du brassage social qui caractérisentcette ville, nul ne sait qui fut le premier installé dans le quartier ; ici, il n’existe ni maître deslieux ni maître de la terre.

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Comme dans de nombreuses petites villes secondaires maliennes, à Djenné, l’espace du quartierest organisé géographiquement en fonction des « concessions lignagères » (baba-huu) etsocialement par les liens de « parenté » (ñaa-ije-tεrεy). Mais il tient aussi à des exigences de« sociabilité » (bɔrɔ-tεrεy), de « voisinage » (gɔrɔ-kasinε-tεrεy) et de « clubs » (gɔrɔ-doo)et à une logique éminemment politique qui prend corps à travers une organisation d’âge, au seinde laquelle se manifestent à la fois le « consensus » (waafakoy) et la « rivalité » (baba-ije-tεrεy).

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Or ce dispositif revêt deux formes selon qu’il s’exprime sur des espaces relevant moins du privéet du public que du particulier et du communal, un peu à la manière du Moyen Âge européen.Insistant sur le fait que cette opposition est moins stricte que celle qui prévaut entre le public etle privé, Jürgen Habermas définit le communal comme ce qui est « accessible à l’utilisation detous » ; « face à cette “sphère commune” (Gemeine), que l’histoire réfère au bien commun ouau bien public (common wealth, public wealth), on rencontre la “sphère du particulier”

(Besondere). C’est le domaine de ce qui est séparé (das Abgesonderte) » 60. En français, leterme « secret », pris dans son sens savant de secretus, illustre bien cette « sphère duparticulier », tandis que son sens commun renvoie, selon Le Petit Robert, à « ce qui n’est connuque d’un nombre limité de personnes », c’est-à-dire à la fois la privatisation du « pouvoir sur »et de l’« accès à » ; le secret qui caractérise la sphère du particulier s’oppose ici à la publicité

(visibilité et accès) qui définit la sphère commune 61.

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Contrairement à Kani-Gogouna, où la notion étatique de Maarugu va plus loin que la simplecommunalité, le lexique de Djenné offre une étroite correspondance aux catégories ducommunal et du particulier autour des termes foroba et jÕforo empruntés au bamana, la langue

véhiculaire et politique qui revêt un caractère national 62, là où le français n’est que la langueadministrative. Du reste, l’usage local qui est fait du mot français « public » (pübliki) renvoiesans ambiguïté à la sphère étatique, que ce soit l’autorité de Bamako ou de ses représentants quidisposent personnellement du bien de l’État. C’est ainsi qu’on peut entendre cette phrase

apparemment paradoxale 63 : « Le Jardin-public n’est pas public ; c’est le préfet seul qui dit son

mot » 64. En bamana, les termes foroba et jÕforo sont construits à partir du mot « champ »(foro), le communal se définissant ici en tant que « grand champ » (foro ba), c’est-à-direappartenant à la collectivité, tandis que le particulier renvoie littéralement au « champ del’esclave » (jɔn foro). Si l’idée de chose commune est évidente en tant que métaphore du champcollectif, on peut en revanche se demander en quoi le champ de l’esclave réfère à la sphère duparticulier ? Fort simplement. Il s’agit ici de la même logique qu’observait le droit romain àpropos de la notion de peculium, le pécule, ce bien que le maître ne peut en aucun cas retirer àl’esclave. À Rome comme à Djenné, cette sémantique qui fait référence à un monde où

l’aliénation sociale et juridique est fondamentale permet de définir la propriété individuelle 65.En tant que bien dont jouit l’individu juridiquement possédé, et donc emblématique en ce qu’ilse situe à l’apex du principe d’« aliénation » (banña-tεrεy) qui structure l’ensemble de la

cité 66, le « champ de l’esclave » dont il est question à Djenné est ce à quoi nulle puissance,État, chef, maître, père, ne peut accéder.

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Dans cette cité hors l’État qu’est Djenné, les lieux du politique et le dispositif local qui lesorganisent juridiquement se fondent sur ce rapport entre communal et particulier. Mais si l’on amentionné ici ce déplacement du public au communal et du privé au particulier, c’est d’abordparce qu’il s’exprime quotidiennement à travers un certain nombre de pratiques. Fondées sur unéquilibre subtil entre consensus et rivalité et entre sociabilité et parenté, celles-ci se réalisent

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La cité polycentrée : les vestibules de lacitoyenneté

Vestibule et organisation d’âge : la chambre noiredu politique

équilibre subtil entre consensus et rivalité et entre sociabilité et parenté, celles-ci se réalisentpour l’essentiel au sein du quartier, la cité apparaissant comme un espace public polycentré quise déploie à l’intérieur de l’enceinte. Ce n’est désormais plus un seul, mais une série de « lieux »(doo) du politique qui émergent en révélant une géographie urbaine faite de « vestibules »(siifa) et de « places » (farru) où se tiennent autant de « conseils » (maraa) et d’« assemblées »(tÕ).

Malgré l’identité urbaine partagée, tous les quartiers de Djenné ne s’organisent pas en fonctiondes mêmes règles ni des mêmes pratiques. C’est particulièrement vrai pour ce qui concerne lesorganisations d’âge, qui non seulement varient d’un quartier à l’autre — il en existe quatre detypes différents —, mais périclitent au point de ne plus se manifester parfois qu’à l’occasion desseuls mariages. Aussi l’analyse proposée ici s’appuiera-t-elle surtout sur Djoboro, l’un desquartiers de Djenné qui a conservé (et parfois réinventé) une organisation en groupes d’âgepolitiquement structurante.

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Relevant de la sphère du particulier par excellence — et l’on voit là tout l’intérêt de ne pasinvoquer celle du privé —, la dimension politique du vestibule africain a déjà largement été

soulignée, en tant que lieu non seulement d’accueil des étrangers à la maison 67, mais aussi du

pouvoir lignager, municipal 68 ou central 69. Ainsi, lorsque les habitants de Djenné parlent du

« vestibule du chef de la ville » (kɔyra-kokoy siifa) 70, ils désignent avant tout un espace ferméappartenant à ce dernier et dans lequel il préside de temps à autre une assemblée qui réunit ses« familiers » (maraa-kasinε) et les « chefs de quartier » (farãndi amir). Cette instance, dont le

fonctionnement est un héritage de l’époque coloniale 71, est sans fondement juridique mais esttolérée parce qu’elle sert de courroie de transmission entre la cité et les autorités étatiques, enparticulier en matière de fiscalité. Elle peut toutefois s’ériger en « tribunal » (assara, de l’arabeas-Sarî‘a : « la Loi ») pour les litiges qualifiés en français de « coutumes », par opposition à cequ’on appelle le politiki lié à l’État malien, arbitrage qui s’applique là au fonctionnementpolitico-religieux de la cité.

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Cette logique à la fois ascendante et descendante du vestibule se décline au niveau de chaquequartier. Le chef de celui-ci convoque dans son vestibule les « chefs de lignages » (baba-huujinε) pour relayer les décisions prises au vestibule du chef de la ville. Mais il peut à son tourfaire office de cour de justice, devenant alors un « Petit Tribunal » (assara ciina) qui acompétence sur les affaires du quartier. Quoique assez peu utilisée, il s’agit là d’une desattributions les plus spectaculaires de ce qui relève en réalité d’un « conseil de quartier »(farãndi maara) autonome, habilité à traiter des activités collectives. Or, c’est précisément à ceniveau qu’un troisième vestibule se voit suscité, celui du « chef des groupes d’âge » (cεrε-tεrεyamir), dans lequel les activités sont coordonnées et les rôles définis.

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Le citoyen : l’Enfant-du-Quartier

Certes, pour les autorités maliennes, le quartier s’inscrit dans une logique hiérarchique, ce à quoirépond la distinction entre « chef » de la ville (koy), qui renvoie à l’idée d’autorité suprême etsurtout de propriété, et « chef » de quartier (amir), qui désigne une simple fonction d’autorité.Mais au sein de la cité, il constitue la seule véritable entité politique, religieuse, sociale etéconomique qui témoigne en cela d’une cité polycentrée. Du reste, le chef de la ville est d’abordchef de son propre quartier, c’est-à-dire un amir, qui apparaît de ce point de vue comme primusinter pares, le quartier étant l’unité territoriale sur laquelle se fonde toute légitimité politiquelocale dans l’enceinte citadine. Toutefois, dans cette logique de vestibules qui structure lesrapports de pouvoir de la cité, une mention particulière doit être faite à propos du chef desgroupes d’âge, qui est non seulement déconnecté de l’organigramme politico-administratif, maisnous fait basculer dans une organisation politique et sociale d’une tout autre nature.

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Contrairement aux deux autres, dont la charge est détenue au sein de la même famille ettransmise par ordre d’aînesse, la chefferie de groupes d’âge appelle quant à elle un principe derotation. Bien que validée dans le vestibule du conseil de quartier, la désignation de ce chef estissue d’une élection collégiale des groupes d’âge regroupant les individus d’environ soixanteans qui, parmi les membres des grandes familles du quartier, « prennent » (jow) et

« établissent » (tabati-ndi) l’un des plus fortunés d’entre eux 72. Élu par le bas et confirmé parle haut, il ne restera toutefois en fonction que les quelques années qui le séparent de sa sortie,non pas de l’organisation d’âge désignée par le même terme que celui de « quartier » (farãndi),

mais de l’« association des groupes d’âge » (tÕ) 73 qui se caractérise par une obligation decotisation.

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Si le vestibule du chef des groupes d’âge constitue un lieu de pouvoir à l’instar de ceux deschefs du quartier et de la ville, il s’en distingue par le fait qu’il n’y est dédié que pour un tempslimité. Mais plus encore, la relation entre le vestibule du chef du quartier et celui du chef desgroupes d’âge met hors champ la chefferie de la ville et révèle un système politique qui se fondeà la fois sur le quartier et le rapport générationnel. C’est dans cette émergence du quartiercomme lieu propre du politique que se situe la légitimité des notables qui siègent dans lesvestibules, le chef de la ville compris puisqu’il est avant tout chef de son quartier. Quant àl’organisation d’âge, dont la présence identifie le quartier dans sa nature politique et non passeulement résidentielle et lignagère, les hommes qui accèdent au vestibule du chef du quartiersont avant tout ceux qu’on appelle les har-bεεr, littéralement les « Grands-Hommes ». Situés àla tête de l’organisation, ces gens d’âge y manifestent un statut individuel abouti qui cumule lesprincipes lignager (parenté), générationnel (système d’âge), résidentiel (quartier) et de statutjuridique (liberté), autant de critères préalables à la citoyenneté locale que le vestibule du chefdes groupes d’âge met en action.

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Certes, la citoyenneté pourrait se réaliser au niveau de la ville dans sa globalité, comme semblel’indiquer l’expression « Enfant-de-la-Ville » (kɔyra-ije) qui désigne les membres des vieillesfamilles urbaines en les distinguant des simples résidants que sont les « Gens-de-la-Ville »

(kɔyra-bɔrɔ) 74. Il est même probable qu’une telle citoyenneté a existé, lorsque la villedisposait d’un pouvoir central propre. Mais il y a deux principaux critères qui en empêchentdésormais la réalisation.

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Le premier, on l’a vu, est que cette citoyenneté ne dispose en réalité d’aucun lieu où semanifester, tandis que Djenné se projette, comme dans beaucoup d’autres localités maliennes

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manifester, tandis que Djenné se projette, comme dans beaucoup d’autres localités maliennes(quoique rurales), en deux parties opposées orientées nord-est et sud-ouest (cf. fig. 2),respectivement baptisées « En Ville » (kɔyra kuna) et « En Brousse » (gãnji kuna). D’un côté,il s’agit des quartiers qui se considèrent « civilisés », parce qu’ils ont accueilli en leur sein

l’autorité centrale à partir du XVIe siècle et, plus récemment, envoyé leurs enfants à l’écolepublique ; de l’autre, ce sont les quartiers qui, géographiquement et politiquement exclus decette autorité, sont alors demeurés dans la « tradition » et ont privilégié presque exclusivementl’école coranique. À cette partition sociopolitique, qui sous-tend une logique de rivalitéparticipant de l’unité de la ville (aujourd’hui largement tombée en désuétude), mais aussi unespace politique urbain marqué par une citadelle, les quartiers privés de cette civilisation yopposent une distinction socioreligieuse qui s’arc-boute sur cet autre idéal civilisationnel qu’estla cité musulmane. Dès lors, les valeurs s’inversent et la « Brousse » devient le « Paradis »(aljεnnε, de l’arabe al-Janna), là où la « Ville » revêt les traits de l’« Enfer » (aljahanna, de

l’arabe al-Jahannam) 75.

Le second critère, c’est qu’une telle citoyenneté n’a pas de véritable contenu politique.L’Enfant-de-la-Ville s’inscrit en effet dans une identité urbaine qui relève d’un statut socialplutôt que politique, c’est-à-dire une citadinité qui prend corps à travers des pratiques socialeset religieuses. Les fêtes et rites musulmans (crépissage de la mosquée, fêtes du ramadan, de latabaski et du maouloud) qui, aujourd’hui, sont les seuls événements mobilisant l’ensemble de laville, n’imposent comme conditions que le lien social et l’identité religieuse. Certes, la citadinitéimplique un usage collectif des espaces et des lieux publics (mosquée, grande place de prière,rues), mais la citoyenneté est loin de se réduire à cette seule dimension. Envisagée à travers unacte de parole qui fait politiquement exister l’individu au sein de la communauté, elle requiertun lieu spécifique qui permet alors de passer du statut social d’Enfant-de-la-Ville à celui pluspolitique d’« Enfant-du-Quartier » (farãndi-ije).

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C’est précisément cette logique que met en scène l’unique rite annuel non prescrit par l’islam dit« Battue-au-Lièvre » (tabay-hoo). Réunissant hommes et femmes de la ville et de l’« arrière-

pays » (baadiya 76), autour d’une battue en brousse qui s’achève par un défilé nautique et des

chants 77, ce rite pourrait apparaître comme une expression forte de la cité et de sa

territorialité 78. Or, non seulement il ne concerne que la partie « Brousse » de Djenné — mêmesi la partie « Ville » s’y joint timidement depuis quelques années —, mais il met avant tout àl’honneur les quartiers à travers leur organisation d’âge respective. En effet, ce ne sont pas icides Enfants-de-la-Ville qui effectuent une battue rituelle en révélant l’homogénéité urbaine deDjenné, mais des Enfants-du-Quartier qui vont chasser dans leur brousse, avant de parader dansdes pirogues constituées chacune de deux ou trois groupes d’âge, d’exécuter leurs propreschants et d’être louangés par leurs femmes et leurs sœurs.

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Se définir comme Enfant-de-la-Ville permet de bénéficier d’une identité remarquable etenviable : la citadinité, voire l’urbanité au sens d’une culture historique propre à la ville. Maisce statut s’inscrit pour l’essentiel dans l’islam, faisant du coup de cette société urbaine une

authentique cité musulmane, parce que son unité est vécue comme telle 79. Quant à l’Enfant-du-Quartier, il se situe dans un tout autre paradigme, celui du quartier précisément, qui est lelieu du politique par excellence. Mais pour accéder à celui-ci, encore faut-il pouvoir sortir desvestibules et s’assembler à l’air libre, pour que le particulier cède au communal et que semanifeste alors la citoyenneté.

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Le temps de la place publique ou la citérecentrée

S’assembler ou comment transformer unvestibule en « Place blanche »

Si les vestibules de Djenné sont juridiquement et politiquement similaires à ceux de la cité deKani-Gogouna, et s’ils y remplissent globalement les mêmes fonctions, le traitement réservé à laplace publique accuse en revanche de grandes différences. À Kani-Gogouna, seuls les chefs delignages, les « têtes » (ku) ou les « Grands » (diyε), siègent aux assemblées, alors qu’à Djenné,

non seulement tous les groupes d’âge 80 sont physiquement présents, mais ce sont eux quiparlent, les Grands-Hommes n’intervenant que pour restaurer le consensus et donner force auxdécisions. Certes, si ces derniers sont silencieux à cette occasion, c’est parce que les choses ontdéjà été dites ailleurs, en l’occurrence dans les vestibules. Mais cette seule prise de parole suffitpourtant à instaurer la place publique et l’exercice d’une citoyenneté ; lorsque l’espaced’assemblée de Kani-Gogouna constitue une place publique qui reconduit au grand jourl’espace du vestibule, à Djenné, il s’agit d’un lieu du politique radicalement distinct de ce lieudu pouvoir par excellence qu’est le vestibule.

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À Djenné, la « place publique » (foroba farru) se définit comme une « zone » (nɔNgu) urbainequi émerge de ce que Sylvie Denoix appelle à juste titre le « non-attribué », sorte de res nulliusqui ne relève toutefois pas du statut de finâ’ relatif, en droit musulman, aux « terrains non bâtisentourant les immeubles, gérés collectivement par leurs habitants qui y ont des droits d’usage

privilégiés » 81. Si chaque quartier dispose d’un certain nombre de zones de ce type, la placepublique requiert quant à elle trois conditions empiriquement définies : 1) une superficiesuffisante pour y accueillir tous les hommes, ce qui implique que « toute place publique soit une

“Place blanche” » 82 ; 2) un usage commun, quotidien et familier, de sorte que « tout endroit

dans lequel tu peux te coucher sans que personne ne te dise quoi que ce soit est public » 83 ; 3)enfin, la mise hors jeu de l’autorité lignagère, religieuse ou étatique, parce que « si tu entendsparler de public, c’est l’autorité étatique seule qui peut s’en saisir. Mais si l’autorité étatique

s’en empare, ça sort du domaine public » 84.

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Pour autant, pris isolément, ces trois critères ne suffisent pas à définir la place publique. C’estdans leur combinaison qu’elle se produit, révélant en quoi il y a construction politique del’espace. La superficie exigée permet de rendre les activités qui s’y déroulent accessibles à tous.Mais pour instaurer le passage du particulier au commun, ce préalable doit être assorti d’unusage partagé du lieu, avant que l’exclusion de toute autorité fondée sur le vestibule, la mosquéeou l’État-nation ne fasse basculer ce lieu commun vers la place publique ; autonome vis-à-visdu droit lignager (vestibule), du droit de mainmorte hubus ou waqf (mosquée) et des pouvoirspublics (l’État via la préfecture), « la place publique, personne n’a de droit sur une telle place,

parce que c’est pour tout le monde » 85.

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Cette qualification empirique de la place publique tendrait à signifier que le quartier n’y a pasdédié de lieu spécifique et, du reste, on peut s’assembler en bien des endroits pour parler deschoses du quartier. Mais, dans la pratique, les grandes assemblées ne sauraient se dérouler qu’au

« port » (isa-mεε) 86. Certes, la fonction du lieu exclut a priori toute extension du bâti et

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« port » (isa-mεε) 86. Certes, la fonction du lieu exclut a priori toute extension du bâti etconstitue un espace suffisamment vaste pour y accueillir les assemblées. Mais ce choix tient aufait que les ports en question sont également des « portes » (mεε) par lesquelles chaque habitantdu quartier entre et sort.

Or cet espace d’assemblée n’est pas symboliquement sans relation avec le vestibule, ne serait-ce qu’au regard du lexique. Outre qu’il s’agit d’une porte du quartier et, au-delà, de la ville toutentière, le port constitue un espace liminaire entre le quartier et la brousse, à l’instar du vestibulequi fait le lien entre la maison et la rue. Le quartier, qui est de surcroît qualifié de « concessionlignagère » (baba-huu), fait ici figure de vestibule ouvrant tantôt sur la brousse, tantôt sur lereste de la ville. Si la légitimité de ce lieu du politique qu’est l’assemblée semble emprunter àcelle de ce lieu du pouvoir qu’est le vestibule, c’est parce que le quartier se doit d’établir unecontinuité entre l’espace particulier et l’espace commun, entre le vestibule du conseil et la placede l’assemblée ; le politique n’est jamais sans pouvoir.

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Toutefois, cet usage particulier du port n’épuise pas la question de la place publique à Djenné.

Celle-ci doit être aussi et avant tout « une place où les gens sont égaux » 87, ultime et décisifcritère de l’« égalité » (sawa-tεrεy) qui ne saurait se manifester que sur ce que les gensappellent une « Place blanche » (farru kɔrεy). Or il s’agit d’abord d’une « place » (farru),terme nettement plus précis que celui de « zone » (nɔNgu) signalé précédemment, puisqu’ilrenvoie à la catégorie des « lieux dénommés » (doo). Mais cette place a aussi une couleur, enl’occurrence le « blanc » (kɔrεy), qui évoque d’emblée un lieu situé en pleine lumière, où l’onpeut parler clairement, une version locale de l’agora aristotélicienne que l’on peut retrouverdans la langue bamana à travers la notion de clairière, qui se définit comme un « grand champoù pénètre la lumière » (foro ba kεnε).

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La couleur blanche est associée à l’idée de pureté, prise au sens d’authenticité et de « véritévraie » (ciimi kɔrεy, littéralement « vérité blanche »), et s’oppose au « noir » (bibi) qui, sansstrictement référer à la négativité, renvoie à ce qui est caché et ne peut publiquement être dit. Onillustrera cette conception de la manière suivante. Si un esclave « affranchi » (bɔrci-ndi) estjuridiquement un « individu de statut libre » (bɔrcin), il demeure pourtant socialement un« Corps-noir » (gaa-bibi). Nul ne peut sans raison évoquer les origines de cette personne quiconserve le stigmate de son aliénation, son caractère « noir » témoignant là de ce dont on neparle pas. Or, de ce point de vue, la place publique est une Place blanche, en tant que lieu del’égalité par excellence où chacun peut et doit parler, non pas de lui-même, mais précisément detous.

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C’est en effet ce critère de parole, à la fois pour tous, devant tous et au sujet de tous, qui fondela place publique, un lieu du politique relevant certes de conditions spatiales, d’usages et dedroits, mais qui n’acquiert sa véritable dimension publique que dans la mesure où un tempsparticulier en fait un lieu de l’égalité politique. Nous voici désormais au sein d’une assembléepar excellence, qui se donne à voir et à entendre en tant que moment solennel inauguré par laformule « l’assemblée est assise » (tÕ gɔrɔ) et qui s’achève par « l’assemblée est libérée » (tÕfur-ndi). C’est dans les limites imparties par cet espace-temps placé à la fois sous le signe del’obligation — le verbe « être libéré » en témoigne — et de la couleur blanche que se réalise lacitoyenneté comme acte de parole. Dès lors, aucune hiérarchie ne demeure. Les différencessocioéconomiques, les factions et les relations de clientèle régissant habituellement l’ordresocial cèdent le pas à une stricte logique politique qui prend l’aspect d’une parole délibérée audouble sens du terme. Et ce basculement est rendu possible par l’existence d’une organisationd’âge qui, le temps de l’assemblée, définit alors le quartier comme entité politique autonome et

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Pratiques d’assemblée : parler d’argent et payer

d’âge qui, le temps de l’assemblée, définit alors le quartier comme entité politique autonome etégalitaire.

Toutefois, le problème que pose cette égalité politiquement proclamée est que le débat sembletechniquement difficile à tenir : qui peut parler, accuser ou sanctionner un semblable sans créerun conflit risquant de se déplacer hors de l’assemblée une fois celle-ci levée ? La solution setrouve là encore dans la nature politique du lieu, avec l’introduction d’un tiers qui rendprécisément la contradiction possible : l’esclave. Certes, il est hors de question qu’un esclaveprenne la parole au cours d’une assemblée ; il n’en possède pas le droit. De même, nul hommelibre ne peut y être accompagné de son esclave, car il remettrait en cause l’égalité politique envigueur. Et pourtant, l’esclave est au cœur même des débats. C’est en effet à lui qu’on s’adresseà voix basse pour qu’il répète mot à mot et à voix haute ce qu’il a entendu. De fait, en prenantplace au sein de l’assemblée, l’esclave change lui aussi de statut juridique et devient unalmutasibi (de l’arabe al-Muhtasib : « administrateur de lieux communautaires »), c’est-à-direun médiateur et un modérateur de la parole politique. Il est désormais une « Personne publique »(foroba bɔrɔ) au sens strict du terme, un individu qui n’est pas seulement défini à travers unusage collectif, mais politiquement assigné comme tel. En ce lieu et à ce moment précis,l’esclave incarne ontologiquement la sphère publique, car il est le seul qui, finalement, peutparler de façon audible.

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Sur ces Places blanches de Djenné, il n’y a ni maîtres ni esclaves ; il n’existe que des citoyensqui, grâce à la médiation des personnes publiques, n’ont plus à tenir leur rang mais à prendreplace aux assemblées comme autant d’« égaux » (cεrε). Cette égalité ne relève pas ici du droitd’accéder à la place publique, en l’occurrence sawa-tεrεy, mais d’un statut politique propre àl’organisation d’âge, en l’occurrence l’égalité citoyenne, le cεrε-tεrεy, terme auquel on recourtprécisément pour désigner le groupe d’âge. Et c’est à l’aune d’une surprenante incarnation de lares publica que cette égalité se réalise : l’esclave, la « chose publique », qui rejoint en celal’aliénation symbolique du souverain de Kani-Gogouna, autre chose publique privée de l’acte deparole propre aux citoyens assemblés.

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La citoyenneté, à la fois comme statut et comme acte, implique de « manger son secret » et de« parler d’une même voix » disent les Saman, c’est-à-dire de reconnaître le primat de la chosepublique ou commune pour former une assemblée en tant qu’instance de la parole politique.D’où la nécessité de constituer une place publique comme lieu d’expression visible de lacitoyenneté, en réifiant l’enceinte inclusive de la cité qui permet de révéler l’individu comme unégal, à la fois semblable et unique. Sans esclave, sans femme et entouré d’égaux, on entre sur laplace publique pour se mettre soi-même en scène, processus d’individualisation qui passe parcet acte politique consistant à s’asseoir et parler pour manifester sa citoyenneté, là où d’autrespolities n’envisagent cette assise et cette parole qu’au bénéfice du monarque ou de ses avatars.

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Pour autant, la citoyenneté en vigueur dans ces cités semble distinguer singulièrement lepolitique du pouvoir ; prendre la parole devant tous n’est pas nécessairement une manière deprendre le pouvoir. En réalité, dans les cités de Djenné et de Kani-Gogouna, les citoyensassemblés parlent, mais n’agissent guère : on s’assoit les uns près des autres, on se tutoie, ons’interpelle par son nom ou son surnom, on partage une noix de cola ou du tabac, on répète àl’envi qu’on est de « même père, même mère », on se bénit réciproquement et l’on bénit la villeou le quartier. Puis chacun se lève et rejoint ses occupations ou son vestibule. En final, qu’a-t-on dit et qu’a-t-on décidé ?

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on dit et qu’a-t-on décidé ?

On a parlé de « je » et de « nous » et l’on s’est assemblé, mais on n’a surtout rien décidé, car cen’est ni le lieu ni le moment. Ou plutôt, on n’a pas cessé d’agiter les hochets de la citoyenneté.On a cotisé pour acheter, ici une pirogue de course qui servira lors de la prochaine Battue-au-Lièvre, là un bœuf blanc que l’on sacrifiera pour obtenir un bon hivernage. On a aussi mis àl’amende les absents et ceux qui n’ont pas apporté leur cotisation (les premiers étant souventceux qui ne peuvent ou ne veulent cotiser). On a enfin tranché un différend et sanctionnéfinancièrement les parties en cause : plus durement pour celle déclarée en tort, mais l’autre lesera aussi, car elle est malgré tout impliquée dans un désordre. Et l’on va discuter âprement dumontant des amendes, partant d’une somme disproportionnée et volontairement injuste quiprovoque l’échauffement de l’assemblée et les prises de parti, pour aboutir à une sommedérisoire et consensuelle. Bref, les citoyens parlent essentiellement d’argent en se faisant deslevées d’impôts, mais discutées par des imposables qui, de fait, ne sont en aucun cas lesassujettis d’une administration fiscale.

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À Djenné, comme à Kani-Gogouna, la citoyenneté en actes se manifeste à travers cette dépenseincessante d’argent dont chacun doit s’acquitter pour s’asseoir aux assemblées, cotisationcitoyenne qui, au regard de la paupérisation de la région qui sévit depuis des décennies, est loin

d’être anecdotique 88. Or cet argent recueilli, que les habitants de Djenné appellentsignificativement kar-kar, littéralement « taper-taper », n’est pas destiné à améliorerl’infrastructure d’assainissement du quartier ou à construire un barrage d’irrigation permettant lemaraîchage. Même s’il s’agit là de projets auxquels aspire la population, l’intérêt publicqu’envisagent ces assemblées se déterminera plutôt autour d’une course de pirogues ou d’unsacrifice propitiatoire. Pour le reste, outre que de tels projets impliquent des investissements quidépasseraient les ressources des assemblées, on s’en remet à cet État-nation auquel chacun estfiscalement assujetti.

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En réalité, ces assemblées de citoyens n’occupent aujourd’hui que l’espace laissé vacant parl’État, en l’occurrence celui de ces « coutumes » jugées obsolètes. Et si l’État manque à sesmissions publiques, ce n’est pas l’assemblée qui y palliera, mais cet individu singulier que l’onappelle le « richard » : njεrfu-koy à Djenné ; ɔgɔ-nɔ à Kani-Gogouna. Dans ces cités excluesde cette ultime citadelle politique qu’est l’État-nation, l’action publique n’est plus réalisée auprofit de la collectivité, mais à celui d’un périmètre résidentiel dont l’épicentre n’est autre que levestibule d’un richard.

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Pour autant, il ne faudrait pas se méprendre sur la trivialité de ce terme, car son champsémantique est loin de se réduire à la seule richesse financière. À Djenné, njεrfu-koy renvoieaussi à la devise des vieilles familles patriciennes de la ville, tandis qu’à Kani-Gogouna leterme gɔ-nɔ est le même que le titre par lequel on désigne le roi. Autrement dit, être riche aaussi à voir avec la question du politique ou, plus exactement, avec une certaine légitimité quantau pouvoir d’agir. De l’assemblée des égaux au vestibule du richard, l’argent est en jeu parcequ’il réifie les deux paradigmes sur lesquels l’individu agit pour devenir un citoyen à partentière : en parlant d’argent sur la place publique, il s’érige dans un rapport politique parexcellence ; en payant, il entre cette fois dans un rapport de pouvoir. Or, de ce point de vue, lerichard qui finance la construction d’un réseau d’évacuation des eaux usées ou l’extension d’uneligne électrique jusque dans sa rue n’est pas seulement un homme riche mais un citoyen dont lesressources économiques, singulières parce que hors normes, en font un primus inter pares. Il nelui manque en réalité que l’accès à l’État dans la cité pour que son action devienneeffectivement publique.

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effectivement publique.

Ce parcours à travers deux cités maliennes nous a conduit à reposer la condition urbaine quel’on prête volontiers à ce type de politie, alors qu’elle n’est pas toujours visible ni mêmenécessaire. Si faire un centre politique passe souvent par la ville, cela peut fort bien se réaliserau moyen d’une manipulation symbolique de l’espace, de sorte que des gens puissent seretrouver ensemble sur un lieu de partage du butin ou dans un quartier : la ville comme capitaleou comme idéal musulman est une des formes possibles envisagées par la cité pour afficher sonmanifeste politique.

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Mais en rendant compte de ces cités, nous avons surtout voulu mettre l’accent sur l’effet queproduit une enceinte sur le statut et les pratiques politiques qui s’y jouent : être ou ne pas êtrededans, accéder à la cité ou à la citadelle, dit quelque chose du statut politique des individus,mais aussi de la localité qu’ils réalisent à un moment donné. L’enceinte ne se borne pas à opérerune séparation spatiale entre le dedans et le dehors, elle se constitue comme un préalable à lacité, c’est-à-dire comme un acte politique qui passe par une rupture du temps et l’instaurationd’un projet. L’enceinte génère une historicité, et c’est en cela que le héros de la cité n’est niancêtre ni un dieu ; contrairement à d’autres polities, la cité n’arrête pas le temps, elle le met enforme.

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Si la cité est un processus inachevé et incertain qui formule de l’histoire dans un espacepréalablement défini, elle se réalise aussi par la construction politique de ce qu’il conviendraitd’appeler un « hyper-centre », en l’occurrence une place publique. L’introduction de cettenotion qui, il faut bien l’avouer, est aujourd’hui regardée avec suspicion, permet de réévaluer lacité dans ce jeu entre conjonction et disjonction qu’elle observe avec l’État.

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Certes, que la cité soit en ou hors, au Mali, nous sommes dans un espace historique qui pensel’État. Comme le dit Carl Schmitt, « l’État au sens strict du terme, l’État phénomène historique,c’est un mode d’existence (un état) spécifique d’un peuple, celui qui fait loi aux momentsdécisifs, constituant ainsi, en regard des multiples statuts imaginables, tant individuels que

collectifs, le Statut par excellence » 89. De fait, l’État conçu à l’intérieur de l’enceinte joue surla forme politique de la cité, phénomène que l’on peut précisément observer autour de la placepublique. Que l’État soit dans la cité ou, dit autrement, que celle-ci se réalise comme cité-État,alors non seulement une distinction entre public et privé s’opère, mais la place publique serévèle comme un lieu panoptique vers lequel la cité converge. À l’inverse, que l’État s’érige encitadelle, que le politique se constitue ailleurs, et la cité se dote d’une raison juridique qui enreste à la distinction floue entre le commun et le particulier. En abandonnant à d’autres lieux (àla mosquée par exemple) la logique de convergence qu’elle s’était préalablement donnée, la citéproduit dès lors une forme politique polycentrée faite de vestibules et de places qui diluentd’autant l’action publique.

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C’est précisément ici que la question des pratiques de la cité se pose et, à travers elle, celle de laforme et du contenu de ce qu’il convient d’appeler une citoyenneté. Avec ou sans l’État, desvestibules réunissent certaines personnes, des places accueillent des assemblées, des individusse manifestent politiquement. Toutefois, si dans la cité où l’État se met en scène sur une placeunique on peut condamner, exécuter, commuer une peine et manifester ainsi une actionpublique, dans la cité hors l’État, on en reste à la parole comme expression d’un statut politique.Or c’est peut-être l’aspect le plus inattendu que révèle ici cette analyse de la cité :indépendamment de l’action publique telle que la définit la science politique, la citoyenneté seréalise aussi sans l’État, à la condition que des assemblées d’égaux soient constituées sur des

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réalise aussi sans l’État, à la condition que des assemblées d’égaux soient constituées sur desplaces publiques. En l’absence de l’État garantissant la mise en œuvre de cette égalité civique,ce sont les groupes d’âge qui l’instaurent.

Dans ces cités disjointes de l’État, comme le sont désormais Djenné et Kani-Gogouna, lespratiques d’assemblées peuvent sembler dérisoires, voire inutiles ; cessez donc de parler,diraient certains, et agissez ! Pourtant, elles témoignent de la contemporanéité et de la vigueurde ces cités qui, exclues du politique, font encore de la politique, même si elles renoncent àl’action publique et s’en remettent à l’État ou à la sphère privée qu’incarnent singulièrement lesindividus riches. La parole des assemblées n’est certes pas une parole de décision. Mais ellen’est pas non plus une simple parole de consensus ou du lien social ; parler, et plus encore parlerd’argent, n’est rien d’autre que la parodie du pouvoir, et exemplairement celle de l’État, parlaquelle les citoyens assemblés ré-instituent un ordre politique : celui de la cité.

73

Si la décentralisation en cours de l’État malien et l’élection de municipalités au suffrageuniversel en 1999 peuvent faire penser que les assemblées de ces cités réinvestiront un jour lepolitique, pour l’heure, la mairie a choisi d’en rester elle aussi à la sphère privée, encouragée encela par les ONG prônant la « bonne gouvernance ». Insérée entre les électeurs et l’État, elleapparaît comme un vestibule d’un nouveau genre, où le politique cède la place aux affaires,surtout aux petites. « La démocratie est arrivée et tout le monde a son propre parti ; personne ne

peut plus rien contre personne ; chacun fait ce qui lui plaît » 90. En entendant ces proposrecueillis à Djenné, il semble bien que la citoyenneté ne se confond pas avec la démocratie. Etc’est peut-être en cela que la cité a encore quelque chose à nous dire.

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NOTES

1À ce niveau de l’analyse, l’usage des catégories « village » et « ville » fait simplement référenceaux statuts administratifs en vigueur au Mali depuis la mise en place de la décentralisation en 1999.

2Bertrand 1992 : 57.

3Ce texte se veut aussi incidemment une forme de réponse à l’article, par ailleurs stimulant, deMarcel Detienne, qui affirme un peu hâtivement « que les places publiques, si familières aux Ochollo[d’Éthiopie] n’existent pas dans la plus grande partie de l’Afrique de l’ouest » (Detienne 2003 : 25). Jeremercie ici Joseph Brunet-Jailly, Michel Izard et Raymond Jamous pour leurs relectures attentives etleurs précieux conseils.

4Bairoch 1985.

5Bazin 1988.

6Sur ce point, voir notamment Hansen 2001 et Holder 2001.

7Sur ce néologisme, que l’on doit à Anne-Marie Peatrik, voir également Pearson 1998 qui proposequant à lui le terme farland.

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8Lefebvre 1968-1972 : 46.

9Abélès 1983.

10Hocart 1978 : 314-324.

11Park [1799] 1996 ; Caillé [1830] 1996 ; Raffenel 1856 ; Mage 1867-1868 ; Dubois 1897.

12Monteil [1924] 1977 ; Bazin 1982.

13Bâ & Daget 1984.

14Decret 1977.

15Finley 1981 ; Lloyd 1962.

16Hocart 1978.

17Il s’agit du tɔmmɔ sɔ (litt. « parler tɔmmɔ ») en usage au nord-est du plateau dogon, langue pourlaquelle on ne dispose d’aucun lexique ni dictionnaire, mais qui est proche du « parler donno » (donnosɔ) de la région voisine de Bandiagara bien étudié par Marcel Kervran (1993). Les transcriptions sontici notées par convention entre parenthèses, en italiques et sans marque de pluriel ni de conjugaison.

18Un mot sur la langue à laquelle on se réfère pour Djenné, ville plurilingue mais qui se singularisepar l’existence d’une langue uniquement en usage dans la ville et ses colonies marchandes de larégion. Il s’agit du « parler de Djenné » (jɛnnɛ ciini), proche du « parler de Tombouctou » (kɔyra ciini,litt. « parler de la ville »), que les linguistes classent parmi les langues « songhay » (Heath 1998) bienque les locuteurs ignorent totalement ce terme. Jadis langue politique et commerciale, elle estaujourd’hui concurrencée par le bambara (bamana kan), mais demeure encore la langue urbaine ausens civilisationnel du terme.

19À cet égard, et malgré l’emploi systématique que l’on en fait notamment pour Djenné (Maas &Mommersberg 1992), il ne semble pas très pertinent de reprendre ici la notion de « ville emmurée »(walled city) proposée par Sjoberg (1960 : 91), en tant que catégorie de localités dont l’enceinte estproduite par la succession des murs des habitations périphériques. Encore une fois, ce n’est pasl’ouvrage en tant que tel qui est en cause, mais son statut.

20Serre 1999.

21Voir à cet égard le cas des « communautés villageoises » bwa du Mali (Capron 1973).

22Il est vrai qu’il n’existe pas non plus de terme propre pour exprimer la « ville » en langue dogon, etl’on parle littéralement de « grand village ». Mais la traduction de damma par « village » ne fait querenvoyer à l’activité agricole qui domine dans la région, le terme « localité » convenant sans doutemieux au regard de l’expression damma diyɛ qui est sans ambiguïté quant à la nature urbaine d’unelocalité ainsi qualifiée. La même remarque vaut pour Djenné qui, malgré son caractère historiquementet politiquement urbain, n’est littéralement qu’une « grande localité » (kɔyra bɛɛr), le terme kɔyrarenvoyant à une localité établie de façon durable disposant d’une mosquée, par opposition au« campement temporaire » (dagaa).

23Izard 1992.

24Meillassoux 1963.

25Gallais 1984 : 51.

26Selon l’expression récurrente relevée dans les documents de l’administration coloniale.

27Bazin 1975, 1982.

28Al-‘Umarî 1927.

29Sur ce point, voir l’article de McIntosh & McIntosh 1993.

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30Voir notamment Bazin 1982. Au prétexte que la localité marchande ne disposerait pas d’unpouvoir politique central, et négligeant le fait qu’elle n’a pas seulement une fonction mais qu’elle relèveaussi d’un statut politique, on la réduit tantôt à une « ville-entrepôt », tantôt à une « ville-marché ».

31Lloyd 1962 ; Houseman et al. 1986 ; Pineau-Jamous 1986.

32Peel 2003.

33Ibn Khaldûn 2002.

34Jamous 1996 ; Brown 2000.

35Habermas 1992 : 15.

36Dans l’Athènes classique, rappelle ici Yves Schemeil (2003 : 275), le citoyen avait certes un droitde parole, mais on ne pratiquait nullement le débat contradictoire lors des assemblées.

37Ibid. : 298.

38Eikelman 2002.

39Bierschenk & Olivier de Sardan 1998.

40Habermas 1992 : 19-20.

41Gervais-Lambony 1994.

42Marie 1997.

43Abélès 2003 : 407.

44Le « captif » dont nous parlons ici n’a rien à voir avec le terme utilisé par l’administrationcoloniale, laquelle souhaitait simplement remplacer le vocable d’« esclave » devenu politiquementincorrect. Chez les Saman, le « captif » (kɔηu-i-nɛ) est un individu issu d’une capture à la guerre —d’où le terme captif —, dont le statut est définitivement servile et auquel son vainqueur a renoncé auprofit de la cité en le « confiant » au roi. Distinct de l’« esclave » (gunnɔ-nɔ) privé, qui appartient à unmaître et qui est surtout susceptible d’intégrer la parenté de ce dernier, le captif est un esclave publicqui assure toutes les tâches liées aux affaires de la cité, à commencer par le maintien de l’ordrepublic (cf. Holder 1998).

45Sur l’analyse du terme maarugu, voir Holder 2002 : 271-272.

46Lefort 1981.

47Cette notion d’islam local, que nous avons ailleurs qualifiée d’« islam fétichisé » (2002 : 260), asans doute de quoi surprendre si l’on néglige ici le fait que la cité se situe au cœur d’un espace dogonmarqué par des cultes chthoniens et païens. Or si l’islam suppose un rite, une loi et descomportements sociaux qui vont au-delà de la cité, il est aussi un marqueur identitaire contrastif, lesSaman ayant du reste intégré à leurs pratiques religieuses bon nombre de références cultuellesempruntées aux Dogon. En réalité, l’islam en vigueur à Kani-Gogouna est perçu et conçu par et pourla cité, ce contre quoi l’État théocratique de Sékou Amadou ne manqua d’ailleurs pas de lutter audébut du XIXe siècle (cf. Holder 2001).

48Detienne 2003 : 23.

49Djenné est occupé en continu au moins depuis le xe siècle, mais l’histoire de la cité, alorsimplantée sur la butte exondée de Djenné-Djèno (litt. « Ancien Djenné ») située à environ 3 kilomètresau sud-est, remonte au iiie siècle avant notre ère (cf. McIntosh 1998).

50L’ensemble des localités saman qui participent de la cité compte toutefois quelque 10 000individus.

51Hansen 2001 : 171.

52Ibid.

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53Si la population de Kani-Gogouna est quatorze fois moins importante qu’à Djenné, pour un espaceseulement quatre fois plus petit, c’est la conséquence, d’une part, d’un exode amorcé au début du xxesiècle et, d’autre part, d’un bâti sans étage qui réduit d’autant la densité. À cet égard, lors de laconquête française en 1893, qui faisait suite à une conjoncture guerrière particulièrement destructrice,Djenné comptait alors moins de 5 000 habitants.

54On notera que la fréquentation de la mosquée par les femmes, y compris le vendredi, n’est pasencouragée dans la pratique (hormis pour les femmes âgées) et celle du marché est jugée malséanteaux femmes bien nées : c’est idéalement un « esclave domestique » (horso) ou, à défaut, l’époux quis’y rend. Il est vrai que si les femmes maliennes disposent du droit de vote et d’éligibilité, leurdisqualification sociale reste forte, non pas tant au regard de l’islam que des pratiques religieuses.Nous verrons qu’elles ne sont d’ailleurs pas mieux traitées du point de vue de la citoyenneté locale.

55Historiquement, Djenné est un centre de négoce et d’entrepôts dédié au commerce au long cours(al-Sa‘di 1898-1900 ; Caillé 1996 ; Gallais 1984), et s’il y a toujours eu des petits marchés quotidiens(dey-dey yoobu, litt. « marché aux condiments ») sous forme de marchés de rue, non seulement leséchanges marchands intra muros y étaient faibles, mais il n’y avait pas de place du marchéproprement dite (Monteil 1903 : 232-234).

56Au XIXe siècle, Djenné comptait dix mosquées, jusqu’à ce que les FulBɛ les suppriment et laissentà l’abandon la grande mosquée médiévale au profit d’une autre élevée là où se situe l’école actuelle(cf. Monteil 1903 : 105).

57Al-Sa‘di 1898-1900 : 24. Cette intervention de l’administration coloniale, par ailleurs soulignée parla population, semble toutefois n’avoir eu aucune incidence quant à la propriété symbolique del’édifice.

58L’islam sunnite n’admet ni clergé ni cursus sanctionné par un diplôme. À Djenné, le statut demaître coranique se fonde sur la réputation d’un savoir accompli et l’appartenance à une grandefamille religieuse.

59Cet édifice est situé au nord de la place du marché et adossé à l’ « Ancien Lieu de l’Autorité »(kube jɛɛnɔ, de l’arabe qub-ba, la « coupole »), lequel accueillit d’abord la citadelle des FuutankɔɔBɛ(1864-1893), puis celle de l’administration coloniale française (1893-1960), avant d’être réinvesti parla nouvelle commune qui vient d’y ériger sa mairie (2003). Témoignant d’une époque de confiscationdu pouvoir au profit de l’État, de 1970 à 2003, tous les services politico-administratifs maliens setrouvaient à 600 mètres à l’extérieur de l’enceinte de la cité, tandis que l’Ancien Lieu de l’Autorité étaittransformé en Campement-hôtel.

60Habermas 1992 : 18.

61C’est du reste ce que l’on retrouve chez les Saman, qui distinguent, d’une part, ce qui est dudomaine privé (jɔɔrɔɔ, litt. « conserver, ranger », mais aussi « cacher » ; cf. Kervran 1993 : 227) et,d’autre part, ce qui relève de la sphère publique, en l’occurrence du Maarugu.

62Ce phénomène d’emprunt au bamana n’est pas récent, mais il s’est accentué après la chute de ladictature en 1991 et la décentralisation qui, lancée en 1993, s’est accompagnée de la traduction desconcepts et des catégories politico-juridiques occidentaux.

63Il est vrai que si l’on reprend la distinction entre étatique et politique proposée par Carl Schmitt(1992 : 59 sq.), ce paradoxe n’est peut-être pas aussi flagrant.

64Zardɝ-pübliki na ci foroba komãdã foo Ng’o har a ciini.

65Chez les Saman, le bien privé par excellence est également le champ personnel d’un esclave oud’une épouse, que l’on appelle le « petit champ à part » (jõm minnɛ poro ; cf. Kervran 1993 : 222 et425). Toutefois, il n’y a pas ici de référence lexicale à l’esclavage et une illustration n’est pas tout àfait un concept ; pour les Saman, la notion de sphère privée demeure de l’ordre du « caché » et, dece point de vue, c’est moins le champ lui-même que le bénéfice personnel qu’on peut en tirer qui esten jeu.

66Outre la présence actuelle d’« esclaves domestiques nés dans la famille » (horso), qui relèventjuridiquement de l’« esclavage » (banña-tɛrɛy), chacun est aussi symboliquement l’ « esclave »(banña) de son cousin croisé ou de son allié à plaisanterie, le paysan est l’« esclave de la culture »(fari banña), l’épouse est l’« esclave de son mari » (kunñɛ banña) et l’homme est l’« esclave deDieu » (yerkoy banña).

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67En cela, nous ne sommes guère éloigné du « salon » dont parle Habermas, cette « pièce deréception en général » ouvert au « commerce de la société » (1992 : 165).

68Voir l’article à paraître de Koné (2004) qui, s’intéressant aux formes de légitimité des éluscommunaux au Mali, s’indigne en ces termes : « Comment voulez-vous qu’un maire puisse agir entoute liberté, lorsqu’il a été désigné dans le vestibule avant d’être candidat officiel présenté par unparti ? » La question est en effet de savoir en quoi un maire devrait « agir en toute liberté » et enquoi un parti aurait plus de légitimité que le vestibule de la chefferie d’une localité.

69Voir notamment l’ouvrage, de ce point de vue emblématique, de Solange de Ganay (1995), quitraite de la fonction symbolique et politique du « vestibule » (blon ou bulon en bamana) du sanctuairede Kangaba, présumé abriter les regalia de l’ancien empire du Mali.

70Outre le fait que les habitants de Djenné traduisent l’expression kɔyra-kokoy par « chef devillage », héritage d’une dénomination de l’administration coloniale, j’emploie quant à moivolontairement le terme « ville » en lieu et place de celui de « cité » pour signifier que ce titre s’inscritdans une conception étatique du pouvoir.

71Ce système de chefferie urbaine, tel qu’il apparaît aujourd’hui, remonte au début du XIXe siècle. Ilfut mis en place par l’État théocratique de Hamdallay, avant d’être renforcé par l’administrationcoloniale, puis reconduit par l’État malien.

72Si ce critère reste lié à une certaine logique patricienne, il est cependant requis pour tout amir(groupes et sous-groupes d’âge, mais aussi corporations de métier ou associations urbaines), qui doitêtre en mesure de garantir personnellement les besoins financiers liés à la fois à sa charge et àl’institution dont il a la responsabilité. À la différence du chef de la ville, « propriétaire » (koy) et doncsusceptible de s’enrichir, l’amir est quant à lui voué à dépenser, marquant là une différencefondamentale entre l’autorité de la « ville » qui relève idéalement de la force et de l’accumulation etcelle du quartier qui s’inscrit dans l’intérêt général.

73Très brièvement et à titre d’exemple, l’organisation d’âge du quartier de Djoboro compteapproximativement 180 hommes répartis en 30 groupes constituant deux ensembles distincts : les« vieux du quartier » (farãndi har-bεεr), qui offrent « aides ponctuelles » (faaba) et « bénédictions »(gaara), et les « enfants de l’association » (tɔ ije) divisés à leur tour en deux sous-ensembles : la« petite association » (tɔ ciina), qui regroupe les hommes âgés environ de 20 à 40 ans soumis àl’obligation de « travail collectif » (foroba goy) et à la « cotisation » (kar-kar), et la « grandeassociation » (tɔ bεεr), qui est constituée des hommes âgés de 40 à 60 ans exemptés de travail.

74On signalera toutefois que cette terminologie ne vaut que du seul point de vue des locuteurssonghay, les FulBε déniant quant à eux une telle identité, susceptible de remettre en cause leurparticularité, non pas ethnique, mais historique, politique et économique. Aussi, généralementbilingues, ils préfèrent se définir en langue songhay comme « ceux qui sont installés en ville » (kɔyragɔrɔ koy), ce qui leur permet de se singulariser par rapport aux éleveurs fulBε vivant en brousse etde n’être, au sein de la ville, ni de simples « résidants » (kɔyra-bɔrɔ) ni des « étrangers » (yow).

75On notera incidemment que le terme « Paradis » (aljεnnε) est l’étymologie locale la pluspopulaire donnée au nom de Djenné (jεnnε), témoignant là de quelque chose d’éminemmentpolitique à l’égard de cette partie urbaine qui se situe au « Paradis », c’est-à-dire littéralement àDjenné, et qui se réapproprie ainsi symboliquement la cité. Mais, au-delà de cette catégorisationendogène, la distinction tient aussi à ce que la partie « Brousse » est la plus ancienne de la ville quiremonte aux alentours du xiie siècle, tandis que la partie « Ville » n’émerge que sous la dominationmarocaine, à la fin du xvie siècle, avec l’établissement d’une citadelle inédite dans l’actuel quartierd’Algasouba (de l’arabe : al-Qasba) (cf. fig. 2).

76De l’arabe baa’’ada : « éloigner », subst. bâdiya : « mode de vie rural ».

77Pour une analyse plus détaillée de cette battue rituelle, voir l’article d’Olivier dans ce numéro.

78D’autant qu’il fait l’objet d’une patrimonialisation forcée sous l’effet des experts de la culture quesont les ethnologues, les représentants du ministère de la Culture ou de l’Unesco et les journalistesreporters.

79Sur ce point, voir Holder & Olivier 2003.

80Si nous n’avons pas évoqué ici la question des groupes d’âge à Kani-Gogouna, ce n’est pas enraison de leur absence (cf. Holder 2001 : 330-356), mais parce qu’ils ne participent pas de la mise enplace d’une citoyenneté. Il s’agit plutôt d’une citadinité relative à un statut social qui confère à chacun

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et collectivement une place au sein de la cité. Nous n’avons du reste pas observé, ni dans les faits nidans les récits, des assemblées de groupes d’âge comparables à celles de Djenné. S’il est possibleque les choses aient été différentes au XIXe siècle, on peut faire cependant l’hypothèse que ladiscrétion politique de cette institution est liée à la présence même de l’État qui, de ce point de vue,est discriminant. Sur cette analyse, voir notamment Jolly 2003.

81Denoix 2002 : 136 et 144.

82Foroba farru kur ci farru kɔrεy.

83Nɔηgu kur ka ni go hĩ ka kani a-kuna bɔrɔ si har haya kur ci foroba.

84Na ni mɔ foroba kokoy nii yaa go hĩ ka jow ga ηga kokoy-tεrεy jow ga kur a hũ foroba-tεrεy.

85Foroba farru bɔrɔ si may a-kuna waajaw farru taka bara bɔrɔ kur ya a-wɔnε.

86En fait, il n’y a pas autant de ports que de quartiers, ou plus précisément, les quartiers de la partie« Ville » se retrouvent (exceptionnellement) sur un unique port, alors que ceux de la partie« Brousse » se regroupent (régulièrement) sur quatre ports distincts.

87Farru ka bɔrɔ yo go sawa.

88Et « partir en émigration » ne résout rien, bien au contraire, car les sommes exigées sont alorsréévaluées à la hausse en fonction des revenus supposés et généralement surestimés. À moins decouper les ponts avec la cité et de renoncer du même coup à sa citoyenneté (mais aussi à sa parentéet à son identité), il n’existe guère d’échappatoire à cette cotisation.

89Schmitt 1992 : 57.

90Demɔkrasi di kaa bɔrɔ kur na ηgu-wɔnε parti / bɔrɔ si hi bɔrɔ / bɔrɔ foo kur go dã haya ka ηgubaa.

POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

Gilles HOLDER, « La cité comme statut politique », Journal des africanistes, 74-1/2, Cité-État et statutpolitique de la ville en Afrique et ailleurs, 2004, [En ligne], mis en ligne le 15 mai 2007.URL : http://africanistes.revues.org/document537.html. Consulté le 22 avril 2010.

AUTEUR

Gilles HOLDER

Anthropologue, CNRS-EHESS, Genèse et transformation des mondes sociaux.

Article du même auteur :

Cité, centre, capitale [Texte intégral]Paru dans Journal des africanistes, 74-1/2, Cité-État et statut politique de la ville en Afrique etailleurs , 2004