La place de Grace Paley dans la littérature américaine
-
Upload
independent -
Category
Documents
-
view
3 -
download
0
Transcript of La place de Grace Paley dans la littérature américaine
La place de Grace Paley dans la littérature juiveaméricaine
Mes recherches s’appuient sur l’ensemble du corpus de
Grace Paley, incluant ses nouvelles, ses poèmes et ses essais
politiques. Quatre ouvrages principaux ont été retenus : The
Collected Short Stories, les nouvelles par lesquelles cette auteure
s’est fait connaître, Begin Again, un recueil de poèmes, Just As I
Thought, qui est composé d’essais politiques ainsi que Fidelity,
l’ouvrage posthume dédié à ses derniers poèmes et qui a été
publié en 2008.
Grace Paley a une place tout à fait particulière dans la
littérature juive américaine qui est si riche en interactions
culturelles et qui présente un vaste espace d’exploration en
raison de la multiplicité des voix, des sources d’inspiration
et de ses différents modes d’expression. Nous savons qu’il y
eut plusieurs vagues d’immigration qui, à chaque fois, a
entraîné un mélange de genres et de gens amenant avec eux un
bagage culturel et religieux, qui, finalement était commun à
tous. Les Juifs espagnols et portugais arrivèrent d’abord en
masse (1654-1830), suivis des Juifs allemands (1830-1880),
ensuite les Juifs d’Europe de l’Est (1880-1924) vinrent aux
Etats-Unis et le dernier grand mouvement eut lieu aux environs
de la deuxième guerre mondiale. La littérature juive américain
comprend, de toute évidence des voix séfarades et pas seulement
2
ashkénazes. Les écrivains ne s’exprimaient pas seulement en
anglais mais aussi en yiddish (Isaac Bashevis Singer). La voix
juive de Palestine se faisait également entendre par
l’intervention de poètes et dramaturges tels que Bialik et
Tchernikovsky qui écrivaient en hébreu. La littérature juive
américaine en langue anglaise a été marquée au tournant du 20ème
siècle par une production littéraire dont les auteurs, par
exemple, Mary Autin et Anzia Yezierska, passaient pour des
chantres fervents d’une assimilation à la société américaine.
Dans les années cinquante, aux Etats-Unis, une littérature
d’opposition a vu le jour, littérature d’aliénation qui
dénonçait la main mise du gouvernement américain sur
l’échiquier politique international. Grace Paley se situant
dans cette mouvance, qu’a-t-elle apporté de différent en
littérature en tant que Juive américaine ?
I-Quelles étaient les origines de Grace Paley ?
Afin de situer l’auteure américaine Grace Paley, née
Goodside, il faut savoir que ses parents ont fait partie de la
troisième vague d’immigration juive car ils étaient des juifs
russes qui avaient immigré dans le Low East Side à New York en
1905. Les autorités américaines ont changé leur nom d’origine,
Goodseit en Goodside. Cette écrivaine juive américaine fut
l’auteur de nouvelles, poèmes et essais politiques dans
lesquels elle parlait de sa famille. Ainsi, dans l’essai
politique Like All the Other Nations, elle écrit : « … my family was
3
a rather typical Socialist Jewish family.” Les membres de sa
famille se disaient juifs et socialistes et ils donnaient un
certain sens au fait d’être Juifs, en particulier, lorsque
Grace Paley explique qu’elle ressentait une certaine fierté
d’être juive : «For those who grew up within that family there
was, I suppose, a certain amount of feeling about being Jewish.
I had a certain vanity about being Jewish. I thought it was
really a great thing, and I thought this without any religious
education. But I also really felt that to be Jewish was to be a
socialist. I mean, that was my idea as a kid-that’s what it
meant to be Jewish.” Pour elle, être Juive voulait dire qu’elle
était de facto socialiste, au sens américain du terme, et elle
explique que les Juifs religieux allaient en Palestine et les
socialistes se rendaient aux Etats-Unis.
La famille Goodside a donc choisi l’Amérique où Il
existait malgré tout un manque de sympathie entre les juifs
allemands et les juifs russes ou polonais. Les premiers étaient
aux Etats-Unis depuis longtemps et étaient plus cultivés et
plus riches, les autres étaient constitués de paysans ayant
moins d’éducation et souvent plus pauvres. Judith Arcana parle
de cette disparité dans son livre consacré à Grace Paley ,
Grace Paley’s Life Stories (A literary Biography), et explique en quoi les
Paleys étaient différents : «The Paleys didn’t even live in a
Jewish neighborhood. Like many German Jews, they had chosen to
live among Christians on a street of brownstones in the borough
of Manhattan, while the Goodsides, even when they could afford
to move, remained in the Bronx, in a plebeian two-story brick
4
house.” Grace Paley avait pu se rendre compte de ce clivage car
la famille de Jess Paley, qui allait épouser Grace Goodside le
20 juin 1942, étaient eux-mêmes juifs allemand. En parlant de
sa belle famille elle dit «They were very difficult people»
(Judith Arcana). Le milieu juif se caractérisait par une
multitude de langues et dans les rues les différences se
côtoyaient. De ce fait, Grace Paley, comme la plupart des
habitants de ces quartiers, parlait plusieurs langues. Pour sa
part il s’agissait du russe, du yiddish et de l’anglais. Elle
s’est même posé la question dans quelle langue elle devait
écrire, comme elle le dit dans Like All the Other Nations : «When I
began to write, I thought, Should I really write in
English ? ». Dans Night Morning, un poème tiré de Fidelity, elle
montre qu’elle connaissait bien l’anglais et le russe, qu’elle
indique comme étant sa langue maternelle :
English does
the best it can while
the mother’s tongue Russian
omits the verb to be
again and again and
is always interfering
with the excited in-
dustrious brain wisely
the heart’s beat asserts
control
5
Grace Paley évoque souvent ses origines russes, elle parle
notamment de sa grand-mère qu’elle appelait «Babashka» mais
également des pogromes que sa famille avait dû fuir. Dans un
des ses poèmes elle écrit : « … and had missed civil war
revolution and the terrible pogroms of Kishinev Berditchev they
had been present for the progrom of 1905 in which our Rusya our
brother ou uncle waving the workers’ flag was murdered. » Les
juifs, en général, maniaient plusieurs langues car ils venaient
d’horizons différents et Grace Paley venait d’une famille
d’origine russe et qui était Juive socialiste ou socialiste
Juive, ce qui pour elle veut dire la même chose car elle enlève
au mot Juif l’aspect religieux et veut y référer comme un terme
indiquant l’appartenance à un ensemble de coutumes,
d’habitudes, sans oublier la connaissance de la langue yiddish.
Son père refusait de s’approcher d’une synagogue : «My father
refused to go anywhere near a synagogue, although he allowed me
to take my grandmother on holidays.». Ainsi, l’attitude face à
l’identité juive était sans ambiguïté. En effet, cette auteure
cite la Bible et le passage où le prophète Samuel va parler à
Dieu et lui dit que le peuple veut un roi. Dieu lui explique
que le peuple aurait trop de problèmes avec un roi et Samuel
explique au peuple ce que Dieu lui a dit. Mais le peuple
insiste et dit : «No, we already told you what we want. We want
a king. We want to be like all the other nations and have a
king.” Grace Paley réfléchit à ce passage et écrit : We want to
be like all the other nations and have great armies ; we want
to be like all the other nations and have nuclear bombs. I’ve
told this story to other people, and asked them, What does that
6
mean? We want to be like all the other nations and have these
things – what does that mean?” Nous voulons être comme les
autres peuples et nous voulons de grandes armées, des bombes
nucléaires, qu’est-ce-que cela veut dire ? Eh bien, voici ce
que ses interlocuteurs lui ont répondu : “Why should Jews be
better ?” Pourquoi les juifs devraient-ils être meilleurs que
les autres ?
II-Grace Paley et la religion Juive
Socialiste, plus que juive, nous pouvons dire que Grace
Paley considérait le fait d’être juive comme un devoir de
mémoire envers les morts de l’histoire, une sorte de fidélité à
tous ceux qui avaient péri sous les attaques des antisémites.
Les antisémites sont ceux, selon Jean-Paul Sartre, qui accusent
les juifs de tous les maux de la terre. En effet, dans
l’ouvrage qu’il écrivit en 1946 il a essayé d’expliquer le
rejet dont les juifs font l’objet : «Si un homme attribue tout
ou partie des malheurs du pays et de ses propres malheurs à la
présence d’éléments juifs dans la communauté, s’il propose de
remédier à cet état de choses en privant les juifs de certains
de leurs droits ou en les écartant de certaines fonctions
économiques et sociales ou en les expulsant du territoire ou en
les exterminant tous, on dit qu’il a des opinions antisémites».
Etre juif est une façon d’être marqué par l’histoire et Jacques
Derrida définit le mot, juif, de la sorte : « Et pour parler
dignement de ce mot, Juif […]il faudrait en appeler à une force
7
d’invention et de mémoire poétiques, à une puissance
d’invention comme témérité de l’anamnèse ; il y faudrait l’art
ou le génie d’un archéologue du phantasme, un courage de
l’enfance aussi […] Le courage de l’enfance, cette force de
compréhension que l’enfant développe au fur et à mesure de son
évolution, Grace Paley l’a eu quand elle fut marquée dans son
enfance par une phrase que sa mère avait émise à la lecture
d’un journal en s’adressant à son père dans un des ses essais
politiques intitulé : «Like all the other nations» extrait de
Just As I Thought, elle utilise le terme de fidélité (fidelity) en
disant qu’il y avait eu un moment crucial dans son enfance où
elle avait développé une sorte de fidélité en entendant sa mère
dire à son père : « Zenya, it’s coming again » en parlant de la
montée d’Hitler en Allemagne. Grace Paley explique que sa mère
parlait de la montée d’Hitler dans les années trente : «That’s
all I remember her saying. But I must have heard lots of other
conversations. Because that was in the very beginning of the
thirties, maybe earlier, and what she was talking about, of
course was the coming of Hitler.” Grace Paley en parle comme le
moment qui a changé sa vision des choses dans son enfance :
“One of the things I did want to talk about is the moment at
which in one’s youth, or one’s childhood even, one develops a
kind of fidelity, or one is so struck by some event that one is
changed by it.” Elle surenchérit en écrivant : “That moment at
the kitchen table was one of the most striking events in my
life. Ces paroles ont déclenché en elle une envie d’écrire, une
volonté de rendre compte de la souffrance vécue par les juifs.
8
La souffrance des juifs provient, d’après Jean-Paul Sartre
du fait que «Le Juif se définit comme celui que les nations ne
veulent pas assimiler» et que «C’est la société, non le décret
de Dieu qui a fait de lui un Juif, c’est elle qui a fait naître
le problème juif». En résumé, nous pouvons dire que
l’antisémitisme n’est pas une opinion isolée mais un choix
global résultant de notre société. Jean-Paul Sartre expliquait
que «Cela signifie que l’antisémitisme est une représentation
mythique et bourgeoise de la lutte des classes et qu’il ne
saurait exister dans une société sans classe. […] Aussi dans
une société sans classe et fondée sur la propriété collective
des instruments de travail, lorsque l’homme, délivré des
hallucinations de l’arrière monde se lancera enfin dans son
entreprise, l’antisémitisme n’aura plus aucune raison d’être
[…] c’est aussi pour les juifs que nous ferons la révolution
[car] l’antisémitisme n’est pas un problème juif : c’est notre
problème».
Le rêve de voir s’évanouir la question juive ainsi que le
problème de la discrimination au sens large (racisme,
misogynie) était largement partagé par Grace Paley. Ce
sentiment ne touchait pas seulement les juifs mais tous les
opprimés de la terre. Pour elle, la société capitaliste
représente un grand danger pour la démocratie car elle produit
ses propres souffrances. Cette écrivaine était anarchiste et
avait choisi une voie de traverse en politique car elle ne se
reconnaissait pas non plus dans les systèmes chinois ou
9
vietnamien. Qui plus est, elle était pacifiste et a milité avec
ferveur pour la paix au Vietnam et en Irak.
En effet, nonobstant sa volonté de défendre les juifs,
Grace Paley remettait en question le bien-fondé de la religion
juive et comme nous l’avons déjà mentionné, sa famille était
Juive socialiste et il était beaucoup plus important d’être
socialiste que d’être Juif. Grace Paley présente le fait
qu’elle soit juive comme un questionnement, et à la question de
savoir si dieu existe, elle répond qu’elle espère que non. En
effet, un de ses poèmes parus dans Fidelity commence de la
sorte : «Thank god there is not god or we’d all bel lost»,
(Grâce à dieu, il n’y a pas de dieu, ou alors nous serions tous
perdus). Avec ces propos poétiques, Grace Paley exprime le
fond de sa pensée, nous pourrions dire le fond de son doute car
après tout elle n’est pas tout à fait sûre que Dieu n’existe
pas. Dans son poème, elle continue en ces termes en parlant de
Dieu :
If it is He who built that narrow a bridge
across which we are invited to walk
without fear while all around us
the old the lame the awkward the jumping-
up-down children are tumbling off
Or sometimes pushed into the hideous
Gorge if it is He then we are surely lost
10
Elle parle d’un Dieu au sens universel du terme et dénie
le fait qu’il puisse y avoir une religion qui garantisse le
bien-être, le bien-vivre, ce terme étant utilisé par Edgar
Morin. Si c’est Dieu qui a engendré les calamités, alors, oui,
nous sommes perdus. Cependant, les horreurs subies par les
juifs ne sauraient justifier la création d’un Etat réservés aux
juifs. Elle explique entre autres, son opinion dans un essai
politique, intitulé Connections, où elle raconte une
manifestation qu’elle et ses amis avaient organisé contre
l’arrestation en Israël de membres du Yesh Gvul, des soldats
israëliens qui avaient refusé de servir dans les territoires
occupés. Une femme de l’âge de Grace Paley réagit violemment et
lui dit : «Anti-Semites», une autre femme présente lui répond :
«But they’re Jewish». La première surenchérit et un des
manifestants lui répond à son tour : «What ?[…] Are you crazy ?
How can you… Listen what we’re saying». Elle rétorque : «Rotten
anti-Semites-all of you ». A ce moment-là, l’homme n’y tient
plus et voici ce que Grace Paley écrit :
«What ? What ? What ? the man shouted. How you dare to say
that-all of us Jews. Me, he said. He pulled up his shirtsleeve.
Me ? You call me ? You look. He hel out his arm. Look at this.
I’m not looking, she screame. You look at my number, what they
did to me. My arm… you have no right. Anti-Semite, she said
between her teeth. Israel hater. No, no, he said, you fool. My
arm-you’re afraid to look… my arm… my arm.»
Ce passage poignant montre clairement comment un rescapé
juif des camps de concentration peut être contre un Etat
réservé aux seuls juifs, et où les Palestiniens sont parqués
11
dans des territoires occupés militairement par l’Etat d’Israël.
Par ce passage, Grace Paley nous indique l’ampleur de la tâche
qu’elle et ses amis avaient entreprise et qu’ils restaient
incompris par une partie des gens de la rue.
Dans un autre passage de l’œuvre de Grace Paley, une
nouvelle cette fois-ci, Two Short Sad Stories from a Long and Happy
Life Faith, un des personnages féminins phares de l’œuvre dit :
«You know my opinions perfectly well. I believe in the
Diaspora, not only as a fact but a tenet. I’m against Israel on
technical grounds. I’m very disappointed that they decided to
become a notion in my lifetime. I believe in the Diaspora.»
Comment expliquer cette prise de position ? Eh bien, Grace
Paley était contre les enfermements, les ghettos de toutes
sortes, au sens propre comme au figuré. Elle n’avait pas
oublié l’existence du ghetto de Varsovie et pour elle l’Etat
d’Israël représentait un type de ghettos qui en entraînait un
autre, celui du territoire de la Palestine laissé aux
Palestiniens. Avait-elle tort ? La question est ouverte lorsque
nous assistons au 21ème siècle à l’érection du mur séparant les
deux peuples alors que quelques années auparavant celui qui
scarifiait les deux Allemagnes était mis à bas.
Elle ne supportait pas non plus les confinements mentaux,
c’est bien pour cela qu’elle est devenue anarchiste. Le
12
capitalisme, selon elle, enferme les gens dans une logique
consumériste qui ne leur convient pas, car elle engendre des
problèmes socio-économiques qui frappent la population de plein
fouet. Le système communiste n’apporte pas non plus de liberté
d’esprit car comme le dit Grace Paley dans son essai
politique Conversations in Moscow, il expose à l’emprisonnement
physique et mental des Russes au temps du régime de l’URSS.
Grace Paley, rejetant les deux systèmes, souhaite voir naître
une troisième voie politique et par l’ironie elle permet à la
réalité de prendre forme. En effet, l’ironie, étant une sorte
de contre-système, sert l’auteure à mettre en place un
démantèlement, une déconstruction du fonctionnement politique
et littéraire, un chamboulement des modes de pensée.
III-L’utilisation de l’ironie et de l’humour
L’écriture de Grace Paley se caractérise par l’utilisation
de l’ironie et de l’humour en décrivant les faits et gestes
de ses voisins, ses contemporains. L’ironie représente pour
elle une sorte d’arme politique qu’elle utilise pour lutter
contre l’ironie de l’histoire et le système capitaliste qui
empêche les gens ordinaires de vivre convenablement.
En effet, l’ironie représente un élément essentiel du
style de Grace Paley, et elle résonne longtemps dans l’esprit
de ses lecteurs. Après avoir refermé le livre, qu’il s’agisse
13
des poèmes, des nouvelles ou des essais politiques, la question
qui se pose est de savoir pour quelle raison l’utilisation
artistique de l’ironie chez Grace Paley produit un tel effet.
Ses prises de positions politiques très claires parsèment tous
ses écrits. Elle brandit son ironie contre les plaies et les
blessures de l’histoire afin de contrecarrer l’avancée
inexorable de la violence historique et politique. Ainsi les
petites histoires font face à la grande histoire qui, elle, se
rit des petites gens. En effet, de l’écriture de Grace Paley se
dégage une énergie, une volonté, une envie secrète de voir se
créer une Internationale nouvelle et différente, loin du
collectivisme forcené érigé en système sous Lénine, Staline ou
encore Mao.
L’ironie représente une forme d’économie, une soupape de
sécurité psychologique pour éviter le choc d’une certaine
réalité. En plus d’être économe, l’ironiste est aussi
diplomate. L’ironie laisse l’ironisé faire son épagogie, ce
n’est pas elle qui défait directement ce qu’elle a fait.
L’ironie de Grace Paley, abrège et morcèle les idées reçues,
les associations d’idées trop attendues, elle distingue les
différents aspects, la pluralité du réel, pour gagner en
légèreté, en souffle. Ce faisant, Grace Paley fait prendre
conscience au mal (le capitalisme), de son mal. Quand le mal
est trop fort, il s’auto-détruit. Cela peut nous faire penser à
une expression marxiste : «Le capitalisme sera son propre
fossoyeur». L’ironie de Grace Paley prend ici une dimension
éducative, éthique et morale. Elle reste dans la multitude,
14
dans le peuple, au milieu de ces voix plurielles, tout comme
Socrate prenait l’air d’un parfait citoyen. Elle se fond en
fait dans le décor pour mieux confondre son adversaire ; le
capitalisme et ses perversions, guerre, racisme, misogynie.
Elle fait donc de l’entrisme et par son humour et son ironie
attaque le système de l’intérieur. En effet, l’ironiste
conformiste épie les conventions pour mieux les détruire «sans
quitter le masque de la légalité» (Jankélévitch).
Cependant, l’’ironie n’est pas la seule arme littéraire et
politique de Grace Paley, l’humour répond à l’ironie dans la
mesure où l’humour est une forme d’expression permettant de
dégager certains aspects cocasses ou insolites de la réalité,
destinée généralement à provoquer le rire, soit en se moquant
des autres, soit en se moquant de ses semblables ou de soi-
même ; ce qui s’appelle alors de l’auto-dérision. L’humour
permet à l’homme de prendre ses distances par rapport à la
réalité qu’il vit, comme le stipule Joseph Klatzmann dans son
ouvrage L’Humour juif en souhaitant «rire pour ne pas pleurer».
Nietsche, quant à lui, affirme de façon plus pessimiste :
«l’homme souffre si profondément qu’il a dû inventer le rire »,
se rapprochant ainsi du cynisme.
Ainsi, l’humour consiste à traiter à la légère les choses
graves, et gravement les choses légères. Woody Allen, par
exemple, s’est posé un jour cette question : « Existe-t-il une
réalité objective, ou bien tout n’est-il qu’illusion, auquel
15
cas j’aurais payé mon appartement beaucoup trop cher ».
L’humour est le témoignage du bien-être et d’une joie de vivre,
pour permettre de compenser et de prendre du plaisir dans des
situations quelconques ainsi l’humour est en général spontané.
Il faut le distinguer du trait d’esprit plutôt acide et pince-
sans-rire. Dans Les traits d’esprit et sa relation avec l’inconscient Sigmund
Freud a étudié le fonctionnement du trait d’esprit (Witz) en le
désignant comme une formation de l’inconscient plus qu’une
production volontaire. Le « wit » anglais désigne communément
une forme d’humour très sophistiqué caractérisée par son
recours à la noirceur et à l’absurde comme Oscar Wilde l’a
souvent fait. Ne dit-il pas, entre autres, «I think that God in
creating Man somewhat overestimated his ability » ou encore «If
you want to tell people the truth, make them laugh, otherwise
they’ll kill you».
L’humour chatouille et fait rire là où l’ironie égratigne
et laisse des marques indélébiles de sourires crispés. Selon
Grace Paley, l’humour vient de la disparité, comme elle le dit
elle-même : «Humor seems to come in the middle of an empty
space (laughter) between what is horrifying and what is
romantic.» Cet espace laissé vacant se remplit d’un humour
universel car humain. Lorsqu’on lui demande si les euphémismes
sont des expressions de l’humour juif, elle répond qu’elle ne
le sait pas, que les gens le disent : il s’agirait, d’une
certaine façon, de considérer ce qu’il y a de plus horrible et
de le dépasser. Ce qu’il y a de plus horrible est créé et mis
en place par une utilisation outrancière du pouvoir politique
16
au niveau international. L’humour et l’ironie permettent à
Grace Paley de faire part de la nécessité de voir une
révolution secouer le capitalisme mais à la manière américaine
car elle se méfiait beaucoup de l’usage de la violence.
IV-L’idée de révolution
Dans ses écrits, l’idée de révolution se présente à nous
dans la mesure où Grace Paley fait tourner l’ironie autour d’un
centre d’intérêt qui se déplace sans arrêt dans la mesure où
ceux de la réalité historique, sociale et économique changent
constamment. L’histoire, emportée dans le tourbillon des
évènements socio-économiques, se rappelle immanquablement aux
agents économiques que sont les personnages mis en scène par
cette auteure. Ce maelström permanent, cette mouvance
ininterrompue dans laquelle tournoie l’ensemble de l’univers se
rapproche de la notion que Marx appelle la révolution
permanente. En effet, à l’époque de sa thèse de doctorat, Marx
élabore une conception de l’ironie romantique, qui, dans sa
structure, donne un aperçu de ce qui deviendra la dialectique
révolutionnaire. Il est intéressant de noter que Marx rédigea
des poèmes d’amour de style romantique, pleins de mélancolie et
de tournures ironiques. Comme le dit Behler dans Ironie et
Modernité : « La relation qu’il a avec le romantisme, et que
l’on constatera dans toute la suite de son œuvre, tient à la
relation réciproque, active, dynamique, visant à la
transformation, entre l’homme et le monde, relation que l’on
17
utilisait pour démembrer le concept statique du monde ». Marx
fut influencé par un grand philosophe de l’époque, en effet, il
allait suivre les leçons qu’August Wilhelm Schlegel donnait à
l’Université de Bonn sur la mythologie des Grecs et des
Romains. Comme lui, Schlegel a défini l’ironie comme une
révolution permanence, quand il écrivit, en utilisant des
concepts idéalistes : « La vie de l’esprit universel est une
chaîne ininterrompue de révolutions intérieures » (FS, p.255 ;
AL, p.177). Le terme d’insurrection, utilisé par Friedrich
Schlegel évoque le scepticisme de l’ironie car il était aussi
conscient de la dimension politique de ce terme. La prise de
position politique implique parfois des actes et des actions
menées en pleine lumière avec fermeté et cohérence. C’est le
cas de Grace Paley, qui s’inscrit pleinement dans ce mouvement
constant de révolution permanente par l’utilisation politique
qu’elle fait de l’ironie dans les nouvelles, les poésies et les
essais politiques. De plus, ses considérations politiques, qui
émaillent son œuvre, font ressortir le choix de la
désobéissance civile. Grace Paley dans son essai politique Six
Days : Some Rememberings se retrouve en prison après avoir
participé à une manifestation pacifiste avec d’autres
anarchistes. Elle y écrit : «The civil disobedience for which I
was paying a small penalty probably consisted in sitting down
to impede or slow some military parade.» Dans Pressing the Limits of
Action, un autre de ses essais politiques, elle dit : « One of
the things I learned was stubbornness. And I’ve thought more
and more that that’s the real meaning of non violent civil
disobedience – to be utterly and absolutely stubborn.» Etre
18
têtu, ne jamais s’arrêter, ne jamais abandonner une cause,
s’obstiner, voilà ce que militer voulait dire, et cet
entêtement se retrouvait dans toutes les actions de cette
auteure.
V-Féminisme et pacifisme
Une des principales actions de Grace Paley fut de faire
retentir la voix des femmes dans toute son œuvre. Dans ses
nouvelles, les femmes sont souvent abandonnées par les hommes
ou utilisées, notamment, dans The Used-Boy Raisers, une femme se
voit reprocher la cuisson d’œufs au plat par son premier et
second mari qui sont profondément déçus : «There were two
husbands disappointed by eggs. I don’t like them that way
either, I said. Make your own eggs. They sighed in unison. One
man was livid, one was pallid.» Dans une autre nouvelle, cette
femme est humiliée par un des hommes, qui lui dit qu’elle a mal
élevé ses enfants : «I really can’t take those kids.[…] But
you’ve done something to them, corrupted their instinct in some
way or other.» Elle pense à la situation dans laquelle elle se
trouvait pour élever ses enfants : «For I have raised these
kids, with one hand typing behind my back to earn a living.»
Alors sa colère explose lorsque Richard, l’homme en question ne
revient pas sur ce qu’il a dit et toute la violence féminine
incontrôlée se retrouve dans l’écriture de Grace Paley : «Air
was filtering out of my two collapsing lungs. Water rose,
bubbling to enter, and I would have died of instantaneous
19
pneumonia-something I never have heard of-if my hand had not
got hold of a glass ashtray and, entirely apart from my
personal decision, flung it.» Elle ajouta : “You don’t say
things like that to a woman, I whispered. You damn stupid
jackass. You just don’t say anything like that to a woman.» Il
y a dans ses lignes toute la souffrance d’une femme mais en
même temps celle des autres femmes habitant le quartier qui
doivent faire face à ce manque de respect de la part des
hommes.
La nouvelle la plus frappante et la plus sanglante est
celle qui concerne le viol et le meurtre d’une jeune fille de
14 ans, dénommée Angie, et dans The Little Girl, la scène du viol y
est décrite très crument par un ami du violeur. L’écriture est
aussi douloureuse et pénible que l’acte : «Carter did force
her. Had to. She starting to holler. Ow, it hurts, you killing
me, it hurts. But Carter told me, it was her asked for it.
Tried to get away, but he had been stiff as stone since morning
when he stop by the store. He wasn’t about to let her run.» La
scène est sanglante car la jeune fille perd son sang : «Girl
lying on my bloody cot pulling up a sheet, crying, bleeding out
between her legs.» Ensuite elle fut jetée sur un tas
d’ordures : «That little girl broken up in the bottom of the
airshaft on top of the garbage and busted glass.» Comment
rester neutre face à un tel événement, comment ne pas devenir
féministe et défendre la cause des femmeS ? Grace Paley, par sa
force d’écriture, par son style, milite, le stylo en main,
contre la violence masculine. Dans un de ses poèmes elle veut
20
montrer que les hommes peuvent avoir une attitude différente
des femmes et met les femmes en valeur :
The women let the tide go out
Which will return which will return
The sand, the salt, the fat drowned babies
The men ran furiously
Along the banks of the estuary
Screaming
Come back you fucking sea
Right now
Right now
Grace Paley relie la poésie à l’état de femme, noue le
lien, tisse le canevas entre l’acte d’écriture et les femmes,
dans un de ses poèmes intitulé Responsibility elle dit : «It’s the
responsibility of the male poet to be a woman. […]It is the
responsibility of the poet to be a woman to keep an eye on
this world and cry out like Cassandra, but be listened to this
time.» Elle souhaite démontrer que les femmes sont inhérentes à
la poésie, la féminitude est la base de l’écriture poétique.
L’écriture de Grace Paley est roborative et fait montre d’une
grande force qu’elle a toujours mise au service des femmes et
de la paix. Elle a notamment participé à la création d’un
mouvement de femmes appelé Women and Life on Earth-Women’s
Pentagon Action en septembre 1979 en réponse à l’accident
nucléaire de Three Mile Island. Ce mouvement contribuait à un
réseau anti-nucléaire où des femmes discutaient d’écologie. Ce
21
mouvement écologique féminin a permis l’organisation d’une
conférence sur l’éco-féminisme en mars 1980, six cents femmes
se sont alors dispersées en petits ateliers et Grace Paley
animait celui sur la paix. Elle soulignait l’urgence d’agir
contre le militarisme et disait que les femmes devaient se
positionner devant ces forces qui nous mettent en danger. Elles
discutèrent sur la nécessité de créer des actions innovantes et
Grace Paley ajouta « Nous sommes têtues. Nous savons qu’il
s’agit d’un mensonge lorsqu’ils séparent la vie humaine de la
vie de la terre, et nos enfants par leur couleur ». Elle
explique que les gens ressentent une grande peur, et cette
peur, créée par les militaires est utilisée comme excuse… »
Faisant partie du mouvement, une éco-féministe parle de Grace
Paley en ces termes : « Elle m’a servie de mentor et d’exemple
pour mon action politique en tant qu’éco-féministe juive au
début des années 80 quand nous organisions ensemble la
conférence du Women’s Pentagon Action. Elle nous a légué, à
nous, jeunes femmes, son ardeur politique et nous a encouragées
à revendiquer et à prendre des risques. Elle nous a toujours
dit de fonder notre engagement politique sur l’amour, et non
pas sur la colère ». Grace Paley déployait une énergie
incroyable à se battre, à encourager les membres de son
mouvement à combattre les fléaux sociaux, économiques et
internationaux, tels que la discrimination, la guerre et la
destruction de la planète. Elle aimait à dire : « We may be
pacifists, but we are not passivists. », pacifistes mais pas
passives, voilà comment elle qualifiait les membres de son
22
mouvement. Elle se montrait très dynamique et sa force
combattive rayonnait sur tous les personnes qui l’approchaient.
VI-La force créatrice de Grace Paley
Sa force de combat se retrouvait dans ses écrits et
l’utilisation de l’ironie et de l’humour, lui permettait
d’amplifier son action politique à travers son action
littéraire. En cela, c’est une auteure atypique et tellement
puissante que sa force créatrice littéraire a développé une
forme d’ironie en action, une action littéraire et politique à
la fois, que nous pourrions appeler ironisme. Il ne s’agit pas
de la définition classique de l’ironisme indiquant une grande
propension à faire de l’ironie mais bien, en ce qui concerne
Grace Paley d’une forme d’action politique. L’ironisme est
alors un terme produit d’une fusion entre l’ironie elle-même et
les terminaisons des mots anarchisme, pacifisme et féminisme,
dans la mesure où ces termes désignent l’action politique de
Grace Paley. L’ironie devenant, sous la plume de Grace Paley,
une action politique, dénuée de toute attaque personnelle
condescendante, cette définition correspond bien à son action
littéraire et politique. C’est une action politique car
l’ironie est utilisée comme un moyen de lutter contre les
logiques politiques dominantes.
23
Grace Paley trouve ainsi une place à l’ironie et la
définit par rapport aux jeux et enjeux politiques, de cette
manière elle trouve également sa place dans la littérature en
général et, plus particulièrement, dans la littérature juive
américaine. Elle souhaite une ironie libre de toute emprise
idéologique, la pensée libre, critique et dénuée de volonté
d’emprisonnement. L’ironie n’enferme pas, elle ouvre les portes
à la réflexion. Faire preuve d’ironie, c’est indiquer sa
volonté de réagir face aux évènements et elle se commue en
ironisme, c’est-à-dire en ironie agissante et pensante.
L’ironie est déjà du militantisme, nous ne pouvons militer sans
ironiser sinon nous mourrons d’horreur. L’ironie est aidée,
entretenue par l’humour, qui la maintient à flots, au niveau du
vivable. Ironiser et faire de l’humour ou plus précisément,
repérer l’ironie et l’humour autour de nous, sont de façons de
s’extraire de la triste vérité. Ainsi, ironiser signifiant
militer, militer signifie sortir du carcan imposé par le
système et donc sortir de soi-même, de son système personnel
pour s’ouvrir aux autres. C’est bien ce que fait Grace Paley
lorsqu’elle écoute et retranscrit ce que lui disent les gens,
telle une caisse de résonnance ou de raisonnement car c’est une
manière de se poser des questions et de poser des questions, à
l’instar de Socrate. Elle exprime l’envie de changement des
gens ordinaires, que ce soit en littérature ou en politique en
développant un élan nouveau, celui de l’ironisme.
24
VII-Conclusion
Nous venons de voir que Grace Paley a une place tout à
fait singulière dans la littérature juive américaine pour
plusieurs raisons. En effet, sa mise en question de la religion
juive et le choix du socialisme d’abord, et de l’anarchisme
ensuite, lui donne une position particulière dans la
littérature car « elle n’est à nulle autre pareille ». Elle a
écrit des nouvelles, des poèmes et des essais politiques, qui,
tous, font transparaître une volonté farouche de faire
ressortir la nécessité d’améliorer le sort des gens. A travers
ses écrits, elle traite du socialisme, de l’anarchisme, du
féminisme et du pacifisme en mettant ses prises de positions
politiques en mots à l’aide de l’humour et de l’ironie.
L’humour est là pour décrire la drôlerie de certaines
situations, en utilisant, entre autres, des mots d’esprits et
des euphémismes. L’ironie, plus mordante vis-à-vis de
l’histoire et de la logique capitaliste, remet en question
l’ordre établi et secoue les esprits autant que les idées
reçues. Grace Paley militait et mettait en pratique, non
seulement cet humour, sans lequel aucune prise de distance
n’est possible, mais encore cette ironie qui transmuée en
action politique devenait de l’ironisme. La place de Grace
Paley dans la littérature juive américaine est directement
associée à celle de l’humour et de l’ironie en tant que force
critique politique, et elle est d’autant plus singulière