La place de Grace Paley dans la littérature américaine

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La place de Grace Paley dans la littérature juive américaine Mes recherches s’appuient sur l’ensemble du corpus de Grace Paley, incluant ses nouvelles, ses poèmes et ses essais politiques. Quatre ouvrages principaux ont été retenus : The Collected Short Stories, les nouvelles par lesquelles cette auteure s’est fait connaître, Begin Again, un recueil de poèmes, Just As I Thought, qui est composé d’essais politiques ainsi que Fidelity, l’ouvrage posthume dédié à ses derniers poèmes et qui a été publié en 2008. Grace Paley a une place tout à fait particulière dans la littérature juive américaine qui est si riche en interactions culturelles et qui présente un vaste espace d’exploration en raison de la multiplicité des voix, des sources d’inspiration et de ses différents modes d’expression. Nous savons qu’il y eut plusieurs vagues d’immigration qui, à chaque fois, a entraîné un mélange de genres et de gens amenant avec eux un bagage culturel et religieux, qui, finalement était commun à tous. Les Juifs espagnols et portugais arrivèrent d’abord en masse (1654-1830), suivis des Juifs allemands (1830-1880), ensuite les Juifs d’Europe de l’Est (1880-1924) vinrent aux Etats-Unis et le dernier grand mouvement eut lieu aux environs de la deuxième guerre mondiale. La littérature juive américain comprend, de toute évidence des voix séfarades et pas seulement

Transcript of La place de Grace Paley dans la littérature américaine

La place de Grace Paley dans la littérature juiveaméricaine

Mes recherches s’appuient sur l’ensemble du corpus de

Grace Paley, incluant ses nouvelles, ses poèmes et ses essais

politiques. Quatre ouvrages principaux ont été retenus : The

Collected Short Stories, les nouvelles par lesquelles cette auteure

s’est fait connaître, Begin Again, un recueil de poèmes, Just As I

Thought, qui est composé d’essais politiques ainsi que Fidelity,

l’ouvrage posthume dédié à ses derniers poèmes et qui a été

publié en 2008.

Grace Paley a une place tout à fait particulière dans la

littérature juive américaine qui est si riche en interactions

culturelles et qui présente un vaste espace d’exploration en

raison de la multiplicité des voix, des sources d’inspiration

et de ses différents modes d’expression. Nous savons qu’il y

eut plusieurs vagues d’immigration qui, à chaque fois, a

entraîné un mélange de genres et de gens amenant avec eux un

bagage culturel et religieux, qui, finalement était commun à

tous. Les Juifs espagnols et portugais arrivèrent d’abord en

masse (1654-1830), suivis des Juifs allemands (1830-1880),

ensuite les Juifs d’Europe de l’Est (1880-1924) vinrent aux

Etats-Unis et le dernier grand mouvement eut lieu aux environs

de la deuxième guerre mondiale. La littérature juive américain

comprend, de toute évidence des voix séfarades et pas seulement

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ashkénazes. Les écrivains ne s’exprimaient pas seulement en

anglais mais aussi en yiddish (Isaac Bashevis Singer). La voix

juive de Palestine se faisait également entendre par

l’intervention de poètes et dramaturges tels que Bialik et

Tchernikovsky qui écrivaient en hébreu. La littérature juive

américaine en langue anglaise a été marquée au tournant du 20ème

siècle par une production littéraire dont les auteurs, par

exemple, Mary Autin et Anzia Yezierska, passaient pour des

chantres fervents d’une assimilation à la société américaine.

Dans les années cinquante, aux Etats-Unis, une littérature

d’opposition a vu le jour, littérature d’aliénation qui

dénonçait la main mise du gouvernement américain sur

l’échiquier politique international. Grace Paley se situant

dans cette mouvance, qu’a-t-elle apporté de différent en

littérature en tant que Juive américaine ?

I-Quelles étaient les origines de Grace Paley ?

Afin de situer l’auteure américaine Grace Paley, née

Goodside, il faut savoir que ses parents ont fait partie de la

troisième vague d’immigration juive car ils étaient des juifs

russes qui avaient immigré dans le Low East Side à New York en

1905. Les autorités américaines ont changé leur nom d’origine,

Goodseit en Goodside. Cette écrivaine juive américaine fut

l’auteur de nouvelles, poèmes et essais politiques dans

lesquels elle parlait de sa famille. Ainsi, dans l’essai

politique Like All the Other Nations,  elle écrit : « … my family was

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a rather typical Socialist Jewish family.” Les membres de sa

famille se disaient juifs et socialistes et ils donnaient un

certain sens au fait d’être Juifs, en particulier, lorsque

Grace Paley explique qu’elle ressentait une certaine fierté

d’être juive : «For those who grew up within that family there

was, I suppose, a certain amount of feeling about being Jewish.

I had a certain vanity about being Jewish. I thought it was

really a great thing, and I thought this without any religious

education. But I also really felt that to be Jewish was to be a

socialist. I mean, that was my idea as a kid-that’s what it

meant to be Jewish.” Pour elle, être Juive voulait dire qu’elle

était de facto socialiste, au sens américain du terme, et elle

explique que les Juifs religieux allaient en Palestine et les

socialistes se rendaient aux Etats-Unis.

La famille Goodside a donc choisi l’Amérique où Il

existait malgré tout un manque de sympathie entre les juifs

allemands et les juifs russes ou polonais. Les premiers étaient

aux Etats-Unis depuis longtemps et étaient plus cultivés et

plus riches, les autres étaient constitués de paysans ayant

moins d’éducation et souvent plus pauvres. Judith Arcana parle

de cette disparité dans son livre consacré à Grace Paley ,

Grace Paley’s Life Stories (A literary Biography), et explique en quoi les

Paleys étaient différents : «The Paleys didn’t even live in a

Jewish neighborhood. Like many German Jews, they had chosen to

live among Christians on a street of brownstones in the borough

of Manhattan, while the Goodsides, even when they could afford

to move, remained in the Bronx, in a plebeian two-story brick

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house.” Grace Paley avait pu se rendre compte de ce clivage car

la famille de Jess Paley, qui allait épouser Grace Goodside le

20 juin 1942, étaient eux-mêmes juifs allemand. En parlant de

sa belle famille elle dit «They were very difficult people»

(Judith Arcana). Le milieu juif se caractérisait par une

multitude de langues et dans les rues les différences se

côtoyaient. De ce fait, Grace Paley, comme la plupart des

habitants de ces quartiers, parlait plusieurs langues. Pour sa

part il s’agissait du russe, du yiddish et de l’anglais. Elle

s’est même posé la question dans quelle langue elle devait

écrire, comme elle le dit dans Like All the Other Nations : «When I

began to write, I thought, Should I really write in

English ? ». Dans Night Morning, un poème tiré de Fidelity, elle

montre qu’elle connaissait bien l’anglais et le russe, qu’elle

indique comme étant sa langue maternelle :

English does

the best it can while

the mother’s tongue Russian

omits the verb to be

again and again and

is always interfering

with the excited in-

dustrious brain wisely

the heart’s beat asserts

control

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Grace Paley évoque souvent ses origines russes, elle parle

notamment de sa grand-mère qu’elle appelait «Babashka» mais

également des pogromes que sa famille avait dû fuir. Dans un

des ses poèmes elle écrit : « … and had missed civil war

revolution and the terrible pogroms of Kishinev Berditchev they

had been present for the progrom of 1905 in which our Rusya our

brother ou uncle waving the workers’ flag was murdered. » Les

juifs, en général, maniaient plusieurs langues car ils venaient

d’horizons différents et Grace Paley venait d’une famille

d’origine russe et qui était Juive socialiste ou socialiste

Juive, ce qui pour elle veut dire la même chose car elle enlève

au mot Juif l’aspect religieux et veut y référer comme un terme

indiquant l’appartenance à un ensemble de coutumes,

d’habitudes, sans oublier la connaissance de la langue yiddish.

Son père refusait de s’approcher d’une synagogue : «My father

refused to go anywhere near a synagogue, although he allowed me

to take my grandmother on holidays.». Ainsi, l’attitude face à

l’identité juive était sans ambiguïté. En effet, cette auteure

cite la Bible et le passage où le prophète Samuel va parler à

Dieu et lui dit que le peuple veut un roi. Dieu lui explique

que le peuple aurait trop de problèmes avec un roi et Samuel

explique au peuple ce que Dieu lui a dit. Mais le peuple

insiste et dit : «No, we already told you what we want. We want

a king. We want to be like all the other nations and have a

king.” Grace Paley réfléchit à ce passage et écrit : We want to

be like all the other nations and have great armies ; we want

to be like all the other nations and have nuclear bombs. I’ve

told this story to other people, and asked them, What does that

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mean? We want to be like all the other nations and have these

things – what does that mean?” Nous voulons être comme les

autres peuples et nous voulons de grandes armées, des bombes

nucléaires, qu’est-ce-que cela veut dire ? Eh bien, voici ce

que ses interlocuteurs lui ont répondu : “Why should Jews be

better ?” Pourquoi les juifs devraient-ils être meilleurs que

les autres ?

II-Grace Paley et la religion Juive

Socialiste, plus que juive, nous pouvons dire que Grace

Paley considérait le fait d’être juive comme un devoir de

mémoire envers les morts de l’histoire, une sorte de fidélité à

tous ceux qui avaient péri sous les attaques des antisémites.

Les antisémites sont ceux, selon Jean-Paul Sartre, qui accusent

les juifs de tous les maux de la terre. En effet, dans

l’ouvrage qu’il écrivit en 1946 il a essayé d’expliquer le

rejet dont les juifs font l’objet  : «Si un homme attribue tout

ou partie des malheurs du pays et de ses propres malheurs à la

présence d’éléments juifs dans la communauté, s’il propose de

remédier à cet état de choses en privant les juifs de certains

de leurs droits ou en les écartant de certaines fonctions

économiques et sociales ou en les expulsant du territoire ou en

les exterminant tous, on dit qu’il a des opinions antisémites».

Etre juif est une façon d’être marqué par l’histoire et Jacques

Derrida définit le mot, juif, de la sorte : « Et pour parler

dignement de ce mot, Juif […]il faudrait en appeler à une force

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d’invention et de mémoire poétiques, à une puissance

d’invention comme témérité de l’anamnèse ; il y faudrait l’art

ou le génie d’un archéologue du phantasme, un courage de

l’enfance aussi […] Le courage de l’enfance, cette force de

compréhension que l’enfant développe au fur et à mesure de son

évolution, Grace Paley l’a eu quand elle fut marquée dans son

enfance par une phrase que sa mère avait émise à la lecture

d’un journal en s’adressant à son père dans un des ses essais

politiques intitulé : «Like all the other nations» extrait de

Just As I Thought, elle utilise le terme de fidélité (fidelity) en

disant qu’il y avait eu un moment crucial dans son enfance où

elle avait développé une sorte de fidélité en entendant sa mère

dire à son père : « Zenya, it’s coming again » en parlant de la

montée d’Hitler en Allemagne. Grace Paley explique que sa mère

parlait de la montée d’Hitler dans les années trente : «That’s

all I remember her saying. But I must have heard lots of other

conversations. Because that was in the very beginning of the

thirties, maybe earlier, and what she was talking about, of

course was the coming of Hitler.” Grace Paley en parle comme le

moment qui a changé sa vision des choses dans son enfance :

“One of the things I did want to talk about is the moment at

which in one’s youth, or one’s childhood even, one develops a

kind of fidelity, or one is so struck by some event that one is

changed by it.” Elle surenchérit en écrivant : “That moment at

the kitchen table was one of the most striking events in my

life. Ces paroles ont déclenché en elle une envie d’écrire, une

volonté de rendre compte de la souffrance vécue par les juifs.

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La souffrance des juifs provient, d’après Jean-Paul Sartre

du fait que «Le Juif se définit comme celui que les nations ne

veulent pas assimiler» et que «C’est la société, non le décret

de Dieu qui a fait de lui un Juif, c’est elle qui a fait naître

le problème juif». En résumé, nous pouvons dire que

l’antisémitisme n’est pas une opinion isolée mais un choix

global résultant de notre société. Jean-Paul Sartre expliquait

que «Cela signifie que l’antisémitisme est une représentation

mythique et bourgeoise de la lutte des classes et qu’il ne

saurait exister dans une société sans classe. […] Aussi dans

une société sans classe et fondée sur la propriété collective

des instruments de travail, lorsque l’homme, délivré des

hallucinations de l’arrière monde se lancera enfin dans son

entreprise, l’antisémitisme n’aura plus aucune raison d’être

[…] c’est aussi pour les juifs que nous ferons la révolution

[car] l’antisémitisme n’est pas un problème juif : c’est notre

problème».

Le rêve de voir s’évanouir la question juive ainsi que le

problème de la discrimination au sens large (racisme,

misogynie) était largement partagé par Grace Paley. Ce

sentiment ne touchait pas seulement les juifs mais tous les

opprimés de la terre. Pour elle, la société capitaliste

représente un grand danger pour la démocratie car elle produit

ses propres souffrances. Cette écrivaine était anarchiste et

avait choisi une voie de traverse en politique car elle ne se

reconnaissait pas non plus dans les systèmes chinois ou

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vietnamien. Qui plus est, elle était pacifiste et a milité avec

ferveur pour la paix au Vietnam et en Irak.

En effet, nonobstant sa volonté de défendre les juifs,

Grace Paley remettait en question le bien-fondé de la religion

juive et comme nous l’avons déjà mentionné, sa famille était

Juive socialiste et il était beaucoup plus important d’être

socialiste que d’être Juif. Grace Paley présente le fait

qu’elle soit juive comme un questionnement, et à la question de

savoir si dieu existe, elle répond qu’elle espère que non. En

effet, un de ses poèmes parus dans Fidelity commence de la

sorte : «Thank god there is not god or we’d all bel lost»,

(Grâce à dieu, il n’y a pas de dieu, ou alors nous serions tous

perdus). Avec ces propos poétiques, Grace Paley exprime le

fond de sa pensée, nous pourrions dire le fond de son doute car

après tout elle n’est pas tout à fait sûre que Dieu n’existe

pas. Dans son poème, elle continue en ces termes en parlant de

Dieu :

If it is He who built that narrow a bridge

across which we are invited to walk

without fear while all around us

the old the lame the awkward the jumping-

up-down children are tumbling off

Or sometimes pushed into the hideous

Gorge if it is He then we are surely lost

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Elle parle d’un Dieu au sens universel du terme et dénie

le fait qu’il puisse y avoir une religion qui garantisse le

bien-être, le bien-vivre, ce terme étant utilisé par Edgar

Morin. Si c’est Dieu qui a engendré les calamités, alors, oui,

nous sommes perdus. Cependant, les horreurs subies par les

juifs ne sauraient justifier la création d’un Etat réservés aux

juifs. Elle explique entre autres, son opinion dans un essai

politique, intitulé Connections, où elle raconte une

manifestation qu’elle et ses amis avaient organisé contre

l’arrestation en Israël de membres du Yesh Gvul, des soldats

israëliens qui avaient refusé de servir dans les territoires

occupés. Une femme de l’âge de Grace Paley réagit violemment et

lui dit : «Anti-Semites», une autre femme présente lui répond :

«But they’re Jewish». La première surenchérit et un des

manifestants lui répond à son tour : «What ?[…] Are you crazy ?

How can you… Listen what we’re saying». Elle rétorque : «Rotten

anti-Semites-all of you ». A ce moment-là, l’homme n’y tient

plus et voici ce que Grace Paley écrit :

«What ? What ? What ? the man shouted. How you dare to say

that-all of us Jews. Me, he said. He pulled up his shirtsleeve.

Me ? You call me ? You look. He hel out his arm. Look at this.

I’m not looking, she screame. You look at my number, what they

did to me. My arm… you have no right. Anti-Semite, she said

between her teeth. Israel hater. No, no, he said, you fool. My

arm-you’re afraid to look… my arm… my arm.»

Ce passage poignant montre clairement comment un rescapé

juif des camps de concentration peut être contre un Etat

réservé aux seuls juifs, et où les Palestiniens sont parqués

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dans des territoires occupés militairement par l’Etat d’Israël.

Par ce passage, Grace Paley nous indique l’ampleur de la tâche

qu’elle et ses amis avaient entreprise et qu’ils restaient

incompris par une partie des gens de la rue.

Dans un autre passage de l’œuvre de Grace Paley, une

nouvelle cette fois-ci, Two Short Sad Stories from a Long and Happy

Life Faith, un des personnages féminins phares de l’œuvre dit :

«You know my opinions perfectly well. I believe in the

Diaspora, not only as a fact but a tenet. I’m against Israel on

technical grounds. I’m very disappointed that they decided to

become a notion in my lifetime. I believe in the Diaspora.»

Comment expliquer cette prise de position ? Eh bien, Grace

Paley était contre les enfermements, les ghettos de toutes

sortes, au sens propre comme au figuré. Elle n’avait pas

oublié l’existence du ghetto de Varsovie et pour elle l’Etat

d’Israël représentait un type de ghettos qui en entraînait un

autre, celui du territoire de la Palestine laissé aux

Palestiniens. Avait-elle tort ? La question est ouverte lorsque

nous assistons au 21ème siècle à l’érection du mur séparant les

deux peuples alors que quelques années auparavant celui qui

scarifiait les deux Allemagnes était mis à bas.

Elle ne supportait pas non plus les confinements mentaux,

c’est bien pour cela qu’elle est devenue anarchiste. Le

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capitalisme, selon elle, enferme les gens dans une logique

consumériste qui ne leur convient pas, car elle engendre des

problèmes socio-économiques qui frappent la population de plein

fouet. Le système communiste n’apporte pas non plus de liberté

d’esprit car comme le dit Grace Paley dans son essai

politique Conversations in Moscow, il expose à l’emprisonnement

physique et mental des Russes au temps du régime de l’URSS.

Grace Paley, rejetant les deux systèmes, souhaite voir naître

une troisième voie politique et par l’ironie elle permet à la

réalité de prendre forme. En effet, l’ironie, étant une sorte

de contre-système, sert l’auteure à mettre en place un

démantèlement, une déconstruction du fonctionnement politique

et littéraire, un chamboulement des modes de pensée.

III-L’utilisation de l’ironie et de l’humour

L’écriture de Grace Paley se caractérise par l’utilisation

de l’ironie et de l’humour en décrivant les faits et gestes

de ses voisins, ses contemporains. L’ironie représente pour

elle une sorte d’arme politique qu’elle utilise pour lutter

contre l’ironie de l’histoire et le système capitaliste qui

empêche les gens ordinaires de vivre convenablement.

En effet, l’ironie représente un élément essentiel du

style de Grace Paley, et elle résonne longtemps dans l’esprit

de ses lecteurs. Après avoir refermé le livre, qu’il s’agisse

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des poèmes, des nouvelles ou des essais politiques, la question

qui se pose est de savoir pour quelle raison l’utilisation

artistique de l’ironie chez Grace Paley produit un tel effet.

Ses prises de positions politiques très claires parsèment tous

ses écrits. Elle brandit son ironie contre les plaies et les

blessures de l’histoire afin de contrecarrer l’avancée

inexorable de la violence historique et politique. Ainsi les

petites histoires font face à la grande histoire qui, elle, se

rit des petites gens. En effet, de l’écriture de Grace Paley se

dégage une énergie, une volonté, une envie secrète de voir se

créer une Internationale nouvelle et différente, loin du

collectivisme forcené érigé en système sous Lénine, Staline ou

encore Mao.

L’ironie représente une forme d’économie, une soupape de

sécurité psychologique pour éviter le choc d’une certaine

réalité. En plus d’être économe, l’ironiste est aussi

diplomate. L’ironie laisse l’ironisé faire son épagogie, ce

n’est pas elle qui défait directement ce qu’elle a fait.

L’ironie de Grace Paley, abrège et morcèle les idées reçues,

les associations d’idées trop attendues, elle distingue les

différents aspects, la pluralité du réel, pour gagner en

légèreté, en souffle. Ce faisant, Grace Paley fait prendre

conscience au mal (le capitalisme), de son mal. Quand le mal

est trop fort, il s’auto-détruit. Cela peut nous faire penser à

une expression marxiste : «Le capitalisme sera son propre

fossoyeur». L’ironie de Grace Paley prend ici une dimension

éducative, éthique et morale. Elle reste dans la multitude,

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dans le peuple, au milieu de ces voix plurielles, tout comme

Socrate prenait l’air d’un parfait citoyen. Elle se fond en

fait dans le décor pour mieux confondre son adversaire ; le

capitalisme et ses perversions, guerre, racisme, misogynie.

Elle fait donc de l’entrisme et par son humour et son ironie

attaque le système de l’intérieur. En effet, l’ironiste

conformiste épie les conventions pour mieux les détruire «sans

quitter le masque de la légalité» (Jankélévitch).

Cependant, l’’ironie n’est pas la seule arme littéraire et

politique de Grace Paley, l’humour répond à l’ironie dans la

mesure où l’humour est une forme d’expression permettant de

dégager certains aspects cocasses ou insolites de la réalité,

destinée généralement à provoquer le rire, soit en se moquant

des autres, soit en se moquant de ses semblables ou de soi-

même ; ce qui s’appelle alors de l’auto-dérision. L’humour

permet à l’homme de prendre ses distances par rapport à la

réalité qu’il vit, comme le stipule Joseph Klatzmann dans son

ouvrage L’Humour juif en souhaitant «rire pour ne pas pleurer».

Nietsche, quant à lui, affirme de façon plus pessimiste :

«l’homme souffre si profondément qu’il a dû inventer le rire »,

se rapprochant ainsi du cynisme.

Ainsi, l’humour consiste à traiter à la légère les choses

graves, et gravement les choses légères. Woody Allen, par

exemple, s’est posé un jour cette question : « Existe-t-il une

réalité objective, ou bien tout n’est-il qu’illusion, auquel

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cas j’aurais payé mon appartement beaucoup trop cher ».

L’humour est le témoignage du bien-être et d’une joie de vivre,

pour permettre de compenser et de prendre du plaisir dans des

situations quelconques ainsi l’humour est en général spontané.

Il faut le distinguer du trait d’esprit plutôt acide et pince-

sans-rire. Dans Les traits d’esprit et sa relation avec l’inconscient Sigmund

Freud a étudié le fonctionnement du trait d’esprit (Witz) en le

désignant comme une formation de l’inconscient plus qu’une

production volontaire. Le « wit » anglais désigne communément

une forme d’humour très sophistiqué caractérisée par son

recours à la noirceur et à l’absurde comme Oscar Wilde l’a

souvent fait. Ne dit-il pas, entre autres, «I think that God in

creating Man somewhat overestimated his ability » ou encore «If

you want to tell people the truth, make them laugh, otherwise

they’ll kill you».

L’humour chatouille et fait rire là où l’ironie égratigne

et laisse des marques indélébiles de sourires crispés. Selon

Grace Paley, l’humour vient de la disparité, comme elle le dit

elle-même : «Humor seems to come in the middle of an empty

space (laughter) between what is horrifying and what is

romantic.» Cet espace laissé vacant se remplit d’un humour

universel car humain. Lorsqu’on lui demande si les euphémismes

sont des expressions de l’humour juif, elle répond qu’elle ne

le sait pas, que les gens le disent : il s’agirait, d’une

certaine façon, de considérer ce qu’il y a de plus horrible et

de le dépasser. Ce qu’il y a de plus horrible est créé et mis

en place par une utilisation outrancière du pouvoir politique

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au niveau international. L’humour et l’ironie permettent à

Grace Paley de faire part de la nécessité de voir une

révolution secouer le capitalisme mais à la manière américaine

car elle se méfiait beaucoup de l’usage de la violence.

IV-L’idée de révolution

Dans ses écrits, l’idée de révolution se présente à nous

dans la mesure où Grace Paley fait tourner l’ironie autour d’un

centre d’intérêt qui se déplace sans arrêt dans la mesure où

ceux de la réalité historique, sociale et économique changent

constamment. L’histoire, emportée dans le tourbillon des

évènements socio-économiques, se rappelle immanquablement aux

agents économiques que sont les personnages mis en scène par

cette auteure. Ce maelström permanent, cette mouvance

ininterrompue dans laquelle tournoie l’ensemble de l’univers se

rapproche de la notion que Marx appelle la révolution

permanente. En effet, à l’époque de sa thèse de doctorat, Marx

élabore une conception de l’ironie romantique, qui, dans sa

structure, donne un aperçu de ce qui deviendra la dialectique

révolutionnaire. Il est intéressant de noter que Marx rédigea

des poèmes d’amour de style romantique, pleins de mélancolie et

de tournures ironiques. Comme le dit Behler dans Ironie et

Modernité  : « La relation qu’il a avec le romantisme, et que

l’on constatera dans toute la suite de son œuvre, tient à la

relation réciproque, active, dynamique, visant à la

transformation, entre l’homme et le monde, relation que l’on

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utilisait pour démembrer le concept statique du monde ». Marx

fut influencé par un grand philosophe de l’époque, en effet, il

allait suivre les leçons qu’August Wilhelm Schlegel donnait à

l’Université de Bonn sur la mythologie des Grecs et des

Romains. Comme lui, Schlegel a défini l’ironie comme une

révolution permanence, quand il écrivit, en utilisant des

concepts idéalistes : « La vie de l’esprit universel est une

chaîne ininterrompue de révolutions intérieures » (FS, p.255 ;

AL, p.177). Le terme d’insurrection, utilisé par Friedrich

Schlegel évoque le scepticisme de l’ironie car il était aussi

conscient de la dimension politique de ce terme. La prise de

position politique implique parfois des actes et des actions

menées en pleine lumière avec fermeté et cohérence. C’est le

cas de Grace Paley, qui s’inscrit pleinement dans ce mouvement

constant de révolution permanente par l’utilisation politique

qu’elle fait de l’ironie dans les nouvelles, les poésies et les

essais politiques. De plus, ses considérations politiques, qui

émaillent son œuvre, font ressortir le choix de la

désobéissance civile. Grace Paley dans son essai politique Six

Days : Some Rememberings  se retrouve en prison après avoir

participé à une manifestation pacifiste avec d’autres

anarchistes. Elle y écrit : «The civil disobedience for which I

was paying a small penalty probably consisted in sitting down

to impede or slow some military parade.» Dans Pressing the Limits of

Action, un autre de ses essais politiques, elle dit : « One of

the things I learned was stubbornness. And I’ve thought more

and more that that’s the real meaning of non violent civil

disobedience – to be utterly and absolutely stubborn.» Etre

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têtu, ne jamais s’arrêter, ne jamais abandonner une cause,

s’obstiner, voilà ce que militer voulait dire, et cet

entêtement se retrouvait dans toutes les actions de cette

auteure.

V-Féminisme et pacifisme

Une des principales actions de Grace Paley fut de faire

retentir la voix des femmes dans toute son œuvre. Dans ses

nouvelles, les femmes sont souvent abandonnées par les hommes

ou utilisées, notamment, dans The Used-Boy Raisers, une femme se

voit reprocher la cuisson d’œufs au plat par son premier et

second mari qui sont profondément déçus : «There were two

husbands disappointed by eggs. I don’t like them that way

either, I said. Make your own eggs. They sighed in unison. One

man was livid, one was pallid.» Dans une autre nouvelle, cette

femme est humiliée par un des hommes, qui lui dit qu’elle a mal

élevé ses enfants : «I really can’t take those kids.[…] But

you’ve done something to them, corrupted their instinct in some

way or other.» Elle pense à la situation dans laquelle elle se

trouvait pour élever ses enfants : «For I have raised these

kids, with one hand typing behind my back to earn a living.»

Alors sa colère explose lorsque Richard, l’homme en question ne

revient pas sur ce qu’il a dit et toute la violence féminine

incontrôlée se retrouve dans l’écriture de Grace Paley : «Air

was filtering out of my two collapsing lungs. Water rose,

bubbling to enter, and I would have died of instantaneous

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pneumonia-something I never have heard of-if my hand had not

got hold of a glass ashtray and, entirely apart from my

personal decision, flung it.» Elle ajouta : “You don’t say

things like that to a woman, I whispered. You damn stupid

jackass. You just don’t say anything like that to a woman.» Il

y a dans ses lignes toute la souffrance d’une femme mais en

même temps celle des autres femmes habitant le quartier qui

doivent faire face à ce manque de respect de la part des

hommes.

La nouvelle la plus frappante et la plus sanglante est

celle qui concerne le viol et le meurtre d’une jeune fille de

14 ans, dénommée Angie, et dans The Little Girl, la scène du viol y

est décrite très crument par un ami du violeur. L’écriture est

aussi douloureuse et pénible que l’acte : «Carter did force

her. Had to. She starting to holler. Ow, it hurts, you killing

me, it hurts. But Carter told me, it was her asked for it.

Tried to get away, but he had been stiff as stone since morning

when he stop by the store. He wasn’t about to let her run.» La

scène est sanglante car la jeune fille perd son sang : «Girl

lying on my bloody cot pulling up a sheet, crying, bleeding out

between her legs.» Ensuite elle fut jetée sur un tas

d’ordures : «That little girl broken up in the bottom of the

airshaft on top of the garbage and busted glass.» Comment

rester neutre face à un tel événement, comment ne pas devenir

féministe et défendre la cause des femmeS ? Grace Paley, par sa

force d’écriture, par son style, milite, le stylo en main,

contre la violence masculine. Dans un de ses poèmes elle veut

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montrer que les hommes peuvent avoir une attitude différente

des femmes et met les femmes en valeur :

The women let the tide go out

Which will return which will return

The sand, the salt, the fat drowned babies

The men ran furiously

Along the banks of the estuary

Screaming

Come back you fucking sea

Right now

Right now

Grace Paley relie la poésie à l’état de femme, noue le

lien, tisse le canevas entre l’acte d’écriture et les femmes,

dans un de ses poèmes intitulé Responsibility elle dit : «It’s the

responsibility of the male poet to be a woman. […]It is the

responsibility of the poet to be a woman to keep an eye on

this world and cry out like Cassandra, but be listened to this

time.» Elle souhaite démontrer que les femmes sont inhérentes à

la poésie, la féminitude est la base de l’écriture poétique.

L’écriture de Grace Paley est roborative et fait montre d’une

grande force qu’elle a toujours mise au service des femmes et

de la paix. Elle a notamment participé à la création d’un

mouvement de femmes appelé Women and Life on Earth-Women’s

Pentagon Action en septembre 1979 en réponse à l’accident

nucléaire de Three Mile Island. Ce mouvement contribuait à un

réseau anti-nucléaire où des femmes discutaient d’écologie. Ce

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mouvement écologique féminin a permis l’organisation d’une

conférence sur l’éco-féminisme en mars 1980, six cents femmes

se sont alors dispersées en petits ateliers et Grace Paley

animait celui sur la paix. Elle soulignait l’urgence d’agir

contre le militarisme et disait que les femmes devaient se

positionner devant ces forces qui nous mettent en danger. Elles

discutèrent sur la nécessité de créer des actions innovantes et

Grace Paley ajouta « Nous sommes têtues. Nous savons qu’il

s’agit d’un mensonge lorsqu’ils séparent la vie humaine de la

vie de la terre, et nos enfants par leur couleur ». Elle

explique que les gens ressentent une grande peur, et cette

peur, créée par les militaires est utilisée comme excuse… »

Faisant partie du mouvement, une éco-féministe parle de Grace

Paley en ces termes : « Elle m’a servie de mentor et d’exemple

pour mon action politique en tant qu’éco-féministe juive au

début des années 80 quand nous organisions ensemble la

conférence du Women’s Pentagon Action. Elle nous a légué, à

nous, jeunes femmes, son ardeur politique et nous a encouragées

à revendiquer et à prendre des risques. Elle nous a toujours

dit de fonder notre engagement politique sur l’amour, et non

pas sur la colère ». Grace Paley déployait une énergie

incroyable à se battre, à encourager les membres de son

mouvement à combattre les fléaux sociaux, économiques et

internationaux, tels que la discrimination, la guerre et la

destruction de la planète. Elle aimait à dire : « We may be

pacifists, but we are not passivists. », pacifistes mais pas

passives, voilà comment elle qualifiait les membres de son

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mouvement. Elle se montrait très dynamique et sa force

combattive rayonnait sur tous les personnes qui l’approchaient.

VI-La force créatrice de Grace Paley

Sa force de combat se retrouvait dans ses écrits et

l’utilisation de l’ironie et de l’humour, lui permettait

d’amplifier son action politique à travers son action

littéraire. En cela, c’est une auteure atypique et tellement

puissante que sa force créatrice littéraire a développé une

forme d’ironie en action, une action littéraire et politique à

la fois, que nous pourrions appeler ironisme. Il ne s’agit pas

de la définition classique de l’ironisme indiquant une grande

propension à faire de l’ironie mais bien, en ce qui concerne

Grace Paley d’une forme d’action politique. L’ironisme est

alors un terme produit d’une fusion entre l’ironie elle-même et

les terminaisons des mots anarchisme, pacifisme et féminisme,

dans la mesure où ces termes désignent l’action politique de

Grace Paley. L’ironie devenant, sous la plume de Grace Paley,

une action politique, dénuée de toute attaque personnelle

condescendante, cette définition correspond bien à son action

littéraire et politique. C’est une action politique car

l’ironie est utilisée comme un moyen de lutter contre les

logiques politiques dominantes.

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Grace Paley trouve ainsi une place à l’ironie et la

définit par rapport aux jeux et enjeux politiques, de cette

manière elle trouve également sa place dans la littérature en

général et, plus particulièrement, dans la littérature juive

américaine. Elle souhaite une ironie libre de toute emprise

idéologique, la pensée libre, critique et dénuée de volonté

d’emprisonnement. L’ironie n’enferme pas, elle ouvre les portes

à la réflexion. Faire preuve d’ironie, c’est indiquer sa

volonté de réagir face aux évènements et elle se commue en

ironisme, c’est-à-dire en ironie agissante et pensante.

L’ironie est déjà du militantisme, nous ne pouvons militer sans

ironiser sinon nous mourrons d’horreur. L’ironie est aidée,

entretenue par l’humour, qui la maintient à flots, au niveau du

vivable. Ironiser et faire de l’humour ou plus précisément,

repérer l’ironie et l’humour autour de nous, sont de façons de

s’extraire de la triste vérité. Ainsi, ironiser signifiant

militer, militer signifie sortir du carcan imposé par le

système et donc sortir de soi-même, de son système personnel

pour s’ouvrir aux autres. C’est bien ce que fait Grace Paley

lorsqu’elle écoute et retranscrit ce que lui disent les gens,

telle une caisse de résonnance ou de raisonnement car c’est une

manière de se poser des questions et de poser des questions, à

l’instar de Socrate. Elle exprime l’envie de changement des

gens ordinaires, que ce soit en littérature ou en politique en

développant un élan nouveau, celui de l’ironisme.

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VII-Conclusion

Nous venons de voir que Grace Paley a une place tout à

fait singulière dans la littérature juive américaine pour

plusieurs raisons. En effet, sa mise en question de la religion

juive et le choix du socialisme d’abord, et de l’anarchisme

ensuite, lui donne une position particulière dans la

littérature car « elle n’est à nulle autre pareille ». Elle a

écrit des nouvelles, des poèmes et des essais politiques, qui,

tous, font transparaître une volonté farouche de faire

ressortir la nécessité d’améliorer le sort des gens. A travers

ses écrits, elle traite du socialisme, de l’anarchisme, du

féminisme et du pacifisme en mettant ses prises de positions

politiques en mots à l’aide de l’humour et de l’ironie.

L’humour est là pour décrire la drôlerie de certaines

situations, en utilisant, entre autres, des mots d’esprits et

des euphémismes. L’ironie, plus mordante vis-à-vis de

l’histoire et de la logique capitaliste, remet en question

l’ordre établi et secoue les esprits autant que les idées

reçues. Grace Paley militait et mettait en pratique, non

seulement cet humour, sans lequel aucune prise de distance

n’est possible, mais encore cette ironie qui transmuée en

action politique devenait de l’ironisme. La place de Grace

Paley dans la littérature juive américaine est directement

associée à celle de l’humour et de l’ironie en tant que force

critique politique, et elle est d’autant plus singulière

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qu’elle a donné à l’ironie la possibilité d’avoir un rôle dans

son action militante et ainsi de devenir de l’ironisme, de

l’ironie en mouvement.