Quoi de neuf dans la phénoménologie?

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Quoi de neuf en phénoménologie ? La phénoménologie pratique : une épistémologie expérientielle en première personne en interface avec les sciences cognitives Natalie Depraz Université de Rouen (ERIAC) Membre Universitaire des Archives-Husserl (ENS- CNRS) Introduction Le parcours qui suit tisse ensemble un fil historique et un fil personnel autour de la phénoménologie comme pratique expérientielle en première personne. Je voudrais y montrer comment la phénoménologie, en toute cohérence avec son mot d’ordre inaugural d’un ‘retour aux choses elles-mêmes’, ne trouve sa pleine justification qu’en investissant de fait le terrain de l’expérience. Une expérience sera phénoménologique au sens le plus plénier si 1) elle y intègre une composante d’exercice, d’entraînement, bref, si elle n’est pas un simple « donné », et si, 2), elle est l’expérience d’un sujet singulier et situé, c’est-à-dire pas un appel général et non-suivi d’effet. C’est désigner les deux composantes qui rendent la phénoménologie à elle-même : à sa pratique et à son effectuation en première personne.

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Quoi de neuf en phénoménologie ?

La phénoménologie pratique : une épistémologieexpérientielle en première personne en interface avec

les sciences cognitives

Natalie DeprazUniversité de Rouen (ERIAC)

Membre Universitaire des Archives-Husserl (ENS-CNRS)

Introduction

Le parcours qui suit tisse ensemble un filhistorique et un fil personnel autour de laphénoménologie comme pratique expérientielle enpremière personne. Je voudrais y montrercomment la phénoménologie, en toute cohérenceavec son mot d’ordre inaugural d’un ‘retour auxchoses elles-mêmes’, ne trouve sa pleinejustification qu’en investissant de fait leterrain de l’expérience. Une expérience seraphénoménologique au sens le plus plénier si 1)elle y intègre une composante d’exercice,d’entraînement, bref, si elle n’est pas unsimple « donné »,  et si, 2), elle estl’expérience d’un sujet singulier et situé,c’est-à-dire pas un appel général et non-suivid’effet. C’est désigner les deux composantesqui rendent la phénoménologie à elle-même : àsa pratique et à son effectuation en premièrepersonne.

Je montrerai dans ce qui suit comment laphénoménologie a été régulièrement située àdifférentes phases de sa jeune histoire sur cedouble plan, pratique et en première personne.Mais ces deux composantes pourtant intrinsèquesà la vitalité de sa dynamique spécifique ontaussi été souvent évincées au profit decritères théorisants et généralisants.

A cet égard, le contexte français de sondéploiement est éminemment instructif. Ilconjoint une puissante source cartésienne, oùjoue à la fois rationalité scientifique etexpérience méditative, et un souci d’ancrageexpérientiel vivant, emblématique par exemplechez un auteur comme Merleau-Ponty. Ce dernierchercha en effet à travers un dialogue enimmersion avec les sciences biologiques etpsychologiques notamment, à tenir ensemble lefil de la scientificité et celui del’expérience vitale, tout en ayant une positionsystématique de défiance à l’égard del’empirique.

Depuis quelques décennies, les sciences quiinterrogent la philosophie, si du moins celle-ci accepte de se laisser interroger par elles,à savoir les sciences cognitives, proposent uncadre d’expérimentation où viennent se croiserméthodes en troisième personne et méthodes enpremière personne. Ce débat émergespécifiquement en France depuis une quinzained’années en vertu de la prégnance de laphénoménologie dans la communauté

philosophique. C’est là que la phénoménologiepeut trouver son impulsion tout à la foispratique et en première personne, etredécouvrir ainsi sa source expérientiellepremière, quelque peu tarie par le formatherméneutique de sa réception dans la France del’après-guerre et au delà.

I. L’enjeu de la pratique en phénoménologie

Pourquoi présenter la phénoménologie àpartir de sa mise en pratique ?1 La question alieu de se poser. Un ami bienveillant, quis’efforçait de me mettre dans le droit cheminde la philosophie, me demanda un jour :« pourquoi la neurophénoménologie ? C’est de laphilosophie pour scientifiques ! Laphénoménologie va y perdre son âme !! » Un amitout aussi bienveillant m’incitait, plutôt qued’écrire sur l’expérience de la prière du cœur,à faire une monographie sur les Stromates deClément d’Alexandrie : voilà qui ferait lapreuve auprès des Universitaires de tescompétences herméneutiques en théologie !

Pourquoi ces conseils ne m’ont-ils pasconvaincue ? Ils allaient à l’encontre d’uneintuition profonde qui tient en deux points :1 Cf. N. Depraz, « La phénoménologie, une pratique concrète  », in :Magazine littéraire, Numéro Spécial « La phénoménologie », octobre 2000, etComprendre la phénoménologie. Une pratique concrète, Paris, A. Colin, octobre 2006.[traduction en polonais sous le titre : Zrozumiec Fenomenologie Konkretna praktyka,Oficyna Naukowa, Varsovie, 2010 ; traduction allemande sous le titre :Phänomenologie in der Praxis, automne 2012]. Réédition avec refonte partielle,novembre 2012.

1) la phénoménologie vit de se confronter àd’autres disciplines ; 2) avant d’être lalecture et l’interprétation d’un texte, elleest une épreuve expérientielle et son compte-rendu descriptif par un sujet singulier. Or,une telle intuition interdisciplinaire etexpérientielle va à l’encontre d’un soucidisciplinaire et herméneutique si partagé !

Travailler avec d’autres disciplines, fairedroit à l’expérience interne du sujet, c’estmettre au premier plan la pratique, soit celled’autres sujets (d’autres ancragesdisciplinaires), soit celle du sujet lui-même(sa relation à l’expérience).

A. Théorie et pratique

La phénoménologie husserlienne est souventencore perçue comme une discipline théorique :scientifique, gnoséologique et cognitive.Partant du modèle cartésien de la scientificitéde l’ego, Husserl radicalise sa portée en luiconférant le statut absolu d’un fondementtranscendantal de la scientificité. Aussil’apodicticité de l’ego, critère de sa véritéobjective, universelle et nécessaire, fait-ellede la phénoménologie une nouvelle théorietranscendantale de la connaissance aprèsDescartes (le cogito) et Kant (le Je del’aperception), plus en relation avec lesobjets, les autres et le monde, mais toujoursmue par un modèle d’intelligibilité qui passe

par la connaissance de l’objet via laconnaissance de soi. Dès lors, les post-husserliens, Heidegger, Sartre, Merleau-Ponty,Levinas, M. Henry ou J.-L. Marion lèvent cet« impensé » théorique en insistant sur lesdimensions pratiques de l’expérience du sujet :tonalités affectives et expérience du mourir,liberté et sens de la contingence, primat dutoucher et de la chair, exposition à l’autruiet éthique de la démesure, auto-affection(jouissance et souffrance), phénomène de larévélation (« phénomène saturé ») distinct duphénomène érotique « raturé ».

Lire ainsi l’histoire de la phénoménologieest convaincant, mais limité : d’abord, l’empande l’ouverture husserlienne y apparaîtsingulièrement étroit ; ensuite, la conversionpost-husserlienne dite « pratique » relèved’une pratique théorique, régie par un critèrede la vérité qui est cohérence interne logico-herméneutique et non évidence intuitiveexpérientielle.

La phénoménologie du fondateur n’est pasréductible à une théorie de la connaissance desobjets par un sujet. Même si le connaître estl’acte moteur de l’expérience du sujethusserlien, la perception dirigée vers l’objetn’est une activité primaire 1) qu’à s’enrichirde la remémoration, de l’imagination et del’empathie et 2), elle ne l’est que dansl’approche statique, laquelle ne libère toutesa rigueur qu’en étant étayée par la méthode

génétique. Dans ce dernier cadre, c’estl’affection qui vient approfondir la justessede l’acte de la perception. D’une approche àl’autre, c’est tout le poids de la connaissancede l’objet par un sujet donateur de sens,dominant, qui se trouve non pas balayé maisréévalué à travers la transformation de cetteinstance en un sujet exposé et affecté. Bref,la passivité devient le mot d’ordreexpérientiel par lequel se trouve radicalementmodifiée toute notre relation à laconnaissance. D’où, chez le Husserl des années20, l’émergence d’une problématique pratiquevia des thèmes qui ne mobilisent plus seulementun objet, mais le vécu du sujet, d’autressujets, des événements, situations etactivités : éprouver par empathie ce que vitautrui, ses habitudes, son savoir-faire, sonassociation avec d’autres, ses liens sociaux,son éthique personnelle, mettre au premier plandes expériences limite (mort d’un proche,naissance d’un enfant, mariage d’amis), descrises professionnelles, des dramesexistentiels conjugaux, des catastrophesfamiliales ou sociales, apercevoir la dimensionhistorique, communautaire et politique d’uneépreuve, tous ces phénomènes n’ont de sens quedans le contexte de pratiques sédimentées etréactivables.

D’ailleurs, la critique unanime émise parles post-husserliens à l’encontre du fondateurdoit être mesurée à l’aune de leurs propres

propositions phénoménologiques. Le contenu del’expérience qu’ils privilégient : temporalitéaffectée, se-néantir de la conscience, chair dumonde, exposition à autrui, jouir et souffrir,saturation/rature du phénomène se trouveformalisé dans une ontologie ou dans uneéthique, lesquels servent de ce point de vue desimples substituts à une épistémologie de laconnaissance. Pourquoi ontologie ou éthiqueseraient-elles moins théoriques que lagnoséologie ? La dimension pratique y esttoujours encore minorée voire passée à latrappe au nom d’une conceptualisation, qu’ellesoit gnoséologique, ontologique ou éthique.

Bref, la pratique est toujours définie encreux comme le « non-théorique », ce quiexplique son discrédit dès Aristote. Comment lavaloriser alors que la philosophie est le lieude la vérité universelle et nécessaire, àsavoir de la validité objective ? S’il n’y a descience que du général (de l’essence ou del’être)2, la pratique apparaît comme l’autre dela philosophie, au point de ne pouvoir êtrephilosophique sans se travestir. De fait, leterrain pratique relève 1) de l’individuel, 2)du hic et nunc : il y a là contradictio in adjecto àchercher à tenir un propos philosophique sur untype d’objet qui lui échappe.

Ne faut-il pas alors se demander si laméthode de la phénoménologie, la réduction,2 G. G. Granger, La théorie aristotélicienne de la science, Paris, Aubier/Montaigne,1976.

appréhendée depuis Husserl et ses successeurscomme une justification a priori de la vérité dela connaissance du sujet ne représente pas lecœur de la pratique de la phénoménologie ?3

B. Pratiquer la phénoménologie

Mettre en pratique une telle méthode engageun déplacement : on y sort du cadre des« thèmes » pratiques. Au fond, pratiquer laphénoménologie se fait en partie contre Husserllui-même, mais aussi contre les post-husserliens qui l’ont critiqué.

Comment puis-je donc pratiquer laphénoménologie ? Plutôt que d’inventer desexpériences exotiques, intéressons-nous à cequi forme notre terrain commun en tant quephilosophes. Notre activité principale consisteà lire des textes, à réfléchir sur eux, àécrire sur ces textes d’autres textes. Notreobjet premier est le texte. Toute la questionest de savoir quelle relation nous entretenonsavec ce texte. Est-ce un instrument, un but, unsupport ? Comment savons-nous que nouscomprenons ce que nous lisons et écrivons ?Quel est notre critère de justesse et devalidité de ce que nous élaborons à traverslecture et écriture ? En fait, c’est cette3 N. Depraz, « The Phenomenological Reduction as Praxis » in: Journal ofConsciousness Studies, The view from within  (F. J. Varela & J. Shear eds.) 6, N°2-3,1999, pp. 95-110 ; trad. fr. par mes soins sous le titre « La réductionphénoménologique comme praxis » in : L’enseignement philosophique — 51ème année —Numéro 2, Nov.-Déc. 2000, pp. 37-54.

question du critère qui forme la ligne departage entre une approche phénoménologique dutexte et son appréhension exégétique. Alors quec’est la cohérence interne, logique etcontextuelle qui prime dans cette dernière, lecritère phénoménologique est d’ordre intuitif.Est-ce que, en tant que lectrice, je « vois »ce que je lis ? Ma connaissance du sens dutexte est-elle alimentée par l’expérience quis’y trouve inscrite et par ma capacité à fairerésonner mon expérience avec celle d’autrui, oubien reste-t-elle subordonnée à ma compétencephilosophique sur l’auteur, sur ses autresœuvres, sur d’autres auteurs, ou bien àl’appréhension de sa rigueur logique ? Le textey devient vite une fin en soi, et l’expériencequi soutient son écriture est dissoute auprofit de sa vérité objective.

Pour commencer à pratiquer laphénoménologie, considérons d’abord le textenon comme un objet clos sur lui-même, maiscomme le support provisoire, contingent etincarné d’une expérience qu’il s’agit de faireémerger. « Voir » l’expérience déposée dans letexte, c’est littéralement en avoir uneintuition (intueri=voir) et faire de ce critèred’évidence interne (videre=voir) le critèreauthentique de la validité du proposphilosophique tenu.

Comment donc pratiquer la phénoménologie ?La question se pose effectivement : on pourraitaisément reconduire cette discipline inédite à

un corpus doctrinal à commenter. S’exercer àvoir vraiment ce dont on parle et ce que l’onlit, effectuer réellement l’expérience poursoi-même au moment où on la lit ou bien où onl’écrit, cela suppose un détournement de notreattitude habituelle de philosophe engagé dansla compréhension de la cohérence interne dutexte ; cela suppose aussi un retournement endirection de la vitalité de l’heuristique quisoutient la force affirmative du texte.

Husserl nomme « épochè » ce geste où l’ondécale son regard pour lire autrement. Prendredistance par rapport à l’argument, mettre ensuspens les contenus prédonnés pour eninterroger le sens, ne pas adhérer naïvement àce qui apparaît pour donner corps au moded’apparaître. Comment faire de cette épochèplus qu’une exigence idéale ou une conditionformelle de possibilité, mais une opération, unfaire, une praxis, une effectuation ? Dans lecas, fréquent chez les philosophes, de lalecture et de l’écriture d’un texte, pratiquerune épochè consistera à lire en étant à l’affûtde ce qui ne se donne pas spontanément auregard : ne pas lire seulement le contenu de cequi est écrit mais faire apparaître toutes lespossibilités de sens impliquées. Par exemple,lire en évitant de doter le texte d’unesignification déjà fixée pour retenirl’avènement possible de l’indétermination dusens ; suspendre le premier sens qui apparaîtpour laisser émerger la possibilité d’une

signification plus profonde. On pratiqueégalement une épochè lorsque l’on s’efforce dene pas écrire immédiatement ce que l’on pensed’une question, laissant celle-ci mûrir en soi.On retarde ce faisant des mots fixants, lâchantprise pour accueillir la justesse du propos.4

C. Le mode phénoménologique5

Le phénoménologue demeure dans cetteattitude d’ouverture, où le sens n’est pasdonné mais se joue dans l’indécision d’une non-donation possible. Alors que ce qui fixe lesens dans une interprétation bouclée d’avances’inscrit dans la logique linéaire ducommentaire, qu’il soit herméneutique ouexégétique, à ce titre non-phénoménologique :une pensée « fabriquée ». Mais existe-t-il unepensée non-fabriquée ?

Le praticien ne se pose pas de questionshors situation, il agit, les questions viennentalors. Sa pensée, sans cesse recomposée, seremodèle au gré de ce qu’il rencontre commeexpérience neuve. Transposée sur le plan de lapensée, la posture du praticien répond à lapensée interrogative dont parle si bienMerleau-Ponty, ou au questionnement queprivilégie Socrate au point de ne rien écrirelui-même. Le phénoménologue, comme le4 N. Depraz, in Ecrire, résister, Edition Encre Marine, Fougères, 2001, pp. 169-173.5 N. Depraz, « Phénoménologie et non-phénoménologie », in : Rechercheshusserliennes, 1995, vol. 4, pp. 3-26.

praticien, ne présume de rien, ne tient rienpour acquis, et va de l’avant, laissant ainsiouvertes toutes les portes.

Aussi la pensée est-elle à part entièreaction. Mais refuser l’opposition entre penseret agir, ce n’est pas les identifier : lorsqueje suis en train de faire une hypothèse, dedéployer une intuition, d’interroger le sensd’un énoncé, je n’accomplis pas la même actionque lorsque je roule à bicyclette ou que jejoue avec un enfant. Je sens bien que l’énergiede l’action n’est pas la même, le corps en rienimpliqué au même plan : dans le cadre d’uneactivité physique, je sens mon corps dans sesmuscles, la lourdeur des jambes lorsque jecours, mes battements de cœur lorsque l’enfantme surprend dans ma cachette ; une activitémentale, qui paraît mettre le corps àl’arrière-plan, le voit ressurgir par exemplevia des effets de fatigue, de tension, voired’effervescence liée à la concentration de lapensée.

La démarche phénoménologique met en œuvreune pensée en mouvement, en renversements, entransformation incessante : espaced’expérimentation d’une pratique de la pensée,y émergent des gestes internes (conversion duregard, suspension des jugements immédiats,variation des faits) qui sont l’indication denotre humanité incarnée.

A contrario, une philosophie qui établit unsystème, des concepts et des doctrines en les

présentant comme des réalités définitives etcloses sur elles-mêmes passe à la trappe lavitalité interrogative qui caractérise le modede la phénoménologie. Mais celui-ci, notons-le,sera aussi absent d’une pratique qui seroutinise, se machinalise, s’objective en sefixant sur le seul résultat de l’action. Bref,la pratique seule ne signe pas le modephénoménologique si elle est aveugle à elle-même. Par exemple, tous les matins, je répèteles mêmes gestes pour préparer le petitdéjeuner sans m’interroger sur leur sens.

Mais le machinal n’est pas toujoursnégatif, enfermant et mortifère, etl’efficacité ne se réduit pas à l’objectivationdu sens. Il y a un efficace en vue de la vie,de la liberté c’est-à-dire de la relation, mêmesi, souvent, la rentabilité m’enferme et medétourne des autres. La phénoménologie est unlieu d’expérimentation pratique de la penséequi se renouvelle par sa capacité à se mettreen question.

L’analogie entre pensée et non-phénoménologie d’une part, action etphénoménologie d’autre part est donc tropsimple : car la pensée est phénoménologique dèslors qu’elle est portée par la vitalité duquestionnement, et l’action ne l’est pas endevenant machinale ou objectivante. Parailleurs la pensée sera spontanément non-phénoménologique dans sa tendance naturelle àrationaliser et à expliquer, et l’action

d’emblée en contact avec l’exigencephénoménologique, car le faire est un vivreexpérientiel immédiat. Le critèrephénoménologique/non-phénoménologique passe parles fourches caudines du vital/mortifère, de lavie subjective/objectivante. Mais ladistinction n’est pas fixe : elle se module etse transforme en fonction de son inflexion versla fixation et l’attachement, ou de lacontrainte forte que l’on se donne pour parer àla rigidité.

D. Se laisser surprendre par les « choseselles-mêmes »

Bref, ce qui fait la démarchephénoménologique, c’est l’adhésion infrangibleà l’expérience dans sa nudité. Une telleexigence peut sembler exorbitante, ou siarchaïque qu’elle en est inconcevable.

Le maître mot de Husserl ne signifie pas,bien sûr, que l’on soit collé aux chosesjusqu’à adopter un regard myope à leur égard.Porter son attention à l’expérience en train dese vivre, c’est s’efforcer de développer lemoins de projections, de préjugés ou deprésuppositions, de façon à laisser apparaîtrel’expérience dans sa fraîcheur native.

Prenons quelques exemples pour mieuxapprécier notre mouvement spontané d’adhésionaux événements.

L’attitude la plus naturelle consiste àorganiser notre temps (d’une journée, d’unesemaine) en le programmant, pour savoir ce quel’on va faire. Les enfants sont les premiers àavoir besoin de cette sécurité, qui s’exprimepar la question : « qu’est-ce qu’on faitaujourd’hui ? » Mais nous sommes aussi,adultes, mus par ce besoin. Face à une telletendance, on peut réagir de deux façons : soitla renforcer en s’inventant des contraintes quisont autant de garde-fous devant le soi-disantvide de l’ennui ; soit aller à son encontre enacceptant de ne rien contrôler (ou presque) :en s’abandonnant à l’instant. Il y a là uneaptitude, qui se cultive, à accueillirl’imprévisible, et à transformer les événementsquotidiens en autant de surprises. Certes, unetelle attitude réceptive est assezdéstabilisante, au point de susciter parfois duvertige. Et ce n’est pas là se détruire, maisouvrir nos habitudes sédimentées à l’inattendu.

Dans le contexte d’une expérience partagée,notre attitude la plus convenue consiste àimposer notre vision aux autres, voire àramener la conversation à notre propreexpérience. Dans les deux cas, c’est le faitd’un individualisme narcissique qui nousenferme en nous-mêmes. Mais l’attitude inverse,qui consisterait à toujours laisser autruiprendre des décisions à notre place, nousplonge dans une passivité subie voireméprisante à l’égard de ces mêmes autres alors

seuls décisionnaires. C’est ce qui ressortencore mieux dans une relation plus intime,amicale ou conjugale : l’attitude la plusimmédiate sera soit de s’opposer, soit de faireécho pour ne pas fâcher, soi-disant pourménager l’autre. Aucune de ces deux attitudesn’est pertinente : on n’y existe plus pour soi-même, soit que l’on réagisse violemment, soitque l’on abandonne la partie par peur duconflit. Retourner aux choses mêmes dans cecontexte, c’est « tenir » la relation en étantfermement présent mais sur le mode d’uneouverture qui renouvelle la relation.

Dans tous ces cas de figure, il s’agitd’aller à l’encontre de notre tendance la plusimmédiate, laquelle tient dans la dualitéqu’elle entretient entre deux extrêmeségalement inopérants. Retourner aux chosesmêmes, c’est faire le pari de la non-dualité denotre expérience subjective, c’est-à-dire denotre capacité à inventer une autre façond’être hors des modes les plus convenusd’exister.

E. La pratique : une épistémologie pour laphénoménologie ?

Pour conclure ce premier temps, ouvrons surune boutade dont on va aussitôt mesurer laportée : “ in fact, we are all pragmatists, butwe figure out that we are theoreticians, justto be considered as 'serious' by a community of

philosophers which in reality is quitemythical. ”6

Ce propos, que Nietzsche aurait pu tenir,est en substance de W. James, qui définit lepragmatisme comme une méthode de libération del'esprit et de transformation de notre rapportà la réalité. Or, ces deux traits entrent enrésonance remarquable avec 1) le gesterévolutionnaire husserlien de l'épochè commemouvement d'affranchissement à l’égard del'entrave de la pré-donnée du monde, 2) lechangement radical d'attitude qui s'ensuit pourle sujet face aux objets/événements qui seprésentent et aux autres qu'il rencontre.

L'intitulé de ce parcours, « Phénoménologiepratique », adopte ce double horizonépistémologique. La phénoménologie dans lesillage de laquelle je m’inscris n'est passeulement ni prioritairement une « théorie dela connaissance », même si elle est dépositaired'une dimension essentielle de connaissance desphénomènes, d'une intuition noétique del’essence invariante. Car ce n'est pas unereprésentation mais ce qui fait agir dans un sensdéterminé. L'épistémologie de la phénoménologieest ainsi la mise en pratique possible decelle-ci. En tout cas, si « théorie » il y a,c’est au sens d’une « activitécontemplatrice », non d’une abstraction.

6 W. James, Pragmatism (1907), Indianapolis, Cambridge, Hackett PublishingCompagny, 1981, Lecture II: « What pragmatism means », pp. 25-43, andLecture VI: « Pragmatism's Conception of Truth », pp. 91-109.

Connaître, c'est savoir comment agir sur uneréalité dans une situation singulièreincarnée : c’est opérer. Le tort des philosophes« rationalistes » (cartésiens, post-cartésienset kantiens), c'est de clore la connaissance enelle-même sans l’investir depuis une pratique,enfermant ainsi les relations dans destotalités abstraites. Le pragmatisme, enrevanche, est une méthode pour ce qui est entrain de se faire, non pour ce qui est déjàfait ou doit être fait. Alors que le point devue théorique implique que la connaissancepossède sa fin en elle, le point de vuepratique présente la connaissance commeinachevée, indéterminée, ouverte auxpossibilités multiples à venir. En tant quepraticien, le philosophe a donc pour tâche delibérer de la clôture théorique. D'où l'appel àl'altérité comme motrice de la philosophie,sous la double forme de l'altérité à soi, dansles différents aspects que prend la consciencecomme relation dynamique à soi (lesméthodologies en première personne) et del'altérité des autres (la confrontation avecd'autres champs disciplinaires). Cetteaspiration méthodique trouve son lieud'exploration créateur dans la mise au premierplan de la pratique comme cet autre parexcellence que le philosophe, souvent retranchédans les prises de position théoriques, hésiteà explorer.

Dissipons à ce stade un malentenduconcernant une telle distinction entre théorieet pratique, qui pourrait prêter le flanc à uneobjection légitime du philosophe en faveurd'une défense de l'exercice de la raison. Demon point de vue, théorie et pratique nes'opposent pas comme deux activités dont l'unes'exercerait dans le domaine spéculatif,scientifique, là où l'autre opérerait dans lechamp utilitaire et technique. Ces deuxactivités désignent plutôt deux attitudes, deuxfaçons de voir, l'une, toujours rétrospective,qui vient après (après l'action, pour lapenser), l'autre, prospective, qui vient avecou en même temps que l'action, pour l'action àfaire. L'attitude du philosophe praticienconsiste à prendre les concepts comme desguides, des indications instructives, despoints d'orientation de l'action en train de sefaire, plutôt que de chercher à constituercelle-ci en l'enfermant dans unereprésentation. Ainsi, le phénoménologue est cepraticien qui prend appui sur les argumentsconceptuels et textuels comme des supportsrigoureux de description d'une expérience, etnon comme des buts.

Si le concept est ce qui nous fait agir,c'est que nous ne pensons pas simplement unepensée pour la penser. On la pense au moinspour en penser une autre, pour ce que cettepensée fait émerger de nouveau et derenouvelant. On pense donc pour ouvrir, pour

agir, ce qui laisse entendre qu'il y a toujoursun moment où l'on se risque dans l'indéterminé,sans savoir avec assurance où les enchaînementvont nous emmener : le risque, à savoirl'immersion dans l'autre que soi, fait partieintégrante et essentielle de la recherchephilosophique, et prend le pas sur l’idéalsécuritaire de la clôture conceptuelle.

Bref, c'est le processus même de laconnaissance qui fait la pratique : laconnaissance se forge en phases successivesmais non-linéaires : une idée entraîne d'autresidées selon un enchaînement ininterrompusouvent imprévisible, que l'on peut certesrationaliser après coup, mais qui ne rend pascompte du processus d'émergence de la dynamiquede la pensée en acte. La phénoménologie, enportant l'accent sur la description de lagenèse des phénomènes, externes ou internes, enpromouvant une méthode, l'épochè qui, dans sadifférenciation interne en gestes deconversion, suspension et variation, épouse leprocessus d'émergence des pensées, s'inscritdans ce souci exemplaire de mise en œuvrepratique. Si les pensées, autant d'actions, siles actions, autant d'idées en acte, serelancent, c'est que le passage de l'une àl'autre est le cadrage expérientiel etcirculaire où opère l'attention du praticienphénoménologue. La rationalité comme cohérenceinterne ne suffit pas comme explication de cepassage. Il faut autre chose. Et on comprend

pourquoi Husserl a pu insister sur la prioritéde la pratique sur la théorie : « Die Praxissteht überall und immer voran der ‘Theorie’. »7

Le cœur de la méthode, la réduction, vautainsi à la seule la lumière de sa praxis, noncomme justification a priori de laconnaissance.8 Entrons donc pour conclure dansl’opérativité des gestes concrets qui font dela réduction une méthode expérienciable : dansla suspension des croyances préconçues, laconversion de ma façon de regarder les objets,la variation des différent traits d’un objetjusqu’à l’émergence de sa structure invariante.

Suspendre mes propres croyances, c’estpouvoir observer ma tendance naturelle à jugersans interroger. Pour ce faire, il convientd’interrompre le flux interne des pensées etregarder ce qui se produit. Cela ne signifiepas que je ne vais plus juger : je vaisregarder autrement mes jugements, et celarenvoie à une conversion de mon regard, secondgeste concret de la réduction : j’y redirigemon attention du contenu du jugement (ici) àson mode d’apparaître en mon esprit. Et c’estlà qu’intervient le troisième geste, celui dela variation, qui fait défiler en moi tous lesjugements personnels que j’ai pu avoir et tented’en extraire le caractère invariant, ce qui

7 Hua XIV, p. 61.8 N. Depraz, « The Phenomenological Reduction as Praxis »/« La réductionphénoménologique comme praxis », art. cit.

m’ouvre un accès incarné à une objectivitésituée.

Le pas suivant sera d’incarner la pratiquephénoménologique de l’épochè sur un mode plusradical, en lui conférant le statutexpérientiel d’une dynamique organique. Telleest l’avancée de On becoming aware : an experientialpragmatics9, où nous dégageons les trois phasesinter-reliées de ce processus conscientiel, unesuspension où j’interrompt ma tendanceimmédiate à croire à la réalité évidente dumonde, une redirection attentionnelle del’extérieur vers l’intérieur et, enfin, unephase de lâcher-prise, inédite, où j’accueillece qui vient. Le terme « épochè », élu pourdésigner le noyau organique des trois phases, ysouligne la réactivation incessante de la phase1 à même les deux autres.

II. Phénoménologie expérientielle en première personne

A. De premiers jalons

Il m’apparaît clairement que la restitutionpratique de la phénoménologie telle que jeviens d’en décrire les éléments passe largementpar la mobilisation de sa réception américainedans son fonds pragmatiste (depuis James etPeirce, en passant par Dewey et Schütz9 N. Depraz, P. Vermersch, F. J. Varela, On becoming aware. An ExperientialPragmatics, Amsterdam-Boston, Benjamins Press, 2003, p. 25. Texte français :A l’épreuve de l’expérience. Pour une pratique phénoménologique, Bucharest, Zeta Books,2011.

notamment), et résonne avec des projetsphilosophiques comme celui de B. Waldenfels enAllemagne.

En France, terre rationaliste s’il en est,la tentation intellectualiste est fortementsolidaire du geste philosophique. Dès lors, laphénoménologie, pourtant encline à aller àl’expérience depuis sa source husserlienne,s’est construite en discontinuitéméthodologique avec toute tentation dite« empiriste ». Cela, même depuis les projetsles plus en continuité avec l’incarnation dusujet comme celui de Merleau-Ponty.

Je vois cependant deux auteurs qui, depuisun souci d’inscription pratique de laphénoménologie, ont tenté d’œuvrer à la mise enœuvre expérientielle de la phénoménologique. Jepense à Sartre d’une part, à Ricœur d’autrepart. Le premier, avec L’esquisse d’une théorie desémotions tout d’abord, avec son investissementde la pratique politique ensuite dans La critiquede la raison dialectique, cherche à tirer les fils dela mise au travail individuel et collectif dela phénoménologie. Le second, de façon éminenteet inaugurale avec le premier volume de laPhilosophie de la volonté, Le volontaire et l’involontaire,fait le pari d’une phénoménologieexpérientielle et descriptive. Tous deux, pourdes raisons historiques différentes, nepourront aller au bout de leur intuition, l’unparce que marxisme et psychanalyse viennent àterme interrompre toute reprise

phénoménologique possible, l’autre parce quel’herméneutique et les théories narratives del’action viennent imposer un formatoriginairement interprétatif à une expériencetout d’abord explorée dans sa nudité première.

Le projet de la revue de phénoménologieAlter, qui naît en 1993 et fête en 2013 ses 20ans, s’inscrit dans ce sillage expérientiel dela phénoménologie : par esprit de rupture avecla logique du commentaire textuel de typeherméneutique, il s’y agi de se confronter àdes expériences et de les décrire (naître,mourir, s’endormir, rêver, s’éveiller, êtreattentif, s’ouvrir à l’erôs, etc.)

Depuis plusieurs décennies, parallèlementet de façon aujourd’hui croissante, lesméthodes en première personne du sein dessciences cognitives offrent un relais de taillepour procurer à la phénoménologie la factureexpérientielle, située et singularisée, quiréponde à sa signature inaugurale. Signalonsnotamment, à titre exemplaire, l’ouvragecollectif On becoming aware. A pragmatics of experiening(2003), et le texte français correspondant Al’épreuve de l’expérience. Pour une pratique phénoménologique(2011), écrit en commun par N. Depraz, F.Varela et P. Vermersch, mais aussi le volumecollectif édité par J. Petitot, F. Varela, B.Pachoud et J.-M. Roy, La naturalisation de laphénoménologie (éd. am en 1999, éd. fr. en2001), ou encore les ouvrages de P. Vermersch,L’entretien d’explicitation, ESF, Paris, 1994

(2003/2011) et très récemment aux P.U.F. en2011, Explicitation et phénoménologie, les travaux deCl. Petitmengin enfin, L’expérience intuitive dès1995, et plus récemment notamment, The view fromwithin : the Legacy of Francisco Varela (2008-2009). Tousces travaux, souvent collectifs notons-le,ouvrent sur la recherche d’un paradigmeexpérientiel en première personne en faveur durenouvellement de la scientificité des science,où la phénoménologie est appelée à jouer unrôle de premier plan.

B. De l’attention, « gond » éminent de lapratique phénoménologique

Sur le fond des contextes historique etcontemporains d’émergence de ce régimeexpérientiel qui soutient une phénoménologie enpremière personne et permet de mettre enévidence la teneur pratique, expérientielle eten première personne de la phénoménologie deHusserl, il convient d’identifier le critère àpartir duquel ce régime est susceptibled’apparaître. Or, à la lecture des textes, unopérateur de conversion en acte de mon regardse met en action à chaque fois qu’il s’agit dese situer sur le terrain de la pratique. Lelecteur pourrait penser qu’il y va là de laméthode même de la phénoménologie, à savoir dela réduction.10 Mais celle-ci n’est en fait que10 N. Depraz, « The Phenomenological Reduction as Praxis »/« La réductionphénoménologique comme praxis », art. cit.

fort épisodiquement approchée de cette façonconcrète. Ce qui est en jeu ici réponddavantage à un geste qui sous-tend la réductionelle-même et qui opère souvent sans êtreexplicitement formulé. Quel est ce geste ? Ilest le « gond » sur lequel tourne nombre demanifestations méthodiques concrètes de lapratique du phénoménologue. L’image du gond,choisie ici, traduit son statut tout à la foisaxial mais non-visible : en retrait par rapportà toute prise en vue possible.

Ce geste n’est autre que l’attention : il seprésente comme un acte transversal etmodulatoire qui traverse les activitésintentionnelles du sujet, et qui consiste, pourle dire simplement, en un décalage du regardqui rehausse ma qualité de présence à ce qui seprésente à moi. L’opérateur en question a pourcaractéristique d’agir à mon insu : il me faitposer le regard sur un plan, l’identifier commetel, traverser tous les plans pour me les faireordonner les uns aux autres. Il fournit en finde compte le relief le plus détaillé et le plusfouillé de la vie de la conscience en relation.Au §116 des Idées directrices I, Husserl mentionneexplicitement ce rôle opératoire del’attention : « (…) le regard de l’attentiontraversant les différentes couchesintentionnelles peut se poser sur la ‘chose’(Sache) et sur ses moments de chose (…) Ensuite,le regard peut se poser sur les valeurs (…) entraversant les appréhensions qui les

constituent, il peut encore se poser sur lesnoèmes (…) sur les noèses — tous ces mouvementsdu regard peuvent se produire selon les diversmodes spécifiques du faire attention, duremarquer accessoirement, du ne pas remarqueretc. »11

A cet égard, l’iceberg émergé qu’est le §92de ce texte, précis de phénoménologie del’attention, offre un bon point de repère pourcerner les autres moments où l’attention estmobilisée, orientant ainsi le regard du lecteurvers le plan procédural (plus que doctrinal) del’analyse.

Cette opérateur clé du discernementexpérientiel et descriptif entre en contrastece faisant avec l’activité réflexive, laquellereste un acte intentionnel parmi d’autres, quel’on peut certes appréhender comme unepratique, mais qui en rien ne joue le rôle d’unlevier opératoire de la pratique elle-même. Ensoulignant ce point, ce que je sollicite dulecteur, c’est une disposition d’esprit quipermette de garder présent à l’esprit cechangement d’état d’esprit et d’opérer ainsipour lui-même le geste de l’attention. Certes,il aura tôt fait de rapprocher l’attention dela conscience voire de l’inconscient au sens dupré-conscient, ou encore de ce que l’on nommeaujourd’hui de façon maladroite le « pré-

11 E. Husserl, Hua II, Idées directrices…I, Paris, Gallimard, 1950, p. [240].

réfléchi ». Mais ce rapprochement est à monsens problématique, et on va voir pourquoi.12

A la fin de ce §92 consacré aux «  mutationsattentionnelles » (attentionale Wandlungen), Husserlévoque l’importance à mettre en œuvre une« phénoménologie systématique de l'attention ».Une telle revendication expresse est un apax,même si l'expérience attentionnelle accompagnela plupart des analyses de la perception,13 surun mode curieusement toujours latéral ouadjuvant,14 fortement a-thématique, ou encoreorganique, signe de son niveau strictementpratique d’apparaître. Un indice : à côté duterme topique Aufmerksamkeit, on voit fréquemmentapparaître le mot Zuwendung, qui renvoie augeste kinesthésique de se tourner, et se trouveaussi traduit par attention ou conversionattentionnelle.15 L’hypothèse que j’aidéveloppée ailleurs est que l'attention est unmodulateur générique des actes intentionnels,qui les affecte et les altère sans radicalementles transformer, ce qui a aussi pourconséquence de redéfinir la conscienceintentionnelle comme une propriété parmid’autres de l’attentionnalité, celle-ci se12 N. Depraz, « « Attention et conscience. A la croisée de la phénoménologieet des sciences cognitives », in L’attention », Numéro spécial édité par N.Depraz, Alter n°17, Paris, 2010.13 E. Husserl, Hua XXXVII, Phénoménologie de l’attention, Paris, Vrin, 2008.14 N. Depraz, « Où est la phénoménologie de l’attention que Husserl avait leprojet de mettre en œuvre. L’attention comme modulation », in Husserl (J.Benoist éd.), Paris, Cerf, 2007, pp. 223-249.15 Par exemple, au §28 (p. 91) des idées directrices I : « (…) j’ai conscience dumonde comme immédiatement là, (…) je me tourne vers lui pour le saisir ».

présentant comme l’opérateur transmodal éminentde la pratique de la phénoménologie.

Si l’attention est le gond qui fait tournerla phénoménologie vers sa mise en pratique, oncomprend qu’elle apparaisse dans desexpressions d’abord verbales et fortementkinesthésiques, signe de sa réalité d’abordpraxique. Par exemple : « se (dé/re-)tournervers » (sich ab/zuwenden), « re-diriger sonregard » (seinen Blick umkehren), « orienter savisée » (meinende Hinwendung), « viser de façonspécifique » (spezielles Meinen), « devenirsaillant » (sich abheben). Une telle kinesthésieattentionnelle rompt avec l’approcherationaliste comme avec la psychologie standardde l’attention comme état interne mentalsurplombant et abstrait : elle la visibilisecomme praxis immanente de gestes précis etincarnés, autant de fils conducteurs concretsqui ancrent l'activité intentionnelle,réductive et constitutive du sujet. Exemple :dès 1904-1905, la « visée », qui nomme de façonalors indivise un des modes de l’attention etune première dynamique de l’intentionnalité,n’a pas le statut formel et structurel de cequi s’appellera en 1913 une « corrélationnoético-noématique ». Elle est un vécu concretet qualitatif d’« orientation » dont Husserlindique bien qu’il est antérieur à touteappréhension (Auffassung) dirigée vers l’objet,16

et ce, jusqu’à parler d’« meinende Hinwendung »16 E. Husserl, Phénoménologie de l’attention, op. cit., §17, pp. 71-72 et §19, p. 85

(orientation visante).17 L’attention en tant queMeinen joue ainsi le rôle d’une amorce tenue,d’une ouverture de la relation au monde avanttoute sélection, focalisation, fixation voireconcentration : la « visée » est l’esquissed’un mouvement vers…, se trouvant ainsi dotéed’une composante plastique de type organique.

Dès lors, depuis cet apparaître pratique del’attention, le terme standard lui-même quidésigne l’attention, Aufmerksamkeit, se voit lui-même investi d’une dynamique matérielleconcrète : être attentif, c’est en effet« marquer » (merken), « remarquer/noter »(bemerken), « faireremarquer/apercevoir/s’apercevoir de »(aufmerken), « co-remarquer » (mitbemerken), maisaussi rester inaperçu (unbemerkt bleiblen), voilàautant de micro-gestes qui engagent une forteactivité uniment langagière indicatrice etexpérientielle : en effet, ces termes ont encommun la racine « merk- », et remarquer ausens de s’apercevoir de ce qui m’entoure, c’estaussi se tourner et se détourner. Au §92 desIdées directrices...I, le processus par lequel jem'aperçois de ce qui m'entoure est directementlié au double geste corrélatif par lequel lesujet tourne son regard et le détourne, et parlequel l'objet se détache. Pour boucler laboucle, indiquons que, dès 1908, le registrepratique d’apparaître de l’attention se signaleà travers le tissage entre Merken et Meinen cette17 Op. cit., p. §19, p. 83.

fois, Husserl usant d’expressions multiples quidessinent le relief différencié des inflexionsattentionnelles, avec une majeureexpérientielle (visée) ou indicative(remarquer), mais dans un souci constantd’alliance remarquable de ces deux plans :« primäres Merken », « sekundäres Bemerken »,« Aufmerken », « nebenbei Meinen »,« thematisches Meinen ».18 Mettre au jour cettedouble facture kinesthésique et indicative del'attention, ce n’est pas dire que Husserl aexplicitement revendiqué ces ancrages, puisquele propre de l’apparaître pratique estjustement d’être dans le faire et non dans lethématisé, mais que ses descriptions sont defait pleines de telles indications concrètesqu’il vaut la peine d’exhumer.

L’hypothèse est donc celle d’uneattentionnalité « opérative » qui module de factoles différentes activités de notre conscience.Pourquoi parler de « modulation » ? C’est là unmode de présence orientant ou indiquant desactes qui agit en sous-main à titre adjuvant etaccompagnant et contribue, en le rehaussant, àdoter l’acte d’une qualité d’être augmenté.

C. Les ressources des sciences cognitives del’attention au service de la mise au travailexpérientiel de la phénoménologie

18 E. Husserl, 1993, p. [22].

Ce terme de modulation, importé dessciences cognitives contemporaines,19 permet denommer précisément le processus attentionnelvécu en jeu dans les descriptionsphénoménologiques.

En effet, l'attention est abordée enneurosciences comme une modulation de la forceassociative à l'intérieur d'un réseauconnectionniste. On module le cheminement del'activation dans le réseau pour éviter lesinterférences entre les flux d'informations quis'entrecroisent au niveau de certaines unités.20

A lire cet énoncé formel, on pourrait craindre(dans un esprit marqué par la positionréductionniste) un effet de simple homophonieentre le sens phénoménologique de la modulationet son acception neuroscientifique. Mais depuisune approche de psychologie cognitive, J.-P.Mialet présente une conception concordante denotre hypothèse phénoménologique, qui invalidela possibilité d’une interprétationréductionniste : « A l'inverse des autresgrandes fonctions psychologiques telles que laperception, la mémoire, l'imagination,19 Ainsi J.-Cl Lecas, L’attention visuelle : de la conscience aux neurosciences, Paris,Mardaga, 1995, p. 10 : « l'attention n'est jamais seulement en cause et n'aprobablement guère de sens en dehors de la modulation qu'elle exerce surd'autres activités ». 20 J. D. Cohen, K. Dunbar, J. L. McClelland, « On the control of automaticprocesses : A parallel distributed processing account of the Stroopeffect », Psychological Review, 1990, pp. 332-361 ; H. C. Lau et al. « Attentionto intention », Science 303, 2004, pp. 1208-1210 ; M. Corbetta & G. L.Shulman, « Imaging Expectations and Attentional Modulations in the HumanBrain » ; in : J. Braun et al. eds., Visual attention and cortical circuits, BradfordBook, MIT Press, 2001.

l'attention n'a pas de produit spécifique. Enfait elle participe à toutes les activitésmentales, dont elle module lefonctionnement. »21

Ces avancées en neurosciences et enpsychologie cognitive sont précieuses pour laphénoménologie, car 1) elles confirment l'idéeque la description de l'attention a besoind'être enracinée dans l'étude de son émergencegénétique, c'est-à-dire, de son apparitiongraduelle, de ses différentes modalités, de sesmultiples états, de ses divers effets, 2) ellesindiquent que l'hypothèse de l'attentionentendue comme modulateur transcendantal (à lafois fonctionnel et matériel) des actesintentionnels de ma conscience est unehypothèse forte « en structure », dans lamesure où les processus attentionnelssubpersonnels semblent également transversaux àde nombreuses autres activités cognitives ducerveau.

Car si l’on en croit Husserl, « la visée[est un] facteur favorisant et modelant(bevorzugender und gestalender Faktor) ».22 Le terme deBevorzugung (préférence, facteur favorisant)devient en 1913 la qualité marquante duphénomène attentionnel. L'attentionnalité commemodulation ouvre alors la voie à une dynamiqued'altération interne à chaque acte et21 J. P. Mialet, L'attention, Paris, P.U.F., coll. « Que sais-je ? », 1999, pp.77-79.22 E. Husserl, Phénoménologie de l’attention, op. cit., §18 et Idées directrices…I, §92, p. 191.

d’orientation indéterminée, qui lui confère unedense fluctuation liée à ses variations et à sachangeabilité, là où l'intentionnalité est unmodèle formel de la structure de la conscienceet d’appréhension linéaire dirigée versl'objet.

D. Une phénoménologie expérientielle enpremière personne

Comme je l’ai indiqué plus haut, la matièreexpérientielle du philosophe étant le supporttextuel, c’est cela qui sera son laboratoire,comme le neuroscientifique prend pour supportle cerveau et développe des outils d’analyse.Quel sera donc notre outil d’analyse ?

1.De l’herméneutique à la lecture/écritureexpérientielles

A la différence de la lecture standard, quiinterprète « en troisième personne » les tracestextuelles observables, je cherche à forger unmode de lecture expérientielle qui permette delire autrement. Notre outil, dès lors, ce nesera pas notre capacité logique rationnelle, nil’IRM comme dans les laboratoires deneurosciences, mais l’opérateur attentionneldont j’ai montré le caractère crucial.

Mais, comment lire autrement, notamment enfaisant ressortir le rôle du lecteur dans lacréation du sens du phénomène déposé dans le

texte ? Y opère de façon récurrente unestratégie de l’auteur destinée à faire rentrerson lecteur, via son mode propre d’écriture,dans la matière d’une expérience éduquée auxgestes internes de la suspension, de laredirection et de l’accueil. Quelle est cettestratégie ? Comme ce « changement radicald’attitude », énoncé comme « pénible », àsavoir difficile, nous permet d’« apprendre àvoir, à distinguer, à décrire ce qui se trouvesous nos yeux »,23 d’emblée, le moded’énonciation admet en lui-même — là est lastratégie discursive récurrente — un régimeinterne qui est celui de l’épochè. C’estl’écriture qui fait fonctionner la méthode,sans que celle-ci ait besoin d’être décrite ouexplicitée sur le mode d’une méta-théorie :l’opérativité performative est le seul gagenécessaire de sa validité, et ce seul indicesigne la stratégie en question d’une couleurpragmatique évidente. Lorsqu’elle est nommée unpeu plus loin sous l’expression de « méthode de‘réduction phénoménologique’ », elle apparaîtd’emblée intelligible au lecteur, elle lui‘parle’ précisément parce qu’elle a déjàfonctionné dans l’énonciation avant d’êtreidentifiée conceptuellement. Cette stratégie,très simple en apparence, pédagogique,caractéristique la pratique de laphénoménologie : mettre le lecteur en contactavec l’expérience des phénomènes eux-mêmes23 E. Husserl, Idées directrices… I, op. cit., p. 6.

avant de les identifier nominalement, Husserlne cesse d’y recourir dans sa stratégiediscursive. Seule une telle pratique permet des’assurer que les mots ne restent pas simpleflatus vocis ou, a fortiori, qu’ils ne soient pasde véritables instruments de pouvoir, maissoient intégrés par le lecteur depuisl’expérience qu’ils disent.

Au §104, exemplairement, Husserl nousmontre, à l’exemple du terme « croyance », safaçon de procéder. « Nous introduisons le termede ‘croyance-mère’ (Urglaube) ou de proto-doxa(Urdoxa) : il permet de marquer de manièreadéquate la référence intentionnelle. »24 Cettenotion, introduite en fin de paragraphe, a déjàabondamment opéré avant d’être identifiée.Bref, le fonctionnement langagier duphénoménologue est pragmatique. Le lecteur setrouve pris par la main et emmené sur un cheminqui lui permet d’entrer dans l’expériencevéhiculée par le texte sans que ce dernier nefasse écran du fait de sa puissanceconceptuelle : il y a là la recherche d’uneforme de « transparence » textuelle, laquelles’avère être le seul gage d’une transmission dela pratique du phénoménologue, où, encore unefois, la pratique opératoire langagière précèdela nomination formelle.

En cela, Husserl manifeste son empathieprofonde pour le lecteur : il y a là le souciconstant de faire jouer une telle pratique24 Op. cit., p. 358.

opératoire en la décalant d’une formalisationqui la fixerait d’avance, et ce, de façon àlaisser au lecteur l’ouverture, à savoir laliberté de laisser émerger le sens de ces actespour moi. Je peux ainsi me les approprier à mongré, sans contrainte ni pression externes. Au§125, Husserl prend un exemple qui met en scènele lecteur dans sa capacité d’inventionexpérientielle à même la lecture : « Quand nouslisons, nous pouvons opérer chaquesignification de façon articulée et, par unelibre activité, nous pouvons alors liersynthétiquement des significations à dessignifications de la manière déjà indiquée »25

Une telle mise en situation concrète du lecteurlui permet d’entrer directement en rapport à sapropre expérience, de la relier immédiatement àce qu’il lit et, ainsi, de vérifier la validitérelationnelle de son vécu émergent : « laproposition qu’on vient de lire sombre dansl’obscurité, perd son articulation vivante,elle cesse d’être notre ‘thème’, d’être ‘encoresous notre emprise’. »

Plus largement, Husserl, et moi-même à sasuite dans le prolongement spontané dufondateur sollicitons de la part du lecteur (etde moi-même par là) une disposition d’espritqui pourra lui permettre — et permettre àl’auteur — de se/me décaler à chaque moment desquestions liées à un contenu doctrinal pourfaire affleurer les règles, les repères et les25 Op. cit., p. 423.

points d’appui pratiques de la phénoménologie.Une tel décalage, qui s’exerce et s’apprend,forme le levier d’une lecture proprementexpérientielle, dont je voudrais à présentdifférencier la lecture la plus standardaujourd’hui encore, que je nommerai pour fairebref « herméneutique ».

Au point où j’en suis, il convient dedifférencier le terme d’« herméneutique » enfaisant ressortir, cette fois, le rôleexpérientiel du lecteur. « Herméneutique » est loind’être homogène et univoque. On peut procéder àune distinction entre au moins troisacceptions : parmi les fondateurs,Schleiermacher et Dilthey ouvrent deux voiescontrastées. Le premier fait de l’herméneutiqueune interprétation des textes dont le modèleest l’exégèse biblique et que Heideggerradicalisera ; le second une interprétation desphénomènes dont le point d’appui estl’explicitation du sens perceptif ouvert parHusserl et prolongé par Ricœur. Mais dans uncas comme dans l’autre, le lecteur a toutpouvoir sur l’objet qu’il interprète, il encherche le sens, en contrôle et en dévoile lavérité. C’est la modalité même de la relation àl’objet qui me paraît ici problématique : ellene laisse, ainsi formulée, que fort peu deplace à la surprise, à l’inattendu, bref, à ladynamique d’ouverture du sens. C’est ce conceptd’herméneutique que Michel Henry met enquestion de façon radicale dès C’est moi, la vérité

en démontant l’alliance profonde entreinterprétation et pouvoir et en mettant enavant, a contrario, l’affinité entre réceptivitépassive et parole de vie.26 Il va sans dire queje ne peux que partager la critique.

Reste une autre conception del’herméneutique, qui se nourrit d’ailleursd’une des pistes tracées par Dilthey (safameuse distinction entre expliquer etcomprendre), lequel l’empruntait à son tour àMax Weber : une herméneutique de lacompréhension qui passe par le dialogueintersubjectif et la mutualité des points devue, tôt frayée par H. G. Gadamer. Je reprendsà mon compte cette hypothèse, qui valorise sonversant éthique plutôt que politique, mais jerefuse de l’identifier à une formed’herméneutique, laquelle confère à l’auteur unpouvoir d’initiative (auctor donne autorité) etne fait pas place à l’inventivité du lecteur.De plus, la composante husserlienne de du« voir » de l’évidence et celle de la pratiquetransformative pragmatique ne sont pasdisponibles dans le seul cadre, et il convientalors de lui d’adjoindre trois marquages : 1.le « voir », qualité de transparence du vraiprocédant de la phénoménalité elle-même etmettant à plat la puissance de construction dusens ; 2. le pragmatisme de la vérité commeeffet vérifiable, qui permet à l’autre — non-auteur — d’attester et de corroborer la vérité26 M. Henry, C’est moi, la vérité, Paris, Seuil, 1996.

du phénomène sans laisser à l’auteur leprivilège d’en décider seul ; 3. l’esthétiquede la réception de Iser, qui confère uneinitiative au lecteur et offre un cadresystématique aux pistes contenues spontanémentdans la phénoménologie et dans le pragmatisme.Les deux fondateurs de l’Ecole de Constance,Iser et Jauss, montrent à la lumière d’analysesconcrètes de textes littéraires comment lelecteur n’est pas un récepteur passif du textedont l’auteur impose le sens à son lecteur :c’est un co-créateur doté d’une capacité àinventer son propre objet en prenant le textecomme support.

Pour résumer, énonçons les cinq critèresd’une lecture expérientielle qui ne répond pasaux attendus de la lecture herméneutiquestandard, dont je persiste à penser qu’elle estportée, en dernière instance, par une recherchede pouvoir : 1. la vérité comme « voir » liée àune éthique de la transparence : « voir » ceque j’écris, ce que je lis ; 2. un souci detransformation de soi, invitation au changementvia la réeffectuation par le lecteur desexpériences de l’auteur : « faire » ce quej’écris, ce que je lis ; 3. un mode de relationpragmatique à la discursivité, où les termessont introduits en les ayant fait fonctionnerpar avance, de sorte que le lecteur en a prisconnaissance dans leur contexte d’énonciationet s’en est d’abord imprégné, avant qu’ilssoient définis ; 4. une relation de

bienveillance empathique envers son lecteur,qui ressort du point précédent où je me décaled’une formalisation qui fixe d’avance le sensdes mots, et dont la conséquence estlibération : laisser au lecteur, et donc àl’expérience toute l’ouverture requise, laliberté de faire émerger le sens pour moi, mepermettant de me l’approprier à mon gré, sanscontrainte ni pression ; 5. ces quatre pointsconvergent dans la formulation d’une éthiquepratique qui tient en cinq traits : a. fidélitéau donné et à son expression ; b. précarité, àsavoir caractère provisoire de la description ;c. confiance dans ce qui est obtenu ; d.dynamique du perfectionnement par l’exercice ;e. liberté intérieure qui procède d’une formeincessante de vigilance.

2. Le rôle des exemples comme arrimageexpérientiel

On sait que les exemples forment le creusetde l’incarnation du sens de ce qui est dit etvécu. Ils sont le baromètre de la mise enpratique du dire en un faire. J’ai montréailleurs27 que l’exemple ne saurait êtreexclusivement illustratif, pas plus qu’il n’estqu’heuristique. Le choix d’exemples témoigneainsi d’allers et retours circulaires entrecatégories discursives et épreuves27 N. Depraz, Attention et vigilance. A la croisée de la phénoménologie et des sciences cognitives,Paris, P.U.F., Epiméthée, à paraître.

expérientielles : je prends un exemple, descatégories émergent, j’ai parfois descatégories toutes prêtes, et l’exemple quivient contredit ou confirme.

Prenons « par exemple », pour rester encohérence avec la confrontation irréductible àla singularité individuante d’un cas unique,quelques cas évoqués dans les Idées directrices…I.

Mon hypothèse, je l’ai dit, est que le butde Husserl est de laisser au lecteur inventerses propres exemples, les laisser émerger enlui, plutôt que de lui imposer d’emblée, ce quibloque alors l’inventivité : d’où, parfois,l’absence étonnante ou désespérante d’exemples.Alors, s’il n’en trouve pas lui-même, on luifournit un exemple adjuvant pour lui permettre,via cette béquille, de mettre au travail sacapacité expérientielle et son inventivité.

Les exemples les plus marquants, bienstructurés, plus qu’anecdotiques ou génériques,se situent aux §§97-127. La pragmatiqueincarnée du sens qui y apparaît n’est passeulement relative aux mots, aux concepts et àleur usage plus opératoire plusqu’identifiant : elle s’étend à des structuresdiscursives complexes qui mettent en scène uncontexte ou une situation.

Notons que ces exemples sont trèshétérogènes : parfois limités à un nom commun(un arbre : §97, §99), à un nom propre (Pseudo-Denys : §120), parfois développés sur unalinéa, un paragraphe voire sur plusieurs

enchaînés (§97 à 99 : l’exemple filé de laperception visuelle de l’arbre ; §100 à 102 :l’exemple transversal du souvenir de la galeriede Dresde ; §121-122 : l’exemple poursuivi del’amour de la mère pour ses enfants), parfoisprésentés sous forme d’évocations fugaces(l’hésitation perceptive entre un homme et unarbre, qui engendre la supputation : §103 ; lamise en scène d’une posture, celle dumathématicien : §104, celle d’une dispositiondu regard : §105), parfois détaillés maiscirconscrits (§108 : l’exemple de la visionstéréoscopique ; §111 : l’exemple de la gravurede Dürer). Une telle énumération fait prendreconscience au lecteur de la richesse del’exemplification, mais aussi de son caractèredisparate : Husserl a-t-il un usage réglé deses exemples ? Opère-t-il selon des règles ouprocède-t-il « au petit bonheur la chance »,avec pour seul souci de décrire des structureset des actes génériques de la conscience ? Est-il attentif à l’incarnation concrète de cesactes, à l’importance de leur individuation, oule caractère structurel l’emporte-t-il sur lamotricité expérientielle ?

Le plan auquel je me situe et que j’exploren’est pas celui de la thématisation par Husserlde sa façon de faire : si l’on s’en tient là,on ne peut que conclure au caractère dérivéillustratif des exemples, qui interviennentpour « montrer », « faire voir » des structuresconceptuelles a priori, suivant leur rôle

traditionnel. Mais le plan auquel je me situen’est pas non plus une herméneutique del’implicite opératoire de la pratique desexemples, par quoi je dévoilerais ce qu’il faitsans le dire : cela reviendrait à entériner lalecture herméneutique standard dont j’ai montréqu’elle prend en otage le texte et donne aulecteur la stature d’un auctor autoritaire,détenteur d’un sens qui échappe au texte. Quelest mon plan d’exploration ? L’exemplificationmultiple répond à une logique expérientiellepratique qui fonctionne de façon immanente,c’est-à-dire n’a pas besoin d’être explicitéeréflexivement par l’auteur (ne doit pas l’être,d’ailleurs, en toute cohérence), mais n’est paspour autant « inconsciente » : ne fonctionne enrien « à l’aveugle ». Au fond, c’est le plan même dela pratique que je cherche à identifier, lequeln’est ni réflexif (explicite), ni inconscient(implicite), c’est-à-dire s’émancipe des deuxpostures philosophiques majeures entrelesquelles Ricœur a magnifiquement oscillées(réflexivité/herméneutique) par impossibilitépratique.

Pour rendre compte de cette pratiqueopératoire de l’exemplification, dégageonsquatre règles de fonctionnement. Voilà la seuleclarification que je m’autorise, sachant queces règles opèrent dans le texte mais ne sontpas expressément énoncées par l’auteur. Pourles pointer du doigt à mon lecteur, je lesnote, dérogeant ainsi à l’impératif pratique

par une once (sans doute illégitime, mais peut-être « pédagogique ») de réflexivité : 1.L’acte (perceptif, remémorant, imageant) estdécrit structurellement et l’exemple suit pourlui donner corps. C’est un cas récurrent aux§97-99 avec la perception sensible de l’arbre,aux §100-102 avec le souvenir de la galerie deDresde. Mais Husserl montre le fonctionnement dela structure de l’acte de perception ou dusouvenir plutôt qu’il ne l’énonce a priori. Ducoup, lorsque l’exemple apparaît, il s’insèredans une dynamique déjà portée par le voir dela structure et s’offre en continuité comme unvoir qui remplit la dite structure. 2. Lavision de la structure de l’acte restestructurelle ; ne suit parfois aucun exemplepour la remplir ; c’est là que l’esprit dulecteur, qui restait réceptacle de l’exemple del’auteur, devient réceptif à sa propreinventivité. La structure restant structurelleinvite le lecteur à forger son propre exemple.C’est le cas, générique, de la mention du« vécu de jeunesse » au §101, qui permet àchacun d’incarner ce vécu ; c’est encore le casau §106, où les actes d’affirmation et denégation, décrits en structure et mis en scènedans leur mode concret d’énonciation (lesoulignement pour l’affirmation, le biffagepour la négation), sont l’invitation à uneincarnation corporelle de type gestuel : « Jeme mets à sourire », « Je fronce les

sourcils ».28 3. Husserl développe au plus prèsune forme de réflexivité en acte à propos del’usage des termes et de leur équivocité ànommer l’expérience. Souvent l’exemple vient enappui à une difficulté langagière, assumée àcet endroit, comme un « témoignage du langagenaturel » (§108) qui permet, non de conjurerles « approximations » (§109) du langage maisd’en libérer, et l’auteur, et le lecteur. 4.Les allers et retours entre le fonctionnementde la structure d’un acte (un processusd’émergence d’un sens, d’une pensée, §123, unprocessus de pluralité attentionnelle partagé,§126) et l’exemple qui en assure la visibilitéconcrète témoignent du tissage interactif dansl’écriture de Husserl entre structureconceptuelle et exemplification individuée.

Certes, Husserl ne « construit » pas sesexemples comme un expérimentateur le feraitdans le cadre d’un travail de psychologieempirique. Il nous met en contact par son styled’approche avec l’expérience immanente de laconceptualisation en nous montrant sa teneurexpérimentale. Là émergent des « catégoriesexpérientielles ».

3. Modes de discursivité phénoménologique : laprésence de l’écrivant

28 A propos de l’idée de lecture expérientielle en général et du rôle des exemples en particulier, cf. N. Depraz, Husserl : lire en phénoménologue les Idées directrices…I, Paris, P.U.F., 2008, pp. 178-179. Cf. de façon plus synthétique,N. Depraz, Plus sur Husserl. Une phénoménologie expérientielle, Paris, Atlande, 2009.

Dans la perspective d’une extension à ladynamique discursive, faisons droit à présentaux modes d’énonciation qui manifestent larelation de Husserl à l’expérience individuéeet, plus avant, à l’expérience à la premièrepersonne. Il y a là élargissement de l’exemplequi vaut déjà comme mise en scène située, etqui formait de son côté une première extensionde l’usage des termes et des concepts.

A ce stade, la référence au pragmatismen’est plus seulement philosophique (Peirce,James), elle se fait linguistique : ellemobilise une compréhension du langage entermes, non de structure (Saussure), ni même dedynamique profonde (Chomsky), deux hypothèsesencore rationalistes sur le langage, maisd’énoncés situés et adressés (perlocutoires etperformatifs), comme en témoigne le pragmatismephilosophico-linguistique de Austin (Quand dire,c’est faire) et de Searle (Les actes de langage) et,plus encore, de modes d’énonciation, ainsiqu’il y est fait droit, aujourd’huiexemplairement avec Culioli dans lalinguistique de l’énonciation.

Aussi l’attention aux catégoriesexpérientielles entendues comme des conceptsexemplifiants et indexicalisants en s’arrimantà la présence du sujet « voyant » à l’objet, àla situation et à l’événement se complète parune attention portée au registre del’énonciation pragmatique. Dans cetteperspective, Husserl est particulièrement

précieux, et ce, de façon préliminaire, pourdeux raisons principales : d’une part, le terme« catégorie » désigne chez lui autant unconcept (un terme) qu’un jugement (uneproposition) : c’est dire que l’articulationest un processus intrinsèque à la catégorie,laquelle est toujours complexe, c’est-à-direorganisée en un ensemble de facettess’ordonnant en une unité qui leur resteirréductible ; bref, le plan global seul sesubordonne le niveau local et élémentaire ;d’autre part, les propositions grammatico-logiques sont chez le phénoménologue des« actes » au sens plein du terme, certes, desactes de la conscience, mais qui témoignent del’implication du sujet incarné dans sa logiquediscursive. Comme l’énonce de façon éloquentele titre du §118, les « formes syntaxiques »sont des « synthèses de conscience ». Loin detout grammaticalisme ni d’un logicisme étroit,Husserl fait du sujet un locuteur dontl’activité consciente de synthèse « sereflète dans la forme apophantique designification de la logique formelle ».29 Pourautant, il n’y a pas de subordination, àl’inverse, du langage à la conscience dusujet : les diverses formes de discursivitésont des phénomènes langagiers à part entièreet, à ce titre, elles sont des acteslinguistiques vécus, opérés par un sujetindividuel et revendiquées par ce dernier « en29 Idées directrices… I, op. cit., pp. 404-405.

première personne ». Description, expression,ostension et témoignage figurent parmi lesformes discursives en première personne lesplus notoires. Le fait de leur pluralité est unenseignement pratique de taille : ellesdessinent le relief hétérogène qui est celui dela vitalité des phénomènes eux-mêmes.

4. L’éthique pratique de la phénoménologieexpérientielle

A propos d’un texte, on s’attache souvent àdes paragraphes doctrinaux qui énoncent desprincipes, et ce sont ceux-là que le lecteurretiendra le plus fréquemment : ainsi du §24des Idées directrices…I, qui énoncé « leprincipe des principes », l’intuition donatriceoriginaire, ou du §31, qui définit la méthodede l’épochè. Sans minorer ces acquis doctrinaux,le changement de posture que je me propose etpropose au lecteur consiste à mettre enévidence la « pratique de la doctrine »,mettant ainsi en relief la pratique dans toutesa nudité. : ainsi, par exemple, le §27 produitun mini précis de méthodologie relationnellequi décrit trois modalités de conscience enpremière personne, à la fois dans mon vécu etdans mon énonciation : la présence à…,l’attention, la vigilance. Le §92, on l’a vu,nous livre un manuel pratique sur l’attention,et le §96, on va le voir, une éthique de la

justesse des mots et de la présence du sujet auvécu.

Reprenons à présent quelques exemples de« moments » de pratique en acte, pour entrerdavantage dans le concret de la pratiquephénoménologique. Au §25, suite à l’énoncé du« principe des principes », le phénoménologuelivre à son lecteur l’analogon pratique del’énoncé doctrinal de l’intuition donatriceoriginaire, comme s’il s’agissait de lui faireun clin d’œil pour lui indiquer qu’il n’est pasdupe de ses propres positions conceptuelles :l’énoncé formel du principium, sous la formed’une définition générale répond à la logiqueapriorique des propositions spinozistes del’Ethique ou transcendantales kantiennes de laCritique de la raison pure, mais il est « traduit »ensuite dans les termes d’un impératif« pragmatique » dont le caractère prescriptifest lié à la nécessité d’agir : « (…) on doitplutôt entrer vitalement dans cette activitéet, se fondant sur l’analyse directe, endéterminer le sens immanent. »30 Or, cetteconsigne qui vaut injonction pratique concerne« ce qu’énonce un axiome mathématique ». MaisHusserl en décale son regard, encore une fois,et rejette en bloc le plan habituel de « laconstruction de l’esprit » et de « laspéculation philosophique ou psychologique »,bref, refuse « d’argumenter sur leur terrain »pour s’intéresser au vécu de l’axiome, à sa30 E. Husserl, Idées directrices…I, op. cit., p. 81.

teneur en évidence, à « la conscience » qui estla nôtre « en tant que mathématiciens ». Levirage pragmatique est pour le moinsimpressionnant : non seulement il réinscrit leconcept axiomatique dans le vécu de conscience,mais il s’implique en tant que praticienmathématicien, il se met en scène, il parle desa pratique et de ce qu’il vit, de sa propreentrée vitale dans l’activité d’axiomatisation.

Pour le formuler en des termes récents, ilse donne un accès interne, en premièrepersonne, et non en troisième personne, enextériorité. Husserl prend l’attitude enquestion et invite son lecteur à adopter à sontour : « nous nous placerons au point de vue del’homme tel qu’il vit naturellement (…) aucours de méditations que nous poursuivrons à lapremière personne (in der Ichrede) ». Dès le secondalinéa, il s’exprime à la première personne dusingulier, faisant bien ce qu’il a dit qu’ilferait : « J’ai conscience d’un monde quis’étend sans fin dans l’espace (…) les chosescorporelles sont simplement là pour moi (…) jeleur accorde ou non une attentionparticulière ».31

J’ai ainsi fait émerger le décalage deregard qui permet d’appréhender « la pratiquedu phénoménologue », à savoir sa manière siparticulière d’aborder du point de vue del’agir et de l’activité les positions deconcepts jusqu’à en montrer en acte la mise en31 Op. cit., p. 87.

mouvement pour le sujet. C’est tout le pari :créer une disposition d’esprit qui permet devivre la théorie et la définition plutôt que deseulement la comprendre intellectuellement, dela vivre, d’ailleurs, pour mieux la comprendrede l’intérieur.

Ceci me conduit, pour conclure, à faireressortir les traits principaux de l’éthiquepratique qui nourrissent le regard duphénoménologue. Quelle est-elle ? Non pasthéorie de la valeur (une axiologie) del’objet, ni une morale apriori du sujet. Lephénoménologue fait son travail, examine auscalpel les phénomènes, rend compte des acteset des vécus et indique à mesure les vertus quisont requises en vue de son accomplissement :prudence, patience, sens de l’effort ethumilité (§96) côtoient courage et honnêteté(§108). Tandis que le §108 prône l’honnêtetédescriptive alliée au courage expérientiel, le§96, un peu plus tôt, présente un souci defidélité tout à la fois aux phénomènes et àleur expression. Et de fait, la fidélitéapparaît comme le fil conducteur de l’éthiquedu phénoménologue. Or, c’est cette vertu quifait de la description et de l’expression un« témoignage », terme que Husserl, s’il n’enfait pas un usage systématique ni récurrent,emploie curieusement dans ces deux §96 et§108 : « nous voulons être (…) de fidèlestémoins des configurations phénoménologiques(…) » ; « Le témoignage du langage naturel,

quand aucun préjugé psychologique ne l’altère,peut également être évoqué ici (…) »32

Au delà de cette requête de fidélité dutémoignage, qui confère à la description lestatut d’une narration où le sujet s’impliquepersonnellement et participe activement àl’émergence d’un vécu authentique, de nombreuxtraits définissent la posture éthique duphénoménologue face au donné. C’estexemplairement le cas au §96, qui se présente,comme le fut le §92 à propos de l’attention,comme un mini-précis d’éthique pratique : le« soin » pris à élaborer la distinctionnoèse/noème, la « maîtrise » de cettedistinction, la « correction » (deux fois) desa fondation, la « difficulté » (quatre fois)dans la compréhension et dans le départage, la« maîtrise de soi », « l’effort » (deux fois),le caractère « soigneux » de la description,« l’assurance » de l’énonciation, « l’attitudede liberté intérieure (…) à l’égard de nospropres descriptions »33 Les vertus duphénoménologue ici mobilisées sont mises auservice du « comment » faire, c’est-à-dire,pour le dire autrement, de l’examen desprocessus plutôt que des résultats. Dans ceparagraphe, Husserl, comme souvent, interrogesa pratique : il n’a pas de réponse, ilquestionne, il se demande « comment » il peutréaliser la tâche qui lui incombe. Ce qui est32 Op. cit., respectivement p. 334 et p. 366.33 Op. cit., pp. 332-334.

montré au lecteur, c’est l’ouverture incroyabledu phénoménologue à ce qu’il ne connaît pas, sacuriosité infinie à l’égard du donné, son goûtinsatiable de la découverte des phénomènes.Mais le saut pratiqué à chaque fois dansl’inconnu est assorti d’une confianceinébranlable dans la capacité à dire, àénoncer, à décrire à la mesure de sespossibilités, aussi limitées soient-elles. Lesens des limites fait ici partie de la prudenceet de l’humilité qui caractérisentparallèlement, on l’a noté, l’attitude duphénoménologue : la logique des « petits pas »qu’il revendique est le gage d’une conscienceinestimable de la fragilité des énoncés alliéeà un savoir assuré de leur perfectionnementpossible.

Bref, l’éthique pratique qu’esquisse iciHusserl trouve sa signature dans l’ouvertureincroyable au donné et dans la confiance dansl’aptitude du sujet à accueillir ce qui peut sedonner à lui, assortie d’un sens desdifficultés et de l’effort à accomplir. Cecicontribue à bémoliser ce qui pourraitapparaître de prime abord comme un optimismeirréaliste.

Conclusion. Ecrire en phénoménologue

Une telle présentation de la phénoménologieexpérientielle, « procédurale », signedéfinitivement sa vertu « pragmatique »

permettra au lecteur, je l’espère, d’apercevoirà quel point mon hypothèse pragmatique est à lafois absolument fondée et encore timidementétayée. En faisant ce premier pas, j’ai pudécouvrir qu’il convient à présent de mettre autravail cette approche à propos d’autresouvrages et d’autres phénoménologues. Lapertinence de ce principe de lectureprocédurale demande à être éprouvée ailleurs,de façon à en avérer la validité.34 Non que laquantité ni le moyennage servent ici decritères à la validation de l’hypothèse, loins’en faut, voilà qui serait contraire à larevendication d’une méthodologie en premièrepersonne, qui fait tout le sel de cettephénoménologie pragmatiste ; mais un casunique, qui vaut à lui seul, de par son unicitéirréductible, gagne à être exhaussé via unprocessus de variation comparative de typeintersubjectif, lequel permet de faireressortir les singularités multiples.

De la synthèse passive forme à mon sens lependant antinomique exact des Idées directrices I :il me paraît être l’objet rêvé d’une tellelecture : à la méthode dite rétrospectivement« statique » qui caractérise l’ouvrage de 1913s’adjoint alors la présentation inaugurale dela méthode génétique. Si les Idées directrices Irépondent à une logique de publication de la

34 Cf. N. Depraz et N. Parant, L’écriture et la lecture : des phénomènes miroir ? L’exemplede Sartre, Rouen, PUHR, coll. « Rencontres philosophiques », n°2, décembre2011.

recherche de Husserl, attestable dans saformulation comme idéalisme transcendantal, lesmanuscrits des années 1918-1926 sont unchantier de recherches nouvelles, pionnières etinchoatives, où vient courir une hypothèsealternative pour la phénoménologie :l’empirisme transcendantal.35 Si ces deuxouvrages sont antinomiques, c’est justementparce qu’ils contiennent l’un et l’autre lesdeux hypothèses, respectivement en majeure eten mineure. Exhumer la pratique de la doctrinede ce texte dit principalement doctrinal qu’estles Idées directrices I n’est possible qu’à lalumière de la pratique en jeu de façon beaucoupplus nue dans De la synthèse passive ; inversement,faire ressortir les nervures conceptuelles desmanuscrits des années 20 s’alimente de la tenuesystématique de l’ouvrage de 1913.

Voilà ce dont je voudrais témoigner pourconclure : activer une lecture expérientielleprocédurale en phénoménologie, c’est d’embléefaire ressortir combien cette lecture pratiqueest uniment une écriture à nouveaux frais.Réécriture où le lecteur se met dans les pas del’auteur et se prend à écrire en lisant, là oùl’auteur se met immanquablement à lire enécrivant.36

35 N. Depraz, Lucidité du corps. De l’empirisme transcendantal enphénoménologie, Dordrecht, Kluwer, 2001.36 J. Gracq, En lisant en écrivant, Paris, J. Corti, 1980.