La phénoménologie transcendantale comme réflexivité agie

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La phénoménologie transcendantale comme réflexivité agie Introduction Nous voudrions dans ce texte aborder la question du sens et de la condition de possibilité de la phénoménologie, prendre au sérieux l’idée que des objections fortes peuvent être posées à l’égard de l’idée même de phénoménologie, et que seule une confrontation permet d’en retracer les contours. Le retour aux choses mêmes amorcé par la phénoménologie a-t-il un sens ? A-t-il même un sens philosophique ? Plus gravement, le réel est-il vraiment un problème philosophique ? C’est en assumant le poids de telles questions que la philosophie, dépossédée de l’assurance de ses objets et de son sens, se regagne comme impulsion hésitante et tâtonnante, comme assomption par la pensée de sa propre mobilité, de la labilité et de la fugacité du contact qu’elle est avec elle-même, de la philosophie comme phénoménologie. Répondre à de telles questions impose de prendre d’abord au sérieux la critique faite à la phénoménologie sur plusieurs fronts, afin de tenter de redéfinir à la racine le sens et le lieu du phénoménologique, et, s’il y a, son mode spécifique de dévoilement. Pour ce faire, il est tout aussi important de prêter l’oreille aux mises en garde de l’analyse grammaticale, introduite par Wittgenstein et relayée en cette matière en France par les travaux de Jocelyn Benoist, qu’aux analyses de la psychanalyse, en particulier sur ce point, lacanienne, ou tout aussi bien, et plus encore dans notre perspective, aux réserves soulevées par la déconstruction derridienne. L’ensemble de cet arsenal critique en effet invite à purifier l’appréhension spontanée de la phénoménologie, et à travers elle, de l’activité philosophique en général. Le prendre en compte permet sur un versant d’assumer la nécessaire complexité d’une position phénoménologique, et des catégories philosophiques et intellectuelles à travers lesquelles seulement elle peut avoir un sens, et sur l’autre versant de mettre en pièce la phénoménologie naïve qui se veut phénoménologie de l’exposition, de l’extase et de l’évidence sans ombres. La phénoménologie est une disposition complexe articulant plusieurs degrés de regard : elle mobilise une réflexivité spécifique et maitrisée. A travers elle, c’est à un usage renouvelé des catégories philosophiques qu’il faut accéder, préservant leur capacité de saisie et de mise en forme sans en être dupe. C’est à l’assomption d’un infondement, d’une pas de côté définitif vis-à-vis de la question traditionnelle du

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La phénoménologie transcendantale comme réflexivité agie

Introduction

Nous voudrions dans ce texte aborder la question du sens et de la condition de

possibilité de la phénoménologie, prendre au sérieux l’idée que des objections fortes

peuvent être posées à l’égard de l’idée même de phénoménologie, et que seule une

confrontation permet d’en retracer les contours. Le retour aux choses mêmes amorcé

par la phénoménologie a-t-il un sens ? A-t-il même un sens philosophique ? Plus

gravement, le réel est-il vraiment un problème philosophique ? C’est en assumant le

poids de telles questions que la philosophie, dépossédée de l’assurance de ses objets

et de son sens, se regagne comme impulsion hésitante et tâtonnante, comme

assomption par la pensée de sa propre mobilité, de la labilité et de la fugacité du

contact qu’elle est avec elle-même, de la philosophie comme phénoménologie.

Répondre à de telles questions impose de prendre d’abord au sérieux la critique faite à

la phénoménologie sur plusieurs fronts, afin de tenter de redéfinir à la racine le sens et

le lieu du phénoménologique, et, s’il y a, son mode spécifique de dévoilement. Pour

ce faire, il est tout aussi important de prêter l’oreille aux mises en garde de l’analyse

grammaticale, introduite par Wittgenstein et relayée en cette matière en France par les

travaux de Jocelyn Benoist, qu’aux analyses de la psychanalyse, en particulier sur ce

point, lacanienne, ou tout aussi bien, et plus encore dans notre perspective, aux

réserves soulevées par la déconstruction derridienne. L’ensemble de cet arsenal

critique en effet invite à purifier l’appréhension spontanée de la phénoménologie, et à

travers elle, de l’activité philosophique en général. Le prendre en compte permet sur

un versant d’assumer la nécessaire complexité d’une position phénoménologique, et

des catégories philosophiques et intellectuelles à travers lesquelles seulement elle peut

avoir un sens, et sur l’autre versant de mettre en pièce la phénoménologie naïve qui se

veut phénoménologie de l’exposition, de l’extase et de l’évidence sans ombres.

La phénoménologie est une disposition complexe articulant plusieurs degrés de

regard : elle mobilise une réflexivité spécifique et maitrisée. A travers elle, c’est à un

usage renouvelé des catégories philosophiques qu’il faut accéder, préservant leur

capacité de saisie et de mise en forme sans en être dupe. C’est à l’assomption d’un

infondement, d’une pas de côté définitif vis-à-vis de la question traditionnelle du

fondement que la phénoménologie conduit. Toutefois, s’il n’est plus question de

répondre à la question du fondement, il s’agit bien de prendre acte de sa structure de

question, comme mode de mise en forme pensante de l’expérience. Le mode de

rapport au fondationnel conditionne ainsi le sens qui peut être donné à une

phénoménologie par-delà critique grammaticale, déconstruction, psychanalyses de

toutes sortes. Le fondement doit-il être déconstruit (Heidegger, Derrida) ? Doit-il tout

simplement s’effacer (Wittgenstein, Benoist ?) Ou est-ce que l’idée de fondation

concrétise quelque chose qui doit certes être assoupli, mais pas détruit, en tant qu’elle

est symptomatique de modalités essentielles de mise en sens et en mot du réel ?

Pour notre part, la symptomatisation du fondement semble être la voie la plus

féconde, à condition d’être élargie et retraduite comme transposition transcendantale

du fondement comme question, selon la logique de la réduction architectonique

développée par Marc Richir, ou, de la métaphysique phénoménologique de l’image

développée par Alexander Schnell1. Une telle phénoménologie promeut un usage

plastifié et enrichi des catégories philosophiques classiques, permettant d’accéder à

une finesse descriptive supérieure où les rapports de termes et d’éléments ne sont plus

seulement des relations ou des implications mais des continuités, des effets de

champs, des limites au sein d’un espace global. Pour cela, nous nous efforcerons de

caractériser une philosophie transcendantale de caractère dynamique, impliquant un

transcendantal agi, et passant par une mise en cercle productive des éléments posés

par l’analyse. Si le réel peut être compris comme l’impossible de la phénoménologie

(et de la philosophie même), c’est sous contrainte de cette structure-réel qu’une

phénoménologie pourra être repensée. La déconstruction propose certes un semblable

déplacement interne, mais peut-être trop unilatéral, puisque du fondationnel elle passe

tout de go à la dissémination. La mise en marche du transcendantal, illustrée par la

démarche phénoménologique en zigzag adoptée par Husserl et généralisée par Marc

Richir, offre pour cela des armes très puissantes.

I. Le réel, impossible de la phénoménologie

1) Le réel, une question philosophique ?

                                                                                                               1 A. Schnell, « Le transcendantal dans la phénoménologie », K. Novotny, A. Schnell, L. Tengelyi (éds), La

phénoménologie comme philosophie première, Amiens, Association des amis de la phénoménologie, 2011.

La question du réel est d’une certaine façon spontanément évidente et

philosophiquement opaque ; elle ne se pose comme telle qu’à travers un réseau

terminologique dense, qui la fait aussitôt surgir sous un certain horizon problématique

qui, pour le réaliste, est sans doute toujours déjà fautif.

Le réel est pour la philosophie un problème plutôt qu’un concept. Pour le sens

commun, il est ce qui va de soi, ce sur quoi nous faisons fond, et qui ne peut manquer

qu’en certaines occasions contextuellement circonscrites. Parler du réel en

philosophie, c’est toujours aussi désintriquer ce réseau et déterminer le statut de la

question qu’on tente de poser lorsqu’on le questionne.

Parler du réel en tant que réel, autrement dit, implique que la structure du discours qui

le prend en charge soit elle-même explicitée ; non nécessairement pour élaborer un

concept de réel qui serait adéquat au problème, ce qui n’a peut-être aucun sens, car le

réel comme tel n’est un problème que pour la philosophie. Il n’est un problème que

dans la mesure où celle-ci interpose spontanément des interprétations de ce qui fait ça

réalité, qu’elle est aussitôt amenée à défaire ; le réel n’est un problème pour la

philosophie qu’en ce qu’il est toujours aussi non-problématique, et la conceptualité

philosophique en cette matière est d’emblée tendue entre une vocation ontologique de

comprendre en quoi le réel et le réel, et une entente spontanée selon laquelle le réel est

le réel et est réel, en cela a priori et grammaticalement hors d’atteinte de toute reprise

et de toute élaboration de quelle sorte que ce soit.

Ce que nous appelons question du réel, c’est alors d’une certaine façon le fait même

que nous parlions de réel. Nous reconnaissons spontanément l’écart entre nous et ce

que nous expérimentons. Nous ne sommes pas collés à ce que nous

expérimentons : nous l’expérimentons comme quelque chose dont nous ne décidons

pas. La question ici n’est donc pas d’abord que nous interrogions le statut de ce que

nous expérimentons, que nous y cherchions des degrés, des consistances et des faux

semblants ; elle est que nous savons d’emblée que notre expérience est expérience de

quelque chose, que l’expérience est habitée par cette structure d’extériorité, que

l’expérience se fait selon cette structure d’extériorité.

Certes, on peut tout aussi bien dire qu’il n’y a là qu’un truisme ou une tautologie, ou

répondre que l’expérience animale – d’une autre façon, par des structures affectives,

par exemple – est tout autant expérience d’une extériorité. Mais le point de départ est

bien que pour nous l’expérience est non seulement expérience d’extériorité, mais

réflexion d’elle-même, savoir d’elle-même comme expérience d’une extériorité. Ce

comme se traduit par une autre dimension, qui est celle de la réflexivité : la structure

spécifique de l’expérience comme expérience de quelque chose se caractérise par sa

possibilité de retour sur soi. Ce que j’expérimente, je sais que je l’expérimente, en ce

sens que je n’y suis pas totalement absorbé, et le je ici n’a peut-être pas d’autre sens

que cette inadéquation du vécu avec lui-même.

C’est dans ce décalage permanent d’avec elle-même que l’expérience s’assume

comme expérience d’une extériorité : en se retenant, se modalisant, en redoublant ce

qui paraît en elle pour assumer que ce paraître est une exigence spécifique. Cette

réflexivité doit bien sûr être mitigée : toute mon expérience n’est certainement pas de

fait réflexive, mais notre présupposé sera la possibilité de la réflexivité, ce qu’on peut

appeler avec Fichte la réflexibilité, habite en droit tout ce qui traverse mon

expérience, et plus encore, que le concept qu’on peut élaborer de l’expérience est

incompréhensible sans elle. On ne saurait sans doute concevoir de science sans

concevoir cette réflexibilité présupposée dans la position d’un horizon d’objectivité –

l’objet comme catégorie étant l’extériorité reconnue et posée comme telle.

2) Le réel et le transcendantal

Reste à savoir de quoi on parle quand on parle de ce décalage – quel est le lieu où ce

décalage a sens. S’il y a sens à parler d’un problème du réel, c’est d’un point de vue

transcendantal : le dit problème ne relève pas des catégories de réalité et de ses

dérivées mais de ce qui fait que nous pouvons nous rapporter à ce que nous

expérimentons sous le format de l’objectivité – plus généralement peut-être que ne

nous expérimentons pas comme si nous étions un océan primitif, mais dans un

processus de décentrement, qu’en d’autres termes encore nous n’avons pas tout dans

notre expérience.

En toute rigueur, un réalisme conséquent n’a pas à se soucier du réel en tant que tel –

en tant qu’hypothétique problème qu’il entend plutôt désamorcer. Le réel, dira-t-il,

nous y sommes, nous y naissons, et il n’y a rien qui ne soit à sa façon réel. Le réel est

a priori et par définition inconstituable autant qu’irréductible, parce qu’il est l’a priori

de toutes les prises que nous avons sur lui, de toutes les déterminations que nous

cherchons de lui. Pour être réaliste, il faut ne pas parler du réel, mais des objets que

nous sommes amenés à rencontrer, ou parler des problèmes qui se posent à même le

réel.

Au contraire, le réel est ce qui fait problème pour le philosophe transcendantal. Le

réel est la question, dans la mesure où lui faut bien d’abord prendre la mesure de son

inconcevabilité philosophique (nous disons bien ici : philosophique) et la logique de

son apriorité. Celle-ci n’est pas génétique ou ontologique, mais peut-être plutôt

linguistique : le réel est par définition l’inconstituable et l’irréductible, et aussi, ce sur

quoi nous faisons fond, mais tout autant, ce qui récuse et interdit toute logique de

fondation, ce que tout dispositif de capture philosophique ne peut que manquer.

C’est pour la réflexion que le réel fait problème. Cette réflexion n’est pas seulement la

réflexion abstraite du philosophe, mais habite l’expérience – l’intérêt de la

phénoménologie étant alors de reconduire à la structure de cette réflexibilité au sein

de l’expérience pour désintriquer les dimensions selon lesquelles elle s’exerce et se

déploie. La concrétude du concret phénoménologique, pour être appréhendée comme

telle, ne se révèle pas seulement dans la description (si subtile et attentive soit-elle),

mais dans l’explicitation de la description, qui tente de saisir ce que cela peut bien

vouloir dire, décrire. Comme nous y insisterons dans ce texte, la méthode

transcendantale est alors efficace pour coordonner ces deux dimensions discursives –

la tension phénoménologique vers le concret et la tension réflexive dégageant ce

même concret comme concret, en l’analysant dans sa relation au discours qui

l’élabore.

3) Ecart et soustraction

Pour la phénoménologie, le réel est ainsi à la fois ce qu’il y a et ce qui fait problème –

autant l’immédiat que l’horizon dans lequel le donné peut-être mis en question. La

phénoménologie cherche à mener la réflexivité au-delà de ce qui paraît d'abord la

limiter, c'est-à-dire aussi à se redonner le réel et sa réalité comme thèmes : non

cependant comme thèmes directs (la phénoménologie ne dit certainement pas ce

qu’est le réel), mais comme enveloppe. La phénoménologie ne peut se développer

sans un concept de réel suffisamment fort pour l’empêcher de se clore sur elle-même,

pour déployer un certain nombre de contraintes structurelles conditionnant son

activité, sa méthodologie, l’interprétation qu’elle peut donner des résultats qu’elle

obtient. Nous le posons pour caractériser une énigme qui n'apparaît d'abord que dans

la réflexion en tant que telle. Le réel est une dimension fondamentale pour poser le

champ phénoménologique ; il est ce sous contrainte de quoi le champ

phénoménologique doit être pensé pour ne pas être une pure fiction spéculative, une

pure chimère.

La conception lacanienne peut servir d’indice pour cette recherche, car elle élabore

justement la question du réel de manière soustractive, comme structure de

l’expérience qui comme telle ne s’expérimente pas. Comme le précise Làszlô

Tengelyi.

« Le réel – cette expression a chez Lacan un sens particulier. Elle ne

renvoie pas à une « réalité présente sans médiation et sans limite », avec

laquelle on compte sur la base d'expériences précédentes et dont on se

promet le remplissement d'attentes préconçues. Il signifie plutôt chez

Lacan – tout comme chez Levinas – justement le contraire. Le « réel »

n'est pas le « possible » devenu « effectif », mais (…) l'« impossible ». Ce

qui est ainsi signifié n'est pas à nouveau la contrepartie conceptuelle du

« nécessaire » ; ce qui est signifié est plutôt l'indisponible dans l'effectif

(...)2 »

La dimension du réel désigne ce sur quoi le langage achoppe, mais dans l’horizon

duquel il se déploie, la dimension d'achoppement qui apparaît nécessairement au sein

même du langage et sans laquelle nous ne saurions le penser comme langage. « (…)

Le réel ne se présente jamais – le réel en tant que réel, le poids du réel – sans la perte

d'un accès direct à une réalité présente sans médiation et sans limite.3 »

Pour Lacan bien sûr, la dimension du réel n’a aucun sens hors de la question du

langage. Tout l’enjeu de la substitution lacanienne à la problématique heideggérienne

de l’être de la thématique du réel est de dénier son sens philosophique à une structure

dont la philosophie fournit certes les symptômes, mais qui n’est traitée

                                                                                                               2 L. Tengelyi, L'histoire d'une vie et sa région sauvage, Editions Jérôme Millon, 2005, p. 333. 3 L. Tengelyi, Ibid., p. 334.

philosophiquement qu’au prix d’une illusion. C’est par le langage que l’expérience est

investie d’une structure d’extériorité : c’est en lui seul que la question de cette

décompacification de l’expérience se pose.

Chez Lacan, la question du réel n’a de sens qu’envisagée au sein d’une structure

existentielle envisagée par la psychanalyse : la philosophie ne peut rien en faire, ne

peut qu’extrapoler à son sujet des catégories philosophiques qui ne la concernent pas,

car elle est l’émanation d’une certaine position, d’un certain nouage qui ne peut

qu’être aveugle à lui-même. La dimension du réel ne concerne pas davantage

l’épistémologie, ni la philosophie de la connaissance au sens large : elle n’est pas un

horizon de configuration d’expérience expliquant quoi que ce soit par rapport à

quelque savoir que ce soit.

Ce que pose Lacan, c’est bien que la question du réel n’a peut-être de sens qu’hors

phénoménologie, si la phénoménologie se conçoit à partir des figures de la donation,

de l’accès, d’une exposition directe à une transcendance. La phénoménologie se

situerait toute entière du côté de ce que Lacan appelle l’imaginaire, ou au moins tissu

imaginaire/symbolique, et non du côté du réel. Sans exposer ici la question du nœud

RSI, on rappellera que celui-ci est conçu par Lacan comme un espace topologique

dont les dimensions n’ont sens que rapportées les unes aux autres. Le registre de

l’imaginaire désigne par opposition au registre du symbolique ce qui est de l’ordre de

la projection et de l’identification – ce en quoi le moi se saisit et ce qu’il croit être -,

quand le symbolique désigne l’apriorité langagière et structurelle de l’autre – de la

société. Le réel est de son côté introduit par expulsion – comme ce qui ni

symboliquement découpé, ni imaginairement identifié, qui en tant que tel s’avère

insaisissable.

Le vice natif de la phénoménologie serait de manquer – de ne pouvoir que manquer –

la question du réel en posant sur le terrain de l’expérientiel, donc pour Lacan, de

l’imaginaire, ce qui, comme structure de l’expérience, est essentiellement

inexpérimentable, non parce qu’il relèverait de l’ordre du secret ou du mystique, mais

parce qu’il n’y aurait aucun sens à le dire expérimentable. Le réel serait

principiellement ce que la phénoménologie ne peut pas prendre, parce que la mise en

exergue de la dimension du réel ne se fait que dans la distinction stricte de

l’imaginaire et du symbolique, de l’expérientiel et de l’apriorité langagière et

symbolique.

La phénoménologie, dans son refus de poser cette aprioricité (qui la rend impossible

comme phénoménologie, en posant que la dimension du langage rend celle de

l’expérience inaccessible à toute analytique), s’interdirait du même coup la position

de la question du réel. Son retour aux choses serait de la sorte factice, cantonné à la

dimension imaginaire dont elle ne saurait s’extraire, car le projet phénoménologique

comme tel serait biaisé à sa racine. L'orientation vers la phénoménalité, vers

l'apparaître, manquerait le réel, se détournerait des lieux où la question du réel a un

sens : pour Lacan, la loi, le désir, tout ce qui relève de l’effet, dont les symptômes ne

se manifestent qu’en rupture des dimensions imaginaires et symboliques.

4) Une phénoménologie sous contrainte du réel

Un des enjeux sera alors de proposer une conception de la phénoménologie capable

d'accueillir une telle façon de thématiser le réel sans perdre son aspect dimensionnel,

mais tout en demeurant phénoménologique ; une phénoménologie se développant

sous contrainte de la question du réel, qu’elle ne traitera donc pas, mais s’attachera à

ne pas recouvrir.

Une telle phénoménologie sera prudente vis-à-vis de toute volonté de saisir

l’expérience, de fonder en elle des structures métaphysiques ; elle assumera la relative

insaisissabilité de l’expérience, toujours contaminée d’imagination, mais œuvrera à

même l’imagination, au frottement entre ce qui apparaît de prime abord, toujours

individué et structuré, et son effritement sans limites dès lors qu’on tente de le

décomposer analytiquement.

Ainsi, elle s’attachera aussi à préciser le type de disposition théorique susceptible

d’appréhender ces êtres instables mais néanmoins découpés que propose l’expérience,

et contribuera de cette façon à une réforme de la disposition philosophique elle-même.

Le réel a pu être considéré comme la pierre d’achoppement non seulement de toute

phénoménologie, mais de toute philosophie fatalement biaisée à son égard ; c’est alors

bien l’ethos philosophique qu’il faut faire évoluer, en dédramatisant les enjeux que

produisent spontanément les catégories de la discipline, sans toutefois renoncer à leur

usage, même si celui-ci assume en elles une part de fictionnalité et les mobilise pour

opérer une mise en tension problématique de ses objets.

La phénoménologie que nous tentons de circonscrire répercute ainsi le choc en retour

de la radicalité du réel sur le phénomène. Comment repenser la phénoménologie à

l'aune d'un réel qu'elle ne toucherait pas ? D'un réel qui n'aurait de sens qu'en biais ?

Autant une phénoménologie de type classiquement descriptive, et plus encore ses

avatars expérientiels plus ou moins sophistiqués nous semblent rester menacés de

prendre l’ombre pour la proie, autant une perspective transcendantale est capable

d’assumer cet écart constitutif qu’il ne s’agira jamais de combler, mais au sein duquel

il faut faire émerger des configurations. Une telle philosophie transcendantale par

principe ne cherche jamais à toucher le réel, mais réfléchit la contrainte du

mouvement qui se tend vers/en lui. Dans les développements suivants, nous mettrons

en miroir la façon dont la déconstruction entend assumer cette contrainte, et la façon

dont la phénoménologie transcendantale telle que nous la proposons en prend acte.

II. La déconstruction comme assomption tangentielle du réel

1. Plus d’une langue

Si la philosophie – sous la forme de la phénoménologie – ne peut l’appréhender de

façon classique, c’est elle-même, dans la façon dont elle se déploie, dans un retour sur

sa propre énonciation, qui doit en quelque sorte se mettre à sa mesure. La

déconstruction derridienne accomplit pour sa part une première assomption de cette

nouvelle condition de la pensée : il s’agit bien pour elle de reprendre et de dramatiser

l’impulsion de la phénoménologie pour mettre celle-ci en tant que disposition à

l’épreuve de son dehors.

Les arguments de Derrida sur la difficulté d’amener la question de l’extériorité en

philosophie ont été exposés dans une adresse lancée au projet levinassien, dans le

célèbre article intitulé « Violence et Métaphysique ». La question de l’extériorité

inquiète en effet la philosophie en tant que disposition : l’extériorité conduit à interroger

les limites d’un logos qui l’effleure et la recouvre, mais dont l’ombre vient hanter toute

tentative de s’élever hors ou au-delà de lui. L’extériorité demande à se-dire autrement,

et cet autre dire à son tour a besoin de se retraduire dans la langue philosophique. Ainsi,

« (…) c'est peut-être vers cet impensable-impossible-indicible que nous appelle Levinas

au-delà de l'Être et du Logos (...). Mais cet appel ne doit pouvoir ni se penser ni se

dire.4 »

Pour toucher son dehors, la philosophie peut-être tentée de se redéployer sur le front

d’une nouvelle langue. Peut-elle cependant parler cette langue contre l’ancienne,

s’élancer au sein d’une autre habitation dont la disposition serait autre elle-aussi, mais

se dire à partir, et contre ce dont elle s’écarte ? L’extériorité, dans l’économie de la

philosophie héritée des grecs, a une grammaire qu’on ne refoule pas si vite ; la nouvelle

langue que, pour Derrida, parle Levinas, peut vite se faire inaudible, où se laisser au

contraire retourner, défigurer, dialectiser. L’historicité philosophique ne se laisse pas si

facilement refouler.

Tenter de brouiller, luxer, déstructurer la langue philosophique pour y amener quelque

chose qu’elle ne peut ni ne doit pré-pointer, faire entendre un inaudible vers lequel on

ne peut pourtant tendre l’oreille, telle est bien alors l’aporie de la pensée derridienne qui

se place sous le signe de Babel. Le mythe de Babel en effet désigne Dieu en tant que

celui-ci « (…) impose et interdit à la fois la traduction. Il l’impose et l’interdit, y

contraint, mais comme à l’échec 5». Dans tout texte réside une part d’intraduisible que

la traduction ne peut capturer, mais vers l’opacité de laquelle elle peut faire signe.

Ainsi, « (…) le pur langage reste caché, celé (verborgen), muré dans l’intimité nocturne

du « noyau ». Seule une traduction peut l’en faire sortir6 » L’écriture de Derrida projette

l’ombre de l’impossible que la pensée ne peut saisir ni positivement construire, mais

qu’il lui faut bien éveiller, déceler, susciter pour se reprendre elle-même et se lancer

dans sa propre tâche, infinie7.

Cette inquiétude est exposée par une logique de supplémentarité, qui répond à

l’exigence de contamination du sens : conserver sans supprimer, certes, mais non,

                                                                                                               4 J. Derrida, « Violence et métaphysique », in L’écriture et la différence, p. 168, Paris, Edition du Seuil,

1967 (c’est nous qui soulignons). 5 J. Derrida, Psyché, Invention de l’autre, Paris, Editions de Minuit, 1987, p. 208. 6 J. Derrida, Psyché, Invention de l’autre, op.cit., p. 233. 7 Nous remercions Bruno Gauthier et Thibault Gress de nous avoir rendu attentif à ces passages.

comme chez Hegel, en relevant, mais plutôt en se tenant aux lisières de la structure,

maintenant sa forme, laissant celle-ci se mettre en mouvement, en cherchant à la saisir

dans le geste de son dépôt. Derrida affirme alors ne rien vouloir dire qui « (...) puisse

simplement s’entendre, qui soit simple affaire d’entendement8 », c'est-à-dire, ne tenir

aucun discours qui semble une fois pour toute achevé et assuré de son sens. Il faut

toujours penser de concert le sens et la scène sur laquelle celui-ci se joue :

« À l’intérieur de la clôture, par un mouvement oblique et toujours

périlleux, risquant sans cesse de retomber en deçà de ce qu’il déconstruit, il

faut entourer les concepts critiques d’un discours prudent et minutieux,

marquer les conditions, le milieu et les limites de leur efficacité, désigner

rigoureusement leur appartenance à la machine qu’ils permettent de

déconstituer ; et du même coup la faille par laquelle se laisse entrevoir,

encore innommable, la lueur de l’outre clôture.9 »

Déconstruire serait découvrir un pays qu'on ne connaît pas encore et qu'on ne pourra

jamais connaître, amener la langue classique à manifester son autre sans le réduire à

elle-même. La déconstruction veut conjuguer la pensée et la ruse, pour cela user de

l’imagination en tant qu'elle est mouvement, qu’elle installe et maintient, au sein du

figuré, une indétermination ou une latence. Celle-ci peut se décrire comme le

mouvement même de la figuration, le dynamisme propre à la mise en figure, à la mise

en scène spatialisante de la parole philosophique qui s’articule et se disloque, en

déposant ainsi son adhésion temporelle à soi-même, mais en conservant pourtant

quelque chose de la dynamique qui la conduit dans la forme qu’elle prend. C’est

essentiellement dans la réflexion sur les propres conditions de sa discursivité qu’elle

veut mettre en question le projet phénoménologique lui-même, sa capacité à toucher

quelque chose.

Ce sont les conditions de l'effort de la pensée et les moyens dont elle dispose pour

mener, effectivement, son dialogue avec elle-même que la déconstruction remet en

cause. L’effort de la pensée n’est pas accidentellement divisé mais intrinsèquement et à

jamais divisé, sans réconciliation possible. L'éveil de la pensée et son acte ne                                                                                                                8 J. Derrida, Positions, Paris, Editions de Minuit, 1974, p. 24. 9 J. Derrida, De la grammatologie, Paris, Editions de Minuit, p. 25.

coïncident. Entre le contenu qu’elle prononce et les modes de son écriture, entre l’acte

performatif de son énonciation et ce qu’elle énonce, s’organise un jeu complexe, dans la

mesure où, d’une part, il doit y avoir correspondance de l’un à l’autre, et d’autre part,

malgré tout, un écart suffisant à ce que l’énoncé ne se résorbe pas tout à fait dans

l’énonciation (ou, à l’inverse, l’énonciation ne s’oublie pas dans l’illusion de l’énoncé).

L’effort est toujours pluriel ; il ne se synthétise jamais explicitement, et s’étale et de

dispose en autant de livres et de perspectives qu’il est nécessaire pour qu’il ne

s’endorme jamais. Il ne s’agit plus seulement de méthode, mais de stratégies d’écriture,

d’une contingence matérielle irréductiblement inscrite au cœur de la démarche

philosophique. De cette façon

« (…) tout concept est en droit et essentiellement inscrit dans une chaîne ou

dans un système à l’intérieur duquel il renvoie à l’autre, aux autres concepts

par jeu systématique de différences. Un tel jeu, la différance, n’est plus

alors simplement un concept mais la possibilité de la conceptualité, du

procès et du système conceptuel en général.10 »

2) Déconstruction et phénoménologie

La déconstruction entretient de la sorte avec la phénoménologie une relation

ambiguë : elle la conteste tout en la radicalisant sur son propre terrain, en tentant de se

garder ouverte ou de se rendre passible d’un tout autre qui ne peut qu’advenir par

hasard, être rencontré. Il y a dans la déconstruction la même tension vers une sorte

d’excès, mais cet excès demeurant non-thématisable, inassignable, insaisissable, ne peut

jamais se révéler à l’analyse, mais seulement y motiver des effets non-attendus. La

déconstruction reconduit plus profondément le geste phénoménologique initial, mais ne

l’outrepasse qu’en se déclarant non-phénoménologique. Elle se construit à partir de

concepts tirés de la problématique phénoménologique, mais voudrait les subvertit par

l’usage discursif qu’elle en fait – sans envisager que par là, elle rabat la

phénoménologie sur ce dont elle provient sans y déceler ce qui y échappe, et qui d’une

certaine façon échappera toujours à toute déconstruction, en assumant d’emblée une

                                                                                                               10 J. Derrida, Marges de la philosophie, « La différance », Paris, Éditions de Minuit, 1972.

dynamique et une mobilité qui n’en sont plus seulement le thème, mais bien la façon

même.

La phénoménologie est pour Derrida un symptôme exemplaire de la structure

canonique de la pensée occidentale qui déterminerait toujours l'être comme présence,

c'est-à-dire toujours à la fois comme donation réelle et comme sens, en d'autres termes

comme auto-donation. Elle serait ainsi le lieu où l’ambiguïté de la présence se fait

sensible de par ses défaillances mêmes. La phénoménologie serait en quelque sorte

impossible ; elle s’impossibiliserait elle-même en contredisant sa propre disposition, en

présupposant un rapport sans distance ni défaillance à son objet tout en voilant celui-ci.

La phénoménologie préserverait des catégories qu’elle amènerait en même temps à

relativiser ; elle ne serait possible que comme autrement que phénoménologie.

Mais cette remise en cause présuppose à son tour un sens univoque de la démarche

phénoménologique ; elle présuppose que celle-ci se réaliserait et s’épuiserait dans sa

conceptualité, sans tenir compte de sa pratique et des modalités de cette pratique. Tout

notre itinéraire jusqu’ici a en effet cherché à montrer de quelle façon la pratique

phénoménologique procède elle-même d’une semblable relativisation active, laquelle

n’est pas récusation mais mise en travail ; en d’autres termes, que la pratique

phénoménologique outrepasserait d’emblée la déconstruction qui n’ébranle que son

auto-compréhension.

L'impureté constitutive de la présence phénoménologique conduit à la déconstruction

du concept de présence qui est, dans la tradition métaphysique occidentale, le nom de la

forme de l'auto-donation du concret. Or, le fait même qu'on puisse donner un sens au

concret, que celui-ci se donne dans un horizon de sens, implique un écart entre ce sens

et lui. Cet écart ne peut être attribué à aucune instance transcendantale, n'être investi

d'aucune fonction, habité d'aucune vie. Il n'y a de présence, de concret, de réalité qu'en

tant que mise en question d'elle-même. La présence n'est jamais évidence, car elle est,

on l’a dit, toujours habitée de sa propre défaillance. Elle est à proprement innommable,

car elle ne se soutient pas d'elle-même sans pourtant s'appuyer sur aucun fondement

caché. Le coup de force de Derrida est de considérer l'ambiguïté du sens depuis le sens

lui-même ; de ne pas la remplir, la dialectiser et la vitaliser, mais bien de considérer

qu'il n'y a phénoménologiquement sens que par le jeu de ce qui n'est pas même non-

sens ou absence, qui n’est que le creux de la différance se différant.

L'acquis critique de la déconstruction n’est ainsi pas facile à nier pour la

phénoménologie, car celle-ci ne remet pas en cause ses opérations à proprement parler,

mais en exhibe des conditions de possibilité (et d’impossibilité) cachées et entend

dévoiler l'inconscient de sa méthodologie. La phénoménologie peut cependant relever

le gant lancé et entreprendre à son tour de donner un statut phénoménologique à ce que

la déconstruction considère comme les conditions d'impossibilité de toute

phénoménologie, en répondant que la phénoménologie n’est pas autre chose que cette

mobilité, qu’elle n’est pas autre chose que ce reste que la déconstruction veut faire

saillir à la lisière des structures, reste cependant accompagné, épaissi, respecté dans la

richesse de sa pluralité.

L'impossibilité de rencontrer aucune structure fixe qui aille d'elle-même, de se fonder

sur aucun pré-donné, l'ambiguïté de la présence qui n'est jamais auto-donation d'elle-

même, mais toujours aussi absence de son propre fond, peuvent alors être considérés

comme ce dont la phénoménologie doit rendre compte. La thématique de la différance

est d’ailleurs elle-même d'origine phénoménologique : c'est bien d’abord l'expérience

elle-même qui est ouverte par la dramaturgie elle-même insensée de l’archi-écriture. Il

s'agit bien encore des soubassements de l’expérience, même si il n'y a rien à proprement

parler d'expérimentable, aucun phénomène directement attestable, et donc aucun logos

de cette phénoménalité biffée sinon celui d'une écriture sans arche ni telos.

Pourquoi en effet Derrida conclut-il de l’impossibilité de tracer la genèse du sens,

d’établir celui-ci sur l’assurance de son origine, à l’impossibilité de la phénoménologie

proprement dite ? Pourquoi l’extériorité intime du champ d’expérience à lui-même,

certes insaisissable en tant que telle, qui y induit glissements, déplacements,

surgissements, oublis et enfouissements, n’est-elle pas comprise comme l’aliment d’un

mouvement continu, diffracté, proliférant ? Pourquoi l’impossibilité de saisir

impliquerait-elle l’impossibilité du sens ? Ici, Derrida paraît lui-même dupe d’un

concept de sens par trop rigide, car l’impossibilité d’établir ne signifie en rien celle de

s’orienter, d’avancer, de révéler des courants, des tensions, des flux. La dissolution du

solide, loin d’imposer l’inconsistance absolue, ouvre à la différenciation des rythmes,

des fluidités, des vitesses.

III. La dynamique du transcendantal

Ainsi, la propension réflexive de la phénoménologie se double d’une propension

investigatrice, expressive, laquelle se charge de mettre l’expérience en fiction, en

intrigue, en drame pour amener à la pensée philosophique cet immédiat qui lui est

toujours aussi le plus étranger. Autant la déconstruction, s’interdisant de poser, suscite

à son tour la monotonie d’une forme d’archi-transcendantalité – le motif messianique,

le motif de l’indéconstructible – et retrouve le risque de mauvais infini, autant, en

assumant jusqu’au bout la fécondité de la mobilité, un tel transcendantalisme ouvre un

autre régime de l’infondement par la mise en marche de l’économie transcendantale,

l’auto-relativisant du transcendantale qui ne cesse de se transformer à son tour.

Une telle pratique a été théorisée, déployée dans ses conséquences et mises en œuvre

par Marc Richir dans le zigzag phénoménologique qu’il promeut, lequel accorde aux

catégories classiques de l’être, de l’un, de l’éternel, le statut de pôles transcendantaux

qui ne doivent pas être posés d’emblée, mais qui servent de bornes suscitées de façon

dynamique et mobiles au sein de la réflexion se faisant. Ainsi, « (…) la philosophie

demeure classique (…) tant qu’elle reste fixée à ces repères qui sont comme les pôles

du clignotement.11 »

1) L’infondation transcendantale

Nous caractérisons alors comme transcendantal un discours philosophique qui

réfléchit ses propres conditions de possibilité et celles de ce qu’il déploie en

explicitant la logique selon laquelle il déploie quelque chose d’un même mouvement.

En phénoménologie, cette transcendantalité s’exprime à travers la mise à jour d’un

réseau de co-implications ; une dimension de l’expérience se révèle par rapport à une

autre, dont la mise au clair renvoie à son tour à d’autres types de structures qui ne

prennent elles-mêmes sens qu’au regard du processus de pensée qui revient à les

poser…

                                                                                                               11 M. Richir, L’expérience du penser, Grenoble, Editions Jérôme Millon, 1996, p. 9.

Le transcendantalisme ici, ne fonde pas ; les rapports qu’il dévoile ne s’absolutisent

pas, mais comme des structures d’intelligibilité du sens des dimensions et catégories

selon lesquelles l’expérience est appréhendée dans un mouvement d’aller-et-retour, de

va-et-vient. Le transcendantal n’enferme pas le réel dans une prédétermination et

entend tout aussi bien comprendre la façon dont celui-ci nous dépasse, nous surprend,

nous transforme. Il clarifie le discours de l’excès, la façon dont on peut dire que le

réel, en tant qu’il est réel, dépasse le sens que nous lui donnons – même si, tout

autant, c’est dans la façon dont ce sens se phénoménalise, au sein de l’expérience,

donc, que la place de l’excès devra être trouvée.

Le transcendantalisme est alors une façon d'amener à l'intelligibilité ce que les

descriptions phénoménologiques rencontrent – en saisissant la logique même de ces

descriptions, leur caractère diacritique et dialectique, la façon dont elles s’impliquent

et s’engendrent. Il dévoile une multiplicité à jamais ouverte de strates provisoires qui

s’éclairent les unes par rapport aux autres, constituent autant de façon d’évoluer au

sein d’un champ à jamais in-surplombable et intotalisable, sur lequel la

phénoménologie permet de prendre pied, au sein duquel elle aide à s’orienter, au sein

duquel elle ouvre à une multitude de modes d’individuation et d’organisations.

La poursuite de l’explicitation du transcendantal, jusqu’à l’exposition absolue de son

sens, ouvre ainsi la voie à sa plastification active. La conception exposée par

Alexander Schnell12 d’une phénoménologie dont la réflexivité serait le motif ultime,

réapproprié par une série de réflexions dont le tournant transcendantal husserlien n’est

lui-même qu’un moment abstrait qui doit être ressaisi dans un processus réflexif

ultérieur, est particulièrement féconde en ce qu’elle révèle d’intrinsèquement actif et

agissant au sein de la phénoménologie. Le transcendantal, prolongeant la réflexivité,

ne fait que pousser celle-ci à sa quintessence en posant dans un même mouvement son

infinité potentielle et la ressaisie de cette infinité dans l’acte la reconnaissant.

Ce que dévoile Alexander Schnell en effet comme fondement ultime du

transcendantal, c’est la structure de la réflexivité en sa forme épurée. La fondation est

d’un même mouvement infondation, car elle n’aboutit à d’autre instance de

                                                                                                               12 A. Schnell, « Le transcendantal dans la phénoménologie », K. Novotny, A. Schnell, L.Tengelyi (éds), La

phénoménologie comme philosophie première, Amiens, Association des amis de la phénoménologie, 2011.

légitimation que la conscience active du phénoménologue en tant qu’il redouble la

réflexibilité intrinsèque de l’expérience et saisit tout sens dans un mouvement d’écart

à soi qu’il reconnaît comme mon moteur interne. Alors, la phénoménologie est bien

réflexivité parvenue à son auto-possession, mais cette auto-possession n’a pas à se

poser dans un fondement extérieur. Son absoluité, en quelque sorte, n’est rien d’autre

que sa possibilité reconnue, habitant toute expérience, assumée par un exercice de la

pensée qui en reconnaisse le travail en elle. Le transcendantal est mise en mouvement

interne de la pensée se ressaisissant activement en se réfléchissant pour

s’accompagner au sein de ses transformations. Il désigne ainsi une structure de

convertibilité systématique au sein de l’expérience, et le phénomène apparaît comme

l’outil de cette conversion.

2) Le zigzag phénoménologique

En relativisant l’objet même de son discours, Marc Richir dédramatise ainsi d’emblée

la tension du sens et du non-sens, de l’écriture et de la trace, de la supplémentation de

l’origine. Habitant le mouvement, y traquant les consistances, les reflux, les

enroulements, il se déprend des engagements de sa propre discursivité.

« (…) ce n’est pas seulement que le clignotement phénoménologique

nous ouvre à une tout autre « version » que celles, classiques, du

« primitif », où l’Un (Un comme tel, Un de l’être, de Dieu, ou de l’Ego)

se découvre comme la condensation symbolique d’un pluriel indéfini et

originaire (…). Mais c’est aussi qu’il nous ouvre (…) à une inouïe (et au

premier abord : fantastique) « liberté architectonique ».13 »

Richir entend penser sans fondation, mais non sans logique du fondement : seulement

celle-ci est dédramatisée, plastifiée pour ne pas s’autodétruire.

« Ce n'est donc pas non plus que nous devions « abandonner » la

philosophie, mais c'est que, en rupture avec la langue de l'être (...), et en

rupture corrélative mais bien plus profonde avec le monothéisme

philosophique fondé par Platon et Aristote, et avec le monisme

ontologique, qui va d'Aristote jusques et y inclus Heidegger, nous

                                                                                                               13 M. Richir, L’expérience du penser, op.cit., p. 10.

sommes, par la mise à jour phénoménologique du langage

phénoménologique, conduits à relativiser la langue philosophique en elle-

même, et par là, à l'éveiller à une instance critique au dedans d'elle-

même, instance propre à l'in-quièter, à être plus prudente sur l'apparente

évidence de son exercice, mais aussi à la démultiplier de manière, il est

vrai, extraordinairement complexe, en tout cas trop complexe, sans doute,

pour être comprise du premier coup.14 »

La concrétude du concret phénoménologique, pour être appréhendée comme telle, ne

se révèle pas seulement dans la description (si subtile et attentive soit-elle), mais dans

l’explicitation de la description, qui tente de saisir ce que « décrire » peut bien vouloir

dire.

Le transcendantalisme richirien permet de tenir de concert la tension

phénoménologique vers le concret et la tension réflexive dégageant ce même concret

comme concret, en l’analysant dans sa relation au discours qui l’élabore. Le zigzag

phénoménologique déploie les pleines conséquences de l’idée qu’aucune donnée

d’expérience ne tient d’elle-même ou ne s’explicite d’elle-même. Toute

phénoménalité exige d’être corrélée à un arrière-plan en regard duquel ce qu’elle est

se comprend, mais loin de dissiper toute phénoménologie dans la dissémination

comme y conduit le quasi-transcendantal derridien, cette complication du régime de la

fondation conduit à l’élargissement permanent du champ qu’enveloppe la recherche.

Il s’agit certes ici d’architectonique, mais

« (…) l’architectonique n’est pas architecture spéculative mais tectonique,

au sens géologique du terme, d’une archè introuvable, et alors que

l’architectonique n’est pas soumise, comme telle, à un projet

métaphysique impliquant des présuppositions métaphysiques – dans la

mesure même où elle doit en découvrir les articulations.15 »

La phénoménologie richirienne implique une incessante diplopie entre différents

niveaux ou strates, comme mise en forme systématique, non d’êtres et de niveaux

d’être, mais de problèmes et questions. Un registre architectonique caractérise une

                                                                                                               14 M. Richir, L’expérience du penser, Grenoble, Editions Jérôme Millon, 1996, p. 469. 15 M. Richir, Ibid, p. 11.

certaine façon qu’on les phénomènes de se phénoménaliser, une certaine façon que la

pluralité phénoménologique a de se lier, une certaine structure temporelle, spatiale,

etc. (ainsi, le registre architectonique du sens se faisant relève d’une « temporalisation

en présence sans présent assigné », alors que celui de la perception et des

significations instituées implique une temporalisation en présent – celle, selon Richir,

que Husserl décrit dans ses Leçons de 1905.

Il s'agit par-là de « situer correctement, dans l'océan des problèmes et questions

phénoménologiques, le problème à traiter (...)16 ». Chaque strate architectonique

relève de structures spécifiques qui se donnent à saisir dans des expériences

différenciées, nécessitent l’élaboration d’un type de discours et d’une méthodologie

propre lorsqu’on cherche à en faire la phénoménologie. Ainsi

« (…) l'architectonique n'est pas une écriture de l'arche, mais une sorte de

tectonique, au sens géologique du terme, de l'archaïque, lequel ne vieillit

pas, est en général inconscient, et parfois, exceptionnellement,

confusément conscient, mais dont la psychanalyse, et même la

psychopathologie, ont montré qu'il ne cesse d' « exercer » ses effets

(...)17 ».

Rappelons que Richir décrit le mode d'articulation d'un registre architectonique sur un

autre comme transposition architectonique. La relation de l'un à l'autre ne l'est pas de

fondement à fondé mais de base à transposée. Cette distinction est capitale, car elle

permet d’exposer la logique de co-implication que nous souhaitons dévoiler expurgée

de la relation fondationnelle. Base et transposé se déploient l’un par rapport à l’autre,

posés par le regard du phénoménologue qui en déploie la structure double. Une

certaine structure en appelle à des éléments sous-jacents qui doivent à leur tour être

déployés dans leur relation avec ce qui motive leur position.

Conclusion

Reconnaître qu’une phénoménologie est possible, c’est continuer d’affirmer que nous

ne sommes pas, philosophes, condamnés au silence, tenus dans les limites du langage

                                                                                                               16 M. Richir « La refonte de la phénoménologie », Annales de phénoménologie n°7/2008, p. 207. 17 M. Richir, ibid.

et de pratiques enfermées dans leurs processus de fonctionnement, avec lequel aucun

espace de jeu et de négociation serait possible. La pensée se touche et se cherche ;

cette affectivité fondamentale du penser est tout aussi bien reconnue par les héritiers

les plus récents de Wittgenstein, comme Charles Travis18 et Jocelyn Benoist19, pour

qui la seule dimension du langage (de la langue) est insuffisante, et nécessite le

développement d’une théorie contextualiste de l’esprit, c’est-à-dire une théorie du

frottement, de la corporéité du conceptuel, sans laquelle les usages du langage

n’évolueraient pas même.

La pensée se sent, se touche : elle est en son propre sein travaillée par des tensions et

des forces. Le terrain de la philosophie est cette affectivité et cette concrétude

originaires du penser, qui s’oublie a sein des formes stabilisées qu’elle suscite et

dépose, mais y laisse toujours aussi insister ses traces. Philosopher, c’est bien prendre

acte de ce que pensant, nous savons que nous pensons ; la philosophie permet de

poser les problèmes hors des stratégies de résolution déterminée que sont les sciences,

comme problématologie originaire, assomption d’une problématicité intrinsèque de

l’expérience. Les idées, les essences, etc., ne sont pas d’abord des objets, mais des

manières de poser problématiquement la question de notre rapport à son extériorité

interne et intime. Il y a pensée dès qu’il y a double mouvement « vers dehors et vers

soi », et ce double mouvement, spontané, engendre rapidement une interrogation

réflexive de lui-même. La philosophie se construit comme interrogation de ce

mouvement, la phénoménologie comme épreuve de cette interrogation, la

phénoménologie transcendantale comme mise en fiction systématique, en drame, en

intrigue de cette épreuve.

« (…) ce n’est pas seulement que le clignotement phénoménologique nous

ouvre à une tout autre « version » que celles, classiques, du « primitif »,

où l’Un (Un comme tel, Un de l’être, de Dieu, ou de l’Ego) se découvre

comme la condensation symbolique d’un pluriel indéfini et originaire

(…). Mais c’est aussi qu’il nous ouvre (…) à une inouïe (et au premier

abord : fantastique) « liberté architectonique », celle-là même qui nous a

fait penser (…) qu’il était possible de comprendre autrement un type de

                                                                                                               18 C. Travis, Les liaisons ordinaires, Paris, Editions Joseph Vrin, 2002. 19 J. Benoist, Concepts, Paris, Flammarion, 2009.

pensée, tout à fait autre que le style de pensée philosophique, la pensée

mythologique – où l’agencement des « coordonnées » architectoniques de

la pensée est tout autre.20 »

Dès lors toute contestation de la phénoménologie se fait au sein même de la

conceptualité phénoménologique : déformaliser c’est pointer au sein d’un dispositif

transcendantal et à partir de lui les lieux où celui-ci est contesté, outrepassé ; c’est

autrement dit s’ouvrir au dehors d’un certain transcendantalisme, produit de

l’intérieur et à partir de ce même transcendantalisme dont la position est

implicitement reconduite dans la déposition ou la refonte de ses opérations. C’est

perfectionner le transcendantal en l’aménageant de l’intérieur pour l’adapter à la

question à laquelle il entend répondre, le mettre en mesure de s’ouvrir effectivement à

ce qu’il entend intégrer.

                                                                                                               20 M. Richir, L’expérience du penser, op.cit., p. 10.