De la "hermeneutización" de la metafísica a la "hermeneutización" de la política.
La réécriture de Merlin comme affirmation de la littérarité de la bande dessinée francophone
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LA REECRITURE DE MERLIN COMME AFFIRMATION DE LA
LITTERARITE DE LA BANDE DESSINEE FRANCOPHONE
Clotilde LANDAIS
Landais, Clotilde. “La réécriture de Merlin comme affirmation de la littérarité de la bande
dessinée francophone.” [“Rewriting Merlin to Assert the Literarity of Francophone
Graphic Novels.”] L’Esplumeoir 13 (2014): 27-46.
Le personnage de Merlin, en tant que tel ou sous l’un des nombreux
avatars du magicien médiéval, est une figure centrale en Fantasy
contemporaine. Depuis la légende arthurienne, Merlin se trouve en effet
représenté dans de nombreux romans et nouvelles, mais également dans
d’autres formes narratives telles que films (Excalibur de John Boorman, inspiré
de Le Morte d’Arthur de Malory), séries télévisées (Merlin, Camelot), dessins
animés (Merlin l’enchanteur de Disney, adapté de l’œuvre de Terence H.
White), chansons (Valse à Merlin, de Merzhin—soit « Merlin » en breton), et
bandes dessinées. Dans la plupart de ces représentations—même lorsque les
récits prennent des libertés avec la proto-légende, comme la série éponyme de la
BBC (2008-2012) dans laquelle un jeune Merlin se retrouve serviteur d’un
jeune prince Arthur au lieu d’être le conseiller et ami du roi Uther—, Merlin
apparaît comme la figure héroïque dépeinte par Robert de Boron dans l’Estoire
de Merlin : le sorcier engendré par le diable choisit de faire le bien et se met au
service du royaume de Logres. Au fil des siècles, le personnage de Merlin a
donc évolué jusqu’à devenir l’archétype du bon magicien, une figure de mentor,
d’intellectuel aux pouvoirs et au savoir infinis et innés.
Cependant, il y a quelques exceptions à cette représentation, et la bande
dessinée francophone en donne de parfaits exemples. Des séries comme Merlin
de Joann Sfar et José Luis Munuera (Dargaud, 1999-2003), qui imaginent
l’enfance de Merlin, ou Kaamelott d’Alexandre Astier et Steven Dupré
(Casterman, 2006- ), qui reprennent la légende arthurienne, dépeignent le
magicien sous un jour différent. Les Merlins de Sfar et Astier sont en effet
représentés comme des anti-héros ; non parce qu’ils sont diaboliques—ce qui
aurait pu s’expliquer par certaines versions médiévales de la légende de Merlin,
comme le Lancelot en prose du Pseudo Robert de Boron, où le sorcier est connu
pour n’avoir jamais rien fait de bien dans sa vie—, mais parce qu’ils sont
profondément ancrés dans l’humour. Puisqu’il nous est impossible, pour des
questions évidentes de place, de couvrir tous les domaines où cet humour
s’applique, nous allons nous attacher à ne développer que ce qui concerne la
figure de Merlin : d’une part, dans ces deux séries, il manque au magicien les
2
pouvoirs1 [Fig. 1 et 2] et le savoir infinis de son modèle médiéval2 [Fig. 3 et4] ;
d’autre part, il n’en a ni le courage ni la bonne volonté. Au lieu de cela, il est
caractérisé par une grande maladresse et une bêtise certaine. Le Merlin d’Astier
et Dupré apparait en effet comme un personnage buté, qui refuse de se plier aux
ordres du roi Arthur et qui, en conséquence, ne reçoit aucun respect de la part
des chevaliers de la Table ronde3. De même, le Merlin de Sfar et Munuera est
un enfant turbulent et irrespectueux, notamment à l’encontre de son mentor Jean
le Bon, alias Jambon, dont il remet régulièrement en cause l’autorité et le
savoir 4 [Fig. 3]. Contrairement au Holy Grail des Monty Python, les
représentations de Merlin dans la bande dessinée francophone sont donc
parodiques en ce qu’elles ridiculisent les attributs principaux du modèle
médiéval ou de ses avatars—Jambon en étant le premier exemple, puisqu’il
n’est pas « un cochon [mais] un sorcier changé en cochon par une
malédiction5 ».
Dans la mesure où la magie est un élément déterminant en Fantasy, on trouve
des avatars de Merlin dans toute bande dessinée du genre, et nombreux sont
ceux qui parodient également l’archétype arthurien sur un ou plusieurs aspects.
Nous avons choisi d’étudier deux séries phares, Thorgal de Grzegorz Rosinski
et Jean Van Hamme (Le Lombard, 1980-2006) et Lanfeust de Troy de
Christophe Arleston et Didier Tarquin (Soleil, 1994-2000), pour nous pencher
sur cette question de la représentation des avatars de Merlin dans la bande
dessinée francophone. Dans Thorgal, il s’agit d’une femme, la magicienne
Slive. Dès son apparition dans le premier tome, elle semble faire figure d’alter
ego au modèle arthurien du point de vue du savoir, dans la mesure où elle est la
seule à connaître les origines du héros6 [Fig. 5]. En ce sens, elle est le mentor de
Thorgal, même si elle ne paraît pas faire preuve d’une grande érudition. De
même, du point de vue de la magie, elle est tout d’abord présentée comme ayant
le pouvoir des dieux, puisque son bateau avance « sans voiles ni rames7 ».
1 Voir par exemple Joann Sfar et José Luis Munuera, Merlin : Jambon et Tartine.
Bruxelles : Dargaud, 1999, page 5, ou Alexandre Astier et Steven Dupré, Kaamelott : Le
duel des mages. Bruxelles & Paris : Casterman, 2011, planche 3. 2 Voir par exemple Joann Sfar et José Luis Munuera, Merlin : Le roman de la mère de
Renart. Bruxelles : Dargaud, 2001, page 8, cases 1 à 3, ou Astier et Dupré, Le duel des
mages. Op.cit., planche 16, cases 4 à 9. 3 Voir par exemple Astier et Dupré, Kaamelott : Le duel des mages. Op.cit., planche 6. 4 Voir par exemple Sfar et Munuera, Merlin : Le roman de la mère de Renart. Op.cit., p.
8, cases 2 et 3. 5 Sfar et Munuera, Merlin : Jambon et Tartine. Op.cit., p. 7, case 1. 6 Grzegorz Rosinski et Jean Van Hamme, Thorgal : La magicienne trahie. Bruxelles : Le
Lombard, 1980, page 7, cases 1 à 6. 7 Grzegorz Rosinski et Jean Van Hamme, Thorgal : L’île des mers gelées. Bruxelles : Le
Lombard, 1988, p. 15, case 1.
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Cependant, sans être une anti-héroïne au sens des Merlins de Sfar et Munuera
ou d’Astier et Dupré, elle apparaît finalement comme une parodie de Merlin
puisqu’elle vient d’une autre planète ; sa « magie » serait donc plutôt à rattacher
à la technologie.
Dans Lanfeust de Troy, si tous les personnages ont un pouvoir magique (à
l’exception de ceux de la noblesse guerrière), trois d’entre eux peuvent être lus
comme des avatars de Merlin. Le premier est le personnage de Nicolède, qui
fait preuve d’une grande érudition8. Cependant, Nicolède est également une
parodie du magicien arthurien. Tout d’abord, son rôle de mentor ne le ravit
guère dans un premier temps : « Foutredieu ! Il fallait que ça tombe sur moi !9 »
Ensuite, s’il est indispensable à la quête, notamment parce que son savoir—
acquis et non inné—lui permet de déchiffrer les indices qui les mèneront au
Magohamoth, sa qualité de sage d’Eckmül le rend paradoxalement impuissant :
en effet, pour servir de relais à la magie des autres, les sages doivent
abandonner leur propre pouvoir10. C’est donc un autre personnage qui incarne la
toute-puissance de Merlin qui manque à Nicolède : Lanfeust, qui partage ce
pouvoir avec Thanos, son double maléfique et le troisième avatar du sorcier
arthurien dans la série. En effet, Thanos combine à la fois le côté savant de
Merlin puisqu’il a été formé pour devenir un érudit d’Eckmül11 et le côté
puissant puisque, comme Lanfeust, il possède le pouvoir absolu12. Cependant, si
Lanfeust utilise le pouvoir pour faire le bien, Thanos l’utilise pour faire le mal.
En cela, ces deux personnages représentent la dualité de l’archétype médiéval,
né du diable mais qui se tourne vers le bien. Néanmoins, Lanfeust est également
une parodie de Merlin. Tout d’abord, étant forgeron de formation, il n’a aucune
érudition, ce qui lui vaut de se faire qualifier de « plouc » par Thanos13. Ensuite,
il est souvent placé dans des situations ridicules : sa fiancée C’ian aime le vêtir
de tenues grotesques 14 [Fig. 6] ; il perd tous ses moyens dès que Cixi le
8 Christophe Arleston et Didier Tarquin, Lanfeust de Troy : L’ivoire du Magohamoth.
Toulon : Soleil, 1994, planche 26, case 1. 9 ibidem, planche 9. 10 ibidem, planche 8, case 3. 11 Christophe Arleston et Didier Tarquin, Lanfeust de Troy : Thanos l’incongru. Toulon :
Soleil, 1995, planche 25, case 7. 12 ibidem, planche 37, cases 8 et 9. 13 Voir par exemple Christophe Arleston et Didier Tarquin, Lanfeust de Troy : Le paladin
d’Eckmül. Toulon : Soleil, 1996, planche 23, case 2. 14 Voir par exemple Arleston et Tarquin, Lanfeust de Troy : Thanos l’incongru. Op.cit.,
planche 11, case 2.
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taquine15 ; ou encore, il est contraint de boire des infusions et non de l’alcool, ce
qui, comme il le dit, ne « fait pas héroïque16 ».
Une telle parodie d’un archétype littéraire est caractéristique du jeu
postmoderne17. Cependant, la réécriture parodique de l’archétype du détenteur
du savoir et du pouvoir absolus n’est que le premier signe d’une postmodernité
littéraire dans les bandes dessinées de notre étude. En effet, ce jeu postmoderne
se retrouve également au niveau de commentaires intertextuels. Puisque la série
d’Astier et Dupré est une réécriture humoristique de la légende arthurienne,
comme nous l’avons vu avec le personnage de Merlin, il n’est guère surprenant
de trouver des allusions directes à l’écriture de cette légende dans les albums.
C’est par exemple le cas du Serpent géant du lac de l’ombre18 [Fig. 7] où l’on
voit une autre figure de l’érudit, un moine, lire à Arthur, Perceval et Karadoc le
compte-rendu de leur dernière aventure, celle qui donne le titre à l’album. En
arrêtant le récit du moine pour le corriger en le ramenant à une réalité moins
héroïque, les deux chevaliers mettent en lumière le processus de création des
légendes—soit rendre toute aventure plus palpitante qu’elle ne le fut en réalité.
Le Merlin de Sfar et Munuera est également intertextuel dans la mesure où il
consiste principalement en une réécriture de contes traditionnels : l’album
intitulé Le roman de la mère de Renart par exemple reprend ainsi les récits
médiévaux du Roman de Renart19 bien sûr, avec les personnages de Renart et
d’Ysengrin. Il fait également référence à des contes populaires, comme Les trois
petits cochons20 ou Le petit chaperon rouge21 , la fable de La Fontaine Le
corbeau et le renard 22 ou encore la comptine « Promenons-nous dans les
bois23 » [Fig. 8]. Là encore, un tel choix d’intertexte n’est guère surprenant
puisque toute une branche de la Fantasy contemporaine descend des contes
populaires et d’animaux24. De plus, tout comme dans Kaamelott, la question de
la création littéraire y est abordée. Merlin semble en effet ici bénéficier du
15 Voir par exemple Arleston et Tarquin, Lanfeust de Troy : L’ivoire du Magohamoth.
Op.cit., planche 2. 16 Christophe Arleston et Didier Tarquin, Lanfeust des Etoiles : Un, deux… Troy. Toulon :
Soleil, 2001, planche 5, case 3. 17 Voir notamment Linda Hutcheon, A Poetics of Postmodernism : History, Theory, Fiction.
NY : Routledge, 2004. 18 Alexandre Astier et Steven Dupré, Kaamelott : Le serpent géant du lac de l’ombre.
Bruxelles & Paris : Casterman, 2010, planche 3. 19 Sfar et Munuera, Merlin : Le roman de la mère de Renart. Op.cit., p. 4 et 5. 20 ibidem, p. 8, cases 9 à 11, p. 32 ou p. 34, case 2. 21 ibidem, p. 25, cases 7 et 8. 22 ibidem, p. 47. 23 ibidem, p. 30, cases 6 à 9. 24 Jacques Baudou, La Fantasy. Paris : PUF, 2005, p. 12.
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savoir infini et inné de son modèle arthurien puisqu’il est le seul à avoir
conscience d’être un personnage de papier dans un récit pour enfants, théorie
que son mentor résume comme suit : « Nous ne serions pas des êtres de chair et
de sang possédant un libre-arbitre. Nous ne serions que des personnages, des
archétypes entre les mains d’un démiurge capricieux.25 » C’est cette conscience
qui permet à Merlin d’introduire une réflexion sur le processus de création
d’une bande dessinée jeunesse : « Tu t’imagines quoi ? Que dans une histoire
pour gosses, on va tuer des petits animaux ? Pouh, non ! Et puis en plus, c’est
un album sur Renart, alors ça m’étonnerait qu’il meure en page 35 !26 »
La série d’Arleston et Tarquin rompt avec cette tradition de réécriture d’œuvres
précédentes ; cependant, Lanfeust de Troy est émaillé de références
culturelles—généralement contemporaines—qui lui confèrent également une
dimension intertextuelle : il s’agit par exemple d’insertions de personnages
d’autres bandes dessinées, comme celui du fourreux27, ou une référence au
Marsupilami lorsque Hébus le troll laisse échapper un « Houba !28 ». Il peut
s’agir également de la reprise de publicités (Ricoré : « Le soleil vient de se
lever… Encore une belle journée… Il vient toujours au bon moment, l’ami du
petit déjeuner…29 »), de séries télévisées (Zorro : « Mon nom, je le signe à la
pointe de l’épée… d’un L qui veut dire Lanfeust », ce sur quoi Hébus renchérit
avec une phrase du générique : « Vainqueur, tu l’es à chaque fois30 »), de films
cultes (Star Wars : « La force est avec lui !31 »), de chansons (Amsterdam de
Jacques Brel : « Dans le port d’Eckmül, il y a des marins qui chantent les rêves
qui les hantent. Il y a des marins qui boivent et reboivent et qui reboivent
encore. Ils boivent à la santé des ribaudes d’Eckmül, de Dumbarr ou d’ailleurs,
25 Sfar et Munuera, Merlin : Le roman de la mère de Renart. Op.cit., p. 36, case 1. 26 ibidem, p. 35, case 5. 27 Serge Le Tendre et Régis Loisel, La quête de l’oiseau du temps. Bruxelles : Dargaud,
1983-1987, dans Arleston et Tarquin, Lanfeust de Troy : L’ivoire du Magohamoth. Op.
cit., planche 12, case 10. 28 André Franquin, Spirou et Fantasio. Bruxelles : Dupuis, 1948-1969, dans Arleston et
Tarquin, Lanfeust de Troy : Le paladin d’Eckmül. Op. cit., planche 25, case 5. 29 Christophe Arleston et Didier Tarquin, Lanfeust de Troy : Castel Or-Azur. Toulon :
Soleil, 1996, planche 13, cases 1 et 2. 30 Arleston et Tarquin, Lanfeust de Troy : Le paladin d’Eckmül. Op. cit., planche 7, cases
7 à 9. Les références à Zorro se retrouvent dans Christophe Arleston et Didier Tarquin,
Lanfeust de Troy : Les pétaures se cachent pour mourir. Toulon : Soleil, 1999 avec, dans
tout l’album, le personnage de l’ombre ténébreuse – dont le nom fait par ailleurs penser à
l’ombre jaune de Bob Morane – et son dragon qui se nomme Tornado (voir par exemple
planche 3, case 9) ; ou encore avec le personnage du sergent Karsya dans Christophe
Arleston et Didier Tarquin, Lanfeust de Troy : La bête fabuleuse. Toulon : Soleil, 2000 ;
voir par exemple planche 1, case 5. 31 Arleston et Tarquin, Lanfeust de Troy : Le paladin d’Eckmül. Op. cit., planche 31, case
1.
6
enfin, ils boivent aux dames32 »), ou, de manière plus traditionnelle, à d’autres
récits du genre : dans Le paladin d’Eckmül, la trentième planche [Fig. 9] est une
référence directe à la légende du roi Arthur dégageant Excalibur de la pierre.
Enfin, les auteurs émaillent également la série de références à des ouvrages
scientifiques qui appartiennent au monde de Troy ; ces extraits reflètent chaque
fois l’échec d’un chercheur, comme l’illustre l’exemple suivant : « Les trois
lunes de Troy affectent les océans d’un système de marées d’une extrême
complexité. Après plusieurs décennies de travail, un sage crut un jour pouvoir
présenter un tableau prévisionnel… Il se suicida lorsqu’il découvrit que ses
calculs étaient faussés par les apparitions sporadiques d’une comète.33 » Tout
comme les commentaires intertextuels, ces commentaires intratextuels
participent de la parodie du personnage de l’érudit, dont Merlin est l’archétype.
Quant à Thorgal de Rosinski et Van Hamme, c’est une série dont
l’intertextualité se situe principalement dans ses rapports aux sagas scandinaves,
puisque ces aventures se passent au sein de la culture viking. Dès le premier
album, La magicienne trahie, on y trouve donc des décors enneigés, des
prénoms renvoyant aux légendes scandinaves, comme Gandalf34, dont Tolkien
s’est également servi pour son avatar de Merlin, des allusions aux dieux
nordiques 35 , comme Odin, Thor ou Loki, à des lieux mythiques, comme
Midgard36 , ou encore l’emploi un vocabulaire spécifique : Thorgal est par
exemple surnommé « le scalde37 », le troubadour. Cette série est donc ancrée
dans des références plus classiques que les autres séries de notre étude. On y
retrouve ainsi des références à la mythologie grecque plutôt qu’à la mythologie
celtique, comme lorsque Thorgal, déguisé en vieillard, tente de monter un
cheval qui est en fait le sien38 [Fig. 10], ce qui rappelle l’épisode à la fin de
L’Odyssée où Ulysse, déguisé en vieillard, réussit l’épreuve de bander un arc
qui est en fait le sien. De même, le peuple dont seraient originaires Slive et
Thorgal est issu d’un autre mythe grec, celui de l’Atlantide, comme la
magicienne le sous-entend par le biais d’une intertextualité implicite : « Sache
qu’il y a des milliers et des milliers d’années, mon peuple était tout puissant sur
cette Terre. Nous régnions sur tout un continent aujourd’hui disparu.39 » [Fig.
11]. Cependant, en faisant référence à son peuple comme étant « le peuple des
32 Christophe Arleston et Didier Tarquin, Lanfeust de Troy : Le frisson de l’Haruspice.
Toulon : Soleil, 1997, planche 3, cases 4 et 5. 33 Arleston et Tarquin, Lanfeust de Troy : Thanos l’incongru. Op. cit., planche 34, case 1. 34 Rosinski et Van Hamme, Thorgal : La magicienne trahie. Op. cit., p. 3, case 6. 35 ibidem, p. 6, case 4 ; p. 4, case 1 ; p. 41, case 5. 36 ibidem, p. 5, case 6. 37 ibidem, p. 4, case 2. 38 ibidem, p. 17. 39 Rosinski et Van Hamme, Thorgal : L’île des mers gelées. Op. cit., p. 46, case 2.
7
étoiles40 », Slive la magicienne place la série à la limite de la science-fiction tout
autant que de la mythologie.
Ces commentaires intertextuels liés à la réécriture parodique de Merlin,
archétype de l’érudit doté de pouvoirs infinis, participent en effet d’une
redéfinition du genre et de ses motifs. Bien que la Fantasy ne soit pas aussi aisée
à définir qu’il n’y paraît, il est tout de même possible d’en lister certaines
spécificités : la plupart des chercheurs sur le genre41 s’accordent en effet à dire
qu’un récit de Fantasy se situe soit dans un univers parallèle au nôtre (un
« monde secondaire » selon Jacques Baudou42), comme c’est par exemple le cas
de Troy, soit sur notre monde, mais « transformé43 », comme c’est le cas dans
Merlin, Kaamelott ou Thorgal. Dans les deux cas, l’univers représenté renvoie
généralement à notre Moyen-Âge et fonctionne selon ses propres règles, qui
sont expliquées au lecteur de manière à ce qu’il saisisse la vraisemblance du
monde représenté. Les personnages de cet univers sont donc majoritairement
inspirés de notre société médiévale (avec sa hiérarchie de rois/reines,
princes/princesses, seigneurs, guerriers, serfs, etc.), mais avec également une
« élite ou une caste [qui] possède des pouvoirs magiques44 ». De plus, tous les
personnages de la Fantasy ne sont pas humains : on y trouve aussi des peuples
et une faune issus des contes populaires ou des mythes, notamment scandinaves
ou celtiques, comme les elfes, les nains, les fées, les ogres, les dragons, les
licornes, les animaux qui parlent, etc. Le développement d’un récit de Fantasy
se forme autour d’une quête, donc d’un voyage, avec un ou plusieurs objets
magiques en auxiliaire ou comme but de la quête. Souvent suite à la mort de ses
proches, le héros ou l’héroïne se voit contraint de traverser de grands espaces,
aidé[e] d’un mentor—qui sera lui aussi amené à disparaître avant la fin de la
quête—et de compagnons, et confronté[e] à des ennemis, extérieurs ou
intérieurs. Le passage à l’âge adulte, but ultime de ladite quête, se fait en effet
d’une part à travers la confrontation avec la mort et d’autre part à travers des
choix nécessaires entre le bien et le mal. Le récit de Fantasy suit donc la
structure d’un Bildungsroman, avec la formation initiatique et les épreuves à
subir. Enfin, si le genre se doit de bien se terminer, avec « […] la restauration de
la paix dans un monde renouvelé dont les blessures sont guéries et où la justice
40 ibidem, p. 47, case 3. 41 Voir par exemple Jacques Baudou, op. cit. ; Anne Besson, La Fantasy, Paris : Klincksieck,
2007 ; Irène Fernandez, Défense et illustration de la féerie. Du Seigneur des Anneaux à Harry
Potter : une littérature en quête de sens, Paris : Philippe Rey, 2012. 42 Baudou, op. cit., p. 5 ; il reprend sur ce point Marshall B. Tymm, Kenneth J. Zahorski et
Robert H. Boyer, Fantasy Literature. A Core Collection and Reference Guide, New
Providence : R. R. Bowker, 1979. 43 Fernandez, op. cit., p. 11. 44 Baudou, op. cit., p. 45.
8
a triomphé […] 45 », cette fin heureuse se traduit généralement au plan
individuel également, avec le mariage du héros ou de l’héroïne.
Si, en apparence, les séries étudiées suivent ce schéma, elles s’en éloignent
aussi. Thorgal de Rosinski et Van Hamme par exemple, nous l’avons vu, se
rapproche de la science-fiction dans la mesure où son héros est un « enfant des
étoiles46 ». Cela est annoncé par les dessins47 [Fig. 12], comme lorsque le
vaisseau spatial est représenté pour la première fois. De même, lorsque Thorgal
retrouve Aaricia, le lecteur identifie sans peine la pièce où elle se trouve comme
étant une grande cabine de pilotage. Enfin, le lecteur reconnaîtra les cercueils de
verre dans lesquels se trouvent les anciens membres du peuple des étoiles,
décédés, comme étant des caissons de voyages intergalactiques. De plus,
lorsque Slive raconte à Thorgal ses origines, elle emploie une terminologie qui
appartient au genre de la science-fiction plus qu’à celui de la Fantasy48 [Fig.
11] : leur peuple fut contraint de « gagner les étoiles » à l’aide de « vaisseaux »,
dont celui dans lequel Slive et Thorgal se trouvent. Des siècles plus tard, ils
envoyèrent « une expédition vers leur terre d’origine à la recherche de sources
d’énergie ». Pour insister sur le décalage entre les genres qu’elle incarne, Slive
adresse directement l’impossibilité pour le héros de concevoir la réalité de ce
qu’elle lui raconte et l’étrangeté du vocabulaire qu’elle utilise : « Tu comprends
mal mes paroles, Thorgal, mais qu’importe…49 » [Fig. 11]. Cette origine extra-
terrestre de Thorgal est rappelée tout au long de la série, notamment à travers les
pouvoirs psychiques—et non « magiques »—de ses deux enfants, hérités des
Atlantes : Jolan peut modifier la matière du regard et Louve a le pouvoir de
communiquer avec les animaux. Ainsi, la série participe de la redéfinition du
genre en intégrant des motifs qui appartiennent au genre voisin de la science-
fiction.
Lanfeust d’Arleston et Tarquin s’inscrit également dans ce mouvement de
« tire[r] le genre vers ses marges 50 », avec, comme nous l’avons vu, une
inscription prononcée dans la culture populaire, mais aussi, à l’instar de
Thorgal, dans la science-fiction. En effet, le cycle de Lanfeust de Troy donne
quelques indices en ce sens : Lanfeust et Thanos sont les deux seuls à Troy à
posséder le pouvoir absolu51, leur cerveau est différent des autres habitants de
45 Fernandez, op. cit., p. 152. 46 Rosinski et Van Hamme, Thorgal : L’île des mers gelées. Op. cit., p. 47, case 8. 47 ibidem, p. 31, case 5 ; p. 43, case 6 ; p. 45, case 1. 48 ibidem, p. 46, cases 2 à 4. 49 ibidem, p. 46, case 4. 50 Besson, op. cit., p. 55. 51 Arleston et Tarquin, Lanfeust de Troy : Thanos l’incongru. Op. cit., planche 14, case
10.
9
Troy52 et ils appartiennent à une race différente53. Ces indices prendront tout
leur sens dès le début du deuxième cycle de la série, Lanfeust des étoiles, où les
couleurs passent des teintes chaudes comme le jaune et le rouge (celles qui
dominaient le premier cycle) à des teintes froides comme le bleu et le vert54
[Fig. 13]. On y découvre que le héros, comme tous les habitants de son monde,
appartient à une race extra-troyenne et que lui et Thanos sont les « résultats
positifs d’[une] expérience55 » et qu’ils vont être ramenés sur leur planète
d’origine. Comme dans Thorgal, la terminologie Fantasy côtoie donc celle de la
science-fiction 56 : « espace » et « hyperespace », « coordonnées d’[une]
planète » [Fig. 13], « satellite à balayage de surveillance », « porte orbitale »
[Fig. 14], etc. De même, le vocabulaire de la magie est remplacé par celui de la
parapsychologie, avec des expressions comme « matérialisation de projections
subconscientes57 », cristal « implanté [et] activ[é] à volonté58 » [Fig. 14] et, bien
entendu, des références culturelles plus orientées vers le mégatexte du genre,
comme la « crypte tonique59 » [Fig. 14] qui bloque les « super pouvoirs » de
Lanfeust et Thanos, comme ceux de Superman.
Par ailleurs, Lanfeust de Troy participe de la redéfinition du genre en jouant sur
certains de ces motifs, par exemple le fait que posséder un pouvoir magique (ou
parapsychique donc) soit la norme sur Troy, et non l’exception, comme le
relève Jacques Baudou60. De même, parmi les compagnons du héros, personne
ne meurt au cours de l’aventure : il part avec son futur beau-père Nicolède—qui
devient donc son mentor—et sa fiancée C’ian61, et tous reviendront vivants.
Ensuite, chaque fois que le héros et ses compagnons se battent et que l’un d’eux
est blessé voire mutilé, son pouvoir ou celui de C’ian permettent de guérir les
blessures et de restaurer les membres coupés62. À ce niveau, la série contribue
donc au rêve d’immortalité de l’Homme que le genre s’attache généralement à
dénoncer63. Enfin, s’il y a bien une fin heureuse avec un retour à la paix au
niveau du monde de Troy, le héros n’épouse pas sa fiancée, qui en a choisi un
autre ; il épouse Cixi, la sœur de C’ian, qui est une parodie de princesse,
52 ibidem, planche 21, case 2. 53 ibidem, planche 23, case 7. 54 Voir par exemple Arleston et Tarquin, Lanfeust des Etoiles : Un, deux… Troy. Op. cit.,
planche 2. 55 ibidem, planche 12. 56 ibidem, planche 1 ; planche 2, case 8 ; planche 14, case 5 ; planche 18, case 1. 57 ibidem, planche 15, case 3. 58 ibidem, planche 18, case 6. 59 ibidem. 60 Baudou, op. cit., p. 45. 61 Arleston et Tarquin, Lanfeust de Troy : L’ivoire du Magohamoth. Op.cit., planche 14. 62 Voir par exemple ibidem, planches 24 et 25. 63 Fernandez, op. cit., p. 109-110.
10
notamment en ce qu’elle fut la maîtresse volontaire du double maléfique de
Lanfeust, Thanos64.
Malgré son côté parodique, Kaamelott d’Astier et Dupré semble être la série la
plus fidèle au courant épique du genre puisqu’elle reprend les principaux
composants de la légende arthurienne, qui en est le modèle par excellence.
Cependant, certains motifs en sont également détournés. Par exemple, dans
l’album Le Duel des mages, le fait que d’autres personnages que Merlin
puissent exercer la magie mieux que lui—dont un qui n’est pas un enchanteur
« officiel »—remet en cause, comme dans Lanfeust de Troy, le critère d’« élite
possédant des pouvoirs magiques65 ». De même, dans l’album L’armée du
nécromant, les créatures contre lesquelles les chevaliers doivent se battre
n’appartiennent pas à l’univers de la Fantasy, mais à celui du fantastique (ou du
réalisme magique) puisqu’il s’agit de zombies66 [Fig. 15]. Bien que les morts-
vivants soient des personnages de contes traditionnels puisqu’ils viennent du
folklore haïtien, ils n’appartiennent pas au bestiaire reconnu de la Fantasy qui,
comme nous l’avons mentionné plus haut, se compose principalement de
créatures des folklores européens. Ainsi, tout comme Thorgal et Lanfeust de
Troy avec la science-fiction, Kaamelott participe de la redéfinition du genre en
y intégrant des éléments du genre fantastique.
Enfin, dans le Merlin de Sfar et Munuera, c’est par la métatextualité que
s’effectue la redéfinition du genre. A première vue, la série s’inscrit dans la
tradition de la Fantasy issue des contes puisque, comme nous l’avons vu, le
principe de la série est la réécriture de contes traditionnels, notamment
animaliers. Cependant, cette réécriture est prétexte à un métadiscours sur l’acte
de création, mise en œuvre par le passage de Renart de l’univers diégétique à
l’univers extradiégétique de l’auteur67 [Fig. 16] par le biais d’une métalepse
ontologique68, procédé littéraire de transgression des codes s’il en est. Cette
métalepse est alors prétexte à des commentaires métatextuels sur les droits et
obligations d’un auteur. La réécriture, même parodique, ne permet en effet pas
tout. Un auteur ne peut pas faire ce qu’il veut avec un personnage qui appartient
à l’inconscient collectif occidental, comme Renart le lui rappelle à son sujet :
« [Vous écrivez ce que vous voulez] sur les personnages qui vous appartiennent,
assurément, messire, mais sur le Renart, point ! Je suis une légende. J’appartiens
à la mémoire occidentale. Pensez-vous qu’un enlumineur de second ordre
64 Christophe Arleston et Didier Tarquin, Lanfeust de Troy : Cixi impératrice. Toulon :
Soleil, 1998, planche 20. 65 Baudou, op. cit., p. 45. 66 Alexandre Astier et Steven Dupré, Kaamelott : L’armée du nécromant. Bruxelles &
Paris : Casterman, 2006, planche 12, cases 6 à 9. 67 Sfar et Munuera, Merlin : Le roman de la mère de Renart. Op.cit., p. 37 et 38. 68 Voir Gérard Genette, Figures III. Paris : Seuil, 1972, p. 244.
11
puisse m’envoyer ad patres par caprice ? 69 » Cette règle s’applique bien
entendu à tous les personnages repris des contes traditionnels dans l’album,
mais également à Merlin, que l’auteur ne peut par exemple pas faire mourir
enfant puisque sa légende porte sur les actions qu’il a faites adulte. Elle amorce
également une réflexion sur la Fantasy en ce qu’elle pose les limites de la
réutilisation de motifs dans un genre construit sur l’intertextualité.
Par ailleurs, cette représentation du scénariste en train de produire—telle que
l’illustre la première case de la page 37 [Fig. 16]—, courante dans la littérature
postmoderne, l’est également de plus en plus dans ce que Jean-Louis Tilleuil
appelle la « Nouvelle Nouvelle BD70 ». Une telle pratique autofictionnelle dans
une bande dessinée destinée à la jeunesse est intéressante pour notre propos de
volonté de redéfinition d’un genre en ce qu’elle renvoie en elle-même à un désir
de renouvellement des codes.
À travers la déconstruction de la figure de Merlin, la bande dessinée
francophone s’ancre donc dans la postmodernité littéraire. Cette déconstruction
s’effectue principalement selon une réécriture parodique de l’archétype du
magicien propre à la Fantasy francophone car, comme l’explique Anne Besson :
« La parodie est première dans les pratiques françaises [de Fantasy], soulignons-
le, car ce recul critique serait, dans ses nuances, au cœur de la spécificité
nationale.71 » C’est également en vertu de ce « recul critique » que les séries
étudiées jouent sur l’intertextualité pour amorcer une redéfinition du genre.
Cette volonté de redéfinition de la Fantasy, qui passe soit par un jeu sur ses
motifs, soit par une réflexion sur le genre, s’explique par le besoin de légitimité
d’un mode d’expression (la bande dessinée) et d’un genre (la Fantasy), jugés
inférieurs car récréatifs dans une culture qui valorise l’intellectualisme72. La
réécriture en bande dessinée francophone d’une figure comme Merlin, qui
incarne l’archétype de l’intellectuel, ainsi que l’inclusion de mécanismes
postmodernes dans les récits affirment donc la volonté d’identité littéraire d’un
genre et d’un média.
69 Sfar et Munuera, Merlin : Le roman de la mère de Renart. Op.cit., p. 37, case 9 et page
38, case 1. 70 Jean-Louis Tilleuil, « Une image peut en cacher une autre. L’autofiction dans la bande
dessinée francophone contemporaine », dans L’écrivain, un objet culturel, eds. David Martens
et Myriam Watthee-Delmotte, Dijon : Editions universitaires de Dijon, 2012, p. 97. 71 Besson, op. cit., p. 55. 72 Laurence Wylie et Jean-François Brière, Les Français. Upper Saddle River, NJ : Prentice
Hall, 2001, p. 274.
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