LA DÉFENSE NORMOPATHIQUE OU LA TENDANCE NORMOPATHIQUE UTILISÉE COMME DÉFENSE

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LA DÉFENSE NORMOPATHIQUE OU LA TENDANCE NORMOPATHIQUE UTILISÉE COMME DÉFENSE Jean-Baptiste Desveaux P.U.F. | Journal de la psychanalyse de l'enfant 2012/2 - Vol. 2 pages 599 à 624 ISSN 0994-7949 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-journal-de-la-psychanalyse-de-l-enfant-2012-2-page-599.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Desveaux Jean-Baptiste, « La défense normopathique ou la tendance normopathique utilisée comme défense », Journal de la psychanalyse de l'enfant, 2012/2 Vol. 2, p. 599-624. DOI : 10.3917/jpe.004.0599 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F.. © P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 80.13.95.87 - 14/11/2013 15h59. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 80.13.95.87 - 14/11/2013 15h59. © P.U.F.

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LA DÉFENSE NORMOPATHIQUE OU LA TENDANCENORMOPATHIQUE UTILISÉE COMME DÉFENSE Jean-Baptiste Desveaux P.U.F. | Journal de la psychanalyse de l'enfant 2012/2 - Vol. 2pages 599 à 624

ISSN 0994-7949

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-journal-de-la-psychanalyse-de-l-enfant-2012-2-page-599.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Desveaux Jean-Baptiste, « La défense normopathique ou la tendance normopathique utilisée comme défense »,

Journal de la psychanalyse de l'enfant, 2012/2 Vol. 2, p. 599-624. DOI : 10.3917/jpe.004.0599

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Journal de la psychanalyse de l’enfant, vol. 2, no 2, 2012, p. 599-624

LA DÉFENSE NORMOPATHIQUE OU LA TENDANCE

NORMOPATHIQUE UTILISÉE COMME DÉFENSE

Jean-Baptiste Desveaux1

Quand « ça roule », que nous nous mettons à écou-ter le matériel associatif comme s’il était proféré par un analysant adulte dans sa phase la plus névroti-que, il faut se méfier que des aspects essentiels du matériel ne soient pas oblitérés à cause du clivage, ou alors admettre sciemment de se faire rouler.

François ladame2.

Depuis quelque temps, dans ma pratique clinique auprès d’adolescents, j’ai pu relever cette sensation récurrente de ne pas entrer totalement en contact avec certains de mes jeunes patients. Il s’agit d’adolescents qui, selon les adultes qui s’en occupent (familles, éducateurs), présentent des symptômes majeurs de souffrance psychique, mais qui pour autant, si l’on écoute leurs discours, vont plutôt bien et sont dépris d’angoisse ou de mouvements dépressifs.

Soigner des adolescents qui « vont bien » peut paraître une étrange pratique, sauf à considérer que nous constatons des manifestations symptomatiques invalidantes, sans pour autant que cela ne semble troubler le cours de leur existence. Ces adolescents « vont bien » et sans doute que tous autant que nous sommes, nous en venons à halluciner pour eux, des troubles psychopathologiques tels que des conduites anti-sociales, des névroses graves ou des aménagements limites

1. Psychologue clinicien, Lyon.Mes remerciements à Anaïs Merle, Matthieu Garot et Emily Galiana qui ont

contribué, par leurs réflexions et leur soutien, à la mise en forme de mes pensées pour cet écrit.

2. Ladame F. (1992), p. 833.

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de la personnalité. Ils ne souffrent pas, au sens où cela peut se constater habituellement, sans pour autant avoir procédé à des aménagements pervers à proprement parler.

Habitué à la pratique infanto-juvénile, la rencontre avec des adolescents continue pour moi d’être une découverte. Concernant les enfants, la demande de soin suppose de savoir considérer, autant l’adulte (parent ou éducateur) qui la porte, que l’enfant qui nous est présenté, afin de déter-miner si l’enfant souffre d’autre chose que des troubles de l’adulte qui s’en occupe. En fonction, nous proposerons un soin individuel ou familial, et le cas échéant, l’enfant est le plus souvent assez à même de pouvoir tirer profit de la pro-position d’une démarche psychothérapique.

Contrairement à la façon dont nous pourrions pratiquer avec des enfants plus jeunes, il serait de peu de secours de chercher à savoir si, à l’origine, ce fut l’enfant ou le parent qui était malade, car dans les deux cas, c’est désormais l’enfant devenu adolescent qui en porte les stigmates. Les troubles sont alors si importants que plutôt que de chercher à soigner les parents, nous serions désormais tentés de proposer un placement, afin de soulager momentanément chacun des membres de la famille. Nous savons aussi que les soins ris-quent d’être de longue haleine et que, pendant le temps que la thérapie nécessitera, chacun continuera à agir sur l’autre. Certaines thérapies sont d’ailleurs peine perdue, tant que chacun n’est pas préservé des troubles des autres membres de sa famille, et dans ce cas, le mieux que nous puissions faire, c’est tenter d’aménager certaines défenses chez l’ado-lescent afin qu’il puisse faire face au mieux à ce que son environnement lui impose. Parfois, il semble que cela puisse lui servir plus tard, une fois qu’il aura pu devenir indépendant et vivre dans son propre foyer.

DES TROUBLES INFANTILES RESTÉS EN SUSPENS

En ce qui concerne les adolescents, les choses sont bien moins claires, parfois les parents auront déjà démis-sionné, étant arrivés au point où ils ne croient plus que l’on

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puisse leur venir en aide. Peut-être que cela correspond au moment où l’adolescent lui-même ne croit plus pou-voir être aidé, soit que cette possibilité d’une aide arrive trop tard, soit qu’ils auront déjà fait l’expérience répétée d’aller chercher du secours et que cela n’aura pas porté ses fruits. Il est sans doute important de préciser que l’insti-tution dans laquelle je travaille s’occupe d’adolescents qui, d’une manière générale font partie de ces deux cas et que pour bon nombre d’entre eux, il semble s’être passé trop de temps ou trop d’échecs de soin pour que parent ou enfant conserve en eux l’espoir d’un secours possible. Quoi qu’il en soit, nous pouvons considérer que la démarche est rendue plus complexe par un effet de pourrissement de la situation clinique. Cela n’est sans doute pas anodin dans ce que je souhaite étudier, à savoir que la relation clinique sera teintée des effets de ce pourrissement, avec l’enkys-tement de bénéfices secondaires ou d’aménagements per-vers nécessaires afin de pouvoir supporter la souffrance non soignée3. Parler de pourrissement ici est plus approprié que de détérioration, car il ne s’agit pas, à proprement par-ler, d’une simple dégradation mais d’une altération invali-dante des processus psychiques, générant par endroits, une destruction de certaines potentialités, une nécrose des contenus (« stase de la libido », S. Freud, 1914) et à d’autres, une production de réactions visant à lutter contre la maladie.

Pour dire les choses autrement, nous pourrions considé-rer que les troubles dont souffrent ces adolescents ne s’ori-ginent pas dans un processus morbide adolescent, mais sont bien ceux de vécus infantiles qui n’ont pu trouver de réponse satisfaisante à l’époque de leur genèse. Il s’agit d’enfants qui ont été malades et qui n’ont pas été soignés, ou bien dont les tentatives de soin n’ont pas été satisfaisantes. Un des effets de cette attente, entre le moment du déclenchement des troubles et la proposition d’un soin, se rencontre dans

3. Ces aménagements pervers sont à entendre ici comme des retournements/inversions d’affects, permettant de vivre avec une souffrance sans avoir à mourir ou devenir fou. Ce sont les mêmes défenses auxquelles certains nourrissons doivent recourir pour faire face à des situations de détresse sans recours.

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une modification structurelle et processuelle des capacités de mobilisation dynamique des contenus psychiques.

Heureusement, si l’on peut s’exprimer ainsi, les troubles se sont constitués tardivement du point de vue du dévelop-pement et ces enfants étaient déjà des êtres suffisamment constitués, ils ont ainsi eu le temps de développer un sen-timent d’individuation et souvent, de se constituer les bases d’une identité. Ce n’est que secondairement que les troubles sont apparus. Parfois, les troubles furent plus précoces ou furent insuffisamment soignés – souvent par des tentatives d’auto-guérison ne requérant pas l’intervention d’un théra-peute. Il s’agit alors d’adolescents qui présentent des traits autistiques ou psychotiques majeurs, sans pour autant que nous ne puissions considérer que l’autisme ou la psychose constitue chez eux un diagnostic véritable. Les adolescents auxquels nous ferons référence ici, appartiennent à ce qui a été classifié comme les pathologies limites (Misès, 1990).

Distorsion des perceptions du moi

Ces adolescents arrivent ainsi sans grand espoir que l’on puisse faire quelque chose pour eux et la majeure partie de notre travail sera de pouvoir les amener à retrouver espoir dans la capacité d’être aidé, ceci devant passer par un travail de requalification de leurs expériences vécues, afin qu’ils puissent reprendre contact avec les aspects patho-logiques de leur fonctionnement psychique. La principale difficulté est qu’ils ont dû traverser de longues périodes, durant lesquelles ils ont dû faire face à leurs difficultés en étant seuls. Ils ont alors dû recourir à des solutions inter-nes qu’ils ne sont pas prêts à abandonner si facilement4. Cette confiance minimale qu’il faut établir, ne concerne pas seulement le thérapeute, car ce qui a été déçu est la

4. On relève ainsi la mise en œuvre d’aménagements addictifs ou pervers (jeux vidéo, masturbation compulsive, consommation de cannabis, alcoolisation excessive, attrait pour la violence en groupe…) comme autant de tentatives auto-curatives. Suivant une logique qui consiste à choisir une dépendance pour agir leur indépendance, ce qui semble compter le plus pour ces adolescents n’est pas le procédé prophylaxique choisi pour lutter contre l’angoisse ou la dépression, mais bien le fait qu’ils en restent les seuls prescripteurs.

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capacité même de pouvoir être aidé par qui que ce soit. Ils n’ont confiance, ni dans leurs amis, ni dans leurs parents, ni dans quelque adulte que ce soit. Ils sont seuls pour faire face à eux-mêmes et l’idée même de pouvoir rencontrer quelqu’un de fiable et d’attentionné leur est souvent insup-portable, cela heurtant leurs espoirs déçus antérieurs. Cela ne modifie pas uniquement leurs relations aux autres, mais altère leur relation avec eux-mêmes en tant qu’objet (Bollas, 1987). Ils se perçoivent au travers d’un filtre de la déception, ce qui défléchit leurs capacités d’insight et leur perception du moi. Ils recourent à une forme d’idéalisation interne de leur moi suivant une conception où ils ne souffriraient pas et « tout irait bien ». Le recours à cette auto-perception idéa-lisée semble s’originer dans des traces inconscientes cor-respondant à des vécus infantiles à l’époque où le monde était alors supportable. Cliniquement, il y a un risque élevé de concevoir cela comme une figure du déni ou encore tel un entêtement caractériel dans lequel l’enfant refu-serait sciemment de « voir la réalité en face ». Leur réalité interne est elle-même troublée. Ainsi, lorsque les adultes s’escriment à « faire des retours » à ces adolescents sur ce qu’ils agissent (verbalement, comportementalement…) ces derniers ne semblent pas se sentir concernés, comme si l’adulte leur parlait de quelqu’un d’autre. Toute tentative éducative, visant à « lui faire prendre conscience de ses actes » n’est alors d’aucun effet et l’adulte peut percevoir cela dans le sentiment qu’il éprouvera que l’adolescent est convaincu qu’il n’y est pour rien et que toute parole qui lui est adressée vient convoquer un lieu extérieur à lui-même.

Ainsi, ces adolescents perdent le contact avec eux-mêmes sans en avoir vraiment conscience. Le contact avec leurs propres sensations internes est altéré à un point tel qu’ils ont la sensation d’être en contact avec eux-mêmes, et que le praticien qui les rencontre peut parfois se faire leurrer quant à leur pseudo-capacité à pouvoir se connaître eux-mêmes. Ils développent en effet des capacités intro-spectives qui semblent être profondes, mais la profondeur à laquelle ils ont accès est une forme d’enclos constitué secondairement. Le moi est comme encapsulé par une

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seconde peau qui les protège de toute prise de contact avec leur monde interne authentique. La figure de l’enclos, de la bulle, de la carapace ou de la seconde peau n’est pas la plus juste, car il ne s’agit pas de quelque enveloppement hermétique d’un vrai self, protégé par l’enveloppe du faux self, ce qui est altéré c’est la capacité à communiquer entre ces deux parties dissociées du self. Plus précisément, c’est la nature et la qualité de la communication entre ces deux self qui est altérée, comme corrompue. Il ne s’agit pas seu-lement d’une reconstruction secondaire qui voile la consti-tution identitaire – en ce sens, il ne s’agit sans doute pas seulement du self – mais d’une dénaturation des voies de communication avec soi-même en tant qu’objet. Ces ado-lescents donnent l’illusion de se connaître vraiment bien, ils parlent d’eux, de leurs comportements et expliquent avec une causalité déconcertante les motifs de leurs conduites. Mais rapidement, nous nous apercevons que cette cons-truction du discours sur soi apparaît comme une organi-sation défensive généralisée, les protégeant d’une prise de contact avec eux-mêmes. Souvent ils refusent que le thérapeute intervienne, car toute reformulation, modifiant même de façon très légère leur construction, met en péril tout l’édifice. Pour les praticiens, cette première sensation qu’il s’agit là d’une organisation défensive soutenue par le discours chez l’individu apparaît à la première écoute, mais plus le temps passe et plus nous nous trouvons confrontés à quelque chose de bien plus complexe qu’une défense construite secondairement.

– Cela ne s’appuie pas uniquement sur le discours, l’ado-lescent ne dit pas être cela, il est ce qu’il dit être, en ce sens, cela est authentique (il dit ce qu’il est) ;

– L’adolescent a la sensation de communiquer avec lui-même : il fait un effort en mobilisant toutes ses capacités pour être au plus près de ce qu’il ressent ;

– Le contenu du discours est offert d’emblée, comme trop facilement, comme si l’adolescent n’avait aucune part de lui à cacher (pas de gêne, pas de refoulement) ;

– Le discours ne rend compte d’aucun élément tradui-sant une vie fantasmatique, on note une carence de

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l’imaginaire (si des rêves peuvent être racontés, il n’y a pas d’accès à la rêverie5) ;

– Certains adolescents semblent étrangement familiers au dispositif psychothérapique et à ses exigences (ils acceptent le cadre sans interrogation et semblent trop dociles).

– Etc.

Le paradoxe est que l’adolescent est véritablement en contact avec lui-même, à la différence que nous pouvons ressentir une forme de dissonance affective entre ce qu’il dit ressentir et ce que nous ressentons de ce qu’il ressent. La perception de cette sensation ne s’éprouve que contre-transférentiellement, à tel point qu’il est impossible de ren-dre le processus représentable par des mots, il est donc impossible d’en transmettre verbalement quelque chose au patient. Toute intervention visant à rendre représentable le contenu affectif que nous ressentons, agira à la façon d’une perception étrangère et aura comme destin soit d’être reje-tée, soit d’être acceptée sans autre intermédiaire possible. Le rejet s’explique par la sensation chez le patient que le thérapeute n’y comprend rien qu’il « déraille », l’acceptation de son côté, provient de la sensation que le thérapeute est doué de capacités télépathiques, suivant la conception de la pensée magique, l’adolescent aura l’impression que le thé-rapeute sait tout de lui, le « tout » incluant des choses que l’adolescent même ignore de lui.

S’il n’accepte pas facilement que le thérapeute module les causalités formulées, l’adolescent les module lui-même (en ce sens la maîtrise semble centrale). On pourrait ici considérer que l’adolescent est seul en séance et bien qu’il ait conscience que le thérapeute existe, il lui refuse toute possibilité d’exister subjectivement. L’adolescent sait qu’en engageant une démarche psychothérapique, il risque de se rencontrer : il accepte en effet de se rencontrer en maîtrisant tous les enjeux de la rencontre, refusant dès lors l’existence d’une position subjective tierce le concernant. Il se parle à lui-même, se dévoile à lui-même, tente de s’auto-saisir,

5. Suivant l’idée de fantasying développée par D. W. Winnicott.

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il s’essaye à se rencontrer en présence de l’autre, tout en refusant à cet autre une position d’existence subjective. Le thérapeute est ainsi rabattu à une condition de passi-vité, se rencontrer n’est acceptable qu’à cette condition. Le thérapeute n’a dans un premier temps pas d’autre fonc-tion possible que d’être le témoin muet et impuissant d’une subjectivité en peine à se déployer. Ce mouvement limi-naire de fixité et d’isolation dans le processus intersubjectif de la rencontre clinique, traduit pour l’adolescent le besoin de s’auto-percevoir sans autre forme de jeu ou de liberté. Il s’agit d’une auto-perception sous le joug de l’emprise, se saisir tout en se dérobant à l’autre, se saisir sans que l’autre ne puisse avoir de prise sur soi. Ce n’est qu’une fois que ce processus aura été suffisamment bien installé, que l’adolescent acceptera la présence subjective du théra-peute. On peut considérer qu’ici, l’adolescent vise à renfor-cer ses défenses, s’assurant que rien de ce qui sera amené à se passer à l’avenir ne pourra être hors de son contrôle. Absent de toute liberté en lui-même, il contrôle son ave-nir, en figeant de façon mortifère le présent et le passé. Il s’agit que rien ne puisse lui échapper, car l’angoisse sous-jacente de voir se déployer une perception nouvelle de soi, menace la cohésion du moi. À cette période de l’existence où la construction identitaire est fragilisée par le processus de croissance, la possibilité de toute nouvelle perception de soi est vécue comme un risque de désorganisation. La menace concerne le processus d’intégration, et dans les cas les plus graves cela menace le processus d’individuation. En ce sens, le sentiment de cohésion du moi est fragilisé à un point tel, que toute mobilité des processus confronte à la « crainte de devenir fou », suivant l’axiome winnicottien proposant que « si l’on a peur de la folie, c’est que la folie a déjà été expérimentée » (1965b, p. 223).

L’ensemble de ce qui vient d’être présenté, répond aux logiques du travail du négatif (A. Green) et ne se figure pas en tant que tel dans la relation clinique, même si certains indices nous mettront sur la voie. Je propose, sous une forme nécessitant une certaine simplification, de présenter certains de ces indices de tentative de communication entre le vrai

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self et le faux self, ou pour le dire autrement, des tentatives de manifestations des éléments psychiquement isolés, tels des frayages dans l’organisation pathologique, tentant de lutter face aux altérations des capacités auto-perceptives.

Les affects étrangers

Ce qui nous permet de comprendre que « quelque chose cloche6 » dans l’histoire, c’est qu’au fil des séances, l’ado-lescent se sent parfois, lors de moments très fugaces mais récurrents, comme dérouté par des sentiments dissociés de ce qu’il ressent. Apparaissent ainsi des sensations ou des émotions qui n’ont pas de rapport avec ce qu’il évoque ou ressent sur le moment. Un peu à la façon de perceptions hal-lucinatoires, il est comme envahi par une perception interne qui provient de l’intérieur, mais qui ne peut être reconnue comme à soi, du fait de la dissonance affective. Cela agit un peu à la façon d’une intrusion qui proviendrait d’un objet externe, sauf que cet objet est en soi. Une sensation est res-sentie, elle est perçue, mais elle n’est pas attribuable comme étant à soi. Ceci peut contribuer à des mécanismes projectifs de type paranoïde, l’adolescent ayant alors la sensation que c’est le thérapeute qui, comme magiquement, lui introjecte des affects étrangers.

Les somatisations partielles isolées

Dans d’autres cas, nous avons pu observer des manifes-tations somatiques isolées. Samia, une jeune fille de 12 ans souffrant de troubles obsessionnels prend conscience au cours de sa thérapie que sa voix se voile, s’enroue. Lors des premières prises de conscience du processus soma-tisant, elle se fâche contre sa voix, reprochant à sa gorge de s’enrayer, puis dès l’appropriation subjective du phéno-mène advenue où elle se reproche à elle-même que sa voix s’enroue, elle déplacera rapidement l’origine du trouble en le projetant sur le cadre de la psychothérapie. « Ça n’arrive

6. Je reprends l’habile expression d’Hélène Deutsch (1934).

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qu’ici », gênée par la pénibilité du phénomène, elle demande à sortir avant la fin de la séance. Elle saura utiliser par la suite ce phénomène comme une résistance au soin, disant ne pas souhaiter venir pour éviter que sa voix ne fasse « des choses bizarres ». L’apparition ultérieure de glaires au fond de sa gorge et de thématique sur les crachats, l’amènera à traiter le bouleversement psychique apparu à l’apparition de ses règles comme un processus biologique incontrô-lable générant des perceptions de rejet de parties disso-ciées de son corps propre sur un mode phobique (« C’est dégueulasse ! »). Outre le déplacement de perceptions des muqueuses internes du bas (zone vaginale) vers le haut (zone bucco-pharyngée), le plus surprenant est l’impossibilité de liaison associative entre les deux phénomènes, en effet, les somatisations partielles isolées apparaissant en séance, res-tent perçues comme des phénomènes indépendants et sans aucun rapport avec les troubles perçus concernant l’appa-rition des règles. Ces deux thématiques sont apportées par la jeune fille sous forme de contiguïté et toute association est farouchement refusée, bien qu’elle puisse saisir (tout en le refusant) que cela soit en lien. La dimension hystérique de l’excitation contenue dans la rencontre psychothérapique (avec un homme) et le rejet premier de ses rêveries érotiques associées aux sensations génitales au moment du coucher participe de cette dimension de rejet, mais n’explique pas pour autant la dissociation entre les processus somatiques manifestés et les contenus verbaux. Les deux phénomè-nes se jouxtent sans pouvoir se lier. Ce n’est qu’à la suite d’interprétations sur ces phénomènes somatiques, alors que les contenus de pensée évoqués sur un mode verbal sont tout autres et ne traitent que de banalités, que Samia pourra évoquer de façon dissociée l’apparition de ses mens-trues. J’apprendrai par la suite, lors d’une rencontre avec ses parents, la persistance d’énurésie, phénomène jusqu’à présent non évoqué par la jeune fille. Cette donnée éclaire sur la confusion topique chez la jeune fille entre les règles et la miction, phénomène générant à la fois excitation et dégoût. Ce mouvement double d’attraction – répulsion où se confondent les organisations sexuelles infantiles et géni-tales en proie à la mutation pubertaire répond à la logique de

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ses troubles obsessionnels et phobiques, mais pour autant, l’invite que produit son corps en séance par ces manifes-tations spontanées reste énigmatique.

Les actes involontaires/non contrôlés

Rose, une adolescente de 14 ans organisée sur une tendance antisociale, accepte d’engager une psychothé-rapie hebdomadaire, reconnaissant au terme de quelques consultations que ses conduites lui sont préjudiciables. Il s’agit essentiellement de vols, racket, intimidations, men-songes et manipulations dans le but de s’attirer des avan-tages, et si elle ne souhaite pas forcément se déprendre de ses habitudes, elle reconnaît souffrir de ce que ces agis-sements se produisent comme malgré elle, hors de toute intentionnalité consciente. Ceci étant, elle s’engage dans un travail thérapeutique « en faux-self » où les enjeux de séduction et de contrôle sont omniprésents, présentant des aspects de sa vie authentiques, mais tous dégagés de ces agirs antisociaux. Elle se présente comme une jeune fille déprimée, présentant une angoisse forte de décevoir sa mère, les contenus morbides et les angoisses de mort ou d’abandon sont fréquents, redoutant de devenir folle elle dit préférer être « hors la loi » qu’« hors la vie ». Elle s’inquiète aussi beaucoup pour les autres, mais ne semble pas pouvoir utiliser ses capacités empathiques envers elle. Dans les premiers temps de la thérapie, elle reste souvent silencieuse sans redouter ces silences, elle « sait » que cela fait partie du travail des « psy », comme si magique-ment ceux-ci pouvaient, par la seule observation de leur patient, comprendre des choses sur leur fonctionnement7. Ces silences semblent avoir comme fonction de contrôler ce qu’elle pourrait dire suivant une forme « d’intentionna-lité négative » (ladame, 1992). Mais dans l’après-coup, je saisirai la finesse inconsciente dont Rose fit part, m’invi-tant à attirer mon attention sur l’aspect non verbal de

7. Il est à préciser que c’est sa première occasion de rencontre avec un théra-peute, et bien qu’elle puisse avoir une conception culturelle des « psy » par le biais de films et autres séries télévisuelles, elle n’en a jamais rencontré.

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notre communication dès les premières consultations. Parallèlement elle commence à prendre pour habitude de manipuler des objets qu’elle sort de son sac ou de ses poches. Ces « manipulations », que je considère initia-lement comme un besoin de réassurance face à l’aspect potentiellement anxiogène des rencontres semblent se produire indépendamment d’elle-même. Elle ne semble pas prendre conscience de cette activité non-verbale récurrente. Peu à peu, je l’invite à prendre conscience de ces « manipulations », parfois en les associant avec les propos évoqués verbalement, d’autres fois en les consi-dérant en tant que tels, comme des phénomènes isolés. Rose commence ainsi à pouvoir jouer avec cette activité motrice incontrôlée, acceptant les propositions que je lui offre et elle découvre alors que ces activités trahissent ce qu’elle tente de se dissimuler à elle-même. Elle sort ainsi de son sac, un premier téléphone portable, tout en évoquant qu’on lui reproche d’avoir volé un téléphone, elle continue de parler, range le premier téléphone en sort un second et continue ainsi avec un troisième, sans que jamais elle ne puisse lier ses propos et son activité de manipulation des objets. Lorsque je souligne qu’elle cherche à me montrer que « des téléphones ont été volés, et qu’elle en possède plusieurs », elle semble surprise de s’être ainsi dévoilée mais refusera bien évidemment de considérer que ses mul-tiples « possessions » soient issues des vols en question. Il semble en effet que les éléments dissociés ne soient pas réductibles d’emblée.

UNE DIFFICULTÉ TECHNIQUE

Sans doute que ces différents éléments présentés (les affects étrangers, les manifestations somatiques isolées et les actes incontrôlés) ne sont pas les seuls indices de mani-festation de ce que nous tentons de cerner, et la clinique, toujours, reste ouverte.

Ces propositions peuvent rejoindre les nombreux travaux et développements de R. Roussillon sur l’« affect signal » ou

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la « pulsion messagère », mais aussi ceux concernant « des représentants non-représentations »8.

On peut donc considérer que lorsqu’apparaissent ces frayages produits par l’inconscient dans les aspects visi-bles du sujet, s’expriment ces affects signifiants (affects étrangers) ou les vecteurs d’une pulsion messagère (recours à l’acte ou à la somatisation) à la nuance près que ces modalités d’expression de l’inconscient n’ont pas de valeur en soi et n’ont donc pas à être interprétés per se. Ces contenus, sont des matériaux pour interpréter plu-tôt que des matériaux à interpréter. Ils n’ont pas de valeur représentable pour le sujet qui les exprime et n’ont de sens que pour celui qui en est le destinataire. Ici, il s’agit de considérer ces contenus psychiques exprimés comme des indicateurs des modalités de relation du sujet à lui-même en tant qu’objet (à son self). S’il n’est pas utile d’interpréter ces contenus, il est primordial de les prendre en compte pour interpréter, ce qui signifie, en retirer quelque chose d’un mode de communication de soi à soi (chez le patient) et le retransmettre dans notre façon d’interpréter. Cela se retrouvera dans l’intonation, le choix sémantique de cer-tains mots plutôt que d’autres, la tonalité, la portée affec-tive soutenant le discours, un acte qui éventuellement ponctuera le propos (dans le « face à face ») et parfois c’est plus le style, les modalités relationnelles avec son patient qui compteront plutôt que le contenu véritable de ce qui sera évoqué.

Ceci nous permet de mieux saisir l’indication technique soulevée par Winnicott (1971, p. 142) lorsqu’il écrit :

Les analystes doivent éviter de créer un sentiment de confiance et une aire intermédiaire où le jeu peut trouver sa place pour ensuite gonfler cette aire en y injectant des inter-prétations qui, en réalité, ne sont que le produit de leur propre imagination créatrice.

8. Dont R. roussillon (1991) précise que « certaines perceptions peuvent néan-moins être considérées par l’analyste comme des représentants non psychiques (psychiques/prépsychiques) » p. 196.

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Partition des capacités auto-perceptives

Comme nous l’avons évoqué, il y a eu une attente notable entre l’apparition des troubles et le début des soins. Pendant cette phase de latence, les processus psychiques sont res-tés actifs et l’enfant a dû procéder de façon naturelle à une tentative pour faire face à soi et au monde. La proposition de Winnicott dans « la localisation de l’expérience culturelle » d’un temps x + y + z, où le nourrisson est en proie à une angoisse disséquante primitive peut nous servir de point de départ pour saisir ce que nous souhaitons expliquer. Ici, le nourrisson n’est pas concerné, il s’agit d’enfants qui ont été confrontés à ses situations insupportables, où leur moi fut confronté à des angoisses terrifiantes à une époque où leur moi était déjà constitué, mais encore trop fragile pour pouvoir intégrer la totalité de l’expérience vécue. Une partie de la subjectivité a pu intégrer et transformer l’expérience de déplaisir que contient l’émergence de l’angoisse. Mais l’expérience n’a pu être traitée et transformée dans sa tota-lité. Des aspects isolés sont restés, de façon éparse et dif-fuse en manque d’intégration par l’appareil psychique. Cette expérience peut être traversée par tout individu et en ce sens, cela relève du processus normal de développement. Mais dès lors que l’expérience se répète à une trop grande fréquence et que l’intensité des affects mobilisés déborde les capacités d’intégration du moi, la vie instinctuelle semble prendre le dessus sur les possibilités d’inscription intrap-sychique. L’enfant se retrouve alors confronté à des sensa-tions internes inintégrables et va tenter de continuer à vivre en recourant à des défenses prenant appui sur ses capa-cités internes. Si l’expérience perdure, il tentera un recours à des objets externes, prenant appui sur les potentialités de son environnement. Chez les adolescents que nous ren-controns, tout nous porte à croire que l’environnement pre-mier n’a pu être suffisamment disponible pour aider l’enfant à se soigner tout seul. L’expérience s’est donc prolongée et une dissociation s’est opérée entre la perception de cette expérience de déplaisir ou d’angoisse et l’expérience elle-même. La perception de la sensation interne s’est vue dis-sociée de la sensation. L’enfant a ainsi pu continuer à grandir

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et se développer, dans une homéostasie psychique relative, la vie est redevenue supportable, au prix du renoncement de certaines perceptions de son monde interne. Ces diffé-rentes traces d’affects, ou sensations internes ont continué à cohabiter dans une harmonie relative, à l’écart du champ de la conscience, certaines étant intégrées à l’expérience du moi, d’autres restées sans possibilité d’inscription représen-tative (Botella, 2001) ayant continué à errer en attente d’inté-gration. Ceci peut être rapproché de la notion de « clivage au moi » (roussillon), bien que cela concerne plutôt les des-tins de la pulsion et de l’affect. Par ailleurs, je ne crois pas que le terme de clivage soit le mieux à même de traduire ce que nous décrivons, il s’agit plutôt d’une forme de partition des expériences d’auto-perception du moi. Ce qui est altéré ici, n’est pas l’expérience d’intégration plutôt que la capa-cité à percevoir l’expérience d’intégration. L’intégration a eu lieu, mais c’est l’altération des capacités de perception de cette expérience qui secondairement, est apparue comme modalité défensive, produisant à l’adolescence, l’émergence d’une défense normopathique.

LA DÉFENSE NORMOPATHIQUE

L’intelligence cache une certaine déprivation. Autrement dit, il y a toujours, pour ceux dont les qualités intellectuelles ont été exploitées, la menace d’un effondrement, l’intelligence et la compréhension laissant place au chaos mental ou à la désin-tégration de la personnalité9.

Je propose ainsi de nommer « défense normopathique » le processus consistant à conserver en soi, de façon vivante et active, toutes les expériences vécues sans avoir à recourir au clivage ou au refoulement mais tout en se départant de la possibilité d’accéder à la pluralité des affects qui s’y réfèrent. Ce processus prend appui sur une forme singulière de déliai-son qui altère les capacités auto-perceptives du moi, donnant ainsi accès à une forme de partition de ces capacités ; le sujet

9. Winnicott D. W. (1965a), p. 201.

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pouvant alors vivre des expériences en dehors de lui-même, expériences rendues possibles par les effets d’une pseudo-affectivité. Bien que nous ne sachions pas encore s’il s’agit à proprement parler d’une défense, nous notons que cette organisation singulière chez ces adolescents permet le main-tien d’une cohésion de l’identité par intégration des expérien-ces vécues sur un registre intellectuel sans avoir besoin de recourir à des mécanismes de clivage. Ces adolescents déve-loppent ainsi une capacité à pouvoir maintenir en eux un sen-timent de continuité d’existence, il n’y a donc pas de rupture de continuité dans l’ensemble des expériences subjectives. Pour autant, le dialogue intrasubjectif entre les expériences de l’individu et la perception de ces expériences est altéré, ce qui nous semble proche des expériences décrites par C. Bollas concernant la théorie des « relations au self en tant qu’objet » (1987), nous y reviendrons.

Ces patients vivent et se sentent vivants, mais au cours du travail analytique, il apparaît une sorte de collapsus entre ce qu’ils perçoivent et ressentent en eux-mêmes et les sen-sations ou perceptions qui font retour sur une forme quasi hallucinatoire provenant des parties dissociées des expé-riences du moi. Ces patients ont accès à leur monde interne – bien que la rêverie soit absente du contenu de leurs pensées – et la perception de leur fonctionnement psychique semble organisée de façon cohérente. Dans leurs élaborations, ils utilisent des souvenirs, les récits de leurs expériences, mais avec une tendance à ne pouvoir y accéder que si l’expé-rience est « pensée », construite comme un ensemble qui s’articule presque trop bien, suivant des logiques causales et explicatives. Ces logiques objectivantes qui organisent la pensée, limitent toute possibilité de surprise vis-à-vis de soi-même, ils savent là où ils sont troublés et reconnaissent leurs difficultés ou leur souffrance d’un point de vue subjectif. On relève un premier paradoxe, l’objectif détermine le subjectif, l’événement explique l’acte spontané. Ils sont affectés là où il apparaît normal de l’être et bien que parfois, cela puisse nous paraître inauthentique, ils semblent véritablement affectés. Leur discours ne se déroule pas de façon neutre, à la façon des « analysants-robots » décrits par J. McDougall

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(1972a, 1972b), mais l’affection suit les règles normales et attendues du discours : s’ils nous parlent de la peine, ils semblent tristes et les récits de colère semblent les animer de violence affective… Cela semble valable pour la plupart des sentiments et des situations qui s’y réfèrent. Pour autant, il n’y a jamais de surprise ni d’écart entre le contenu évoqué et l’affect s’y rapportant. Contre-transférentiellement, on relève parfois une dissension entre la sensation que nous donne le discours et la situation même de la rencontre.

Les processus de pensée sont mobilisés de façon impor-tante et ils nous donnent parfois l’impression qu’ils se pren-nent eux-mêmes pour leur propre patient. Ils sont leur propre objet d’étude et de compréhension, comme s’ils étaient une personne extérieure à eux-mêmes qu’ils essaieraient d’analyser et de comprendre. Sans doute qu’étant donné la spécificité du travail avec les adolescents, nous pouvons considérer qu’il s’agit d’une période de leur développement où ils prennent véritablement conscience de leur fonction-nement psychique : ils découvrent leurs mécanismes psy-chiques du point de vue de la pensée, même si du point de vue de la perception, ils avaient déjà conscience d’avoir une vie psychique. Le travail analytique souligne cet aspect conscient de l’existence de leur vie psychique, mais cela s’effectue de façon structurée suivant les logiques de la compréhension objective de processus subjectifs.

Ceci pose un problème technique majeur, car toute inter-vention ou interprétation est « pensée » plutôt que ressentie ou vécue par l’adolescent, ce qui accentue des mouvements de séduction « par collage » à la pensée du thérapeute ou des mouvements paranoïdes « par rejet » de ses proposi-tions. En ce sens, il n’y a pas d’écart, pas de jeu possible et l’échange peut prendre parfois la forme d’une discussion argumentée.

Ceci est à relier aux développements de Winnicott (1965b, p. 224) lorsqu’il évoque que :

On pourrait s’attendre qu’une interprétation dans ce sens apporte un soulagement à la situation, mais en fait c’est peu

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probable, si ce n’est dans la mesure où le patient obtient un soulagement d’une compréhension intellectuelle de ce qui va probablement apparaître dans la suite de l’analyse. (…) Le besoin du patient est de se souvenir de la folie originelle, mais la folie appartient en fait à un stade très précoce, d’avant l’organisation dans le moi de ces processus intellectuels qui peuvent extraire les expériences qui ont été cataloguées et les rendre présentes pour que la mémoire consciente en fasse usage. Autrement dit, la folie dont il faut se souvenir ne peut être remémorée que si on la revit.

Il ne s’agit pas simplement d’une forme de défense usuelle, qui tendrait à rationaliser ses sensations pour se ras-surer sur son « état », afin de savoir si « c’est normal » ou si « ça ne l’est pas », bien que cet aspect puisse parfois appa-raître, car ce fonctionnement dirige l’ensemble des contenus de pensée. C’est bien l’organisation même des logiques de pensée et des processus psychiques qui s’y réfèrent qui nous semble être modifiée. La dimension de l’implication est sans doute ici majeure, étant donné l’aspect d’extra-territorialité des processus psychiques. Ils semblent comme évoluer en dehors d’eux-mêmes, sans pour autant être déperson-nalisés10. Suivant un processus de transmutation topique, comme si leur appareil psychique et son fonctionnement étaient quelque chose d’externalisé à soi, ils continuent à vivre tout en banalisant et rabattant sur la norme leur expé-rience vécue.

Cette altération des capacités auto-perceptives, déqua-lifie le contenu de leurs expériences vécues11, ceci pouvant conduire, du fait d’une normalisation à outrance, à une déva-lorisation narcissique engendrant l’émergence de motions dépressives, mais cela peut aussi participer dans les cas les plus graves des aménagements pervers ou antisociaux. Ces aspects cliniques, nous donnent ici des voies de compré-hension de l’environnement dans lequel ces adolescents ont pu évoluer dans les premières étapes de leur vie.

10. Ils se sentent réels, bien que nous ayons parfois le sentiment de ne pas les sentir réels.

11. Ceci se révèle dans l’utilisation du langage où la signification est retirée, la signification perd de sa signification (cf. Bollas, 1987, « Normotic illness »).

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Contrairement aux anti-analysants (McDougall, 1972a, 1972b) ces patients évoluent à condition que l’on reconnaisse cet aspect de la tendance normopathique comme une orga-nisation défensive au sein de leur fonctionnement psychique. Par ce travail de reconnaissance, le thérapeute peut alors être peu à peu utilisé comme un environnement facilitant qui devra accompagner l’adolescent sur un travail de requali-fication de ses expériences vécues. Les étapes liminaires à ce travail supposent l’instauration de capacités de dia-logue intrapsychique chez l’adolescent, expérience qu’il n’a pu rencontrer du fait d’un environnement carentiel, inapte à développer ces mêmes capacités. Parce qu’il fut privé d’expériences identificatoires satisfaisantes lui permettant de développer ces capacités avec son environnement premier, l’adolescent développe des investissements identificatoires qui sont souvent massifs envers le thérapeute et l’intense ferveur transférentielle, si elle n’est pas contenue par le tra-vail continu d’interprétation et un cadre fermement maintenu, est toujours au risque de venir disqualifier les parents dans l’après-coup12.

Ceci pose d’ailleurs une difficulté supplémentaire, car au fur et à mesure que ces patients développent ou renouent avec ces capacités de dialogue intrapsychique et de jeu dans leur relation à eux-mêmes en tant qu’objet, ils peuvent se sentir comme dépassant les capacités de leurs propres parents (ou de leurs éducateurs). Un exemple :

Amélie, une adolescente de 16 ans, en thérapie depuis 2 ans. « Mon éducateur, m’a dit que je devrais commen-cer à faire attention à comment je me tiens avec les gar-çons… Il m’a dit : “Tu commences à avoir des formes et les garçons ont parfois les idées assez mal placées…” Mais franchement, c’est de lui qu’il parle ! J’ai bien vu que ça le mettait mal à l’aise que je commence à avoir des seins et il me regarde bizarrement, c’est lui le per-vers, mais il s’en rend même pas compte, et il a besoin d’utiliser “les garçons de mon âge” pour dire qu’il pourrait

12. Ceci rejoint l’idée que trop de bienveillance est souvent perçu comme quel-que chose de louche, de menaçant.

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aussi être attiré par moi, car je deviens une femme et je pourrais lui faire de l’effet ! »

C’est bien souvent avec une extrême finesse, au terme de la réappropriation de ses capacités analytiques, que l’adolescent examine les enjeux intersubjectifs dans ses relations avec ses parents, mais peut aussi parfois véritable-ment analyser les processus de fonctionnement psychique de ses parents. Ceci peut être problématique si ce champ est trop investi, car la tentation d’en tirer profit dans la ges-tion des relations d’autorité est souvent grande à cet âge. Parfois, une autre issue, qui nous semble plus saine est leur volonté d’amener leurs parents à un soin psychique, comme un moyen de rétablir cette inégalité.

La tendance normopathique et l’anti-avènement de la crise

L’adolescence est souvent décrite dans les théories psychanalytiques, comme une période mobilisatrice, par la crise qui la caractérise, de l’intégration de processus bio-physiologiques contingents à l’émergence de la puberté et de l’avènement d’une vie sexuelle génitale. La puberté et ses remaniements peuvent être conçus comme une exigence du corps faite à la psyché de devoir intégrer une expérience énigmatique proche d’un état de folie non pathologique (tout comme peut l’être l’état de préoccupation maternelle pri-maire, face à l’étrangeté de l’expérience de la grossesse). Quelque chose du dedans de soi est vécu comme indé-pendant de soi et se doit d’être intégré au fonctionnement interne du sujet afin de lutter contre un sentiment de déper-sonnalisation. L’intégration est le seul recours pour faire face à la potentialité psychotique contenue dans l’émergence des processus pubertaires. L’en-soi-hors-de-soi, requiert un travail d’intégration à visée d’ipséité. La crise, en ce qu’elle sous-tend l’ébranlement de l’organisation interne de l’adulte en devenir, contient un potentiel organisateur. La crise est ce qui rend possible le changement par le bouleversement dynamique qui lui est contingent. Or, il nous apparaît que les adolescents que nous évoquons ne sont pas à même

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de pouvoir se laisser traverser par ce bouleversement, par l’expérience proche de la folie, qui conduira l’individu à se réorganiser en incluant les nouveaux paramètres d’une vie adulte. Ils luttent contre la folie et en ce sens, luttent contre l’adolescence. Ils empêchent l’avènement du processus de croissance car celui-ci est perçu comme anormal. L’anormal n’est pas celui de la norme, au sens où cela est habituelle-ment référé aux valeurs collectives et sociales. Bon nombre de ces adolescents, pré-organisés sur un fonctionnement psychique limite (borderline), est en proie à des aména-gements recouvrant la notion de tendance antisociale. La défense normopathique peut ainsi être considérée dans un rapport dialectique avec la tendance antisociale13, ou pour dire les choses autrement, la tendance normopathique est un courant antagoniste et contingent à la tendance psycho-pathique normale. La tendance antisociale pousse à une forme d’anormalité suivant un mouvement progrédient, la tendance normopathique, suivant un mouvement régrédient, tend vers une forme de santé mentale. Ce qui est central ici, entre la tendance progrédiente et celle régrédiente, est le besoin impérieux de la psyché de lutter contre la crainte de la folie. Ici, l’expérience de la folie normale (ou de l’état pathologique normal) que suppose la crise d’adolescence ne peut être psychiquement contenue, car elle renvoie au risque d’une folie réellement vécue. Le monde du normal est un monde clos, déterminé, régi par l’attendu et le commun, celui de l’anormal est un monde incontinent, un monde de l’indéterminé, soumis à la surprise et aux lois de l’ipséité. Cela nous permet de comprendre le primat de la maîtrise et de l’analité dans la mobilisation de la défense normopa-thique. Si la normopathie – en tant que phénomène installé – tue le vivant et empêche d’exister, la tendance normopa-thique organisée comme défense neutralise le processus de croissance en figeant les aspects dynamiques du fonction-nement psychique, elle tend à immobiliser la pulsionnalité et à neutraliser la vivance des affects.

13. La « tendance » antisociale peut ici être entendue comme une tendance normale de l’individu à l’adolescence, en butte aux exigences surmoïques persé-cutrices ou tyranniques, qui restent jusqu’alors non intégrables.

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Deux tendances

La proposition de deux tendances, normopathique et psychopathique, figure deux courants antagonistes, la première, utilisée comme défense peut recouvrir un aspect tout autant pathologique que la seconde, alors qu’en tant que telle, cette tendance est une propriété du vivant, elle tend à ramener le sujet vers une situation vivable14, mais plutôt que de changer structurellement le fonctionne-ment psychique, elle masque l’état pathologique par une néo-formation leurrant le sujet lui-même sur son propre fonctionnement.

La tendance normopathique offre une illusion de santé, en tant qu’elle clôt le monde de l’individu dans une construc-tion rigide, collée aux attendus de l’idéalité, elle compense artificiellement la tension entre normal et pathologique et permet l’évitement de la rencontre en soi de la capacité dépressive ou de l’angoisse. La tendance normopathique est un processus d’anti-transitionnalité, convoquant une « subjectivation forcée » (roussillon, 2001, p. 41).

Comme nous l’évoquions ci-avant, la tendance normo-pathique est régie par une altération de « la relation au self en tant qu’objet » (Bollas, 1987). Ce qui est altéré, ce n’est pas la perception des pensées, ni la perception des sensations psychiques internes (sentiment d’être en contact avec ses états émotionnels ou cognitifs internes) mais bien la sensation de la perception de ses proces-sus de pensée, ou pour le dire autrement, le processus par lequel l’individu prend conscience sensoriellement de sa capacité à percevoir ses processus de pensée. Or, la

14. En ce sens, la tendance normopathique peut être associée à la notion développée par D. W. Winnicott « d’un besoin fondamental qui pousse les patients à devenir normaux », besoin rencontré chez les patients qui sont agis par une « compulsion [les] obligeant à parvenir à la folie » (Winnicott, 1965b, p. 226). Dans son aspect de tendance (i.e. non pathologique), il s’agit là d’un processus que l’on peut rencontrer chez tout individu engagé dans une démarche de soin. Le dispo-sitif analytique ou thérapeutique offre un creuset pour accéder à sa folie, alors que le projet initial d’une telle entreprise est, à l’inverse, celui de se soigner et donc de viser à accéder à une forme de normalité, de santé mentale. Ceci s’explique par cette conception que « l’effondrement n’est pas tant une maladie que le premier pas vers la santé » (idem).

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capacité de penser ses expériences de perception de ses processus de pensée – ce qui ne se limite pas à la dimen-sion cognitive ou intellectuelle mais inclut l’ensemble des processus psychiques et affectifs du sujet – participe au développement normal de l’individu. Il semblerait même que cela soit une acquisition propre au développement de l’adolescent, qui à cette période va passer de l’état où l’on perçoit ses expériences de pensée [enfant], à celle où l’on pense la perception de ses expériences de pensée [adulte]. Cette altération, d’apparence carentielle dans les cas les plus graves et neutre dans ceux moins importants, génère une vie sur un mode a-pathologique, mais en apparence seulement, puisque le sujet développe alors, comme j’ai tenté de le mettre ici en lumière, un fonction-nement psychique restreint. Un fonctionnement psychique qui se prive de l’accès à la souffrance, laquelle est pré-sente, mais non perçue. Ceci rejoint les développements réalisés par C. Bollas (1987, 1989) dans la continuité des théories de Winnicott (Non Daté) concernant les phéno-mènes de « connaissances non pensées » (Unthought known). Ces « connaissances non pensées » ne sont pas seulement des « connaissances » au sens que cela revêt en langue française – lequel renvoie à la notion de « contenu cognitif » ou à celle de « savoir » –, mais plutôt des perceptions de processus psychiques qui restent non perçues par le fonctionnement psychique du sujet. Ces « perceptions non perçues », non intégrées dans le fonc-tionnement psychique du sujet privent l’adolescent, à une époque de son développement où il devrait en découvrir l’usage15. Cette notion reste à l’état d’ébauche et il semble que des travaux plus approfondis puissent nous apporter d’autres éclairages sur la compréhension de la relation au self en tant qu’objet.

15. D’autres voies de compréhension pourraient être élaborées en étudiant les carences de la créativité que nous relevons dans tous les cas où la tendance normopathique est organisée comme défense dans le fonctionnement de l’indi-vidu si l’on suit Winnicott lorsqu’il évoque : « Par vie créatrice, j’entends le fait de ne pas être tué ou annihilé continuellement par soumission ou par réaction au monde qui empiète sur nous ; j’entends le fait de porter sur les choses un regard toujours neuf. Je fais référence à l’aperception par opposition à la perception » (1970, p. 57).

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Notre objectif dans cet exposé fut de présenter ce que nous constatons cliniquement comme aménagements chez certains adolescents et que nous proposons de nommer la défense normopathique. Les grandes lignes en sont une altération du processus d’intégration, troublant les capa-cités d’auto-perception du moi, du fait du surinvestisse-ment des processus de pensée, dissociés de leur valence affective. Nous avons pu aborder comment l’altération des perceptions de ses processus de perception des pensées limite les capacités de relation à son self en tant qu’objet. Cette tendance normopathique, semble avoir pour objet non pas de lutter contre l’angoisse ou la dépression, mais contre la crainte d’accéder à la folie. Lorsqu’elle est organi-sée en une défense structurée, la tendance normopathique clôt le fonctionnement de l’individu afin de le préserver de retrouver un contact avec l’expérience de la folie, suivant l’idée de Winnicott que la crainte de la folie est la crainte d’un état qui a déjà eu lieu.

Résumé

À partir de clinique adolescente, l’auteur présente la notion de tendance normopathique. Les grandes lignes en sont une altération du processus d’intégration, troublant les capacités d’auto-perception du moi, du fait du surinvestissement des processus de pensée, dissociés de leur valence affective. Est abordé comment l’altération des perceptions de ses processus de perception des pensées limite les capacités de relation à son self en tant qu’objet. Cette tendance normopathique, lorsqu’elle est organisée en une défense structurée, dite défense normopathique, clôt le fonctionnement de l’individu afin de le préserver de la crainte de la folie.

Mots clés : adolescence, défense normopathique, ten-dance normopathique, tendance antisociale, intégration, perception, self.

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Summary

From clinical material with adolescents, the author introduces the notion of normopathic tendency. In general terms, this involves an alteration of the process of integration, which disturbs the self-perception of the ego because of an over-cathexis of the thinking processes, dissociated from their affective valencies. The author then approaches how the alteration of the perception of one’s processes of perceiving thoughts limits the capacities of relating to the self as an object. This normopathic tendency, when it is organized as a structured defence mechanism, called normopathic defence, closes off the functioning of the individual to preserve him from the fear of madness.

Key-Words: adolescence, normopathic defence, normo-pathic tendency, antisocial tendency, integration, perception, self.

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