La phénoménologie bien tempérée

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LA PHÉNOMÉNOLOGIE BIEN TEMPÉRÉE. RECENSION CRITIQUE, parue dans Etudes Philosophiques 2012, de ETRE EN DANGER, JEAN- YVES LACOSTE, Cerf, Collections Passages, septembre 2011, 375 pages. Sans doute convient-il, pour mieux aborder le beau livre de J.Y Lacoste, de partir d’un point de vue général, soit du récent diagnostic de E. Bimbenet selon lequel la phénoménologie est entrée aujourd’hui dans sa troisième phase. La première phase, que Bimbenet nomme la « phénoménologie historique des fondateurs », est représentée par Husserl, Heidegger et les «continuateurs, plus ou moins fidèles à l’inspiration initiale (Fink, Gadamer, Sartre, Merleau - Ponty, Henry, Levinas) », première phase que l’on pourrait tout aussi bien nommer « constructive » puisqu’elle a produit d’authentiques philosophies nouvelles. La deuxième phase est ce que l’on pourrait appeler une phénoménologie d’école, puisque, à partir des «années 1980 et 1990 [la phénoménologie] devient objet d’un commentaire historien et d’une exégèse savante » 1 . C’est là le moment scolastique qui caractérise toute pensée ou courant lorsqu’il accède au statut de « classique ». La troisième phase, très récemment entamée, est celle du renouveau selon Bimbenet, qui écrit : « voici venir apparemment le temps d’une phénoménologie à nouveau opérante, ambitionnant de redevenir une méthode d’investigation privilégiée dans le champ des phénomènes humains» 2 . Ce premier diagnostic concernant les trois phases de la phénoménologie (constructive, scolastique, renouvelée) peut se doubler d’un constat plus précis quant à l’allure générale de la troisième phase. En effet, cette phase semble s’effectuer par une double remise en chantier, qui opère à deux niveaux distincts. Le premier niveau est le niveau principiel, celui de l’interrogation sur les thèses les plus générales ou structurantes de la phénoménologie. Dans ce cadre, la phénoménologie doit s’assurer du statut de ses principes et de sa méthode (les interroger à nouveaux frais, c’est-à- dire, pour reprendre les termes de Husserl, se situer dans la posture du «commençant »). Mais la phénoménologie peut également être remise en chantier à partir de son sol même, celui de telles ou telles expériences, de tels ou tels phénomènes ou « existentiaux ». Double interrogation donc, dont les versants ne sont évidemment pas incompatibles puisque chacun doit parvenir à l’autre moment. Le premier, partant des principes généraux (qu’appelle- t-on décrire, comment comprendre les opérations de réduction, d’idéation, de constitution, etc. ?), doit éclairer d’une lumière neuve tels ou tels phénomènes concrets ; le second partant de la mise en œuvre (ou en acte) d’une description effective de tels phénomènes, doit remonter vers une mise en question de tels principes hérités ou demeurés implicites. Sans doute le récent livre de C. Romano Au cœur de la raison, la phénoménologie, offre-t-il la plus pure illustration d’une phénoménologie renouvelée à partir d’un examen des prémisses, puisque l’auteur entreprend de réfléchir sur les impensés de la méthode husserlienne et, par une rigoureuse confrontation à ces principaux objecteurs analytiques, tente de s’assurer, à nouveau, de la fécondité de la phénoménologie, au prix, il est vrai, de significatives « transformations » 3 . Le livre de Jean-Yves Lacoste, Etre en danger, offre pour sa part une 1 « Sens et sensibilités phénoménologiques », recension de l’ouvrage de C. Romano, Au cœur de la raison, la phénoménologie. In La vie des Idées, 17 décembre 2010, revue en ligne, p.1 2 C’est nous qui soulignons le terme. Dans son dernier livre, Marion parle également de « lecture opérative » de la phénoménologie, aujourd’hui, au sens où « il ne s’agit pas de soutenir des thèses mais de décrire des phénomènes en accomplissant des opérations », in Figures de phénoménologie, Vrin 2012, p. 8. On peut donc dire qu’après l’inévitable période scolastique (qui ne peut que perdurer, comme heureusement perdure l’étude de l’aristotélisme), la phénoménologie essaie aujourd’hui de savoir si el le peut à nouveau, comme en ses débuts, devenir opérante ou si, à l’inverse, elle va se figer dans l’étude de ses anciens représentants. Telle est la question qui lui est posée aujourd’hui, comme au demeurant à la philosophie analytique. 3 Selon le titre de la deuxième partie de son livre déjà cité.

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LA PHÉNOMÉNOLOGIE BIEN TEMPÉRÉE.

RECENSION CRITIQUE, parue dans Etudes Philosophiques 2012, de ETRE EN DANGER, JEAN-

YVES LACOSTE, Cerf, Collections Passages, septembre 2011, 375 pages.

Sans doute convient-il, pour mieux aborder le beau livre de J.Y Lacoste, de partir d’un

point de vue général, soit du récent diagnostic de E. Bimbenet selon lequel la phénoménologie

est entrée aujourd’hui dans sa troisième phase. La première phase, que Bimbenet nomme la

« phénoménologie historique des fondateurs », est représentée par Husserl, Heidegger et les

«continuateurs, plus ou moins fidèles à l’inspiration initiale (Fink, Gadamer, Sartre, Merleau-

Ponty, Henry, Levinas) », première phase que l’on pourrait tout aussi bien nommer

« constructive » puisqu’elle a produit d’authentiques philosophies nouvelles. La deuxième

phase est ce que l’on pourrait appeler une phénoménologie d’école, puisque, à partir des

«années 1980 et 1990 [la phénoménologie] devient objet d’un commentaire historien et d’une

exégèse savante »1. C’est là le moment scolastique qui caractérise toute pensée ou courant

lorsqu’il accède au statut de « classique ». La troisième phase, très récemment entamée, est

celle du renouveau selon Bimbenet, qui écrit : « voici venir apparemment le temps d’une

phénoménologie à nouveau opérante, ambitionnant de redevenir une méthode d’investigation

privilégiée dans le champ des phénomènes humains»2. Ce premier diagnostic concernant les

trois phases de la phénoménologie (constructive, scolastique, renouvelée) peut se doubler

d’un constat plus précis quant à l’allure générale de la troisième phase. En effet, cette phase

semble s’effectuer par une double remise en chantier, qui opère à deux niveaux distincts. Le

premier niveau est le niveau principiel, celui de l’interrogation sur les thèses les plus

générales ou structurantes de la phénoménologie. Dans ce cadre, la phénoménologie doit

s’assurer du statut de ses principes et de sa méthode (les interroger à nouveaux frais, c’est-à-

dire, pour reprendre les termes de Husserl, se situer dans la posture du «commençant »). Mais

la phénoménologie peut également être remise en chantier à partir de son sol même, celui de

telles ou telles expériences, de tels ou tels phénomènes ou « existentiaux ». Double

interrogation donc, dont les versants ne sont évidemment pas incompatibles puisque chacun

doit parvenir à l’autre moment. Le premier, partant des principes généraux (qu’appelle- t-on

décrire, comment comprendre les opérations de réduction, d’idéation, de constitution, etc. ?),

doit éclairer d’une lumière neuve tels ou tels phénomènes concrets ; le second partant de la

mise en œuvre (ou en acte) d’une description effective de tels phénomènes, doit remonter vers

une mise en question de tels principes hérités ou demeurés implicites. Sans doute le récent

livre de C. Romano Au cœur de la raison, la phénoménologie, offre-t-il la plus pure

illustration d’une phénoménologie renouvelée à partir d’un examen des prémisses, puisque

l’auteur entreprend de réfléchir sur les impensés de la méthode husserlienne et, par une

rigoureuse confrontation à ces principaux objecteurs analytiques, tente de s’assurer, à

nouveau, de la fécondité de la phénoménologie, au prix, il est vrai, de significatives

« transformations »3. Le livre de Jean-Yves Lacoste, Etre en danger, offre pour sa part une

1 « Sens et sensibilités phénoménologiques », recension de l’ouvrage de C. Romano, Au cœur de la raison, la

phénoménologie. In La vie des Idées, 17 décembre 2010, revue en ligne, p.1 2 C’est nous qui soulignons le terme. Dans son dernier livre, Marion parle également de « lecture opérative » de

la phénoménologie, aujourd’hui, au sens où « il ne s’agit pas de soutenir des thèses mais de décrire des

phénomènes en accomplissant des opérations », in Figures de phénoménologie, Vrin 2012, p. 8. On peut donc

dire qu’après l’inévitable période scolastique (qui ne peut que perdurer, comme heureusement perdure l’étude de

l’aristotélisme), la phénoménologie essaie aujourd’hui de savoir si elle peut à nouveau, comme en ses débuts,

devenir opérante ou si, à l’inverse, elle va se figer dans l’étude de ses anciens représentants. Telle est la question

qui lui est posée aujourd’hui, comme au demeurant à la philosophie analytique. 3 Selon le titre de la deuxième partie de son livre déjà cité.

illustration du deuxième versant : interroger quelques phénomènes pour, par leur patiente

description ou par la production de contre-exemples, redessiner notre relation au donné, qui se

dira in fine par l’apparente énigme du titre : « être en danger ». Le point de départ du livre

n’est donc pas une interrogation sur la méthode proposée par Husserl et les implications

qu’elle charrie (réduction, eidos, intentionnalité, voire sujet transcendantal), mais la

description effective par Heidegger de deux expériences supposées, par lui, fondatrices :

l’angoisse pour la première philosophie d’Etre et temps, le « Quadriparti », pour

l’après Kehre. Cette mise en question de la description heideggérienne se fera à la fois de

manière interne et externe. De manière interne, puisque Lacoste montre avec une grande

précision comment ces deux expériences sont contradictoires ; de manière externe, puisqu’à

ces expériences, supposées « fondamentales »4, Lacoste opposera la fine description de

phénomènes autres, comme « l’être en paix », « la joie », « l’innocence », qui destituent les

deux premières expériences de leur statut d’affection originaire, en même temps qu’ils nous

découvrent la multiplicité des modes d’être. C’est cette pluralité des modes d’être qui

constitue la basse continue de ce livre et en détermine la thèse cardinale : la question de l’être

n’est autre que la question de la description des modes d’être. L’être ne se dit que par ses

modes (« de multiples manières », pour le dire avec Aristote) ou, pour le formuler en termes

plus analytiques : nous n’avons jamais affaire qu’à du « ceci » ou du « cela », et ne pouvons

jamais décrire un « objet quelconque », qui toujours se donnera à nous selon tels ou tels

modes particuliers5 (en termes médiévaux : l’ens commune ou l’ens realissimum restent des

abstractions). Il s’agit donc de relativiser la question de « l’être en tant qu’être » comme visée

ultime de la philosophie (différence d’avec Heidegger), sans pour autant abandonner la

question de l’être (différence d’avec Levinas ou Marion), puisque l’être ne se livre qu’à

travers ses modes, éclats ou fragments, qui ne pourront jamais s’hypostasier en une

chimérique totalité. Cette pluralité irréductible des modes d’être, comme manières différentes

d’être du caillou, de l’œuvre d’art, du nombre, de l’ami, etc., entraîne la possibilité

de manquer la spécificité de chacune d’entre elles, de confondre par exemple la manifestation

de l’œuvre d’art avec celle de l’objet physique, de réduire l’une à l’autre et par là de les

mettre toutes deux « en danger ». Danger que l’apparaître (et donc l’être qui est apparaître)

n’apparaisse pas comme tel mais soit recouvert, ignoré, occulté. Ce risque inhérent à toute

donation, il appartient donc à la description phénoménologique de le prévenir, en restituant à

chaque apparaître son style et en renonçant ainsi au mythe d’une expérience originaire ou

archi-originaire, qui récapitulerait tous les possibles. Ce parti pris de l’irréductible multiplicité

des expériences, ce souci d’une phénoménologie plurielle « ouverte, toujours capable d’offrir

l’hospitalité à de nouveaux phénomènes »6conduit à une transformation significative de

certains présupposés impensés de Heidegger et, par-là, à une transformation de certains

principes phénoménologiques, transformation que nous évoquerons plus loin. Pour l’heure,

détaillons plus avant les « études » qui y conduisent.

Le terme « Etude » mis en lieu et place du terme usuel de « chapitre » doit, sans doute,

éveiller l’attention. Le choix de cette métaphore musicale peut s’interpréter soit comme

volonté d’offrir une suite de variations phénoménologiques, sans souci premier de

systématicité (un recueil plutôt qu’un système), soit, de manière non incompatible, comme

volonté de faire assimiler le langage phénoménologique en en parcourant activement les

difficultés, à la manière dont le Clavier bien tempéré ou les Etudes de Chopin visent, en

exposant un problème de technique d’écriture -ou d’exécution-, au dépassement (par la

4 Voir notamment Etude VI, point 1 qui s’intitule : « pour une critique de l’affection fondamentale »

5 Voir Etude 1, « entre être et modes d’être », et notamment : « on ne peut évidemment offrir quelque

description que ce soit d’un X, parce que l’X n’apparaît pas », p. 19 6 P. 162. Voir aussi « le fait d’exister serait fondamentalement pluriel, et cette pluralité dépourvue d’ordre »

répétition) d’une difficulté particulière. Aussi, pourrait on intituler cette suite d’études, la

phénoménologie bien tempérée, analogie possible du double point de vue de la forme

(variations, exercices, études, répétition des difficultés d’une étude à l’autre), et du fond

puisque l’une des thèses cardinales sans cesse répétée est de soutenir, contre Heidegger, qu’il

n’y a pas d’expérience originaire, fondamentale et que «le dernier mot appartient à

l’inachevé »7. Nous regrouperons néanmoins ces 8 études deux à deux (par pure manie de la

synthèse et pour épargner au lecteur une inutile revue « en miniature » de ce que la lecture du

livre lui livrera bien mieux « grandeur nature »).

Le mythe de l’être et la reconsidération du donné.

L’étude 1 et 8 se répondent et exposent le thème principal, déjà évoqué : nous n’avons pas

d’accès à l’être en tant qu’être, ni ne rencontrons jamais l’étant comme tel, mais sommes

confrontés à des manières, styles ou fragments d’apparaître. Le but de l’investigation ici n’est

donc pas de viser l’être tel qu’en lui-même, comme le fit le second Heidegger abandonnant la

phénoménologie au profit d’une histoire de l’être ou comme le vise toute ontologie générale.

Le but n’est pas non plus de trouver un étant exemplairement exemplaire de tous les autres

(Dieu ou Silex). Il est de restituer la spécificité de chaque manière d’être (le « comment » de

l’« il y a »8), en veillant à ne pas les rabattre sur un mode unique, en constituant, par exemple,

une œuvre d’art en objet quantifiable ou en la transformant en ustensile, selon la blague

désormais courante du « Rembrandt » devenu table à repasser (Duchamp) ou substitut d’un

carreau de fenêtre (Goodman). Le détour par le mode d’être n’est de ce fait pas un détour, ni

un chemin vers un but qui en serait différent9, mais ce dans quoi nous nous tenons toujours :

un donné fragmentaire et irréductiblement multiple. « Etre, donc […] désigne ce qu’aucune

apparition ne nous rendra jamais disponible ». Néanmoins, une question se pose

inévitablement : si les modes d’apparaître ou phénomènes sont possiblement illimités, la

phénoménologie n’est-elle pas condamnée à devenir simple déclinaison, sans fin ni lien, de tel

ou tel phénomène10

? Sans expérience originaire, exemplaire ou cruciale, ne risque-t-elle pas

de connaître très vite la même ligne de dégénérescence qu’un certain tournant

pragmatique (actuellement en vogue dans certaines sciences sociales), qui, récusant modèles

théoriques et concepts généraux, se dilue dans la description de situations contingentes et

infinies, épelant sans limite telles ou telles formes de vie, tout se passant comme si la

description se faisait simple reduplication, redite, ou « vidéo » d’un donné forcément singulier

et assigné à son contexte, tel un prisonnier à résidence ? A cette difficile alternative (soit le

souci, comme chez Heidegger, d’une expérience originaire, et ses possibles dérives vers les

thématiques du « fondamental », soit la dilution dans des « études de cas », sans limites ni

enjeu où le savant devient l’inutile crieur public du donné), J.Y Lacoste répond par la théorie

de l’échantillon, déjà proposée par Goodman dans ses réflexions sur l’exemplification. La

méthode est donc aussi simple à énoncer que difficile à mettre en œuvre : trouver de bons

« échantillons ». L’échantillon, on s’en souvient, n’est pas ce qui représente ou « tient lieu

de », comme le fait la carte de géographie qui tient lieu du territoire, y renvoyant sans lui

ressembler. L’échantillon est déjà en partie ce à quoi il renvoie, au sens où par exemple ce

morceau de satin rouge « exemplifie » tel vêtement, en ce qu’il contient les mêmes « qualia »

(la texture, le rouge). Ce qui n’est pas le cas du signe qui représente sans ressembler (le mot

« rouge » n’est pas rouge). C’est avec ce fil conducteur que Lacoste entreprend de décrire

7 p. 181

8 Voir les développements finaux sur l’ « ilyance » p. 347

9 : « Pas d’être sans mode d’être. L’être qui n’est qu’être est un mythe conceptuel », p. 81.

10 Voir p. 24 « Nous ne pouvons procéder à la description de tout le mobilier de l’univers, ce qui nous

condamnerait d’une part à de perpétuelles redondances et représenterait d’autre part une tâche proprement

inachevable ».

diverses expériences en suivant, à notre sens, trois principes méthodologiques : 1) « Règle de

méthode : plus nombreux les modes d’être que nous connaissons mieux nous percevons ce

qu’être signifie »11

. 2) Prendre évidemment pour guide l’intuition ou l’évidence, c’est-à-dire

ne pas produire d’analyses totalement contre-intuitives, en réduisant par exemple la diversité

des modes (« être » une pipe, un caillou, un éléphant, un nombre, un être humain, une œuvre

d’art) à un seul, comme le fit, entre autres, Carnap (tout est réductible à l’objectivité

physique). 3) Sélectionner de préférence les expériences les « plus riches »12

, c’est-à-dire

susceptibles de recéler en elles différents modes d’être, en une sorte de feuilletage, qui fait

justice à l’épaisseur du phénomène. Le souci de pluralisation de l’expérience se lit donc à la

fois dans le fait que les étants sont selon diverses modalités (silex, nombre, œuvre d’art, etc.),

qui ne peuvent se laisser ramener à une seule, et dans le fait qu’un même étant « peut

posséder plusieurs modes d’être »13

.

Fragments d’être et vie feuilletée.

Dans les études 2 et 3, il s’agit d’analyser des modes d’être et d’en suggérer d’autres pour

réaliser cette phénoménologie plurielle qui respecte la diversité non hiérarchisable des

phénomènes. L’étude 2 (« l’objet : constitution et réduction ») envisagera la notion d’objet

comme réduction d’un étant à un étant quantifiable selon la guise cartésienne de l’objectivité ;

la suivante se demandera ce qu’est une chose. Le point de départ de cette étude (« la chose et

au-delà ») est évidemment l’analyse de Heidegger sur la chose, définie comme ce qui,

échappant à toute instrumentalité, produit le rassemblement entre Ciel/Terre,

Divins/Mortels. Son point d’arrivée sera le dépassement de cette analyse du « Quadriparti »

vers ce que L’A. appelle « l’au-delà de la chose ». Deux contre-descriptions viendront

relativiser la position de Heidegger. Vermeer d’une part, le sacrement, d’autre part. L’enjeu

est ici clair : à des expériences données comme fondamentales et souvent exclusives d’autres

possibilités (soit « l’afin que » de l’instrumentalisation, soit le « quadriparti »), L’A. propose,

sans opposer, d’autres modes d’être. Ainsi, si l’aiguière du tableau de Vermeer est bien

« chose », en son sens heideggérien de « rassemblement » qui décourage tout usage

instrumental, il n’en demeure pas moins que nous n’y trouvons nulle trace des éléments du

Quadriparti. Dans le tableau de Vermeer : « ce qui déborde le jeu de « l’afin que » ne le fait

pas nécessairement en mettant en scène la terre, le ciel et les divins et si les hommes y sont

présents, rien ne nous dit qu’ils le soient en qualité de mortels »14

. De même, la sérénité est

bien la marque des intérieurs de Vermeer sans que le sacré n’y soit associé, ni n’ait besoin de

l’être. Il s’agit donc de tester l’analyse de Heidegger (ici sur la chose, ailleurs sur l’angoisse)

en l’invalidant, mais cela non pas par des descriptions qui la contrediraient, mais en montrant

des phénomènes qui la relativisent. Ainsi ce geste permet de destituer l’angoisse de son statut

« d’affection fondamentale »15

, le Quadriparti de son aura d’expérience originaire, en situant

ces deux expériences parmi d’autres, avec lesquelles elles voisinent, sans exclusion ni

recouvrement. Phénoménologie plurielle qui s’illimite pour donner l’hospitalité à la

multiplicité des phénomènes, « logique floue » qui n’est telle que parce qu’elle respecte la

pluralité non hiérarchisable des manières d’être, telle est la position de Lacoste.

Néanmoins, un problème se fait jour que l’on pourrait rapidement caractériser comme la

question du réalisme. Les phénomènes nous dictent ils, comme un maître à l’écolier, la

11

Cette règle de la méthode prend donc le parti de Husserl. La deuxième aussi évidemment puisqu’il s’agit du

« principe des principes » ; nous reviendrons plus longuement dans notre discussion sur la troisième que nous

pourrions appeler « règle du feuilletage ». 12

P. 163 : « le bon échantillon serait dès lors le plus riche » 13

P.54 14

P.103 15

« Il n’y a pas d’affection fondamentale, tenons le pour acquis », p.252

manière dont nous les appréhendons ? Les recevons-nous toujours de la même façon, comme

si notre accueil n’était qu’effet d’une cause nécessitante ou simple miroir réfléchissant?

Evidemment non. Nous l’avons dit, et là d’ailleurs se trouve le « danger de l’être » comme la

fragilité des phénomènes, je puis considérer le tableau aussi bien comme un simple objet

perçu qui ne me dit rien de plus que le mur qui le porte, je puis encore le penser comme une

bonne affaire à faire ou comme un objet à expertiser de manière scientifique. Toutes les

œuvres d’art peuvent disparaître demain, tout en subsistant comme « objets », si plus

personne n’accepte de s’ouvrir au monde qu’elles instituent et leur préfère une autre relation,

celle de la manipulation, de l’intérêt matériel ou scientifique, ou plus simplement de la simple

adhérence perceptive sans appel ni au-delà, en une sorte de réalisme bovin ou l’on regarde

placidement passer l’œuvre, (telles les vaches, les trains), en la percevant sans l’éprouver, ni

la sentir, ni en être affecté. L’œuvre d’art appelle l’affection mais ne la conditionne pas

comme une cause son effet ; elle doit me toucher et non pas simplement être perçue. Elle est

candidate à un type d’appréciation : le sentiment ou l’affection. Si j’y réponds par l’analyse

physique, la perception adhésive ou la maitrise instrumentale, alors l’œuvre sera manquée

comme telle, et l’être -que son mode d’être donne à appréhender-, occulté, oublié, « en

danger ». Sans doute, pourrait-on dire que le réalisme ici se joue dans la mise en œuvre de la

relation adéquate entre le donné et celui qui l’accueille, plutôt que dans le phénomène « seul »

qui n’a pas « les moyens de dicter l’accueil que nous lui réservons »16

, comme le veut le

réalisme de la perception ou même le réalisme platonicien des essences. D’un côté : la

fragilité du phénomène, qui est candidat à la juste appréciation17

, de l’autre, la responsabilité

de celui qui doit y prêter la bonne attention et, donc, savoir offrir la bonne hospitalité. Cette

juste attention, que sollicite le phénomène, épouse néanmoins les contours de la chose même,

en ce que le récepteur n’a pas le pouvoir de faire que ce qui n’est pas œuvre d’art le devienne,

ni de transformer, contre l’intuition, tel nombre en phénomène qui m’émeut ou tel contour

tourmenté de nuages dans un tableau de Poussin en simple aubaine pour une application

fructueuse du calcul fractal. En ce sens, si tout donné peut être en danger, c’est bien parce que

je puis lui faire violence en n’adoptant pas la disposition qui me permet d’entrer en relation

avec lui. Etablir la juste relation, tel semble être le mot d’ordre du type de réalisme ici

proposé.

Critique de l’existence et pensée de la vie.

Ces points acquis, il peut sembler que les quatre chapitres suivants en tirent les

enseignements à un niveau plus général (principes), même s’ils recèlent là encore de riches et

superbes descriptions de « l’être en paix », de la « joie » qui relativisent la centralité de

l’angoisse, ou encore une description de « l’innocent » qui semble donner un congé (bien

mérité ! ) au pathos de « l’être en dette ». De quoi s’agit-il ? Les chapitres 3 et 4 (« Existence

et inexpérience » et « Premiers éléments pour une critique de l’existence ») s’interrogent sur

le concept heideggérien « d’existence » et en proposent une transformation significative. La

critique vise la prétention à exhiber une expérience (comme l’angoisse dans Etre et Temps)

qui dirait la totalité de l’existence, saisirait ce qui nous est « le plus propre » comme humain.

L’angoisse comme « existential » serait, pour le premier Heidegger, ce qui structure notre être

et nous en délivre l’authenticité, là où tels ou tels « existentiels » ne seraient que des façons

d’exister inauthentiques. Contre cet absolutisme de l’affection fondamentale, l’A. produit une

16

P.50 17

C’est nous qui introduisons ce vocabulaire Goodmanien. La tentation pour expliquer ce point difficile serait de

recourir à la dynamique de l’appel, telle que mise en œuvre au sein de la phénoménologie par Heidegger puis

Levinas, Marion et Chrétien. Il nous semble que Lacoste prend des distances avec la doctrine de l’appel ou de

l’adresse, comme nous le verrons plus tard. De là notre embarras, et notre proposition d’un vocabulaire plus

neutre, mais qui nous a semblé approprié dans la mesure où L’A lui-même n’hésite pas à emprunter à différents

paradigmes, et notamment à Goodman et sa théorie de l’échantillon

phénoménologie bien tempérée qui, tel le clavier de Bach, accorde l’instrument (la description

phénoménologique) de manière à ce qu’il sonne juste dans toutes les tonalités, sans privilégier

l’une au détriment de l’autre. Par exemple, certaines expériences, comme « être en paix » ou

« la joie », se vivent non sur le mode du futur, que m’impose l’idée de ma propre mort, mais

sur celui d’une temporalisation, non métaphysique, à partir du présent18

. L’A. montre

pourquoi ces états ne peuvent être relégués dans le simple « existentiel » ou l’inauthentique et

comment, ce faisant, ils échappent à la logique de l’existence telle que décrite par Etre et

temps. Ces expériences se laissent penser, dès lors, comme « contre-existentiaux » plutôt que,

comme le voudrait Heidegger, simples « existentiels » ou « non-exitentential ». Cette sorte de

mise en voisinage de phénomènes autres que l’angoisse, qui la limitent sans l’invalider, qui la

« déconstitue » de son statut d’affection fondamentale sans la récuser, permettra du même

coup de relativiser le concept d’existence en l’enveloppant dans une notion plus large : la vie.

C’est à l’élucidation de cette vie que seront consacrées les études VI (« De l’existence à la

vie ») et VII (« la vie de l’esprit »). Il s’y agit de marginaliser la dimension extatique,

privilégiée par Heidegger, pour faire de l’existence une région de la vie, par une sorte

d’enveloppement, d’englobement, de mise en voisinage et en perspectives des différentes

expériences. Dans ces derniers chapitres seront élaborés d’importants couples conceptuels

tels que ex-stase/en-stase, quiétude/inquiétude ou encore historialité et méta-historialité.

Ainsi, à titre d’exemple, l’existence comme sortie hors de soi (Heidegger) est contrebalancée

par « l’enstase » comme saisie ou affection de soi par soi, comme ce qui nous ramène à nous-

mêmes (intériorité), sans pour autant nous dévoiler la totalité de ce que nous sommes ni

pouvons être. Les analyses de plus en plus précises et profondes de l’affection permettront de

donner consistance à cette notion de « vie » que l’auteur, sans pour autant reprendre les

développements de M. Henry ni nécessairement croiser ceux de R. Barbaras, oppose à la

conception heideggérienne de l’existence.

Au terme de ce survol, dont il serait vain de vouloir donner l’allure d’un résumé tant les

analyses sont foisonnantes et suscitent à chaque moment mille et une pensées, interrogations

et ouvertures, nous voudrions juste nous focaliser sur quelques thèses qui, parmi tant d’autres

possibles, nous amèneront à tenter de situer l’entreprise de l’A. dans le champ plus vaste de la

phénoménologie aujourd’hui. Nous retiendrons donc la nature du donné, l’élaboration d’une

pensée non métaphysique de la présence, la nouvelle relation à l’histoire et à la tradition que

le livre nous semble instaurer, enfin la question possible d’un risque, ou non,

d’une « théologisation » de la phénoménologie ».

Une phénoménologie de la fragilité du donné plutôt qu’une phénoménologie de l’excès.

Décrire l’apparaitre en tant qu’il apparait, pour y restituer les expériences de vérité qui s’y

jouent mais pourtant échappent au contrôle du logos mathématico-physique, est, depuis

Husserl, le programme minimal de toute phénoménologie. Plus récemment, avec Jean Luc

Marion, un principe fédérateur de tout apparaître, a été proposé : à savoir le fait que cela soit

toujours déjà et primordialement « donné ». A partir de Marion, la phénoménologie s’est

définie par référence au « donné », vers lequel elle doit revenir, auquel elle doit répondre ou

qu’elle doit réfléchir ou accueillir. Par cette notion très large de « donné », la pensée

phénoménologique antérieure s’est trouvée incontestablement accomplie, c’est-à-dire fédérée

et unifiée. Là où le constat de la multiplicité des noms et des thématiques (Levinas et Autrui,

Merleau-Ponty et la chair, Maldiney et l’art, Henry et la vie, etc.), aurait pu faire soupçonner

un éparpillement et, corrélativement, une inconsistance du terme même de phénoménologie,

la pensée de la donation permet d’organiser les différentes modalités des phénomènes comme

18

Nous reviendrons sur ce point dans notre discussion

les différents philosophes qui s’en sont fait les « opérateurs », puisque rien ne fait exception à

la donation, qu’il s’agisse d’un objet empirique du monde ordinaire (la pipe, pour reprendre

un exemple cher à Lacoste), d’un objet mathématiques du monde formel (le nombre Pi, dont

il nous entretient à diverses reprises), du tableau du peintre (Vermeer), ou du corps de chair

que je reçois et ne constitue pas (voir par exemple les analyses de L’A. sur la « fatigue), etc.

Cette unification, on le voit, n’est donc pas seulement unification de toutes les

phénoménologies précédentes mais aussi unification des différentes strates de l’apparaître, qui

toutes ont en commun la donation. Il nous semble que Lacoste se situe dans cette

phénoménologie de la donation, mais que, néanmoins, les écarts sont sensibles entre ses

analyses et celles de Marion, qui, le premier, proposa clairement cette réunification du champ

phénoménologique à partir de la notion de « donné ». En effet, le donné chez Lacoste ne se

donne pas dans l’excès, mais se signale comme fragment et, sinon comme manque, à tout le

moins comme point de vue, sorte de « trouée » ou de fenêtre ouverte sur l’être (pour parodier

une formule d’Alberti), qui ne nous donne jamais qu’une perspective partielle. Le donné n’est

pas donc en excès (Marion), mais « en danger » de ne pas recevoir l’hospitalité. Cette

remarque sur l’écart possible, à nos yeux, entre le régime de l’excès et celui de la fragilité a

son importance, car elle induit une relation au donné qui nous semble fondamentalement

différente. En effet, le parti pris de l’excès (Marion) dessine un type de relation, entre le

phénomène et « l’interloqué », qui est celle d’une réponse à l’appel comme réponse presque

forcée, quasi extorquée. Reprenons pour le montrer brièvement19

quelques notations de Etant

donné. Si l’appel se définit comme ce qui me vise, montrant par-là, comme le précise le § 26,

que « l’appel ressortit au renversement de l’intentionnalité »20

, il se trouve que le « visé », ou

l’interloqué est très (trop ?) souvent déterminé comme l’effet, le jouet, l’otage. L’appel se

définit clairement comme agression, blessure, voire plus précisément encore comme

traumatisme, pour employer un concept cher à Levinas, auquel font écho de multiples

citations de Marion, qui met très souvent en apposition « appelé, altéré et agressé »21

,

reprenant l’idée d’ « être harcelé », que développait Autrement qu’être22

. De ce fait, « être

appelé » signifie non pas être « sollicité » ou « invité à » mais devient synonyme « d’être

convoqué »23

. Cette notion de « convocation » rejoint la blessure et annonce la surprise que

Marion définit ainsi : «l’interloqué, résultant d’une convocation, se reconnaît pris et

surplombé (sur-pris) par une emprise24

». Marion ira jusqu’à parler de « perte de soi ». La

surprise est emprise au sens où je suis dominé, (« pris, surplombé, précise Marion) et

provoque la « perte de soi », qui doit s’entendre « au double sens d’une perte de conscience

originelle de soi et d’une impuissance à saisir le pôle originel de la revendication comme

objet »25

. Dans l’appel décrit par Marion, nous avons une situation de totale inégalité, en

laquelle je me trouve appelé, investi et agressé par ce qui m’excède et me dépasse. Il y a une

telle disproportion entre l’appel et celui qui est appelé que « recevoir » signifie

immédiatement « subir », selon une apposition très fréquente sous la plume de Marion, qui

19

Nous avons longuement analysé ailleurs cette caractéristique de « l’appel » chez Heidegger, Levinas, Marion

et Jean-Louis Chrétien. Nous sommes donc obligés de renvoyer le lecteur à une démonstration que nous

résumons ici. Voir notamment notre article « The call in the thought of Levinas, Marion and Chrétien:

description of a phenomenon or deconstruction of a tradition? In Revue Aisthesis, Pratiche, Linguaggi, et saperi

dell’estetico, 2/2011. 20

Quadrige, Puf, 2éme édition, 2005, (1997) p.363 21

Voir Op.cit. § 26. 22

Autrement qu’être, Livre de poche, biblio-essais, p.86 23

Dans Etant donné, la convocation est la première détermination de l’appel, avant la surprise que nous

analysons ici également. 24

Etant donné p. 370 25

Ibidem p. 371

parle aussi de soumission26

. Cette interprétation de l’appel par Marion a différentes sources27

.

Néanmoins, il nous semble, aujourd’hui, que la plus évidente est l’interprétation du donné en

terme d’excès. Le phénomène saturé m’éblouit comme une lumière trop forte aveugle, blesse

et finalement entrave la vue. Chez Lacoste, la lumière du phénomène, ni éblouissante ni

aveuglante, comparable en ce sens à la calme lumière des tableaux de Vermeer, sollicite mon

accueil mais ne le provoque ni ne l’extorque. La lumière semble si douce et diffuse que je

puis manquer le phénomène et ainsi lui faire courir un danger en ne me mettant pas en

disposition de le recevoir28

. On mesure ici toute la différence entre la fragilité et l’excès, entre

l’appel comme sollicitation, et la convocation comme agression, entre un sujet invité et un

sujet « sous emprise ». Le « moi » (ou comme on voudra dire), loin d’être le résultat d’une

agression (cible infortunée du phénomène éblouissant) ou la victime d’une emprise, est celui

qui, à l’invitation, répond par l’hospitalité, accueil de ce qui n’est pas lui : l’autre, le

phénomène, le tableau que j’accepte de considérer autrement qu’ « être sous la main »

ou objet simplement perçu, mais qui, pour autant, ne m’agresse ni ne me blesse en me

contraignant par sa lumière en excès, à l’éblouissement, prélude à l’aveuglement. Disant cela,

il n’est pas question pour nous, dans le cadre du moins de cette recension, de juger la

phénoménologie de l’excès moins ou plus valide que la phénoménologie de la fragilité, mais

il s’agit juste de souligner une différence, de faire entendre une voix (celle de Lacoste), qui

nous a semblé singulièrement trancher sur le style (hyperboles, excès, montée aux extrêmes)

d’une certaine phénoménologie française (Levinas, Marion, Chrétien29

, en cela largement

précédés par Heidegger). Et sans doute convient-il, en même temps que cette différence de

position sur la nature du donné (excessif car éblouissant, ou fragile car « en danger »), qui,

elle-même, conditionne une différence dans la relation appel/appelé (I.e relation

autre/ « sujet », comme nécessitante ou invitante), d’attirer l’attention sur le style de Lacoste,

style très sobre, d’allure quasi « analytique », car sans hyperboles ni pathos (qu’il dénonce

même parfois dans certains thèmes heideggériens), style, donc, sans tragique ni emphase, tout

se passant comme si la paisible et sereine luminosité des intérieurs de Vermeer s’était

propagée jusque dans les phrases de ce livre. Et là encore, sans doute est-ce le terme de

« phénoménologie bien tempérée » qui résume cette position à la fois inscrite dans le courant

actuel de la phénoménologie et en même temps si différente dans son thème, son rythme et

son ton.

Bien d’autres différences d’avec les représentants de la phénoménologie actuelle auraient

pu être relevées, tel ce renoncement à l’originaire (souligné plus haut), qui tranche sur cette

26

Voir p. 370 27

Nous en avons esquissé quelques- unes possibles dans l’article déjà cité, notamment le fait qu’il ne s’agit pas

seulement de décrire « les choses mêmes » mais aussi d’inverser (déconstruire) la position supposée de la

métaphysique. 28

Le tableau sollicite bien mon émotion, mais je puis passer devant et ne faire que le percevoir, comme pourrait

le faire un réaliste strict, tenant de l’adhérence perceptive, dans une position symétrique inverse de la

phénoménologie de l’excès. Lacoste semble donc se situer entre deux extrêmes : l’excès de l’éblouissement qui

aveugle et la pauvreté de la perception adhésive, qui manque une grande partie des phénomènes (œuvre d’art

mais aussi mathématiques, concepts, sentiments, acte, autrui, qui semblent difficilement pouvoir s’écraser sur le

simple percevoir. 29

Rappelons que l’hyperbole est revendiquée par Levinas comme : « méthode philosophique (…) qui consiste

à passer d’une idée à son superlatif, jusqu’à son emphase » (Du Dieu qui vient à l’idée p. 141). Nous avons

analysé ce « style » marqué par l’hyperbole dans un chapitre intitulé « le problème Levinas », in le concept et le

lieu, Cerf, 2008 (p 323 à 356). On comparera aussi, pour avoir une idée de ce que nous caractérisons comme un

changement de style (qui prend sens à partir de la thématisation d’une relation différente au donné) avec les

termes de J.L. Chrétien, qui parle de de « l’appel du beau » comme « ce qui nous blesse au cœur », (voir L’appel

et la réponse, Minuit, 1992, p.20 et notre commentaire dans un chapitre intitulé « les caractéristiques de la notion

d’appel en contexte phénoménologique », Le concept et le lieu p. 212 et suivantes.) D’un côté, l’agression, la

blessure, le tragique ; de l’autre la joie, la paix, l’accueil. Différence qui nous semble significative entre une

phénoménologie de l’excès d’un côté, et une phénoménologie de la fragilité de l’autre.

« surenchère à l’originaire », qui, nous dit à juste titre François David Sebbah, est quasi-

constitutive des successeurs de Husserl qui ont tous, en dépit de la diversité de leurs

thématiques, cherché à trouver un originaire toujours plus originaire30

. Recherche de

l’originaire qui caractérisait les descriptions de Heidegger comme le montre Lacoste, et qui

tout aussi bien animait Merleau-Ponty, toujours en recherche d’un « monde sauvage », d’un

originaire conçu comme ce qui est premier dans le temps, comme passé à découvrir ou

comme vécu initial31

. Ainsi, si pour Merleau-Ponty, il s’agit par la philosophie de revenir

à « la première expérience du corps impalpable de l’histoire », à l’« expression primordiale »,

dont l’art, et particulièrement la peinture de Cézanne, est «amplification » d’une expérience

originelle qu’exprimait le premier « dessin des cavernes », lui-même prolongement de la

perception initiale de l’infans, pour Lacoste, il s’agit d’opérer un « retour aux ambitions

modestes de la phénoménologie de Husserl »32

, de renoncer au grand « fondamental » ou

« affection originaire » (angoisse, chair, « monde sauvage », Autrui, ou toute autre expérience

que l’on voudra bien décrire), pour accepter l’hypothèse que « le fait d’exister est

fondamentalement pluriel et cette pluralité dépourvue d’ordre »33

. Il n’y a pas de « dernier

mot », et cela non parce que nous serions finis et incapables de découvrir un « originaire », un

« fondamental » au milieu d’une forêt d’inessentiels navrants, mais bel et bien parce que les

possibles sont infinis, les expériences multiples et qu’il convient d’en parcourir le plus grand

nombre possible. « Le fait d’exister se laisse absorber par le foisonnement des possibles et

s’accommode de leurs contradictions »34

. C’est donc moins sur la finitude que débouche cette

pluralité non hiérarchisée des expériences que sur l’illimitation des possibles. Les

échantillons, dans leur foisonnante contradiction (angoisse/ joie, être vers la mort/ être en

paix, innocence/ être en dette, tragique/sérénité, extase/enstase), ne se referment plus sur le

fini mais ouvrent à l’infini.

Une entente non métaphysique de la présence et de l’intériorité.

Le deuxième point qui tranche sur d’autres phénoménologies est une réhabilitation, d’une

part de la dimension temporelle du présent, d’autre part d’une certaine forme d’intériorité.

Expliquons ces deux points qui s’impliquent au demeurant l’un l’autre. Avec le premier

Heidegger (et plus encore après les critiques de Derrida contre Husserl et la désormais

rebattue « métaphysique de la présence ») s’est produite une valorisation du futur comme

seul mode authentique de temporalisation. L’expérience de l’angoisse me déporte hors du

présent, me mettant en avant de moi-même (anticipation de la mort qui n’est pas encore,

pensée de l’« Etre vers » au détriment de « l’être là maintenant », détermination à partir d’un

point de vue futur). Dans ce cadre, toute valorisation du présent est comprise comme

symptôme d’une geste métaphysique ou comme posture inauthentique d’un Dasein

insoucieux de l’être. A cette entente, Lacoste oppose encore une fois des descriptions

d’expériences. Ainsi la joie, qui se vit au présent : « la joie n’a évidemment pas d’avenir,

même si elle peut connaître un crescendo. Son présent est aussi un quasi-instant (il y a des

bouffées de joie comme il y a des bouffées d’angoisse) mais il possède aussi des caractères

semblables à celui d’une nunc stans. La joie dure et n’ennuie pas. Elle nous fournit le meilleur

modèle d’un temps vécu au présent dans lequel toute signification extatique est

30

Sur ce diagnostic, désormais largement admis, de Sebbah, voir L’épreuve de la limite, PUF, 2001, notamment

p. 28. 31

Nous avons déjà analysé cette « course à l’originaire » chez Merleau-Ponty, dans trois articles : dans la Revue

Symposium, 4, 2007, puis dans le collectif, Reading Merleau-Ponty, actes du colloque de Pékin, septembre 2008,

et dans la revue Chiasmi international, 2011, numéro 13. Nous sommes donc obligés de résumer des aspects

démontrés plus amplement ailleurs. 32

P.163 33

P.162 34

P.163

marginalisée »35

. Nous avons donc là une description de phénomènes qu’on serait tenté

d’appeler « falsificateurs », même si ces phénomènes ne contredisent pas l’angoisse mais la

situe, la relativise, c’est-à-dire l’englobe dans un espace plus large, où elle voisine, voire

parfois s’entremêle, avec ses contraires, en une sorte de topologie philosophique36

qui conduit

à une approche plus nuancée parce que plus « feuilletée » de notre expérience. Cette entente

non métaphysique du présent implique évidemment une réévaluation de la notion

d’intériorité. L’homme n’est pas cet être de pure extériorité (extase, ek-sistence), jeté dans un

monde qui le dépasse en même temps qu’il le transit de toute part. Différentes expériences

comme celles de « la rêverie (…) nous appren(nent) qu’au commencement n’est pas l’extase

mais le renvoi de l’enstase à l’extase et de l’extase à l’enstase- et qui sait de la priorité de

l’enstase sur l’extase »37

. Il faut noter que, par cette tentative de réhabilitation d’une notion

décriée (qu’on voulait engloutie grâce à l’impeccable lucidité d’une post-modernité enfin

débarrassée du « mythe de l’intériorité »), Lacoste s’élève avec courage contre un véritable

lieu commun de la philosophie la plus contemporaine. En effet, ce que nous pourrions appeler

la tyrannie de l’extériorité caractérise aussi bien les courants de la philosophie dite analytico-

pragmatique (Wittgenstein, Descombes, etc.) que phénoménologique, qui se manifestent tous

par une volonté d’en finir avec toute notion d’intériorité, qui signerait, à leurs yeux, la

retombée dans une figure de la très redoutée subjectivité métaphysique. Certaines pensées

actuelles, en effet, à trop vouloir combattre l’idée cartésienne d’un sujet présent à soi, à trop

accentuer l’idée d’un être jeté dans le monde (ou résultant d’un contexte) et intégralement

constitué par lui, bref, à trop insister sur l’extériorité et notre projection supposée constitutive

vers le dehors, nous livrent des descriptions tronquées de nos expériences. Tyrannie de

l’extériorité, tyrannie de l’altérité, qui procède simplement de ce que face à l’ancienne

relation sujet/monde, intériorité/extériorité (« pester contre » pourrait écrire Flaubert

aujourd’hui), on a voulu tordre le bâton en sens contraire (déconstruction de la

métaphysique), sans voir que l’on sombrait souvent dans des descriptions totalement contre-

intuitives : nous ne serions qu’extériorité sans intérieur aucun, pauvres pantins du dehors,

marionnettes plates ou courbes, projetées dans un espace non-euclidien dont la dimension de

la profondeur serait absente. Contre ces idées reçues de la philosophie contemporaine,

Lacoste oppose ceci : « L’être en compagnie de soi et de soi seul peut toujours nier

l’équivalence de l’existence et de l’ek-sistence (…) il faut donc accepter une oscillation.

Notre expérience de nous-mêmes et du monde se fait donc le plus souvent comme

emmêlement de l’extase et de l’enstase »38

. Il est loisible là encore de voir la trace d’une

phénoménologie bien tempérée qui renonce aux excès qui font de telle ou telle affection

l’expérience « absolue » en même temps qu’elle refuse d’excommunier nos expériences les

plus évidemment quotidiennes au nom d’un chimérique combat contre une métaphysique, qui

semble bien, au demeurant, n’avoir jamais existé que dans l’esprit de ceux qui la pourfendent.

C’est cette relation à la métaphysique et au temps de la tradition que nous voudrions

maintenant approcher.

Pour une autre relation à l’histoire et à la tradition.

Sans doute, de toutes les analyses de Lacoste, n’est-ce pas la plus immédiatement saillante.

C’est pourtant celle qui nous intéresse le plus car elle marque une rupture radicale avec un

point de la doctrine heideggérienne qui, à notre sens, grève encore un trop grand nombre de

phénoménologies actuelles : le combat contre la prétendue structure onto-théologique de la

35

P.257 36

L’auteur emploie à diverses reprises des notions comme entremêlement, emmêlement, nouage, voir par

exemple p. 299 où il est question du nouage entre quiétude et inquiétude ou p. 300, de leur entremêlement. 37

P. 252 38

P.242

métaphysique. D’emblée Lacoste refuse de « s’adonner à un exercice bien connu : la

déconstruction de la métaphysique et de ses textes »39

. La figure d’une métaphysique

aujourd’hui parvenue à son achèvement mais qui se serait tout au long de son parcours

déployée selon une logique temporelle quasi hégélienne doit, aux yeux de Lacoste, être

critiquée et, avec elle, la théorie de l’histoire de l’être. Certes, chez Lacoste, il y a aussi retrait

de l’être en ce que l’être ne se donne jamais comme tel, en ce que nous n’avons accès qu’à

des facettes, des éclats, des fragments, qui tous par définition signent ce qu’ils ne sont pas et

s’attestent par là comme modalités. « L’être en danger » recouvre bien l’idée d’un donné qui,

essentiellement partiel, interdit toute totalisation actuelle, effective. Mais ce « retrait de

l’être » ne conditionne aucune philosophie de l’histoire, et l’oubli de l’être ne marque pas un

type de pensée (la métaphysique), dont il conviendrait de se défaire. Il n’y a pas de structure

onto-théologique de la métaphysique aujourd’hui plus qu’hier, dans la conscience

philosophique plus que dans la conscience commune. Lacoste nous explique qu’en fait la

sortie hors de la structure de la métaphysique est contemporaine de la métaphysique dès ses

débuts, dans la mesure où il s’agit de deux attitudes possibles mais non contradictoires. « La

métaphysique décrit un mode d’être et il faut exiger d’elle qu’elle n’avoue n’en décrire

qu’un »40

. C’est pourquoi l’oubli de l’être est inscrit dans l’être à chaque instant, aujourd'hui

hui comme hier, mais ne conditionne aucune vision d’un processus historique ni ne mobilise

une philosophie de l’histoire. Le geste qui consiste à « objectiver » tout phénomène (geste que

dénonçait déjà la Krisis) n’est pas interprété en terme de processus qui se déploie selon

certaines guises et parvient à un moment à son achèvement, mais n’est qu’une possibilité

parmi d’autres et qui doit se répéter toujours. La conception métaphysique (à supposer qu’elle

soit univoque et repérable) n’est pas à rejeter, mais à situer comme perspective possible et

peut-être même encore féconde aujourd’hui. « La métaphysique ne décrit qu’une région de

l’expérience et n’est qu’une pensée régionale »41

. Si erreur il y a parfois, elle réside dans ce

qu’il faudrait appeler un sophisme d’absolutisation. Il consiste à prendre un mode (par

exemple l’objet scientifique) pour le tout et donc à nier que d’autres modes soient possibles et

sensés.

Ce refus de l’histoire de l’être et de la métaphysique est d’une importance capitale pour au

moins deux raisons. Tout d’abord, il nous permet de rompre avec une posture romantique

contre la modernité : « nous ne manquerons jamais du pathos nécessaire pour dire que la

technique saccage la terre », mais : « la technique moderne n’est pas moderne et s’enracine

dans une possibilité co-donnée avec le monde ». En ce sens : « nous ne faisons pas de la terre

un fond à exploiter, elle l’est de toute façon »42

. Un phénomène est susceptible de plusieurs

approches qui lui sont co-extensives : le primitif qui se bat contre la nature pour assurer sa

précaire survie ne la considère, au moment où il en soustrait les fruits, que comme fond à

exploiter et il a raison. L’erreur néanmoins serait d’ériger cette attitude face à la nature en

seule possible et recevable. De même serait-il puéril de critiquer la relation du médecin au

corps (Körper) et sa négation de toute chair (Leib), car c’est la condition de possibilité de

l’exercice de sa pratique et de la santé future de son patient. Il s’agit juste de dire, avec bon

sens, que, dans d’autres circonstances, lorsque je rencontre autrui, je ne le rencontre pas

comme un corps à examiner mais comme un sujet charnel à respecter. Un même phénomène

peut évidemment s’envisager sous différentes facettes, en une sorte de donné feuilleté, qui

comprend en lui les différentes approches qu’il peut susciter, comme un massif est constitué

de ses différentes couches géologiques. Il n’y a pas à dévaloriser théoriquement ou à juger

moralement une attitude plutôt qu’une autre, il faut la situer parmi d’autres au sein d’un

39

P.12 40

P.82 41

P.82 42

P 75 et 77.

espace plus large qui s’infinitise au cours des expériences de la vie et abolit toute tentation

d’absolutisation, laquelle, se révèle, paradoxalement une forme de limitation, de finitisation.

Mais plus encore que cet abandon d’un pathos convenu contre la prétendue modernité

métaphysico-scientifico-technique, c’est, nous semble-t-il, toute la relation au passé et à la

tradition philosophique que permet de repenser ce refus de « l’histoire » de l’être. Avec une

telle position, il nous semble que nous pouvons faire aujourd’hui de la métaphysique comme

hier, pourvu que l’on ne succombe pas au sophisme d’absolutisation. Des tentatives comme

celles de la métaphysique classique (Descartes) ou contemporaine (par exemple les actuelles

recherches en métaphysique analytique) ne sont pas critiquables au nom d’un quelconque

moment de l’histoire où nous serions soi-disant parvenus. Rien ne peut être évalué, à partir du

schème du temps, sur le mode de l’aurore, du déclin, et de la sortie finale –version

heideggérienne-, ou sur le mode du progrès continu qui miraculeusement nous éloignerait des

errances passées -version plus analytique. La question posée à tel ou tel philosophe peut à

nouveau être la question de la vérité intrinsèque de son système et la question, corollaire, de

l’absolutisation, ou non, de sa position. Risquons un exemple, pour illustrer les conséquences

qui nous semblent procéder de la rupture de Lacoste avec la conception heideggérienne de

l’histoire de la métaphysique. Descartes lorsqu’il met en place sa conception du sujet, de

l’espace, de l’objet, etc. prétend- il que c’est là notre seul rapport au monde ou entend-il

simplement présenter un type de relation parmi d’autres ? Nie-t-il toutes relations affectives,

esthétiques, religieuses, existentielles, ou pense-t-il que son système n’a pas pour tâche

première de les explorer, ce qui ne dit rien sur les autres possibilités offertes à l’investigation

? A-t-il jamais affirmé que nous étions tous et en toutes circonstances un cogito transparent à

soi, ou dit-il, qu’une fois au moins en sa vie, on peut tenter de le devenir, moyennant un

exercice (le doute radical) qui n’a pas sa place dans notre vie ordinaire ? Il est évident, à nos

yeux du moins, que c’est à chaque fois le second membre de l’alternative qui serait le plus

juste. Dès lors, on s’épargnerait bien d’inutiles procès en sorcellerie si l’on acceptait de

reconsidérer quel est le but de tel ou tel philosophe (construire une science certaine ou penser

l’existence concrète ? Proposer une théorie de la connaissance scientifique ou une manière de

vivre et de mourir ? Penser, grâce à l’abstraction, un X en général ou décrire, grâce à

l’intuition, les modalités concrètes par lesquelles X se donne, etc. ?). Poser la question ainsi

revient à promouvoir une autre relation à la tradition, laquelle n’apparaît plus comme une

suite d’errances tragiques (l’histoire du nihilisme), mais comme un terreau toujours fécond.

Là encore nous pouvons percevoir un geste d’enveloppement, d’englobement des différentes

théories, qui ne s’effectue pas à partir du temps et d’une quelconque récapitulation totalisante

mais à partir de la considération de l’espace infini des possibles, en lequel chaque philosophie

peut-être située, peut voisiner avec d’autres sans exclusion ni inclusion (« hospitalité »). Si

nous ne nous trompons pas dans notre interprétation de Lacoste, alors il faut dire que pareil

geste, qui consiste à penser le rapport à la tradition non à partir de la logique du temps mais à

partir d’une sorte de spatialisation – voisinage-, fut rarement tenté ; seul43

un philosophe,

marginal entre tous, nous vient ici immédiatement à l’esprit : Maimon dont l’herméneutique

se donnait comme une vaste topologie, qui consistait à situer chaque doctrine et à les penser

toutes comme voisinant dans l’espace infini d’une raison en constante extension44

. En ce sens,

43

On pourrait aussi penser à Leibniz et à son rapport positif à la tradition, voire peut-être à certains passages de

la Métaphysique d’Aristote (dans son souci d’établir les différents « Topoï » et de répondre à la question : que

nous disent les anciens sur ce point). Quoiqu’il en soit le geste n’est pas courant dans l’histoire de la philosophie,

et au moins depuis Hegel et Heidegger, semblait ne plus avoir cours. La philosophie analytique (Wittgenstein,

Quine et bien des pragmatiques comme Rorty) a dans son ensemble proposé une relation à la tradition très

proche de celle de Heidegger (à partir du temps et en termes de déconstruction/destruction du passé), mais ce

n’est vraiment pas le lieu ici de le démontrer. 44

Pour plus de détails sur ce geste de Maimon, proposant un fil conducteur spatial plutôt que temporel pour

penser notre relation au passé et à la tradition philosophique, nous nous permettons de renvoyer à notre article :

notre relation à la tradition serait la même que notre relation aux phénomènes, puisqu’il

s’agirait à chaque fois de faire droit à la pluralité des possibles, voire à leur compossibilité, en

acceptant de renoncer au sophisme de l’absolutisation. Il y a des régions qui, en tant que

régions, sont acceptables et parcourables mais qui, en tant que territoires qui se prétendent

totalité, deviennent inhabitables.

Une phénoménologie théologique ?

Reste donc à aborder la question lassante à force d’être répétée : Lacoste appartient-il à ce

« tournant » que Janicaud décelait dans la phénoménologie française, à savoir la

théologisation indue des problèmes philosophiques ? Essayons de formuler le problème

autrement que de manière caricaturale. Lacoste, nous l’avons dit, décrit une expérience celle

du sacrement (l’Eucharistie). La question philosophique n’est pas de savoir si Lacoste est

athée ou non, et de juger à cette aune sa philosophie45

. La question est de déterminer quel le

statut de cette description de « l’expérience sacramentelle ». A notre sens, son statut est le

même que la référence à Vermeer. Il s’agit, en effet, d’opposer au « Quadriprati » de

Heidegger deux expériences qui sont susceptibles de la relativiser : les tableaux de Vermeer et

le sacrement. Ce sont là des expériences possibles qui ne sont pas données comme de fait

performées par tous et universellement, mais proposées à la réflexion comme exemples

possibles. Il y a en effet fort à parier que Lacoste ait entendu dire que tous les humains

n’étaient pas Chrétiens et qu’il ait même pu envisager l’hypothèse que son lecteur soit obligé

de chercher dans un dictionnaire ce que les Chrétiens entendent par « sacrement ». De

surcroît, l’expérience du sacrement peut être décrite par un philosophe sans que le but n’en

soit de prouver que le Dieu dont il y est question existe46

. Si l’on accorde ces points, il n’y a,

alors, pas plus de sens à dire qu’il y a théologisation de la philosophie du fait de cette

description du sacrement, que de dire qu’il y a « picturalisation » de la philosophie du fait de

la référence à Vermeer. Lacoste ne dit pas que toute analyse philosophique doit se dissoudre

ou se vérifier par la théologie, pas plus qu’il ne dit que la philosophie doit se dissoudre dans

la peinture ou dans l’art. Pour comprendre cette différence entre décrire une expérience

possible de manière philosophique47

et procéder à une dilution de la philosophie dans une

autre discipline (théologie, littérature, anthropologie, psychanalyse, physique, mathématiques,

etc.), prenons un exemple qui pourra paraître lointain, voire choquant, mais qui peut

« Coalition des systèmes et topologie des contradictions, la pratique herméneutique de Salomon Maimon » In

Haskala et Aufklärung, philosophes juifs des Lumières allemandes, Revue Germanique internationale, CNRS

éditions, 9, 2009. 45

Il se trouve aujourd’hui encore des personnes pour faire de la question « être athée » ou non une question

philosophiquement pertinente et pour écrire que la différence entre tel philosophe X et tel autre Y (auquel le

premier emprunte son principal concept) est que le premier est athée, non le second. C’est là une entente de la

question qui est irrecevable. M. Dufrenne qui, on l’oublie trop souvent, est le premier phénoménologue à avoir

écrit sur ce fameux tournant théologique de la phénoménologie (voir son article de 1973 : Pour une philosophie

non théologique) pense Heidegger, Derrida et Blanchot comme à l’origine d’une théologisation de la

phénoménologie et le montre à partir de leurs textes philosophiques. Il aurait certainement été abasourdi de

s’entendre dire « votre diagnostic est faux, car je sais de source sûre que Heidegger, Derrida et Blanchot

étaient totalement athées ! ». La question n’est évidemment pas là. Notons au passage que Janicaud lui-même

récuse cette entente trop brutalement ordinaire de sa question. Nous avons déjà discuté de cette position de

Janicaud dans Le concept et le Lieu.) 46

Comme l’écrit Marion : « L’hypothèse qu’il n’y ait eu historiquement aucune révélation ne changerait rien à la

tâche phénoménologique de rendre compte du fait incontestable qu’on a pu la penser et la discuter et même la

décrire » (Etant donné, p. 10). Suspendre la question de l’existence effective est évidemment le premier geste de

la phénoménologie de Husserl, même si l’on peut noter, au passage, que Fichte disait exactement la même chose

sur la révélation : la question n’est pas de prouver l’existence de Dieu mais de décrire les contours d’une

expérience. 47

Lacoste y insiste qui écrit « l’expérience sacramentelle dont nous ne retiendrons ici que sa contribution à la

phénoménologie » p. 301.

contribuer à éclaircir un débat aujourd’hui devenu totalement confus. Bouveresse, on le sait, a

défendu d’abord un rapprochement entre la philosophie et la science pour ensuite (ou en

même temps ?) défendre un rapprochement entre philosophie et littérature. Sur la foi d’une

assertion célèbre de Wittgenstein selon laquelle l’éthique ne peut se dire philosophiquement48

,

il en appelle à la littérature comme source susceptible d’exprimer l’éthique, que la philosophie

ne peut dire : « il est clair, pour parler en termes wittgensteiniens, que tout ce que les

philosophes se sont efforcés de dire ès qualités sur ce sujet est de bien peu de poids si on le

compare à ce qu’ont réussi à montrer des écrivains comme Shakespeare, Balzac, Dostoïevski

ou Tolstoï dans leurs œuvres »49

. S’il est impossible, comme le dit Wittgenstein, de dire

l’éthique en philosophe, alors la littérature, pour certains de ses successeurs, s’y substituera,

en ce qu’elle est le lieu possible d’une monstration des comportements éthiques. Ce qui nous

intéresse ici n’est pas de contester cette thèse très courante chez les wittgensteiniens (la

philosophie appelant à sa rescousse la littérature quand il s’agit d’éthique et le modèle

scientifique quand il s’agit de faits) ; c’est de noter que la philosophie sur deux points (les

faits et les valeurs !) se résigne à une dissolution d’elle-même dans une autre discipline. Or, a-

t-on parlé, à ce propos, de « tournant littéraire » de la philosophie analytique (Bouveresse,

Descombes, Cavell, Laugier) ? Personne n’y a songé, alors même que cette position sur une

philosophie qui, impuissante à dire et à montrer, doit se tourner (tournant ou tournis ?) vers

d’autres domaines (science, littérature) nous semble beaucoup plus problématique que celle

de Lacoste, qui entend simplement, en phénoménologue, envisager certains phénomènes de

différentes natures : artistiques, religieux, mathématiques ou autres. Dès lors, dans ce débat

sur les différents « tournants »50

de la philosophie contemporaine, l’interrogation pertinente

doit se faire sur le statut de l’expérience décrite et non sur son contenu. Si l’on accepte de ne

juger qu’à partir de cette interrogation, alors on s’apercevra que le tournant n’est peut-être pas

toujours là où on le croit, puisqu’à notre sens Bouveresse devrait répondre beaucoup plus de

sa position (pourquoi la philosophie devrait elle se dissoudre dans autre chose, que cela soit la

littérature, la science ou, pour Wittgenstein parfois, la mystique?), que Lacoste qui, en

phénoménologue, envisage des phénomènes d’horizons divers.

Par suite, plutôt que de recourir trop facilement à tel ou tel adjectif qualifiant un tournant,

il nous semblerait plus simple que chacun, analytique, phénoménologue, ou martien, interroge

frontalement la relation de la philosophie à ses autres, et dise clairement comment il

l’envisage. Si il y a dissolution de la philosophie dans un autre (dont l’identité, art ou

théologie, importe peu), alors à notre sens, il y a tournant ; en revanche, si la philosophie

conserve la spécificité de sa manière par rapport à d’autres disciplines, tout en communiquant

évidemment avec ces autres champs du savoir, alors il est parfaitement illégitime de dénoncer

un tournant. Certes, nous aurions souhaité, personnellement, que Lacoste envisage plus

frontalement cette question des liens, voisinages, frontières ou confins entre philosophie et

théologie, ce qu’il ne fait pas toujours dans ce livre précis (mais là n’était pas son sujet, et

sans doute les envisage-t-il ailleurs). Mais quoiqu’il en soit, l’accusation de théologisation de

la philosophie ne nous semble pas pouvoir être retenue ici de manière argumentée.

48

« Il me semble évident que rien de ce que nous pourrions jamais penser ou dire ne pourrait être cette chose,

l’éthique; que nous ne pouvons pas écrire un livre scientifique qui traiterait d’un sujet intrinsèquement sublime

et d’un niveau supérieur à tous les autres ». L’éthique n’est pas le domaine des faits, des propositions

scientifiques car « l’éthique, si elle existe, est surnaturelle, alors que nos mots ne veulent exprimer que des

faits ». Wittgenstein, Leçons et conversations sur l’esthétique, la psychologie et la croyance religieuse, suivit de

Conférence sur l’éthique, traduit par Jacques Fauve, Paris, Éditions Gallimard, 1992, p.147. L’éthique n’est pas

selon Wittgenstein réductible à la science ou à la philosophie car elle ne peut être fondée sur des faits. 49

J. Bouveresse, Wittgenstein, la rime et la raison : Science, éthique et esthétique, Paris, les Éditions de Minuit,

1973, p.77-78. 50

Rappelons que l’on a aussi parlé de « tournant esthétique de la phénoménologie ».

Nous conclurons sur une dernière question posée à Lacoste, question qui naît peut être d’une

incompréhension de notre part, peut-être d’un problème à venir. S’il fallait situer, encore une

fois, Lacoste par rapport à d’autres phénoménologues contemporains, nous serions tentés

d’insister sur sa notion d’hospitalité : hospitalité envers les phénomènes (pluralité des

modalités) mais aussi hospitalité envers les différentes manières de faire de la philosophie

(métaphysique, analytique, phénoménologique). Or, il nous semble qu’il y a eu une tendance

de la phénoménologie à se revendiquer comme le seul nom possible d’une philosophie

renouvelée. On citera bien sûr la première phrase, célèbre, de Marion dans Réduction et

donation « Pour une part essentielle la phénoménologie assume, en notre siècle, le rôle même

de la philosophie. En fait, après que Nietzsche ait conduit à son terme toutes les possibilités-

même inversées- de la métaphysique, la phénoménologie a plus que toute autre initiative

théorique, entrepris un nouveau commencement ». Position qu’il a confirmé tout récemment

encore : « Il se pourrait que la phénoménologie offre, à notre temps ce que, songeant à autre

chose (ou non) Nietzsche nommait la grande pensée éducatrice, non pas un éternel retour,

mais pour une fois, enfin, un nouveau recommencement »51

. Dans une même veine, C.

Romano, dans son livre Au cœur de la raison, la phénoménologie, entend confronter la

tradition phénoménologique à son autre désigné (la philosophie analytique, la grammaire

wittgensteinienne) pour « tenter de les faire dialoguer et s’interroger sur l’éventuelle

supériorité de l’une sur l’autre »52

. Il s’agit, pour lui, de justifier la phénoménologie contre les

critiques analytiques, en montrant pourquoi, ces critiques ne valant pas, la phénoménologie en

ressort philosophiquement légitimée (jusqu’à la « supériorité »). Les deux traditions

dialoguent de fait (et c’est en cela que l’ouvrage de Romano est un très grand moment

philosophique), mais avec l’idée qu’il s’agit d’un conflit dont la phénoménologie sortirait

renforcée en tant que style ou manière de philosopher parce que les critiques de l’autre

« bloc » ne vaudraient pas. Or, ce combat entre deux termes, pose un double problème :

d’une part parce que joue implicitement et trop souvent le principe du tiers exclu (si

grammaire fausse, alors phénoménologie vraie), comme si il n’y avait que deux manières en

présence (ce qui n’est peut-être pas le cas), ou comme si l’on n’envisageait jamais que les

termes soient faux tous les deux (selon le dilemme de Duhem ou les antinomies de Kant).

D’autre part et surtout, cette position induit l’idée que la phénoménologie est en fait la seule

manière aujourd’hui d’accomplir le recommencement de la philosophie, après ce que

Romano, comme Marion (et avant eux Lévinas, Heidegger), considèrent être la mort de la

métaphysique.

En est-il de même chez Lacoste ? Il ne nous semble pas puisque, nous l’avons vu, sa position

sur la métaphysique comme « région » appelle un tout autre dispositif que celui de

« l’époque » (fin de « l’époque » de la métaphysique et commencement de « l’époque » de la

phénoménologie -dispositif heideggérien de Marion). En outre, il nous a semblé que Lacoste

entre souvent en dialogue avec les analytiques mais pour faire fructifier ou porter plus loin

telles ou telles de leurs vues (par exemple : l’échantillon), et non pour défendre une citadelle

assiégée. L’hospitalité semble offerte à tous dans un souci de croisement des pensées plus

qu’un souci de croisés qui défendent la primauté de leur territoire53

. Cette hospitalité

néanmoins n’est pas sans poser question : la phénoménologie, dans un tel cadre, ne devient-

elle pas une région de la philosophie ? Ce qui ne pose pas de problème en soi (loin s’en faut),

51

Figures de phénoménologie, 2012, op. cit p. 9 52

Op.cit p. 302. 53

Nous notons ici un trait de la phénoménologie actuelle qui est de se défendre contre une autre tradition en

souhaitant établir sa primauté, mais il va sans dire que les analytiques le lui rendent bien. C’est même eux qui

ont inauguré cette inutile représentation de deux blocs qui se feraient face et où seul l’un d’entre eux serait

habilité, in fine, à porter le « vrai » nom de « philosophie », comme le montre l’excellent livre De J.H. Glock

« qu’est- ce que la philosophie analytique ? ».

mais pose peut-être un problème à l’auteur qui parle à plusieurs reprises de « son travail de

phénoménologue », là où nous lisons un travail de philosophie, philosophie qui, certes revêt

différentes modalités mais qui ne se brise pas en mouvements différents. Pourquoi

« phénoménologie » plutôt que philosophie, si tout au long du livre, semble se dégager l’idée

que les philosophies (comme les phénomènes) partagent une demeure commune en laquelle

plusieurs maisons s’épanouissent sans se nuire, se lient sans se juxtaposer, voisinent sans

s’exclure ? Quoiqu’il en soit de cette question sur le maintien, ou non, du terme de

« phénoménologie », il est certain, à nos yeux, qu’Etre en danger est un très grand livre de

philosophie, dans lequel il convient donc de se plonger toute affaire cessante.

Isabelle Thomas-Fogiel