Sémiotique et phénoménologie

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Se ´ miotique et phe ´ nome ´ nologie DRISS ABLALI Le de ´but des anne ´es quatre-vingt-dix est te ´moin d’un renouveau tre `s puis- sant des recherches sur le langage, la langue et les textes. L’occasion en ae ´te ´ l’inte ´re ˆt pour de nouvelles proble ´matiques lie ´es a ` l’actualisation, a ` la cognition, a ` la perception, etc. Que se passe-t-il depuis plus d’une de ´- cennie sur la sce `ne des sciences du langage pour voir autant de the ´ories recourir a ` la phe ´nome ´nologie pour l’e ´tude de la langue et des textes ? Peut-on y voir un projet qui consiste a ` donner a ` nouveaux frais une re ´- ponse linguistique et se ´miotique au vieux proble `me philosophique des rapports entre l’a ˆme et le corps ? Les travaux de A.-J. Greimas, de J. Pe- titot, de J.-Cl. Coquet et de J. Fontanille ne cessent de revendiquer des concepts phe ´nome ´nologiques. La vague a me ˆme touche ´ les rivages de la se ´mantique, comme en te ´moignent les travaux de P. Cadiot et J.-M. Vi- setti (2001), ou ` les re ´fe ´rences aux the ´ories gestaltistes et aux phe ´nome ´no- logues de la perception s’a‰chent comme une assise fondamentale de leur the ´orie des formes se ´mantiques. On voit souvent aujourd’hui en se ´miotique une tentative d’e ´largir le cam- pas the ´orique, l’ambition de cre ´er un nouveau paradigme continuiste, loin des postulats du structuralisme, de la linguistique et de la logique formelle. Nous tenons a ` rappeler que cette rencontre avec la phe ´nome ´nologie ne cher- che aucune fondation pour la se ´miotique, mais simplement un renfort de poids pour simplement y prendre de l’e ´lan, y retrouver de nouveaux con- cepts qui aident a ` frayer le chemin d’un acce `s a ` des niveaux d’analyse trop complique ´s pour que la se ´miotique du discontinu puisse en rendre compte. Pour cerner de plus cette relation entre se ´miotique et phe ´nome ´nologie, nous proce ´derons en trois temps : d’abord le cadre e ´piste ´mologique de cette rencontre avec la phe ´nome ´nologie, puis un rapprochement entre les travaux de Husserl-Merleau-ponty et ceux des se ´mioticiens, et enfin les re ´- percussions de ce genre de conceptualisation sur la demeure se ´miotique, laquelle, il ne faut pas l’oublier, se veut avant tout textuelle. Or cet inte ´re ˆt pour la phe ´nome ´nologie la met en dehors des textes pour la plonger dans un bain parfume ´ d’ide ´alisme et de me ´taphysique. Semiotica 151–1/4 (2004), 219–240 0037–1998/04/0151–0219 6 Walter de Gruyter

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Semiotique et phenomenologie

DRISS ABLALI

Le debut des annees quatre-vingt-dix est temoin d’un renouveau tres puis-

sant des recherches sur le langage, la langue et les textes. L’occasion en

a ete l’interet pour de nouvelles problematiques liees a l’actualisation, a

la cognition, a la perception, etc. Que se passe-t-il depuis plus d’une de-cennie sur la scene des sciences du langage pour voir autant de theories

recourir a la phenomenologie pour l’etude de la langue et des textes ?

Peut-on y voir un projet qui consiste a donner a nouveaux frais une re-

ponse linguistique et semiotique au vieux probleme philosophique des

rapports entre l’ame et le corps ? Les travaux de A.-J. Greimas, de J. Pe-

titot, de J.-Cl. Coquet et de J. Fontanille ne cessent de revendiquer des

concepts phenomenologiques. La vague a meme touche les rivages de la

semantique, comme en temoignent les travaux de P. Cadiot et J.-M. Vi-setti (2001), ou les references aux theories gestaltistes et aux phenomeno-

logues de la perception s’a‰chent comme une assise fondamentale de leur

theorie des formes semantiques.

On voit souvent aujourd’hui en semiotique une tentative d’elargir le cam-

pas theorique, l’ambition de creer un nouveau paradigme continuiste, loin

des postulats du structuralisme, de la linguistique et de la logique formelle.

Nous tenons a rappeler que cette rencontre avec la phenomenologie ne cher-

che aucune fondation pour la semiotique, mais simplement un renfort depoids pour simplement y prendre de l’elan, y retrouver de nouveaux con-

cepts qui aident a frayer le chemin d’un acces a des niveaux d’analyse trop

compliques pour que la semiotique du discontinu puisse en rendre compte.

Pour cerner de plus cette relation entre semiotique et phenomenologie,

nous procederons en trois temps : d’abord le cadre epistemologique de

cette rencontre avec la phenomenologie, puis un rapprochement entre les

travaux de Husserl-Merleau-ponty et ceux des semioticiens, et enfin les re-

percussions de ce genre de conceptualisation sur la demeure semiotique,laquelle, il ne faut pas l’oublier, se veut avant tout textuelle. Or cet interet

pour la phenomenologie la met en dehors des textes pour la plonger dans

un bain parfume d’idealisme et de metaphysique.

Semiotica 151–1/4 (2004), 219–240 0037–1998/04/0151–02196 Walter de Gruyter

La semiotique aux prises avec des notions phenomenologiques

C’est une idee bien acquise que la semiotique laisse transparaıtre depuis

quelques annees un vif interet pour la phenomenologie, plus encore au

regard des emprunts conceptuels qu’elle opere, emprunts de plus en plus

frequents et complexes. Profond renouvellement epistemologique donc.

Ainsi, ce qui tient ensemble a l’heure actuelle les multiples programmesde recherche que l’on regroupe sous le nom de « semiotique du continu »1,

c’est le travail philosophique qui est fait a leur propos. Sans la phenome-

nologie, il n’y aurait pas de semiotique du continu. C’est elle qui syste-

matise, discipline et regle l’heuristique de base qui regit actuellement les

travaux en semiotique. L’interet pour la philosophie est un trait dominant

de la semiotique greimassienne d’aujourd’hui. Non que les semioticiens,

dits post-structuralistes, soient les premiers a decouvrir le discours philo-

sophique ; celui-ci a toujours ete a la place d’honneur dans la semiotique,tant il est vrai que la signification du texte s’articule et s’exprime dans

deux directions : l’une qui est topologique et discrete, dite discontinue, et

l’autre energetique et amorphe, dite continue.

Sans aucun doute, Greimas a ete l’un des premiers a en avoir pris

une connaissance aigue, mais ses prises de positions a cet egard restaient

toujours prudentes : une semiotique phenomenologique risque de battre

en breche la rigoureuse semiotique immanentiste, de deborder le travail

de ladite semiotique du discontinu ou de l’action, realisee depuis Seman-

tique Structurale jusqu’a Du Sens II.

Ce choix methodologique trouve une explication dans la theorie struc-

turaliste qui apprehendait le texte comme un objet specifique, un « sys-

teme autonome » de dependances purement internes, selon les termes

de L. Hjelmslev. Les textes sont confines dans leur logique interne, coupes

des determinations exogenes. Du coup, toutes les questions fondamen-

tales sur les « preconditions de la signification » du texte n’etaient pas

d’actualite.Si le dialogue avec la phenomenologie est reste pendant longtemps

en semiotique un sujet tabou, Greimas au fur et a mesure qu’il elargissait

la theorie semiotique incorporait des concepts phenomenologiques sur le

« simulacre », les « passions », la « perception » et la « protensivite ». J.

Petitot rappelle que parmi les caracteristiques essentielles de ce tournant

phenomenologique, il y a « l’ouverture de la structure conceptuelle sur

le monde et sur le corps. L’esprit est incarne (embodied). Les structures

semio-linguistiques et leurs universaux sont fondamentalement contraintspar les structures qualitatives du monde et par la compatibilite entre

le langage, la perception et l’action. D’ou un renouveau spectaculaire

des problematiques phenomenologiques (celle du second Husserl et de

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Merleau-Ponty) » (Petitot 1994 : 7). Les travaux de J.-Cl. Coquet vont

aussi dans ce sens. L’auteur de La quete du sens est l’un des premiers se-

mioticiens de l’Ecole de Paris a avoir ose lever le tabou de la realite et de

la substance dans son approche enonciative du discours, en proposant le

point de vue de « la phenomenologie appliquee a la linguistique et a la se-

miotique. Sa tache est de mettre en lumiere « l’activite parlante », comme

disent les linguistes, cette activite qu’on ne peut dissocier de la realite du

discours et de ses instances » (Coquet 1997 : 1).

La semiotique « objectale » de Greimas et des greimassiens a fini par

suivre les suggestions de Petitot et de Coquet, evoquees ci-dessus, en

nouant des liens particuliers avec la phenomenologie. C’est ce que nous

proposons de voir maintenant.

Depuis son article sur Saussure, Greimas (1956) manifeste un grand

interet pour le discours phenomenologique. Ainsi, il remarque, dans cet

article des annees cinquante, que « l’e‰cacite de la pensee de F. de Saus-sure, depassant les cadres de la linguistique, se trouve actuellement reprise

et utilisee par l’epistemologie generale des sciences de l’homme » (1956 :

192). Ce que Greimas a fondamentalement ici en tete, c’est la reflexion de

Merleau-Ponty selon laquelle « Saussure pourrait bien avoir esquisse une

nouvelle philosophie de l’histoire » (Greimas 1956 : 371).

Avec cet article, nous n’hesitons pas a le dire, ce n’est pas seulement de

l’actualite de Saussure qu’il est question : pose avec force dans le titre,

longuement developpe par la suite, le nom de Saussure ne va pas sansfaire intervenir deux autres grands noms, celui de Hjelmslev — dont

les Prolegomenes ne sont pas encore traduits en francais —, et celui de

Merleau-Ponty, largement connu a l’epoque. A l’egard du premier, Grei-

mas n’est encore tout a fait familier avec l’appareil theorique ». Mais

quoique encore neophyte en la matiere, il ne s’interdit pas de « hjelmsle-

viser » Saussure. Avec le second, au contraire, l’article temoigne d’une

grande impregnation phenomenologique, et on n’aurait pas ete etonne si

Greimas avait intitule son texte « Actualite du saussurisme et de Merleau-Ponty ». A notre avis, c’est le titre qui convient. La chose se confirme

dans Semantique structurale. Le nom de Merleau-Ponty domine les pre-

mieres pages, depassant meme celui de Saussure et de Hjelmslev. Au-

dela de la valeur statistique, on y lit d’abord un choix methodologique et

heuristique. Mais ce que Greimas n’y allegue pas d’une maniere explicite,

lorsqu’il aborde le probleme de la perception, c’est qu’il y a deux facons

d’envisager cette derniere : soit on la cerne en amont, comme le fait la

philosophie analytique, soit on la cerne en aval, c’est la tradition saussu-rienne. Sans exclure la premiere voie, Greimas s’engage resolument dans

l’etude de la nature discrete des elements constitutifs de la signification.

Au lieu d’etre attentif a l’experience perceptive, il l’ecarte au profit de

Semiotique et phenomenologie 221

l’objet percu, comme l’explique clairement ce passage de Semantique

structurale :

La question de savoir si les elements des signifiants sont discrets ou non, anterieu-

rement a leur perception, releve des conditions de l’emission de la signification,

que nous ne pouvons pas nous permettre d’analyser. (Greimas 1966 : 12)

Ce genre d’analyse a beaucoup ete marque par l’episteme de l’epoque.

Dans les annees soixante, la semiotique s’est constituee sous la banniere

des sciences humaines, au confluent de la linguistique, de l’anthropologie

et de la logique formelle. Mais apres cette periode, dite structuraliste,

beaucoup de problemes sont restes non resolus. Au milieu des annees

quatre-vingts, des deplacements d’interets se sont produits sur la scene

des sciences du langage. Les structures de mai soixante-huit, qui « nepouvaient pas descendre dans la rue », sont devenues dynamiques, les

theories de l’auto-organisation pronent que les systemes s’auto-organisent,

et l’avenement des sciences cognitives a jete dans l’ombre ce qui restait de

l’heritage structuraliste. Bien evidemment, la semiotique ne pouvant pas

rester indi¤erente a ces changements, va rencontrer, vers le debut des

annees 90, de nouvelles questions, et de nouveaux centres d’interets, qui

vont l’eloigner de ses origines linguistiques et textuelles. D’ou l’apparition

d’une nouvelle problematique en semiotique appelee « continue ». Ainsice qui a ete ecarte dans Semantique structurale revient maintenant avec

force sur le devant de la scene semiotique.

La signification a son « etat naissant »

Plusieurs des voies de recherche qui sont avancees par ladite « nouvelle

semiotique » visent a batir un autre monde du sens gisant derriere les

structures semio-narratives, celui du proces d’emergence de la significa-tion, proces qui se manifeste dans le texte tout autant que les structures

semio-narratives elles-memes. Ce proces n’est autre que ce que Merleau-

Ponty appelle « l’etat naissant », la couche primordiale ou naissent les

idees comme les choses, c’est-a-dire la maniere fuyante d’apparaıtre, la

substance en train de devenir forme — la « qualite de substance », dirait

Hjelmslev. Mais a l’encontre de Husserl qui concoit la constitution du

monde a partir de la conscience transcendantale comme sujet hors du

monde, Merleau-Ponty, lui, la concoit dans son unite originaire, dansle phenomene de la vie humaine. Aussi bien Husserl que Merleau-Ponty

insistent sur le « revenir aux choses memes », mais que signifie exactement

cette notion de « choses memes » chez les deux philosophes les plus cites

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par Greimas ? Et quelle est sa relation avec la notion de « preconditions

de la signification » des semioticiens ? Respectons l’ordre chronologique

et commencons par Husserl.

Chez celui-ci, le premier point a souligner pour etudier cette notion de

« choses memes » est l’interrogation de la notion de « sensible », notion

tres di‰cile a cerner dans la phenomenologie de Husserl. Le sensible

dans sa relation avec l’attitude naturelle, devient une perception empi-rique. On remarque toutefois que cette perception empirique laisse entiere

la possibilite de tomber dans le simulacre. Quel que soit son e¤et sur le

sujet, le degre de presence de l’ « illusion referentielle », est fort possible.

Husserl l’ecrit clairement :

Je vois et je saisis la chose elle-meme dans sa realite corporelle. Il est vrai qu’il

m’arrive de me tromper, non seulement sur les proprietes percues, mais sur l’exi-

stence meme. Je suis victime d’une illusion ou d’une hallucination. La perception

n’est pas alors une perception authentique. (Husserl 1950 : 127)

Cette exclusion de la reception sensible est la consequence immediate

du refus de tomber dans l’attitude de ce que Husserl appelle l’ « homme

naıf », c’est-a-dire l’homme qui baigne dans les croyances mondaines, quiprend l’objet percu pour la « chose vraie ». C’est en ce point qu’intervient

de facon determinante une autre perception, celle de l’ « homme scienti-

fique » 2. Ce chemin lui permet de reconnaıtre, a cote des perceptions sen-

sibles ou empiriques, des perceptions « categoriales ». Le rapport entre les

deux perceptions n’est ni extrinseque ni contingent, mais depend de la vi-

sion que nous avons sur les « etats de choses », c’est-a-dire une vision soit

du local, soit du global : si nous visons un objet d’une maniere sensible,

c’est le « tout » que nous apprehendons, mais les parties qui le constituentdemeurent insaisissables. Il faudrait donc une nouvelle perception du

meme objet qui laisserait apercevoir les parties de ce « tout » :

Dans des actes d’articulation, nous « faisons ressortir » les parties ; dans des actes

relationnels, nous mettons ces parties ainsi degagees en relation soit les unes avec

les autres, soit avec le tout. Et c’est seulement grace a ces nouveaux modes d’ap-

prehension que les membres ainsi relies et mis en relation acquierent le caractere

de « parties » ou de « tout ». (Husserl 1963 : 186)

On voit tout de suite de quelle facon se rejoint l’opposition « perception

sensible » vs « perception categoriale » avec ce que la semiotique alleguequand elle pose le continu comme « preconditions de la signification »,

comme un horizon de tensions a peine esquissees qui se transformera en-

suite en un univers discontinu sous formes d’unites discretes. Ainsi, qu’on

Semiotique et phenomenologie 223

prenne les choses du cote du mode d’existence de l’un ou de l’autre ni-

veau, on est amene a la remarque suivante : la seule di¤erence qui puisse

distinguer la perception « sensible » de la perception « categoriale », est la

meme que celle qui separe en semiotique le continu du discontinu, a sa-

voir l’opposition entre le mode d’existence : « potentiel », caracterisant le

continu, « actuel », permettant de rendre compte des organisations semio-

narratives, c’est-a-dire du discontinu.En ce point s’apercoit une fois de plus l’analogie qui s’etablit entre se-

miotique et phenomenologie : il est impossible de penser la perception

« categoriale », comme phase manifestee, sans penser en meme temps la

perception « sensible », comme phase manifestante. La semiotique fait la

meme constatation en posant le probleme d’implication entre le discon-

tinu et le continu, c’est-a-dire que le discontinu n’ajoute pas une nouvelle

propriete a l’objet, mais le determine dans une nouvelle dimension d’etre.

D’ou la di¤erence de degre qui existe dans la reflexion de Husserl entreles deux perceptions. Car meme si Husserl fait de la perception sensible

la manifestante de la perception categoriale, il ne s’empeche pas de la

mettre, neanmoins, a un niveau inferieur, et de faire, par consequent, de

la perception categoriale l’objet de degre superieur. Il l’explique dans les

termes suivants :

On dit de toute perception qu’elle apprehende son objet lui-meme ou qu’elle l’ap-

prehende directement. Mais cette apprehension directe a un sens et un caractere

di¤erents selon qu’il s’agit d’une perception au sens etroit ou d’une perception au

sens large du mot, ou encore suivant que l’objectivite « directement » apprehendee

est un objet sensible ou un objet categorial, ou bien, pour nous exprimer autre-

ment, suivant qu’elle est un objet reel ou un objet ideal. Nous pourrons donc

caracteriser les objets sensibles ou reels (realen) comme objet du degre inferieur

d’une intuition possible, les objets categoriaux ou ideaux comme objets de degres

superieurs. (Husserl 1963 : 178)

On voit bien dans ce passage comment un objet peut se situer au carre-four de deux regions perceptives di¤erentes. Mais ce qu’il convient de

souligner ici, au risque d’insister, c’est que cette hierarchie entre les deux

perceptions ne va pas sans nous rappeler les travaux de Saussure, de

Hjelmslev et de Greimas, a travers le concept saussurien de substance,

que le Danois a enrichi en y introduisant une distinction entre la sub-

stance du contenu et la substance de l’expression. La substance est definie

comme une « masse amorphe », correlable, a cet egard, a la notion de

continu en semiotique, et manifestement plus proche de la perception sen-sible de Husserl.

Le simple fait que l’on puisse saisir un objet d’ « un seul regard » et

d’un seul coup sans faire intervenir ses parties, est ce qui peut rapprocher

224 D. Ablali

indeniablement semiotique et phenomenologie. Pour appuyer cette analo-

gie, il importe d’evoquer ici la valeur semiotique des termes employes par

le philosophe allemand. En e¤et, tant du point de vue du langage que de

celui de la methodologie, la perception sensible porte en elle le niveau pri-

maire de la signification, c’est elle qui fonde la perception categoriale, et

c’est elle qui leur sert de base. D’ou la distinction husserlienne de la per-

ception sensible, comme « acte non fonde », et la perception comme « actefonde ». Pour Husserl, le monde exterieur nous est donne avec la percep-

tion sensible d’un seul coup, d’une facon directe. Or la perception catego-

riale, elle, prend forme et signifie a partir d’une perception sensible et

primitive.

Comment ne pas remarquer ici la rencontre entre le discours semio-

tique et le discours phenomenologique ? Car, si chez Husserl, on peut ap-

prehender un objet d’une maniere simple ou sensible, comme un « tout »

devant nous, chez Greimas, on croise aussi le meme point de vue : pour lesemioticien, le sens se deroule dans deux directions, l’une nous est donnee

in praesentia, et l’autre in absentia : la premiere cerne l’objet dans ses

parties, ses articulations, le caracterise dans une logique topologique, la

deuxieme, elle, apprehende le tout a la fois, comme un flux coagulant, le

caracterise dans une logique energetique. Greimas et Fontanille s’en ex-

pliquent ainsi :

L’enjeu, pour la semiotique, consiste donc a a‰rmer cette praesentia in absentia

qu’est l’existence semiotique comme objet de son discours et comme condition de

son activite de construction theorique, tout en maintenant cependant la distance

necessaire par rapport aux engagements ontologiques. Tenir un discours sur l’

« horizon ontique », c’est, pour la semiotique, interroger un ensemble de condi-

tions et de preconditions, esquisser une image du sens anterieure et necessaire a

la fois a sa discretisation. . . . (Greimas et Fontanille 1991 : 10)

Dans l’interpretation de ces logiques, ce qui est a retenir, c’est qu’il n’ypas de logique topologique et discontinue qui ne presuppose sa manifes-

tante energetique et continue. Si les deux logiques cherchent d’une ma-

niere complementaire a saisir la signification sur deux modes disjoints,

c’est toujours le niveau topologique, celui des positions qui nous permet

de voir comment fonctionne son cheminement, partant des ondulations

aspectuelles et thymiques jusqu’aux modalites et au carre semiotique.

C’est pourquoi, comme chez Husserl, la semiotique installe le discon-

tinu sur le devant de la scene, vu que le continu reste insaisissable en de-hors du discontinu : c’est dans le texte, et dans le texte seulement, pretend

la semiotique, que nous pouvons voir comment s’articule tout le proces-

sus de la signification. C’est a ce prix notamment que la semiotique,

Semiotique et phenomenologie 225

en abordant les preconditions de la signification, croit echapper a toute

ontologie.

En interrogeant le continu, ou l’etat naissant de la signification du texte,

le discours de la semiotique ne peut echapper au travail important realise,

a cet egard, par la phenomenologie, et en l’occurrence par Merleau-

Ponty. Pour l’auteur de la Phenomenologie de la perception, revenir aux

choses memes, c’est revenir a l’experience primordiale du monde. Nean-moins, cela ne veut pas dire que les « choses memes » soient autre chose

qu’elles-memes comme telles. Et Merleau-Ponty explique que « revenir

aux choses memes, c’est revenir a ce monde avant la connaissance dont

la connaissance parle toujours, et a l’egard duquel toute determination

scientifique est abstraite, signitive et dependante, comme la geographie a

l’egard du paysage ou nous avons d’abord appris ce que c’est qu’une foret

ou une riviere » (Merleau-Ponty 1945 : III).

C’est l’experience perceptive3 qui nous permet de definir l’ « etat nais-sant du champ phenomenal ». Cette notion de champ phenomenal,

contrairement a toute connaissance empirique exterieure et a tout « juge-

ment intellectualiste » interieur, « est une philosophie pour laquelle le

monde est deja la avant la reflexion » (Merleau-Ponty 1945 : 143). Au-

cune reflexion, sans mon champ vecu, ne voudrait rien dire.

L’etat naissant ainsi defini, permet de rendre compte de la « couche pri-

mordiale » des choses et des idees, couche qui est donnee comme un tout,

couche ou le sujet et l’objet ne sont pas encore pris dans un systeme derelations et d’articulations : c’est le commencement de la connaissance en

train de se donner une forme au-dela du temps empirique et du temps

transcendantal.4 Et ce n’est que dans le champ phenomenal, et non ante-

rieurement ou posterieurement, que nous rencontrons un monde non en-

core objectif et un sujet non encore pensant.

Apres ces quelques lignes, on voit explicitement l’influence qu’exerce la

phenomenologie sur le discours de la semiotique greimassienne ; elle s’ob-

serve dans cette notion de « choses memes » que la semiotique a adapteeaux besoins de son heuristique. Ce retour aux « choses memes » permet a

la semiotique d’ouvrir de nouvelles interrogations, comme celle d’aller du

discours manifeste a l’imagination des conditions prealables a sa realisa-

tion, de partir, comme le disent Greimas et Fontanille, « du flou originel

et « potentiel », pour aboutir, a travers sa « virtualisation » et son « ac-

tualisation », jusqu’au stade de la « realisation », en passant des precondi-

tions epistemologiques aux manifestations discursives » (Greimas et Fon-

tanille 1991 : 11).C’est ainsi que la semiotique « phenomenologise » la signification du

texte, en traitant comme problematique cruciale la maniere d’apparaıtre

de la signification en tant qu’elle se distingue de l’etre reel, orientant le re-

226 D. Ablali

gard vers le continu en lequel se constitue la phase inchoative de ce qui

va ensuite etre categorise. Il s’agit donc pour la semiotique de devoiler le

sens le plus profond du texte, sa phase originaire qui precede la textualisa-

tion et la fonde. Comme phase potentielle, la signification a ce niveau exi-

ste sur un mode originel qui precede toute conjonction entre sujet et objet.

Cette interrogation sur l’apparaıtre de la signification ouvre la voie pour

la semiotique d’une recherche sur l’a¤ectivite et le sensible.

De l’intelligible au sensible et au corps : retour a Coquet

Jusqu’a quel point l’a¤ectivite et le sensible determinent-ils la structure

discursive du texte ? C’est precisement dans cette optique que Greimas a

aborde l’analyse d’un ensemble de fragments litteraires dans De l’imper-

fection. Si ce livre ne s’appuie pas sur tout l’edifice theorique de la semio-

tique construit pendant plus de vingt ans, il annonce cependant un grand

tournant dans l’histoire de la semiotique francaise, a travers l’apparition

des dimensions sensible et esthetique qui vont marquer l’analyse semio-

tique des textes, mais cette apparition a de nombreuses consequences. Le

texte etant, pour la semiotique, le seul lieu de cette jonction permettant de

restituer le probleme de la categorisation. La dimension du sensible, telle

qu’elle s’est trouvee problematisee et formalisee par les recherches actuel-les en semiotique, o¤re un angle di¤erent pour traiter de la categorisation.

Il s’agit en fait, nous dit Fontanille, « de partir des modes du sensible

consideres comme des « non-langages ». (. . .) Nous nous donnons pour

objectif de preciser sous quelles conditions ils peuvent contribuer a la for-

mation des langages » (Fontanille 1999 : 5).

Le mode sensible est pense comme etant un non-langage, un mode qui

echappe a la representation, mais la facon dont il se transforme en un

mode narratif est ce qui constitue l’objet d’etude de la semiotique. A cemouvement semiotique qui consiste a remonter a la source de la significa-

tion, il faut rattacher la position de la phenomenologie, en l’occurrence

celle de Merleau-Ponty. Selon ce dernier, la sensation est definie comme

l’etat naissant des horizons « pre-personnels » ou commence toute l’expe-

rience. Contrairement a Sartre pour qui la sensation est definie comme

une passivite5 non intentionnelle, comme une experience psychologique,

pour Merleau-Ponty, la sensation n’est accessible que dans l’intentionna-

lite, que par l’accueil reciproque entre le sentant et le sensible. Ce qui ca-racterise cette intentionnalite du sentir, c’est que le sujet sentant ne pose

pas les qualites sensibles comme des objets, mais sympathise avec elles,

se les approprie, en fait sa loi momentanee.

Semiotique et phenomenologie 227

Du « je » sentant, rien de substantiel ne peut etre dit, il reste inaccessi-

ble a toute perception exterieure, puisque dans cette phase de la sensa-

tion, on est dans un mode « prepersonnel ». Voila pourquoi Merleau-

Ponty definit le sensible comme une sollicitation « vague », et Grei-

mas comme un mode « flou ». Cette definition du sensible comme une

« masse amorphe », dirait Saussure, apparaıt sans equivoque au niveau

des modes d’existence du sujet. La notion de sujet « potentiel » en est letemoin.

A cet egard, les discours de la semiotique et de la phenomenologie na-

viguent de conserve : la semiotique en a‰rmant que la signification prend

appui sur la perception et le sensible, definit le continu comme une phase

vague et confuse ou ni le sujet ni l’objet ne se saisissent entierement. C’est

une fusion du sujet et du monde qui est evoquee, une fusion « d’un sujet

protensif » indissolublement lie a une « ombre de valeur » (Greimas

et Fontanille 1991 : 26), comme le disent les auteurs de Semiotique des

passions.

Dans cette approche de l’amorphe, la semiotique rejoint alors le dis-

cours de la phenomenologie de Merleau-Ponty, qui a beaucoup inspire

et inspire aujourd’hui plus que jamais la semiotique : dans l’experience

perceptive, le sujet ne s’assume pas entierement, il n’a pas encore con-

science d’etre le vrai sujet ; autour de ma vision, il y a un horizon de

choses non vues et non visibles, car la vision est prepersonnelle, elle est

toujours limitee.Si nous voulons traduire exactement cette experience perceptive, il faut

dire qu’on percoit en moi et non pas que je percois. Et c’est pour faire du

sensible un mode plus elementaire que celui du rapport « noese-noeme »,

que Merleau-Ponty commence a ecrire le sensible avec majuscule. Ici, il

faut remarquer que si cette di¤erence est minuscule par la forme, elle ne

l’est pas au niveau du contenu. Le « sensible » signifie l’objet du sentir,

tandis que le « Sensible » designe le milieu formateur de l’objet et du su-

jet, il est lui-meme la « chair »6 ou le sujet et l’objet ne connaissent pas dedistinction. Cette fusion, Greimas et Fontanille la designent par « tensi-

vite phorique », qui « n’est pour le monde humain qu’une des proprietes

fondamentales de cet espace interieur que nous avons reconnu et defini

comme le rabattement du monde naturel sur le sujet, en vue de constituer

le monde propre de l’existence semiotique » (Greimas et Fontanille 1991 :

17).

Pourtant, ici il faut ouvrir une parenthese et souligner que cette

« tensivite phorique » releve de l’imaginaire, c’est-a-dire qu’elle est inac-cessible directement dans le texte, elle est seulement reconstruite par

presupposition, « encatalysee », dirait Hjelmslev. Merleau-Ponty le dit

explicitement :

228 D. Ablali

Le visible a lui-meme une membrure d’invisible, et l’in-visible est la contrepartie

secrete du visible, il ne paraıt qu’en lui, il est le Nichthurprasentierbar qui m’est

presente comme tel dans le monde — on ne peut l’y voir et tout e¤ort pour l’y

voir, le fait disparaıtre, mais il est dans la ligne du visible, il en est le foyer virtuel,

il s’inscrit en lui (en filigrane). (Merleau-Ponty 1964 : 269)

Cela signifie que le « sensible » pour Merleau-Ponty ne peut se realiser

que dans l’invisible. Cependant cet « invisible » ne veut pas dire le

contraire du visible, ce n’est pas le non-visible, c’est plutot la condition

meme du visible dont nous ne saurions donner aucune forme. Ainsi, levisible porte en lui l’invisible comme sa propre condition d’existence. La

semiotique, a cet egard, allegue la meme chose : le continu n’est pas le

contraire du discontinu, c’est dans le discontinu que le continu se profile

et prolifere.

En lisant en filigrane le continu a partir du discontinu, la semiotique et

la phenomenologie veulent montrer que la perception et la sensation sont

porteuses de signification autant que le langage. P. Ouellet le precise dans

ce passage :

. . . le langage n’est pas seul porteur de signification, tous les actes cognitifs, telles

la perception et la sensation, ayant leur propre statut semiotique. On parle du sens

de ce que l’on voit, entend ou sent comme du sens de ce que l’on fait ou subit, au

meme titre qu’on parle du sens de ce que l’on dit. De plus, notre activite semiolin-

guistique elle-meme, c’est-a-dire la production et la reconnaissance des enonces en

langue naturelle, repose pour une bonne part sur le sens de ces actes cognitifs, tels

voir, entendre ou sentir, qui non seulement font l’objet de nos representations ver-

bales mais les conditionnent et les contraignent. (Ouellet 1992 : 1)

On voit d’emblee les e¤ets poses par ce passage. Le plus evident tient

dans cette nouvelle proposition sur le continu que la semiotique a

mis beaucoup de temps a accepter : si l’aval de la signification est semio-

narratif, categorise et discontinu, son amont, lui, est tout autant a¤ectif,

emotif que passionnel et cognitif. Des lors, le mode d’existence semio-

tique, qui etait au debut reel, devient maintenant imaginaire, voire « my-thique », d’apres Greimas et Fontanille, (Greimas et Fontanille 1991 :

16).

Ce qui veut dire que le sensible peut se declencher autant par un donne

exteroceptif, provenant du monde naturel externe, que par un donne

interoceptif, relevant du reve, de l’hallucination, d’une representation in-

terne, d’ou l’emploi par Greimas et Fontanille, du terme de « simulacre

passionnel ». Ces deux ordres definissent le sensible en francais, qui verse

aussi bien du cote de l’actif que du passif.

Semiotique et phenomenologie 229

Ainsi, peut-on dire qu’a l’exteroceptif correspond ce que la semiotique

appelle les « etats de choses », et a l’interoceptif les « etats d’ame ». En ce

sens, la proprioceptivite, comme terme neutre, d’apres Greimas-Courtes

(Greimas et Courtes 1979 : 299), provient de la perception que se fait le

sujet de son propre corps. Quant au corps propre, il incarne en sa pro-

prioceptivite dans la sensation le centre mediateur entre l’exteroception,

l’etat de choses, et l’interoception, l’etat d’ame.Evoquer le role du corps dans la signification ne peut se faire sans faire

appel aux travaux de J.-Cl. Coquet. Nul d’ailleurs ne peut contester que

c’est a l’auteur de La quete du sens que l’on doit, a travers le « principe de

realite », le primat du corps comme instance enoncante d’une semiotique

du sujet. Critiquant le point de vue logiciste et immanentiste, l’approche

phenomenologique de Coquet vise a retablir une nouvelle acception du

sujet dans « la realite charnelle d’un corps implante dans l’ici et le mainte-

nant de la relation au monde et a l’Autre », nous disent M. Costantini etI. Darrault-Harris, (Costantini et Darrault-Harris 1996 : 13).

Ici, il faut marquer un arret et souligner que la theorie des instances

enoncantes, dite aussi semiotique subjectale, telle qu’elle est developpee

par Coquet, a ete la premiere a franchir le seuil phenomenologique, no-

tamment vers Merleau-Ponty. En definissant l’actant « choregraphique-

ment comme un centre qui se deplace a travers l’espace », (Coquet 1984

: 9), et en rappelant que l’instance de base, c’est le corps, Coquet rencon-

tre inevitablement le discours phenomenologique. Et contrairement aBenveniste qui s’empechait d’a‰cher lisiblement ses sources — nous pen-

sons surtout a des sources comme Damourette autour de la question de

l’arbitraire du signe, ou G. Guillaume a propos de l’enonciation, mais

particulierement a Merleau-Ponty, son collegue du college de France, a

qui il empruntait sans le citer, des notions comme celle de « presence »,

de « positions » ou d’evenement » — Coquet attentif aux enseignements

de la phenomenologie, se referait explicitement a Merleau-Ponty et a

Husserl, comme il l’a‰rme dans cet extrait :

Quand il s’agit de tenter une approche du sens, le plus simple et le plus operatoire,

me semble-t-il, est donc d’adopter « l’attitude phenomenologique » pronee par

Merleau-Ponty. La encore il est utile de preciser a quelle phenomenologie on fait

reference. Il s’agit de la lignee qui a pour point d’appui le dernier Husserl, celui

qui a desavoue la reflexion formelle. (Coquet 1997 : 296)

Le recours par Coquet a la phenomenologie pour l’etude du discours semanifeste clairement dans les appuis, constamment reconnus, que l’auteur

trouve dans le Benvensite, « derniere version », influence par le discours

de son collegue du college de France, Merleau-Ponty. En definissant l’ac-

230 D. Ablali

tant « comme un actant qui se deplace a travers le temps », (1984 : 9), et en

insistant sur le fait que « l’instance de base, c’est le corps », Coquet met

un bemol a la conception logiciste et immanentiste du langage. « La pres-

ence du corps est premiere (. . .) ; c’est en « ce lieu de nature, comme le dit

Merleau-Ponty, que s’eprouve et se transmet l’experience du monde » (Co-

quet 1997 : 5). Un peu plus loin, il ajoute que « le corps et l’inter-corps »

constituent la structure de base sur laquelle toute signification prend appui »(Coquet 1997 : 6). Et c’est sans doute le corps qui entraıne chez Coquet

l’apparition d’une semiotique du continu, comme il l’a‰rme d’ailleurs

dans les dernieres pages du Discours et son sujet I, ou il souligne que le

« semioticien, comme tout actant du savoir de la nouvelle communaute

scientifique, oscille, lui aussi, entre deux poles, selon que le modele de rea-

lite choisi se refere au discontinu ou au continu » (Coquet 1984 : 6). Mais

ce qu’il faut preciser ici, c’est la relation entre le continu et le corps : en

quoi cette approche du discours, partant du predicat constitutif de la phe-nomenologie, la presence corporelle d’un sujet inscrit dans l’espace et le

temps, est-elle continue ?

Pour repondre a cette question, il faut d’abord souligner que le concept

de continu a fait son apparition dans la semiotique de Coquet avant celui

du corps. Ce dernier est absent de l’index du Discours et son sujet I, et

pourtant le concept de continu y est present. Mais dans quel sens ? Et en

relation avec quoi ? Dans les premieres pages de ce livre, Coquet recon-

naıt l’apport de la semiotique du discontinu, celle de Greimas, en matierede syntaxe topologique des valeurs, mais avoue en meme temps son insuf-

fisance a rendre compte du « processus aspectuel d’un parcours de sig-

nification », a travers la stabilite et l’instabilite des actants, chose que

la semiotique subjectale propose d’etudier. Et il faut attendre la page

soixante-seize pour voir clairement la definition du programme de cette

semiotique du continu :

Dans la perspective d’une semiotique du discontinu, les actants forment des unites

discretes dont le statut di¤ere selon le point de vue choisi : avant, pendant, apres

la confrontation. Transposons sur le plan du continu : les domaines de chaque ac-

tant antagoniste se rapprochent, se touchent, interferent, puis s’absorbent, comme

deux gouttes d’eau fusionnent. (Coquet 1984 : 76)

L’approche continue du discours ne doit pas se reduire a une approche

topologique et discrete des actants, mais elle doit integreraussi le « mou-

vement », le « developpement » et le « devenir », vu que l’identite actan-tielle est toujours en proces. Et le corps dans tout cela ? Il faut souligner

qu’il est completement absent des deux tomes du Discours et son sujet. Et

ce n’est que vers le debut des annees quatre-vingt dix que Coquet a fait

Semiotique et phenomenologie 231

d’autres choix en rapport direct avec la phenomenologie. Dans un article

datant de 19887, la notion de corps apparaıt pour la premiere fois, si nous

avons bien suivi l’evolution chronologique de la pensee de l’auteur, mais

timidement, au profit des notions de « jugement », de « predication » et d’

« instance de discours ». Ce n’est pas le lieu d’etudier dans le detail les

problemes lies a l’histoire de cette notion chez Coquet, mais il s’impose

de souligner des maintenant que l’entree o‰cielle de cette notion en se-miotique subjectale apparaıt dans un article intitule « Temps ou aspect ?

le probleme du devenir8 ». Cette entree en scene de la notion de corps

s’impose surtout dans la formulation que lui donne l’auteur, a savoir que

« c’est le corps, ‘mon corps’, qui sert maintenant de reference » (Coquet

1997 : 67).

L’indicateur de temps « maintenant » indique clairement l’evolution

vers une nouvelle phase, ou c’est le corps qui est la premiere forme que

prend l’actant d’enonciation. L’ouverture sur le domaine de la phenome-nologie, notamment sur les travaux de Merleau-ponty et de Husserl, est la

problematique centrale des travaux ulterieurs de l’auteur9. Corps et lan-

gage sont consideres comme deux grandeurs qui s’interpenetrent. Et c’est

dans cette interdependance, il faut le preciser, que le continu fait claire-

ment son apparition. Sur ce point il faut insister afin d’eviter, autant que

faire se peut, des ambiguıtes. Dans la semiotique subjectale, la priorite est

accordee a l’instance enoncante, c’est-a-dire a la relation du discours a

« son centre organisateur ». L’univers est dynamique. Ce n’est plus l’etatet la stabilite qui sont pris en compte, mais le devenir et l’instabilite des

instances. On n’est plus dans un univers uniquement clos et immanent,

mais dans une relation formelle et substantielle. Et comme nous le rap-

pelle Coquet, dans les termes les plus clairs, en citant H. Pos10, « le plan

premier que nous avons a prendre en charge est donc « substantiel »; il

renvoie a un type d’instance qui ‘fait sens’ sans qu’elle ait elle-meme a en

prendre acte. Le siege en est le corps : le corps parlant, le corps sou¤rant,

le corps passionnel, le corps en action, le corps connaissant. La fonction-nalite de cette instance de base est multiple : elle embrasse le domaine de

l’imprevisible, de l’informel (la ou s’exercent des forces anarchiques,

comme les pulsions. (. . .). Elle est encore a l’œuvre dans l’emergence du’

sujet’ » (Coquet 1997 : 297). Arretons-nous un instant sur ce concept

d’emergence qui merite une longue reflexion. Si jusqu’a maintenant,

nous avons oppose semiotique objectale et semiotique subjectale autour

de l’axe immanence vs realite, il faut maintenant presenter les choses

sous un autre angle, qui n’est autre que celui de l’emergence.Dans Semiotique des passions, Greimas et Fontanille mettent aussi l’ac-

cent sur ce concept d’ « emergence », pour evoquer cette phase ou le sujet

et l’objet sont entremeles, fusionnes l’un dans l’autre, comme un melange

232 D. Ablali

chaotique avant l’eclatement. C’est donc l’aspect inchoatif qui est pose

comme la source du sens. Ce qui est interessant a faire remarquer, a

cet egard, c’est le recours des deux semiotiques a l’aspectualisation pour

expliquer l’emergence de la signification. C’est P. Eluard et M. Proust

qui viennent a la rescousse. C’est du moins ce qui est avance, de facon

recurrente, par Greimas et Coquet. Ce dernier revient frequemment sur

l’œuvre de Proust pour montrer que c’est le niveau substantiel qui est lepremier niveau a prendre en charge dans une analyse semiotique ; c’est

le corps qui est a l’origine de l’emergence du sujet. « j’en donnerai pour

exemple, ajoute Coquet, le reveil de Marcel enfant tel qu’il est decrit au

tout debut de La Recherche. Des mouvements du corps dans le lit au mo-

ment du reveil decoulent le reperage du lieu et la reponse a la question :

quelle est exactement la chambre ou moi, corps, je me trouve ? Exemple

de double activite ou, plus precisement, de double modalite donnee : le ‘le

peux’ (les mouvements du corps) precede et regle le ‘je sais’ (la reconnais-sance), ou, formulation equivalente : la cognition a pour prealable l’ac-

tion » (Coquet 1997 : 297).

L’inchoativite est aussi a la base l’emergence de la signification chez

Greimas et Fontanille, qui precisent que « quel que soit le contenu seman-

tique des objets vises, ce qui en fait la valeur est toujours d’un autre ordre

: l’amour n’est acceptable qu’en son debut ; le regard, quand les paupieres

s’ouvrent au reveil, le jour, au moment ou il se degage des tenebres, la vie

humaine, en son enfance. Tout se passe comme si l’aspect inchoatif avaitla preeminence sur tous les contenus semantiques invertis dans les objets

et dans les faire, comme si la seule visee incidente importait, et non l’objet

vise » (Greimas et Fontanille 1991 : 27). Tout est donc domine par l’as-

pect inchoatif, par le retour a l’instance d’origine, a la substance et au

corps. Ainsi s’accomplit le retour a Coquet.

Ces arguments ne font que rendre claire cette influence du discours

phenomenologique sur la semiotique. Suivant la conception de Merleau-

Ponty, le corps propre est dans le monde comme le cœur dans l’orga-nisme, il l’anime, le nourrit interieurement. Il est ce point de vue par

lequel on accede au monde. C’est justement parce que le corps est ce

a partir de quoi nous avons l’experience primordiale du monde, que l’ex-

perience corporelle est l’experience la plus phenomenologique. Et ce qui

distingue la perception de l’imagination, selon Merleau-Ponty, c’est l’ex-

perience corporelle. Citons Merleau-Ponty :

Je peux immediatement survoler en pensee l’appartement, l’imaginer ou en dessi-

ner le plan sur le papier, mais meme alors je ne saurais saisir l’unite de l’objet sans

la mediation de l’experience corporelle, car ce que j’appelle un plan n’est qu’une

perspective plus ample : c’est l’appartement « vue d’en haut », et si je peux

Semiotique et phenomenologie 233

resumer en lui toutes les perspectives coutumieres, c’est a condition de savoir qu’un

meme sujet incarne peut voir tour a tour de di¤erentes positions. (Merleau-Ponty

1945 : 235)

En a‰rmant que la theorie du schema corporel est implicitement une

theorie de la perception, Merleau-Ponty veut repenser la theorie de la per-

ception a partir de l’experience corporelle qui se caracterise par une inten-

tionnalite motrice. Si l’on regarde la definition de la conscience, non pas

comme « je pense que », mais comme un « je peux », on voit clairementcomment le philosophe francais rejette une interpretation idealiste de l’in-

tentionnalite, au profit d’une interpretation corporelle. Puisque le sentir

s’enracine dans l’experience corporelle, le « je peux » qui caracterise l’ex-

perience corporelle caracterise aussi le sentir. Le corps propre n’est donc

pas ce faisceau de nerfs, d’organes, ce n’est pas le corps biologique ou

physiologique, mais le corps comme mediateur entre le monde naturel,

l’exteroceptif, et celui de l’imaginaire, l’interoceptif. Greimas avait deja

releve dans Semantique structurale l’importance de la proprioceptivitemais sans la developper davantage. Il a fallu donc attendre Semiotique

des passions pour s’apercevoir du fait que s’il y a un theme central dans

cette nouvelle semiotique, c’est bien celui du corps :

C’est par la mediation du corps percevant que le monde se transforme en sens, en

langue, que les figures exteroceptives s’interiorisent et que la figurativite peut alors

etre envisagee comme un mode de pensee du sujet. (Greimas et Courtes 1991 : 12)

Tous ces passages de Greimas ou de ses disciples montrent que cette

rencontre avec la phenomenologie, qui prend aujourd’hui plus que jamais

toute son ampleur, permet a la semiotique d’interroger des problemati-

ques qu’elle avait ecartees pendant longtemps de son domaine d’activite.

Mais dans ce processus qui part de la perception vers la categorisation,

via le corps, la boucle du parcours generatif n’est vraiment bouclee que

par l’interrogation de la dimension esthetique du texte. De l’Imperfection

est le premier travail a en avoir pose les premieres pierres.

De l’empirique a l’esthetique

Les DRTL I et II ne consacrent aucune entree au mot « esthetique », ce

qui veut dire que ce terme n’est pas considere comme un concept cle de

la semiotique du discontinu. Cette eviction se justifie aussi par le faitque l’esthetique fait partie d’une dimension des qualites sensibles vecues

comme continuum, alors que la semiotique du discontinu, elle, fait appel

234 D. Ablali

a la categorisation et a la figurativite. Ainsi, l’esthetique, comme niveau

anterieur a la discretisation, car elle aurait pu encourager des considera-

tions impressionnistes plus ou moins controlables.

Comme tout ce qui a trait au continu, l’adoption de la dimension esthe-

tique a du attendre la fin des annees quatre-vingts, plus precisement

De l’imperfection de Greimas. Le texte accorde une place considerable

a l’esthetique, a travers l’analyse de textes litteraires. C’est ainsi que lasemiotique incite a construire cette nouvelle problematique comme un

objet semiotiquement analysable. Il sera question de nouveaux concepts

comme « conception esthetique du texte », d’ « objet esthetique », d’ « es-

thetique du sujet », de « saisie esthetique » et de « sujet esthete ». Avec ces

concepts comment peut-on parler de l’esthetique semiotiquement ? Pour

repondre, nous laisserons parler Greimas :

Dote de la fonction syntaxique du sujet, construit au milieu du champ perceptif

par la protensivite du regard, l’objet esthetique ne se constitue definitivement

qu’en produisant de la discontinuite sur le continu de l’espace visuel. (Greimas

1987 : 28)

Cette problematique de l’esthetique qui sous-tend les deux sections de

De l’imperfection —, « la fracture » et « les echappatoires » —, est tres

proche encore de Merleau-Ponty. C’est en e¤et precisement parce qu’elle

fonde le discontinu sur le continu, parce qu’elle permet de considerer letexte comme un objet semiotique, ou ce n’est pas seulement la narrativite

qui compte, mais aussi le fondement sensible de la croyance qu’il suscite

par l’intermediaire du corps sentant du sujet, que la semiotique a identifie

dans le texte les « esthesies » pouvant rendre lisible le processus d’emer-

gence de la signification.

Dans ce petit livre de Greimas, De l’imperfection, la semiotique court le

risque d’adopter le texte comme objet esthetique : en ce sens, il est surtout

question de montrer comment le texte se transforme en objet esthetiquedes le moment ou la perception n’est plus une perception authentique,

c’est-a-dire que dans une relation sujet/objet, celui-ci est apprehende

comme un « tout » devant nous, mais les parties qui le constituent, elles,

se derobent, resistent au sujet, et par consequent declenchent l’ « esthesie

». Plus precisement, c’est entre l’apparaıtre et l’ « arriere-plan » de l’etre,

pour employer une expression de J. Fontanille, que naıt l’imperfection, et

c’est justement cette imperfection qui est au principe de l’esthesie.

En mettant en relation le texte et la reflexion sur l’esthetique, la semio-tique sera en quelque sorte cautionnee par l’autorite du discours pheno-

menologique. Cette perspective n’est pas etrangere a la semiotique, puis-

qu’elle emprunte beaucoup a d’autres disciplines, comme la linguistique,

Semiotique et phenomenologie 235

la psychanalyse, ou les recherches cognitives. Plus recemment le recours a

la phenomenologie parait incontournable lorsqu’il s’agit de s’interroger

sur l’intentionnalite, la perception ou l’esthetique.

La conception semiotique que l’on voit emerger explicitement tout au

long de De l’imperfection est celle qui preconise que le sens ne preexiste

jamais a sa construction par le sujet qui le manipule. Le chemin suivi par

la semiotique fraye une voie vers l’experience esthetique par la mediationdu sensible.

Mais une fois que l’objet de la perception esthetique sera reconnu, on

quitte immediatement l’objet comme esthetiquement percu, vers l’objet

comme intellectuellement saisi. C’est a ce propos que nous nous permet-

tons de rapprocher phenomenologie et semiotique. Celle-ci en interro-

geant en amont la figurativite du texte ne peut echapper au discours de

la phenomenologie, notamment a ce que Husserl appelle la « fonction fig-

urative », cet « apparaıtre de la couleur, de la forme ». C’est ainsi que laperception s’installe avec force au cœur de la reflexion sur la figurativite,

car c’est elle, et elle seule, qui definit le plan phenomenologique de la sig-

nification. En e¤et, il faut se referer a la phenomenologie pour l’analyse

du continu, vu que, comme l’avoue Greimas dans son debat avec Ricoeur

(Greimas 1994 : 203), la semiotique, a ce niveau, reste encore hypothe-

tique et tatonnante. Mais cette faiblesse est desormais depassee par l’ap-

pui des notions phenomenologiques que la semiotique a empruntees a

Merleau-Ponty et a Husserl, pour les acclimater par la suite dans unenouvelle demeure, ou elles sont soigneusement a¤utees et adaptees au

besoin de la theorie, comme le fait aussi Coquet dans ses travaux sur

l’enonciation.

A la source donc du sens saisi comme resultat, se trouvent la percep-

tion, la passion et la sensibilite : c’est-a-dire que derriere les formes « sail-

lantes », pour reprendre une expression « catastrophiste » de Petitot, il y a

place dans le texte pour une « pregnance thymique », pour un « avant-

coup du sens », sauf que ce dernier n’a aucune base textuelle ni linguis-tique, car, toujours d’apres Petitot, « [les pregnaces thymiques] sont des

etats d’ame inexprimables, indicibles » (Petitot 1985 : 292–293).

Et le texte dans tout cela ?

Beaucoup de semioticiens semblent avoir mis de cote le vieil adage

hjelmslevo-greimassien qui stipule qu’en « dehors du texte aucun salut ».Car cette « phenomenologisation » de la semiotique a laquelle nous

assistons depuis plus d’une decennie ne fait qu’eloigner la semiotique des

rivages du texte et des problemes de la textualite pour la placer dans le

236 D. Ablali

giron des theories philosophiques et metaphysiques. Il ne faut pas oublier

qu’une semiotique du continu est un projet philosophique qui ne convient

pas a la description semiotique des textes : il vise a remonter a la source

de la signification, au mode sensible du texte comme etant un non-

langage, un mode qui echappe a la representation. Il y a quelque chose

de contradictoire dans cette quete du continu, car comment la semiotique

peut-elle en meme temps revendiquer le texte comme objet d’analyse etl’etude du continu comme etant un « non langage »? Les deux ne vont

pas de pair, l’un exclut l’autre : soit c’est l’etude de discontinu en tant

qu’objet linguistique et verbal, soit c’est l’etude du continu en tant que ni-

veau d’analyse di¤us et inexprimable. Le premier releve de la description

du texte, le deuxieme de la description de l’etre. Or la semiotique, elle, n’a

pas a decrire un objet non linguistique avec une heuristique phenome-

nologique, ce n’est pas qu’il est di‰cile, mais c’est parce que les textes ne

sont pas capables de le representer : lorsqu’on travaille sur des textes dansleurs di¤erentes substances, ce sont les formes du langage qui nous cher-

chons a etudier dans toutes leurs manifestations, soit morpho-semantique,

soit semio-narrative. Mais avec cet interet pour le continu la semiotique

ne deroge pas a l’ontologisme, et finit par tomber dans un idealisme, qui

a sa source chez Descartes, mais qui va toutefois beaucoup plus loin que

l’idealisme, et qui est un « idealisme absolu », comme chez Berkeley. Un

idealisme absolu, c’est une theorie ontologique, qui se prononce sur la

constitution du monde. Au lieu donc d’etre attentive aux preoccupationsontologiques et phenomenologiques qui l’ont mise a l’ecart des theories

textuelles, la semiotique pourra redonner un nouveau sou¿e pour l’acces

a la textualite sans sortir des discontinuites. Il serait tres interessant de re-

tourner aux structures narratives et semantiques et les etudier sous un au-

tre angle, qui soit cette fois-ci proprement linguistique. Ce retour ne peut

se faire sans prendre en consideration la question des genres des textes.

Ainsi l’analyse semiotique du continu, avec comme en toile de fond les

reflexions de Merleau-Ponty et de Husserl, ne permettant pas d’apprehen-der les preconditions du sens, doit faire place a un autre type d’approche,

plus soucieux de la specificite des structures textuelles, dont le mecanisme

s’observe dans le genre des textes, loin des postulats phenomenologiques

et metaphysiques. Car cette question des genres, contrairement a ce que

disent les auteurs du Dictionnaire de semiotique en alleguant qu’elle est

« fondee sur des postulats ideologiques implicites » (Greimas et Courtes

1979 : 164), n’est pas sans influence sur la structure semio-narrative et

semantique des textes. Il serait opportun d’observer les transformationstextuelles, les modalites et les marqueurs enonciatifs en tenant compte

des genres des textes. Ainsi la semiotique doit admettre que seul le texte

fait foi. Qu’il y ait quelque chose ou pas cache derriere, ne change rien

Semiotique et phenomenologie 237

pour le semioticien. Pour sortir des sentiers rebattus, il faut se contenter

du texte tel qu’il est donne, et laisser aux autres, bien places et armes dif-

feremment, le soin, non sans risque, d’aller au-dela. Sinon la semiotique

resterait toujours sous la dependance de la phenomenologie, car elle est

impuissante a rendre compte linguistiquement d’un objet non linguis-

tique, ‘‘le sens de l’etre’’.

Notes

1. Pour plus de precisons sur l’opposition « discontinu » vs « continu » en semiotique, Cf.

Ablali 2003.

2. Cette correlation « homme scientifique » vs « homme naıf » fonde, selon Husserl, la

distinction entre les qualites « objectives » et les qualites « subjectives ». Ce qui sert de

repoussoir ensuite a la distinction entre la « perception categoriale » et « la perception

sensible ». Voici les termes de Husserl : « Si en tant qu’ « homme naıf », trempe par la

sensibilite », j’ai decide a l’envie de poursuivre ces reflexions, je n’oublie pas mainte-

nant en tant qu’ « homme de science » la distinction bien connue entre qualites se-

condes et qualites premieres, selon laquelle les qualites sensibles specifiques doivent etre

« purement objectives » et seules les qualites geometriques-physiques « objectives » (ob-

jektiv) (Husserl 1950 : 128).

3. M. P. Pozzato attire notre attention sur le fait que Merelau-Ponty n’arrive pas a faire la

distinction entre perception et sensation : « Dans Phenomenologie de la perception, on

peut verifier par exemple une continuelle oscillation entre les termes de « sensation » et

de « perception ». Dans les premiers chapitres, l’auteur refuse de donner droit a la sen-

sation entendue comme choc indi¤erencie, instantane et ponctuel (. . .). En revanche,

dans la seconde partie du livre, l’auteur reintroduit la sensation et la definit comme la

« perception la plus simple ». Expulsee comme inexistante, la sensation revient donc

avec un statut tres special, comme une sorte de « perception fusionnelle » du sujet

avec l’objet, comme osmose entre l’imaginaire et le reel » ( Pia Pozatto 1997 : 65).

4. L’etat naissant ainsi defini est en dehors du temps empirique et transcendantal, parce

qu’il est lui-meme la phase inchoative de la naissance du temps, il est lui-meme le

champ phenomenal avant la constitution du monde objectif et du sujet pensant.

5. Dans l’Etre et le neant, Sartre a‰rme ceci : « nous concevrons donc une unite objective

correspondant a la plus petite et a la plus courte des excitations perceptibles et nous la

nommerons sensation. Cette unite, nous la doterons de l’inertie . . . » (Sartre 1943 :

360–361).

6. Cette notion merite qu’on s’y arrete. Elle correspond chez Merleau-Ponty a la « chair

du sensible », c’est-a-dire qu’elle « n’est pas matiere, n’est pas esprit, n’est pas sub-

stance. Il faudrait pour la designer, le vieux terme d’ « element », au sens ou on l’em-

ployait pour parler de l’eau, de l’air, de la terre et du feu, c’est-a-dire au sens d’une

chose generale, a mi-chemin de l’individu spatio-temporel et de l’idee, sorte de principe

incarne qui importe un style d’etre partout ou il s’en trouve une parcelle. La chair est

en ce sens un element de l’Etre » (1964 : 184). Quelques pages apres, il ajoute : « ce que

nous appelons chair, cette masse interieurement travaillee, n’a de nom dans aucune

philosophie. Milieu formateur de l’objet et du sujet, ce n’est pas l’atome d’etre, l’en

soi dur qui reside en un lieu et en un moment unique (. . .). Il faut penser la chair, non

pas a partir des substances, corps et esprit, car alors elle serait l’union de contradic-

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toires, mais, disons-nous, comme element, comme embleme concret d’une maniere

d’etre generale » (Husserl : 191–192).

7. Il s’agit d’un article, intitule « L’etre et le passage ou d’une semiotique a l’autre », paru

dans la revue Theorie, Litterature, Enseignement, et reedite dans (Coquet 1997 : 211–

233).

8. Article paru dans les actes du colloque Le discours aspectualise, dirige par Greimas et

Fontanille, et reedite dans (Coquet 1997 : 55–71).

9. Nous pensons surtout a des articles comme « Note sur Benveniste et la phenomenolo-

gie » et « Temporalite et phenomenologie du langage », reedites dans Coquet 1997.

10. Il s’agit de l’article de Pos, intitule « Phenomenologie et linguistique », 1939, dans le-

quel l’auteur insiste sur le fait que « l’activite linguistique est substantielle, elle fonc-

tionne sans se connaıtre », cite par (Coquet 1997 : 297).

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Driss Ablali (ne en 1972) es Maıtre de conferences a l’Universite de Franche-Compte, il est

rattache an laboratoire LASELDI [email protected]. Ses interets principaux sont

semiotique, epistemologie du texte, linguistique textuelle et linguistique du corpus. Il a publie

« Hjelmslev, Greimas, Rastier : une continuite impossible autour de la notion de texte »

(2002), « Semiotique et psychanalyse : de cette relation, (si elle existe) » (2003), La semiotique

du texte : du discontinu au continu (2003), et « La semiotique est-elle idealiste? Le continu et

la question du texte » (2004).

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