De la vérité en amitié. Une phénoménologie médiévale du sentiment dans les commentaires de...

22
1 De la vérité en amitié. Une phénoménologie médiévale du sentiment dans les commentaires de l’Éthique à Nicomaque (XIII e -XV e siècle). Bénédicte SÈRE « Autrui qui s’exprime ne se donne précisément pas. (...) L’épiphanie du visage est en quelque sorte une parole d’honneur. Tout langage comme échange de signes verbaux se réfère déjà à cette parole d’honneur originelle ». E. LÉVINAS, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, Paris, 1971, rééd. 1987, p. 221. Lorsque l’évêque de Lincoln, Robert Grosseteste, traduit l’Éthique à Nicomaque, l’Occident dispose définitivement de l’intégralité du texte d’Aristote. Nous sommes en 1246-1247. Les livres VIII et IX, pénultièmes sections d’un texte qui en contient dix, concentrent à eux seuls un traité systématique sur l’amitié. D’Albert le Grand aux humanistes de la Renaissance, les commentateurs se saisissent de l’auctoritas aristotélicienne pour en déployer la lettre en un vaste mouvement d’acculturation à l’échelle de l’Occident latin. C’est ainsi que la réflexion médiévale sur l’amitié se renouvelle à la lumière des axiomes aristotéliciens. Penser l’amitié devient l’apanage des commentateurs de l’Éthique qui œuvrent au sein d’un cadre formel précis : le commentaire philosophique d’Aristote, tel qu’il se pratique à la Faculté des arts, dans les studia mendiants voire dans certains milieux curiaux. Éminemment codé, le genre s’avère complexe, technique et contraignant. Il ressort d’un ensemble de règles interprétatives et épistémologiques qu’il est nécessaire de restituer pour en comprendre les mécanismes cachés. Il s’inscrit également dans un ensemble exégétique plus large hors duquel aucun commentaire, isolément considéré, n’est compréhensible 1 . Fort de ces précautions méthodologiques, l’historien peut néanmoins plonger dans l’univers scolastique des commentaires pour y lire les constructions discursives et les codifications normatives que la thématique de l’amitié suscite. Entre autres questions, les médiévaux s’interrogent : en amitié, quelle vérité ? Autrement formulé, que veut dire informer en matière d’amitié ? Le terme d’information distingue, on le sait, une double acception : au sens contemporain, usité parfois au Moyen Âge, « informer » recouvre le sens de « donner une nouvelle publiquement » ; au sens médiéval, plus technique, « informer » signifie établir la vérité au terme d’une enquête, d’une instruction, d’une démarche de recherche, notamment judiciaire 2 . En ce sens, 1 Sur l’ensemble de ces mécanismes, cf. Bénédicte Sère, Amicitia in libris Ethicorum. Le fonctionnement des commentaires de l’Éthique à Nicomaque sur le thème de l’amitié. Thèse de doctorat de l’Université de Paris I-Panthéon Sorbonne, Paris, 2004, à paraître sous le titre Amitié et lien social dans les commentaires de l’Éthique à Nicomaque (XIII e -XV e siècle), Turnhout, Brepols, coll. Bibliothèque d’Histoire Culturelle du Moyen Âge. 2 Cf. Information et société en Occident à la fin du Moyen Âge. Actes du colloque international tenu à l’Université du Québec à Montréal et à l’Université d’Ottawa (9-11 mai 2002), réunis par Claire Boudreau, Kouky Fianu, Claude Gauvard et Michel Hébert, Paris, Publications de la Sorbonne, 2004. Plusieurs contributions esquissent une définition de l’information au Moyen Âge, notamment l’introduction de Claude

Transcript of De la vérité en amitié. Une phénoménologie médiévale du sentiment dans les commentaires de...

1

De la vérité en amitié. Une phénoménologie médiévale du sentiment dans les commentaires de l’Éthique à Nicomaque (XIIIe-XVe siècle). Bénédicte SÈRE

« Autrui qui s’exprime ne se donne précisément pas. (...) L’épiphanie du visage est en quelque sorte une parole d’honneur. Tout langage comme échange de signes verbaux se réfère déjà à cette parole d’honneur originelle ».

E. LÉVINAS, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité,

Paris, 1971, rééd. 1987, p. 221.

Lorsque l’évêque de Lincoln, Robert Grosseteste, traduit l’Éthique à Nicomaque, l’Occident dispose définitivement de l’intégralité du texte d’Aristote. Nous sommes en 1246-1247. Les livres VIII et IX, pénultièmes sections d’un texte qui en contient dix, concentrent à eux seuls un traité systématique sur l’amitié. D’Albert le Grand aux humanistes de la Renaissance, les commentateurs se saisissent de l’auctoritas aristotélicienne pour en déployer la lettre en un vaste mouvement d’acculturation à l’échelle de l’Occident latin. C’est ainsi que la réflexion médiévale sur l’amitié se renouvelle à la lumière des axiomes aristotéliciens. Penser l’amitié devient l’apanage des commentateurs de l’Éthique qui œuvrent au sein d’un cadre formel précis : le commentaire philosophique d’Aristote, tel qu’il se pratique à la Faculté des arts, dans les studia mendiants voire dans certains milieux curiaux. Éminemment codé, le genre s’avère complexe, technique et contraignant. Il ressort d’un ensemble de règles interprétatives et épistémologiques qu’il est nécessaire de restituer pour en comprendre les mécanismes cachés. Il s’inscrit également dans un ensemble exégétique plus large hors duquel aucun commentaire, isolément considéré, n’est compréhensible1. Fort de ces précautions méthodologiques, l’historien peut néanmoins plonger dans l’univers scolastique des commentaires pour y lire les constructions discursives et les codifications normatives que la thématique de l’amitié suscite. Entre autres questions, les médiévaux s’interrogent : en amitié, quelle vérité ? Autrement formulé, que veut dire informer en matière d’amitié ? Le terme d’information distingue, on le sait, une double acception : au sens contemporain, usité parfois au Moyen Âge, « informer » recouvre le sens de « donner une nouvelle publiquement » ; au sens médiéval, plus technique, « informer » signifie établir la vérité au terme d’une enquête, d’une instruction, d’une démarche de recherche, notamment judiciaire2. En ce sens,

1 Sur l’ensemble de ces mécanismes, cf. Bénédicte Sère, Amicitia in libris Ethicorum. Le fonctionnement des commentaires de l’Éthique à Nicomaque sur le thème de l’amitié. Thèse de doctorat de l’Université de Paris I-Panthéon Sorbonne, Paris, 2004, à paraître sous le titre Amitié et lien social dans les commentaires de l’Éthique à Nicomaque (XIIIe-XVe siècle), Turnhout, Brepols, coll. Bibliothèque d’Histoire Culturelle du Moyen Âge. 2 Cf. Information et société en Occident à la fin du Moyen Âge. Actes du colloque international tenu à l’Université du Québec à Montréal et à l’Université d’Ottawa (9-11 mai 2002), réunis par Claire Boudreau, Kouky Fianu, Claude Gauvard et Michel Hébert, Paris, Publications de la Sorbonne, 2004. Plusieurs contributions esquissent une définition de l’information au Moyen Âge, notamment l’introduction de Claude

2

l’information est quête de vérité. Appliquée à l’amitié, la question se décline selon deux axes complémentaires. Tout d’abord, l’amitié peut-elle être publiquement signifiée, à la face de la société ? Deuxièmement, l’amitié peut-elle être établie avec certitude, dans la vérité ? À partir de l’axiome aristotélicien sur la visibilité de l’amitié, les médiévaux envisagent une théorie du signe au cœur du champ éthique ; se rejoignent ainsi la sphère épistémologique (théorie de la connaissance sur les signa et la res) et la sphère éthique (considérations morales sur la volonté et l’intention dans le cadre de la communauté sociale). De manière inédite, l’amitié aristotélicienne induit cette rencontre : comment l’intériorité du sentiment amical, qui a son siège dans la volonté, peut-elle se manifester, extérieurement, en des signes visibles et explicites ? Quels sont les signes d’une amitié vraie ? En outre, comment l’intimité, qu’exige impérieusement toute relation amicale authentique, peut-elle s’exhiber en publicité aux yeux de tous, dans cette « société du paraître » qu’est la société médiévale ? À l’appui des commentaires sur l’Éthique, de 1250 à 1440 environ, la présente étude tente de répondre en trois points : la visibilité de l’amitié en ses signes ; la vérité de l’amitié et la question de la dissociation de l’être et du paraître ; la crédibilité de l’amitié et son enjeu social3. IMMÉDIATETÉ DE LA CONNAISSANCE AMICALE PAR LA VUE ET L’EXPÉRIENCE OU LA VISIBILITÉ DE L’AMITIÉ. Au fondement, se tient l’assertion aristotélicienne : l’amitié est une bienveillance qui se dit comme telle. Elle exige une visibilité et ne souffre pas de demeurer cachée : Benivolentiam amiciciam esse non latentem. L’axiome prend place dans l’exposé sur les trois caractéristiques nécessaires pour pouvoir parler d’amitié : l’amitié est une bienveillance, elle requiert la réciprocité et elle exige la visibilité.

Gauvard qui distingue l’acception médiévale de l’acception contemporaine et met en garde contre les anachronismes, p. 11-37, ici p. 14 : « Le mot “information” ou son équivalent latin informatio, quand ils apparaissent dans les textes, ne peuvent pas être pris dans notre sens actuel sous peine de commettre un contresens ; (...) l’information n’est pas la seule communication d’une donnée », et p. 15-16 : « Le mot “information” reste bien employé dans un sens technique et jurisprudentiel qui désigne l’instruction à laquelle on procède pour la recherche ou la constatation des faits, au civil comme au pénal, et il suppose au moins un embryon d’enquête, les deux mots étant parfois employés l’un pour l’autre ». Voir également l’article de Jérome Hayez, Avviso, informazione, novella, nuova : la notion de l’information dans les correspondances marchandes toscanes vers 1400, p. 113-134, notamment p. 131 : « Le terme informare évoquait surtout la première étape du processus d’information, la traque du renseignement, et ce n’est qu’à une époque très récente qu’il devait acquérir sa valeur de divulgation ». 3 Nous n’envisagerons pas ici la question de « l’amitié comme signe », traitée ailleurs dans une communication intitulée Démonstrations d’amitié. Le rôle de l’amitié dans les apparences aristocratiques et princières (XIIIe-XVe siècle), dans Paraître et apparences dans l’histoire en Europe occidentale du Moyen Âge à nos jours, Colloque organisé par la Maison des Sciences Humaines de Tours, 9-11 juin 2005. Nous n’envisagerons pas non plus la question d’un potentiel conflit entre amitié et vérité, tel que le soulève le passage du premier Livre sur l’Éthique, I, 4, 1096 a 15-16 : « Videbitur autem utique forsitan melius esse et oportere et pro salute veritatis et familiaria destruere, aliterque et philosophos existentes. Ambobus enim existentibus amicis, sanctum prehonorare veritatem » ; traduction française, cf. Jean Tricot, L’Éthique à Nicomaque, Paris, 1990, 7ème éd., p. 46 : « Mais on admettra peut-être qu’il est préférable, et c’est aussi pour nous une obligation, si nous voulons au moins sauvegarder la vérité, de sacrifier même nos sentiments personnels, surtout quand on est philosophe : vérité et amitié nous sont chères l’une et l’autre, mais c’est pour nous un devoir sacré d’accorder la préférence à la vérité ».

3

Ce n’est que si la bienveillance est réciproque qu’elle est amitié. Ne faut-il pas ajouter encore que cette bienveillance mutuelle ne doit pas demeurer inaperçue ? Beaucoup de gens ont de la bienveillance pour des personnes qu’ils n’ont jamais vues mais qu’ils jugent honnêtes ou utiles, et l’une de ces personnes peut éprouver ce même sentiment à l’égard de l’autre partie. Quoiqu’il y a ait manifestement alors bienveillance mutuelle, comment pourrait-on les qualifier d’amis, alors que chacun d’eux n’a pas connaissance des sentiments personnels de l’autre ? Il faut donc qu’il y ait bienveillance mutuelle, chacun souhaitant le bien de l’autre ; que cette bienveillance ne reste pas ignorée des intéressés ; et qu’elle ait pour cause l’un des objets dont nous avons parlé4.

En une formule concise, Thomas d’Aquin résume : « [Amicitia est] benivolentia mutua non latens »5. Ce qui distingue l’amitié de la bienveillance, c’est donc la connaissance. Albert le Grand l’exprime clairement, qui emploie les deux verbes cognitifs, cognoscere et scire :

Il dit qu’il faut ajouter ceci à savoir qu’ils [les amis] ne se cachent pas l’un de l’autre, afin que l’un connaisse l’autre et sache qu’il est aimé par l’autre6.

Plus exactement, il y a une double connaissance : connaissance de l’autre en tant que personne (cognoscere) et connaissance de ses sentiments envers moi (scire). Connaissance intuitive (cognoscere) renforcée d’une connaissance par témoignage (scire) : l’ami m’a témoigné son sentiment. Cette double connaissance a pour particularité d’être strictement expérimentale et non abstraite ou théorique. Elle passe par les sens, essentiellement celui de la vue. Pour établir la réalité de l’amitié, il me faut donc nécessairement et exclusivement des signes, et des signes visibles. Les commentateurs, à la suite d’Aristote, sont insistants sur l’aspect concret et expérimental de la connaissance amicale :

Plusieurs personnes sont bienveillantes envers ceux qu’elles n’ont jamais vus, parce qu’elles les tiennent pour justes ou utiles, et s’il se produit cette chose identique, à savoir qu’un tel aime un tel, il y aura alors bienveillance réciproque, mais on ne peut pas parler d’“ amis ”, puisqu’ils se cachent l’un de l’autre7.

L’amitié ne se suffit pas de l’estime, de l’opinion, de l’appréciation à distance. Elle requiert une connaissance par la vue concrète, in concreto8. Elle exige une immédiateté expérimentale, une connaissance sensible immédiatement accessible, que seule la vue peut donner.

4 1155 b 33-1156 a 4. Traduction de J. Tricot, p. 386-387. Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, XXVI, 1-3. Fasc. 3 : Translatio Roberti Grosseteste Lincolniensis sive ‘Liber Ethicorum’. A. Recensio Pura, L. VIII, cap. II-III, p. 300 : « Benivolenciam enim in contrapassis, amiciciam esse. Vel apponendum, non latentem. Multi enim sunt benivoli quibus non viderunt, existimant autem epieikees esse vel utiles. Hoc autem idem et si illorum aliquis paciatur ad hunc. Benivoli quidem igitur isti videntur ad invicem, amicos autem qualiter utique aliquis dicat, latentes ut habent sibi ipsis ? Oportet ergo bene velle ad invicem et velle bona, non latentes, propter unum aliquod dictorum ». 5 Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, Léonine éd., Rome, 1969, t. 47, vol. 2, L. VIII, lectio 2, Vel apponendum, p. 446, l. 101-102. 6 Sauf indication contraire, les traductions sont de notre fait. Albertus Magnus, Super Ethica. Commentum et Quaestiones, Opera omnia, XIV, 2, Institutum Alberti Magni Coloniense Bernhardo Geyer éd., Münster, 1968, 14/2, L. VIII, lectio II, p. 599, § 699, l. 34-36 : « Et dicit quod oportet addere adhuc, quod non lateant se invicem, ut scilicet unus cognoscat alterum et sciat se amari ab altero ». 7 Ibid., l. 36-41 : « Multi sunt benevoli ad illos quos numquam viderunt, inquantum existimant eos justos vel utiles, et si contingat, quod illud idem accidit illi de isto, quod amet ipsum, erit ibi benevolentia cum contrapassione, non tamen dici possunt amici, cum lateant se invicem ». 8 Ibid., l. 43 : « Oportet ergo bene, concludit diffinitionem amicitiae, sed in concreto ».

4

Ainsi les commentateurs s’emploient-ils à écarter le sens de l’ouïe comme non-valide dans la connaissance amicale. Saint Thomas précise :

Plusieurs personnes sont bienveillantes avec ceux qu’elles n’ont jamais vus, parce que, par ouï-dire (ex auditis), elles les tiennent pour epieikes, c’est-à-dire vertueuses, ou utiles pour elles. Et il se peut que l’un de ceux envers qui l’on est bienveillant expérimente (patiatur) la même chose. Ce type d’hommes semblent être bienveillants les uns envers les autres, mais on ne peut pas dire qu’ils soient amis, puisqu’ils cachent leurs comportements mutuels9.

Ex auditis, souligne-t-il, en refusant sa validité pour l’amitié : l’amitié ne se décide pas sur le simple témoignage oral. Elle ne relève pas d’une connaissance par ouï-dire, laquelle est médiatisée par un tiers, pas plus qu’elle ne relève d’une connaissance fondée sur l’argument de crédibilité, comme l’est la foi, vertu théologale dont saint Paul enseigne qu’elle vient de l’ouïe, « fides ex auditu » (Rom. 10, 17)10. L’amitié est une connaissance de visu et non de auditu. L’argumentation philosophique rejoint la rationalisation juridique à l’heure où seules sont retenues les preuves des témoins directs dits témoins de visu ou témoins de certa scientia11. En un mot, la connaissance visuelle – sensible, expérimentale, concrète et directe – s’oppose à la connaissance auditive – sensible mais abstraite, médiate et indirecte. Albert le Grand lance le mot : en amitié, il ne peut s’agir d’une connaissance per famam.

Ils disent en effet que l’amitié est une bienveillance qui s’opère en un échange réciproque où l’on s’aime en retour. Mais il faut se demander si cela suffit à définir l’amitié ou s’il ne faut pas ajouter qu’ils [les amis] ne sont pas des inconnus les uns pour les autres et qu’ils ne se cachent pas de s’aimer en retour et mutuellement. En effet, beaucoup sont bienveillants même envers ceux qu’ils n’ont jamais vus, à cause du fait que, par ouï-dire (per famam), ils les tiennent pour epieikeis, c’est-à-dire hautement justes et bons, ou bien parce qu’ils croient qu’ils peuvent leur être utiles. Il en va de même si quelque inconnu (aliquis incognotorum) permet, pour cet amant-là, (patiatur ad hunc amantem) qu’il y ait un échange de services (mutua utilitas) ou une promotion en retour (vicissitudinata promotio). C’est pourquoi de tels inconnus semblent être bienveillants entre eux, mais nous ne disons pas qu’ils sont amis entre eux. Il est en effet irrationnel le comportement de ceux qui, étant amis, ne se le manifestent pas l’un à l’autre. Il convient donc que les amis de cœur (secundum amationem) se veuillent du bien l’un à l’autre et se veuillent des biens l’un à l’autre, et qu’ils ne se

9 Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 2, Vel apponendum, p. 446-447, l. 102-109 : « Multi enim sunt benevoli aliquibus, quos numquam viderunt, inquantum ex auditis existimant eos esse epiiches, idest virtuosos, vel utiles sibi. Et potest esse quod idem patiatur aliquis illorum ad eum qui sic est benivolens. Huiusmodi ergo homines videntur esse benevoli adinvicem, sed non possunt dici amici, cum lateat eos qualiter se habent ad invicem ». 10 Rom. 10, 17-18 : « Ergo fidex ex auditu, auditus autem per verbum Christi. Sed dico : Numquid non audierunt ? » 11 Cf. Yves Mausen, “Veritatis Adjutor”. La procédure du témoignage dans le droit savant et la pratique française au bas Moyen Âge, thèse de droit, Paris II Panthéon-Assas, 2002, dactylographiée, p. 239-289. On a pu parler d’une « révolution rationaliste du XIIIe siècle », cf. Claude Gauvard et Robert Jacob, Introduction : Le rite, la justice et l’historien, dans Les rites de la justice. Gestes et rituels judiciaires au Moyen Âge occidental, Claude Gauvard et Robert Jacob éd., Paris, Le Léopard d’Or, 2000, p. 5-18 ; l’expression se trouve à la page 14. Sur la rationalisation juridique, voir aussi les travaux de Robert Jacob, notamment Le jugement de Dieu et la formation de la fonction de juger dans l’histoire européenne, Archives de philosophie du droit, 43, 1994, p. 86-104 ; Id., « Jugement des hommes et jugement de Dieu à l’aube du Moyen Âge », dans Le juge et le jugement dans les traditions juridiques européennes. Etudes d’histoire comparée, Robert Jacob dir., Paris, LGDJ, 1996, p. 43-86.

5

dissimulent pas l’un à l’autre leur comportement respectif, selon l’un des biens sus-dits, à savoir l’honnête, le délectable et l’utile12.

L’amitié ne repose pas sur une connaissance par la fama, sur le qu’en-dira-t-on, sur ce qu’on « entend dire » des autres, comme dit Albert de Saxe : « ... propter aliqua bona qua audiunt dici de eo »13. Elle ne s’appuie pas sur le témoignage indirect d’un tiers mais elle s’éprouve par soi-même, sur une expérience immédiate, tangible et visible. En conséquence, la connaissance de l’ami ne tolère pas la distance puisque celle-ci ne permet pas la présence physique, donc la vue. Tous les commentateurs y insistent, se plaisant à varier les exemples didactiques au gré de leur propre géographie : « Et tamen unus non sciet de alio [quod ametur], quia unus homo virtuosus existens Tholose audiens nominare alium existentem Parisius »14, écrit Pierre de Corveheda, méridional qui dédie son commentaire à Bernard d’Albi, évêque de Rodez ; « Sortes existens Parisius bene velle Platonem existenti Rome », enchaîne Albert de Saxe, maître ès arts à Paris dès 1351, puis chargé de missions à la cour pontifical d’Urbain V, à Avignon, à partir de 136215. En amitié vraie, la présence en effet suffit. Elle démontre l’affection profonde. Elle la phénoménalise16. Henri de Frimare, quant à lui, recourt aux redondances pour signifier la connaissance expérimentale de l’amitié, per experientiam cognoscere :

D’après Eustrate, il faut noter que le Philosophe ajoute de manière significative qu’il convient que la bienveillance réciproque ne soit pas cachée, parce que, comme il le dit lui-

12 Albertus Magnus, Ethicorum libri decem, Borgnet éd., Paris, 1891, vol. 7, Lib. VIII, cap. II, p. 520 : « Dicunt enim quod amicitia est benevolentia, quae est in contrapassis mutuo se redamantibus. Sed quaerendum, utrum hoc sufficiat ad amicitiae diffinitionem, vel apponere oportet quod sibi invicem non incognoti sint, et se invicem non lateant taliter redamantes. Multi enim sunt benevoli etiam ad eos quos numquam viderunt : eo quod per famam existimant esse eos epieikeis hoc est excellenter justos et bonos : vel quia existimant eos esse sibi utiles : et hoc est idem si ignotorum aliquis patiatur ad hunc amantem, ut mutua scilicet sit utilitas et quasi vicissitudinata promotio. Tales igitur ignoti benevoli videntur ad invicem esse. Amicos autem tales esse ad invicem non dicimus : irrationabile est enim illos quod esse amicos latet qualiter se habeant ad invicem. Oportet ergo amicos secundum amationem bene velle ad invicem, et bona velle ad invicem et non esse latentes qualiter ad invicem se habent secundum unumquodque dictorum bonorum, honestum scilicet, delectabile et utile ». Nous soulignons. 13 Albertus de Saxonia, Expositio libri Ethicorum, Paris, Bibl. Mazarine, 3516 (A.D.1392), L. VIII, Tract. I, cap. 2, Vel apponendum, fol. 140va : « Vel apponendum. Et alia particula in qua ponit differentias amicitie et aliam et notandum quartam conclusionem : ad amicitiam requiritur quod sit benivolentia non latens. Probatur quia si Socratus existens Parisius bene vellet Platonem existenti Rome propter aliqua bona qua audunt dici de eo et lateret Platonem et e contrario etiam Plato vellet bene Socrati propter similem causam et hoc lateret Socratem, non propter hoc esset inter eos amicitia, licet ibi esset benivolentia mutua ». 14 Petrus de Corveheda, Sententia declarata super librum Ethicorum, Vaticana, Vat. lat., 222 (A.D. 1481), L. VIII, cap. 2, Vel apponendum, fol. 274vb. Cf. David Lines, Aristotle’s Ethics in the Italian Renaissance (ca. 1300-1650). The Universities and the Problem of Moral Education, Leiden-Boston-Köln, Brill, 2002, 476-477. Voir également l’étude plus ancienne d’André Pelzer, Les Versions latines des ouvrages de morale conservés sous le nom d'Aristote en usage au XIIIe siècle, Revue Néo-Scolastique de Philosophie, 23, 1921, p. 380, repris dans Id., Études d’histoire littéraire sur la scolastique médiévale. Recueils d’articles mis à jour à l’aide des notes de l’auteur par Adrien Pattin et Émile Van de Vyver, Louvain-Paris, 1964, p. 151-152, n. 54. 15 Albertus de Saxonia, Expositio, f. 140va. 16 Cf. Albertus Magnus, Super Ethica, L. IX, lectio XIII, p. 702, § 834, Solutio, l. 79-84 : « … tristitia amici mitigat tristitiam non per se, sed per accidens, inquantum scilicet demonstrat vinculum amicitiae, quod est maxime delectabile ; ipsa etiam praesentia est delectabilis, inquantum ut alter quidam ens est extra talem tristitiam » ; Geraldus Odonis, Expositio, L. IX, lectio 14, Iam igitur quemadmodum, fol. 36va : « Est ergo sciendum quod ideo visus apud amantes est dilectissimus sensuum quia sicut plura nos scire facit, plures rerum differentias nobis demonstrat ut habetur prohemio Metaphisice, sic etiam amantes plura scire facit de amato et plures conditiones et differentias amabiles de amato demonstrat »

6

même, il ne faut pas seulement que les âmes de ceux qui doivent être amis soient liées (conjugi) par la vie en commun (cohabitatione) et la convivialité (convictu), mais une longue expérience (multa experientia) et une période d’essai sont également nécessaires pour qu’ils se fassent fermement (firmiter) confiance l’un à l’autre (credant) et qu’ils connaissent d’expérience qu’ils sont bons et qu’ils se veuillent du bien l’un à l’autre. De là, il ressort avec évidence que l’amitié est un certain habitus acquis par l’expérience, et par conséquent, distinct des autres vertus 17.

Condition de l’amitié18, l’expérience revêt sa double connotation : elle est un constat de l’évidence et une pratique habituelle. Les mots d’Henri de Frimare le disent : d’une part, l’expérience est une constatation de fait qui s’appuie sur l’évidence et la preuve : evidenter, multa probatione. D’autre part, elle s’éprouve dans la durée (per experientiam habitus acquisitum, multa experientia, probatione) et la fréquentation (cohabitatione et convictu). L’expérience fonde la ferme confiance, laquelle, à la base de la relation d’amitié, engage si profondément qu’elle touche jusqu’à l’âme elle-même (anima). En un mot, une amitié qui ne se dit pas est tout simplement un non-sens, contraire à la sagesse pratique la plus élémentaire. Tous les commentateurs l’affirment. Irrationalité, avance Albert le Grand : « Irrationabile est »19 ; impropriété de langage, précise Henri de Frimare : « non sunt amici proprie loquendo cuius rationem subdit »20. Une amitié non-visible n’a pas de cohérence rationnelle. MÉDIATETÉ DU SIGNE OU L’AMITIÉ ENTRE INTIMITÉ ET PUBLICITÉ. Si l’amitié comme relation doit s’éprouver de manière im-médiate, l’amitié comme sentiment est en revanche médiatisée par des signes extérieurs qui la manifestent. J’ai accès aux manifestations extériorisées de l’amitié mais je n’ai pas accès à l’intériorité, siège des sentiments amicaux d’autrui. Une ambiguïté surgit qu’il convient d’emblée de conjurer : si l’amitié ne peut être perçue que par des signes, à qui ces signes s’adressent-ils : à l’ami lui-même dans la sphère exclusive de l’intimité amicale ou à un public plus large dans la sphère sociale qui vise à signifier la relation amicale à tous ? En réalité, la difficulté vient du double statut d’interface du signe amical : en amitié, le signe se situe à l’interface de l’intériorité non visible et de sa manifestation extérieure, d’une part ; à l’interface d’une intimité dans un cercle restreint et de sa publicité sociale, d’autre part. Les signes de l’amitié sont donc directement le lieu d’une information au double sens du terme : ils

17 Henricus de Frimaria, Sententia totius libri Ethicorum, Vaticana, Urb. lat., 1488 (A.D. 1438), L. VIII, 2ème mouvement, Oportet ergo, fol. 259vb-260ra : « Notandum autem secundum Eustratum quod significanter addit Philosophus quod oportet mutuam benivolentiam non esse latentem quia, ut ipse dicit, non solum oportet ut animas illorum qui debent esse amici cohabitatione et convictu per benivolentiam conjungi, sed etiam opus est multa experientia et probatione, ut firmiter sibi credant adinvicem et per experientiam cognoscant quod sint boni et quod sibi adinvicem bona velint. Ex quo patet evidenter amiciciam esse habitum quemdam per experientiam acquisitum, et per consequens ab aliis virtutibus distinctum ». 18 Ibid., Vel apponendum, fol. 259vb : « Deinde cum dicit Vel apponendum venatur quartam particulam que est pertinet ad qualitatem et conditionem mutui amoris ». 19 Albertus Magnus, Ethicorum libri decem, p. 520. 20 Henricus de Frimaria, Sententia totius libri Ethicorum, L. VIII, 2ème mouvement, Vel apponendum, fol. 259vb : « Hoc autem est idem ei ac si aliquis illorum, scilicet ignotorum, vel quos parum novit, patiatur aliquid simile id est habeat affectum similem benivolentie ad hunc qui scilicet sic existit, scilicet benivolus ei quem numquam vidit. Tales ergo videntur quidam benivoli adinvicem, non autem sunt amici proprie loquendo cuius rationem subdit, tamen lateat eos qualiter se habeant adinvicem. Irrationabile <est> quod aliquis illos dicat esse amicos ».

7

disent la relation d’amitié publiquement et ils prétendent attester l’authenticité du sentiment amical. D’où deux questions : l’amitié vraie peut-elle être publiquement signifiée selon une grammaire de gestes ? L’amitié authentique peut-elle être établie avec certitude et en vérité à partir de ses seules manifestations visibles ? L’amitié est publiquement signifiée selon une grammaire de gestes21. Fondamentalement, l’amitié est communication : « Communicatio enim, amicicia »22, c’est-à-dire partage et échange, sociabilité et convivialité. L’amitié s’actualise, en effet, dans la convivialité qui en est l’acte propre : « Amicis eligibilissimum est convivere », enseigne Aristote23. Tous les commentateurs reprennent : « Convivere requiratur ad amicitiam sicut proprius actus eius. Et dicit quod nihil sic est proprium amicorum sicut convivere. (...) Praecipuus actus amicitiae est convivere amico », commente Thomas d’Aquin24 ; « Convivere videtur esse maxime proprium et delectabile in amicitia », renchérit-il25 ; « Convivre est la plus principal et la plus delitable chose qui soit en amistié », traduit Nicole Oresme26. D’où une définition médiévale de la sociabilité : « Amici simpliciter ut amici maxime appetunt convivere »27. La convivialité est à elle-seule sa propre finalité. L’être-ensemble prime sur le faire-ensemble, selon le mot de Maurice Agulhon28. Sans attendre l’époque moderne, le Moyen Âge avait compris la force du lien social cultivé pour lui-même. Nous sommes au cœur de la sociabilité. 21 Sur la notion de « geste » incluse dans celle de « signe », voir Jean-Claude Schmitt, La raison des gestes dans l’Occident médiéval, Paris, Gallimard, 1990. L’auteur explique la valeur anthropologique du geste dans la société médiévale, p. 18 : « l’homme y est défini comme l’association d’un corps et d’une âme, et cette association est le principe anthropomorphe d’une conception générale de l’ordre social et du monde, tout entière fondée sur la dialectique de l’intérieur et de l’extérieur. Dans le corps de l’homme et le spectacle de la société, les gestes, à leur mesure, figurent cette dialectique ou mieux encore l’incarnent. Ils dévoilent au dehors les secrets mouvements de l’âme, cachée à l’intérieur de la personne. Disciplinés, ils peuvent en retour contribuer à dompter l’âme et à l’élever vers Dieu » ; et plus loin, p. 26 : « Le principe élémentaire [de la fonction expressive de certains gestes] est que les gestes sont censés exprimer les réalités cachées, l’intérieur de la personne (« l’âme », ses vices et ses vertus), tandis qu’inversement la « discipline » des gestes, à l’extérieur du corps, peut contribuer à réformer l’homme intérieur ». 22 1171 b 32. Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. IX, cap. XIV, p. 343. Traduction de Jean Tricot, p. 474 : « L’amitié, en effet, est une communauté ». Voir aussi la traduction de René-Antoine Gauthier et Jean-Yves Jolif, L'Éthique à Nicomaque, Louvain-Paris, 1958-1959, 2e éd. 2002, Tome I, deuxieme partie, Traduction, p. 275 : « L’amitié en effet est communion ». 23 1171 b 31. Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. IX, cap. XIV, p. 343. Traduction de Jean Tricot, p. 474 : « Pour les amis, la vie en commun n’est-elle pas ce qu’il y a de plus désirable ? ». Voir aussi la traduction de René-Antoine Gauthier, p. 275 : « N’est-ce pas dire que (...) pour les amis, il n’y a rien de plus désirable que la vie d’intimité ? » 24 Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 5, Nihil enim, p. 457-458, l. 70-73 et l. 84-85. 25 Ibid., L. IX, lectio 14, Communicatio enim, p. 549, l. 32-33. 26 Nicole Oresme, Le livre de Ethiques d’Aristote, Albert D. Menut éd., published from the text of ms 2902 Bibliothèque royale de Belgique with a critical introduction and notes, (1370), New York, 1940, L. IX, ch. 16, p. 495, glose 7. 27 Geraldus Odonis, Expositio in Aristotelis Ethicam (ou Sententia et expositio cum questionibus super librum Ethicorum), Brescia 1482, L. IX, lectio 14, Et ut ad seipsum, fol. 36va. 28 Maurice Agulhon, La sociabilité est-elle objet d’histoire ?, dans Sociabilité et société bourgeoise en France, en Allemagne et en Suisse (1750-1850), Étienne François éd., Paris, Recherches sur les civilisations, 1986, p. 13-23, notamment p. 17. Voir aussi Id., Pénitents et Francs-Maçons, Paris, Fayard, 1984, Préface, p. XII : « La vie mondaine lui [Simmel] paraît caractérisée par le primat de la forme de la relation sur son contenu (exemple de la conversation : on échange des propos qui doivent être agréables et réciproquement plaisants, et non pas des propos importants, savants ou convaincants), cette vie mondaine met sur la voie de la relation cultivée pour elle-même, avec les règles générales qui la rendent possible, qui sont préalables aux relations de fond ; la civilisation, aurait dit Elias. La phénoménologie de la conversation met ainsi sur la voie de l’essence même de la vie sociale ». Nous soulignons. Voir Georg Simmel, Sociologie et épistémologie, Paris, PUF, trad. fr. 1981, notamment ch. 3 : « La sociabilité. Exemple de sociologie pure ou formale », p. 121-136 ; Denis Pelletier, Georg Simmel : la sociabilité, ‘forme ludique des forces éthiques de la société concrète’, Cahiers de l’IHTP, Sociabilités intellectuelles. Lieux, milieux, réseaux, 20, mars 1992, p. 34-41,

8

Les médiévaux déclinent les formes de cette convivialité comme autant de gestes de l’amitié. Parmi tant d’autres, le commentaire de Thomas :

D’où le fait que certains veulent, avec leurs amis, boire ensemble, d’autres veulent jouer ensemble aux dés, d’autres faire du sport ensemble, par exemple des tournois, des luttes ou d’autres exercices du même style, d’autres même chasser ensemble ou philosopher ensemble de telle sorte que tous, dans chaque groupement, se livrent ensemble entre amis et à longueur de journée (commorari) au genre d’activité qui leur plaît au-dessus de toutes les autres occupations de la vie. (…) Ainsi l’on voit que la convivialité est l’acte le plus désirable en amitié29.

Partage d’activités donc : chasse, jeux de dés, activités physiques, tournois, échanges philosophiques, mais aussi partage de nourriture et de boisson (simul potare)30, partage d’habitat (cohabitatione et convictu)31, ou encore échange de paroles, d’idées, de pensées, de conversations32. Entre toutes, en effet, la conversation est l’activité la plus caractéristique de la sociabilité amicale au point qu’elle en soit presque un synonyme : « Et pour ce il entent de delectacion propre a nature humaine et a amistié qui est en convivre, notamment p. 34 : « La sociologie simmelienne repose au premier chef sur l’opposition entre forme et contenu des relations d’interaction entre individus ». 29 Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. IX, lectio 14, Et quod aliquando, p. 549, l. 60-61 : « Et inde est quod quidam cum amicis volunt simul potare, quidam autem simul ludere ad aleas, quidam autem simul exercitari, puta in torneamentis, luctationibus et aliis huiusmodi, vel etiam simul venari vel simul philosophari, ita quod singuli in illa actione volunt commorari cum amicis quam maxime diligunt inter omnia huius vitae. (…) Et sic patet quod convivere est eligibilissimum in amicitia ». Thomas commente le passage d’Aristote, 1171 b 30-36. Aristoteles Latinus, Ethica Nicomachea, L. IX, cap. XIV, p. 343-344 : « Sic et amicis eligibilissimum est convivere. Communicacio enim, amicicia, et ut ad se ipsum habet, sic et ad amicum. Circa se ipsum autem sensus quoniam est eligibilis, et circa amicum utique. Operacio autem fit ipsius, in convivere. Quare convenienter hoc appetunt. Et quod aliquando est singulis esse vel cuius gracia eligunt vivere, in hoc cum amicis volunt conversari. Propter quod hii quidem conpotant, hii autem colludunt ad aleas, alii autem et coexercitantur et convenantur vel conphilosophantur, singuli in hoc commorantes quodcumque maxime diligunt eorum que in vita. Convivere enim volentes cum amicis, hec faciunt et hiis communicant quibus existimant, convivere ». Traduction de Jean Tricot, p. 474 : « … pareillement aussi pour les amis, la vie en commun n’est-elle pas ce qu’il y a de plus désirable ? L’amitié, en effet, est une communauté. Et ce qu’un homme est à soi-même, ainsi l’est-il pour son ami : or en ce qui le concerne personnellement, la conscience de son existence est désirable, et dès lors l’est aussi la conscience de l’existence de son ami ; mais cette conscience s’actualise dans la vie en commun, de sorte que c’est avec raison que les amis aspirent à cette vie commune. En outre, tout ce que l’existence peut représenter pour une classe déterminée d’individus, tout ce qui rend la vie désirable pour eux, c’est à cela qu’ils souhaitent passer leur vie avec leurs amis. De là vient que les uns se réunissent pour boire, d’autres pour jouer aux dés, d’autres encore pour s’exercer à la gymnastique, chasser, étudier la philosophie, tous, dans chaque groupement, se livrant ensemble à longueur de journée au genre d’activité qui leur plaît au-dessus de toutes les autres occupations de la vie : souhaitant, en effet, vivre avec leurs amis, ils s’adonnent et participent de concert à ces activités, qui leur procurent le sentiment d’une vie en commun ». 30 Cf. Claude Gauvard, Cuisine et paix en France à la fin du Moyen Âge, dans La sociabilité à table. Commensalité et convivialité à travers les âges. Actes du Colloque de Rouen, 14-17 novembre 1990, Martin Aurell, Olivier Dumoulin, Françoise Thélamon éd., Rouen, Publications de l’Université de Rouen, 1992, p. 325-334, notamment p. 328 : « La nourriture partagée scelle l’alliance. On est compagnon quand on a bu et mangé ensemble et le mot reste, encore à la fin du Moyen Âge, proche de son origine, cum panaticum. La boisson ou le repas fondent le contrat et ils font naître aussi le sentiment qui pour un temps unit les hommes. On boit alors ‘par bonne amour’ ». 31 Cf. Henricus de Frimaria, Sententia totius libri Ethicorum, L. VIII, 2ème mouvement, Oportet ergo, fol. 260ra. 32 Plus que les noms communs, ce sont les verbes, systématiquement construits à partir du préfixe con- ou co-, qui illustrent la convivialité. Chez Guiral Ot, la série est pléthorique : Convivunt, commanent, corrident, colloquuntur, congaudent ou encore connutriuntur, conversantur, communicent…, cf. Geraldus Odonis, Expositio, L. VIII, lectio 4, Commanenter autem, fol. 4rb et L. VIII, lectio 10, Videtur autem quemadmodum, fol. 10ra.

9

compaignier et converser ensemble »33. Dans l’exégèse de Nicomaque, « Convivre, compaignier et converser ensemble » forment la trilogie de la sociabilité amicale34. Parce que la parole est au cœur de la sociabilité et qu’elle relève par excellence de la nature humaine, faire sociabilité reste le propre de l’homme, sa marque la plus authentique, là où les animaux ne peuvent au mieux que vivre en société. Nos auteurs le soulignent :

Participer à la conscience qu’a son ami de sa propre existence (consentire) se réalise dans l’échange des amis entre eux, et dans l’échange entre eux de paroles, et dans l’échange en esprit, lequel mesure toute chose à l’aune de la vérité. En effet, échanger en esprit, c’est-à-dire convivre, est précisément le propre des hommes en tant qu’ils sont hommes. Convivre pour les hommes n’est pas la même chose que pour les bestiaux, dont on dit qu’ils vivent ensemble lorsqu’ils paîssent dans un même pâturage ou un même lieu. Or convivre pour l’homme, c’est échanger des opérations de l’esprit (operationibus mentis)35.

Outre l’échange de paroles, la conversation est surtout échange de pensée, operationibus mentis. Communion par l’esprit, dit Guiral Ot, communicare mente36. Communion « en paroles et en consideracions de pensee », translate Oresme37. Les commentateurs, plus aristotéliciens qu’Aristote, franchissent encore un pas dans leur effort pour définir les phénomènes de l’amitié. Ils envisagent le mouvement de la communication amicale comme une circulation. Circulation de l’affection et circulation de l’amour. Précisément parce qu’elle s’avère une modalité de l’échange, l’amitié se dit et se signifie sous la modalité de la circulation :

Nous appelons ‘amitié’ la bienveillance réciproque, c’est-à-dire lorsque l’amant est aimé. En effet, l’amitié induit une certaine commutation d’amour (quamdam commutationem amoris), sur le modèle de la justice commutative38.

La circulation de l’affection se manifeste dans l’échange de paroles et de pensées. Elle peut également se signifier par l’échange de baisers ou l’échange de cadeaux39.

33 Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, op. cit. (26), L. IX, ch. 16, p. 494, glose 1. Sur la conversation, voir Patrick Gilli, La Noblesse du droit. Débats et controverses sur la culture juridique et le rôle des juristes dans l’Italie médiévale (XIIe-XVe siècle), Paris, Honoré Champion, 2003, p. 221 : « Le droit ne sert qu’à organiser la vie sociale et “ la conversation civile ”. On remarquera cette dernière expression destinée à faire florès au XVIe siècle, mais ici (…) la civilis sapientia est réduite à la civilis conversatio au sens d’organisation collective ». Sur la notion de conversation au XVIe siècle, voir Nicola Panichi, La virtù eloquente. La « civil conversazione » nel Rinascimento, Urbino, Montefeltro, 1994. 34 Sur l’emploi de « conversacion » et « converser » à la fin du Moyen Âge, voir Serges Lusignan, ‘De communité appellee cité’. Les lectures de Gilles de Rome et de Nicole Oresme de la Politique I, 1 d’Aristote, dans Chemins de la pensée médiévale. Études offertes à Zénon Kaluza, Paul J.J.M. Bakker éd., Turnhout, Brepols, 2002, p. 653-674, notamment p. 671-672. 35 Albertus Magnus, Ethicorum libri decem, L. IX, Tract. III, cap. III, § 38, p. 592 : « Tale autem consentire amicum cum suo fiet in communicare amicos, et in communicare eos sermonibus ad invicem, et in communicare mente, quae omnia mensurat et accipit secundum veritatem. Mente enim communicare, hoc est, convivere quod in hominibus est secundum quod homines sunt. Non enim convivere hominum est sicut pecorum, quae convivere dicuntur quando pascuntur in eodem pabulo vel loco, sed convivere hominum operationibus mentis communicare ». 36 Geraldus Odonis, Expositio, L. IX, lectio 11, Esse autem eligibile, fol. 33rb-va « Omnis studiosus eligit et appetit consentire et simul sentire amicum bene esse et valere sed huiusmodi sentire fit in convivere et communicare sermonibus et mente. Sic enim videtur dici proprie convivere humanum, non solum in eodem loco habitare et pasci quemadmodum dicitur convictus pecorum ». 37 Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, op. cit., L. IX, ch. 13, p. 488. 38 Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 2, Volentes autem, p. 446, l. 94-97 : « Amicitiam dicimus benevolentiam in contrapassis, ut scilicet amans ametur. Habet enim quamdam commutationem amoris secundum formam commutativae justitiae ».

10

Signes de l’amitié, les gestes de la convivialité attestent le sentiment amical au sein de la vie d’intimité. Or, face à la lettre aristotélicienne, les théoriciens médiévaux se voient confrontés à un paradoxe : l’amitié exige l’intimité comme le garant de sa qualité et de son authenticité. Comment peut-elle, sans contradiction, se dire publiquement ? Publice, dit Pierre de Corveheda40. Comment une société informe-t-elle les siens de ses liens d’amitié, « qui, quoique privés, sont du domaine public »41 ? Dans une société du paraître comme celle du Moyen Âge, la grammaire des gestes et des paroles en amitié doit être codifiée42. Si les signes naturels de l’amitié, notamment de l’affection amicale, sont réels, les signes conventionnels de l’amitié n’en sont pas moins importants. Lorsqu’ils s’adressent à tous, les signes de l’amitié se doivent d’être non seulement visibles, mais surtout explicites, selon un code social tacitement admis par tous. Cette non-ambiguïté nécessaire, Julian Pitt-Rivers l’explique : « Puisque ce qui engage l’honneur d’un homme est fonction de l’idée qu’il se fait de l’intention d’autrui, tout est affaire d’interprétation »43. Le lexique social de l’amitié est codifiée par des signes clairs : poignées de mains, accolades, port de la livrée, serments, commensalité publique, entrée en alliances, contrats ou mariages44. Si les commentaires sur l’Éthique ne s’attardent que très peu sur ces signes-là, c’est parce qu’ils relèvent surtout des deux formes d’amitiés dites analogiques : l’amitié utile et l’amitié délectable. Ces gestes de l’amitié ne prennent sens qu’au sein de l’espace public, devant la communauté à qui ils s’adressent45. L’amitié doit être publiquement connue et reconnue. Or, dans l’esprit des commentateurs, là n’est pas l’essence de l’amitié : pour eux, seule

39 Sur le baiser comme échange des souffles, cf. Yannick Carré, Le baiser sur la bouche au Moyen Âge. Rites, symboles, mentalités, XIe siècle-XIVe siècle, Paris, Le Léopard d’Or, 1992, notamment p. 32-42. Sur le cadeau comme signe de l’amitié dans les sermons, voir N. Bériou, L’avènement des maîtres de la Parole. La prédication à Paris au XIIIe siècle, 2 vol., Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 1998, notamment p. 557-566 : « Parents et amis », et plus précisément, p. 565 : « De tous les signes de l’amitié vraie observés par les prédicateurs, c’est le cadeau qui est, de loin, le plus présent et le plus volontiers médité par eux. (...) Alors que les échanges économiques ont désormais solidement établi leurs assises sur la circulation monétaire et le crédit, le don et le contre-don deviennent plus strictement le langage de l’amitié ». 40 Petrus de Corveheda, Sententia declarata super librum Ethicorum, Vaticana, Vat. lat., 222, L. VIII, cap. 2, Oportet ergo, fol. 274vb : « Ex quibus predictis concluditur diffinitio amicitia quod amicitia est duorum animatorum sibi invicem mutuo benivolentium non latenter sed publice propter bonum utile, delectabile vel honestum et terminatur capitulum ». 41 Cf. Claude Gauvard, « De grace especial ». Crime, État et société en France à la fin du Moyen Âge, Paris, Publications de la Sorbonne, 1991, vol. 2, § « Amis et compagnons », p. 676 : « Les signes extérieurs du comportement amical sont donc parfaitement connus. Ils sont très importants à notifier, car ils peuvent excuser le crime qui, dans ces conditions, n’a pu être prémédité. Mais cela sous-entend que toute la communauté connaît ces liens d’amitié qui, quoique privés, sont du domaine public. Des gestes spécifiques et symboliques peuvent publiquement en sceller l’existence ». 42 Cf. Jean-Claude Schmitt, La raison des gestes, op. cit. (21), p. 19 : « L’homme fait toujours des gestes à l’intention ou l’encontre de quelqu’un d’autre. (...) Dans tous les cas, les gestes nouent des relations sociales » et p. 178 : « le geste est toujours perçu par quelqu’un, c’est le regard de l’ “autre” qui le fait pour ainsi dire exister. (...) Il s’offre en spectacle au regard d’autrui ». 43 Cf. Julian Pitt-Rivers, Anthropologie de l’honneur. La mésaventure de Sichem, trad. fr, Paris, Le Sycomore, 1983, p. 26. Voir aussi Id., Le paradoxe de l’amitié, dans Amitiés. Anthropologie et histoire, Georges Ravis-Giordani éd., Aix-en-Provence, PUP, 1999, p. 17-27. 44 Cf. Nicolas Offenstadt, Discours et gestes de paix pendant la guerre de Cent ans. Thèse de doctorat de l’Université de Paris I-Panthéon Sorbonne, Paris, 2001, chapitre 7 : « Signes de paix », où l’auteur épingle plusieurs exemples dans les chroniques, par exemple p. 212-213 : « Selon la chronique de Jean Brandon, lors de la rencontre de 1396, les deux rois se parlent multisque amicitiae signis ostensis » (« Chronique de Jean Brandon avec les additions d’Adrien de But », dans Chroniques relatives à l’histoire de la Belgique sous la domination des ducs de Bourgogne, Kervyn de Lettenhove éd., Bruxelles, 1, 1870, p. 34). 45 Nicolas Offenstadt, Interaction et régulation des conflits. Les gestes de l’arbitrage et de la conciliation au Moyen Âge (XIIIe-XVe siècle), dans Les rites de la justice, op. cit. (11), p. 201-228, ici p. 228 : « L’ordre expressif est essentiel au maintien de l’ordre social (...). La dimension publique de la réconciliation apparaît fondamentale. Les gestes ne portent sens qu’en ce qu’ils sont présentés à la communauté ».

11

compte l’amitié honnête dite amitié parfaite, amitié per se ou encore simpliciter, les deux autres formes étant des espèces dégradées d’amitié. C’est dire que, pour les commentateurs d’Aristote, la publicité de ces amitiés est à la mesure de leur fragilité qui multiplie les témoins comme autant de garants. Les commentateurs ne sont pas dupes de ces alliances d’intérêts qui n’ont de l’amitié que le nom, bien qu’elles en multiplient les signes extérieurs. À Pouilly-le-Fort, en juillet 1419, le Dauphin et le duc de Bourgogne n’avaient-ils pas, une fois de plus, décidé qu’amitié, concorde et union seraient tenues entre eux 46? « En grant signe d’amour l’ung a l’aultre », ils s’étaient tendus la main, jurés une union perpétuelle, embrassés du baiser de paix, ils avaient prêté serment sur les Evangiles, fait prêter serment à leurs principaux serviteurs, avaient entendu la messe ensemble et communié d’une seule hostie partagée en deux47. Autant de signes explicites et publics de l’amitié qu’ils entendaient sceller. Pourtant, la suspicion règne qui met en cause la validité de tels signes. Apparence d’amitié, non pas vérité d’amitié. Le duc de Bourgogne est assassiné quelques semaines plus tard. Les commentateurs soulèvent ainsi le problème : si les gestes visent à dire la relation d’amitié à la communauté publique, y a-t-il, pour autant, vérité du signe, c’est-à-dire adéquation entre l’intention d’amitié et le comportement amical, entre l’être et le paraître ?48

46 Enguerrand de Monstrelet, Chroniques, Buchon éd., t. VIII, ch. XCV, p. 129-131 ; Chronique du Religieux de Saint-Denys, Louis Bellaguet éd., 6 vol., Paris, 1839-1852, ici t. VI, c. 4, Paris, 1842, rééd. avec introduction de Bernard Guenée, Paris, 1994, p. 334-344 pour l’ensemble de l’épisode, notamment p. 344 : « ad majorem securitatem rerum predictarum, volumus et consentimus quod domini de genere domini nostri regis similiter jurent et promitant quod tenebunt et custodient hanc presentem amiciciam, diligentes unionem et concordiam sic firmatam... ». La traduction de Louis Bellaguet propose « alliance » pour amicicia, p. 345 : « En outre, pour plus grande garantie des choses susdites, nous voulons et consentons que les seigneurs de la famille de notre sire le roi jurent et promettent semblablement de tenir et observer cette présente alliance, ayant pour agréables l’union et la concorde ainsi affermies... ». Voir aussi Bernard Guenée, Un meurtre, une société. L’assassinat du duc d’Orléans. 23 novembre 1407, Paris, Gallimard, 1992, p. 273. 47 Enguerrand de Monstrelet, Ibid., p. 131 : « (...) les deulx prinches, daulphin et duc de Bourgongne, accordèrent, jurèrent et promirent ès mains dudit légat, en parolles de prinches, sur les saints évangiles et sur la vraie croix, de tenir de point en point ladite paix et traictié ; (...) et de tous serments de fidélité et aultres les quittoient ; et voulloient de faict que ainsi se fist, en montrant tous grans signes d’estre joyeux (...). Et apprès qu’ils eussent esté un espace de temps ensemble en cet estat, en grant signe de liesse et d’amour l’ung à l’aultre, le daulphin monta à cheval... » ; Chronique du Religieux de Saint-Denys, p. 332 et 334 : « Moxque simul congregati, omni cordiali rancore deposito, sese mutuo salutant et dulciter amplexantur ac si fratres uterini extitissent. Curialitates ambo principes mutuo exhibentes, prius porrectis amicabiliter dexteris, cum pacificis osculis in presencia suorum illustrium fide media promiserunt quod amiciciam inter se inviolabiliter servarent, quamdiu vitam ducerent in humanis » ; traduction, p. 333 et 335 : « Les deux princes, de leur côté, montrèrent l’un pour l’autre beaucoup de courtoisie ; ils se tendirent d’abord la main en signe d’amitié, et jurèrent ensuite, en se donnant le baiser de paix en présence de leurs gentilshommes, qu’ils resteraient à jamais inviolablement unis ». Voir aussi « Le livre des trahisons de France », Chroniques relatives à l’histoire de la Belgique sous la domination des ducs de Bourgogne, Kervyn de Lettenhove éd., Bruxelles, 1873, p. 143 : « Et pour mieulx et plus fermement ces promesses asseurer et entretenir, le dit dauphin Charle de Valois et monseigneur le duc Jehan communiquèrent tellement enssamble que ils se trouvèrent en l’eglise du Plaissiet aux Tournelles au païs de Brie, eulx deux enssamble, où un champelain lor administra, après la messe ouye, le benoit Saint Sacrement de l’autel, en une hostie sacrée seulle partie à eux deux, dont le peuple fu moult resjouy ». 48 La question a été posée à propos du signe de la paix, cf. Nicolas Offenstadt, Interaction et régulation, op. cit. (44), p. 209 : « Le signe de paix peut être ambigü : il démontre dans l’espace public, mais ne dit pas le fond des choses ».

12

INFORMER DE LA VÉRITÉ EN AMITIÉ : LA QUESTION DE LA DISSOCIATION ENTRE L’ÊTRE ET LE PARAÎTRE. Le signe atteste-t-il, en vérité, l’intention qu’il signifie ? Quelle validité scientifique les commentateurs de l’Éthique accordent-ils à l’apparaître de l’amitié ? En amitié, la vérité ne se définit pas comme une rectitudo ni comme une exactitudo49. Elle relève plutôt de la notion d’adéquation (adaequatio) : adéquation au sens – quasi algébrique – d’équivalence (aequalitas) entre l’apparaître et la réalité signifiée, entre le phénomène et l’essence de l’amitié. Adéquation au sens de conformité50. Au Moyen Âge, dans cette « société de l’honneur » où le paraître et la fama dictent les comportements sociaux, l’exigence d’une correspondance entre le comportement et l’intériorité ne domine pas les mœurs dans la pratique. Dans ce contexte, comment établir la vérité d’une amitié à partir de sa seule phénoménalité ? L’alternative est formulée par Donato Acciaioli : « Sive sit apparens et vere existens, sive sit apparens et non vere existens »51. Pour Thomas d’Aquin, on le sait, la vérité est « adequatio rei et intellectus »52. La vérité est la saisie d’une réalité par un intellect, qui s’appuie sur une sensibilité : dans la théorie thomasienne de la connaissance, le rapport de l’apparaître – tel qu’il est reçu par un intellect – à celui de la réalité n’est donc ni immédiat, ni évident. L’apparaître pour correspondre à la réalité de l’être, doit passer par le jugement de la raison et dépasser les premières images reçues par les sens. Fort de cette précaution et soumis au jugement de la raison, il est alors possible de penser une « vérité du signe » comme correspondance entre 49 Chez Anselme notamment, la vérité est définie comme une rectitude, Anselme de Cantorbéry, De veritate, Michel Corbin éd., Paris, Cerf, 1986, p. 160, ch. XI, De definitione veritatis : « « Veritas est rectitudo mente sola perceptibilis ». Sur l’acception de vérité comme rectitude, voir Claude Gauvard, Introduction, dans Information et société en Occident, op. cit. (2), p. 36 : « Réfléchir sur la place que l’information tient dans la société médiévale revient à savoir comment ses membres sont susceptibles d’apprivoiser la vérité, car la vérité se confond le plus souvent avec la rectitude et elle ne peut apparaître à l’homme que si elle est encadrée par des règles spéciales de publicité et de publication ». 50 Thomas Aquinas, Summa theologicae, Ia, q. 16, art. 2, Praeterea, p. 208 : « Isaac dicit, in libro De Definitionibus, quod veritas est adaequatio rei et intellectus », et plus loin, Solutio : « Per conformitatem intellectus et rei veritas definitur ». Cajétan commente, p. 209 : « Veritas est conformitas intellectus et rei ». Sur la question de la vérité chez saint Thomas, voir au sein d’une longue bibliographie, la publication des actes du colloque tenu en mai 2003, organisé par l’Institut Saint-Thomas-d’Aquin à Toulouse, sous la direction de Serge-Thomas Bonino et intitulé Veritas. Approches thomistes de la vérité, Revue Thomiste, jan-juin 2004, notamment l’article de Yves Floucat, La vérité comme conformité selon saint Thomas d’Aquin, p. 49-102. 51 Donatus Acciaiolus, Expositio super libros Ethicorum Aristotelis id est in novam traductionem Argyropyli Byzantii, Florence, Jacobus de Ripoli, 1478, L. VIII, Tract. I, cap. 2, Utrum igitur bonum, fol. 195v-196r. 52 Thomas Aquinas, Quaestions disputatae De Veritate, Léonine éd. Rome, 1970, q. I, art. 1, Solutio : « ... et sic dicit Ysaac quod “Veritas est adaequatio rei et intellectus”, et Anselmus in libro De veritate “Veritas est rectitudo sola mente perceptibilis”, – rectitudo enim ista secundum adaequationem quandam dicitur – ... » ; et art. 2, Contra 2, p. 8 : « Praeterea, “veritas est adaequatio rei et intellectus”... » ; Summa theologicae, Ia, q. 16 : « De veritate », Léonine éd., Rome, 1888, p. 206-217, notamment q. 16, art. 1, Solutio, p. 207 : « Quod autem dicitur quod veritas est adaequatio rei et intellectus, potest ad utrumque pertinere » et art. 2, Praeterea, p. 208 : « Isaac dicit, in libro De Definitionibus, quod veritas est adaequatio rei et intellectus », et plus loin, Solutio : « Per conformitatem intellectus et rei veritas definitur » ; Summa theologiae, IIa IIae, q. 109 : « De veritate », p. 416-420, ici art. 1, Solutio, p. 416 : « Veritas est aequalitas quaedam intellectus vel signi ad rem intellectam et significatam ». La paternité de la citation à Isaac Israeli n’est pas assurée. Peut-être Thomas s’est-il inspiré de la Somme théologique d’Albert le Grand qui, se contredisant dans ses citations, affirme : « Dicit enim Aristoteles in V primae philosophiae, quod “veritas est adaequatio rerum et intellectuum” » (II, tr. I, qu. 1) et plus loin « Complexi autem sermonis veritas est, secundum Isaac in libro De Definitionibus, affirmatio rei de qua vere praedictatur, vel negatio rei de qua vere negatur » (I, tr. VI, qu. 25). Sur l’absence de la citation chez Isaac Israeli, voir Joseph Thomas Muckle, Isaac Israeli’s Definition of Truth, Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 8, 1933, p. 5-8.

13

comportement d’amitié et intention d’amitié. En une phrase très simple tirée de la Somme Théologique, Thomas parle d’une représentation :

Ils représentent cet amour les signes de l’amitié, signes que l’on démontre extérieurement (exterius ostendit) en paroles ou en faits, même à des étrangers et à des inconnus53.

Les signes de l’amitié représentent l’amitié (repraesentant). Ils s’extériorisent (exterius) et se montrent (ostendit) en des paroles et en des gestes (in verbis vel factis). Les signes rendent présente l’amitié. Ils l’expriment en même temps qu’ils en tiennent lieu dans une logique de l’équivalence entre intériorité du sentiment et manifestation extérieure, débitrice de la sémiologie augustinienne qui sous-tend toute la théologie du Moyen Âge54. Pour autant, Thomas n’est pas dupe de cette heureuse transparence qui n’est que théorique. Aussi met-il en garde contre la tromperie des signes, i.e. les illusions des phénomènes amicaux. Par exemple, dissertant sur la vérité d’un bien, il distingue l’apparaître et la réalité du bien, le bien qui est et le bien qui apparaît comme tel : « Unusquisque homo amat non illud quod est sibi bonum, sed illud quod apparet sibi bonum »55. Bien plus, Thomas entreprend de débusquer les contrefaçons de l’amitié dont la flatterie est la perversion la plus typée, et non la moins dangereuse quand elle concerne la personne du prince. Extérieurement, en effet, l’ami et le flatteur ne se distinguent pas : ils ont même comportement. Ce qui les différencie, c’est leur intention. Le flatteur vise les honneurs et les intérêts pour lui-même sous couvert d’une amitié pour autrui :

De là, en effet, vient que beaucoup d’hommes préfèrent être aimés qu’aimer, il s’ensuit que beaucoup sont enclins à aimer les louanges (amatores adulationis) c’est-à-dire qu’ils prennent plaisir à ce qu’on les loue. En effet, ou bien le flatteur est en vérité un excellent ami, car la louange est le lot d’une minorité ; ou bien, par la flatterie, il feint d’être tel et il feint de nous aimer plus qu’il n’est lui-même aimé 56.

53 Thomas d’Aquin, Somme Théologique, t. 3, trad. fr., Cerf, Paris, 1985, p. 695 ; Summa theologica, t. 9, IIa IIae, q. 114, art. 1, Ad secundum, p. 441 : « Et hunc amorem repraesentant signa amicitiae quae quis exterius ostendit in verbis vel factis etiam extraneis et ignotis ». 54 Sur la théorie du signe chez saint Augustin, voir notamment les livres II et III du De doctrina christiana, Josef Martin rééd., dans Œuvres de saint Augustin, 11/2, Paris, 1997, notamment la célèbre définition du signe, II, I, 1, p. 136 : « Signum est enim res praeter speciem, quam ingerit sensibus, aliud aliquid ex se faciens in cogitationem venire ». Trad. de Madeleine Moreau, p. 137 : « Un signe est une chose qui, outre l’impression qu’elle produit sur les sens, fait qu’à partir d’elle quelque chose d’autre vient à la pensée ». Pour Augustin, les signes extérieurs traduisent les mouvements intérieurs dans le but de communiquer de personne à personne, d’esprit à esprit , De doctrina christiana, II, II, 3, p. 138-139 : « Nec ulla causa est nobis significandi, id est signi dandi, nisi ad depromendum et traiciendum in alterius animum id quod animo gerit qui signum dat », « La seule raison qu’on a de signifier, c’est-à-dire de faire des signes, est de mettre au jour et de faire passer dans l’esprit d’autrui ce que porte dans son esprit celui qui fait signe » et II, II, 4 : « Nam cum innuimus, non damus signum nisi oculis eius quem volumus per hoc signum voluntatis nostrae participem facere », « Quand nous faisons un mouvement de tête, nous ne donnons en effet de signe qu’aux seuls yeux de celui à qui nous voulons, par ce signe, communiquer notre volonté ». Sur la portée de la sémiologie augustinienne au Moyen Âge, voir l’ouvrage d’Irène Rosier-Catach, La parole efficace : signe, rituel, sacré, Paris, Seuil, 2004. 55 Thomas Aquinas, Sententia libri Ethicorum, L. VIII, lectio 2, Amat autem, p. 446, l. 56-59. Nous soulignons. 56 Ibid., lectio 8, Propter quod amatores, p. 468, l. 22-28 : « Ex hoc enim quod multi volunt magis amari quam ament, procedit quod multi sunt amatores adulationis, qui scilicet delectantur in hoc, quod aliquis eis adulatur. Adulator enim, vel in rei veritate est amicus superexcessus, quia minorum est adulari, vel adulando aliquis fingit se talem et quod magis amat quam ametur ».

14

Pour Thomas, la flatterie se confond avec l’adulation, laquelle se définit autour de l’idée d’offense à la vérité57. Les flatteries ne correspondent pas à la vérité de la réalité (in rei veritate) i.e. à la vérité de l’amitié, puisqu’à dessein le flatteur ne traduit pas, dans son comportement, l’authenticité de ses sentiments58. Le passage de l’intériorité à sa manifestation est volontairement voilé, comme il l’est dans l’hypocrisie ou la duplicité59. Dans la flatterie, la parole de séduction joue précisément sur la phénoménalité de l’amitié. Comme l’écrit Guiral Ot, le flatteur travaille (studens) sur la face visible de l’amitié en singeant (fingit), par un mimétisme sciemment trompeur, la réalité du sentiment d’amitié :

Le flatteur, soit il est un excellent ami, soit il se fait passer pour un excellent ami, cherchant plus à reproduire la fiction de l’amitié (amare secundum fictionem) qu’à être aimé parce que beaucoup préfèrent être aimés qu’aimer. Tous les amateurs de louanges (amatores adulationum) en effet aiment être aimés parce que par l’adulation, ils croient être aimés 60.

Fiction d’amitié, pourrions-nous dire. Le phénomène ne traduit pas l’adéquation entre le sentiment amical et sa manifestation comportementale : il est illusion d’amitié. Feintise,

57 Au même moment, Thomas d’Aquin rédige la Secunda secundae de la Summa Theologiae ; il traite de l’adulation dans la section consacrée aux péchés contre la vérité, soit la question 115 « De vitiis oppositis veritati », IIa IIae, Léonine éd., Rome, 1897, q. 115, art. 1 et 2, p. 444-446. 58 Sur les mécanismes du mensonge, voir Irène Rosier-Catach, La parole efficace, op. cit. (54), p. 295-304, notamment § Intention de dire le faux et intention de tromper. 59 Cf. Carla Casagrande, et Silvana Vecchio, Les péchés de la langue. Discipline et éthique de la parole dans la culture médiévale, trad. fr., Paris, Cerf, 1991, p. 254-55 à propos d’Alain de Lille et de son De Planctu : « Alain de Lille, qui réfléchit sur la flatterie dans la perspective augustinienne, décrit les flatteurs comme des personnages qui ont tranché tout lien entre intériorité et extériorité, qui ont séparé la parole de l’intellect, la langue de l’esprit, les mots de l’âme, le visage de la volonté et qui célèbrent par des éloges extérieurs ce dont ils se moquent et ce qu’ils méprisent dans leur for intime ». Un siècle plus tôt, l’Héloïse des Historia calamitatum rejetait elle aussi ces codes de l’honneur, dont elle avait perçu la vanité. Mais elle les rejetait, sur des motifs tout autres que ceux de saint Thomas. Parce qu’elle était la plus parfaite disciple d’Abélard, Héloïse s’appuyait sur la morale de l’intention, non seulement pour défendre l’innocence d’un acte matériellement coupable, mais aussi pour dénoncer la fausseté des apparences : « Castam me predicant, qui non deprehendunt ypocritam ; munditiam carnis conferunt in virtutem, cum non sit corporis sed animi virtus. Aliquid laudis apud homines habens, nihil apud Deum mereor, qui cordis et renum probator est et in abscondito videt », dans Abélard, Historia calamitatum, Paris, Jacques Monfrin éd., Paris, Vrin, 1978, 122, l. 221-225 ; « On vante ma chasteté : c’est qu’on ne connaît pas mon hypocrisie. On porte au compte de la vertu la pureté de la chair ; mais la vertu, c’est l’affaire de l’âme, non du corps. On me loue parmi les hommes, mais je n’ai aucun mérite devant Dieu qui sonde les cœurs et les reins, et qui voit ce que l’on cache », dans Héloïse et Abélard, Correspondance, Lettre quatrième, p. 139. En un élitisme moral très psychologisant et subjectiviste, Héloïse réduit l’honneur à n’être qu’hypocrisie et tromperie ; en ce qui concerne la moralité d’une action, elle énonce la supériorité de l’auto-jugement sur le jugement d’autrui, autrement dit la supériorité de l’intentio sur la fama, de la conscience de soi sur le regard des autres. Voir à ce sujet, Matthias Perkams, Intention et charité. Essai d’une vue d’ensemble sur l’éthique d’Abélard, dans Pierre Abélard. Colloque international de Nantes, Jean Jolivet et Henri Habrias éd., Rennes, PUR, 2003, p. 357-376, notamment p. 367 : « C’est pourquoi la conscience signifie la capacité de juger d’une manière réfléchie sa propre action. Cet autojugement de la moralité de notre propre action, aptitude que tout homme peut revendiquer, ne peut être surpassé par aucune autre instance et concorde avec le jugement de Dieu ». Plus généralement, voir J. Marenbon, The Philosophy of Peter Abelard, Cambridge, Cambridge University Press, 1997. 60 Geraldus Odonis, Expositio, L. VIII, lectio 9, Multi autem videntur, fol. 8vb : « Adulator autem vel est, vel fingitur superexcellens amicus magis studens ad amare secundum fictionem quam ad amari quare multi magis volunt amari quam amant. Omnes enim amatores adulationum amant adulari quia per adulari credunt amari ». Plusieurs manuscrits et incunables portent la leçon amari au lieu de adulari comme le Paris, BNF, lat. 16127, Inc. Brescia 1482, etc.

15

suggère encore Oresme61. En s’établissant sur la duplicité et le mensonge, la flatterie attente gravement au lien social. Elle en mine les fondements62. Le devoir de dire la vérité est un engagement éthique qui détermine le lien politique et social63. Dans la filiation du réalisme thomasien, Walter Burley poursuit l’analyse du passage entre apparences et réalité :

J’entends par “bien apparent” ce qui apparaît être un bien, soit c’est un bien en vérité dans la réalité (in rei veritate), soit non. Le bien n’en apparaît pas moins, d’où la proposition “l’apparence n’exclut pas l’existence” et tout ce que l’on a dit à propos de l’aimable, on doit le dire à propos du délectable. En effet, ce qui est délectable en soi, est aimable en soi et ce qui est délectable à quelqu’un lui est aimable64.

L’apparence d’amitié n’exclut pas son existence mais elle ne l’induit pas non plus. D’où la difficulté. Walter Burley, à la suite de Thomas, et en bon théoricien de philosophie morale, invite à ne pas se fonder sur les phénomènes de l’amitié pour conclure à l’amitié vraie, la seule qui soit. D’une neutralité axiologique certaine, Burley ne condamne, pas plus qu’il ne loue, les décisions éthiques qui s’appuient sur l’apparence seule. Ce qui l’intéresse, c’est de fonder les bases d’un comportement éthique en matière de lien amical : dans une société du paraître, quelle réponse éthique donner à l’offre amicale, dont aucun signe ne peut attester l’authenticité ? Pour ce faire, Burley déconstruit minutieusement la lettre aristotélicienne, la contredisant point par point : l’amitié – vraie – n’est pas une bienveillance ; elle n’implique pas de réciprocité ; surtout, elle n’est pas phénoménalisable, c’est-à-dire qu’elle ne s’extériorise pas par des signes. Il convient de citer longuement cet insolite paragraphe, en forme de dubium :

On pose un dubium, à propos de cette description de l’amitié “ l’amitié est une bienveillance réciproque non cachée ”. (...) Ensuite, si la connaissance (scientia) de chacun des amis envers l’autre est requise pour l’amitié, il s’ensuit alors qu’il n’y a aucune amitié chez Platon parce qu’il est impossible que quelqu’un ait connaissance des actes intérieurs d’autrui, c’est-à-dire de la volonté d’autrui. En effet, quelque grand que soit le bien que quelqu’un me fasse et quelque durable soit le temps qu’il passe à converser avec moi, me manifestant signes (signa) et œuvres (operationes) de bienveillance, je ne peux cependant pas savoir s’il agit avec un cœur droit (ex bono corde). En supposant (posito) que j’ai connaissance des multiples bienfaits qu’il me faira et du bien qu’il me veut, je ne peux pas être certain du fait qu’il fasse de telles œuvres pour moi ou pour quelqu’un d’autre; en vue d’un intérêt ou d’une louange ou en vue d’une bonne réputation (gratie fame), en récompense de ce bienfait. Ainsi personne ne pourrait être ami parce que personne ne peut savoir pour qui les bienfaits

61 Nicole Oresme, Le livre de Éthiques, op. cit., p. 429, L. VIII, ch. 11 : « Et pour ce, pluseurs aiment que l’en leur face adulacion, car celui qui est adulateur ou flatëeur est ami ou aimme superexcedanment ou il faint estre tel, et que il aime plus que il n’est amé ». 62 Dans d’autres genres discursifs, la flatterie est péché social, cf. Carla Casagrande et Silvana Vecchio, Les péchés de la langue, p. 258 : « L’adulatio est considérée essentiellement comme un péché social (...). La flatterie mine en effet l’ordre des rapports humains : non seulement elle change l’amitié en son contraire, mais très souvent elle ne respecte même pas l’ordre social, se révélant un moyen très efficace de contester la distribution des biens du pouvoir ». 63 Cf. Julian Pitt-Rivers, Anthropologie de l’honneur, op. cit. (43), p. 34 : « L’engagement moral à dire la vérité découle alors d’un engagement social à l’égard des personnes auxquelles cette vérité est dûe ». 64 Gualterus Burley, Expositio super libros Ethicorum, Venise, 1500, L. VIII, Tract. I, cap. 2, Videtur autem quod et ipsi, fol. 126vb : « Et intelligo per “apparens bonum” quod apparet esse bonum, sive sit bonum in rei veritate, sive non. Dum tamen apparet bonum unde in propositio “apparentia non excludit existentiam” et que dicta sunt de amabili, eadem debent dici de delectabili. Quod enim simpliciter est delectabile, est simpliciter amabile et quod est alicui delectabile est alicui amabile ».

16

lui sont prodigués par autrui, et par conséquent, personne ne pourrait savoir s’il est lui-même un ami parce qu’il ne peut faire de constat à propos de l’acte intérieur d’autrui (...)65.

Pour Burley, l’amitié vraie relève d’une non-certitude fondamentale. Elle ne s’atteste pas, ne se constate pas, ne peut pas être établie avec force preuve. L’amitié vraie ne s’expertise pas. Ni vérifiable, ni certaine, elle sourd de l’intériorité d’autrui (de actu interiori alterius) lui-même inaccessible en son siège d’intentionnalité. Les termes sont nets : aucune évidence expérimentale (non requiritur certa sciencia, impossibile est aliquem scire de actu interiori alterius, nulli potest certitudinaliter constare de amicitia alterius sicut tactum...), aucun constat (non potest constare, non potest scire, non possum esse certus, non possum scire...), aucune certitude (non oportet certitudinaliter se amari, nullus potest certitudinaliter et evidenter scire...). Si les signes de l’amitié peuvent être expérimentalement établis (faciendo signa et operationes, diu conversetur mecum...), en revanche l’intention de l’amitié ne pourra jamais l’être, parce qu’elle ressort de l’intériorité d’autrui, laquelle m’est à jamais scellé. Autrement dit, je ne pourrai jamais avoir accès à la source d’intention de mon ami à travers les manifestations d’amitié qu’il me prodigue. Répond-il pleinement à la définition de l’amitié vraie qui consiste à aimer autrui pour lui-même et non pour quelqu’un d’autre (gratia mei vel gratia alicuius alterius) ni pour quelque récompense en retour (gratia utilitatis, vel laudis, vel gratie fame consequende de gratitudine huius beneficii) ? Le débat est ouvert de savoir ce que vaut, dans le discours des commentateurs, une amitié sans pureté d’intention, à l’heure de toutes les alliances qui multiplient le vocable (alliance et amistié, ...). Les exemples sont éloquents qui évoquent les motifs susceptibles d’interférer dans l’intention de l’amitié : intérêts (utilitatis), recherches d’éloges (laudis), souci de la réputation et du regard d’autrui (fama), convoitises variées (beneficii...). L’inadéquation entre les gestes et l’intention est ici systématisée voire posée en postulat. Faut-il s’étonner qu’en théoricien, philosophe et moraliste, Walter Burley applique le doute méthodique à la relation intersubjective de l’amitié, déconstruisant tous les signes de bienveillance jusqu’au plus éloquent, les longues conversations (diu conversetur mecum) ? C’est que l’incertitude radicale sur laquelle repose le lien d’amitié relève en réalité du seul constat qui fonde les relations intersubjectives et le lien social : l’inaccessibilité foncière d’autrui. C’est alors qu’en fin de dubium, en réfutation aux arguments préliminaires, Burley prescrit une réponse éthique face à cette incertitude foncière du lien amical :

[Autre argument]. Je dis qu’une science certaine (certa scientia) n’est pas requise en amitié vraie. D’où, il ne faut pas que chacun des deux amis sache avec certitude s’il est aimé de l’autre. Mais il suffit qu’il le croie fermement (firmiter opinetur) et d’une croyance vraie (opinione vera). Cependant, sur la vérité de cela, il ne peut pas établir avec certitude l’opinion de l’amant (constare amanti opinanti) qui pense être aimé en retour par celui qu’il aime. Je concède donc qu’on ne peut pas établir avec certitude l’opinion d’autrui (nulli) à propos de l’amitié d’autrui, comme le toucher l’est dans une argumentation. Mais pourtant, il ne s’ensuit pas que l’amitié ne puisse être, car l’un des deux amants peut fermement et

65 Ibid., fol. 127rb : « Dubitatur circa hanc descriptionem amicitie, amicitia est benivolentia in contrapassis non latens. (...) Item si ad amicitiam requiritur scientia utriusque amicorum ad alterum, sequeretur quod nulla amicitia esset Platonis quia impossibile est aliquem scire de actu interiori alterius scilicet de voluntate alterius. Quantumcumque enim aliquis faciat mihi bonum et quamtumcumque diu conversetur mecum faciendo signa et operationes benivolentie, tamen non possum scire utrum sit hoc ex bono corde. Et posito quod scirem quod faceret mihi multa beneficia et quod velit mihi bona non possum esse certus, utrum faciat huiusmodi opera gratia mei vel gratia alicuius alterius ; ut gratia utilitatis vel laudis vel gratie fame consequende de gratitudine huius beneficii. Et sic nullus posset esse amicus quia nullus potest scire gratia cuius sibi fiunt ab alio beneficia, nec per consequens posset aliquis scire seipsum esse amicum quia non potest sibi constare de actu interiori alterius (...) ».

17

vraiment croire qu’il est aimé en retour par celui qu’il aime, bien qu’il ne puisse se prouver à lui-même (sibi constare) que ce qu’il croit est vrai et l’on concède que personne ne peut savoir avec certitude ni évidence qu’il est un ami, en parlant de l’amitié que le Philosophe décrit ici66.

Parce que l’amitié ne sera jamais vérifiée, expérimentalement ni socialement, je dois, si je veux entrer dans une relation d’amitié, faire crédit. En amitié, il me faut faire confiance à autrui et aux signes qu’il manifeste. Faire crédit sans pouvoir vérifier. Conjecturer sans pouvoir expertiser. Bref, il ne reste qu’à croire, et croire fermement, dit Burley : « Sufficit quod hoc firmiter opinetur ». La relation amicale repose sur un acte de confiance. Sur la base d’une manifestation visible d’amitié, dans la longue durée, je fais crédit à autrui d’avoir une intention d’amitié vraie, précisément parce que je n’en serai jamais sûr : « firmiter et vere opinari quod redamatur ab eo quem amat, quamvis non possit sibi constare quod hoc opinetur vere ». Ainsi, en partant de la non-phénoménalité d’autrui en tant qu’il est un ami, Walter Burley fonde le lien amical, et plus largement le lien social, sur une part de crédit et de confiance. Parce qu’autrui est inattingible, la non-transparence de l’amitié n’est pas un échec, elle en est plutôt le point de dépassement. Ad amicitiam veram non requiritur certa scientia : Burley théorise le lien social en consacrant la rupture entre l’être et le paraître : il écarte du lien intersubjectif toute scientificité techniquement démontrable, pour entrer dans une logique du crédit : il y a un risque de l’amitié ; il y a un pari du lien social, comme il y a une prise de risque dans les contrats d’assurance ou les contrats maritimes tels qu’ils se pratiquent dans les cités italiennes en ces XIVe et XVe siècles67. Parce qu’ils vivent dans une société du paraître, sous le regard d’autrui, le théoricien ne peut que fonder le lien social sur la confiance. DE LA FOI À LA BONNE FOI OU LE DÉPLACEMENT D’UN PARADIGME AU TOURNANT DES ANNÉES 1340-1350. Ayant pris acte de la dissociation entre l’être et le paraître, toujours possible en amitié, les commentateurs pointent le problème, nodal entre tous : comment fonder le lien social sur une base solide ? De quelle fermeté relève cette part de crédit et de confiance, qui est la réponse éthique au lien amical nécessairement incertain ? Au tournant des années 66 Ibid., fol. 127va-vb : « Ad aliud dico quod ad amicitiam veram non requiritur certa scientia. Unde non oportet quod uterque amicorum certitudinaliter sciat se amari a reliquo. Sed sufficit quod hoc firmiter opinetur et hoc opinione vera. De cuius tamen veritate non potest certitudinaliter constare amanti opinanti quod redametur ab eo quem amat. Et ideo concedo quod nulli potest certitudinaliter constare de amicitia alterius sicut tactum est in argumento. Verum tamen sequitur quod non possit esse [fol. 127vb] amicitia, nam uterque amantium potest firmiter et vere opinari quod redamatur ab eo quem amat, quamvis non possit sibi constare quod hoc opinetur vere et conceditur quod nullus potest certitudinaliter et evidenter scire se esse amicum loquendo de amicitia quam Philosophus hic describit ». 67 Le parallèle en matière commerciale a, en effet, déjà été observé, cf. Alberto Tenenti, Les affaires et l’argent, dans Christian Bec, Ivan Cloulas, Bertrand Jestaz, Alberto Tenenti, L'Italie de la Renaissance : un monde en mutation (1398-1494), Paris, Fayard, 1990, p. 299-325, notamment p. 304 : « Le nombre des écritures privées de nature commerciale était de plus en plus important, car elles reposaient sur une valeur très prisée dans le milieu marchand : la confiance. Quitte à essuyer d’amères déceptions, la plupart du temps on misait sur l’autre, l’associé ou le facteur. (...) La confiance marchande, certes, s’appuyait bien souvent sur l’appartenance des associés soit à la même famille, soit à la même communauté urbaine. Mais on se fiait également aux courtiers, surtout en matière d’assurances, ainsi qu’aux commandants ou aux écrivains de navire. Sans un pareil appui les opérations économiques – qui échappaient en bonne partie au contrôle, en raison des équipements fort défaillants de cette époque – n’auraient pu être aussi intenses ni aussi fréquentes ».

18

1340-1350 s’opère une mutation majeure dans l’approche philosophique et ecclésiologique du lien social. Non content de réfuter la visibilité de l’amitié, selon l’axiome aristotélicien, Walter Burley franchit un pas décisif lorsqu’il en conteste la réciprocité, deuxième caractère de l’amitié aristotélicienne. Il avance un hapax dans l’ensemble des traditions interprétatives sur l’Éthique en envisageant la possibilité d’une amitié non-réciproque :

Il faut dire que les amitiés, qui sont des vertus, ne requièrent pas toutes la réciprocité d’amour (vicissitudinem amandi) car la charité dite surnaturelle, qui est plus parfaite que toute vertu morale, ne requiert pas de réciprocité. Le Christ, en effet, a aimé de charité (charitative) ceux qui l’ont fait périr. Il n’en reçut pourtant pas d’amitié en retour. Donc l’amitié, que le Philosophe décrit plus loin, on ne la trouve jamais ou très rarement, comme on le verra plus loin68.

Les propos sont inédits. Il s’agit de mettre en parallèle la charité et l’amitié, démarche qui induit une appréciation hiérarchique entre les deux notions. L’amitié, vertu morale et humaine exige la réciprocité ; la charité, vertu surnaturelle (supernaturalis), et partant, supérieure à toute vertu morale, n’en requiert pas (non requirit vicissitudinem amandi ; non requirit mutuitatem). Tacitement, la non-réciprocité surnaturelle de la charité est plus parfaite que la réciprocité naturelle de l’amitié. La réciprocité, attachée à la naturalité de l’amitié, pourrait donc bien s’effacer devant la non-réciprocité théologale de l’amitié surnaturelle ou charité69. L’approche, d’inspiration thomasienne, relève d’une conception ordonnée de l’édifice moral dans lequel la charité surplombe toute vertu de sa perfection et de son excellence. Le recours à un argumentaire évangélique, inattendu au sein d’un commentaire de philosophie morale, tend à emporter définitivement l’adhésion : le Christ a aimé (dilexit) d’un amour de charité (charitative) ceux-là même qui l’ont crucifié (eos qui eum interfecerunt). N’avait-t-il pas, par ailleurs, appelé « ami » ce Judas qui le livrait ? « Christus vocavit Judam ‘amicum’ quia Judas amabatur a Christo sed non amavit Christum »70. Dans le Christ, l’amitié restera donc toujours un amour de charité. La charité du Christ ne se pose pas en réponse à une amitié naturelle, défaillante en sa réciprocité même (sed non amavit Christum). La charité du Christ transcende la réciprocité de l’amitié naturelle pour entrer dans une perfection plus grande : une non-réciprocité parfaitement gratuite. En une rhétorique à peine cryptée, le discours burleyien sur l’amitié s’avère ainsi régi par le paradigme théologal de la charité. L’amitié est appréciée à la lumière de la charité qui la surplombe et la valide. Comment ne pas penser alors que cette part de crédit qui, chez Burley, fonde le lien amical et social, ne soit l’équivalent de la foi, sœur de la charité dans le domaine des vertus théologales ? La charité serait cette bienveillance non visible, et par là non réciproque, qui veut du bien à autrui sans le lui manifester. Or, pour ne pas tomber dans la contradiction, Burley devait dépasser le terrain des logiques sociales et humaines pour entrer dans une acception théologale du lien social : vouloir du bien à

68 Gualterus Burley, Expositio, L. VIII, Tract. I, cap. 1, Unam quidem enim, fol. 126rb : « Dicendum quod non omnis amicitia que est virtus requirit vicissitudinem amandi, nam charitas dicitur supernaturalis que est perfectior omni virtute morali non requirit mutuitatem. Christus enim dilexit charitative eos qui eum interfecerunt. Et tamen non fuit amicitia econverso. Unde amicitia, quam Philosophus posterius describit, nunquam vel raro invenitur ut posterius videbitur ». 69 Sur l’équivalence entre « charité » et « amitié surnaturelle » chez Walter Burley, voir Expositio, L. VIII, Tract. I, cap. 1, Post hec autem de amicitia, fol. 124va : « Sicut theologici ponunt quamdam amicitiam supernaturalem quam charitatem vocant esse virtutem theologicam, ita potest esse et est quedam amicitia naturalis que habitus vel virtus naturalis potest dici, (…) etiam quedam est amicitia moralis ». 70 Ibid., L. VIII, Tract. II, cap. 2, Magis autem, fol. 134va.

19

autrui sans le lui manifester, c’est supposer un tiers à la relation interpersonnelle. Un tiers qui seul doit avoir accès à l’intériorité de l’intention pour que la volonté soit motivée. Un Tiers « qui voit dans le secret », scrutant les reins et les cœurs, Celui-là même que nomme l’Évangile : « Pater tuus, qui videt in abscondito, reddet tibi »71. L’amitié enchâssée dans la perfection de la charité, trouve une autre forme de cohérence en cette transcendance tierce, extérieure à la naturalité des relations humaines. Le lien social peut alors, sans contradiction, être pensé comme non-réciproque, non-visible mais surtout pur dans son intention droite parce qu’enraciné sur la vertu de foi. Saint Augustin déjà, dans un remarquable opuscule intitulé De fide rerum quae non videntur, n’invitait-il pas à poser la foi au fondement du lien amical et, partant, du lien social ? Nous ne voyons pas l’amitié, ni la bonne volonté d’un ami et pourtant nous y croyons :

Mais dis-moi, je t’en prie : les sentiments de ton ami à ton égard, avec quels quels yeux les vois-tu ? Nul sentiment n’est perceptible aux yeux du corps. Verrais-tu donc encore avec ta conscience ce qui se passe dans la conscience d’un autre ? Et si tu ne le vois pas, comment se fait-il que tu paies de retour la bienveillance de ton ami, puisque tu ne crois pas ce que tu ne peux voir ? Tu vas me dire, peut-être, que les sentiments de l’autre, tu les vois à travers ses actes. Fort bien : ce sont des actes que tu vois, des paroles que tu entends ; quant aux sentiments de ton ami, qui ne peuvent se voir ni s’entendre, tu y crois. (...) Mais la foi de ton ami, tu ne l’aimes que si tu trouves en toi une foi réciproque qui te fait croire à ce que tu ne vois pas en lui72.

S’il ne fallait croire qu’à ce que l’on voyait, que deviendrait l’affection amicale, puisque l’amitié est invisible ? Immédiatement, Augustin enchaîne sur l’impérieuse nécessité de la foi pour vivre au sein de la société humaine :

À supposer que, dans les relations humaines, on supprime cette foi, qui ne se rend compte du désordre, de l’horrible confusion qui s’ensuivrait ? (...) Et notre refus de croire ce que nous ne voyons pas bouleverserait les relations humaines au point de les ruiner par la base, pour peu que nous cessions de croire en aucun des sentiments des hommes, que, bien entendu, nous ne pouvons voir 73.

L’autorité patristique suffit et Burley en reprend la classique argumentation. A l’articulation d’une anthropologie augustinienne et de la lignée interprétative albertino-thomasienne, le commentateur anglais propose ainsi une théorie du lien social somme toute ecclésiologique, dont le paradigme est la Charité et le fondement la Foi dans sa fermeté (firmiter opinetur74, firmiter et vere opinari75). Il va à l’encontre des pratiques sociales, lorsqu’il suggère de renverser le fondement du lien social : à partir de l’intention droite

71 Mt 6, 4 ; Mt 6, 6 ; Mt 6, 18. 72 Augustinus, De fide rerum quae non videntur, dans Œuvres de saint Augustin, (Bibl. augustinienne), t. 8, p. 312 : « Dic mihi, obsecro te, amici tui erga te voluntatem quibus oculis vides ? Nulla enim voluntas corporeis oculis videri potest. An vero etiam hoc vides animo tuo, quod in animo agitur alieno ? Quod si non vides, quomodo amicali benevolentiae vicem rependis, si quod non potes videre, non credis ? An forte dicturus es, alterius voluntatem per eius opera te videre ? Ergo facta visurus, et verba es auditurus, de amici autem voluntate id quod videri et audiri non potest crediturus. (...) Amici vero non abs te amatur fides, si non in te mutuo illa sit fides, qua credas quod in illo non vides », voir trad. fr., « La foi chrétienne », Introd., trad. et notes par Joseph Pegon, Paris, 1982, p. 313. 73 Augustinus, De fide rerum quae non videntur, p. 316 et 318. Trad. p. 317 et 319 : « Si auferatur haec fides de rebus humanis, quis non attendat quanta earum perturbatio et quam horrenda confusio subsequatur ? (...) Usque adeo res humanae perturbantur, si quod non videmus, non credamus, ut omnino funditus evertantur, si nullas credamus hominum voluntates, quas utique videre non possumus ». 74 Gualterus Burley, Expositio, L. VIII, Tract. I, cap. 2, Oportet igitur, fol. 127va. 75 Ibid., fol. 127vb.

20

plus que du paraître, comme l’évoquait déjà Albert le Grand en parlant de la bienveillance : « Benevolentia latens est in sola boni voluntate existens et non operibus manifestata »76. Dans une toute autre approche, en la décennie 1350, Buridan entreprend lui aussi de repenser le lien social sur de nouvelles bases. Mais les critères ont changé. Pour le maître ès arts parisien, il s’agit en réalité de dégager le lien amical et le lien social de toute référence théologale pour l’ancrer sur des bases strictement éthiques et humaines. Pour cette entreprise, Buridan puise aux auctoritates stoïciennes et notamment à Sénèque77. Mot d’ordre stoïcien en effet, l’élargissement de l’amitié à tout homme – ou polyphilie – est affirmé par Buridan :

La deuxième partie de la deuxième conclusion, se comprend aisément parce que la vertu d’amitié prise au sens large, et en ce sens appelée ‘b’ dans la seconde question du livre VIII, incline et pousse à vouloir du bien envers tout homme bon, considéré aussi pour lui-même, selon le principe qu’il est bon ; elle incline et pousse à lui faire du bien et à lui venir en aide s’il était dans une situation de nécessité ou s’il en avait besoin, et s’il est à propos (opportunum) pour nous de l’exercer selon nos moyens78.

Autrui n’est plus seulement l’ami, intime et connu, il est tout homme apprécié pour sa bonté et sa vertu, considéré pour lui-même. Sa bonté légitime l’amitié que je lui voue, même s’il n’est pas directement mon intime. Bien mieux, cette conception buridanienne du lien social se veut foncièrement optimiste, comme l’était la vision stoïcienne : elle fait crédit à tout homme d’être bon. La bonne foi sous-tend la relation. Le lien social y trouve une pertinence suffisante, parce que logique et philosophique. Pour la première fois, le vis-à-vis entre amitié et charité non seulement n’est plus hiérarchiquement ordonné mais il se dissout dans un discours où l’amitié revêt une cohérence rationnelle, une dignité morale et une force d’autonomie capable d’engendrer un nouveau système éthique : un système humaniste, altruiste et anthropocentrique, sans référence aux vertus théologales ou aux présupposés de foi. En ce sens, Buridan affranchit l’amitié de toute dépendance à la charité en autonomisant les deux sphères de référence, rationnelle et théologale. Buridan peut ainsi repenser le lien social sur des bases non plus théologiques ou ecclésiologiques mais bien philosophiques et rationnelles : le rapport à l’autre est un rapport de vertu, de confiance et de « bonne foi ». Comme l’écrivait Alain de Libera en 1991, « il y a donc, chez Aristote, de quoi organiser une alternative philosophique à la socialité chrétienne et de quoi parer au principe même de sa réalisation : la charité »79. Qu’est-ce qu’informer en matière d’amitié ? Parce qu’il est un objet atypique, qui se dérobe à toute formalisation, Autrui fait achopper les définitions de l’information, articulées autour de la publicité et de la vérité. Autrui ne se montre pas, pas plus que ne se montre son intention d’amitié. Seuls sont visibles les signes de l’amitié. Or, dans la société médiévale, l’inadéquation entre l’être et le paraître en arrive à être codifiée par les

76 Albertus Magnus, Ethicorum libri decem, L. IX, Tract. II, cap. III, § 18, p. 574. 77 James J. Walsh, Buridan and Seneca, Journal of the History of Ideas, 27, 1966, p. 23-40. Buridan utilise de nombreuses œuvres de Sénèque dont, bien sûr, les Epistolae ad Lucillium, mais aussi le De beneficiis, le De clementia, le De divina providentia, le De ira, le De tranquilitate animae (= Ad Serenum), le De vita beata. 78 Johannes Buridanus, Quaestiones, L. IX, qu. 5, fol. 197ra : « Secunda vero pars secunde conclusionis, faciliter apparet quia virtus amicitie communiter accepta modo (...) inclinat et determinat ad benevolendum omni bono homini, etiam ipsius gratia scito quod sit bonus et ad benefaciendum et subveniendum ei, si positus fuerit in necessitatis articulo vel si indiguerit et nobis fuerit opportunum hoc facere secundum nostram facultatem… ». 79 Alain de Libera, Penser au Moyen Âge, Paris, Seuil, 1991, p. 239.

21

théoriciens moralistes eux-mêmes, lesquels prenant acte de la rupture, travaillent à une phénoménologie de l’amitié pour mieux fonder le lien social sur des bases fermes, évoluant de la charité théologale à la confiance sociale, de la foi à la bonne foi. Les discours sur l’amitié apportent au concept de vérité un nouvel élément : dans la réflexion sociale et politique des commentateurs de l’Éthique, la vérité n’est pas un concept spéculatif, atteint au terme de considérations théorétiques ou métaphysiques. Loin s’en faut. Elle relève d’un idéal practique (praxis), d’un besoin concret et contingent de penser le lien social et de l’affermir, bref d’une nécessité politique. Pas de liens entre les hommes sans confiance mutuelle fondée sur des échanges en vérité, les commentateurs ont pour rôle de l’affirmer. En ces derniers siècles du Moyen Âge, tous adhèrent à l’idéal éthique d’une quête de la vérité, laquelle est constitutive de la concorde civique. Parce qu’amitié et vérité sont toutes deux affaire de communication, les commentateurs de l’Éthique ont tôt fait de comprendre qu’en la thématique de l’altérité, amitié et vérité aspirent au même mouvement, celui d’un dévoilement, du caché au visible (a-letheia).

22

Bénédicte Sère, agrégée d’histoire, a soutenu une thèse en histoire médiévale à l’Université de Paris –I Panthéon Sorbonne (2004) intitulée Amicitia in libris Ethicorum. Le fonctionnement des commentaires de l’Éthique à Nicomaque sur le thème de l’amitié, à paraître sous le titre Amitié et lien social dans les commentaires de l’Éthique à Nicomaque (XIIIe-XVe siècle), Turnhout, Brepols, coll. Bibliothèque d’Histoire Culturelle du Moyen Âge. RÉSUMÉ

Au fondement de la réflexion éthique des médiévaux sur l’amitié et le lien social se tient l’assertion aristotélicienne : l’amitié est une bienveillance qui se dit comme telle. Elle exige une visibilité et ne souffre pas de demeurer cachée. L’amitié se dit donc par un ensemble de signes visibles, véritable grammaire de gestes qui la signifie publiquement à la face de la société. Pourtant, nul n’est dupe : le comportement amical ne correspond pas nécessairement à l’intention d’amitié dans la société du paraître qu’est la société médiévale. Mieux : parce que l’amitié vraie ne pourra jamais être vérifiée ni expertisée, Walter Burley suggère de fonder le lien social sur la confiance et le crédit, voire la charité et la foi, là où Buridan renverse la proposition en l’enracinant plus horizontalement dans la bonne foi et l’altruisme.

Mots-clés : Bas Moyen Âge, Occident latin, amitié, connaissance, information, lien social, visibilité, signe. ABSTRACT

At the basis of the ethic reflexion of the medieval thinkers about friendship et social relation is the aristotelian assertion : friendship is a goodwill which must be mutually recognized. It needs visibility et doesn’t suffer to stay hidden. Friendship is also to be claimed by visible signs, sort of gestual grammar which signifies it obviously at the front of the society. However, no doubt that there is no adequation between friendly behaviour and friendly intention in the social system of appearances of the medieval society. Moreover, true friendship never can be proved, that why Walter Burley suggests to root the social relation in the truth and even in the charity and the faith, when Buridan suggests to root it more horizontally in the altruism.

Key words : Late Medieval Occident, friendship, knowledge, information, social relation, , visibility, sign.