Phénoménologie féminine de l'erôs

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Phénoménologie de l’erôs féminin Natalie DEPRAZ et Frédéric MAURIAC Résumé Si l’erôs est une puissance éminemment relationnelle, c’est-à-dire qui engendre les êtres à la mesure de l’intensité de la relation qui les ouvre l’un à l’autre, quel sens peut-il y avoir à parler d’un erôs féminin, qui se détermine quoi qu’on y fasse par rapport à un erôs masculin ? Bien que les termes masculin et féminin ne se limitent pas, assurément, à la définition biologique de l’homme et de la femme, ils retiennent en eux, dans leur distinction, la position d’un rapport dont il conviendra d’examiner la teneur. Féminin et masculin sont-ils les qualités polaires d’une relation qui seule peut être nommée à bon droit érotique ? Mais, parler de « pôle » n’efface-t-il pas la nécessaire différence voire la dissymétrie des deux parties sous la réciprocité convenue d’une relation qui doit être nécessairement non-hiérarchique ? Comment peut-on penser, décrire, vivre la différence profonde d’un erôs féminin ? Quelle est sa phénoménalité propre ? Peut-elle être expérimentée du sein de la dynamique relationnelle du lien féminin/masculin sans y être noyée ou s’en autonomiser ? C’est là que se pose la question, tout à fait attendue, de savoir par qui peut être portée la description de l’éros. Qui, de l’homme ou de la femme, parle de l’éros ? Et notre hypothèse sera que cela ne revient pas au même. De ce point de vue, une phénoménologie de l’erôs féminin est à venir. Récemment ont été proposées des phénoménologies de l’erôs : Jean-Luc Marion, Michel Henry, pour n’en nommer que quelques-uns parmi les plus connus. Or, le « je » qui s’exprime dans cette phénoménologie est un je masculin. Quel différentiel féminin apparaît dès lors que le « je » qui lit est une femme, qui non seulement lit mais prend la parole et écrit une phénoménologie de l’erôs ? Dans cette contribution, nous voudrions relire et réécrire la phénoménologie de l’erôs proposée par ces deux auteurs en prenant appui sur le ressenti « féminin » propre à N. Depraz de la description de leur expérience et en dessinant les contours d’une phénoménologie expérientielle en première personne de l’erôs. Abstract Abstract

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Phénoménologie de l’erôs fémininNatalie DEPRAZ et Frédéric MAURIAC

RésuméSi l’erôs est une puissance éminemment relationnelle, c’est-à-dire

qui engendre les êtres à la mesure de l’intensité de la relation qui lesouvre l’un à l’autre, quel sens peut-il y avoir à parler d’un erôsféminin, qui se détermine quoi qu’on y fasse par rapport à un erôsmasculin ? Bien que les termes masculin et féminin ne se limitent pas,assurément, à la définition biologique de l’homme et de la femme, ilsretiennent en eux, dans leur distinction, la position d’un rapport dontil conviendra d’examiner la teneur. Féminin et masculin sont-ils lesqualités polaires d’une relation qui seule peut être nommée à bon droitérotique ? Mais, parler de « pôle » n’efface-t-il pas la nécessairedifférence voire la dissymétrie des deux parties sous la réciprocitéconvenue d’une relation qui doit être nécessairement non-hiérarchique ?Comment peut-on penser, décrire, vivre la différence profonde d’un erôsféminin ? Quelle est sa phénoménalité propre ? Peut-elle êtreexpérimentée du sein de la dynamique relationnelle du lienféminin/masculin sans y être noyée ou s’en autonomiser ? C’est là que sepose la question, tout à fait attendue, de savoir par qui peut êtreportée la description de l’éros. Qui, de l’homme ou de la femme, parlede l’éros ? Et notre hypothèse sera que cela ne revient pas au même. Dece point de vue, une phénoménologie de l’erôs féminin est à venir.Récemment ont été proposées des phénoménologies de l’erôs : Jean-LucMarion, Michel Henry, pour n’en nommer que quelques-uns parmi les plusconnus. Or, le « je » qui s’exprime dans cette phénoménologie est un jemasculin. Quel différentiel féminin apparaît dès lors que le « je » quilit est une femme, qui non seulement lit mais prend la parole et écritune phénoménologie de l’erôs ?

Dans cette contribution, nous voudrions relire et réécrire laphénoménologie de l’erôs proposée par ces deux auteurs en prenant appuisur le ressenti « féminin » propre à N. Depraz de la description de leurexpérience et en dessinant les contours d’une phénoménologieexpérientielle en première personne de l’erôs.

AbstractAbstract

If eros is mainly a relational force –i.e. a force which generatesbeings in accordance with the intensity of the relation which opens themto each other–, does it make sense to speak of a feminine eros whichwill be determined in relation to a masculine eros? Are the feminine andthe masculine the polar qualities of the only relation that can properlybe called erotic? But if we speak in terms of “poles”, don’t we erasethe necessary difference (and even dissymmetry) of the two parties underthe reciprocity of a relation that must necessarily be non-hierarchical?How can the profound difference of a feminine eros be thought,described, lived? Which is its own phenomenality? And who talks abouteros, man or woman? My hypothesis will be that this last point will makea difference. A phenomenology of the feminine eros is still to come.Phenomenologies of eros have recently been developed by Jean-Luc Marionand Michel Henry between others. But the “I” that expresses itselfthrough this phenomenology is a masculine I. We would like rewrite thephenomenology of eros proposed by these two authors on the base of N.Depraz’s experience of the description they make of their ownexperience, outlining thus an experiential phenomenology in firstperson.

BiographyNatalie Depraz: Professor at the University of Rouen (German

philosophy, phenomenology). University Member of the Husserlian Archives(ENS/CNRS/PARIS). Associated member at CREA (PARIS); Frédéric Mauriac:Psychiatrist at the Charcot Hospital (South Yvelines, Paris). Leader ofthe Mobile Urgency Team E.R.I.C.

Si l’erôs est une puissance éminemment relationnelleengendrant les êtres à la mesure de l’intensité de larelation qui les ouvre l’un à l’autre, quel sens peut-il yavoir à parler d’un erôs féminin qui se détermine quoi qu’ony fasse par rapport à un êros masculin ? Bien que les termes« masculin » et « féminin » ne se limitent pas, assurément, àla définition biologique de l’homme et de la femme, ilsretiennent en eux, dans leur distinction, la position d’unrapport dont il conviendra d’examiner la teneur. Féminin etmasculin sont-ils les qualités polaires d’une relation quiseule peut être nommée à bon droit érotique ? Mais, parler

de « pôle » n’efface-t-il pas la nécessaire différence voirela dissymétrie des deux parties sous la réciprocité convenued’une relation qui se devrait d’être nécessairement non-hiérarchique ? Comment peut-on penser, décrire, vivre ladifférence profonde d’un erôs féminin ? Quelle est saphénoménalité propre ? Peut-elle être expérimentée du seinde la dynamique relationnelle du lien féminin/masculin sansy être noyée ou en s’en affranchissant en s’autonomisant ?C’est là que se pose la question, tout à fait attendue, de

savoir par qui est portée la description de l’erôs. Qui, del’homme ou de la femme, parle de l’erôs ? Et notre hypothèsesera que cela ne revient pas au même. De ce point de vue,une phénoménologie de l’erôs féminin est à venir. Récemmenton a proposé des phénoménologies de l’êros : Jean-LucMarion, Michel Henry, pour n’en nommer que quelques-unsparmi les plus connus. Or, le « je » qui s’exprime dans cettephénoménologie est un je masculin. Quel différentiel fémininapparaît dès lors que le « je » qui lit est une femme, quinon seulement lit mais prend la parole et écrit unephénoménologie de l’erôs ?Dans cette contribution, nous voudrions relire et réécrire

la phénoménologie de l’erôs proposée par ces deux auteurs enprenant appui sur le ressenti « féminin » propre à N. Deprazde la description de leur expérience et dessiner par aprèsles contours d’une phénoménologie expérientielle en premièrepersonne de l’erôs.Avant d’entrer dans cette lecture expérientielle et

d’écrire sur un mode différentiel une description enpremière personne de l’expérience féminine de l’erôs, ilparaît opportun de rappeler quelques jalons historiques etculturels dont dispose un auteur qui est une femme,pratiquant la philosophie et écrivant, et qui sontsusceptibles de lui offrir des indications, des repères poursituer son propos.

Pour mon dessein, distinguons-en deux principaux : d’unepart, la figure historique de la femme écrivaine et/ouphilosophe et/ou phénoménologue ; d’autre part, laconstruction progressive du féminisme en tant que mouvementsocial et idéologique. Pour ces deux jalons, on se limiteraà la période récente des trois derniers siècles, sachant quela Renaissance, l’époque médiévale ou l’Antiquitéimposeraient d’autres découpages, d’autres modes de relationà la femme et au féminin, où d’ailleurs notre interrogationcontemporaine de l’erôs féminin pourrait trouver às’étoffer. À cet égard, et sans pouvoir ici développer,pensons à la fonction prophétique de la prêtresse danscertaines sociétés anciennes et traditionnelles aujourd’hui,ou à la figure de la sagesse incarnée par Diotima, maisaussi, tout autrement, à l’erôs féminin qu’incarne Sapphô ;plus avant, on pourrait aussi aller puiser dans laconception très codifiée de l’amour courtois dont Denis deRougemont nous offre des marquages remarquables ou, d’uneautre façon, à la présence de poétesses de la Renaissancecomme Louise Labé.

I. Peut-on être une femme en pensant, en écrivant ?Le premier point que nous allons développer n’est ni

exhaustif ni définitif, il admet des exceptions et d’autresperspectives si l’on prend du recul dans l’histoire. Durantnotre modernité, la relation de la femme à la pensée et àl’écriture (c’est-à-dire aussi, plus largement, à la cultureet à l’éducation) est loin d’aller de soi. Évoquons quelquesexemples de noms bien connus, emblématiques : George Sand,Elif Shafak dans le champ du roman, Edith Stein, HannahArendt sur le terrain de la philosophie phénoménologique.Dans Lait noir, la romancière turque décrit le parcours d’unefemme qui aspire à devenir écrivain mais vit l’idée d’unegrossesse et de son devenir-mère potentiel comme

incompatible avec sa vocation. Pourquoi ? En vertu de lamanière dont la société, turque, mais pas seulement, aconstruit des représentations culturelles dissociées del’être-femme-mère et de l’être-écrivain-penseur. CommeGeorge Sand au siècle précédent, elle envisage de prendre unnom d’homme pour s’assurer de la publication d’un manuscritqui fut un échec sous son nom de femme. Bref, ce que leXIXème et le XXème siècle ont construit en termesd’incompatibilité pour les femmes sur le plan de l’universde la création littéraire se joue aujourd’hui encore dans lemilieu de la philosophie. Certes, il y a des femmesphilosophes, et il y a (eu) – quoique peu – des femmesphénoménologues, mais la question qui se pose n’est pas tantcelle de l’identité biologique et sociale de la femmephilosophe que de son mode de relation à l’œuvre, à la penséeet à l’écriture. Ce qui est frappant dans le champ de laphénoménologie en particulier, c’est la situation desquelques femmes qui, dans l’histoire, ont accédé à lareconnaissance par l’œuvre de la pensée, et la manière dontelles ont dû et pu y accéder. Edith Stein, pour commencer,assistante de Husserl dans les années 1910-1920, sedistingue au sein d’un milieu exclusivement masculin : elleécrit sa Dissertation sur le concept d’empathie en prenantappui sur la théorie husserlienne de l’intersubjectivitémais en produisant une conception originale qui puise dansl’expérience de la relation et de l’union à Dieu ; elleproduit une Habilitation sur la relation entre thomisme etphénoménologie, puis des écrits phénoménologiques originauxqui relisent la mystique de Saint Jean de la Croix. Sonchemin propre, mais aussi les contraintes sociales del’époque qui interdisent clairement à une femme de fairecarrière à l’Université, la conduisent à entrer, à défautd’une carrière intellectuelle institutionnelle, aumonastère, chez les Carmes. L’impossibilité institutionnelle

pour une femme de faire de la pensée son métier public lareconduit au privé de la foi et à la mystique, dont l’uniqueinstitution légitime est le couvent. À ce titre, elle a osé,n’a pas pu, et elle n’est pas la première : pensons à MadameGuyon, mise en question par Fénelon et Bossuet lors mêmequ’elle entretient des Correspondances avec chacun,critiquée et obligée de se situer socialement en se mariant,trouvant la seule issue possible dans le couvent, seuleinstitution à lui offrir la liberté intérieure etextérieure, la caution sociale aussi à l’œuvre de pensée etd’écriture qui est sa vocation.D’une autre façon, le cas de Hannah Arendt est lui aussi

éloquent : quoique l’œuvre de cette dernière soit appréciéepour elle-même et offre une contribution importante à laphilosophie politique, on ne saurait omettre le fait que,jeune étudiante en philosophie, elle noue une relationpassionnée avec Heidegger son Professeur, de 17 ans sonaîné, qui durera plus de 5 ans, marquera sa vie entière etla conduira, même juive exilée aux États-Unis à défendre laphilosophie de son maître et amant. Bref, il sembledifficile d’être femme et philosophe sans se trouver trèsvite dans l’orbite (sous la dépendance ?) d’un maître, qu’ils’agisse d’un homme ou de Dieu ! Et au fond, quoiquedifféremment, le cas des deux « Simone » rejoue un peu plustard le même schéma, avec, certes, un peu plusd’indépendance, mais pourtant la même configuration : commeavec Arendt et Stein, l’originalité de la pensée de Simonede Beauvoir et de Simone Weil sera de fait sinon validée dumoins liée à la relation érotique à un homme (Sartre) ou àDieu.Y a-t-il là un destin de la relation de la femme et de la

pensée qu’elle ne puisse se déployer et être reconnue qu’àtravers la médiation d’un autre et, très remarquablement,des deux altérités les plus puissantes : l’homme et Dieu ?

L’alternative étant, si la femme conquiert son autonomie, sielle parvient à se libérer de l’étayage, de la béquille dumasculin ou du divin, qu’elle intègre en elle les critèresdits « reconnus » de la pensée et adopte son code« masculin », seul code disponible pour s’orienter. Ceci esttout à fait frappant, pour commencer, avec le choix d’un nomd’emprunt, d’un prénom masculin (George Sand) destiné àmasquer ce qu’il pourrait y avoir de – honteusement –féminin dans une œuvre de pensée ; ceci est plusfondamentalement en jeu à travers le mode de réflexion et dediscours développés aussi bien par Stein que Arendt : sanspouvoir ici faire une étude approfondie du Problème del’empathie, de Phénoménologie et thomisme, de La condition de l’hommemoderne ou du Concept d’amour chez Saint Augustin, il apparaît peupossible, à la lecture, de déceler des marques d’unelogique, d’une argumentation, d’un mode de discours oud’écriture que l’on pourrait identifier comme « féminin ».Serait-ce que la logique et le langage philosophiques sontneutres au regard de la différence sexuelle, et ne disposentpas d’indication sexuée de leur incarnation ? Rappelonscependant que, pendant longtemps, la grammaire elle-mêmeneutralisait la différence des « genres » en disant que « lemasculin l’emporte sur le féminin ». Accorder au féminin enmettant un « e » lorsque j’écris à la première personne (parexemple : « Je suis convaincue que ») était considéré commeune faute de grammaire. Bref, l’auteur se devait d’êtreneutre par rapport au genre, c’est-à-dire se devait d’être« masculin » ! Du coup, une auteure femme, pour pouvoirexister, être reconnue dans une société où la grammairedicte l’axiologie, ne pouvait que se fondre dans le moulephilosophique disponible, en adopter les codes logiques,conceptuels, argumentatifs, bref, s’effacer en tant quefemme, comme, d’ailleurs, pendant longtemps, il a été seulscientifiquement correct d’effacer les marques de la

subjectivité et de la première personne dans un dispositifexpérimental de façon à en garantir l’objectivité ! Or, demême que l’on découvre depuis quelques décennies lecaractère crucial des approches en première personne en tantque composantes décisives d’une vérité vécue et incarnée, demême les différentes étapes de construction sociale etpolitique du féminisme ont depuis le XIXème siècle faitparallèlement émerger une prise de conscience de l’identitésociale, politique, professionnelle des femmes.

II. Les féminismes : de la valence différentielle dessexes à l’accordage toujours rejoué et créateur de duodynamiquesC’est le deuxième jalon que nous allons à présent évoquer,

les différentes formes et figures du féminisme. N’étant passpécialistes en la matière, nous avons conscience, dans lecadre d’un volume où ce point va être crucial, de ne pouvoirformuler que quelques banalités et lieux communs, et vousprions, d’une part d’être indulgent, d’autre part de ne pashésiter à proposer des précisions, des différenciations etdes correctifs. Ce qui est intéressant pour notre propos,c’est d’avoir à l’esprit quelques éléments du positionnementdes pensées féministes, de façon à pouvoir aborder avec unpeu de recul critique le statut d’une phénoménologie del’erôs féminin.Parler de « pensée féminine » laisse entendre, d’entrée de

jeu, qu’avec un tel discours critique (politique etmilitant), on cherche à interrompre l’incompatibilitémentionnée plus haut entre la femme et la pensée/écriture.On défend le droit de la femme à penser, et à penser noncomme un homme, mais autrement. On refuse l’identificationentre l’homme et la pensée (logos) et la réclusion de lafemme dans la non-pensée, c’est-à-dire dans la nature(phusis). C’est donc une démarche, non pas d’égalité ou

d’égalisation abstraite qui est recherchée entre homme etfemme, au sens où l’on a pu commercialiser des « pantalonsunisexe » qui neutralisent et homogénéisent toutedifférence, mais un souci d’équité et de reconnaissanceréciproque des compétences et des différenciations. Dèslors, la différence sexuelle – cela est maintenant admisdepuis J. Derrida – n’est pas un trait accidentel de l’êtrehumain ni même de l’être : il s’agit d’une composantecruciale non seulement de l’anthropologie, mais del’ontologie. En ce sens, toutes nos relations humaines, maisaussi avec les autres vivants et avec la nature portent lamarque du sexué, entendons ici d’une différenciation dumasculin et du féminin et, par la même occasion, del’érotique, c’est-à-dire d’une dynamique relationnellepolarisée. Mais, dire cela, est-ce s’inscrire dans undiscours et une pensée « féministe » ? N’est-ce pas plutôtrevendiquer une forme d’universalisme de la dynamiqueérotique relationnelle de sexuation de la réalité humaine,vivante et naturelle, sans statuer sur la qualité singulièreet spécifique d’un erôs féminin ?On distingue couramment trois étapes de construction du

féminisme : au-delà de la première vague, façon XIXème, quien signe l’émergence, une deuxième vague, liée au« mouvement de libération des femmes » dès les années 60 (J.Kristeva, L. Irigaray), insiste sur les « droits » (vote,salaire) de ces dernières et sur la domination masculine, etune troisième vague, dans les années 90, met en exergue lesdits « gender studies » en lien avec la « Queer theory »,lesquels se font fort de « dénaturaliser » le sexe pour enprivilégier la composante « sociale »1 : la polarité sexuelle

1 J. Lorbern Paradoxes of Gender, Yale, 1994 ; S. Ortner, Making Gender. The politics and Erotics of Culture, Beacon Press, 1996 ; J. Butler, Gender Trouble, Routledge Kegan & Paul, 1990, trad. fr. La Découverte, 2005 ; S. Lafont, Constructing Sexualities : Readings in Sexuality, Gender, and Culture, Upper Saddle River, N. J. : Prentice Hall, 2003.

biologique mâle/femelle est déplacée voire inversée enpolarité sociale « générique » masculin/féminin. C’est ce quiconduit certaines auteures contemporaines à interroger ladomination du modèle « gender » qui pourrait tendre àneutraliser toute différence biologique. C’est par exemplele cas de G. Fraisse2, qui plaide pour une meilleurecompréhension entre les sexes et un souci d’égalité, ou bienencore, de F. Héritier, qui met en avant une « valencedifférentielle des sexes », laquelle maintient indûment selon ellela provenance biologique de cette construction sociale de ladifférence érotico-sexuelle au profit de la dominationmasculine3.

Abandonner à elle-même l’idée « féministe » d’un combatcontre la domination masculine ne revient pas à entériner lemodèle séculaire (et caduc) de la hiérarchie biologique dessexes, ni non plus à ne plus résister contre la ségrégationsociale encore très prégnante dans les relations entrehommes et femmes. Cependant, l’expression féconde de« valence différentielle des sexes » que nous empruntons à F.Héritier sans en conserver le sens égalitariste de ladifférence, permet à mon sens de porter l’hypothèse d’uneémergence dynamique d’un mode relationnel qui recrée enchacun et rejoue à chaque moment la part féminine oumasculine restée le moment d’avant grevée etappauvrie. L’homme y abandonne sa toute-puissance solitaireet se met en mode d’accompagnement confiant et aimant,s’ouvre à une forme de féminité placée sous le signe del’abandon du contrôle ; la femme prend de l’assurance parl’attention qu’elle porte à la qualité de la relation et

2 G. Fraisse, La différence des sexes, Paris, P.U.F., 1996.3 F. Héritier, Masculin/féminin. La pensée de la différence, Paris, O. Jacob,1996 ; Hommes, femmes : la construction de la différence, Paris, Editions LePommier, Universcience, 2010.

délaisse une forme de retrait qui peut avoir l’avantage duménagement mais a également l’inconvénient de l’équivoque.En gagnant l’un au contact de l’autre une nouvelle polaritérelationnelle où joue davantage l’alliance en chacun du sexebiologique et du genre social, ils accroissent leur maturitérelationnelle. Cela ne revient pas à défendre une conceptionconservatrice de l’identité du sexe et du genre, car l’uneconserve en elle une polarité masculine (sa puissance dereine, son courage vigilant et confiant) et l’autre gardecette qualité d’émerveillement et d’ouverture infinie aunouveau qui fait sa féminité propre. Mais l’erôs qui les meten mouvement met au jour la cohésion relationnelle profondede leur être sexué renouvelé. En ce sens, l’erôs est icimoins fondé sur l’attirance réciproque, la séduction, ledésir et l’admiration, selon un schéma colporté par lafigure charmeuse de Pandora et réinvesti dans la conceptionde l’erôs relationnel désirant qui paraît caractéristique del’erôs yannarassien4 que porté par la douceur, la tendresseet la confiance propres à la conception érotique d’un P.Evdokimov5.Certes, la conception yannarassienne de l’erôs comme être-

en-relation est décisive : elle s’inscrit dans le schémaopérant du désir-pulsion comme mouvement d’auto-transcendance qui offre le creuset dynamique de la relationhomme/femme et possède la vertu insigne de faire émerger lerelationnel comme tel. À ce sens de l’erôs entendu depuisune ontologie relationnelle6, nous voudrions adjoindre commeson complément nécessaire un sens anthropologique de l’erôs

4 Ch. Yannaras, Variations sur Le cantique des cantiques. Essai sur l’erôs, Paris, Desclée de Brouwer, 1992 ; Eros and Person (1987), 2007.

5 P. Evdokimov, La femme et le salut du monde, Paris, Desclée de Brouwer, 1996. Cf. aussi, du même auteur, Le sacrement de l’amour, Paris, DDB, 1992 ; N. Depraz et F. Mauriac, « Paul Evdokimov : une ‘autre’ phénoménologie de l’erôs ? », Cahiers de philosophie de Caen, Paris, P.U.F., automne 2011.

6 Ch. Yannaras, Relational Ontology, Holy Cross Orthodox Press, 2011.

caractéristique de la complexité de la relation culturelledu masculin et du féminin, celui que nous offre laperspective d’Evdokimov, davantage nourrie par Jung que parLacan. Elle résonne avec la mutation culturellecontemporaine d’une intégration en chaque être humain de lapolarisation elle-même : il n’y a plus ni homme, ni femme,ni biologiquement ni même ontologiquement, mais en chacun unduo dynamique féminin/masculin. Ce dernier cherche às’accorder librement à un autre duo dynamique et joue decette différenciation interne pour recréer à chaque nouveaumoment de la relation un point d’appui transitoire etremobilisateur d’une identité de chacun en mouvement versl’autre.

III. Phénoménologies masculines de l’erôs masculinAvec ce double arrière-plan à l’esprit, historique et

culturel d’une part, anthropologique et ontologique d’autrepart, relisons à présent la phénoménologie de l’erôsproposée par Michel Henry et Jean-Luc Marion, de façon àdégager les traits phénoménologiques situés d’un erôsmasculin, mais aussi des traits universels, tous traitsdepuis lesquels il sera possible d’ébaucher unephénoménologie en première personne de l’erôs féminin. N.Depraz prendra alors appui sur son ressenti de ladescription de leur expérience et dessinera les contoursd’une phénoménologie expérientielle féminine en premièrepersonne de l’erôs.Une autre option consisterait à proposer de façon autonome

une phénoménologie féminine de l’erôs sans l’adosser à desphénoménologies masculines déjà existantes, et ce, pouréviter tout geste de dépendance, lequel seraitcontradictoire avec une revendication féministeémancipatrice ! Cependant, ce serait faire comme si rienn’avait été écrit sur la question, ce qui est une position

abstraite et factice, comme si nous pouvions réinventer àvide une expérience et une description de l’erôs sansqu’elle soit tissée en arrière-plan par les descriptionspréalables, de fait essentiellement masculines. Il paraîtpar conséquent beaucoup plus juste de tenir compte del’existant et de nous situer par rapport à lui, de façon àendosser une posture intégrative, beaucoup plus féconde etmûre qu’une position de combat et d’opposition.

L’erôs décrit par des phénoménologues hommes : de laneutralité à la situation du masculinNous ne détaillerons pas ici les esquisses de

« phénoménologies de l’érotique » disponibles chez certainsphénoménologues qui ont précédé Henry et Marion. Ce que l’onpeut retenir des avancées proposées par Husserl7, Merleau-Ponty, Sartre et Levinas, c’est la constance d’une dynamiqueoù s’articulent chair et intersubjectivité, et où l’analysede l’erôs passe par celle de la pulsion, soit par un tissagemobile des modalités passives et actives de l’expérienceintersubjective. Qui dit « couplage » (Paarung) comme c’estle cas chez Husserl, ne dit pourtant pas interrogation de ladynamique homme/femme ni masculin/féminin ; qui dit« intercorporéité », comme le fait Merleau-Ponty, plus avant,chiasme du touchant et du touché, voire thématisation del’expérience sexuelle dans la Phénoménologie de la perception, nedit pas pour autant abord frontal de la polaritémasculin/féminin ; avec Sartre dans la troisième partie deL’être et le néant, on voit apparaître via l’exploration détailléeet hyperréaliste des relations sado-masochistes dans leurretournement pervers, une ontologie phénoménologique« située » de l’expérience érotico-sexuelle : « [...] lescaresses sont appropriation du corps de l’Autre. [...] la

7 Hua XIV, n°9, p. 176-177.

caresse n’est pas simple effleurement, elle est façonnement.En caressant autrui, je fais naître sa chair par ma caresse,sous mes doigts. [...] Il semble que je porte mon proprebras comme un objet inanimé et que je le pose contre leflanc de la femme désirée ; que mes doigts que je promènesur mon bras soient inertes au bout de ma main.8 » Partantd’une description en troisième personne (infinitive : « lescaresses sont… », « la caresse n’est pas, […] elle est […])et « générique » (« l’Autre », « autrui ») de la caresse, noncomme effleurement, mais comme façonnement, l’auteur passe àmesure en mode « première personne » (« je ») et « situé »(« la femme désirée ») : c’est bien un homme qui écrit…, etnon une entité abstraite et neutre, à savoir un egotranscendantal ou un sujet sensible. Quant à Levinas, enmiroir de Sartre, il « situe » également l’expérienceérotique explicite du désir, du plaisir et de la jouissanceen s’y incluant en tant qu’homme depuis celle de la caresse,mais il la décrit comme un toucher léger, comme un« contact », et non comme une possession, un façonnement :« Animation comme exposition à l’autre, passivité du pourl’autre dans la vulnérabilité remontant jusqu’à la maternitéque signifie la sensibilité. » « [...] se donner en donnant.La jouissance est un moment inéluctable de la sensibilité.[...] Engloutissement jamais assez engloutissant, impatiencede l’assouvissement par laquelle il faut le définir dans laconfusion du sentant et du senti. » « C’est en tant quepossédées par le prochain [...] que, au premier chef, leschoses obsèdent. [...] le contact est obsession par la traced’une peau. [...] la caresse sommeille dans tout contact.9 »La description de l’érotique est chez Levinas tout autant« située » que celle de Sartre : c’est un homme qui décrit,

8 J.-P. Sartre, L’être et le néant, Paris, Gallimard, 1945, p. 440-441.9 E. Levinas, Autrement qu’être ou au delà de l’essence, La Haye, M. Nijhoff, 1976, p. 89, p. 91, p. 95.

mais la figure de la femme qui se trouve convoquée n’est pas« la femme désirée » (entendons tendanciellement la putain),c’est la femme mère ([…] vulnérabilité remontant jusqu’à lamaternité […]), ce qui renvoie à des figures situéescontrastées du masculin : le sadique, le souteneur d’uncôté, l’enfant, le petit garçon de l’autre10.À ce titre, les phénoménologies de l’erôs que proposent

respectivement Henry et Marion dans Incarnation (2000) et dansLe phénomène érotique (2004) héritent de Sartre et de Levinasleur caractère situé. En ce sens, on ne peut plus définir larelation érotique à partir d’une intrication merleau-pontienne ou d’un couplage husserlien des polarités passiveset actives, comme si l’on pouvait statuer sur cetteexpérience « en troisième personne » : je suis tellementimpliquée/impliqué dans la description de ce qui estl’expérience du plus intime qu’il y aurait une fautephénoménologique (à la fois méthodologique etexpérientielle) à vouloir la décrire en toute neutralitéobjective. Cela n’est tout simplement plus possible : Henryet Marion, à la suite de Sartre et de Levinas, l’ont biencompris, et on peut penser qu’ils ont tous quatre, chacun àleur époque et à leur manière, été sensibilisés à cettesituation d’implication par les jalons historiques etculturels que nous avons retracés plus haut en matière deréflexion sur le statut de la femme. C’est à ce titre qu’ilsera dès lors insuffisant, en termes de catégoriesopératrices de l’erôs masculin, de lier ce dernier àl’activité, à la maîtrise et au pouvoir, et de relier l’erôsféminin à la passivité, à la dépossession et à l’accueil. Cepartage, même s’il permet par exemple de déceler chezMerleau-Ponty, chez Levinas et chez Henry une part féminine10 Pour plus de développements, cf. N. Depraz, « Phénoménologie de la chair et théologie de l’erôs », Michel Henry. Pensée de la vie et culture contemporaine. Colloque International de Montpellier (sous la dir. de J.-F. Lavigne), (déc. 2003), Paris, Beauschesne, 2006, p. 167-181.

qu’on dira passive de l’erôs, et de découvrir en Sartre eten Marion un erôs plus nettement masculin au sens de viril,reconduit sous l’illusion du chiasme du masculin et duféminin des découpages manichéens et unilatéraux.

Les traits de la relation érotique dans Incarnation deMichel Henry (§40-42) : une situation au masculinPlutôt que de procéder seulement à une évaluation critique

de la description de l’érotisme de M. Henry eu égard àl’échec de l’union érotique qu’il thématise lui-même, nousallons faire ressortir la validité de l’approche « située »de l’erôs qu’il nous propose.Pour Henry, l’expérience érotique est tout entière centrée

autour de la dynamique du désir-pulsion et, dès lors, lapulsion imputée en miroir au partenaire féminin de larelation conduit logiquement Henry, depuis sa positionmasculine, à la mise en miroir duelle de deux pulsions auto-érotiques : « Telle est en effet la conséquence de la dualitédes mouvements pulsionnels suivant chacun son trajet propre,aboutissant chacun à son plaisir propre, lequel en dépit deson intensité demeure en lui-même, laissant le plaisir del’autre dans un ailleurs inaccessible. À prendre lesphénomènes dans la rigueur de leur immanence, neconviendrait-il pas de parler non d’érotisme mais d’auto-érotisme ?11 » Il serait insensé, de ce point de vue, de« vouloir atteindre la vie de l’autre en elle-même, là où elles’atteint elle-même dans sa propre chair originaire12 ». Dèslors : « [...] notre chair n’est rien d’autre que cela qui,s’éprouvant, se souffrant, se subissant et se supportantsoi-même, et ainsi jouissant de soi selon des impressionstoujours renaissantes, se trouve pour cette raison

11 M. Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000, p. 303.12 Op. cit., p. 301.

susceptible de sentir le corps qui lui est extérieur, de letoucher aussi bien que d’être touché par lui. » Il y a doncun « co-solipsisme pulsionnel » : « C’est ce que montrerait[...] une phénoménologie de l’acte sexuel. Dans la nuit desamants, l’acte sexuel accouple deux mouvements pulsionnelsvenant buter chacun sur le continu résistant de son proprecorps chosique invisible. [...] ». Au mieux, il y a, ditHenry, « deux spasmes impuissants à surmonter leur propredivision13 ».Dès lors, cette division irréductible qui me laisse

toujours dehors engendre tout naturellement le tragique dela relation érotique, dont l’angoisse est tout à la fois lemoteur et l’effet, ce qui va de pair avec les tonalitésaffectives du désespoir, de l’amertume, de la souffrance etde la crainte : « Des êtres incarnés sont des êtressouffrants, traversés par le désir et la crainte, ressentanttoute la série des impressions liées à la chair parce queconstitutives de sa substance – une substanceimpressionnelle donc, commençant et finissant avec cequ’elle éprouve.14 » Une telle description paraît réaliste, àrebours du romantisme de bon ton, platonique de l’amourcourtois de l’union amoureuse. La solitude au cœur de ladépossession la plus intime est un fait qu’on peutreconnaître à Henry de ne pas l’avoir masqué, ce qui lestesa description de la fragilité de l’être humain.D’où, en dernière instance, cette puissance désespérée de

la relation érotique, qui se dit dans les termes de ladouleur et de la souffrance : « quand donc, devant le corpsmagique de l’autre, le désir angoissé de rejoindre la vie enlui éveille l’angoissante possibilité de pouvoir le faire,les deux fleuves noirs de l’angoisse ont réuni leur flots,

13 Op. cit., p. 302.14 Ibid.

en effet. Leur force balaie tout, élimine tout repère.15 »Bref, c’est le paradoxe de l’impuissance qui forme lecreuset de la force érotique : « L’impuissance pour chacune(des pulsions) d’atteindre l’autre en elle-même exaspère latension du désir jusqu’à sa résolution dans la sensationparoxystique de l’orgasme, de telle façon que chacun a lesien sans pouvoir éprouver celui de l’autre tel que l’autrel’éprouve. Si tel est le désir érotique dans l’acte sexuel,là encore est l’échec. » Ou encore : « le désir échoue àatteindre le plaisir de l’autre là où il s’atteint lui-même.16 » « La situation phénoménologique, nous dit M. Henry,demeure celle-ci : chaque pulsion [...] ne connaît jamaisqu’elle-même, son propre mouvement ainsi que les sensationsressenties à la limite de son propre corps organiqueinvisible.17 »

En synthèse, Henry nous propose une phénoménologieclairement située de l’erôs en mode masculin, composée detrois traits principaux : 1) la dynamique érotique est undésir-pulsion auto-érotique ; 2) conséquence : la relationérotique est vécue sur le mode tragique de l’impossibilitéde rejoindre l’autre, ce qui génère angoisse et solitude ;3) l’acte érotique se vit comme une puissance conjointe deviolence et de souffrance, du fait de l’expérience de laconfrontation et de la résistance qu’il porte.À ces trois traits de l’erôs henryen masculin s’adjoignent

trois traits non-situés, qui ont à mon sens un caractèreuniversel : 1) la dynamique érotique impose un « hors-de-soi » qui a au moins l’exigence (même non-réalisée) dedestruction de l’ego ; 2) la relation érotique est créatriced’une vitalité génératrice d’accroissement de soi par

15 Incarnation, op. cit., p. 291.16 Ibid.17 Ibid.

l’autre et de l’autre par soi ; 3) l’acte érotique est unmode relationnel placé sous le signe de « l’extra-ordinaire ».

Les composantes de la relation érotique dans Le phénomèneérotique : une autre situation au masculinMarion met au premier plan de la relation érotique

l’expérience d’une dépossession de soi liée à l’irruptiond’un événement que je ne contrôle pas et qui n’est pas enmon pouvoir : autrui ! Ainsi, l’ego érotique est un « ego quime prend parce que je ne l’ai pas prévu, que je ne peux m’yattendre [...]18 ». Cet écho de la passivité vulnérable d’unLevinas, déjà19 formulée dans les termes propres à Mariond’une « donation absolue20 » reçoit ici une expressionspécifique : l’autre « [...] se donne comme pouvant ne pas sedonner [...]21 ». Ou encore : « La signification d’autrui sedonne [...] au contraire sans devenir jamais une chosedisponible, mais en tant qu’elle consent à s’abandonner, entant qu’elle se donne comme pouvant ne pas se donner. » Onentend résonner ici la tonalité de la donation érotique, quin’est pas la donation propre à la mystique religieuse del’abandon, même si elle lui emprunte le registre de ladépossession. Pourquoi ? Parce qu’il y a toujours, au cœurde l’union érotique, la liberté de ne pas s’abandonner,celle de l’individu qui peut reprendre son quant à soi et seretirer. C’est cette liberté radicale dont témoigne iciMarion, faisant de l’acte érotique un acte absolument libre

18 J.-L. Marion, Le phénomène érotique, Paris, Grasset, 2003, p. 164.19 J.-L. Marion, Étant donné ; Essai d’une phénoménologie de la donation, Paris, P.U.F., 1997, Livre V : L’adonné, p. 343 et sq.

20 J.-L. Marion, Étant donné. op. cit., p. 165 : « La signification ne s’impose à moi que si elle se donne sans prévoir de se reprendre, donc se donneen s’abandonnant sans condition, ni retour, ni prescription. »

21 Le phénomène érotique, op. cit., p. 164.

jusque dans sa possibilité de désengagement. D’où un sensspécifique de la fidélité envers autrui placée sous le signede la spontanéité radicale et de la possibilité toujoursincluse de l’infidélité.Quel est dès lors le trait caractéristique du phénomène

érotique ? Il s’agit pour Marion d’un « phénomène croisé » :« Le phénomène amoureux ne se constitue pas à partir del’ego que je suis ; il surgit de lui-même en croisant en luil’amant (moi, qui renonce au statut d’ego autarcique etapporte mon intuition) et autrui (lui, qui impose sasignification en opposant sa distance). Le phénomèneérotique apparaît non seulement en commun à lui et à moi etsans pôle égoïque unitaire, mais il n’apparaît que dans cecroisement.22 » Que faut-il entendre ici par « croisement » ?Bien entendu pas seulement un carrefour de deux routes quiforment une croix et poursuivent leur chemin au-delà de cebref et superficiel contact : lorsque je croise un ami dansle métro, je lui fais un signe, voire lui adresse quelquesparoles, puis poursuis comme lui mon chemin. Le croisementérotique a une toute autre signification : il y va de larenonciation mutuelle de chacun à son propre fonctionnementindividuel égoïste, sans revenir pour autant en aucun cas auplus petit dénominateur commun. L’espace relationnelérotique atteint son comble dans la circulation libre dedeux personnes qui ne sont liées que par l’unique désiréminent d’être absolument libres l’une vis-à-vis de l’autre.Se libérer de l’autre, c’est être capable de tout lui dire,c’est-à-dire ne pas le ménager, ce qui reviendrait en fait àle mépriser, mais lui témoigner par l’authenticité sansreste de sa parole d’une estime inconditionnelle.

Comment peut-on alors basculer de cette libertéinconditionnelle à un anonymat du désir et du plaisir ?

22 Ibid.

« [...] si l’orgasme, ce phénomène raturé, ne montre rien,ne laisse aucune mémoire et ne laisse rien à dire, commentpourrait-il me donner accès à autrui en personne ?23 »L’érotisation se trouve brutalement réduite à unenaturalisation, c’est-à-dire à une conception de l’autrecomme être contingent et provisoire, et non comme personneelle-même fin en soi24 : « L’érotisation implique unefinitude radicale, qui nous inscrit dans une facticitéirrécupérable – celle d’un processus à la fois puissant(plus que moi) et enclenché automatiquement (sans moi),voire involontairement (malgré moi).25 » L’erôs serait-ilréductible à une pulsion mécanique et aveugle ? Si« l’intuition de l’érotisation permet bien à nos chairs dese croiser, mais pas de nous rencontrer chacun enpersonne26 », un tel croisement ne serait qu’un conceptpseudo-relationnel. Bref, si « l’érotisation n’atteint jamais lapersonne27 », l’érotisme devient pornographie : « [...] leschoses se passent ainsi dans l’immense majorité des cas : lafinitude permet, voire semble réclamer une démultiplicationindéfinie des autrui requis par mon érotisation sans cesse àrecommencer ; ainsi clonés (et encore clones d’aucunsoriginal, puisque toute personnalité leur manque), cesautrui se réduisent désormais à l’humiliante fonction desimples “partenaires”, jetés dans l’érotisation, mais,paradoxalement, rejetés hors de la réduction érotique, oùils redeviennent de simples objets, instruments dont j’use

23 Le phénomène érotique, op. cit., p. 238.24 N. Depraz et D. Cosmelli, « Empathy and Openess. Practices of Intersubjectivity at the core of the science of consciousness », E. Thompson ed., Journal of Canadian Philosophy, 2005, et N. Depraz et F. Mauriac, « Secondes personnes. Pour une anthropologie de la relation »,Évolution psychiatrique, 2006.

25 Le phénomène érotique, op. cit., p. 235.26 Op. cit., p. 238.27 Op. cit., p. 239.

pour exciter ma chair.28 » La réduction érotique ne serait enconséquence qu’une exigence jamais réalisée.

Pour conclure cette section, on peut noter la présence dedeux traits universels de la relation érotique : 1) lapassivité au sens de « être pris », ne pas programmer, nimaîtriser, se déposséder de soi ; 2) le croisement commeexigence de renoncement réciproque à soi-même.À ces deux traits s’ajoutent des composantes plus

proprement « situées » : c’est l’amant qui parle, donc unhomme… Quoi de plus naturel, encore convient-il del’assumer, plutôt que de faire comme s’il s’agissait del’erôs en un sens universel, à savoir valable pour toutsujet qu’il soit un homme ou une femme : rien n’est moinssûr ! Ces traits de l’erôs masculin sont chez Marion aunombre de deux : 1) la liberté absolue au cœur del’engagement et de l’union, jusqu’à la possibilité de seretirer, d’assumer (ou pas) l’infidélité, c’est-à-dire, aufond, de ne jamais s’engager complètement ; 2) la réalité del’anonymat aveugle et mécanique du désir et du plaisir, etla négation d’autrui comme personne, son devenir-objet, cequi fait de l’erôs une pulsion pseudo-relationnelle.On peut à présent rassembler les traits communs à l’erôs

masculin de Michel Henry et de Marion. Ce qui apparaîtnettement, c’est le réalisme de la description, qui libèrel’expérience érotique de toute idéalisation romantique et detout sentimentalisme psychique. Mais le prix à payer duréalisme érotique, c’est l’expérience crue et brutale de ladivision indépassable. Pour Marion, si le phénomène érotiqueest en définitive « raturé » après avoir été désespérémentexigé comme « saturé », c’est parce que « l’érotisationn’atteint [finalement] jamais la personne29 » et qu’il y a

28 Op. cit., p. 240.29 Le phénomène érotique, op. cit., p. 239.

donc une impasse définitive de la relation au profit de laséparation ; pour Henry, si la dualité des flux pulsionnelsest ce qui prévaut en fin de compte dans la nuit des amants,c’est que « [...] le désir échoue à atteindre le plaisir del’autre là où il s’atteint lui-même30 », et que règne dèslors une séparation tragique des sujets livrés à leurcontingence et à leur auto-résistance. Au fond, ce quiressort de ce réalisme érotique, c’est l’impasserelationnelle au cœur de l’expérience relationnelle la plusintime.

Écrire l’erôs en première personne : unephénoménologie féminine de l’erôs ?Le discours situé, masculin de l’expérience érotique a sa

validité propre. Il ne saurait cependant valoir commeuniversel, c’est-à-dire détenir la vérité sur cetteexpérience intime qui a justement pour caractéristique de nepouvoir se vivre qu’à deux, y compris dirons-nous dansl’expérience auto-érotique, laquelle s’alimentenécessairement de la présence de l’autre (images, mémoireorganique). Dès lors, sans être fausse, la descriptionmasculine de l’erôs est nécessairement partielle, partialesi elle prétend valoir comme un universel. L’erôs ne peutêtre décrit en vérité que si l’on conjoint les discourssitués des deux parties. Ne pouvant se situer au lieu del’autre, la description masculine de l’erôs possède un pointaveugle. Sa part manquante ? La description féminine del’erôs, bien entendu ! Or, le vécu féminin étantirréductible à sa description masculine, il est crucial quele discours phénoménologique de l’erôs soit aussi porté parune femme. Car les figures de la femme qui sont projetéespar le vécu érotique masculin sont évidemment autant delieux de son imaginaire (la putain, la mère, la femme30 Incarnation, op. cit., p. 302.

frigide, l’amante, l’épouse) et ne sauraient se substituerau vécu féminin en première personne de l’erôs. Quel est-ildonc ? Assurément, l’expérience féminine de l’erôs est toutaussi située, mais pas plus que ne le sont lesphénoménologies de l’erôs existantes et commandées par lasituation masculine. Il s’agit donc dans ce qui suit deprendre appui sur le ressenti de la femme, et générer sonuniversalité située, à la manière de la science du singulierqu’appelle un Simondon de ses vœux, là où l’on ne concevaitjusqu’alors qu’une science du général (Aristote), ou encoreà la manière de la validité spécifique des méthodes enpremière personne en sciences cognitives aujourd’hui.

L’espace et le temps féminins de l’union érotique :ouverture réceptive et durée diffusiveS’il y a un trait qui spécifie l’erôs féminin par

différence d’avec l’erôs masculin, c’est l’expérience del’ouverture, qui se décline à plusieurs niveaux : en premierlieu, la relation érotique dans sa dimension sexuelleconcrète et physique tient tout entière pour la femme dansune ouverture réceptive. Lorsque je sens monter en moi ledésir d’être pénétrée, toute résistance au sens d’unebarrière, d’une fermeture s’affaisse, et il y a juste ladisponibilité à la présence d’autrui en moi. Je m’ouvre etle creux que je ménage à mesure est ce qui offre à mon amantle refuge, la protection et l’abri le plus intime pour sonentrée en moi. Lorsqu’émerge et croît à mesure lajouissance, c’est moins sur le mode d’une pulsion que depuisune diffuvisité globale d’un sentir élargi qui embrasse etenvahit tout mon corps. Certes, ma jouissance peut égalementse cristalliser localement (on la dira alors« clitoridienne »), mais elle emboîte alors le pas à lajouissance masculine et adopte le rythme binaire alternatifde la tension et de la détente, du relâchement. A contrario,

ma jouissance possède aussi une durée continue du début à lafin de l’union sexuelle et au-delà, elle a une dimensionductile et fluide qui prend et soulève tout mon corps sansnécessairement se concentrer en un point seulement.On voit ici apparaître trois traits spécifique de

l’érotique féminine : 1) l’accueil disponible en lien avecl’ouverture physique vaginale ; 2) la rythmique temporellede la jouissance, inscrite dans la durée continue etl’envahissement diffusif global du corps, à rebours de lapulsion masculine qui repose sur une tension suivie d’unedétente ; 3) la coexistence possible pour la femme d’unedouble jouissance, locale, empruntant le rythme de lapulsion, et globale, diffuse, s’inscrivant la durée etexcédant le temps pulsionnel masculin. Dès lors, ce qu’onappelle « orgasme » n’a pas le même sens pour l’homme et pourla femme : pour le premier, il correspond à l’acmé de latension pulsionnelle, donne lieu à l’éjaculation et estsuivi d’une retombée du désir, d’une détente, ce que l’onnomme aussi la « petite mort ». Pour la femme, à côté de cetorgasme-là, également disponible si la jouissance estclitoridienne, il y a un orgasme plus profond qui saisit lecorps tout entier, me porte et ouvre en moi une densité etune forme de plénitude, de croissance et de qualité deprésence de mon corps dans sa dynamique globale. L’orgasmecommence dès les premiers moments de caresse et de palpationdes différents endroits du corps de mon amant voire de monpropre corps, il monte doucement, croît et se déploie aurythme des allers et retours des corps qui s’épousent,fluent et refluent, et il perdure au-delà de la pénétrationpuis de l’éjaculation, au sein d’un sentir de plénitude etd’accueil de la réalité de l’union dans sa durée.

De l’oubli de soi à la dissolution du jeSi l’union érotique sexuelle entée sur l’ouverture

physique répond en moi à un vécu d’ouverture à mon amant,c’est la qualité de sa présence qui s’avère pour moicentrale, plus centrale que la mienne propre : mon amant estmon seul et unique souci, avant moi-même. En un sens, ilprend ma place, je m’oublie au point de ne même plus penserà moi, de ne plus être moi, ce qui a pour conséquence quejamais je ne me sens seule au cœur de l’union. La solitudeest un sentiment que je n’éprouverais que si je vivais lajouissance comme quelque chose à obtenir pour moi-même etqui m’est du. Là je pourrai effectivement me sentir seulevoire abandonnée, dans le cas où mon amant ne m’aurait pas« procuré » la jouissance que j’étais en droit d’attendre delui. Mais si en revanche je n’attends rien, je suis dès lorstout entière dans le désir de te donner du plaisir et, dèslors, mon plaisir viendra de surcroît, au moment où je nem’y attends pas. En étant juste pleinement réceptive à lavenue de l’amant en moi, mon « moi », à savoir ma protectionidentitaire, cette sorte de poche qui me contient et qui meplace comme ce que je suis sous le regard de l’autre serompt et se dissout sous l’effet de ta présence érotisée :l’espace érotique s’affranchit de la frontière moi-toi etdevient un seul et unique rythme dynamique.Le sentiment de solitude, je ne l’éprouve que si ma

disponibilité réceptive bascule un instant en la recherched’un plaisir pour moi-même, dressant un mur intérieur entretoi et moi où s’engouffre la séparation entre nous au cœurde l’union physique. Là, il peut y avoir dualisation desmouvements érotiques de chacun et rupture du lien. C’est làque cette interrogation de l’homme Michel Henry peut trouversa place : « Combien de femmes ont fait croire à celui à quielles se donnaient, par amour ou bien pour toute autreraison, qu’elles tenaient de lui un plaisir qu’elles

n’éprouvaient pas, qu’elles n’éprouvèrent peut-êtrejamais ?31 » Cependant, là où s’immisce la dualitéséparatrice se faufile également la duplicité, laquelleatteste d’une non-présence impressionnante à l’autre.Comment la présence érotique, qui tient tout entière dansune ouverture réceptive, peut-elle se retourner eninauthenticité et déboucher sur un égoïsme tendanciellementpathologique ? Si l’expérience érotique authentique consisteà donner la primeur au plaisir de l’autre, une empathieréaliste doit être possible au cœur de l’union sexuelleérotique.

Présence attentive à l’autre et empathie inter-érotiqueAinsi, la présence à mon compagnon sera entière au point

d’effacer la mienne propre pour moi-même. Je voudrais àprésent mettre à profit les ressources phénoménologiquesexpérientielles et pratiques disponibles pour construire monvécu féminin en première personne de l’erôs, tel que je l’aidécliné sur deux plans corrélatifs : corporel-organique,puis émotionnel vécu.

Husserl et l’empathie inter-érotiqueIl y a dans l’empathie une composante d’inter-attention

qui s’enracine 1) dans un couplage réceptif et kinétique, 2)dans une transposition imaginative dans l’autre. Or, audétour d’un manuscrit des années 1920, Husserl décritl’empathie en jeu dans la relation érotique sexuelle :« (...) dans la jouissance sexuelle, celle-ci ne peut avoirlieu seule, et (...) les deux partenaires ne peuvent pas nonplus, en jouissant, prendre conscience chacun pour soi de lajouissance ; ils sont bien plutôt là l’un pour l’autre,jouissant l’un avec l’autre et l’un par l’autre, et aspirant

31 Op. cit., p. 175.

à la jouissance l’un de l’autre ; aspirant tout uniment,dans cet état de quasi-fusion, à la jouissance, ils peuventformer l’unité d’une communauté de jouissance. L’autre et sonconsentement, son accord du moins, n’est pas seulement lemoyen de la jouissance (ce n’est donc pas seulement le corps(Leib) étranger, mais le sujet étranger qui offre sacorporéité charnelle – dont il est seul maître – et quidonne libre cours à son désir) ; (…) que tous deux jouissentd’un désir unitaire, tel est l’objet de la jouissance : ilimporte donc à chacun que l’autre jouisse. 32 »Je nomme cette description « inter-érotique » pour

souligner le caractère de réciprocité proto-éthique qui larégit. Réciprocité lisible dans le « là l’un pour l’autre,jouissant l’un avec l’autre et l’un par l’autre » ; attitudeéthique tangible dans le « aspirant à la jouissance l’un del’autre (…) il importe à chacun que l’autre jouisse ».L’autre n’étant pas moyen mais fin de la jouissance, on esten pleine morale kantienne éprouvée expérientiellement.Bref, l’expérience érotique est relationnelle ou n’est pas :il y a une réjouissance mutuelle qui interrompt tout auto-érotisme, et qui se fonde sur une attention vigilante àl’autre. Cela m’importe que tu jouisses, je ne suis pas muepar ma seule jouissance autonome. Attention inconditionnelleà l’autre traversé de plaisir, telle est l’ouvertureréceptive qui caractérise l’erôs féminin en son centre.

La relation érotique à la lumière de la compassionCette caractéristique de l’attention inter-érotique fondée

sur l’ouverture réceptive mutuelle à la jouissance del’autre trouve sa ligne de force structurelle dansl’expérience bouddhiste de la compassion. Disons mêmequ’elle s’y ancre dans une expérience concrète et dans une

32 Hua XIV, Zur Intersubjektivität (1921-1928), Kluwer, Dordrecht, 1973, n°9, p. 176-177.

pratique formulée explicitement comme une consignedirectrice destinée à guider le méditant dans sa progressionintérieure.

Jouir ensembleAccueillir le lâcher-prise est la seule façon d’entrer

dans l’authenticité de la relation érotique. Si je suis dansle moment de l’union prioritairement attentive à moi-même,il en résultera une séparation d’avec l’attention à lajouissance de mon compagnon et, dès lors, le constattragique d’une dualité des flux pulsionnels. Seule unecommune présence attentive à chacun l’un pour l’autre, une« mindfulness » comme Ch. Thrungpa aimait à nommer lapratique indienne de shamatha33 permet à chacun de croîtreensemble dans le plaisir ressenti de la présence charnelleintime de l’autre. Nous cultivons alors à mesure la joie dela coïncidence de la jouissance. Chacun attend l’autre,chacun guette les signes en l’autre  d’un plaisir quis’intensifie jusqu’à se dire : « je viens », « tu viens »,dans une intensité paroxystique de partage. Il y a là unapprentissage de la « synchronisation » des rythmes du désir,du plaisir et de la jouissance pris au désir, au plaisir età la jouissance de l’autre.

Erôs et compassionEn ce sens, l’expérience de la compassion dans le

bouddhisme Mahayana radicalise l’empathie husserlienne en laconcrétisant et en la rendant à l’exercice effectif de sapratique34. Il y a dans la pratique bouddhiste précise de la33 Ch. Trungpa, Meditation in Action, Shambhala, 1981.34 Shantideva, The Way of the Boddhisattva, Boston & London, Shambhala, 1997, et N. Depraz et Fr. J. Varela, « Empathy and Compassion as experiential praxis. Confronting phenomenological analysis and buddhist teachings », in : D. Carr and Changfai eds., Space, Time and

compassion un échange littéral des places entre moi et toi :je ne me mets pas à ta place en imagination comme dans lecas de l’empathie, non, je ne suis pas non plus toi, commesi une fusion avec toi était imaginable, ou bien comme si jepouvais être l’enfant de Marcel Jousse qui ne fait pas letrain, mais est littéralement le train lorsqu’il joue, non,je ne résonne pas non plus avec toi comme le propose lepsychiatre Mony Elkaïm en puisant dans l’expérience de mapropre souffrance personnelle ma capacité à te parler de latienne propre35, non, je te donne ma jubilation et monenthousiasme et j’accueille ton désir et ta jouissance,j’accueille tes blessures et tes défaillances et je t’offrema disponibilité et ma présence quoi qu’il en soit. Nousnous ouvrons l’un à l’autre, nous démontons les résistanceset les mécanismes de blocage, nous expérimentons la libertéde ne pas être fidèle comme la plus haute fidélité. Maisceci exige une qualité de confiance inconditionnelle quisurpasse l’opacité de l’imaginaire et te gratifie toujours,te crédite de chaque instant de grâce.

Luminosité érotique de la transparence et théo-phénoménologie féminine de l’erôsAussi l’intensité du face à face qui se produit à

l’instant de la jouissance partagée au même moment estorthogonale à l’expérience de « l’amour les yeux fermés ». Sila contemplation mutuelle domine l’union érotique, elle faitrefluer l’opacité et la duplicité. L’accordage mutuel de lajouissance se fait en pleine lumière, les yeux ouverts, les

Culture, The University of Hong Kong, 2004, trad. fr. dans A. Berthoz et G. Jorland éds., L’empathie, Paris, O. Jacob, 2005.

35 N. Depraz et F. Mauriac, « L’intussusception entre résonance etempathie. A l’épreuve d’une situation clinique d’urgencepsychiatrique : l’apport de Marcel Jousse à la phénoménologie pratiquedes secondes personnes », R. Guérinel éd., Marcel Jousse, Colloque del’Université de Lyon II, à paraître.

yeux dans les yeux, de pair avec la communicationtransparente des esprits. Il n’y a là rien de mythique,d’idéal ou d’extatique. Si la confiance domine, alors règneaussi l’inconditionnalité du lien, quelles que soient lesmanquements, esquives, fuites ou défaillances de part etd’autre. Il y a ainsi en chacune, en chacun de nous unvisage de Marie, qui s’ouvre à toi quoi qu’il en soit36.

Bibliographie

36 N. Depraz, Le corps glorieux. Phénoménologie pratique de la Philocalie des Pères du désert et des Pères de l’Église, Bruxelles, Louvain-la-Neuve, 2008, cinquième partie.