Une phénoménologie dans l'oeuvre de Ludwig Wittgenstein

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Institut Catholique de Paris Faculté de Philosophie Une phénoménologie dans l'œuvre de Ludwig Wittgenstein Archibald Pearson

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Institut Catholique de Paris

Faculté de Philosophie

Une phénoménologie dans l'œuvre de Ludwig

Wittgenstein

Archibald Pearson

Année universitaire 2011 – 2012

2

Dicimus haec et audimus haec et intellegimur et intellegimus. Manifestissima et

usitatissima sunt, et eadem rursus nimis latent, et nova est inventio eorum.

Nous parlons et on nous parle tous les jours ainsi; nous comprenons et sommes compris.

Rien de plus clair et de plus usité; rien en même temps de plus caché; rien, jusqu’ici, de

plus impénétrable.

Saint Augustin, Confessions,

XI, 22, 28

3

Introduction

Compte tenu du clivage non négligeable entre le courant

analytique et celui dit continental, le rapprochement de Ludwig

Wittgenstein et de la phénoménologie semble pour le moins

surprenant.

Cependant, ce n’est pas un rapprochement d’une originalité

particulière, ayant été traité de manière assez régulière par

certains universitaires, en particulier outre-Atlantique. Leurs

réflexions tournent pour la plupart autour des occurrences du

terme « phénoménologie » et de ses dérivés, notamment dans les

Remarques Philosophiques de Wittgenstein, et il est indéniable que

l’usage écrit de ce terme par ce dernier exige un examen

approfondi.

Le déclencheur du présent essai fut l’étude, pour une séance de

travaux dirigés, des propositions 4 et suivantes du Tractatus Logico-

Philosophicus1, tandis que les jours précédents avaient été l’occasion

de premiers cours sur la phénoménologie allemande. Le sentiment

d’une similarité que je ne savais m’expliquer m’appela à chercher

plus loin que cette simple intuition, me faisant ainsi découvrir

que je n’étais pas le premier à l’avoir soupçonnée, et que le

débat était déjà bien ouvert.

La philosophie de Ludwig Wittgenstein tourne en grande partie,

sinon entièrement, autour de la question de ce que l'on peut

sensément dire, « what it makes sense to say », comme le rend plus

justement le titre anglais d'un article de Robert Alva Noë2.

1 Dorénavant noté TLP, ainsi que semble le permettre l’usage.2 Robert Alva Noë, « Wittgenstein, Phenomenology and what it makes sense to

say », in Philosophy and Phenomenological Research, vol. 54, No. 1 (March 1994)4

La possibilité ou l'impossibilité du sens est donc un élément

fondamental de la pensée de Wittgenstein, élément traité à travers

toute son œuvre.

Selon mon approche, la phénoménologie wittgensteinienne doit

déterminer ce qui est possible et impossible en termes de sens. Ou

plutôt, elle est la discipline qui recense les occurrences de

relations sensées entre signes et signifiés. C’est ainsi qu’elle

permet d’apprendre à connaître le langage et à éviter son

utilisation erronée. D’où nécessairement un premier temps qui sera

consacré à la Phänomenologie. Cette entreprise a pris deux formes

majeures dans l’œuvre de Wittgenstein, à savoir d’une part la

grammaire, qu’il identifie à la phénoménologie dans le Big Typescript3,

identification qui est le nerf de guerre de la plupart des

commentateurs sur ce sujet, et d’autre part, à mon sens, la

logique, thèse soutenue notamment avec grand entrain par Merril et

Jaakko Hintikka.

Le TLP met en place une première approche de la théorie de la

signification, dont la clé est la faculté de représentation de la

proposition et l'exercice de cette faculté la condition de

possibilité du sens. Dans les Recherches Philosophiques, Wittgenstein

élabore une théorie plus flexible du sens, notamment grâce à ce

qu'il repère et appelle jeux de langage, cadres d'utilisation du

langage adaptés à toute sorte d'activité humaine ou de contexte de

pratiques sociales. La tâche des Recherches est encore de chercher

l'essence du langage, mais pas dans le sens de la détermination

d'un « état d'exactitude parfaite4».

3 « Phänomenologie ist Grammatik », titre du §94 du Big Typescript, TS 213, Blackwell

Publishing, p. 3204 G.G. Granger, « Langage, Logique, Pensée », in Visages de Wittgenstein, dir. Renée

Quilliot-Bouveresse, Beauchesne éditeur p. 1745

Pourquoi une telle obsession ? Parce que « nous sommes en lutte

avec la langue »5, nous nous interrogeons sur le rapport entre le

signe et le signifié :

Le point obscur se trouve manifestement dans la question : en quoi

consiste proprement l’identité logique du signe et du signifié ?

Et cette question est (une fois de plus) un aspect majeur du problème

philosophique dans son ensemble.6

Nous constatons que le projet est annoncé très tôt. Comment rendre

compte de cette relation de signification ? C'est ce que l'analyse

phénoménologique veut faire : montrer pourquoi il y a de la

signification dans l' « attitude naïve ».

Concrètement, selon le début du §94 du Big Typescript, la

phénoménologie comme analyse de la relation entre le signe et le

signifié passe par le repérage des règles de grammaire en vigueur

dans les différents cas (et les fameux jeux de langage sont une

schématisation des différents types de cas, chacun sous un “mode”

grammatical différent), et il nous faudra donc voir dans un

deuxième temps ce qu’est cette Grammatik. Mais antérieurement aux

élaborations explicites sur la phénoménologie, c’est mon opinion

qu’eu égard au Wittgenstein du TLP et des années environnantes, la

logique peut être dite phénoménologie, parce qu’elle tente

d’arriver à un discours exact sur le monde, et que la réflexion

qu’elle engendre sur la forme logique n’est autre qu’une recherche

de ce qui fait que les états de choses sont possibles et sensé. Le

troisième temps de cet essai sera par conséquent consacré à la

5 Ludwig Wittgenstein, Remarques mêlées, GF Flammarion, 2002, p. 656 Ludwig Wittgenstein, Carnets 1914 – 1916, en date du 3.9.14, Tel Gallimard, p.

256

Logik.

Ce qui importe est la possibilité des phénomènes ou des faits, et

nous sommes amenés à réaliser que l’étude de cette possibilité

passe par des considérations grammaticales, ou, plus tôt dans

l’œuvre de Wittgenstein, par la logique. C’est en ce sens que le

propos est ici de dire que la phénoménologie est grammaire, et

plus encore qu’elle est logique.

7

1. Phänomenologie ist…

The investigation of the rules of the use of our language, the recognition of these rules,

and their clearly surveyable representation amounts to, i.e. accomplishes the same

thing as, what one often wants to achieve in constructing a phenomenological

language.7

1.1 De la possibilité de la phénoménalité

Le phénomène de la phénoménologie a à voir avec la phénoménalité.

Le phénomène de la phénoménologie de Wittgenstein aurait plutôt à

voir avec la possibilité de phénoménalité :

Notre recherche cependant n'est pas dirigée sur les

phénomènes, mais, pourrait-on dire, sur les “possibilités” de

phénomènes. Ce qui veut dire que nous nous remettons en mémoire le

type d'énoncés que nous formulons sur les phénomènes.8

Pour le développement de ce propos, il est nécessaire de revenir

sur ce que l’on veut entendre par « phénomène ». Dans le cas

présent, les définitions de la phénoménologie orthodoxe ne sont

pas exactement adaptées. Cependant, elles ne sont pas

antinomiques, elles semblent seulement un peu précipitées. Il

s’agit pour nous ici de surtout mettre l’accent sur une définition

du phénomène comme chose possible, car un enjeu de la

phénoménologie de Wittgenstein – telle qu’elle est réfléchie dans

7 Ludwig Wittgenstein, Big Typescript, TS 213, §94, p. 320e8 Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, §90, NRF Gallimard 2004, p. 78

8

le présent essai – est de déterminer quelles sont les possibilités

de phénomènes, dans quel cas il est possible qu’il y ait phénomène

et, à plus forte raison, sens. Or, le sens de l’expérience est

précisément ce que la phénoménologie étudie, mais il y a lieu de

s’interroger sur l’attention qu’elle prête aux conditions de

possibilité de ce travail qu’elle entreprend.

Que ce soit pour la phénoménologie allemande ou française, au

moment d’éviter de tomber dans le subjectivisme le plus complet,

ce qui est invoqué est la communauté du sens, c’est-à-dire

l’existence d’un réseau de significations que, loin de l’inventer,

chacun de nous découvre dans le monde. Cela est très bien, mais

qu’en est-il de ce réseau de signification ? Plus encore, qu’est-

ce que cette communauté de sens ? Wittgenstein peut nous éclairer

sur ce sujet, notamment en pointant l’universalité de la logique.

Nous voyons transparaître ce qui est au cœur réel de la

phénoménologie de Wittgenstein, à savoir la relation du signe et

du signifié, condition de possibilité même de tout sens et de tout

phénomène.

C’est donc une phénoménologie attentive à la manipulation des

signes qui doit être déployée, et même, c’est la manipulation

correcte des signes qui est l’enjeu de la phénoménologie

wittgensteinienne, et du projet wittgensteinien dans son ensemble,

à vrai dire. Dès les années 1914 – 1916, on trouve la trace de

l’exigence d’un langage « qui n’exprimât que ce que nous savons

effectivement, à savoir les phénomènes »9, exigence qui

s’accompagne du primat de la description, laquelle doit se

cantonner à l’investigation logique des phénomènes, et pour ce

faire rester dans la forme la plus simple, la plus laconique : la

9 Brian McGuiness (ed.), Wittgenstein und der Wiener Kreis, p. 45, cité par Gérard

Guest, Wittgenstein et la question du livre, PUF 2003, note 3, p.719

remarque pure. « Mr. Wittgenstein makes remarks »10. C’est ce style, qui a

pu être qualifié d’aphoristique, qui est si caractéristique de

l’approche de Wittgenstein et qui est le reflet de l’entreprise à

laquelle il sert : l’élaboration fastidieuses de théories

totalisantes serait un contre-sens complet par rapport à

l’humilité préconisée pour le langage. Etant le médium universel11,

c’est-à-dire au-delà duquel il n’y a (évidemment) pas de discours,

le langage, système qu’on ne saurait voir d’en-dehors, ne peut

prétendre aller plus loin que lui même. Et la remarque a ceci

d’intéressant qu’elle ne fait que pointer, qu’elle ne fait que

montrer – et nous verrons plus loin l’importance de ce rôle – sans

prétendre expliquer. Car l’explication est plutôt le rôle de la

physique :

La physique se distingue de la phénoménologie en ce qu’elle veut

établir des lois. La phénoménologie n’établit que des

possibilités.12

Cette phénoménologie traite donc de ce qui est possible et sa

fonction est, nous le verrons, grammaticale, c'est-à-dire qu'elle

régit d’abord la description. Cette phénoménologie ne traite pas

directement des phénomènes mais plutôt des conditions de

description.

Alors certes, une phénoménologie qui vise à décrire les vécus de

l'expérience n'a rien de particulièrement révolutionnaire et est

10 Frank P. Ramsey, Review of Ludwig Wittgenstein’s Tractatus Logico-Philosophicus, in Mind, New Series, Vol. 32, No. 128 (Oct., 1923), p. 478

11 Pour un exposé plus complet du « médium universel, cf. Merill et Jaakko

Hintikka, Investigations sur Wittgenstein, ch. 1, Mardaga, Liège, 198612 Ludwig Wittgenstein, Remarques philosophiques, Recension des matières, I, §1,

TEL Gallimard 2011, p. 1310

d'ailleurs plutôt « orthodoxe » eu égard à la tradition

phénoménologique. En revanche, l'idée d'une phénoménologie qui se

porte sur les conditions de possibilité de la description est

moins banale.

La phénoménologie de Wittgenstein porte sur les limites du

possible, et la phénoménalité n’y pourrait être dite, mais

uniquement montrée depuis l’intérieur des limites du langage.

Et d’ailleurs, ce qu’est proprement « dire » ne saurait jamais

être dit. Il est tout au plus permis de donner à entendre (ou à

voir), sous forme de remarque, que cela ne se montre justement

jamais que parce que nous sommes dans l’impossibilité de dire :

La limite du langage se montre dans l’impossibilité de décrire

le fait qui correspond à une proposition (qui est sa traduction)

sans, justement, répéter la proposition.

(Nous avons ici affaire à la solution kantienne du problème de

la philosophie.)13

Donc un premier aspect de la phénoménologie que nous pouvons

dégager est d’ordre méthodologique et tire au clair qu’il y a des

limites à ce que nous pourrons dire, imposant par la même le choix

de la description pure, et toute explication, tout passage “en

coulisses” sont proscrits, puisqu’inconcevables.

Et c’est une fois la méthode posée que nous voyons comment elle va

s’appliquer, à savoir par le travail de monstration des

possibilités du langage, qui sont en l’occurrence aussi les

limites des possibilités du monde. On pourrait dire que la somme

des possibilités d’occurrences sensées d’un signe est égale à la

somme des possibilités d’occurrences de son signifié : « Une fois 13 Remarques mêlées, p. 63

11

que tu sais ce que le mot désigne, tu le comprends, tu connais

entièrement son application. »14. Ce passage des Recherches

philosophiques souligne bien le lien étroit entre le signe et le

signifié, ce qui n’est pas sans rappeler l’isomorphisme du monde

et du langage qui est une des thèses centrales du TLP, mais qui se

trouve ailleurs également : « L’essence du langage, elle, est une

image de l’essence du monde »15.

Maintenant que ce lien indéfectible est bien établi, le passage

des possibilités de descriptions aux possibilités de phénomènes

est aisé, et on comprend mieux pourquoi la compréhension des

possibilités d’occurrences d’un signe donne en même temps la

compréhension des possibilités d’occurrences de ce qu’il signifie.

Nous sommes ici au centre de la justification de la primauté d’une

phénoménologie du langage, dans la mesure où tout discours portant

sur le monde respecte une logique bien précise, à savoir celle du

monde, qui est (identique à) celle du langage. Afin de dire quoi

que ce soit de sensé, il faut avant tout établir quand c’est

possible, et comment c’est possible. En l’occurrence, c’est

possible quand le rapport entre le signe et le signifié a du sens,

et cela, nous ne pouvons que le montrer.

1.2 Montrer l’indicible

Le premier paragraphe des Remarques philosophiques est pour le moins

explicite en ce qui concerne la thématique de la limite. Il s’agit

de délimiter ce qui est essentiel et inessentiel dans le langage

par la monstration dans sa fonctionnalité, dans son application,

14 Recherches philosophiques, §264, p. 14215 Remarques philosophiques, V, §54, p. 83

12

de ce qui est essentiel au langage.

« Qu'est-ce que le sens ? » (…). Nous sentons que nous ne

pouvons rien montrer en réponse, et que pourtant nous devrions

montrer quelque chose.16

L’ineffable différence entre dire et montrer est là où se situe la

limite que le travail phénoménologique de Wittgenstein cherche à

baliser, établissant ainsi ce qui se laisse décrire, et ce qu’on

ne peut qu’indiquer en silence. Et la relation entre un signe et

un signifié, c’est-à-dire le sens, fait partie de ces choses qu’on

ne peut que montrer, jamais saisir pleinement, mettre à plat et

disséquer. Au mieux, et c’est le but des remarques, peut-on

signaler et inventorier les occurrences du sens, constituant ainsi

un grand registre, image que Wittgenstein utilise par ailleurs.

« Puisse Dieu donner au philosophe la faculté de pénétrer ce

que tout le monde a sous les yeux »17.Le commencement de toute

considération philosophique est justement « ce que tout le monde a

sous les yeux », alors qu’elle cherche constamment à dépasser les

apparences au nom d’une hypothétique profondeur. Mais c’est ce que

Wittgenstein s’efforce à nous rappeler : toute velléité de

dépassement est vaine, car nous ne pouvons nous aventurer plus

loin, bien que cela soit reconnu comme difficile de « voir ce que

j'ai sous les yeux ! »18 et de « ne pas chercher à aller plus loin en

arrière ».19

On retrouve cette exigence de ne pas outrepasser nos capacités,

16 Ludwig Wittgenstein, Le Cahier bleu et le Cahier brun, TEL Gallimard 2004, p. 3517 Remarques mêlées, p. 13118 Remarques mêlées, p. 10019 Ludwig Wittgenstein, De la certitude, §471, NRF Gallimard 2006

13

d’en rester à ce que l’on sait, c’est-à-dire à la description pure

qui exprime humblement les phénomènes.

Mais alors, comment la description rend-elle compte du phénomène ?

Cela revient à demander comment la phrase fait pour représenter.

Et en effet, Wittgenstein imagine cette question, à laquelle il

répond : « Ne le sais-tu donc réellement pas ? Tu le vois bien

quand tu l’emploies. »20

La tâche de la philosophie est de nous rappeler à ce qui est le

plus évident, le plus clair, mais surtout, elle est de permettre in

fine une vue synoptique sur le langage. C’est-à-dire que là où il

serait absurde de tenir un véritable registre dans lequel seraient

notés tous les “coups” joués dans les jeux de langage, la vue

synoptique nous permettrait une saisie complète de ce qui régit le

langage, apportant une réponse définitive à la question « qu’est-

ce que la proposition ? ». Cette réponse serait totale et

porterait en elle l’essence du langage.

Ce que Wittgenstein appelle le « concept général de la

signification » vient complètement brouiller notre accès au

fonctionnement du langage, de manière analogue au déguisement de

la pensée par la parole dans le TLP. Mais c’est précisément la

tâche de la phénoménologie de recouvrer la vue synoptique qui nous

révèlera ce fonctionnement, qui résoudra l’énigme du sens.

Mais il semblerait que nous exigions de la phénoménologie

qu’elle nous révèle ce qui justement ne se donne pas, ce qui est

proprement inapparent, donc même pas sujet à monstration.

Peut-être est-ce dans le reflexe d’une quête de profondeur que le

regard philosophique dépasse sans le voir ce qui est le plus

manifeste, le laissant comme en retrait. Nous pensons ici à cette 20 Recherches philosophiques, §435, p. 186

14

phénoménologie de l’inapparent évoquée tardivement par Heidegger,

mais qui était déjà en germe au moment où il définit le phénomène

en un sens éminent : « quelque chose qui d’emblée et le plus

souvent ne se montre pas ». C’est dans ce même passage du §7 d’Etre

et Temps que nous retrouvons un autre propos tout à fait familier :

« Derrière » les phénomènes de la phénoménologie il n’y a

essentiellement rien d’autre, mais ce qui doit devenir phénomène

peut très bien être en retrait. Et c’est précisément parce que

les phénomènes, de prime abord et le plus souvent, ne sont pas

donnés qu’il est besoin de phénoménologie.21

Il faudrait donc pour nous que les phénomènes wittgensteiniens –

c’est-à-dire la grammaire, les règles de nos jeux de langages et

de nos formes de vie, ou en ce qui concerne le TLP, la logique –

aient les mêmes caractéristiques. Or, l’argument contre le langage

privé, ou l’universalité de la logique, sont autant d’éléments

pour soutenir ce rapprochement et défendre l’idée qu’à défaut

d’une méta-logique ou d’un méta-langage, nous sommes contraints à

ne faire que montrer.

Wittgenstein tient sans doute un peu de ses lectures de Goethe,

pour qui les phénomènes sont eux-mêmes la doctrine et derrière

lesquels il ne sert à rien de chercher quoi que ce soit. Tenter de

passer derrière les phénomènes, c’est l’erreur dont parle le §654

des Recherches philosophiques, celle de chercher à expliquer.

L’investigation logique des phénomènes, c’est l’investigation

grammaticale de ce qui est le plus manifeste, de ce qui est le

filigrane de notre langage, et qui en passe donc tout aussi

21 Martin Heidegger, Etre et Temps, édition hors commerce Authentica 1985, trad.

Emmanuel Martineau, p. 4815

aisément inaperçu : la possibilité des apparences.

16

2. Grammatik

2.1 Les règles grammaticales du possible

Comme nous l’avons souligné en introduction, la forme “officielle”

de la phénoménologie de Wittgenstein est l’approche grammaticale.

C’est-à-dire que c’est l’établissement de règles de grammaire qui

est visé à travers l’analyse du langage.

Nos considérations sont donc grammaticales. Et elles élucident

notre problème en écartant des mécompréhensions relatives à

l'usage des mots provoquées notamment par certaines analogies

entre les formes d'expression qui ont cours dans différents

domaines de notre langage. – Certaines peuvent être écartées en

remplaçant une forme d'expression par une autre ; et ce

processus étant parfois analogue à une décomposition, on peut

parler d'une “analyse” de nos formes d'expression.22

« Je n’ai jamais le contre-ut dans mon champ visuel. »23 Ce genre

de proposition est une règle de grammaire destinée à proscrire

tout non-sens. Le but de l’analyse du langage est d’établir, ou

plutôt de découvrir une grammaire, par la description des

phénomènes. Or ces phénomènes sont les règles de grammaire en

vigueur dans nos différents jeux de langage. Pour chaque jeu de

langage, il y a des règles grammaticales propres, et les remarques

grammaticales visent à en donner des exemples, à les suggérer, à

défaut de pouvoir les cristalliser. Mais à force de remarques, la

22 Recherches philosophiques, §90, p. 7823 Remarques philosophiques, §213, p. 253

17

vue synoptique doit s’offrir à nous progressivement jusqu’à la

compréhension totale des possibilités de composition. Le sens

d’une proposition est déterminé par le système grammatical qui

régit ses relations avec d’autres propositions, et la grammaire

d’un langage est la somme des règles qui définissent ce qui a du

sens.

Tu ne saurais entendre Dieu s’adresser à quelqu’un d’autre, à

moins que tu ne sois celui à qui il parle. (Cela est une

remarque grammaticale.)24

La phénoménologie de Wittgenstein prend la forme d’une grammaire

philosophique dont le but est la description et la présentation

englobante des règles tacites de nos formes de vie et des jeux de

langage qui les accompagnent. En ce sens, la grammaire est une

forme de réduction, analogue à celle opérée dans le TLP :

l’objectif est de montrer la trame secrète du monde à travers

celle du langage, mais en restant dans ce geste de monstration, le

langage n’étant pas capable de dire ce qui est du ressort de

l’essence du monde :

Car ce qui appartient à l’essence du monde, le langage ne peut

l’exprimer. (…)

Et la philosophie, si elle pouvait dire quelque chose, aurait à

décrire l’essence du monde. (…)

L’essence du langage, elle, est une image de l’essence du

monde ; et la philosophie, en tant que gérante de la grammaire,

peut effectivement saisir l’essence du monde, non sans doute

dans des propositions du langage, mais dans des règles de ce 24 Ludwig Wittgenstein, Zettel, §717 (référence précise manquante)

18

langage qui excluent les combinaisons de signes faisant non-

sens.25

Nous avons déterminé que les caractéristiques de la phénoménologie

de Wittgenstein étaient qu’elle traitait de la possibilité de la

phénoménalité et qu’elle recensait les occurrences du sens en se

cantonnant à la laconique remarque grammaticale. A travers ce

processus, c’est non seulement l’essence du langage qui doit se

rendre manifeste à nous mais bien aussi l’essence du monde. En

comprenant quelles sont les possibilités de compositions

grammaticales dans le langage, nous saurons ne même temps quelles

sont les possibilités qui s’offrent aux choses du monde. Les

règles grammaticales sont révélées à et relevées par nous à mesure

que nous avançons dans notre maniement de la langue, ce qui pose

évidemment la question de l’apprentissage, question à laquelle

nous arriverons plus tard. Toujours est-il que pour tout

phénomène, il y a un set of rules applicables selon la forme de vie et

le jeu de langage en cours. Mais ce n’est pas simplement de la

littérature, c’est bel et bien de l’essence qu’il s’agit. Notre

accès à l’essence des choses se fait par la grammaire : « L’essence

est exprimée dans la grammaire. »26

On clarifie ce qu'est une chose en donnant les cas dans lesquels

on utilise cette chose.

La structure apparent de la réalité n'est rien d'autre que l'ombre

de la grammaire, laquelle constitue notre forme de la

représentation. Cela dit, ce n’est pas la grammaire qui se règle

sur les choses, mais bien plutôt les objets qui se règlent sur la

grammaire de nos jeux de langage et des formes de vie :

25 Remarques philosophiques, §54, pp. 82 – 8326 Recherches philosophiques, §371, p. 170

19

Quelle sorte d’objet est quelque chose, c’est la grammaire qui

le dit (la théologie comme grammaire).27

Nous retrouverons exactement le même genre d’idée dans le TLP :

Non pas : « le signe complexe aRb dit que a est dans la relation

R avec b, mais bien : que « a » soit dans une relation

déterminée avec « b » dit que aRb.28

Pour en revenir à ce que Wittgenstein dit sur la grammaire, et qui

est par ailleurs aussi valable pour la logique dans le TLP, une

certaine valeur transcendantale en est difficilement contestable.

C’est à dire que tout ce qui se donne à nous, tout ce que nous

comprenons, et tout ce qui se produit le fait selon des règles

grammaticales précises dont c’est notre tâche de philosophes de

les (faire) respecter. Seulement, là où Kant prenait l’espace et

le temps comme concepts limitants et indépassables, Wittgenstein

nous offre la possibilité de découvrir de nouvelles règles pour

chaque découverte de forme de vie. C’est alors qu’intervient la

question de l’apprentissage des règles du possible.

Les règles ne pré-existent pas dans un quelconque vide. Elles

se révèlent par à-coups, à mesure, en ce qui concerne la forme

logique, que l'on fait des propositions, à mesure que l'on

participe à différentes activités humaines et jeux de langage.

Quand Wittgenstein parle des registres de commerce du langage,

27 Recherches philosophiques, §373, p. 17128 Ludwig Wittgenstein, Tractatus Logico-Philosophicus, 3.1432, TEL Gallimard 2010, p.

4320

c'est exactement ça : chaque phrase est comme une transaction, et

toutes ces transactions forment le commerce, mais on ne peut pas

expliciter celui-ci, il est l'apparent inapparent, l'évidemment-

caché : on ne peut pas figurer la forme logique29, on ne peut

figurer le commerce (c'est une activité !). On ne peut que

l'indiquer.

La compréhension d’une langue étrangère est un bon exemple :

admettons qu’il n’existe entre deux langues aucune traduction

connue, aucun interprète, soit, aucune communication langagière.

Il serait tentant de dire : aucune concordance logique ; comment

alors envisager d’initier un lien ? Par l’examen des manières

d’agir, par une phénoménologie inversée, exercice virtuellement

fascinant, qui commencerait par l’observation des pratiques pour y

rattacher du langage. Les pratiques humaines, les formes de vie,

sont des signes au même titre que les propositions. In fine, serait

découvert qu’une seule et même logique architectonique régissait

les deux langues, pour reprendre la thèse de l’universalité de la

logique. Et en ce qui concerne l’apprentissage des règles, celui-

ci présuppose une communauté logique des hommes, dans laquelle

l’initiation à des pratiques nouvelles et des sens nouveaux est

possible en vertu du partage de la “même phénoménologie”, c’est-à-

dire de la même faculté d’analyse du rapport entre signe et

signifié :

Pour qu'il y ait compréhension mutuelle au moyen du langage, il

faut qu'il y ait non seulement accord sur les définitions, mais

encore (si étrange que cela puisse paraître) accord sur les

jugements. Cela semble abolir la logique mais il n'en est rien.

– C'est une chose de décrire une méthode de mesure, et c'en est 29 TLP, 4.121, p. 58

21

une autre de trouver et de formuler les résultats d'une mesure.

Mais ce que nous nommons “mesurer” est également déterminé par

une certaine constance dans le résultat des mesures.30

Il me semble qu’il faut mentionner une proposition du TLP, qui va

dans le sens d’un aspect important de la phénoménologie orthodoxe,

tout en évoquant la fin de la précédente citation : « Dans la

proposition, les éléments sont rassemblés à titre d'essai. »31

Nous avons ici la notion chère à Husserl du renouvellement

constant, de la constante correction des descriptions de

phénomènes. Pour le fondateur de la phénoménologie, il s’agit de

s’approcher le plus possible de la description du vécu pur, quitte

à recommencer encore et encore, de ne formuler que des essais de

descriptions avant d’envisager de saisir l’essence. Le rapport

avec la précédente citation se fait sur ce même plan. Quand

Wittgenstein dit que c’est à force de mesurer que nous savons ce

que c’est, nous sommes tout proches de la constance husserlienne.

Cet aparté a pour but de faire un rapprochement très concret et

textuel des deux courants qu’il s’agit d’associer dans le présent

essai, et semble justifié dans la mesure où sur ce point, deux

attitudes très similaires sont synthétisées : la patience, la

répétition scrupuleuse des tentatives sont communes à Wittgenstein

et Husserl, tout deux à la poursuite de l’essence du monde, et

tout deux ayant visiblement compris que c’est dans la répétition

que peut se dévoiler la constance, que tôt ou tard, le divers nous

achemine jusqu’à l’essentiel.

L’apprentissage des règles de grammaire doit à un moment basculer

dans l’Übersicht, la répétition des expériences nous ouvre

30 Recherches philosophiques, §242, p. 13531 TLP, 4.031, p. 54

22

soudainement à l’essence du phénomène. Il est difficile d’accepter

qu’un gouffre théorique et scolaire sépare deux pensées si

proches.

2.2 Les jeux de langage

Les jeux de langage interviennent dans les Recherches

philosophiques et sont une manière de schématiser ce que la

considération grammaticale cherche à expliciter : selon que l’on

se trouve dans telle ou telle situation, dans une quelconque forme

d’activité humaine pendant laquelle intervient le discours, la

façon de signifier de nos propositions va varier. Ce qui se

produit est une variation grammaticale. C’est-à-dire qu’en

découvrant un nouveau de langage qui nous était jusqu’alors

inconnu, nous découvrons tout un nouveau “mode” grammatical dans

lequel nous pouvons formuler certaines propositions qui ailleurs

seraient insensées, parce que l’architecture grammaticale

n’autoriserait pas une telle composition ; elle serait insensée,

impossible.

En somme, les faits ultimes, les Urphänomene auxquels il s’agit de

reconduire en dernière instance, la description des états de

choses du monde, ce seront toujours en fin de compte les règles,

conventions et accords tacites, implicites à la pratique des jeux

de langage et autres jeux grammaticaux, et silencieusement en

vigueur dans le jeu de langage auquel elles appartiennent.

Notre faute est de chercher une explication là où nous

devrions voir les faits comme les « phénomènes originaires » ;

en d'autres termes, là où nous devrions dire que tel jeu de

23

langage se joue.32

Il ne s'agit pas d'expliquer un jeu de langage par nos

expériences vécues, mais de constater un jeu de langage.33

L’essence du monde est reflétée, nous l’avons dit, dans la

grammaire des jeux de langage, et celle-ci est atteinte lors de

l’opération d’une sorte de réduction grammaticale, opération qui

passe par la forme de la remarque pure, de la considération

grammaticale, qui, répétons-le, fonctionne toujours par

exemplarité. Cette réduction grammaticale permet le même genre de

résultat que le TLP, à savoir qu’au moment où l’on croyait

définitivement impossible l’explicitation de la forme logique, il

se trouvait qu’elle s’y reflétait discrètement, dans le filigrane,

et ne pouvait être que montrée.

La phénoménologie de Wittgenstein prend donc la forme de

considérations grammaticales plutôt que la forme d’une science

rigoureuse, et il affirme même l’abandon du projet d’un langage

phénoménologique, qu’il ne tient « plus maintenant pour

indispensable »34. Ce que nous pouvons entendre par cet abandon, ce

serait le renoncement à la thématisation de la forme logique, au

profit de l’élucidation de la grammaire de la proposition. Ce

serait ce point de vue grammatical synoptique qui serait

préférable à l’effort jusqu’alors vain d’arriver aux faits

atomiques du monde. Le mode de considération grammatical s’en

tient à notre langage, avec pour but de distinguer ce qui y est

32 Recherches philosophiques, §654, p. 23533 Recherches philosophiques, §655, p. 23534 Remarques philosophiques, I, §1, p. 51

24

essentiel et ce qui y est inessentiel.

La présentation synoptique, qui est la précisément la monstration

dont nous parlions plus haut, est atteinte par la considération

grammaticale, et la fonction de la grammaire reprend la tâche de

la logique du TLP, à savoir travailler à montrer de façon

synoptique ce qui est essentiel au monde et que le langage ne peut

exprimer. Le monde et sa forme logique sont au centre de la

phénoménologie du TLP.

Le passage à la Logik dans notre recherche d’une phénoménologie

wittgensteinienne peut désormais se faire, mais avec un rappel des

critères choisis : il s’agit de déterminer la possibilité ou

l’impossibilité du sens, et ce par la considération des règles et

accords tacites qui régissent le langage. Ces règles,

« manifestissima et usitatissima »35, nous restent pourtant si

impénétrables. Autant dans les Recherches philosophiques, « il n’y a

rien de dissimulé »36, mais dans le TLP, « le langage déguise la

pensée »37.

35 Saint Augustin, Confessiones, XI, 22, 28, source Internet :

www.thelatinlibrary.com36 Recherches philosophiques, §435, p. 18637 TLP, 4.002, p. 50

25

3. Logik

All meaningful phenomenological problems are really, according

to Wittgenstein, logical problems ; that is to say, they are not

to be solved by appeal to experience of any kind – whether it be

direct (“phenomenological”) or indirect (“experimental”) (…).

The trouble with [Husserlian] “phenomenology” is that it gives

the wrong directions for disclosing essence... : It points to

objects rather than to techniques of use.38

3.1 La forme logique

L’orientation du TLP est explicitée dans l’avant-propos de

l’auteur, où Wittgenstein affirme son ambition radicale de mettre

un terme aux confusions qui naissent dans la philosophie du fait

du mauvais maniement des signes. Ce mauvais maniement est

directement causé par la méconnaissance, ou la mécompréhension des

conventions tacites de la langue usuelle, du fait de la complexité

de ces conventions. Etant donnée sa capacité de construire des

langues, l’homme peut potentiellement exprimer tout sens, mais le

risque de non-sens est considérablement augmenté par cette

mécompréhension des règles à respecter. Et ce qui est d’autant

plus problématique, du point de vue du TLP, c’est que l’accès à

ces règles est rendu très difficile par le déguisement de la

pensée par la langue. Donc ici nous avons vraiment à découvrir, à

travers l’analyse logique, les règles qui sous-tendent l’emploi de

38 William Brenner, « Wittgenstein's Color-Grammar », Southern Journal of Philosophy 20

(Fall, 1982) 298 n. 3, pp. 290-29126

la langue, tandis que la considération grammaticale était

nettement plus aisée, fonctionnant comme exemple dans lequel on

pouvait saisir toute une partie de la grammaire. Dans le TLP, le

travail est vraiment celui de la décomposition, avec une approche

beaucoup plus radicale : il ne s’agit pas de déterminer ce qui

essentiel ou inessentiel, mais sèchement ce qui est sensé et ce

qui ne l’est pas.

Or, ce qui détermine les possibilités de sens dans le TLP, c’est

la forme logique. Et plus encore : « La possibilité de son

occurrence dans des états de choses est la forme de l’objet. »39

Ce n’est pas seulement le langage qui est concerné par la forme

logique, mais bien, du fait de l’isomorphisme entre langage et

monde, les choses elles-mêmes.

La composition des propositions et les états de choses suivent la

même logique : pour les propositions, c’est la syntaxe logique qui

doit être respectée, et pour les choses, c’est seulement des

assemblages autorisés par leurs formes logiques qui peuvent avoir

lieu.

En atteignant une connaissance rigoureuse de la logique, nous nous

trouverons au point de vue synoptique tant espéré, avec un accès

complet à toutes les possibilités, car ne perdons pas de vue que

c’est bien là l’enjeu !

Or le Tractatus, peu réputé pour son éloquence, est plus que généreux

sur le sujet de la possibilité :

Quelque chose de logique ne peut être seulement possible. La

logique traite de chaque possibilité, et toutes les possibilités

sont ses faits.40

39 TLP, 2.0141, p. 3540 TLP, 20121, p. 35

27

Ce en quoi ceci nous intéresse dans notre recherche d’une

phénoménologie, c’est la définition de la logique comme système

total des possibilités, c’est-à-dire que ce qui peut avoir lieu

est logique, respectera des règles logiques et se donnera à nous

comme quelque chose de sensé. Nous pouvons faire le lien entre la

logique et la phénoménologie en disant que c’est une recherche

logique portant sur les phénomènes qui nous fera parvenir à une

analyse correcte de ce qui est sensé. Ce projet explicité dans

Some Remarks on Logical Form est clairement celui du TLP, à la

différence lexicale près que « état de choses » y est préféré à

« phénomène ».

En ce qui concerne la proposition, les règles de la syntaxe

logique sont ce qui détermine si un ensemble de signes a un sens,

ce sont les règles de l’emploi des signes, les règles de

composition propositionnelle. La syntaxe logique se comprend

d’elle-même, pour autant qu’on comprenne chacun des signes qui

sont assemblés selon elle.

Les règles de la syntaxe logique sont irréfutables, puisque rien

n’est possible en dehors d’elles. Il ne peut rien se produire qui

ne soit pas logique, et tout proposition contrevenant à ses règles

n’a aucun sens. La logique est transcendantale :

Non pas : « le signe complexe aRb dit que a est dans la relation

R avec b », mais bien : que « a » soit dans une relation

déterminée avec « b » dit que aRb.41

Nous l’avons déjà souligné, mais le fait que les choses se 41 TLP, 3.1432, p. 43

28

conforment à la logique et pas l’inverse fait de la logique

l’accès le plus parfait à toute chose, donc à toute phénoménalité.

L’échafaudage du monde est figuré par les propositions logiques,

en vertu de la fonction représentationnelle de la proposition,

mais en dernière instance, la forme logique est ce qui prime.

L’arrangement des choses dans le monde montre la forme logique. La

forme logique n’est pas lue dans le monde, elle est l’organisation

du monde. Ainsi la logique est transcendante, au sens kantien.

C’est à travers la connaissance de la syntaxe logique qu’est

possible la vue synoptique, l’Ubersicht de tous les possibles : « Si

nous connaissons la syntaxe logique d’un symbolisme quelconque,

alors nos sont déjà données toutes les propositions de la

logique. »42

En ce qui concerne l’objet, c’est le même procédé :

Si je connais l'objet, je connais aussi l'ensemble de ses

possibilités d'occurrence dans des états de choses.43

L’ensemble des possibilités d’occurrences est défini par la forme

logique de l’objet. Il est possible de se le représenter comme une

pièce de Lego : une pièce carrée tient sur quatre ergots, en

possède elle-même quatre, donc peut être utilisée de telle ou

telle façon en accord avec ses caractéristiques. Ici, la syntaxe

logique du Lego est plutôt élémentaire : une pièce est utilisée en

fonction de sa forme physique, sans grande place pour l’invention.

Mais dans la langue, il n’y a aucune limite physique, donc il est

42 TLP, 6.124, p. 10143 TLP, 2.0123, p. 34

29

nécessaire d’en déterminer une autre. L’objet a bien des

propriétés physiques lui aussi, comme le Lego, mais le langage

n’en a que faire, et les outrepasserait volontiers. C’est pour

cela que la connaissance nécessaire est celle des « propriétés

internes »44 qui déterminent ce que l’on peut sensément dire de

l’objet, et à plus forte raison, sans avoir à recourir à

l’expérience, ce qu’il est possible qu’il se produise avec cet

objet. Aucune surprise n’est alors possible. Sa forme logique est

un élément épistémologique qui conditionne le sens d'une chose. Un

phénomène a du sens s’il respecte une forme logique, c'est-à-dire

s’il est en règle.

Le lien entre le pensable et le possible, entre le sujet pensant

et le monde phénoménal, est forcément à examiner ici, et la

proposition 3.02 du TLP (« Ce qui est pensable est aussi

possible ») résonne avec un élément développé plus tard par

Wittgenstein, à savoir l'idée d'un langage privé, dans les

Recherches Philosophiques.

Wittgenstein a jusqu'ici bien établi comment la compréhension de

la phénoménalité tenait à la compréhension de ce qui était

possible dans le monde phénoménal.

Cependant, nous sommes en droit de nous demander comment établir

un lien entre ce monde et le sujet, ou plus exactement, comment

assurer la compatibilité du monde et du sujet.

« Nous ne pouvons rien penser d'illogique, parce que nous devrions

alors penser illogiquement. »45

Ce qui garantit l'intégration du sujet pensant dans le monde, et

surtout la possibilité pour lui d'y vivre, de la comprendre, c'est

44 TLP, 2.1231, p. 3545 TLP, 3.03, p. 41

30

la logique partagée. Ce qui régit le monde et ce qui régit la

pensée est la même logique, la seule logique, à laquelle même Dieu

n'échappe pas46.

La logique est en quelque sorte la géométrie du langage, elle

édicte les lois inviolables de la composition des propositions. En

effet, tout comme il est impossible de concevoir une figure

“géométrique” (entre guillemets, car elle ne serait justement pas

géométrique, elle ne serait pas du tout, même !) en dehors des lois

de l'espace, il est impossible d'envisager une proposition –

sensée, cela va sans dire – en dehors des lois de la logique.

Dans les Recherches Philosophiques, Wittgenstein développe l'idée selon

laquelle nous sommes fondamentalement “redevables” au monde pour

l'expression de toute subjectivité. C'est-à-dire que toute

expression (personnelle) repose sur des règles (impersonnelles).

Nous ne pouvons inventer une règle, nous ne pouvons inventer une

logique, nous sommes contraints par la logique à ne développer que

des langages pseudo-privés, dont la possibilité de les traduire

dans une langue connue est incontournable. C’est là encore un

trait du langage comme médium universel. Et à plus forte raison,

de la logique comme médium universel.

La logique est donc bel et bien fixée comme gérante des

possibilités de phénomènes, et c’est notre premier critère qui est

rempli. Mais il nous reste à découvrir pourquoi il y a sens, la

coordination d’un signe et d’un signifié, phénomène ultime.

Nous usons du signe sensible (sonore ou écrit, etc.) de la

proposition comme projection de la situation possible.

46 On a dit que Dieu pouvait tout créer, sauf seulement ce qui contredit aux

lois de la logique. (TLP, 3.031)31

La méthode de projection est la pensée du sens de la

proposition.47

La proposition est le lieu de l'expression des phénomènes, c'est-

à-dire le lieu où la pensée peut dire que telle chose est

possible.

Or la proposition est quelque chose qui a du sens. Le sens n'y est

que tant que la proposition exprime quelque chose de possible.

Ceci est de toute façon inclus dans la définition même de la

proposition.

Pour projeter une situation possible, c'est à dire pour montrer un

phénomène, nous avons recours à cet outil, ce médium qu'est la

proposition écrite ou verbale. Dans ce cadre propositionnel, le

sens vient à la pensée. Mais la proposition n'est pas le sens,

attention :

A la proposition appartient tout ce qui appartient à la

projection, mais non pas le projeté. Donc la possibilité du

projeté, non le projeté lui-même. Dans la proposition, le sens

n’est donc pas encore contenu, mais seulement la possibilité de

l’exprimer.48

Le phénomène est le sens, mais ce n'est qu'en regardant le cadre

de sa phénoménalité, c'est-à-dire à dire la manière qu'il a de se

donner, qu'il peut être “senti”. Il est lui-même intangible, on ne

peut toucher le quoi, juste dire comment. Et alors on voit (comme

lorsque je dis, faute de mieux : « C'est comme ça, tu vois ? »).

47 TLP, 3.11, p. 4148 TLP, 3.13, p. 42

32

3.2 Le sens, phénomène ultime

Que la totalité des propositions soit la langue (« La totalité des

propositions est la langue. »49), cela est compréhensible : depuis

l’enfance, nous développons notre capacité à composer des

propositions en articulant un vocabulaire selon une grammaire a

priori claire et comprise de tous et nous constatons l’étendue

indéfinie des possibilités de composition. C’est cela la langue et

la possibilité qu’elle nous offre d’exprimer tout sens (on ne

saurait exprimer du non-sens, cela est contradictoire).

En quoi a-t-on à faire à une phénoménologie ? En ce qu'il s'agit

de la possibilité de la phénoménalité.

L'homme possède la capacité de construire des langues par le

moyen desquelles tout sens peut être exprimé, sans qu'il ait une

idée de ce que chaque mot signifie, ni comment il signifie. (…)

Il est humainement impossible de se saisir immédiatement, à

partir [de la langue usuelle], de la logique de la langue.

La langue déguise la pensée. (…)

Les conventions nécessaires à la compréhension de la langue

usuelle sont extraordinairement compliquées.50

La langue usuelle fait croire que tout peut être phénomène. Mais

un examen de ce qu'est la phénoménalité peut et doit éclaircir

cela. Cet examen est la tâche de la philosophie.

C'est dans le langage que l'on peut découvrir, même dévoiler les

règles : en montrant comment, on saura quoi. Mais c'est bel et bien

49 TLP, 4.001, p. 5050 TLP, 4.002, pp. 50 – 51

33

le comment qu'il faut regarder. Un trait caractéristique de la

phénoménologie est ce penchant pour le comment, et ce que nous

avons pu relever dans l’œuvre de Wittgenstein nous indique que

l’étude des conditions de la phénoménalité y est tout aussi

centrale que chez les phénoménologues orthodoxes.

« L'expression fait reconnaître une forme et un contenu. »51. Cette

affirmation signifie que le contenu que nous recherchons, à savoir

le sens, ne peut aucunement être abordé sans passer par la forme,

à savoir le langage. Ce dernier peut certes formuler des

propositions de sciences naturelles, peut tenir un discours sur

autre chose que lui-même, mais se retrouve dépourvu quand il

s’agit de s’expliquer lui même. Le langage est représentationnel,

il fonctionne comme une métaphore. Le principe de la métaphore est

d’exprimer une chose en faisant référence à une autre, qui, par

voie de similitude, peut être comprise comme remplaçant la

première dans un effet de style. Mais la langage devant porter un

discours sur lui-même ne peut être que dans l’auto-référence, dans

la tautologie pure, sans rien apporter d’intéressant, de

surprenant. A la recherche du sens, nous nous heurtons aux

extrêmes du langage, nous cherchons à aller à l’impossible du

langage, vers un phénomène invisible, un propos indicible. Il est

impossible de dire ce qu’est dire, il est impossible de saisir

dans notre main le sens, pourtant si manifeste.

Nous n’avons pour issue que l’exercice d’auto-monstration du

langage qui, par des remarques laconiques, signale des règles de

grammaire, donne des exemples de syntaxe. C’est la saisie de tout

ce qui entoure le sens, de tout c qui le rend possible, qui

constitue le seul accès que nous y ayons en tant que phénomène.51 TLP, 3.31, p. 45

34

Demande-toi comment on amène quelqu'un à comprendre un poème, ou

un thème. La réponse à cette question nous dit comment on

explique ici le sens.52

52 Recherches philosophiques, §533, p. 20635

Conclusion

Une phénoménologie wittgensteinienne serait le regard porté

sur le lien ineffable entre le signe et le signifié. A défaut de

pouvoir dire ce qu'est ce lien, la phénoménologie

wittgensteinienne s'efforce de décrire laconiquement comment ce

lien se montre.

A la recherche du sens, nous nous sommes heurtés à un phénomène si

impénétrable que nous sentons avec Wittgenstein qu’il ne sert à

rien d’entreprendre une phénoménologie, parce qu’il n’y a pas à

proprement parler de phénoménologie. Il y a certes de problèmes

phénoménologiques, mais aucun discours ne peut prétendre dire le

sens. Il est forcément soumis au sens, il en a ou n’en a pas.

La fin du TLP est célèbre pour son mysticisme, et en effet, à la

recherche du sens du monde, nous nous heurtons à ses limites :

« Le sens du monde doit être en dehors de lui. »53

A défaut de pouvoir fonder un discours rigoureux sur la

phénoménalité, c’est-à-dire sur le sens, Wittgenstein réduit son

protocole à la simple considération grammaticale. Peut-être qu’un

langage phénoménologique aurait pu fonder les bases manquantes de

l’atomisme logique, mais c’est de son propre chef que Wittgenstein

abandonne le projet. Et en effet, il a été chercher à

l’impossible, s’est retrouvé muet face à la limite du monde, il

est arrivé au stade où, justement, il aurait fallu dire autre

chose que le comment, et donc le quoi du monde.

Au §40 d’Etre et Temps, Heidegger indique que ce devant quoi il y a

angoisse, c’est le monde comme tel. On peut le mettre en parallèle

avec ce que Wittgenstein écrit dans le TLP : « Le sentiment du 53 TLP, 6.41, p. 109

36

monde comme totalité bornée est le Mystique ». Quoi qu’il en soit,

interrogé par ses confrères du Cercle de Vienne en décembre 1929,

Wittgenstein dit : « Je puis bien me faire une idée de ce que

Heidegger veut dire par Etre et par Angoisse ».

Examinant les Ideen de Husserl, Lévinas commenta que la

manière dont l’objet se donne à la conscience et le sens de son

objectivité, doivent eux-mêmes devenir objets de recherches

intuitives. En revanche, lorsqu’interrogé sur les Recherches logiques

de Husserl par J.N. Findlay en 1939, Wittgenstein s’étonnât qu’on

s’intéressât encore à ce vieux texte.54

L’emploi du terme « phénoménologie » par Wittgenstein est

suffisamment conséquent pour que l’on s’y intéresse, tout en

gardant à l’esprit qu’il est fort possible que, sensible à l’air

du temps, il ait entendu parler de phénoménologie et ait trouvé le

terme utile. Parce qu’au vu de ce qu’il en fait, il se réapproprie

le terme est en fait une phénoménologie non seulement descriptive,

mais aussi analytique si l’on considère la logique comme

entreprise phénoménologique.

Ludwig Wittgenstein y va de son propre aveu : « You could say of

my work that it is “phenomenology”. »55

54 Herbert Spiegelberg, « The puzzle of Wittgenstein’s “Phänomenologie”

(1929- ?) », in American Philosophical Quarterly, vol. 5, No. 4, Oct. 1968, p. 247,

note 1055 M. O’C. Drury, « Conversations with Wittgenstein », cité par Nicholas F.

Gier, « Witggenstein’s Phenomenology Revisited », in Philosophy Today, Fall

1990 ; 34, 3, p. 27337

Bibliographie

Sources premières :

Wittgenstein, Ludwig :

Le Cahier bleu et le Cahier brun, TEL Gallimard 2004

Carnets 1914 – 1916, TEL Gallimard 2005

De la certitude, NRF Gallimard 2006

Recherches Philosophiques, NRF Gallimard 2011

Remarques mêlées, GF Flammarion 2002

Remarques philosophiques, TEL Gallimard 2011

Tractatus Logico-Philosophicus, TEL Gallimard 2010

The Big Typescript : TS 213, trad. et ed. C.G. Luckhardt, M.A.E. Aue,

Oxford : Blackwell Publishing, 2005

Sources secondaires :

Saint Augustin, Confessiones, source Internet :

www.thelatinlibrary.com

38

Heidegger, Martin : Etre et Temps, édition hors commerce Authentica

1985, trad. Emmanuel Martineau

Sources critiques :

Brenner, William : « Wittgenstein's Color-Grammar », Southern Journal

of Philosophy, 20 (Fall, 1982) 298, No. 3, pp. 290-291

Gier, Nicholas F. : « Witggenstein’s Phenomenology Revisited », in

Philosophy Today, Fall 1990 ; 34, 3, pp. 273 – 287

Granger, Gilles Gaston : « Langage, Logique, Pensée », in Visages de

Wittgenstein, dir. Renée Quilliot-Bouveresse, Beauchesne 1995

Guest, Gérard : Wittgenstein et la question du livre, PUF 2003

Hintikka, Merril et Jaakko : Investigations sur Wittgenstein, Liège :

Mardaga 1986

Noë, Robert Alva : « Wittgenstein, Phenomenology and what it makes

sense to say », in Philosophy and Phenomenological Research, vol. 54, No.

1 (March 1994), pp. 1 – 42

Ramsey, Frank P. : Review of Ludwig Wittgenstein’s Tractatus Logico-

Philosophicus, in Mind, New Series, Vol. 32, No. 128 (Oct., 1923), pp. 465

– 478

39

Spiegelberg, Herbert : « The puzzle of Wittgenstein’s

“Phänomenologie” (1929- ?) », in American Philosophical Quarterly, vol. 5,

No. 4, Oct. 1968, pp. 244 – 256

Munson, Thomas N. : « Wittgenstein’s phenomenology », in Philosophy

and Phenomenological Research, vol. 23, No. 1, Sep. 1962, pp. 37 – 50

40

Table des matières

Introduction 3

1. Phänomenologie ist... 5

1.1 De la possibilité de la phénoménalité5

1.2 Montrer l’indicible 8

2. Grammatik 11

2.1 Les règles grammaticales du possible (la théorie)11

2.2 Formes de vie, jeux de langage (la pratique)14

3. Logik 17

3.1 La forme logique 17

3.2 Le sens, phénomène ultime 22

Conclusion 23

Bibliographie 25

41