L'ouverture de la vision. Kant et la phénoménologie impicite de la Darstellung

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OLMS La vision, comme paradigme d’approche philosophique, accompagne toute l’histoire de la pensée occidentale, à partir de Platon jusqu’à Husserl. La phénoménologie, comme méthode d’interrogation radi- cale, reconnaît dans la vision (théorein) , l’essence même de l’expé- rience dans tous ses modes de donneité. Ce paradigme de la vision change radicalement là où, avec la Renaissance et Descartes, elle se trouve implémenté à l’égologie de la cogitatio. C’est cette égologie perspectiviste de la vision qui fonde la métaphysique et oriente l’onto- logie en direction de l’objectum purum et simplex. La philosophie transcendantale de Kant s’avère être le point de passage indispensable, pour la théorie moderne de la subjectivité, pour aboutir à une problé- matisation « phénoménologique » de la complexité de la manifesta- tion. Avec Kant, et notamment avec la « phénoménologie implicite » de la théorie des schématismes, est développée une approche non mé- taphysique au phénomène en tant que tel. La pluralisation des schéma- tismes comme modalités de Darstellung pluralise les formes d’objecti- té et restitue, à nouveau, le théorein − comme « problème fondamen- tal » − à son « état de suspension ». Der Schau begleitet als Paradigma philosophischer Betrachtung die ganze Geschichte des abendländischen Denkens von Platon bis zu Husserl. Die Phänomenologie, als Methode einer radikalen Fragestel- lung, erkennt in der Schau (theorein) das Wesen der Erfahrung in ih- ren mannigfaltigen Gegebenheiten. Dieses Paradigma ändert sich radi- kal, wenn, mit der Renaissance und Descartes, die Schau mit der Ego- logie der cogitatio verbunden wird. Diese perspektivistische Egologie der Schau gründet die Metaphysik und lenkt die Ontologie in die Richtung des objectum purum et simplex. Die Transzendentalphiloso- phie Kants erweist sich als der unerlässliche Durchgang für die Theo- rie der Subjektivität, um in eine „phänomenologische“ Problematisie- rung der Komplexität der Erscheinung zu münden. Mit Kant, und ins- besondere mit der „impliziten Phänomenologie“ der Darstellungstheo- rie, wird eine nicht-metaphysische Betrachtung der Erscheinung als solche entwickelt. Die Vermehrung der Schematismen als Dastel- lungsweisen pluralisiert auch die Formen der Gegenständlichkeit und setzt das theorein − als „fundamentales Problem− in seinen „Zu- stand der Offenheit“ wieder ein. Fausto Fraisopi L’ouverture de la vision 978-3-487-13991-3 Fausto Fraisopi L’ouverture de la vision Kant et la « phénoménologie implicite » de la Darstellung

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OLMS

La vision, comme paradigme d’approche philosophique, accompagne

toute l’histoire de la pensée occidentale, à partir de Platon jusqu’à

Husserl. La phénoménologie, comme méthode d’interrogation radi-

cale, reconnaît dans la vision (théorein), l’essence même de l’expé-

rience dans tous ses modes de donneité. Ce paradigme de la vision

change radicalement là où, avec la Renaissance et Descartes, elle se

trouve implémenté à l’égologie de la cogitatio. C’est cette égologie

perspectiviste de la vision qui fonde la métaphysique et oriente l’onto-

logie en direction de l’objectum purum et simplex. La philosophie

transcendantale de Kant s’avère être le point de passage indispensable,

pour la théorie moderne de la subjectivité, pour aboutir à une problé-

matisation « phénoménologique » de la complexité de la manifesta-

tion. Avec Kant, et notamment avec la « phénoménologie implicite »

de la théorie des schématismes, est développée une approche non mé-

taphysique au phénomène en tant que tel. La pluralisation des schéma-

tismes comme modalités de Darstellung pluralise les formes d’objecti-

té et restitue, à nouveau, le théorein − comme « problème fondamen-

tal » − à son « état de suspension ».

Der Schau begleitet als Paradigma philosophischer Betrachtung die

ganze Geschichte des abendländischen Denkens von Platon bis zu

Husserl. Die Phänomenologie, als Methode einer radikalen Fragestel-

lung, erkennt in der Schau (theorein) das Wesen der Erfahrung in ih-

ren mannigfaltigen Gegebenheiten. Dieses Paradigma ändert sich radi-

kal, wenn, mit der Renaissance und Descartes, die Schau mit der Ego-

logie der cogitatio verbunden wird. Diese perspektivistische Egologie

der Schau gründet die Metaphysik und lenkt die Ontologie in die

Richtung des objectum purum et simplex. Die Transzendentalphiloso-

phie Kants erweist sich als der unerlässliche Durchgang für die Theo-

rie der Subjektivität, um in eine „phänomenologische“ Problematisie-

rung der Komplexität der Erscheinung zu münden. Mit Kant, und ins-

besondere mit der „impliziten Phänomenologie“ der Darstellungstheo-

rie, wird eine nicht-metaphysische Betrachtung der Erscheinung als

solche entwickelt. Die Vermehrung der Schematismen als Dastel-

lungsweisen pluralisiert auch die Formen der Gegenständlichkeit und

setzt das theorein − als „fundamentales Problem“ − in seinen „Zu-

stand der Offenheit“ wieder ein.F

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978-3-487-13991-3

Fausto Fraisopi

L’ouverture de la vision

Kant et la « phénoménologie implicite »

de la Darstellung

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A Géraldine et à ses yeux

“Agimus autem speculationem,

ut perveniamus ad visionem” Saint Augustin

« C’est la vision, ce n’est pas la conviction aveugle,

qui donne la science. Vision signifie ici convic-

tion fondée visionnellement »

Edmund Husserl

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REMERCIEMENTS

Ce livre est le résultat d’un travail de réflexion sur la phénoménologie transcendantale que j’ai développé aux Archives Husserl de Paris (CNRS UMR 8547) depuis 2006 en prenant comme point de départ ma thèse docto-rale sur Kant.

Je tiens ici à remercier profondément, les Professeurs Jean-François

Courtine et Jocelyn Benoist, des Archives Husserl de Paris, et Filippo Mi-gnini, de l’Université de Macerata, auprès desquels je me sens profondément redevable, pour l’apport de leur collaboration qui m’a enrichit jour après jour. Ma profonde gratitude va également aux Professeurs Giuseppe Longo, Jean-Luc Marion, Emanuela Scribano et Galliano Crinella.

Je souhaite également remercier Mirella Capozzi, pour les enseignements

qu’elle m’a donné, ainsi que tous mes amis et collègues avec lesquels j’ai échangé et médité pendant ces dernières années de recherche : Andrea An-tonelli, Anne-Gäelle Argy, Francesco Armezzani, Mario Bartocci, Frédéric Biau, Maxime Chedin, Naima Chicherio, Arnauld Dewalque, Julien Farges, Jean-Baptiste de Froment, Valeria Giardino, Federico Lijoi, Emmanuel Ma-riani, Massimiliano Mattera, Francesco Maria Orsolini, Sabine Plaud, Teresa Pedro, Andrea Porcella, Omero Proietti, Pierre-Jean Renaudie, Camille Ri-quier, Martina Roesner, Emilie Tardivel, Vera Tripodi, Tommaso Tuppini.

Un remerciement particulier à mes parents, pour lesquels la gratitude

échappe à l’expression et à la mesure Un souvenir très particulier pour Marco Maria Olivetti, dont je suis fière

et honoré d’avoir été élève.

Paris, le 28 Janvier 2009

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Avertissement

Les ouvrages kantiens sont cités à partir de : I. Kant, Gesammelte Schriften, hrgb. von der Königlich Preussischen

(Deutschen) Akademie der Wissenschaften, Berlin-Leipzig, 1900 sgg., 29 B.de..

L’édition s’articule en quatre sections : Ouvrages publiés (vol. I-IX) ;

Echange épistolaire (vol. X-XIII) ; Handschriflticher Nachlass (voll. XIV- XXIII) ; Leçons (vol. XXIV-XXIX) :

Bd. I, Vorkritische Schriften, (1747-1756), 1910 ; Bd. II, Vorkritische

Schriften, (1757-1777), 1912; Bd. III, Kritik der reinen Vernunft, (II

edit.1787), 1911 ; Bd. IV, Kritik der reinen Vernunft, (I edit. 1781), Prole-gomena, Grundlegung der Metaphysik der Sitten, Metaphysische Anfangs-gründe der Naturwissenschaft, 1911 ; Bd. V, Kritik der praktischen Ver-nunft, Kritik der Urteilskraft, 1913 ; Bd. VI, Die Religion innerhalb der grenzen der bloβen Vernunft, Die Metaphysik der Sitten, 1913 ; Bd. VII, Der Streit der Facultäten, Anthropologie in pragmatischer Hinsicht, 1917 ; Bd. VIII, Abhandlungen nach 1781, 1923 ; Bd. IX, Logik, Physik, Geographie, Pädagogik, 1923 ; Bd. X, Briefwechsel (1747-1788), 1922 ; Bd. XI, Brief-wechsel (1789-1794), 1922 ; Bd. XII, Briefwechsel (1795-1803), 1922 ; Bd. XIII, Anmerkungen und Register, 1922 ; Bd. XIV, Handschriftlicher Nach-lass, I: Mathematik, Physik und Chemie, Physische Geographie, 1911 ; Bd. XV, Handschriftlicher Nachlass, II, Anthropologie, 1913 ; Bd. XVI, Hand-schriftlicher Nachlass, III, Logik, 1924 ; Bd. XVII, Handschriftlicher Nach-lass, IV, Metaphysik, 1926 ; Bd. XVIII, Handschriftlicher Nachlass, V, Me-taphysik, 1928 ; Bd. XIX, Handschriftlicher Nachlass, VI, Moraltheologie, Rechtsphilosophie, Religionsphilosophie, 1934 ; Bd. XX, Handschriftlicher Nachlass, VII, 1935 ; Bd. XXI, Handschriftlicher Nachlass, VIII, Opus Postumum, I, 1936 ; Bd. XXII, Handschriftlicher Nachlass, IX, Opus Post-umum, II, 1938 ; Bd. XXIII, Vorarbeiten und Nachträge, 1955 ; Bd. XXIV, Vorlesungen über Logik (erste Hälfte), 1966 ; Bd. XXV, Vorlesungen über Physische Geographie ; Bd. XXVI, Vorlesungen über Moralphilosophie, 1, 1974 2, 1, 1975 ; 2, 2, 1979 ; Bd. XXVII, Vorlesungen über Moralphilsophie ; Bd. XXVIII, Vorlesungen über Metaphysik und Rationaltheologie I, 1968 ; 2, 1, 1970 ; 2, 2, 1972 ; Bd. XXIX, Kleinere Vorlesungen und Erganzungen.

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Oeuvres kantiennes citées en traduction : Dissertatio : De mundi sensibilis atque intelligibilis forma et principiis, 1770, Ak. II, pp. 385-419 ; tr. fr. La Dissertation de 1770, Paris, Vrin, 1985.

Critique de la raison pure : Kritik der reinen Vernunft, 1781-1787, Ak. III-IV ; tr. fr. Critique de la raison pure, Paris, Gallimard, 1980.

Prolegomena : Prolegomena zu einer jeden künftigen Metaphisik die als Wissenschaft wird auftreten können, 1783, Ak. IV, pp. 255-383 ; Prolégo-mènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science, Paris, Vrin, 1986.

Premier Principes : Metaphysische Anfangsgründe der Naturwissenschaft, Ak. IV, p. 465-564 ; tr. fr. Premiers Principes métaphysiques de la science de la nature, Paris, Vrin, 1990.

Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? : Was heiβt: Sich im Denkens orientieren?, 1786, Ak.131-147 ; tr. fr. Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ?, Paris, Vrin, 1988.

Critique de la faculté de juger : Kritik der Urteilskraft, Ak. V, p. 165-485, tr. fr. Critique de la faculté de juger, Paris, Flammarion, 1995.

Progrès : Welches sind die wirklichen Fortschritte, die die Metaphysik seit Leibnitzens und Wolff’s Zeiten in Deutschland gemacht hat?, 1793, Ak. XX, pp.253-351 ; tr. fr. Les progrès de la métaphysique en Allemagne depuis Leibniz et Wolff, Paris, Vrin, 1990. Logique : Logik, Ein Handbuch zu Vorlesungen, Ak. IX ; tr. fr. Logique, Paris, Vrin, 1966. Anthropologie : Anthropologie in pragmatischer Hinsicht, 1798, Ak. VII, pp.117-333, tr. fr. Anthropologie, Paris, Flammarion, 1999.

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Introduction

De l’œil et de la vision

La valeur philosophique des grands penseurs ne réside pas dans les ques-

tions auxquelles (on croit que) ils ont répondu. Elle ne réside pas non plus dans les questions auxquelles (on croit que) ils auraient dû répondre. Leur valeur réside plutôt et essentiellement dans leur capacité à nous faire viser, fixer, à nous laisser accéder à des apories fondamentales.

Kant en représente un exemple des plus éclairants. Autrement dit : la phi-losophie transcendantale dans sa configuration historique primitive nous laisse accéder − au moyen de ses pages centrales, au moyen des frémisse-ments dialectiques dont elle se nourrit − à des apories fondamentales. Cela dit, on pourrait se limiter à une recognition des interprétations de la philoso-phie transcendantale de Kant, à décrire la façon où elles ont eu accès aux apories fondamentales fixées par Kant ou plutôt les ont ruineusement mé-connues. Nous préférons toutefois essayer d’accéder à la « chose même », aux apories « en chair et en os », en laissant cette recognition à d’autres ou-vrages (plus ou moins utiles). Il s’agit ici au préalable de reconnaître quelles apories sont les plus radicales, autour de quel point d’attraction elles trou-vent leur placement. On peut tout d’abord individuer un point central et pré-cisément celui représenté, indiqué par le mot et le concept d’ « Erschei-nung », de « phénomène », de « manifestation ». Au moins pour ce qui con-cerne la partie « théorique » de sa pensée, le problème − essentiellement phénoménologique − de l’Erscheinung configure un horizon problématique dans lequel se placent et s’organisent les apories fondamentales de la philo-sophie kantienne et d’une philosophie transcendantale en tant que telle. Au-delà des banalités, en vertu de cette organisation « métathéorique », il y a deux groupes de problèmes qui intéressent de plus près l’essence de la mani-festation chez Kant : celui de la « théorie de la vision » − en tant que « op-tique transcendantale » et « phénoménologie » − et celui de l’égologie qui la soutient et qui lui donne une valeur ontologique. Cela nous laisse entrevoir l’essence phénoménologique − à mi-chemin entre Lambert et Husserl− de la théorie kantienne de la manifestation, dont il faut tenir compte sans toutefois parvenir encore à l’accepter :

Introduction

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Kant comprend la question du monde comme une question phé-noménologique. C’est pourquoi la Critique consiste − en ses parties positives essentielles […] − dans une description, d’une extrême rigueur, de la structure phénoménologique du monde. Celle-ci est constituée par les formes a priori des intuitions pures de l’espace et du temps ainsi que par les catégories de l’entendement. « Formes d’intuitions pures » veut dire : pures manières de faire voir, de faire apparaître, considérées en elles mêmes, indépendantes du contenu particulier et contingent (dé-signé comme « empirique ») de ce qu’elles font voir chaque fois. A priori veut dire que ces pures manières de faire voir pré-cèdent toute expérience effective, que l’apparaître précède et rend possible tout ce qui apparaît en lui. Au-delà de leur spéci-ficité (substance, causalité, action réciproque), les catégories de l’entendement ont la même signification phénoménologique fondamentale, celle d’appartenir au faire-voir et de le rendre possible en assurant son unité. Or, la structure phénoménolo-gique de ce pouvoir unifiant est la même que celle des intuitions pures, c’est un faire-voir qui consiste (comme l’objectivation de Böhme et le φαινεσθαι grec) dans le fait de poser au dehors ce qui devient visible de cette façon1.

Cependant, sans cette effectivité [Wirklichkeit] « qui constitue le contenu concret »2 de ce monde (la « sensation » comme moment impressionnel), ce double « faire-voir » des formes pures de l’intuition et des catégories n’aboutirait jamais à la « vision » en tant que telle. Le « faire-voir » − le « vor-stellen » − qui est typique de toute visée qua talis, ne peut jamais aboutir à l’actualité de la vision donnée par les contenus impressionnels. La position [Setzung] de ce contenu contraint le « faire-voir » potentiel des re-présentations pures à la vision actuelle, c’est-à-dire à une vraie « mise en dehors », à une exposition [Darstellung]3. L’impression originaire de la

1 M. Henry, Incarnation. Pour une phénoménologie de la chair, Paris, Editions du Seuil, 2000, pp. 67-68 [nous soulignons]. Le particulier le plus curieux, qui confirme et renouvelle toujours la possibilité d’une interprétation phénoménologique de Kant, c’est que tous les philosophes qui entendent dépasser, modifier ou prolonger la phénoménologie husserlienne (Heidegger, Levinas, Henry, Marion) en soulignent polémiquement, comme limite, la conti-nuité avec Kant. En vertu de cette continuité, même si dans une interrogation tout à fait origi-nale, « Husserl subit […] les séquelles de décisions prises par Kant » [J.-L. Marion, Etant donné. Essai d’une phénoménologie de la donation, Paris, PUF, 1997, p. 269]. 2 Ibidem. 3 J. Beaufret, Kant et la notion de Darstellung , dans «Dialogue avec Heidegger. II, Philoso-phie moderne», Paris, Les éditions de minuit, 1987, pp. 77-109, p. 79 : « Le mot qui nomme

De l’œil et de la vision

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« Setzung » contraint la Vorstellung à se traduire en Darstellung. La Darstel-lung n’est alors que le terme essentiel où chercher une théorie phénoménolo-gique de la vision, à savoir de l’expérience en « chair et en os » de la phé-noménalité qui se donne, s’expose au « sujet » et à laquelle, spéculairement, le sujet est ex-posé. Loin d’être une projection grossière du point de vue historique et théorique, la reconnaissance de l’essence phénoménologique de la Darstellung chez Kant montre une structure théorique et une évolution conceptuelle fort riche et d’importance capitale. La liaison fondamentale entre théorie de la vision et égologie − car, tout simplement, la première se fonde sur la seconde et la seconde s’explicite par la première − réside à la base du paradigme moderne de la subjectivité, en constitue la trame, en dicte l’évolution (ou l’involution). Le passage de l’« optique transcendante » de Lambert à sa fixation transcendantale [Transzendentalisierung] par Kant, représente − après la fixation cartésienne de la Dioptrique à son égologie métaphysique − le moment décisif de cette évolution (ou involution). Il s’agit ici − pour la première fois et non par hasard − de la fixation explicite au sens transcendantal du lien entre phénoménologie et théorie de la vision (et aussi, par conséquent, du lien entre phénoménologie et égologie).

Pour essayer de comprendre le lien kantien entre phénoménologie, théo-rie de la vision et égologie, et donc leurs apories fondamentales, il faut re-monter fort loin. Il faut revenir, plus précisément, à cette esquisse de syn-thèse entre le paradigme moderne de la subjectivité et la théorie de la vision qui est l’élaboration de la perspective. Loin d’être l’apanage exclusif de l’art de la Renaissance, la perspective − en tant qu’optique − se place à la croisée de l’art, des mathématiques et des sciences philosophiques. Euclide, et Plu-tarque dans l’Antiquité tardive, l’école perspectiviste d’Oxford, Roger Ba-con et Robert Grossetête (avec ses reprises de l’optique arabe d’Alhazen4), Vitellion5, Biagio Pelacani da Parma en sont les exemples les plus mani-festes. Filippo Brunelleschi, Leon Battista Alberti6, Piero della Francesca7, Leonardo da Vinci et Dürer8 n’opèrent pas, alors, une restriction de la pers-

relativement à la pensée cette présentation intuitive de la chose sans quoi il y a bien pensée, mais non connaissance est : Darstellung ». Pour ce qui concerne, plus en particulier, le sché-matisme transcendantal, cf. J. Benoist, Kant et les limites de la synthèse, Paris, PUF, 1996, p. 193. 4 Ibn al-Haitam, Optica, in Opticae theaurus Ahlazeni libri, VII, Bale 1572. 5 Erasmus Ciolek dit Vitellio, Perspectiva, I éd. Nuremberg 1535 ; Id. Perspectiva Vitellionis Thuringopoloni opticae libri X, Bale 1572. 6 L. B. Alberti, Della pittura, Livre I, 1436 ; I éd. Bale, 1540; éd. Critique par L. Mallé, Fi-renze, Sansoni, 1950. 7 Piero della Francesca, De prospectiva pingendi, I éd. Strasbourg, 1899; éd. Critique par Nicco-Fasola, con XLIX tavole fuori testo, Sansoni, Firenze, 1942. 8 A. Dürer, Unterweisung der Messung / mit dem Zirkel und Richtscheit / in Linien, Ebenen und ganzen Körpern, Faksimile-Neudruck der Ausgabe Nürnberg, 1525.

Introduction

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pective − comme théorie de la vision − au domaine de la peinture (et parfois de l’architecture). Ils n’ont par conséquent rien à faire avec la révélation de la perspective « comme forme symbolique »9 − expression presque inintelli-gible si on essaie de l’insérer effectivement (et non à-peu-près) dans la pen-sée de Cassirer. La perspective ne représente pas non plus la simple reprise d’une pratique artisanale, déjà développée par la peinture nordique et, sur-tout, par Giotto et son école. L’établissement du lien entre art et perspective − sa soustraction à la croisée des sciences mathématiques, philosophiques et artistiques-artisanales − n’est qu’une vulgata qui occulte la vraie nature et la complexité d’un processus qui consiste dans l’épiphanie d’un nouveau para-digme anthropologique et, par conséquent, ontologique. Ce qui change dans l’élaboration de la perspective lors de la Renaissance, n’est ni son statut (de la discipline artisanale à la théorisation en peinture) ni son appartenance (de la croisée de plusieurs disciplines à l’apanage des seuls artistes). Sa fixation rigoureuse et sa « mise en œuvre » changent une façon de faire expérience du monde. En ce sens − et non au sens cassirérien − elle devient le symbole d’un bouleversement dans l’approche de l’esprit à la phénoménalité. Le fait de nier ce changement ce serait comme attribuer à l’abandon de l’anamorphose en peinture un caractère banalement esthétique10. Au moyen de l’élaboration mathématique de la perspective et de sa « mise en œuvre » l’homme est placé au milieu11 mais non seulement. L’œil se fixe dans un regard encadré, scandé, orienté selon des règles géométriques : il a lieu, tout simplement, une proto-géométrisation du regard, qui sera accomplie et ache-vée de façon définitive par Descartes.

Le caractère radical de ce changement n’est pas dans l’homme représenté au milieu (« La cité idéale » du Musée National d’Urbino n’a aucune figure humaine) mais dans l’œil fixe qui regarde l’image dans l’espace pictural, codifiée selon une pleine rationalisation au niveau mathématique. L’œil, le

9 Cf. E. Panofsky, La perspective comme forme symbolique, Paris, Les éditions de minuit, 1975. 10 J.-L. Marion, La croisée du visible et de l’invisible, in Trois essais sur la perspective, Frac Poitou/ Charentes, Edition de la différence, 1987, pp. 9-55, p. 17 : « La perspective ne doit donc pas s’entendre d’abord ni surtout comme une théorie picturale historiquement située (bien qu’elle le soit aussi), mais comme l’office fondamental du regard, sans quoi nous ne verrions jamais un monde. Notre regard accède à un monde − exerce son être-au-monde − parce que la perspective, au sens de l’invisible ménageant le visible, a en propre de voir à travers le visible, donc selon l’invisible ». Cf. également p. 19 : « la perspective, au delà de son acception historiquement esthétique, travaille à la phénoménalité des phénomènes : par elle l’invisible du regard distend, dispose et manifeste le chaos du visible en phénomènes harmoniques ». 11 L. B. Alberti, De pictura, Livre I, § 18, tr. fr. dans La vision perspective, 1435-1740. L'art et la science du regard de la Renaissance à l'âge classique, textes choisis, introduits et anno-tés, Paris, Payot, 1995, p. 72-73.

De l’œil et de la vision

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regard, le θεωρειν s’est ainsi doté d’une image spatiale unitaire dépourvue de contradiction, d’extension infinie, dans laquelle les corps sont constitués par l’espace libre et sont unifiés selon des lois. Dans la compréhension des processus millenaires de l’esprit, dans la décodification de la complexité des changements de paradigme, il faut s’abstenir des exemplifications de la pen-sée naïve, selon laquelle, par exemple, un phénomène « simplement » artis-tique comme la perspective (ainsi que la découverte de l’Amérique par Co-lombo), n’ait eu aucune influence fondamentale sur la formulation de la loi d’inertie. L’implosion du κοσµος anthropocentrique et la codification de la nouvelle attitude d’expérience de la spatialité12 n’ont pas seulement d’importance pour la loi d’inertie mais − finalement − pour la découverte de l’essence de l’ego : la géométrisation de l’espace et l’ouverture du monde sont en fait préparées par la géométrisation du regard et par l’ouverture de la vision.

L’œil est un œil fixe, fixé, qui établit les règles de sa vision et qui dé-couvre son expérience de la phénoménalité comme scandée selon une « grammaire de la vision ». Selon sa codification essentielle, la vision − et, par conséquent, l’expérience, la saisie de l’objectité phénoménale − est une vision transparente, « perspectiva », dépourvue d’opacité et, donc, de mys-tère. Il y a un œil comme centre fixe de projections qui est à l’origine des lignes projectives, des rayons qui structurent (la vision de) l’objectité dans un champ bidimensionnel pensé comme une paroi en verre (la « pariete di vetro » de Leonardo da Vinci). Tout cela aboutit au tracé d’une ligne d’intersection avec le plan qui passe par le centre de la vision : l’horizon. Il est ainsi banni tout phénomène d’anamorphose, selon lequel c’est l’œil qui doit « s’aligner » à l’objet qui se donne seulement dans cette vision, dé-ployée par une vision angulaire. Dans l’anamorphose ce n’est pas l’objet qui est contraint de s’aligner, c’est le sujet. Si dans l’anamorphose − et dans la peinture iconographique qui la « mettait en œuvre » − ce qui apparaissait ne pouvait être perçu qu’en regardant l’image sous un angle particulier ou au moyen d’un miroir courbe, l’anamorphose (et, plus en général, la dimension catoptrique de l’expérience) est entièrement bannie de la vision perspective. La destitution de l’anamorphose du sens même de la vision, le choix décisif de la perspective comme simplification (et donc appauvrissement), comme codification du « prospiciere de specula » (et non du « videre per specu-lum »)13 aura ses conséquences positives pour la fondation de la géométrie

12 Cf. A. Koyré, From the closed World to the infinite Universe, Baltimore, J. Hopkins Press, 1973; tr. fr. Du monde clos à l’univers infini, Paris, Gallimard, 1973, p. 11. 13 Cf. Sancti Aurelii Augustini de Trinitate libri quindecim, S. Aurelii Augustinii opera omnia, Editio Latina, Patrologia Latina, ed. Migne, 42, XV, VIII, 15 : “Incorporalem substantiam scio esse sapientiam, et lumen esse in quo videntur quae oculis carnalibus non videntur : et tamen vir tantus tamque spiritalis : Videmus nunc, inquit, per speculum in aenigmate, tunc

Introduction

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descriptive et projective. Il lui suffit en effet d’un recours à la projection pour représenter exactement dans le plan bidimensionnel l’espace et les ob-jectités qui s’y donnent (par exemple les ponts de Königsberg). Mais quelles objectités s’agit-il?

Federico Commandino et Guidobaldo dal Monte14 traduisent historique-ment la perspective dans la géométrie projective moderne. Le premier au moyen d’une œuvre de traduction et de divulgation des œuvres d’Euclide, Pappus, Apollonius de Tiane, Ptolemée (dont se servirent, parmi d’autres, Galilée, Descartes, Fermat, Huygens, Wallis et Newton) ; le second grâce à l’œuvre qui systématise au sens géométrico-projectif la perspective. Il n’est pas nécessaire, alors, d’une si grande maîtrise de l’histoire de la pensée pour s’apercevoir du fait que l’essence paradigmatique de la perspective vient à s’inscrire au cœur de la fondation de l’égologie cartésienne. Il faut toutefois aller au-delà de la simple suggestion. C’est en effet avec les Paralipomènes à Vitellion de Kepler et sa Dioptrique qui s’ouvre officiellement la phase « classique » de la géométrie descriptive et projective, qui passe par De-sargues et Pascal jusqu’à Euler et Monge15. Si toutefois les œuvres de Kepler ont une influence non négligeable sur Descartes, qui le reconnaîtra explici-tement, le processus cartésien de la « géométrisation du regard » est bien plus complexe et radical. Il ne s’agit plus simplement de l’optique mais de l’essence même de la subjectivité16 : à la différence de Kepler, Descartes développe une dimension mentale et cognitive de la perception visuelle. La complexité du discours cartésien relève en premier lieu de l’implémentation

autem facie ad faciem (1 Cor 13, 12). Quale sit et quod sit hoc speculum si quaeramus, profecto illud occurrit, quod in speculo nisi imago non cernitur. Hoc ergo facere conati sumus, ut per imaginem hanc quod nos sumus, videremus utcumque a quo facti sumus, tamquam per speculum. Hoc significat etiam illud quod ait idem apostolus : Nos autem revelata facie gloriam Domini speculantes, in eamdem imaginem transformamur de gloria in gloriam, tamquam a Domini Spiritu. Speculantes dixit, per speculum videntes, non de specula prospicientes. Quod in graeca lingua non est ambiguum, unde in latinam translatae sunt apostolicae Litterae”. Cf. A ce sujet J-P. Vernant, F. Frontisi-Ducroux, Dans l’œil du miroir, Paris, O. Jacob, 1997. 14 Guidobaldi e marchionibus Montis Perspectivae libri sex, Pisauri, 1600. 15 Cf. G. Monge, Géométrie Descriptive. Leçons données aux Ecoles Normales l’an III de la République, Paris, 1798 ; cf. également GÉOMÉTRIE DESCRIPTIVE, par G. MONGE, de l'Institut des sciences, lettres et arts, de l'École Polytechnique ; Membre du Sénat conserva-teur, Grand-Officier de la Légion d'honneur et Comte de l'Empire. Nouvelle édition. Avec un Supplément, par M. HACHETTE ... Paris, Klostermann M. DCCC.XI (1811). 16 Cf. P. Hamou, Voir et connaître à l’age classique, PUF, 2002, pp. 72-99 (La déprise du sensible. Kepler et Descartes), p. 72 : « Si la perspective et l’instrument d’optique ont pu offrir aux Modernes une nouvelle donne d’expérience, susceptible d’affecter en profondeur les représentations de l’expérience visuelle, il revenait à la théorie optique et à la philosophie de la vision de conquérir ce qui dans cette expérience restait à l’état de précompréhension latente, et de lui donner une pleine détermination conceptuelle ».

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de la géométrie − et de cette « autre sorte de géométrie » qu’est la Diop-trique − à l’investigation de la nature. En second lieu, et encore plus radica-lement, cette complexité relève de la conscience profonde selon laquelle une telle implémentation n’est possible qu’au moyen d’une enquête métaphy-sique − et, par conséquent, dans l’horizon d’une Letzbegründung.

Le lien entre le cogito du Discours de la méthode et les Essais (et en par-ticulier la Dioptrique) n’est pas, bien évidemment, occasionnel. Il montre avant tout l’écart anthropologique et métaphysique qui échappait à l’optique de la Renaissance et à sa philosophie. Pour reprendre l’expression de Michel Fichant, l’avantage de Descartes sur Kepler (et sur l’anthropologie « pers-pectiviste » de la Renaissance) s’avère être un avantage et un écart du point de vue « métathéorique » et « philosophique ». En premier lieu, pour ce qui concerne l’écart métathéorique au sein de la seule Dioptrique, Descartes « intègre son optique à toute sa philosophie naturelle et plus encore […] il fait de sa théorie de la vision l’un des pivots et des fondements de son méca-nisme »17. Si grâce à Kepler Descartes peut dépasser toute la tradition phy-siologique de la vision qui remonte jusqu’à Galène (d’après laquelle l’image s’imprime dans l’humeur cristalline pour être ensuite transporté par les es-pèces intentionnelles jusqu’au nerf optique), Descartes poursuivra cependant une mécanisation « absolue » de la vision en supprimant entièrement le pas-sage occulte des lois de l’optique et en affirmant l’appartenance de l’optique à la physique. La transcription de la « figura », qui dans les Regulae était un processus sans aucune validité physique, sera inscrite − dans les Essais et en particulier dans la Dioptrique − dans le domaine de la mécanique. L’écart philosophique décisif consistera alors, ensuite, dans l’inscription du méca-nisme − de la théorie de la vision qu’il soutient − dans le champ de la méta-physique du cogito, donc de l’égologie. Si l’homme − donc l’ego − est le spectateur de la nature18, un spectateur dont la fixité relève anthropologi-quement du paradigme perspectiviste de la connaissance et métaphysique-ment du cogito, il faut décider de sa nature ontologique et non simplement se limiter à en souligner la position excédentaire de « spectator ».

Si la géométrisation du regard géométrise en même temps la Nature et si on assiste, en même temps à l’inscription de l’étantité dans un horizon de visibilité perspective absolue, cela ne garantit nullement la véridicité du monde, du spectacle qui se présente au spectateur. Bref, l’enchaînement systématique qui lie l’optique (Dioptrique) à l’épistémologie est dépourvu du chaînon manquant, de cette métaphysique qui fixe, une fois pour toutes,

17 M. Fichant, La géométrisation du regard. Réflexions sur la Dioptrique de Descartes, Philo-sophie, 32, 1994, p. 45-69, p. 48. 18 R. Descartes, Discours de la méthode, AT VI, 42, 13 [AT= Œuvres de Descartes, publiées par Ch. Adam et P. Tannery, Paris, 1897-1913,Vrin, 1996 (rist.)] Les citations renvoient au tome (en chiffres romains), à la page et aux numéros des lignes.

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le paradigme égologique de la relation de l’homme voyant à son « vu », le monde. Sans ce chaînon ultime, sans cet ancrage métaphysique qui sera achevé dans les deux dernières Méditations, la géométrisation du regard et du regardé ne sortirait jamais du statut aléatoire de la vision de la Renais-sance. La théorie de la vision de la Renaissance était marquée par un partage théorique et métathéorique entre ce qui advient jusqu’à la rétine et ce qui en advient au delà. D’un côté il y avait l’optique, de l’autre le domaine des na-turalistes et des médecins19. En reconstruisant le processus mécanique qui amène à la formation de l’image sur la rétine, en approfondissant la dimen-sion psychologique de la perception, la Dioptrique s’éloigne qualitativement aussi bien des théories médiévales que de l’optique (en tant que simple op-tique) de Kepler20. Descartes va bien plus loin, dans le sens où il entrevoit dans ce « passage » une nécessité de fondation, puisque, autrement, le privi-lège conféré à la vision ne serait autre qu’une attribution arbitraire ou bien héritée de la tradition. La conscience de la nécessité de radicaliser l’optique est telle, que Descartes est disposé à admettre bien plus que la subsistance de l’image sur la surface rétinienne. On peut aussi admettre que les images pas-sent « encore au delà jusqu’au cerveau »21 ou, encore plus loin, plus « de-dans », on pourrait encore les « transporter jusqu’à une certaine petite glande, qui […] est proprement le siège du sens commun »22. Oui…justement…la « petite glande »…C’est là que se révèle, si non la na-ture aporétique, au moins la vraie nature cartésienne du processus « ad in-tus » de Letzbegründung. Cela implique une égologie et une métaphysique qui en configure la trame conceptuelle. A ce niveau de la question, para-doxalement, le primat conféré à la vision et à l’optique ne parait plus intéres-ser la question égologico-métaphysique, à tel point que le problème de la véridicité des images n’est pas réellement plus important que la véridicité de l’impression olfactive ou tactile du morceau de cire.

Il faut arriver à savoir − certainement pas au moyen de l’optique ni de la

19 A ce sujet voir G. Fabrici da Acquapendente, De visione, voce, auditu, Venetiis, apud Fran-ciscum Bolzettam, 1600 après dans De oculo, visus organo, 1600, in Opera omnia anatomica et physiologica, Lugduni Batavorum, apud Johannem van Kerchem. Cf. aussi A. C. Crombie, La Dioptrique et Kepler, in N. Grimaldi et J.-L. Marion (ed.), Le Discours et sa méthode, Paris, PUF, 1987, p. 131-144, p. 143 : « On peut […] dire que Descartes, par son analyse dans la Dioptrique de la science des sens, a eu, dans l’histoire de la pensée européenne, un effet à la fois libérateur et créateur. Il a libéré les unes des autres des questions auparavant enchevê-trées : la physiologie, la psychologie empirique de la perception et la liaison entre ces deux. Il les a toutes libérées de la question métaphysique de comment notre corps peut agir sur notre âme pour lui faire avoir des sensations ». 20 A ce sujet voir D. C. Lindberg, Theories of Vision from Al-Kindi to Kepler, Chicago, Uni-versity Press of Chicago, 1976. 21 R. Descartes, Dioptrique, AT VI, 128, 7. 22 Ibidem, p. 129.

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mécanique − si les chapeaux et les manteaux que l’on voit dans la rue, dont l’expérience nous a indiqué qui revêtent des hommes, revêtent effectivement des hommes ! L’égologie, et la philosophie première, doivent finalement aborder la question du statut non illusoire de toutes les sensations : visuelles, certainement, mais aussi et au même titre tactiles, olfactives, gustatives, au-ditives. La question est tellement interne à la philosophie première que Des-cartes est prêt à faire une autre concession, cette fois non plus à l’optique comme telle mais à la mécanique qui étudie l’œil en tant que « dioptre ». On peut même admettre que la ressemblance des images rétiniennes aux objets est une ressemblance déformée suivant les règles de la perspective23. Cela équivaut à dire que ce n’est pas la mécanique − laquelle étudie le statut de configuration de l’image par le dioptre oculaire − qui peut décider de sa vé-ridicité. Ce qui fixe le statut de légitimité de l’image n’est pas le quotient de ressemblance − terme d’ailleurs ontologiquement très ambigu − ou bien le quotient de déformation « mécanique » du dioptre oculaire mais la métaphy-sique, la philosophie première qui seule décide d’une liaison non illusoire de l’âme au corps. Car, finalement, « c’est l’âme qui sent et non les corps »24, « c’est l’âme qui voit et non pas l’œil »25.

C’est en effet au moyen d’une radicalisation de l’ambiguïté ontologique de la similitudo, de la ressemblance, que Descartes fonde son discours sur l’essence de la vision et ouvre sa dimension cognitive26. L’impossibilité de fixer ontologiquement et épistémologiquement la ressemblance « impose d’interpréter matériellement », c’est-à-dire mécaniquement, la species, la figura. La ressemblance, en tant qu’identité partielle, admet d’être pensée, en même temps, comme identité partielle et comme diversité partielle : « Des-cartes ne récuse l’interprétation matérielle de la species que pour mieux en poursuivre l’intention : dissoudre la similitudo en une ressemblance, où l’écart reproductif conduit nécessairement à y reconnaître une dissemblance. Conduire la ressemblance jusqu’à son fondement dernier, la dissemblance, sans rien concéder à la ressemblance (pas même la matérialité de

23 Ibidem, AT VI, 113, 9-12. 24 Ibidem, AT VI, 109, 6-7. 25 Ibidem, AT VI, 141, 7-9. 26 A ce sujet voir J.-L. Marion, Sur la théologie blanche de Descartes. Analogie, création des vérités éternelles et fondement, Paris, PUF, 1981, p. 242 : « Transposer la transcription du domaine strictement intelligible (Regulae) au domaine physique, c’est la tâche qui revient aux Essais de la méthode, particulièrement à la Dioptrique. Il n’est en effet pas douteux que la Dioptrique ne reprenne le problème initial auquel la figuration apparait, encore abstraitement, une réponse dans les Regulae, celui de la dissemblance radicale entre ce qui la provoque (objet, chose) : « il n’y a rien en ces objets qui soit semblable aux idées ou aux sentiments que nous en avons ». (AT, VI, 85, 17-19), « il faut à moins que nous remarquions qu’il n’y a aucunes images qui doivent en tout ressembler aux objets qu’elles représentent : car, autre-ment il y aurait point de distinction entre l’objet et son image » (AT, VI, 113, 1-5) ».

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l’intermédiaire), pour que l’essence de la représentation se déploie à plein, comme une connaissance du semblable par la dissemblance − ce résultat implique qu’à la simple constatation de la dissemblance (dépourvue de toute valeur théorique), se substitue une théorie de la dissemblance réglée »27. L’écart de la tradition implique l’affirmation radicale de la dissemblance « sémiotique » entre la figure et la chose : l’image ne devra plus être pourvue du statut de « reproduction similaire » mais du même statut qu’ont les « signes » qui peuvent se référer à l’objet selon une certaine relation au-delà de la ressemblance. La dissemblance, comme écart ontologique, ne repré-sente pas la limite cognitive de la Dioptrique et de l’institution de la valeur mentale, psychologique, de la perception. Elle en représente la force.

Si toutefois la dissemblance devient le « mode même de la connais-sance »28, si elle marque en premier lieu l’écart entre la chose même et son correspondant physiologique sur les organes de sens, il faut arriver à penser, à « codifier » cette dissemblance, c’est-à-dire à la « régler ». L’analogie d’une dissemblance évidente mais réglée en même temps par des lois ne peut qu’être la perspective29. La perspective donne, aux yeux de Descartes, l’exemple le plus clair d’un « code » qui règle la dissemblance optique : dans l’horizon de la perspective la dissemblance entre représentation et représenté s’avère être réglée, pensée comme une dissemblance « réduite » à des lois30. En déformant l’objet au moyen de critères géométrico-projectifs, la perspec-tive permet en même temps de revenir à la nature de l’original au-delà de la représentation déformée. La distorsion que le « code » perspectif applique au carré pour le faire devenir un losange31 − en tant que « distorsion explicite », technique, « codifiée » − le révèle, le montre sous une forme plus appropriée en permettant, en même temps, de remonter au-delà de la déformation. Il en va de même dans la vision humaine : on peut voir la déformation, on peut la saisir anatomiquement. L’image déformée mécaniquement sur la rétine n’est

27 Ibidem, p. 244. 28 Ibidem, p. 247. 29 Cf. encore J.-L. Marion, Sur la théologie blanche de Descartes, op. cit., p 251 : « D’abord parce que la dissimilitude ne reste plus vague, mais peut se calculer ; s’il n’est une perspec-tive, qui déforme avec raison, il est donc aussi des fautes de perspectives, qui déforment sans raison : la dissemblance réglée ne signifie ni déformation, ni difformité, mais point de vue où la vue prend la figure de l’objet à son compte ». Et encore : « Il ne saurait avoir de perspec-tive sans lois de perspective ; ces lois impliquent à leur tour que le processus de transcription se soumette à des lois générales qu’il n’édite pas, mais qu’il respecte, donc suppose que la nature elle-même garantisse la figuration, parce qu’elle la pratique ». 30 R. Descartes, Dioptrique, AT, VI, 113, 18-19. 31 Cf. A ce sujet Dioptrique, AT, VI, 140, 26 − 141, 2 : « il est manifeste aussi que la figure se juge par la connaissance, ou opinion, qu’on a de la situation des diverses parties des objets, et non pas la ressemblance des peintures qui sont dans l’œil, car ces peintures ne contiennent ordinairement que des ovales ou des losanges, lorsqu’elles nous font voir des cercles et des carrés ».

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pas simplement une image réelle, elle est aussi et surtout visible, visible dans l’œil « d’un homme fraîchement mort, ou, au défaut, d’un bœuf ou de quel-qu’autre gros animal »32 donné, par exemple, par un boucher d’Amsterdam33. L’œil de l’anatomiste peut saisir la dissemblance (c’est-à-dire l’écart icono-logique de l’image rétinienne par rapport à l’objet), peut la décoder selon la décomposition de l’effet du seul mécanisme dioptrique. Il suffit de connaître les lois du code « de la vision », il suffit de savoir que et de quelle façon l’image sur la rétine se compose géométriquement comme effet du seul mouvement34. Toute la théorie de la vision se joue alors dans la présupposi-tion de l’existence d’un code, qui structure la déformation et qui oriente la déstructuration de la déformation même pour remonter à l’objectité « repré-sentée » dans la figure. S’il y a des lois de la vision parfaitement méca-niques, donc naturelles, le code ne peut qu’appartenir à la nature : « c’est l’esprit qui subit une codification ». Par conséquent « la Nature même prend à son compte » cette figuration qui était encore, dans les Regulae, l’apanage de l’esprit : « ce sont les mouvements par lesquels » se régit la déformation « qui sont institués de la Nature » pour l’homme35. L’institution de la Nature représente le codage qui donne scansion à la dissemblance, qui oriente l’analyse de la déformation mécanique à l’intérieur d’une « syntaxe »36.

Une mécanique ontologiquement fondée peut très bien, pour Descartes, mesurer le coefficient de déformation et saisir la véridicité de la ressem-blance entre image et objet. Mais une question fondamentale demeure : l’objet lui-même est-il réel ou illusoire ? Qui nous dit que le code ne soit pas un des codes possibles, qui nous dit que le code, loin d’être simplement con-ventionnel, nous laisse accéder à une réalité ontologique concrète. Si c’est la mécanique qui décide de la ressemblance et rend compte de la vision, c’est la fondation (égologique et métaphysique) opérée par la philosophie pre-mière qui décide d’une mécanique comme telle en lui attribuant son champ d’application, son domaine. C’est alors cette philosophie première qui dé-ploie l’ontologie, une ontologie « grise » déjà à partir des Regulae, instituée sur l’extensio, qui ouvre le champ de la vision37. Descartes présente ainsi un

32 R. Descartes, Dioptrique, AT, VI, 115, 10-11. 33 R. Descartes, Lettre à Mersenne 13 novembre 1639, AT, II, 621, 7-5. 34 R. Descartes, Lettre à Mersenne du 16 octobre 1639, AT, II, 591, 9-13. 35 R. Descartes, Dioptrique, AT, VI, 130, 11-15. 36 Cf. J.-L. Marion, Sur la théologie blanche de Descartes, op. cit., p. 254 : « Si la Nature décode suivant le même code dont use la science humaine pour coder, alors les figures ini-tiales pourront redevenir intelligibles à mesure que les découvriront et recouvriront les figures dernières, car seule l’univocité d’un même et unique code peut assurer à l’homme qu’en deçà des images sensibles, ce sont bien des figures qu’il faut rechercher, et qu’au-delà de ces fi-gures, rien ne reste à chercher ». 37 A ce sujet voir J.-L. Marion, Le statut métaphysique du Discours de la méthode, in in N. Grimaldi et J.-L. Marion (ed.), Le Discours et sa méthode, Paris, PUF, 1987, pp. 365-394 :

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enchaînement logique très clair et d’une force inusuelle : c’est la philosophie première qui décide de la mécanique en lui conférant son fondement et − par le biais de l’institution d’une ontologie − en lui donnant son horizon d’objectité, le domaine de l’ objectum « purum et simplex »38. C’est ensuite la mécanique qui décide de la vision et du statut de l’image, en décodant ses dynamiques essentielles. Mais qu’est qui décide − au sein de la philosophie première − de l’ontologie ? Pour utiliser l’expression kantienne − c’est la Gottheit zu Vermittlung qui décide du caractère véridique de l’expérience et qui ouvre le champ d’application de la mécanique39. Sans tenir compte des apories cachées dans cette philosophie première (et dans l’institution du champ ontologique de la mécanique), il faut toutefois souligner un autre aspect, une brèche dans laquelle Berkeley ira cyniquement s’insinuer.

Il y a au moins un aspect dont la théorie cartésienne de la vision et sa constitution ontologique ne peuvent jamais finalement donner raison : cette « géométrie naturelle de la vision » qui se déploie dans la « perception ac-tuelle de la distance ». L’œil qui voit la vision, qui examine anatomique-ment, physiquement et géométriquement l’image, sa déformation, le codage de cette déformation, ne peut rien dire sur l’acte de voir qu’il déploie en voyant la vision. Il n’y a aucun boucher d’Amsterdam qui puisse nous don-ner un objet à saisir comme « vision actuelle (de la distance) ». La « géomé-trie naturelle de la vision » dépend directement de l’institution de la Nature, et de la philosophie première qui confirme la nature non illusoire du code en tant que tel. D’après cette thèse, « la vision de la distance ne dépend, non plus que celle de la situation, d’aucunes images envoyées des objets, mais, premièrement, de la figure du corps de l’œil ; car, comme nous avons dit, cette figure doit être un peu autre, pour faire voir ce qui en est plus éloigné, & à mesure que nous la changeons pour la proportionner à la distance des objets, nous changeons aussi certaine partie de notre cerveau, d’une façon qui est instituée de la Nature pour faire apercevoir à notre âme cette dis-

« la méthode équivaut elle-même déjà à une métaphysique, comme l’épistémologie générale traçait déjà une ontologie grise ». Pour la définition de « ontologie grise » cf. bien évidem-ment J.-L. Marion, Sur l’ontologie grise de Descartes : science cartésienne et savoir aristoté-licien dans le Regulae, Paris, Vrin, 1987, p. 186 : « ontologie grise, parce qu’elle ne se déclare point, et se dissimule dans un discours épistémologique. Mais surtout, parce qu’elle porte sur la chose, en tant qu’elle se laisse départir de son ουσια irréductible, pour prendre le visage d’un objet, étant soumis entièrement aux exigences du savoir. De la chose à l’objet : la chose peut se définir comme ce qui, fondamentalement, fait question, soutient donc aussi sa propre cause à partir d’elle-même. L’ontologie grise, parce qu’elle maintient la chose dans la grisaille de l’objet, témoigne donc de la griserie (de l’υβρις) de l’ego « maître et possesseur » du monde réduit à l’évidence ». 38 R. Descartes, Regulae ad directionem ingenii, AT X, 365, 15-16. 39 Cf. J.-L. Marion, op. cit., p. 261 : « Ce mésusage du code, qui rend compte des « erreurs des sens », se radicalisera, dans la Première Méditation, avec l’argument du Malin Génie ».

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tance »40. Le processus physique d’accommodation qui régit le réglage de la convexité du cristallin relève directement de l’institution de la Nature, qui se configure comme un processus sous-conscient, qui a lieu « sans que nous y fassions de réflexion »41. Au même titre de la perception des couleurs (qui ne demande pas le rôle cognitif de l’image, visible par un troisième œil, mais qui se développe en vertu d’une correspondance entre corps et âme), la « géométrie naturelle de la vision » actuelle dans la perception de la dis-tance, s’avère être un « code naturel », non-décodable, non-objectivable du point de vue épistémologique. Cette géométrisation naturelle n’arrive jamais au niveau intellectuel du jugement, et donc de l’objectivation, en restant au niveau de l’imagination : « […] quand nous imaginons déjà d’ailleurs la grandeur d’un objet, ou sa situation, ou la distinction de la figure & ses cou-leurs, ou seulement la force de la lumière qui vient de lui, cela nous peut servir, non pas proprement à voir, mais à imaginer sa distance »42. Il y a donc une exclusion très nette de la voie judicative, et, par conséquent, l’affirmation d’une dimension antéprédicative qui échappe au statut ontique de l’ontologie. En dépit de ce qu’affirme Nancy Maull, selon laquelle l’affirmation d’une « géométrie naturelle de la vision » est finalisée à la « géométrisation de la nature » en anticipant Kant, la situation est entière-ment différente : plutôt qu’anticiper Kant dans la formulation de la question sur une science mathématique de la nature43, Descartes anticipe l’aporie pro-fonde de la doctrine kantienne de l’imagination. Bien loin d’être liée à une activité réflexive, l’évaluation de la distance est « […] une action de la pen-sée, qui, n’étant qu’une imagination toute simple, ne laisse point d’envelopper en soi un raisonnement tout semblable à celui que font les Ar-penteurs, lorsque, par le moyen de deux différentes stations, ils mesurent les lieux inaccessibles »44. Echappant au calcul mathématique, qui dépend d’un raisonnement, la vision binoculaire se présente comme une « imagination simple », une nature de l’imagination − vis imaginandi − qui se montre uni-quement dans la conversion de l’âme au corps45 et non par un raisonnement géométriquement exacte. La géométrie naturelle demande des opérations non (ou sub-) conscientes, non intellectuelles et amène a une perception ac-tuelle de la distance toto caelo différente de la connaissance « phorono-mique » de la collocation des corps dans l’espace géométrique46.

40 R. Descartes, Dioptrique, AT, VI, 137, 5-16. 41 Ibidem, 137, 16-17. 42 Ibidem, 131-132. 43 N. Maull, Cartesian Optics and the Geometrization of Nature, in S. Gaukroger, Descartes : Philosophy, Mathematics and Physics, Brighton, Harvester Press, 1980, p. 23-40, p. 263/4. 44 Dioptrique, AT, VI, 138, 8-12. 45 R. Descartes, Meditationes de prima philosophia, AT, VII, 73, 17-19. 46 Cf. C. Wolf-Devine, Descartes on Seeing. Epistemology and Visual Perception, Carbonale

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C’est à ce point que s’arrête la possibilité [Fähigkeit] de décodage de la vision par l’optique et par la mécanique et que la philosophie première sou-tient directement la géométrie naturelle. L’analyse de la mécanique qui étu-die la vision « en troisième personne » doit s’arrêter ici : « l’espace géomé-trique du regard, rapporté à ce qui en fonde la pertinence et lui donne posses-sion et maîtrise de la nature, implique cette scission : d’un côté l’objectivation indéfiniment redoublée du « comment on voit », − de l’autre la subjectivité sans figure ni visage qui seule se connaît dans le fait d’y voir »47. La géométrie naturelle de la vision s’avère être, d’une certaine fa-çon, imperméable au décodage épistémologique de la vision, elle s’en s’avère être excédentaire. La perception de la distance dans « mon voir actuel », dans mon exposition en chair et en os à la phénoménalité, est « une action de la pensée qui, n’étant qu’une imagination toute simple, ne laisse point d’envelopper en soi un raisonnement »48. Elle représente une modalité excédentaire au décodage optique, excédentaire à la perspective en tant que vécu non objectivable, une sorte de « pensée sédimentée »49 où « la fonction propre du jugement […] est en quelque sorte amortie et rendue imperceptible par l’usage ». C’est − comme l’affirme Descartes dans les réponses aux sixièmes objections − le troisième degré du sentiment ou, comme nous di-rions en anticipant sur Husserl, une proto-passivité alternative, excédentaire et irréductible à l’acte synthétique actif. Encore une fois, même dans la dis-tance historique et dans la complexité évolutive de la pensée, en dictant l’orientation de la philosophie comme égologie, Descartes en fixe et en es-quisse au moins les apories fondamentales. Les mêmes difficultés qui con-cernent l’égologie seront rencontrées par Husserl mais, déjà bien avant, plus « radicalement » et « tragiquement », par Kant. Car, en dehors d’une « Got-theit zu Vermittlung » comme garantie du caractère non-illusoire du monde, ce qui interviendra pour donner un criterium veritatis externe à la doctrine transcendantale de la vision ce sera ce qui échappe − antéprédicativement − au domaine de la connaissance épistémique.

Berkeley − l’un des deux interlocuteur, avec Descartes, de l’optique transcendantale50 des Postulats de la pensée empirique en général − s’appuie sur cette « pierre d’achoppement » de la géométrisation du regard, s’insinue

& Edwardsville, Southern Illinois University Press, 1984, p. 76. 47 M. Fichant, op. cit., p. 69. 48 R. Descartes, Dioptrique, AT VI, 130, 8-1. 49 M. Fichant, op. cit., p. 67. Cf. aussi AT IX, 1, p. 237. Pour le concept de « sédimentation de l’expérience empirique » chez Kant voir infra Le schématisme empirique et l’objectité : le concept, la figure, le mot, pp. 389-428. 50 Lambert aussi, mais seulement en passant, fait mention d’une « optica transcendentalis » en tant que « phaenomenologia ». Cf. J. H. Lambert, Über die Methode, die Metaphysik, Theologie und Moral richtiger zu beweisen, 1762, § 88, in Kant Studien, 42, 1918, p. 36.

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dans la percée de la nature excédentaire de la perception actuelle de la dis-tance pour affirmer son immatérialisme. La mésinterprétation de Descartes est obtenue en lisant la « géométrie naturelle de la vision » comme une es-quisse de « géométrisation » de la perception à distance. Berkeley ne fait en effet que reprendre l’aporie visée bien clairement par Descartes et l’étendre à toute la vision comme telle. Tout cela au moyen d’un raisonnement très sub-til − déjà clair pour Descartes − dans sa simplicité et dans sa cohérence (même si paralogique) : si l’œil perçoit l’objet à distance, il est un terme de la relation « distance » dont l’objet est l’autre terme. Par conséquent, l’œil ne peut pas à la fois être un terme de la distance et voir, donc mesurer, la lon-gueur du segment linéaire dont il est un des deux extrêmes. La dichotomie entre perspective de la vision à la troisième et à la première personne est tirée au clair :

2 – Tout le monde admet, je pense, que la distance ne peut être vue en elle-même et immédiatement. Car, étant une ligne dont l’extrémité est orientée vers l’œil, la distance ne projette, sur le fond de l’œil, qu’un seul point qui reste invariablement le même, que la distance soit plus longue ou plus courte.

3 – Je constate également ceci : il est reconnu que l’estimation que nous faisons de la distance des objets considérablement éloignés est plus un acte de jugement fondé sur l’expérience qu’un acte des sens. Lorsque je perçois, par exemple, un grand nombre d’objets intermédiaires, tels que des maisons, des champs, des rivières et autres choses semblables, que je sais, par expérience, occuper un espace considérable, je forme par là le jugement ou la conclusion que l’objet que je vois au-delà d’eux est à une grande distance. En outre, lorsqu’un objet appa-raît pâle et petit, objet dont j’ai eu l’expérience de la forte et grande apparence à une proche distance, je conclus immédiate-ment qu’il est loin ; et c’est là manifestement le résultat de l’expérience sans laquelle je n’aurais, de la petitesse et de la pâ-leur, rien inféré concernant la distance des objets51.

51 G. Berkeley, Essay toward A new Theory of Vision, in The Works of George Berkeley Bishop of Cloyne, I, Nendeln, Klaus Reprint, 1979, p. 171; tr. fr. Essai pour une nouvelle théorie de la vision, dans Œuvres I, Paris, PUF, 1985, p. 203/4. Pour le lien entre Berkeley et la tradition optico-perspectiviste voir S. Parigi, Il mondo e il visibile, George Berkeley e la ‘perspectiva’, Firenze, Olschki, 1995, en part. chap. I, pp. 17-90.

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Ce que Berkeley nie à la base est l’assomption fondamentale de la théorie perspectiviste de la vision, c’est-à-dire l’identification de l’espace perçu et de l’espace géométrisé. L’écrasement de l’espace tridimensionnel sur l’espace bidimensionnel indique qu’uniquement des procédés post-perceptifs, sédimentés par la réitération de l’expérience, peuvent finalement donner le sens, nota bene, de la distance. Le génie de Descartes n’avait pas seulement anticipé la conscience berkeleyenne de l’aporie, mais il avait en-trevu, d’une certaine façon, la théorie ratiomorphe de la perception. L’évêque va toutefois plus loin avec son « esprit négateur ». Sa négation de la possibilité de déterminer la distance − et, par conséquent, toute grandeur in se − au moyen d’une optique « géométrisée », amène avec soi la négation de toute objectivité du spectacle du monde, à savoir de son indépendance de la singularité de l’homme voyant. La nature sédimentée, empiriquement sédimentée de toute expérience du monde, est exclusivement pratique. Loin d’être une science de la transparence, où le rayon lumineux est une ligne droite sans support physique ni translation52, la vision ne fait que suggérer la tactilité comme un support sémiotique. Berkeley ne fait alors rien d’autre que reprendre la nature excédentaire de la perception de la distance, l’étendre à la vision comme telle en vidant la théorie de la vision de tout caractère épistémique. Les objets de la vision, loin de pouvoir être pensés selon une « ontologie », ne sont rien d’autre qu’un langage naturel qui se déploie dans une dimension non-objective. La distance que nous percevons et qui nous sépare de l’abîme n’est qu’un signe d’un langage naturel au moyen duquel Dieu nous parle. Même en ce point le langage de la philoso-phie de Berkeley relève de la théorie cartésienne du code de la vision, pensé par l’analogie avec le langage : « […] nous devons considérer qu’il y a plu-sieurs autres choses que des images, qui peuvent exciter notre pensée ; comme, par exemple, les signes et les paroles, qui ne ressemblent guère aux choses qu’elles signifient »53. Berkeley vide cette analogie de toute fonction-nalité épistémique.

L’immatérialisme et l’institution de la critique radicale de toute objectivi-té épistémique met le savoir hors de jeu, réduit la logique constitutive des sciences à un « flatus vocis » sans aucune référence à l’ontologie. Aux yeux de Kant, dans l’idéalisme dogmatique de Berkeley, les choses sont réduites à des « Einbildungen »54, l’espace de la phénoménalité et la phénoménalité même s’avèrent être un Unding, une « non-chose », une intuition vide sans

52 Cf. a ce sujet D. Barbaro, La pratica della perspettiva, appesso Camillo & Rutilio Borgominieri, 1569, p. 4 : « tutta questa pratica [scil. la perspettiva] in tre soli termini e nella cognitione di quelli è riposta : cioè, occhio, raggi e distanza ». 53 R. Descartes, Dioptrique, AT, VI, 112, 24-28. 54 Critique de la raison pure, B 274, tr. fr. p. 260.

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objet : ens imaginarium55. Kant a alors raison d’affirmer, en 1787, que les bases de l’idéalisme dogmatique de Berkeley ont été dépassées dans l’Esthétique transcendantale. Cette Aufhebung advient précisément dans ces intégrations de l’Esthetique qui renvoient directement au mécanisme de l’auto-affection et donc, inévitablement, au schématisme56. Si l’expérience, d’après Berkeley, n’a aucun statut logique et l’objectivité ontologique n’est qu’une abstraction (a esse ad posse [scil. conceptus] non valet consequen-tia)57, il faut rétablir un principe d’objectivation, à savoir d’ontologisation du monde. Par conséquent pour qu’il y ait une objectivation de la donnée phé-noménale, un principe de constitution ontologique et épistémologique de l’objet, un idéalisme dogmatique peut être dépassé dans le moment où l’ego arrive à saisir une ontologie de l’objet, à conférer un statut de Dingheit, de Sachheit à la manifestation. Philonenko (presque la vox clamantis in deser-to), s’était très bien aperçu du fait que ce lieu est la doctrine du schématisme transcendantal : « de là vient la nécessité pour Kant de décrire, puisque Ber-keley, qui procède toujours ad hominem, veut seulement qu’on lui décrive les choses, comment concrètement est possible que l’idée générale est abs-traite en tant qu’elle détermine le particulier. On voit déjà par là aussi que le schématisme n’est nullement l’exposition de l’imagination comme racine de la connaissance ontologique finie, mais seulement la méthode de penser le concept et le concret dans leur relations »58.

Kant, pour répondre à Berkeley, pour de porter « remède » à son « idéa-lisme mystique et visionnaire »59, se tient sur la même position, en la renver-sant subtilement. Il se manifeste par là le mouvement anti-éléatique de Kant60 (exposé, au même titre que la µεθεξις platonicienne, à payer le prix

55 Ibidem, B 348, tr. fr. p. 317. 56 Ibidem, B 71, tr. fr. p. 115. 57 A ce sujet voir Critique de la faculté de juger, 296, tr. fr. p. 281. 58 A. Philonenko, L’œuvre de Kant, I, 19935, Paris, Vrin. p. 178. Cf. aussi Id., Lecture du schématisme transcendantal, in Etude kantiennes, Paris, Vrin, 1982, p. 11-32, p. 17 sq., p. 27. Sur cette thèse convient aussi J. Benoist, Kant et les limites de la synthèse. Le sujet sensible, Paris, PUF, 1996, p. 176 : « Il ne s’agit pas de la question triviale de l’effectivité ou non de cette connaissance, mais de celle du sens d’effectivité de cette connaissance comme possibili-té. Cette question, comme telle, est indissociable de la question de la possibilité pour la con-naissance de rencontrer en elle l’effectivité de ce qui est à connaître − donc de ce qui dans l’édifice critique est le « donné sensible ». En cela il y va du concept central de la Critique qui, comme l’avait vu Cohen, est bien celui d’« expérience, c’est-à-dire celui-là même de la rencontre de l’effectivité comme telle. De ce point de vue Philonenko a tout à fait raison de reconduire le schématisme au problème de la confrontation avec l’empirisme ». Cf. aussi, H. E. Allison, Kant’s Critique of Berkeley, « Journal of the history of Philosophiy, XI, 1973, p. 43-63, qui ne fait aucune mention du schématisme. 59 Prolegomena, § 13, Anm. III, 293, tr. fr. p. 58. 60Prolegomena, 375, tr. fr. p. 158 : « la thèse de tous les idéalistes véritables, depuis l’école éléate jusqu’à l’évêque Berkeley, est contenue dans cette formule : « Toute connaissance

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du paradoxe du τριτος αντρωπος) : il n’admet pas, en effet, que « a esse ad conceptus non valet consequentia » mais une thèse spéculairement identique (seulement finalisée au sens transcendantal de l’« Anwendung ») : « a con-ceptus (posse) ad esse non valet consequentia ». Si par la première on abou-tit à l’affirmation « sémiotique » et conventionnelle de toute expérience per-sonnelle, par le biais de la seconde on arrivera à affirmer − grâce au « sché-matisme » − la constitution objective de l’expérience de la phénoménalité. Si nous avons seulement besoin « d’une sensibilité » et « d’un entendement »61 pour connaitre, à différence de Berkeley, c’est pourquoi ils ont une « An-wendung » réciproque. En vertu de cette nuance subtile, mais radicale, Kant peut refuser la thèse positive berkeleyenne relevant de l’hétérogénéité entre esse et conceptus : « Il faut s’en tenir à la position de Berkeley : de l’image au concept, il n’y a aucune voie. Seulement si Kant accepte cette thèse néga-tive, il nie la thèse positive que Berkeley vient y accoler : à savoir que le fait de la pensée, qui est indéniable, se ramène au fait de parler. Penser ce n’est pas parler, c’est juger »62. En premier lieu il faut quand même rectifier et intégrer cette lecture, en affirmant que « penser c’est toujours parler »63. La pensée, pour Kant, ne peut résider que dans une correspondance indépas-sable avec le langage. Le fait de « connaître », la saisie d’une objectité onto-logiquement et épistémologiquement déterminée, ne dépend pas de la nature « associative » du langage. En second lieu, il faut remarquer que Philonenko ne montre guère d’où Kant prend la grammaire conceptuelle pour fournir sa réponse positive à Berkeley. Il ne la prend pas, bien évidemment, de Wolff ou du wolffisme, desquels il trahit certainement beaucoup : sa « grammaire psychologique », logique, les problèmes métaphysiques sur lesquels il opère un bouleversement spéculatif presque total. Si la dette de Kant envers Wolff, Baumgarten, Meier est quand même considérable, ce n’est pas de là qui vient la solution positive au problème de Berkeley. Chez Wolff, si l’on veut, se radicalisent les apories du cartésianisme tardif et, notamment, l’aporie selon laquelle il faut toujours, pour ce qui advient à chaque instant, recourir à la « Gottheit zu Vermittlung » pour saisir un criterium veritatis64. Le wolf-fisme hérite les apories de la métaphysique cartésienne − c’est au cartésia-nisme de Wolff que Kant se réfère toujours − sans pourtant en relever la positivité et la consistance épistémique de la théorie de la vision (et d’une

obtenue par les sens et l’expérience est simple apparence, et il n’est de vérité que dans les Idées de l’entendement et de la raison pure ». 61 I. Kant, Vorarbeit zu den Prolegomena, Ak. XXIII, p. 58. 62 A. Philonenko, L’œuvre de Kant, op. cit., p. 181. 63 Anthropologie, § 39, p. 192, tr. fr. p. 138 : « Penser c’est parler avec soi-même […], par conséquent aussi s’entendre soi-même intérieurement (par l’imagination reproductrice) ». A ce sujet voir infra chap. IX, § 3,2. 64 Cf. infra chap. III, § 3. 2.

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théorie de la vision en général). C’est au contraire de Lambert, une figure épistémologique de premier

rang de son temps et de l’Académie de Prusse, que vient la solution d’une optique transcendantale65. Avec ses écrits fondamentaux sur la perspective, Lambert envisage la possibilité d’extension des règles optiques à tout le do-maine de l’apparence [Schein]. Si le concept optique fondamental qui fixe l’apparence est l’image [Bild], l’image comme telle deviendra le concept clé de son optique transcendantale, étendue, dans la Phénoménologie du Neues Organon, à toute forme d’apparence. Lambert institue par là une double correspondance : en premier lieu entre la théorie de « toute » apparence sen-sible et la théorie de la vision, en second lieu entre cette dernière et l’optique. Toutes les deux correspondances sont comprises et systématisées par le concept de « phénoménologie » qui permettra, selon Lambert, d’aller de l’apparence au vrai, de saisir la véridicité de l’image en dehors de la Got-theit zu Vermittlung qui représentait l’aporie du système wolffien. Héritier de la grande tradition scientifique de la perspective, il ne peut que modeler sa phénoménologie sur la perspective, ne peut que la penser par l’analogie avec la théorie de la vision qui y est organisée et établie. La perspective « se con-forme à l’apparence et la contraint à une exactitude géométrique »66. La phé-noménologie ne peut alors que relever de l’extension avant tout philoso-phique, d’un élargissement du concept et de la valeur sémantique du mot « apparence » dont la perspective et l’optique, en tant que théories de la vision, ne pouvaient pas s’apercevoir :

Le concept d’apparence est tiré, quant au mot lui-même et quant à sa première origine de l’œil ou de la vision, puis s’est progressivement étendu aux autres sens ainsi qu’à l’imagination, et de cette façon il est devenu à la fois plus géné-ral et aussi en partie équivoque. Au contraire, la théorie de

65 Le premier travail de perspective de Lambert est l’ « Anlage zur Perspective » [J. H. Lam-bert, Essai sur la perspective, Paris, Monom, 1982] datant du mois d’août 1752, publié par M. Steck en 1943. Il publie ensuite, en français, « La perspective affranchie de l’embarras du plan géométral » [J. H. Lambert, La perspective affranchie de l'embarras du plan géométral, réimpression de l'édition de 1759, préface de H. Pfeiffer, Alain Brieux, Paris, 1977], réédité en allemand en 1774, avec des « Anmerkungen und Zusätze ». L’histoire de la perspective « ne doit pas être un simple répertoire d'écrits sur la perspective et de leurs auteurs, mais elle doit indiquer avec précision les étapes de son enrichissement et de son perfectionnement" [Cf. R. Laurent, La place de J-H. Lambert (1728-1777) dans l'histoire de la perspective, cedic, Paris, 1987, p. 195]. A ce sujet voir également K. Andersen, The Geometry of an Art : The History of the Mathematical Theory of Perspective from Alberti to Monge, Springer, 2006; cf. également A. Focon & R. Taton, La perspective, Que sais-je?, Paris, PUF, 1963. 66 G. Fanfalone, Introduction à J. H. Lambert, Nouvel Organon. Phénoménologie, Paris, Vrin, 2002, p. 22.

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l’apparence, pour autant que l’on exige en effet quelque chose de complet, s’est limitée jusqu’à présent presque entièrement à l’œil67.

La phénoménologie − en tant que perspective et optique − est « transcen-dante » pour la simple raison qu’elle dépasse la limitation du concept d’image au sens strictement « visuel », pour s’étendre aux différentes moda-lités d’apparence, de donation impressionnelle, et saisir la valeur véridique de l’apparence comme telle. A ce point Lambert manifeste la même cons-cience spéculative que manifestait clairement Descartes lorsqu’il attribuait la saisie de la véridicité ni à l’optique comme théorie de la vision ni à la méca-nique mais à la philosophie première comme telle. La phénoménologie est optique transcendante car elle dépasse tout simplement la nature de Gestalt de l’impression comme impression visuelle pour interroger le Schein dans son universalité :

[…] si nous considérons la phénoménologie comme une op-tique transcendante, nous envisageons également une perspec-tive transcendante et un langage de l’apparence ; nous pouvons ainsi étendre ces concepts, en même temps que le concept d’apparence, jusqu’à leur véritable universalité68 .

Or, Kant, au cœur de la Déduction définitive de 1787 répète cette affir-

mation, de manière implicite, précisément au point où il développe le lien entre l’auto-affection et le schématisme. Le mouvement du regard, qui n’est pas mouvement de l’objet mais kinesthèse, en tant que :

description d’un espace, est un acte pur de la synthèse succes-sive du divers dans l’intuition externe en général par l’imagination productrice et n’appartient pas à la géométrie, mais même à la philosophie transcendantale69.

67 J. H. Lambert, Philosophischen Schriften, II, Hildesheim, Olms, 1965, § 2, p. 218, tr. part. dans Nouvel Organon. Phénoménologie, op. cit., p. 32. 68 Ibidem, § 4, p. 220/1, tr. fr. p. 33. On peut mesurer toute l’excédence théorique de l’opération philosophique de Lambert si l’on considère à côté l’autre exemple que Kant pou-vait avoir d’une tractation de la « perspective », celui des Elementa perspectivae de Wolff que Kant connaissait [A. Warda, Kant Bücher, 1922, n° 07026]. Cf. Ch. Wolff, Elementa Mathe-seos Universi, III, Gesammelte Werke, II. Abt., Bd. 31, pp. 103-134. 69 Critique de la raison pure, B 155, tr. fr. p. 175 [note].

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Que le mouvement du regard n’appartient pas seulement à la géométrie signifie, pour Kant, dépasser la géométrie projective (celle de Lambert et Euler) en tant que « structure de la vision optique » et s’étendre transcenden-talement à la phénoménalité en tant que Erscheinung. Si toutefois l’affirmation pourrait paraître presque identique à celle de Lambert, le cadre conceptuel a été entretemps radicalement reconfiguré, « transfiguré », par la substitution de deux éléments nouveaux : l’Erscheinung et l’imagination productrice et donc, a fortiori, le schème. Si l’image en tant que concept optique de l’apparence est la clé de l’optique transcendante de Lambert dans l’horizon de la généralisation épistémique du Schein, le schème représente en revanche la clé de l’optique « transcendantale » de Kant dans l’horizon problématique décrit par la manifestation (Erscheinung). Que Kant vise le problème de la manifestation − et plus en général de la philosophie transcen-dantale − au moyen de termes optiques et perspectives, cela est démontré par trois passages fondamentaux qui regardent, non au hasard, la Darstellung dans ses modalités essentielles. Le premier, comme l’on vient de le voir, concerne l’essence même du schématisme transcendantal. Le deuxième con-cerne le problème de l’unité téléologique comme unité du « divers » des concepts empiriques dans l’Appendice à la Dialectique transcendantale (ce qui représente, d’ailleurs, le prototype pour la symbolische Darstellung dans la Critique de la faculté de juger). Les idées transcendantales :

ont un usage régulateur excellent et indispensablement néces-saire, celui de diriger l’entendement vers un certain but dans la perspective duquel les lignes directrices de toutes ses règles convergent en un point qui, bien qu’il ne soit qu’une idée (focus imaginarius), c’est-à-dire un point d’où les concepts de l’entendement ne partent pas réellement, puisqu’il se situe tout à fait en dehors des limites de l’expérience possible, sert cepen-dant à leur fournir la plus grande unité avec la plus grande ex-tension70.

Perspective, lignes directrices, convergences, focus imaginarius comme « unité projetée »71, ne sont pas des termes et des concepts empruntés à l’optique selon une analogie extrinsèque. Ils dénoncent plutôt une implémen-tation essentielle entre optique et schématisme, en analogie avec lequel sont pensées les idées. Une telle implémentation dépasse le statut de la vision

70 Ibidem, B 672 − A 644, tr. fr. p. 354. 71 Ibidem, B 675 − A 648, tr. fr. p. 556. A ce sujet voir également, B 686 − A 658, tr. fr. p. 564 et, infra, chap. II, § 2.

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simpliciter et rejoint l’essence même de la visée. Cependant tout cela ne fournit pas encore la preuve que Kant garde à sa philosophie comme à une optique transcendantale, surtout puisque la dynamique − structurée par le focus imaginarius, par l’unité systématique comme « projektierte Einheit » − n’intéresse pas la manifestation (ou non directement) mais n’est que pensée par analogie aux schèmes. C’est un troisième passage qui confirme le sens kantien de la phénoménologie comme optique transcendantale, celui où Kant institue l’analogie entre la règle de proportion (d’Euler) et le procédé qui préside à la genèse de l’idée normale :

Chacun a vu mille personnes adultes de sexe masculin. S’il veut porter un jugement sur la taille normale d’un homme telle qu’elle doit être appréciée comparativement, c’est (à mon avis) l’imagination qui fait se superposer un grand nombre de ces images (peut être tout ce millier d’images), et dès lors, s’il m’est permis de recourir à une analogie de l’exhibition optique [die Analogie der optysche Darstellung], c’est dans l’espace où la plupart des images viennent s’accorder, et dans les limites de l’emplacement illuminé par la lumière qui s’y trouve projetée avec le plus de force, que la grandeur moyenne est connaissable […]72.

Or, l’Analogie der optische Darstellung n’est rien d’autre, comme on le verra, que la fixation du procédé qui amène le sujet à une expérience con-crète et sensée de l’objectité empirique. C’est toutefois cette présence d’un procédé « optique » qui articule l’accès à l’objectité empirique qui nous donne, bien au delà de la preuve de la nature optico-transcendantale de la Darstellung, un accès direct et privilégié aux apories qui la caractérisent. D’où vient, en effet, la nécessité de recourir à une deuxième structure optico-transcendantale pour fixer l’exposition du sujet à la manifestation ? L’optique transcendantale du schématisme, en tant que phénoménologie, ne devait-elle pas suffire à une telle fonction ? Quel genre de phénoménalité se manifeste alors dans le schématisme transcendantal si l’accès à (et l’excès de) l’objectité empirique se configure par et dans une autre modalité op-tique ? L’accès à une objectité phénoménale en tant que telle ne peut que se développer par cette optique transcendantale codifiée par la schématisation

72 Critique de la faculté de juger, 234, tr. fr. 214 ; la traduction libre « Analogie avec l’optique » a été modifiée par la traduction littérale (bien plus éloquente) « Analogie de la présentation optique ».

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des catégories mais, en même temps, l’accès à une objectité phénoménale en tant qu’objectité empirique (« table », « chaise », « navire », « boule de plomb », « coussin ») se développe-t-il selon un autre modèle ? N’y a-t-il pas une contradiction, une lacération du réseau conceptuel qui affirme la doc-trine du schématisme comme théorie « universelle » et « universalité » de la vision ?

La différence de « statut » entre l’objectivité phénoménale comme telle − prise dans sa généralité et déployée par l’optique transcendantale du schéma-tisme des catégories − et l’objectité phénoménale pourvue de sa significativi-té « empirique », relève directement de l’ontologie qui fixe le statut général de l’Erscheinung et s’accomplit, ensuite, dans la phénoménologie transcen-dantale de la Critique de la raison pure. Cette ontologie relève à son tour de l’égologie sur laquelle elle s’appuie et d’où elle trahit sa même valeur phé-noménologique. La connexion établie par la philosophie transcendantale (entre l’ontologie qu’elle déploie et l’égologie sur laquelle elle se fonde) nous renvoie non seulement à son origine historique mais aussi à son statut de transcendantalité. Par conséquent, elle nous renvoie à la phénoménologie stricto sensu, celle qui trouve sa naissance dans les Recherches Logiques. Cependant la simple « occurrence » nominale du mot et le statut de trans-cendantalité de la théorie kantienne de la vision (concernant la constitution synthétique d’un Gegenstand überhaupt) ne nous autorisent pas, ou pas en-core, à établir une continuité entre la crypto- ou proto-phénoménologie transcendantale de Kant et la phénoménologie épanouie et codifiée d’Husserl. Mais cela n’est pas grave, car la philosophie et la phénoménolo-gie en particulier ne se caractérisent pas par un copyright dont il faut attri-buer et revendiquer la paternité mais essentiellement et primairement par une méthode pour décrire, fixer et codifier l’essence de l’expérience de la phé-noménalité. Il ne faut pas, alors, reconnaître à Kant − chose d’ailleurs ab-surde − une primauté dans la fixation de la phénoménologie transcendantale. La phénoménologie mature doit nous laisser accéder aux apories de la proto-phénoménologie esquissée dans la théorie de la Darstellung. Une fois établi un point commun, la corrélation entre une µορφη intentionnelle et une υλη sensuelle (impressionnelle) comme noyau de la constitution de l’objectité phénoménale, l’aporie fondamentale à laquelle Husserl nous laisse accéder dans la proto-phénoménologie de la Darstellung est celle de la dimension de significativité empirique, de l’objectité comme excédentaire à sa même constitution ontologique.

L’optique transcendantale déployée par le schématisme des concepts purs de l’entendement achoppe sur la résidualité, sur la nature excédentaire de la signification empirique de l’objet, qui représente une faille dans la corres-pondance étroite entre égologie, ontologie et optique transcendantale. Ce qui dans les Recherches Logiques est l’intention significationnelle de l’objet

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visé, son sens en tant qu’objet, qui deviendra − grâce au travail de la Bedeu-tungslehre 190873 − le sens noématique des Ideen I, est absent dans l’optique transcendantale de la Critique de la raison pure. Cela relève bien évidem-ment de sa connexion avec l’ontologie « grise » de l’Erscheinung, du Ge-genstand überhaupt et, par là, du lien de fondation institué entre ontologie et égologie par l’Ich denke. La phénoménalité qui a droit d’accès au champ pur de l’optique transcendantale, c’est-à-dire qui y trouve sa constitution ontolo-gique, est celle définie par le premier des Postulats de la pensée empirique en général comme base (et terme de référence) de la Phénoménologie des Metaphysische Anfangsgründe der Naturwissenschaft : « ce qui s’accorde avec les conditions formelles de l’expérience (quant à l’intuition et aux con-cepts) est possible »74. Il est, donc, l’objet d’une « expérience possible », « objet possible d’expérience ». Le sceau de l’égologie s’imprime sur l’optique transcendantale et sur son orientation en en déterminant l’objet, en fixant son « ontologie » comme « champ d’accès » à l’objectité. « L’accès du phénomène à sa propre manifestation doit se soumettre à l’exigence de la possibilité ; mais cette possibilité dépend elle-même d’autres conditions que les siennes propres − les conditions formelles de l’expérience, formes sur-gives avant la forme (ειδος) même du phénomène »75.

Ce qui traduit l’optique transcendantale dans l’actualité, c’est-à-dire ce qui développe l’ontologie de l’Erscheinung et l’institution d’une épistémo-logie, la détermination transcendantale de temps, est une opération sur une forme informelle − sans « Gestalt » ni « Lage »76 − analogisée « à forme » par la représentation linéaire. Ce qui oriente en outre cette opération, la caté-gorie en tant que Funktionsbegriff, ne configure aucune quiddité objectuelle, aucune « signification » particulière. La phénoménalité inscrite dans l’horizon de l’optique transcendantale est une « phénoménalité imposée »77, limitée, appauvrie de sa nature objectuelle empirique. L’optique transcen-dantale et le schématisme des catégories, relevant de l’universalisation de la géométrie projective, fondent l’épistémologie newtonienne mais perdent en même temps le caractère épistémologique fondamental du statut de significa-tion empirique de la phénoménalité. L’aliénation du caractère empirique de l’objectité phénoménale, ce qui définit en même temps sa nature excéden-taire, revient toutefois dans la construction concrète de l’épistémologie. Les Analogies de l’expérience, déjà en 1781, montrent comment un accès expé-rimental à la phénoménalité demande la prise en compte de cette nature ex-

73 Cfr. E. Husserl, Vorlesungen über Bedeutungslehre. Sommersemster 1908, Hua. XXVI, Den Haag, Nijoff, 1987. 74 Critique de la raison pure, B 265 − A 218, tr. fr. p. 254. 75 Cf. J.-L. Marion, Etant donné, op. cit., p. 252. 76 Critique de la raison pure, B 50 – A 33, tr. fr. p. 128. 77 J.-L. Marion, op. cit., p. 257.

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cédentaire. C’est ainsi que, déjà à partir de 1783, commence à se manifester l’aporie essentielle du statut antéprédicatif de l’expérience phénoménale, tout comme une déchirure dans le tissu isomorphe de l’optique transcendan-tale.

Selon sa manifestation primitive dans les Prolégomènes, cette aporie se configure comme l’alternative, ou le partage, entre Wahrnehmung- et Erfa-hrungs-urteile78. Suivant cette aporie, la schématisation, finalisée à la confi-guration d’une « pensée immanente » à la vision, s’avère être comme un « procédé de “description perspective” des objets pré-donnés ».79. De cette définition il faut retenir, premièrement, le concept d’une « description pers-pective » et, deuxièmement, celui de la « pré-donneité » de l’objet. L’activité du schématisme transcendantal ne constitue pas un objet à partir d’un divers absolument « gris », « opaque », mais structure plutôt l’interaction des ob-jectités phénoménales pré-données, donc pré-données dans leur significativi-té empirique de « rouge », « chaud », « mouvement linéaire », « pression », « réchauffement », « poêle », « coussin » etc. Kant s’aperçoit très bien du fait qu’une telle situation laisse le schématisme, et donc l’optique transcen-dantale, dans un statut fort incertain et paradoxal. Si le sujet, l’ego, est expo-sé à la manifestation de l’objectité empirique et ensuite à la manifestation d’une objectité épistémique ; si l’expérience dans sa plénitude anticipe l’objectivation du jugement synthétique a priori dont le schématisme est la « condition sensible »80, il faut alors repenser à fond l’égologie qui soutient cette structure. La Déduction de 1787 mais encore plus clairement le Löse Blatt Leningrad I, fixent l’égologie transcendantale dans le couple phéno-ménologique « Je-horizon » et dans le mécanisme intentionnel de l’auto-affection comme description de l’espace, Um-zeichnung, en tant que descrip-tion kinesthésique du champ optique. L’horizon en tant que champ kinesthé-sique est implémenté, ou mieux anticipé, à l’égologie de l’Ich denke : l’auto-affection en tant qu’ursprüngliche Darstellung − où la corporéité du Je em-pirique s’avère être essentielle − anticipe la description des relations inter-

78 J. Grondin, Kant et le problème de la philosophie : l’a priori, Paris, Vrin, 1989, p. 76 sq. ; cf. en part. p. 77 : « Pour important que soit la distinction entre les jugements de perception et ceux d’expérience, nous ne voyons pas ce qu’elle vient faire dans une critique de la raison pure qui cherche à résoudre le problème du jugement synthétique a priori (et de façon au mieux très secondaire celui de l’objectivité du jugement empirique). Husserl a bien aperçu l’écart qui sépare la problématique de l’Introduction à la Critique, qui promet de se concentrer sur le jugement synthétique a priori après avoir montré que la possibilité du jugement a poste-riori ne posait aucun problème, et les textes de l’Analytique qui feront ressortir la problémati-cité du jugement a posteriori ». 79 D. Lohmar, Erfahrung und kategoriales Denken : Hume, Kant und Husserl üuber vorpradi-kative Erfahrung und pradikative Erkenntnis, Dordrecht/Boston/London, Kluwer, 1998, p. 144. 80 Critique de la raison pure, B 175 − A 136, tr. fr. p. 189.

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objectuelles et, donc, les déclinaisons possibles de l’optique transcendantale comme transzendantalen Zeitbestimmungen. « L’horizon, à savoir étymolo-giquement la délimitation, s’exerce sur l’expérience » comme telle, prise en amont des manifestations possibles, il exerce sa nature égologique « même là où ne se trouvent plus que des vécus non regardés »81. On retrouve le même concept dans la définition kantienne du concept d’horizon : « Un ho-rizon est en général un cercle qui limite tous les objets que nous pouvons voir. L’horizon est ici la congruentia cognitionis cum terminus perfectionis humanae »82.

Toutefois, en ne fixant pas simplement l’exposition du sujet à telle ou telle autre objectité phénoménale mais l’exposition à la phénoménalité en tant que telle, l’introduction implicite du « Je-horizon » ne simplifie pas les choses. Elle leur donne, au contraire, une complication ultérieure. Elle con-siste bien évidemment dans la nécessité de donner transcendentalement rai-son de la nature excédentaire de l’objectité empirique qui se donne antépré-dicativement, préalablement à l’objectivation épistémique dans le jugement. Kant ne peut que chercher d’y remédier en recourant à la thématisation cri-tique d’un domaine à son tour excédentaire à l’égologie du « Je-horizon », le domaine compris sous le titre général d’ « esthétique », ou, dit autrement, de « dimension esthétique de l’expérience ». C’est ici que l’αισθεσις peut être pensée dans sa plénitude83, jamais épuisée par la « mise en scène » condi-tionnée − optique, perspective, dioptrique − « de l’objectivation »84. Dans l’horizon institué, décrit par le jugement réfléchissant − déterminé par un sens catoptrique de la vision − l’αισθεσις dans sa plénitude indique une significativité excédentaire à la constitution solipsiste de l’égologie. La ma-nifestation de la beauté − excédentaire au privilège épistémique du Gegens-tand überhaupt puisqu’excédant l’intention catégoriale et conceptuelle en genre − trouve sa légitimation grâce à un renvoi constitutif à la dimension de la significativité. Le langage − et par là l’intersubjectivité (sensus communis) comme Bestimmungsgrund du jugement de goût − comble le déficit de l’optique transcendantale et de son criterium veritatis simplement interne. L’intervention de la dimension de la significativité universelle, l’intervention du langage dans le schématisme empirique, ouvre, bien avant que la téléolo-gie, une réflexion épistémologique « concrète » sur les phénoménalités et non plus sur l’univocation par défaut de l’Erscheinung.

Le phénomène du beau, en montrant la dimension sémantique à l’œuvre

81 J.-L. Marion, Etant donné, op. cit., p. 260. 82 Logik Busolt, Ak. XXIV.2, p. 603-686, p. 623. 83 Cf. L. Guillermit, Esthétique et Critique, in Sinnlichkeit und Verstand, Bonn, 1976, p. 123. 84 J.-L. Marion, Etant donné, op. cit., p. 262.

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dans l’expérience de l’objectité empirique, montre la sédimentation85 des structures mêmes qui donnent accès à la reconnaissance de cette objectité comme « boule », « coussin », etc. La Darstellung des concepts empiriques ne peut alors qu’actualiser cette sédimentation, cette concrétion toujours non thématique : « L’expérience pré-catégoriale est pour cet ordonnément tem-porel général des événements un fil conducteur indispensable. Elle est une fonction transcendantale, qui peut toujours être remplie simplement de façon empirique par des contenus, c'est-à-dire une fonction transcendantal-empirique ». Cette sédimentation est à l’œuvre − quoiqu’implicitement − dans la simple saisie d’une objectité épistémique quelconque et, par consé-quent, de toute objectité empiriquement déterminée : « le sujet remarque l’être au préalable d’une telle régularité pré-catégoriale non clarifiée, et pré-cisément au moment où il clarifie ses présentifications associatives »86. La percée mise en œuvre par la thématisation du beau dans l’isomorphisme diaphane de l’optique transcendantale ouvre une dimension déjà étymologi-quement excédentaire à la théorie de la connaissance, et, par conséquent, à l’égologie sur laquelle elle peut être instituée. Déjà grâce à une simple ana-lyse étymologique, la « reconnaissance » (bien évidemment au sens cognitif neutre de « Anerkennung » et non de « Denkbarkeit ») s’avère être autre chose que la « connaissance » (Erkenntnis) : je reconnais cet objet comme « boule de plomb », « je reconnais cette statue comme belle », je connais − en revanche − que « la boule exerce sur le coussin une pression verticale ». Le changement de statut indique un changement de statut optique : de la vision transcendantale dioptrique « de specula », on atteint une vision catop-trique, « per speculum ». C’est grâce à cette percée que Kant arrivera à fixer transcendantalement l’ouverture ultime de la vision dans l’expérience du sublime, où « le Je doit renoncer à toute prétention de synthèse »87. Grâce au sublime, l’égologie − qui pouvait et devait co-exister avec la dimension de la significativité − est privée du lien essentiel entre « Je » et « horizon » : l’horizon phénoménologique comme tel n’est pas décrit par le sujet dans son auto-affection mais il s’ouvre, il est ouvert à un sujet dont la vision ne peut pas arriver à le mesurer. Par cette scission, qui n’est qu’un phénomène occa-sionnel, imprévu, imprévisible, in-catégorisable, non inscriptible dans l’optique transcendantale ni dans la significativité du monde, le sujet franchit les limites imposées par l’égologie transcendantale, échappe − pour un ins-tant − à l’extro-flexion constitutive de la dioptrique, pour se reconnaître « à plein titre » comme « moi » moral.

85 A ce sujet voir encore D. Lohmar, op. cit., p. 146, qui parle exactement de « sedimentation der Erfahrung in den Schemata der empirische Begriffe ». 86 D. Lohmar, op. cit., p. 152. 87 J.-L. Marion, Etant donné, op. cit., p. 262.

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Qu’en est-il alors de l’égologie ? Comment peut-on encore penser une théorie kantienne de la vision comme une théorie « des » schématismes lors-que l’égologie qui devait la soutenir s’en révèle mise en doute ? Qu’en est-il alors de la phénoménologie intime et « implicite »88 de la Darstellung si elle arrive à épuiser ses mêmes conditions ? Pour chercher de répondre à ces questions il faudra avoir développé l’analyse phénoménologique de la Dars-tellung en ce qui concerne sa déclinaison « schématique ».

La première partie de ce travail essaie de définir l’horizon problématique

de la « schematische Darstellung ». On cherche de dépasser en premier lieu l’interprétation heideggérienne du schématisme sans pourtant en perdre la richesse (en jetant, pour ainsi dire, « le bébé avec l’eau du bain »). Le Kant-buch, oeuvre géniale « qui ouvre et qui occulte » le problème du schéma-tisme, représentera le point de départ pour rechercher, régressivement, la phénoménologie implicite du schématisme. Une fois gagné un terrain d’interprétation phénoménologique on en esquissera, dans le deuxième cha-pitre, une sorte de topographie, en donnant une superposition − dans la me-sure où elle est possible − des structures critiques et des structures phénomé-nologiques. Le dernier chapitre de la première partie isole le schématisme transcendantal et en fournit une contextualisation selon trois points de vue : celui de son appartenance au genre « schematische Darstellung », celui de sa collocation au sein des structures de la Critique de la raison pure, celui en-fin, de son excédence théorique pour l’élaboration d’un « criterium verita-tis » (comme « Korrespondenztheorie »89) par rapport à l’ontologie de Wolff.

La deuxième partie donne l’interprétation phénoménologique du schéma-tisme catégorial comme optique transcendantale dans sa configuration primi-tive, à savoir celle de 1781. Le quatrième chapitre analyse la doctrine du schématisme en soi, afin d’en fixer les points nodaux du point de vue d’une théorie de l’expérience et du développement d’une Korrespondenztheorie transcendantale ; le cinquième chapitre analyse la fonction phénoménolo-gique de l’imagination dans la Déduction des concepts purs de l’entendement de 1781, en en soulignant le caractère de rupture par rapport à une théorie physiologique de l’imagination et le caractère d’anticipation par rapport à la théorie de la rétention ; le sixième chapitre applique le concept de schématisme comme algorithme de l’attention au « Système des tous les principes de l’entendement pur » en essayant d’intégrer les définitions des schèmes aux Beweise des principes, pour mettre en évidence son caractère

88 Loc. cit. 89 A ce sujet voir encore une fois D. Lohmar, op. cit., p. 140 sq.

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proto-phénoménologique. La troisième partie fixe l’aporie de la dimension antéprédicative et suit

l’évolution (ou l’involution) de l’égologie kantienne de 1787 (édition défini-tive de la Critique de la raison pure) à 1790 (parution de la Critique de la faculté de juger), et précisément au sein de l’Analytique de la faculté de ju-ger esthétique. Le septième chapitre prend en considération l’institution du couple égologique « Je-horizon » dans la Déduction des concepts purs de l’entendement de 1787, en essayant d’en souligner la valeur phénoménolo-gique, cognitive et anthropologique en même temps que ses apories. Le hui-tième chapitre donne une interprétation du concept de subjectivité qui en relève par rapport à la Réfutation de l’idéalisme et par rapport au Gefühl excédentaire qui structure l’orientation dans le « plenum » de la phénoména-lité. Le neuvième chapitre, en considérant l’Analytique de la faculté de juger esthétique, fixe la relation (excédentaire à l’égologie) entre manifestation du beau et intersubjectivité. C’est cette relation qui permet de viser le problème de la reconnaissance de l’objectité empirique, configurée comme « schéma-tisme des concepts empiriques », par rapport à sa dimension sémantique. Le dixième et dernier chapitre analyse l’impossibilité d’exhibition de l’imagination dans le sublime en essayant d’y fixer le changement de statut et d’ouverture de la vision.