“De quelle manière la ψυχή est-elle tout ce qui est ? ” in Jan Patočka lecteur...

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Patočka lecteur d’Aristote

Phénoménologie, ontologie, cosmologie

Sous la direction de Claude Vishnu Spaak et Ovidiu Stanciu

Patočka lecteur d’Aristote

Phénoménologie, ontologie, cosmologie

Ouvrage publié avec le concours de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

et de l’Institut Universitaire de France.

SommAire ◗

Table des abréviations des principales œuvres citées de Patočka ............................................ 7

PréfaceRenaud Barbaras ......................................................................................... 9

L’intérêt de la radicalisation patočkienne du mouvement aristotélicienCamilla Rocca ............................................................................................ 19

Une ontologie de la naissance. Du sens de la physisFrédéric Jacquet ........................................................................................ 33

La reprise par Patočka de la définition aristotélicienne du mouvement : trois conséquencesDragoş Duicu ............................................................................................ 61

La physis et les deux sens de l’individuationOvidiu Stanciu ........................................................................................... 81

Symphysis Patočka face à « l’empirie trop grossière et naïve » d’AristotePierre Rodrigo .........................................................................................107

Aristote et le bannissement de l’espaceMarion Bernard ......................................................................................125

La hylè nullifiée. Réflexions autour de l’interprétation patočkienne du concept aristotélicien de physisRiccardo Paparusso ...............................................................................145

Aux limites du monde : le fond obscur entre proto-structure et chaos matérielClaude Vishnu Spaak ............................................................................159

Mouvement, temps, espace dans l’Aristote de Jan PatočkaFilip Karfík ...............................................................................................195

La conversion à l’ère technique Patočka, lecteur de Francis BaconClaire Perryman-Holt ...........................................................................213

Le lieu et l’espace chez Aristote : une conception dynamiqueEliška Luhanová .....................................................................................239

De quelle « manière » la ψυχή est-elle tout ce qui est ?Emre Şan ..................................................................................................269

Les auteurs .........................................................................................287

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TAble deS AbréviATionS ◗deS PrinciPAleS œuvreS ciTéeS de PATočkA

Aristote, ses devanciers, ses successeurs – , trad. E. Abrams, Paris, Vrin, 2011 (cité ADS)

Essais hérétiques – sur la philosophie de l’histoire, trad. E. Abrams, Lagrasse, Verdier, 2007 (cité EH)

Introduction à la phénoménologie de Husserl – , trad. E. Abrams, Greno-ble, Million, 1992 (cité IPH)

Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine – , trad. E. Abrams, Dodrecht, Boston, Londres, Kluwer, 1988 (cité MNMEH)

Liberté et sacrifice – , trad. E. Abrams, Grenoble, Millon, 1990 (cité LS)

Papiers phénoménologiques – , trad. E. Abrams, Grenoble, Millon, 1995 (cité PP)

Platon et l’Europe – , trad. E. Abrams, Lagrasse, Verdier, 1997 (cité PE)

Qu’est-ce que la phénoménologie ? – , trad. E. Abrams, Grenoble, Millon, 1988 (cité QP)

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de quelle « mAnière » lA ψυχή eST-elle TouT ce qui eST ?

Dans un texte intitulé « La philosophie transcendantale de Husserl après la révision », Patočka cite le De anima, III, 8,

431 b 20 : « En rassemblant maintenant dans un même tout ce que nous avons dit au sujet de la ψυχή [l’âme, la vie], nous dirons à nouveau que la ψυχή est, d’une certaine manière (πώΣ), tout ce qui est (τά ὄντα) »1. Que veut dire « d’une certaine manière (πώΣ) » ? Selon Patočka, la difficulté de cette formulation, qu’il est néces-saire de faire ressortir, est l’embryon des problèmes avec lesquels lutte toute la phénoménologie. Plus précisément, cette formule d’Aristote dont l’interprétation phénoménologique est ici notre thème, peut contribuer au débat philosophique sur l’intentionna-lité. L’hypothèse de recherche qui nous guide est alors la suivante : nous croyons qu’en restaurant le concept grec d’âme et en mettant en suspens le subjectivisme moderne, Patočka va retrouver l’âme comme l’essence de l’intentionnalité et va thématiser par ce biais une théorie désubjectivisée de l’apparaître.

Selon cette formule d’Aristote, tout ce qui est se divise ainsi : ce que l’on peut rencontrer (αίσΘητά) ou ce que l’on peut saisir par la vue intellectuelle (νοητά) ; et le savoir propre à la vue intel-lectuelle renvoie d’une certaine manière à ce qui peut être vu, et la rencontre renvoie d’une certaine manière à ce qui peut être rencontré. En quoi consiste cette « manière » particulière, voilà la question qu’il faut résoudre.

L’âme se trouve en contact direct avec les choses et les choses sont en quelque sorte données. Mais il ne s’agit pas d’une simple donation car l’âme est d’une certaine manière les choses elles-mê-mes. L’âme est dans une certaine mesure cet objet mais non pas de telle manière qu’il soit transporté dans l’âme. Selon Patočka :

La solution d’Aristote consiste en deux choses. Premièrement, il dit que le « terme objectif » de la relation est έν τή ψυχή, qu’il est

1 – Jan Patočka, Úvod do Husserlovy fenomenologie ; IPH, p. 237.

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dans l’âme ou, pour employer notre vocabulaire moderne, qu’il est quelque chose qui ressortit à la vie même, au sujet (conçu bien sûr objectivement, sans se limiter à la conscience – dans ses potenti-alités). En d’autres termes l’âme s’« identifie » à ce terme objectif, devient « la même chose ». Cette identification pose encore un autre problème2.

L’âme est quelque chose de différent de ce qu’elle perçoit ou saisit et cependant elle s’y identifie. Les choses deviennent en quel-que sorte l’âme, elles reçoivent une figure psychique, sans pour autant cesser d’être elles-mêmes. L’identification à la chose n’est pas réelle. Je ne deviens pas une pierre en la regardant, ni concept lorsque je le saisis mais il faut reconnaître qu’il existe quelque cho-se comme une identification intentionnelle, non réelle ; et que le passage de l’âme à la réalité extérieure est intentionnel et non pas réel. L’identification concerne ce qui fait de la chose une chose, mais non pas sa réalité effective individuelle. Aristote établit un parallèle entre l’âme et la main pour expliquer cette identification. La main ne devient pas l’instrument qu’elle manie, mais c’est elle seule qui fait de tout instrument ce qu’il est. L’instrument ne perd pas pour autant son autonomie, mais c’est seulement dans la main et par rapport à la main qu’il est ce qu’il est. De même que la main, l’instrument des instruments, donne sens à tous les instruments, de même la pensée, la vie, donne sens à tout ce qui lui appartient en tant qu’objet dont elle s’occupe.

À cet égard, l’esse intentionale doit être distingué de l’esse reale de la chose à laquelle la connaissance ou le vécu s’identifie. On sait que chez Aristote l’esse intentionale est forme : elle a une certaine auto-nomie, distincte de celle de l’esse reale. L’esse intentionale ayant ten-dance à s’affranchir de l’acte d’identification, la scolastique, bien avant la conception moderne, comprend le pôle objectif du vécu comme image, comme représentation. Nous pouvons retrouver cette problématique au XVIIe siècle autour de la conception de l’« idée ». La doctrine de l’« inexistence » intentionnelle des idées dans l’esprit se présente sous cette forme chez Descartes et chez d’autres penseurs de cette période. Elle est ce qui rend possible la preuve cartésienne de l’existence de Dieu par l’immanence de l’idée de l’infini dans l’esprit humain. La théorie cartésienne des

2 – Ibid., p. 239.

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idées (cogitationes) essaie de faire de l’idée une représentation, une image dans notre esprit. Dans cette optique, les cogitationes sont déterminées par l’intériorité et par une réflexivité constitutive. Par suite, l’empirisme britannique comprend l’idée comme une com-posante réelle de l’être mental (la réalité psychique). Comme l’écrit Patočka :

De ce fait, l’esse intentionale devient l’esse reale de l’âme, ou plutôt des vécus conscients en tant que tels, et comme toute la psychologie moderne s’édifie sur le fondement de l’empirisme britannique, le problème formulé par Aristote finit par s’éclipser3.

Le point à noter est celui-ci : la vie selon Aristote est dans son fondement en dehors de la conscience et du savoir. L’être percevant est non seulement une perception actuelle mais aussi la faculté, la possibilité de percevoir qui n’est pas toujours actualisée. Aristote pense toujours l’objectivité de la vie. La vie est vie même là où elle ne se tient pas dans la clarté concentrée sur soi. Aristote n’a pas le concept de conscience car il n’a pas le critère pour la distinction du conscient et du non-conscient. Chez Descartes, ce critère est la certitude de soi de la conscience. Aristote a le concept de la vigilance et de l’agir. Il voit la différence entre l’être qui s’efforce et celui qui est en acte. Il considère la vie du point de vue objectif de l’être et jamais du point de vue de son vécu, de la connaissance et de la thématisation. La vie se manifeste à lui dans cette pers-pective dans ses structures comme forme. L’âme est la forme des formes. Par là se trouve posé le pont entre l’âme et la chose. Ce pont est brisé chez Descartes : l’âme est substantia, res, mais au sens d’une présence permanente et non comme forme concrète carac-térisant une chose dans son être et sa structure interne.

Husserl s’est familiarisé avec les thèmes cartésiens par l’in-termédiaire de la psychologie de Franz Brentano. Chez ce der-nier, les phénomènes psychiques, intentionnels, se distinguent des « physiques », non intentionnels dans la mesure où leur présence garantit aussi l’existence du psychique (ce qui n’est pas le cas des phénomènes « physiques »). Brentano fait ainsi de la certitude de soi de la conscience, la certitude du phénomène psychique. En s’appuyant sur les travaux de Franz Brentano, Husserl révise toute la tradition millénaire de notre confrontation avec les choses de

3 – Ibid., p. 241-242.

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telle sorte que les concepts comme la représentation, l’intuition, l’évidence, la présence, la chose même prennent chez lui un nou-veau sens par rapport au concept de l’intentionnalité. Comme l’in-dique Patočka :

À commencer par Aristote – sur quel sol pose-t-on la question de ce dont il y va pour la philosophie ? Où l’homme, être qui com-prend, qui parle, qui agit à la lumière de la compréhension, ren-contre-t-il les choses, les autres et soi-même? Quel est ce sol ? La ψυχή – ή τά ὄντα πώΣ έστν. Question du πώΣ. Réponse de Brentano : l’« inexistence » intentionnelle. Réponse de Husserl : ce sol c’est l’intentionnalité4.

Chez Brentano, le « rapport intentionnel » est un attribut par-ticulier d’actes psychiques singuliers qui, en eux-mêmes, demeu-rent des réalités autonomes et ne sont pas examinés également en tant que structures de signification tandis que chez Husserl, l’« intentionnalité » est la connexion fondamentale qui règle le rap-port entre le « vivre » et le « vécu », le sujet et l’objet comme com-posants du plan du sens. Tout vécu est « polarisé » objectivement de telle sorte que le meilleur moyen pour la réflexion de dévoiler les connexions du vécu, c’est donc de partir de l’objet dans la plé-nitude de ses déterminations. L’intentionnalité est définie comme une fonction générale de visée de, à laquelle tout vécu participe même s’il n’est pas nécessairement par lui-même intentionnel. Au lieu de parler de l’« inexistence » intentionnelle de l’objet dans l’acte de conscience, Husserl parle de l’intentionnalité comme caractère dynamico-synthétique spécifique qui non seulement a toujours déjà un rapport à un objet, mais encore, dans un certain sens, constitue et réalise (ou ne réalise pas) ce rapport.

Toute la portée de cette théorie de l’intentionnalité théorique repose, bien entendu, sur la manière dont on entend la polémique de Husserl avec Descartes. Husserl dénonce la position cartésien-ne comme réalisme transcendantal car, en pensant la conscience comme substance, à savoir comme douée du même sens d’être que les autres étants mondains, Descartes s’interdit de préserver la spécificité du champ phénoménal, c’est-à-dire finalement de l’intentionnalité, que recueillait la notion de cogitatio. Dans cette perspective, le transcendantal est pensé sur le modèle de cela dont

4 – Ibid., p. 252.

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il est condition de possibilité. Le doute cartésien sauve, selon les termes de Husserl, une « parcelle du monde »5. Il n’accède pas au sens d’être véritable de la cogitatio en tant que radicalement distinct de celui de la res transcendante. Dès lors que le sujet est pensé comme substance, la pensée est comprise comme attribut essen-tiel de cette substance, elle est séparée de cela qu’elle pense. Elle ne peut plus être comprise comme condition d’apparaître parce qu’elle est coupée de la réalité de cela qu’elle pense. Dans ce cas là, la pensée préserve sa spécificité en constituant l’objet qu’elle n’est pas, c’est-à-dire que le phénomène est interprété comme représentation. À cet égard, l’intériorité substantielle cartésienne laissait tout le réel en dehors d’elle et soulevait donc un autre pro-blème concernant les représentations. La pensée n’est plus une « ouverture à » mais c’est une certaine singularité psychologique qui compromet sa dimension phénoménalisante. Cette tension entre la compréhension de la conscience comme substance et sa fonction de faire apparaître conduit Husserl à refuser toute réalité à la conscience pour lui reconnaître une positivité, celle du sujet de l’intentionnalité constitué de vécus. Les penseurs qui suivent Husserl ont creusé cet écart entre la conscience et la réalité6.

de la représentation au réalisme intentionnel

Le débat sur l’identification intentionnelle nous oblige à sur-monter l’alternative d’une conception de l’intentionnalité selon laquelle celle-ci se tiendrait au-delà du réel et d’une tentation phi-

5 – E. Husserl, Méditations cartésiennes, trad. M. de Launay, Paris, PUF, 1994, p. 67-68.6 – Par exemple, chez Sartre, en tant que pur néant, la conscience n’est ados-sée à aucune réalité et elle ne se soutient en sa néantité qu’en passant du côté de l’être, en se laissant absorber par sa positivité. Il s’ensuit qu’au lieu de se rap-porter à l’être, la conscience s’écrase sur lui et se confond finalement avec lui. Il s’agit ici d’une solution dialectique et abstraite au problème de l’intentionna-lité, où se perd la relation comme telle, en tant qu’elle conserve la distance. En fait, Sartre ne pense pas les deux pôles de l’intentionnalité à partir de leur cor-rélation, mais il analyse seulement ce qu’ils doivent être chacun en eux-mêmes. Comme le souligne Merleau-Ponty, chez Sartre, « ce n’est qu’en apparence qu’on réconcilie la conscience immanente et la transcendance de l’être par une analytique de l’Être et du Néant : ce n’est pas l’être qui est transcendant, c’est moi qui le porte à bout de bras par une sorte d’abnégation ; ce n’est pas le monde qui est épais, c’est moi qui suis assez agile pour le faire être là-bas » (M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964 , p. 97).

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losophique permanente de faire porter à la réalité le poids de sa propre représentation. Pour sortir de cette équivoque, nous vou-lons analyser l’œuvre de Jocelyn Benoist qui peut nous servir de levier théorique par rapport à ce que nous voulons faire, c’est-à-dire interpréter la formule d’Aristote. Ainsi, nous allons essayer de répondre à la question formulée plus haut en adoptant sur elle une perspective différente. Il s’agira ici de poursuivre la théorie de « réalisme intentionnel » de Jocelyn Benoist dans son livre intitulé Éléments de Philosophie Réaliste7. Cet ouvrage rappelle la complexité du débat à propos d’une éventuelle réconciliation entre la phéno-ménologie et la réalité à laquelle l’intentionnalité prétendait ouvrir l’accèss. Un tel travail exige une élucidation de l’ancrage au réel de nos pensées, et ainsi des rapports de force auxquels obéissent nos représentations, lesquelles, pour cette raison, n’ont plus rien de l’idéalité d’un sens absolu.

Jocelyn Benoist pose le problème majeur auquel est confrontée la phénoménologie de Husserl, à savoir la posture philosophique selon laquelle le donné est la mesure de toute chose. Il conteste cette perspective et met en avant le thème de l’avoir. Plus préci-sement, la primauté du monde perçu présenté par l’auteur com-me ce que nous avons de toutes les façons, permet une contestation du motif phénoménologique du « donné ». C’est ainsi qu’il passe de la phénoménologie au réalisme. Jocelyn Benoist oppose le thème de l’avoir au représentationalisme moderne qui trouve ses racines dans l’internalisme. L’utilisation de la notion d’intériorité en un sens épistémologique nous conduit à décrire les représentations comme un écran entre nous et les choses de telle sorte que nous n’établissons de relation avec les choses qu’en tant que celles-ci sont représentées. La parenté que Jocelyn Benoist découvre entre le représentationalisme moderne et la métaphore du donné pro-vient de leur commune incapacité à saisir l’expérience que nous avons de la réalité :

La question se pose alors de savoir pourquoi une certaine épisté-mologie moderne tient tant à une interprétation constituante de cette métaphore. La réponse paraît évidente : c’est parce qu’elle part d’un point de vue dans lequel nous nous sommes fictivement

7 – J. Benoist, Éléments de philosophie réaliste, réflexion sur ce que l’on a, Paris, Vrin, 2011.

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placés infiniment loin du réel – comme si nous pouvions en sortir et la question se posait pour nous, de façon externe, de faire contact avec lui – qu’elle est conduite réciproquement à se représenter le réel comme infiniment loin de nous et à faire comme si celui-ci avait à franchir une forme de distance métaphysique pour venir jusqu’à nous. En d’autre termes, le mythe du donné est l’envers du représentationnalisme : c’est parce qu’on se représente le réel comme atteint seulement à travers la médiation de représentations et en quelque sorte comme fondamentalement tenu à distance par elles, qu’on se figure que celui-ci ait symétriquement à se « donner » pour crever cet écran8.

Jocelyn Benoist abandonne le concept d’intentionnalité com-pris dans son entente constitutive pour restituer dans toute sa teneur d’être cette réalité que nous avons. Selon lui, l’intention-nalité n’est pas un « empire dans un empire », en d’autres termes : toute intentionnalité est adossée à des conditions contextuelles d’accomplissement qui mettent en cause son entente internaliste, transcendantale, soustraite au monde :

Faire droit à l’intentionnalité, ce n’est en aucun cas ouvrir une nou-velle région de l’être, celle des objets inexistants ou des objets spi-rituels […] c’est ouvrir l’être tout court : se donner les moyens de poser à chaque fois concrètement le problème de l’identification de ce qu’il y a. L’intentionnel n’est pas une dimension réelle mais idéale : il s’identifie strictement à la possibilité de représenter une chose donnée d’une certain façon ou d’une autre9.

À cet égard, l’intentionnalité est le simple fait que, en cha-que occurrence où est posée la question de savoir ce qu’il y a, la réponse qui peut être donnée à cette question est indissociable d’un certain point de vue. Un réalisme est « intentionnel » à par-tir du moment où il intègre la contrainte logique du « contexte » d’intentionnalité. Donc il refuse toute « identification positive », à savoir identification des choses comme ce qu’elles sont de toutes les façons car une adéquation ne peut jamais être libre de tout point de vue. La solution de Jocelyn Benoist est remarquable en ceci que chez lui, ce qui s’impose avec le phénomène de l’adéquation, c’est la nécessité de faire droit non seulement au caractère irréducti-blement intentionnel de toute approche thématisant du réel, mais

8 – J. Benoist, op. cit., p. 93-94.9 – Ibid., p. 71.

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réciproquement à l’inscription réelle de toute structure intention-nelle qu’on pourrait être tenté de mettre en œuvre. L’intentionna-lité, loin de constituer la condition d’un accès au réel, suppose au contraire le contact avec lui et ne se déploie que sur la base de ce contact et pour ainsi dire à même lui. Comme l’indique clairement Jocelyn Benoist :

Si le réel ne se déplie jamais, et ne s’identifie, que sur un mode intentionnel, selon un certain format, ces identifications, loin de permettre un hypothétique contact avec le réel, supposent constam-ment celui-ci et ne prennent sens que sur son terrain propre : elles ne sont que la mise en scène (la « représentation ») des tournures que peut prendre celui-ci10.

Selon lui, toute description du réel selon laquelle celui-ci appa-raît comme étant comme ceci ou comme cela, suppose une forme d’engagement défini avec lui. Peut-être que l’on peut traduire la formule d’Aristote « l’Âme est, est en quelque façon (πώΣ), tout ce qui est (τά ὄντα) », en s’inspirant ainsi de Jocelyn Benoist : « Ce qu’il y a c’est très exactement ce qui est représentable d’une certaine façon »11.

ii. la dé-subjectivation de l’apparaître

Cependant, même si la formule d’Aristote semble faire écho à un réalisme intentionnel, il semblerait qu’il y ait encore une diffi-culté qui persiste. Car même si une telle perspective semble refu-ser toute « identification positive » et met en œuvre une identifica-tion intentionnelle des choses comme ce qu’elles sont d’une certaine façon, du point de vue de Patočka, référer la manifestation de la chose à l’oeuvre d’une connaissance ou d’une représentation implique le pas-sage de l’étant à son autre, c’est-à-dire le passage dans l’élément d’une conscience ou d’une subjectivité. Selon lui, la rencontre de l’âme avec la chose doit être apparition de l’étant comme tel et non pas comme autre chose, ce qui exclut toute forme de redoublement ou dédoublement.

Tout le problème est donc de respecter cette dé-subjectivation de l’apparaître au point même où il est « apparaître à », c’est-à-dire dévoilement. Comme celle de Jocelyn Benoist, la solution de Patočka exige un discours en dehors de la phénoménologie. Selon

10 – Ibid., p. 72.11 – Ibid., p. 54.

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le philosophe tchèque, « [p]armi les structures censées jeter ainsi un pont entre l’humain et l’extra-humain, figure également, bien sûr, le concept aristotélicien de mouvement »12. Afin de penser la différence de l’âme dans la pure identité avec les choses, nous allons faire appel au concept aristotélicien du mouvement.

Aux yeux de Patočka, la seule manière d’échapper au risque du subjectivisme est donc de fonder l’activité du sujet sur une manifesteté préalable et de comprendre la manifestation comme mouvement. Une phénoménologie ne peut échapper au subjec-tivisme que si elle est comprise comme une cosmologie13 possé-dant elle-même une singularité dynamique : il s’agit de décrire le monde comme fond intotalisable, mais source de tous les procès d’individuation, « immensité inapparente » qui est constitutive de la structure de l’apparaître. Ce mouvement fondamental de l’ap-paraître implique à la fois un mouvement primaire (ou « proto-mouvement ») et un mouvement subjectif, en quelque sorte secon-daire. Autrement dit, l’ouverture originaire dans et par laquelle les étants adviennent, ouverture individuante ou séparante, doit elle-même être comprise comme mouvement. Il faut admettre, ensuite, que le mouvement subjectif prolonge nécessairement ce mouvement originel : le mouvement de l’existence comme mou-vement de phénoménalisation de l’étant renvoie au mouvement même du monde comme mouvement de surgissement de l’étant.

Autrement dit, contrairement à la conception husserlienne de l’intentionnalité, selon Patočka l’apparaître proprement dit, ou « l’être pour » n’est pas commandé par la présence d’une conscience et ne peut donc signifier le surgissement d’une image ou d’une représentation de l’étant mais il commande la présence d’une conscience qui le suppose. C’est parce que l’étant paraît,

12 – ADS, p. 252.13 – C’est la direction que suit Renaud Barbaras lorsqu’il détermine la phéno-ménologie patočkienne comme « articulée » par une « phénoménologie dyna-mique (le sujet comme mouvement) et une dynamique phénoménologique (une théorie phénoménologique des mouvements naturels ou cosmiques) ». Dans le développement de cette articulation, la « cosmologie » sera caracté-risée de « condition de possibilité la plus profonde » de la phénoménologie. (« Le problème de l’apparaître. Phénoménologie dynamique et dynamique phénoménologique », in R. Barbaras, Le mouvement de l’existence. Études sur la phénoménologie de Jan Patočka, Chatou, La Transparence, 2007, p. 66).

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c’est-à-dire se dévoile que le sujet du mouvement dévoilant est appelé conscience. La différence entre la réalité objective et la réalité psychique est dérivée, au sein d’un univers qui n’est autre que le monde, à partir d’une différence entre les mouvements, c’est-à-dire des modes de relations entre les étants. Il faut donc penser le sujet de l’intentionnalité non pas comme un contenu positif, c’est-à-dire du point de vue de l’objet mais comme mou-vement. L’étant ne peut apparaître comme tel que si la subjecti-vité n’est rien. Le mouvement est à la fois intramondain et rien de mondain, rien de positif, il est la figure concrète du négatif, la figure de l’auto-négation concrète. Il caractérise le niveau d’être en lequel l’identité effective de « l’entrer en soi » et du « sortir de soi » pourra se fonder. Le mouvement est le troisième domaine entre l’être immédiat et la négation. Dans ce cadre en effet, il n’y a plus d’alternative entre l’être soi et l’ouverture au monde, et l’être soi n’est rien d’autre que le fait d’accueillir le processus du monde dans lequel le sujet s’inscrit : pour devenir qui je suis, il faut que je me laisse déposséder par le processus du monde, il faut que j’ac-cueille ce processus. C’est alors dans la mesure où l’étant individué est subjectivé ou subjectif, c’est à dire dévoilé, qu’il peut se don-ner à un sujet, ou plutôt le mouvement par lequel il advient peut être qualifié de mouvement subjectif. Il faut penser une subjecti-vité déréalisée, désubjectivée, mais comme mouvement. Une telle extériorisation de la subjectivité est la conséquence de la désub-jectivation de la manifestation quand la manifestation est référée à un proto-mouvement. Si la manifestation est quelque chose qui advient physiquement à l’étant par le mouvement mondain, par l’in-dividuation, cette manifestation comme dévoilement ne peut pas correspondre à une intériorisation subjective des étants.

Il faudrait donc montrer que la seule manière d’éviter toute sorte de subjectivisme et même tout risque de réification du sujet, consiste à vider le sujet de tout contenu. Au fond, le sujet n’a pas d’autre contenu que celui qui paraît par le sujet. Sa réalité ne se distingue pas de ce qui par lui paraît. Pour penser l’apparaître en sa vérité, contrairement à Husserl, il faut dénier à la conscience toute positivité, il faut priver la subjectivité de toute positivité et de tout contenu et donner une figure phénoménologique à la « négativité » et à la « non-positivité » qui sont aux racines de l’être

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humain. Dans les Papiers Phénoménologiques, Patočka soutient cette position :

Si l’on veut, on peut désigner le champ de manifestation comme « subjectivité », mais il faut alors se rendre compte que cette » sub-jectivité » est une compréhension sous la forme de compris, compréhen-sion plus précisément de l’émergence des caractères d’apparition de l’étant, dont rien ne peut être « constitué » et qui ne peut pro-duire aucune « apparition », aucun » phénomène » au sens d’un étant autonome qui empêcherait d’accéder à l’étant authentique. Compte tenu de la formalité des caractères d’apparition tels que la totalité de l’espace, la durée, la donation perspective de l’étant, la donation en original et la déficience, la présence dans l’actualité et les inactualités, il ne peut en résulter aucune « image du monde »14.

Autrement dit, selon Patočka, l’apparaître n’est en aucun cas commandé par la présence d’une conscience et ne peut donc signifier le surgissement d’une image ou d’une représentation de l’étant. Cela nous permet de penser un apparaître de l’étant qui n’implique aucun dédoublement. Autant dire donc que le contenu de compréhension est le contenu du compris, il n’y a de dévoile-ment que comme être dévoilé, bref, que ce que l’on nomme sujet ou bien conscience n’a pas d’autre contenu ou d’autre réalité que celle de ce qui par lui paraît. Ce qui revient à dire que l’apparition, ou plutôt l’apparaître comme tel, ne repose pas sur des contenus, mais bien sur une forme, forme qui n’est autre que celle du monde, ou plutôt le monde comme tel. C’est ainsi que nous comprenons la formule suivante de Patočka : « nous croyons que le problème de l’apparition en tant que primaire découle tout naturellement d’une refonte de la doctrine husserlienne en un transcendanta-lisme formel de l’apparaître en tant que tel »15. Si le transcendan-tal est une compréhension existant sous la forme du compris, le transcendantal est formel, au sens où il exclut toute image, puisque tout passage du monde est un autre élément de l’apparition. Mais il ne s’agit pas d’un primat de la forme sur la matière ni d’une forme séparée de son contenu. Le sujet est désubstantialisé au point que sa compréhension, c’est l’être-compris du compris. À l’encontre d’un transcendantalisme subjectif ou subjectiviste, le

14 – PP, p. 193.15 – Ibid., p. 208.

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transcendantal n’est pas tant ici une activité du sujet (et encore moins une forme donnée avec le sujet et constitutive de celui-ci, comme chez Kant) qu’une forme immanente aux apparitions, c’est-à-dire l’unité (dont la première est la forme-monde : Weltform), qui fonde la possibilité de l’apparition.

C’est ainsi qu’on trouve dans les analyses de Patočka une réponse à la question de savoir ce que sont les choses et la manière dont il est possible que les choses se montrent d’elles-mêmes et se manifestent à quelque chose comme l’âme. Le philosophe tchèque considère l’âme comme ce qui est nécessaire pour que les choses apparaissent (quand celles-ci n’apparaissent pas, les formes restent dans les choses) ; l’âme seule permet à toutes les formes d’être telles et d’apparaître. Comme le souligne Patočka, « en se pre-nant en tant que formes purement pour soi, elles ont également besoin d’un lieu, ce lieu doit avoir lui-même une forme, une appa-rence d’une espèce particulière – il doit être apte à recevoir en soi d’autres formes, il doit être είδοΣ είδών pour avoir la possibilité de devenir le lieu des είδη »16. L’âme est une forme, lieu de toutes les formes en tant que forme de toutes les formes. Mais la forme n’a pas ici un sens transcendantal : elle est seulement le lieu de toutes les essences, elle actualise ce qui dans la réalité n’est qu’en puis-sance, c’est-à-dire la forme comme eidos. Il ajoute :

[O]u pour dire la même chose dans un langage plus moderne : il doit y avoir un côté « noématique », l’âme doit pouvoir à l’intérieur d’elle-même, poser devant soi quelque chose d’objectif. C’est le sens du parallèle, à première vue surprenant, qu’Aristote établit entre l’âme et la main qui est l’instrument des instruments, c’est-à-dire, qui donne son caractère instrumental à tout ce qui peut servir d’instrument. Sans la main, il n’y aurait pas d’instruments ; l’instru-ment ne devient outil que dans la main, et c’est de même l’âme qui fait que toutes les formes soient formes, qu’elles soient quelque chose qui apparaît17.

Autrement dit, la main quand elle travaille tient l’outil et dans un sens s’identifie à lui tout en demeurant de surcroît ce qu’elle est. L’outil est le prolongement de la main. L’âme est une forme mais

16 – QP, p. 222.17 – Ibid.

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au sens où elle ne peut pas se distinguer de ses contenus. C’est ainsi que Patočka retrouve le lien entre le vécu et la chose.

Le point à noter est celui-ci : l’apport de la méthode aristotéli-cienne consiste, par le biais de la lecture que Patočka en propose, à nous rappeler que par l’âme, les choses se manifestent comme elles sont. Cependant, il n’est pas satisfaisant de dire qu’elle est le lieu (non matériel) des choses et qu’en elle les choses se manifestent. Bien entendu, elle n’est pas un lieu matériel, un topos, mais l’accent doit porter sur le fait qu’elle ne peut être le lieu des choses qu’à la condition d’être au lieu des choses. Donc ce sont les choses qui sont véritablement le lieu de l’âme, son contenu : l’âme, en se faisant lieu de la présence, empêche de penser l’être de l’homme comme un sujet clos sur lui-même. En ce sens, l’identité de l’étant ne doit pas son existence à la synthèse effectuée par l’âme, au contraire, une synthèse n’est possible que parce qu’elle « met le doigt sur une identité préalable ». Selon lui, « [l]e changement, le processus, la transformation sont en eux-mêmes des identifications, sont des syn-thèses matérielles, et ma synthèse subjective d’identification est simplement la saisie et la reconnaissance de cette identité singu-lière, de cette liaison à l’intérieur des choses »18. En fait, le mouve-ment échappe à l’opposition entre l’homme et les choses, car il est pour ainsi dire des deux côtés, toujours à la fois et indissociablement synthèse subjective et matérielle. Le mouvement est toujours déjà « dans les choses », il est la synthèse matérielle qui fonde la syn-thèse subjective. Il est une synthèse dans les choses elles-mêmes, synthèse réelle qui permet au sujet de synthétiser. C’est ici qu’on peut voir l’apport de Patočka au débat que nous avons évoqué tout à l’heure sur l’identification intentionnelle. Selon l’approche classique, le sens est une identification de la chose à laquelle nous nous rapportons. Se rapporter à quelque chose selon un certain sens, c’est se rapporter à cette chose comme telle ou telle. Le pro-blème était que la chose, dans la limite de cet usage, apparaît sous cette identité comme autre chose qu’elle-même. Le mouvement permet de penser un modèle alternatif à celui de l’identité immédiate : car il est un sens (ou une direction) que le sujet recueille à même les choses, et non un sens qu’il constitue – synthèse subjective d’une liaison synthétique dans les choses elles-mêmes. Il s’agit de dépla-

18 – PP, p. 32.

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cer le cœur de la constitution synthétique du sens depuis le sujet vers les choses. Entendons par là que le sens est plus profond que le partage significatif/directionnel. Dans cette optique, nous ne pouvons pas parler de corrélations transparentes entre des actes de pensée et des objets de pensée, d’un système d’appréhensions et de significations pures immergées dans l’expérience. De même, l’être subjectif du sens ne signifie plus le passage à un autre élé-ment comme conscience.

iii. l’intentionnalité inversée : l’âme comme unité radicale d’une activité et d’une passivité

Toutefois, la lecture de Patočka n’en reste pas là et introduit plutôt une autre dimension. Dans son texte intitulé « Sur les pro-blèmes des traduction philosophiques » qui date de 1968, Patočka donne l’exemple de cette phrase d’Aristote que nous avons citée. Il s’agit d’une réflexion sur la traduction, sur la nécessité d’introduire une dimension de paraphrase dans la traduction et de trouver une juste proportion entre cette paraphrase et la traduction au sens propre. En commentant la phrase d’Aristote, il écrit que « la tâche de la traduction sera alors d’exprimer que l’âme possède dans son être, dans ce qui la rend ce qu’elle est, la faculté que les choses se montrent, apparaissent, voire qu’elle est en quelque sorte la force de cette manifestation des choses »19. Il la traduit de la manière suivante : « l’âme, ce sont dans un certain sens les choses mêmes (à découvert) »20. Autrement dit, l’âme n’est rien d’autre que les choses – en un certain sens, puis qu’elle n’est pas purement iden-tique à elles. En quel sens ? Au sens où elle possède la faculté que les choses se montrent. Mais cette formule demeure encore problé-matique pour Patočka puisque, en tant que possédant la faculté de faire apparaître les choses, l’âme se distingue de cette faculté comme son « sujet » et se distingue par conséquent aussi des cho-ses : la modalité de ce faire-apparaître, en tant qu’il est référé à une faculté, demeure problématique. D’où la reformulation de Patočka : « Si les choses ont besoin de l’âme pour apparaître, l’âme

19 – J. Patočka, « Sur les problèmes des traductions philosophiques », in N. Frogneux (éd.), Jan Patočka. Liberté, existence et monde commun, Argenteuil, Le Cercle Herméneutique, 2012, p. 23.20 – Ibid.

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ne ‘‘constitue’’ pas pour autant les étants mais elle est en quelque sorte ‘‘la force de cette manifestation des choses’’ »21. Plus pré-cisément, d’une part l’âme est la force qui fait que les choses se manifestent, et d’autre part, elle est indistinctement la force que les choses ont de se manifester. La force qui est la sienne de rendre les choses manifestes n’est autre que la force qui est la leur de se ren-dre manifestes. Il faut penser l’unité de ce double génitif. Donc, il faut penser l’unité d’une manifestation qui arrive aux choses par autre chose qu’elles, et d’une force dont l’activité consiste à laisser advenir les choses en leur être-découvert, dévoilé, à laisser donc advenir leur force de manifestation propre. Autrement dit, la force de l’âme c’est la force des choses et la force propre de cette force de l’âme est l’être capable de laisser place à la force des choses. Cette manière de philosopher renvoie au primat du monde sur la conscience. Laisser place à la force des choses, c’est d’une certai-ne manière laisser les phénomènes se dévoiler, – laisser l’étant se montrer tel qu’il est à partir de lui-même – et reconnaître la dette du sujet pensant à l’égard du monde et de la profondeur de ses mouvements. L’âme est l’intentionnalité dans la mesure où elle est l’unité radicale d’une activité et d’une passivité. L’activité propre de l’âme consiste à faire place à une activité qui n’est pas la sienne, son agir est un s’effacer devant : son agir a pour teneur un renon-cement à l’agir en sorte que par ce renoncement les choses aient accès au paraître. Tout se passe donc comme si l’œuvre de l’âme était de s’effacer à un tel degré qu’elle passe derrière les choses, c’est-à-dire qu’elle passe du côté de leur propre fond par efface-ment, qu’elle le fait paraître, son agir consiste en une absolue pas-sivité. Au fond l’âme, loin de se distinguer des choses, se confond avec elles en coïncidant avec leur être individué. Elle est plus près des choses que les choses mêmes, c’est-à-dire qu’elle bascule du côté de leur profondeur. En passant du côté de leur propre fond obscur au sein duquel elles ne sont pas encore individuées, l’âme parcourt en sens inverse le mouvement de leur individuation au sens où l’âme va de l’étant individué vers le fond dont émergent les étants. Elle est dans une coïncidence radicale qui la conduit des étants déterminés vers leur fond. Elle établit le rapport entre le fond et les étants. Elle ne peut accomplir sa fonction subjec-

21 – Ibid.

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tive que par une passivité fondamentale. Sa radicale différence avec les choses repose sur une proximité radicale, qui est « plus profonde que la simple identité » puisque l’âme est le pouvoir de « passer par-dessous » les choses, d’en transgresser l’individuation en une radicale passivité afin justement de les faire paraître. En effet, comme force d’effacement devant les choses, comme apti-tude à aller au fond, à rejoindre le fond, elle fait en sorte que les choses, en leur individualité, soient mises en rapport avec le fond, se donnant ainsi comme s’en détachant, bref, comme se dévoilant. En se faisant aussi passive que la phénoménalisation est active, elle parcourt de nouveau, mais en sens inverse, le chemin qui va du fond indifférencié aux étants individués, elle les rapporte à leur propre fond et les fait ainsi paraître, redoublant sous la forme d’un dévoilement le mouvement d’individuation. Le pouvoir de faire paraître est pouvoir de se rapporter au fond dont émergent les étants, et c’est de ce pouvoir que procède le decouvrement de l’étant en tant qu’étant, c’est-à-dire en tant que procédant d’un fond qu’il indique ou maintient (que l’âme indique ou maintient) en son détachement même. En excédant l’étant vers le fond, l’âme met l’étant en rapport avec le fond, et c’est de cet ajointement (dont le sens inverse est celui de l’individuation) que procède le dévoilement. Au fond, le dévoilement est encore d’une certaine façon surgissement de l’étant non pas comme simplement indivi-dué mais comme portant la forme dont il procède.

On voit bien que l’âme n’a pas d’autre contenu que celui des choses. Mais si l’âme n’a pas d’autre contenu que celui des choses, c’est parce qu’elle est un faire, le faire par lequel les choses mêmes se découvrent telles qu’elles sont. Donc la seule manière de pen-ser l’âme c’est de la penser en tant que mouvement permettant un événement, celui de l’apparition. Ce mouvement possède deux versants : l’un qui renvoie aux choses en tant que l’âme est leur apparition – c’est le versant de l’événement ; l’autre qui renvoie à l’âme elle-même en tant qu’elle est ce par quoi elles paraissent – c’est le versant du mouvement proprement dit, comme condition de cet événement. L’âme est le mouvement qui rapporte les choses à elles-mêmes, qui les met en rapport avec elles-mêmes ou, plus précisément, qui les fait paraître en les rapportant à leur propre fond. Donc, le contenu du psychique se confond avec celui des choses et, par conséquent, la différence du psychique ne peut

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consister en rien d’autre qu’en un mouvement. Dans cette opti-que, l’âme sera un certain type de mouvement qui est mouvement subjectif :

On peut parler, dans le cas du mouvement subjectif, d’une récipro-cité, d’une identité du vécu et de la réalité. Le mouvement subjectif est une réalité vécue, une efficace vécue. Toutefois, la fusion n’est pas complète et ne concerne pas non plus les aspects du mouve-ment. Si le mouvement lui-même est en effet réalité, il est tout ensemble ou bien réalisation ou bien déréalisation ; son sens est le changement, la négation de ce qui est. En tant que mouvement vers l’objet, il transforme notre réalité organique subjective en réa-lité ouverte au monde, qui prend place dans le monde. En tant que mouvement dans l’objet, il modifie celui-ci, le rend autre qu’il n’était. […] Pour cette raison, la coïncidence du sujet et de l’objet n’est que la réalité d’un processus qui fait apparaître ainsi leur dis-harmonie, leur discordance, aussi que la possibilité d’une coïnci-dence plus profonde22.

Le mouvement de l’âme consiste à comprendre les mouve-ments de tout le reste des êtres, de les recueillir en lui et de leur assigner une place dans sa pensée. Ainsi la manière propre d’exis-ter de la subjectivité se caractérise par l’acte imparfait, inaccompli (ateles energeia) ou par l’existence en chemin. Selon Patočka, être en tant qu’acte incomplet, c’est vivre en un continuel accomplisse-ment des possibilités sans pour autant aboutir au repos de la com-plète déterminité, qui marque la fin de tout mouvement. Dans l’actualisation incomplète, la subjectivité rend effectives ses pos-sibilités sans pour autant cesser d’être constamment appelée à de nouvelles réalisations. Le mouvement de l’existence ne s’achève donc pas dans une quelconque entelecheia, mais il se voit plutôt absorbé dans la recherche de ce qui ne peut que lui échapper : un compromis provisoire et fragile entre un « ne pas encore » et un « déjà là »23.

Emre şan

22 – PP, p. 74.23 – Ibid., p. 41.