Recension de M. Aurell et C. Girbea dirs., Chevalerie et christianisme.Chevalerie et christianisme...

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COMPTES RENDUS Presses Universitaires de France | Revue historique 2013/2 - n° 666 pages 411 à 498 ISSN 0035-3264 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-historique-2013-2-page-411.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- « Comptes rendus », Revue historique, 2013/2 n° 666, p. 411-498. DOI : 10.3917/rhis.132.0411 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 07/02/2015 00h09. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 07/02/2015 00h09. © Presses Universitaires de France

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ISSN 0035-3264

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Revue historique, 2013/2 n° 666, p. 411-498. DOI : 10.3917/rhis.132.0411

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Revue historique, 2013, t. CCCXV/2, n° 666, pp. 411-498

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 410 / 248 - © PUF -

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 411 / 248 - © PUF -

COMPTES RENDUS

Catherine Wolff, Déserteurs et transfuges dans l’armée romaine à l’époque répu-blicaine, Naples, Jovene, Storia politica costituzionale e militare del mondo antico, 2009, XXX + 453 p.

Cet ouvrage s’inscrit dans la lignée de travaux consacrés aux conditions maté-rielles du combat et au vécu du soldat. Catherine Wolff souligne d’abord la précision du vocabulaire définissant le déserteur et le transfuge à Rome, tout en reconnaissant qu’une partie des sources est très postérieure à l’époque républicaine. en latin, deser-tor désignait le soldat qui avait abandonné l’armée en violant son serment, emansor celui qui revenait volontairement au camp après une absence non autorisée plus ou moins longue, infrequens celui qui était absent sans autorisation. Defector, transfuga et perfuga sont traduits indifféremment par transfuge, sans que l’on puisse établir de dif-férence. À ces termes s’ajoutent leurs équivalents plus ou moins exacts en grec, lan-gue employée par la moitié de nos sources.

C. Wolff a entrepris non seulement de recenser tous les cas connus de déser-tion et de passages à l’ennemi, mais aussi d’en rechercher les raisons et de définir les sanctions infligées à ceux qui s’en étaient rendus coupables. La diversité des circonstances des désertions et des passages à l’ennemi la conduit à distinguer les déserteurs temporaires des déserteurs définitifs ; les transfuges « classiques » des transfuges malgré eux passés dans les rangs adverses à la suite de leur capture ou de la conclusion d’un traité, des faux transfuges envoyés espionner l’ennemi et des faux vrais transfuges assimilés à des traîtres à leur insu pour discréditer les infor-mations dont ils étaient porteurs. mais la documentation ne permet pas toujours de trancher avec certitude entre ces différents cas. C. Wolff reconnaît en outre qu’il existe un fort déséquilibre de nos connaissances entre les deux premiers siècles de la République et les suivants, ainsi que des contradictions dans la présentation des mêmes faits par des auteurs différents. Pour prendre en compte ces disparités des sources, C. Wolff a choisi de séparer l’étude des guerres civiles et celle des autres conflits qu’elle aborde en premier en opérant une distinction entre la conquête de l’Italie, les deux premières guerres puniques et les conflits postérieurs.

elle commence par identifier déserteurs et transfuges, avant d’évoquer leurs moti-vations, leurs comportements et les sanctions infligées par le commandement. Le lecteur peut s’appuyer sur des tableaux qui synthétisent les témoignages des auteurs

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412 Comptes rendus

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 412 / 248 - © PUF - - © PUF -

anciens. C. Wolff conclut que les désertions temporaires ont été bien plus nombreuses que les définitives. elle remarque que les déserteurs sont moins souvent mentionnés dans nos sources que les transfuges, dans la mesure où leur passage à l’ennemi eut souvent plus de conséquences sur l’issue des conflits. Quant aux vrais transfuges, ils sont rarement attestés pour la période de la conquête de l’Italie, plus souvent pendant les guerres puniques et les conflits postérieurs. Les traités de paix comportent ainsi généralement des clauses relatives aux transfuges. C. Wolff conclut qu’il s’agissait plu-tôt d’auxiliaires ou d’alliés italiens. elle invoque l’allongement de la durée des combats et l’extension des théâtres d’opérations, à partir de la deuxième Guerre Punique. mais il faut aussi tenir compte du point de vue moralisateur de nos sources qui insistent sur l’exemplarité des armées civiques des premiers temps de la République et la dégrada-tion de la discipline au ier siècle av. J.-C. Pour les mêmes raisons, il n’est guère éton-nant que le recours aux faux transfuges soit moins attesté dans les armées de Rome que dans celles de ses adversaires, puisqu’il s’agit d’un stratagème déloyal.

C. Wolff s’intéresse ensuite aux motivations des déserteurs et des transfuges. La peur est évidemment la cause principale des désertions, mais elle pouvait éga-lement motiver certains transfuges redoutant d’être sanctionnés après avoir com-mis un délit. en revanche, l’appât du gain représente une motivation propre aux transfuges qui voyaient souvent un intérêt à passer à l’ennemi, en raison d’une solde insuffisante ou faute de perspective de butin. en raison, là encore, de leur point de vue moralisateur, ce comportement est imputé majoritairement par les auteurs anciens aux soldats non romains, alliés et auxiliaires. Le comportement du commandant en chef paraît également avoir contribué à pousser certains de ses hommes à déserter ou à passer à l’ennemi, surtout avec l’allongement des campa-gnes. mais nous n’appréhendons guère ce phénomène que pour les adversaires de Rome, ou pour les alliés et les auxiliaires, presque jamais pour les citoyens romains sous les enseignes. Cela contribue peut-être à expliquer le mépris qu’il suscitait dans l’armée qu’ils rejoignaient, malgré les informations qu’ils apportaient. Assez logiquement, les sources ont surtout gardé le souvenir de désertions et de passages à l’ennemi collectifs, en dehors du cas des faux transfuges qui avaient reçu une mis-sion précise de désinformation.

Les sanctions infligées, pour être dissuasives, devaient susciter une crainte supé-rieure à celle de mourir au combat. Couper la main droite d’un transfuge entraînait ainsi souvent sa mort. La dimension souvent collective et aveugle des châtiments, comme dans le cas de la décimation, devait décourager les soldats, sous la pression de leurs compagnons d’armes, de déserter ou de passer à l’ennemi. C. Wolff réfute l’idée, souvent véhiculée par les sources, d’une dégénérescence de la discipline mili-taire à la fin de l’époque républicaine, d’autant plus que l’historicité de certains recours anciens à la décimation et à la bastonnade est douteuse. en revanche, il ne semble pas que les lois Porciae relatives à l’extension du droit d’appel aient empêché les détenteurs de l’imperium de punir lourdement les soldats fautifs. Néanmoins, la sanction pouvait varier selon les circonstances.

La seconde partie est consacrée aux guerres civiles, même si la distinction avec les guerres étrangères n’est pas toujours aisée. Les occurrences sont également clas-sées dans des tableaux synthétiques : un même épisode rapporté par César, Guerre civile, I, 12 est néanmoins rangé à la fois parmi les désertions définitives (p. 186) et temporaires (p. 196). Les désertions purent être favorisées par la localisation de cer-tains théâtres d’opérations : les citoyens romains pouvaient ainsi fuir le champ de bataille plus facilement quand les combats étaient livrés en Italie. en revanche, ils avaient plutôt tendance à changer de camp quand ils se trouvaient loin de chez eux. Certains étaient même transfuges malgré eux, s’ils avaient été capturés ou si leur

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Comptes rendus 413

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 412 / 248 - © PUF -

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commandant s’était rendu, alors que Rome ne traitait pas avec un ennemi extérieur vainqueur. Les auteurs anciens ont cependant souvent amplifié les désertions et les passages à l’ennemi qui favorisaient le vainqueur pour rendre leur récit plus démons-tratif. Toutefois, la menace de passer dans le camp adverse pouvait aussi représenter un moyen de pression de la troupe sur le commandement. L’absence de déserteur et les deux transfuges mentionnés pendant la Guerre Sociale, que C. Wolff attribue à la détermination de chaque camp, apparentent plus ces combats à un conflit classique qu’à une guerre civile,

Peur, intérêt, fidélité à l’ancien commandant en chef, en particulier s’il les avait conduits à la victoire à l’issue d’un conflit classique : les motivations des déserteurs et des transfuges ne révèlent guère de différences entre les guerres civiles et les conflits « classiques ». Le changement consiste dans nos sources à attribuer ces mobiles à des citoyens romains tout autant qu’aux autres soldats et à privilégier la cupidité. Les guerres civiles se caractérisèrent également par des échanges d’une armée à l’autre, les officiers tentant d’attirer les soldats adverses. mais les transfuges étaient souvent moins bien accueillis par la troupe que par les officiers au moment de leur ralliement. Le prisme des sources permet toutefois difficilement d’appréhender la multiplicité des points de vue qui s’exprimèrent alors.

Pierre cosme

Jean-marie Yante, Anne-marie Bultot-Verleysen (dir.), Autour du « vil-lage ». Établissements humains, finages et communautés rurales entre Seine et Rhin (ive-xiiie siècles), Louvain-la-Neuve, Publications de l’Institut d’Études médiévales de l’Université catholique de Louvain, 2010, 543 p.

L’ouvrage rassemble les communications des participants au colloque internatio-nal qui s’est tenu à l’Université catholique de Louvain, les 16 et 17 mai 2003, réuni à l’occasion du départ à la retraite du professeur René Noël. Le thème retenu, autour du “village” médiéval, s’imposait d’évidence en raison des travaux et de la personna-lité de René Noël. Les contributions sont rassemblées en deux grandes parties, la pre-mière consacrée à « L’émergence du “village”. mots, concepts, modèles », la seconde aux régions entre Seine et Rhin sur une longue période allant du ive au xiiie siècle ; cette seconde partie est elle-même subdivisée en trois sections (« Héritages, muta-tions, innovations » ; « Éléments structurants » ; « Villages et finages aux xiie et xiiie siècles »).

La publication s’ouvre par un long, riche et dense article de 70 pages signé par René Noël. L’auteur reprend les principaux acquis (le village comme fait social avant d’être une réalité géographique ou physique) et établit un bilan des points discutés, des modèles en présence (village ancré dans la durée ou nouveauté de l’an mil), militant pour la réouverture d’une enquête jamais close, à mener dans le long terme et en étroite association avec d’autres disciplines, au premier plan desquelles bien sûr l’archéologie. Car finalement, qu’est-ce qu’un village au moyen Âge, et comment qualifier les agglomérations rurales qui se mettent lentement en place entre la fin de l’Antiquité et le moyen Âge central ? Si la longueur du processus ne fait guère de doute, il semble tout aussi évident que si « une sorte de village a existé au haut moyen Âge, il n’avait ni la consistance ni les traits accomplis de celui des années 1100 ou 1200 » (p. 75). Robert Deliège apporte à sa suite le point de

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414 Comptes rendus

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 414 / 248 - © PUF - - © PUF -

vue de l’anthropologue, remarquant qu’ethnologues et anthropologues ont finale-ment peu discuté la notion pourtant omniprésente dans leur pratique scientifique de « village », et ne sont guère intéressés à la longue durée des structures villageoises étudiées (constat également établi par eliana magnani, « Un moyen Âge des anthro-pologues ? » dans Pourquoi étudier le Moyen Âge ? Les médiévistes face aux usages sociaux du passé, Didier méhu, Néri de Barros Almeida, marcelo Cândido da Silva [éd.], Paris, Publications de la Sorbonne, 2012, pp. 145-158). Jean Chapelot apporte ensuite l’éclairage d’un archéologue concernant les fouilles d’habitats ruraux en France, qui ont connu au cours du dernier quart de siècle un essor remarquable, en lien avec celui de l’archéologie préventive. mais il souligne les difficultés d’exploitation de cette documentation archéologique, regrettant des publications « très largement inédites, peu accessibles ou sommaires » (p. 88). Devant des données existantes déjà considérables, il plaide pour un effort de publication. Chris Wickham pour sa part met en évidence l’existence, entre Seine et Rhin, dès avant le ixe siècle, d’entités spatiales complexes susceptibles d’être appelées « villages » et la faible structuration de celles-ci, parlant à leur sujet de « village faible », dont il fait le cadre de base de l’évolution des siècles suivants. enfin, Étienne Renard clôt cette première partie par une réflexion sur la polysémie du mot villa aux viiie-xe siècles, appelant à se méfier d’une continuité du vocabulaire qui ne reflète pas toujours une continuité des struc-tures. Pour l’auteur, les circonscriptions paroissiales primitives ont bien plus à voir avec le regroupement de finages qu’avec l’agglomération des propriétés du principal dominus du lieu.

La seconde partie se place d’emblée dans la longue durée, centrant son propos sur l’espace compris entre Seine et Rhin, à la fois par souci de cohérence et par fidé-lité à l’œuvre de René Noël. Sous le thème des « héritages, mutations, innovations », Anne Defgnée et Raphaël Vanmechelen s’intéressent aux problématiques principa-les de l’approche palynologique pour la reconstitution des paysages. marie-Hélène Corbiau et Jean-marie Yante, s’intéressant aux itinéraires traversant le massif arden-nais, pose la question de l’adaptation, de la survie ou du déclassement du réseau routier antique au moyen Âge. La continuité des chemins antiques est loin d’être aussi évidente qu’on l’a parfois avancé, les chemins connaissant aussi leurs évolutions propres en fonction de celles des groupes humains. Paul Van ossel, à partir des évo-lutions déjà en cours au sein du monde romain entre le iiie siècle et le ve siècle, pose les bases d’une continuité entre les évolutions de l’habitat rural de l’Antiquité tardive et la genèse de celui du haut moyen Âge. Au sujet des habitats ruraux mérovingiens et de leurs modes de constructions, Laurent Verslype rappelle la prudence nécessaire à tenir face aux fonctions des différents types de bâtiments. edith Peytremann enfin place l’évolution archéologique du village dans la continuité du ixe au xiie siècle, constatant que « les historiens ont en effet l’habitude de séparer les ixe-xe siècles des xie-xiie siècles qui marquent le début du moyen Âge. Force est de constater que cette césure ne s’applique pas en matière d’archéologie de l’habitat » (p. 277). Pour l’auteur, héritages antiques et mérovingiens, mutations contemporaines et inno-vations se conjuguent dans ce processus, sans qu’un modèle unique, progressif et linéaire d’évolution puisse être mis en évidence.

Au titre des « Éléments structurants », michel Lauwers, reprenant le concept d’« encellulement » cher à Robert Fossier, met en évidence rôle dominant de l’église et de l’espace funéraire dans le processus de constitution des villages, dans un mou-vement progressif, par pallier, jusqu’à la définition du territoire paroissial qu’il ne situe pas avant le xiiie siècle. Le phénomène est ensuite analysé par Philippe mignot à travers un exemple du Luxembourg belge. Dans la lignée de michel Bur, michel de Waha analyse le château davantage en termes de domination, sociale et économique,

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Comptes rendus 415

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 414 / 248 - © PUF -

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qu’en termes de protection militaire, qui ne saurait jouer le rôle prégnant de rassem-bleur qu’on lui a parfois prêté. erik Thoen se penche sur l’origine et la fonction des Kouters de l’ancien comté de Flandres, vastes parcelles de labours groupées en micro-openfield et soumises à des pratiques communautaires contraignantes. Étroitement liées à l’introduction des rotations de culture et des assolements, elles doivent leur constitution et leur maintien à la pénurie de capital et d’investissement dans l’agricul-ture médiévale flamande à laquelle elles pourraient constituer une forme de réponse paysanne. enfin, à partir des chartes-lois du Hainaut des xiie-xiiie siècles, Jean-marie Cauchies s’intéresse à la solidarité comme composante d’une convivialité villageoise et conclut, pour l’heure, que cette solidarité résulte davantage de la charte qu’elle n’en serait la cause.

La troisième et dernière section est dédiée aux « villages et finages aux xiie et xiiie siècles ». Distinguant soigneusement terres d’usages des biens communaux, Jean-François Nieus éclaire les conditions et les enjeux qui sous-tendent la fixation des « communaux » dans le duché de Brabant au xiiie siècle. enfin, Blandine Vue met en évidence l’intérêt de la toponymie dans une étude de longue durée aux confins de la Lorraine, de la Bourgogne, de la Champagne et de la Franche-Comté, en prenant soin de mettre en évidence toutes les précautions à prendre.

Les conclusions générales sont établies par Robert Fossier, qui met en évidence plusieurs des points forts de ce beau volume, qui s’inscrit dans une historiographie conséquente sur le sujet (« Depuis un quart de siècle, il s’est tenu au moins une tren-taine de colloques, congrès, tables rondes ou autres, sur notre sujet et rien qu’en langue française, sans compter la centaine, et plus, d’articles et de livres en cette langue », remarque l’auteur). Le résultat le plus probant est bien la mise en évidence d’une périodisation de la constitution du village médiéval en occident, phénomène de longue durée que la collaboration entre archéologues et historiens, autre point fort du colloque, permet de mettre en évidence. L’autre apport, c’est le rôle décisif joué par le phénomène religieux (églises, cimetières, mais aussi dîmes) dans la consti-tution du village. Robert Fossier met aussi au crédit du colloque une définition claire du village, remarquant cependant qu’« il n’y a pas de “modèle” villageois » (p. 508). Il oppose le « village adulte » des xiie-xiiie siècles aux villages de premier, deuxième ou troisième type des périodes précédentes mis en évidence par l’archéologie. Reste que le maintien des guillemets autour du mot village, tout au long des contributions, révèle le malaise qui s’attache encore à une notion finalement mal cernée : décidé-ment, et pour paraphraser elisabeth Zadora-Rio, le village des archéologues n’est toujours pas celui des historiens ! Ce que concède Robert Fossier, qui reconnaît que les guillemets signalent « qu’on en ignore le sens exact, et que c’est là l’objet de notre quête ». (p. 506).

Au final, on ne peut que saluer la publication de ce grand et large colloque, mal-heureusement retardée en raison des surcharges de travail des uns et des autres et des contraintes financières. L’objectif initial est joliment atteint : l’ouvrage constitue un point historiographique conséquent sur une des questions les plus débattues parmi les spécialistes des campagnes médiévales. Alliant archéologues et historiens, il permet de confronter les points de vue et, souvent, d’établir des points de convergence. Il souligne aussi les différences de conception des uns et des autres, permettant d’établir un solide bilan de trente ans de recherche, des avancées comme des chantiers à venir.

Vincent corriol

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416 Comptes rendus

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 416 / 248 - © PUF - - © PUF -

Dominique Valérian (éd.), Islamisation et arabisation de l’Occident musulman médiéval (viie-xiie siècle), Paris, Publications de la Sorbonne, Bibliothèque historique des pays d’islam, 2011, 407 p.

Cet ouvrage est le résultat du séminaire « Islam médiéval d’occident », orga-nisé par Cyrille Aillet, Sophie Gilotte, Annliese Nef, Christophe Picard, Dominique Valérian, Jean-Pierre Van Staëvel et Élise Voguet à Paris, au Colegio de españa, au cours des années 2006-2007. Il témoigne du renouveau de la recherche française sur le maghreb médiéval. Il s’inscrit dans la perspective d’une ré-historicisation du processus historique de conversion à l’islam, de la diffusion de cultures matérielles et politiques islamiques, et de l’arabisation du « maghreb », entendu au sens éty-mologique, c’est-à-dire l’« occident » musulman jusqu’à al-Andalus, qui recouvre à cette époque une grande partie de la péninsule Ibérique.

L’ouvrage est composé de quatre grandes parties. La première présente un bilan historiographique, documentaire et archéologique de la question (pp. 7-102), la deuxième porte sur l’islamisation religieuse (pp. 103-194), la troisième partie (pp. 185-314) est plus composite : elle contient quatre approches très différentes de la transition entre antiquité tardive et moyen Âge, respectivement à partir de l’archéo-logie, de la toponymie, des généalogies et des textes juridiques. La dernière partie (pp. 315-384) porte sur la langue et les « hétérodoxies » berbères, sur l’idéal de sain-teté et sur le maghreb dans l’œuvre du géographe al-Bakrî.

Il n’est pas question ici de rendre compte de l’intégralité des articles qui consti-tuent cette somme très riche, mais de résumer brièvement leur propos en insistant sur quelques-uns qui ont attiré particulièrement l’attention du recenseur. À tout seigneur, tout honneur, la contribution d’ouverture de Cyrille Aillet (« Islamisation et arabisation dans le monde musulman médiéval : une introduction au cas de l’occident musulman (viie-xiie siècle) », pp. 7-34) est remarquable. elle présente l’ouvrage en le resituant dans l’historiographie des débuts de l’islam. Les chercheurs états-uniens ont dominé la discipline à partir des années 1980 en présentant de nombreuses théories iconoclastes, qui ont fécondé la réflexion et conduit les chercheurs à prendre position à partir d’une relecture des corpus documentaires et du recours à de nouvelles sources (documentai-res ou archéologiques). Cette synthèse historiographique et la présentation des diffé-rents aspects de l’islamisation et de l’arabisation que fait C. Aillet sont à lire par tous ceux qu’intéressent le maghreb, les origines de l’islam, et bien plus généralement l’his-toire sociale, culturelle et religieuse ou l’historiographie. L’article de Christophe Picard (« Islamisation et arabisation de l’occident musulman médiéval (viie-xiie siècle) : le contexte documentaire », pp. 35-61) souligne judicieusement les travers de la docu-mentation sur les premiers siècles de l’islam au maghreb : liée au prince et à l’auto-rité, cette documentation établit une memoria arabe et islamique de la conquête, elle est appropriation d’un espace par une élite étrangère, prise de possession textuelle, narra-tive et historique. Le troisième volet de cette première partie, rédigé par Sophie Gilotte et Annliese Nef (« L’apport de l’archéologie, de la numismatique et de la sigillogra-phie à l’histoire de l’islamisation de l’occident musulman : en guise d’introduction », pp. 63-99), complète cette présentation des sources pour l’appréhension de la transition entre antiquité tardive et période islamique au maghreb, par une présentation systé-matique des différents types de matériaux : monnaie, architecture, céramique, sépultures, épigraphie, objets cultuels et leurs cadres, urbains et ruraux.

La deuxième partie, constituée elle aussi de trois communications, est intitulée « L’islamisation religieuse ». La première contribution est due à Allaoua Amara (« L’islamisation du maghreb central (viie-xie siècle) », pp. 103-130) ; reprenant les études antérieures, elle porte une attention particulière aux diverses appellations

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Comptes rendus 417

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 416 / 248 - © PUF -

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 417 / 248 - © PUF -

présentes dans les sources arabes les plus anciennes pour désigner les non-musul-mans et les non-Arabes. Le texte de Dominique Valérian, éditeur scientifique de l’ouvrage, porte sur « La permanence du christianisme au maghreb : l’apport pro-blématique des sources latines » (pp. 131-149). Il souligne le contraste entre la pré-sence de témoignages relativement nombreux, à la fin du xe siècle et au début du xie, attestant la survivance, dans le maghreb central et oriental, de communautés chrétiennes, amoindries et privées de cadres épiscopaux et l’absence de ces témoi-gnages pour les périodes antérieures, ou postérieures au xiie siècle. D. Valérian en déduit logiquement l’extinction de la chrétienté africaine à l’époque almohade (xiie-xiiie siècle). Cyrille Aillet, dans un troisième volet – et dans la continuité de son ouvrage remarqué, Les Mozarabes. Christianisme, islamisation et arabisation en péninsule ibérique (ixe-xiie siècle), madrid, 2101 – analyse la déchristianisation progressive d’al-Andalus (« Islamisation et évolution du peuplement chrétien en al-Andalus (viiie-xiie siècle) », pp. 151-192).

Une longue étude de Sonia Gutiérrez Lloret ouvre la troisième partie sur « Islamisation et transformations sociales ». Intitulée « Histoire et archéologie de la transition en al-Andalus : les indices matériels de l’islamisation à Tudmīr » (pp. 195-246), elle porte très précisément sur la transition entre l’époque wisigothique et la période islamique, dans un territoire particulièrement riche en témoignages docu-mentaires et archéologiques, au Sud-est de la province de Carthagène. Cette étude est un modèle du genre pour la qualité de l’articulation entre histoire et archéologie, pour l’utilisation de sources variées, telles que les fibules, la céramique, les graffiti ou l’architecture, et la finesse des analyses. S. Gutiérrez Lloret revient sur la thèse de la rupture qu’aurait constituée la conquête musulmane du point de vue du peuple-ment. elle montre, à partir d’un exemple précis, que toutes les villes wisigothiques ne furent pas nécessairement abandonnées, et que bien souvent elles s’islamisèrent et subsistèrent au moins jusqu’à l’émirat, au prix d’une profonde rupture urbanistique. Celle-ci se traduit par la sécularisation des espaces urbains religieux, transformés en résidences privées, à la suite d’une décision planifiée avec des spoliations préa-lables systématiques. Dans un texte très intéressant, eduardo manzano moreno revient sur l’attribution à une origine tribale berbère des toponymes en Beni ou Bena (« Quelques considérations sur les toponymes en Banū- comme reflet des structures sociales d’al-Andalus », pp. 247-263). Le chercheur espagnol soutient de manière convaincante que ces toponymes ne renverraient pas à des noms de tribus, mais à ceux de familles ou de lignages « aristocratiques », et qu’ils désigneraient des pro-priétés familiales. Avec l’article de maribel Fierro (« Les généalogies du pouvoir en al-Andalus : politique, religion et ethnicité aux iie/viiie-ve/xie siècles », pp. 265-294), on passe à l’étude d’un genre littéraire andalou, celui des généalogies et des rivalités inter-ethniques. m. Fierro montre comment la gestion des origines ethniques s’insère dans la concurrence entre Fatimides et Umayyades de Cordoue, et décrit les enjeux du rattachement des personnes et des savants à l’une des composantes de la société d’al-Andalus : clients (mawālī), convertis (muwallad), conquérants arabes ou berbères. Élise Voguet, quant à elle, étudie en détail deux fatwas du xve siècle, dont elle cite intégralement la traduction française en annexe, et montre ce qu’elles peuvent nous apprendre de la conquête arabe (« Le statut foncier et fiscal des terres de l’Ifrīqiya et du maghreb : l’apport des sources juridiques », pp. 295-311).

La quatrième et dernière partie de l’ouvrage intitulée « Des formes spécifiques d’islamisation au maghreb ? » s’interroge sur les caractères propres de l’islamisation au maghreb. D’abord Yassir Benhima (« Quelques remarques sur les conditions de l’islamisation du maġrib al-Aqşā : aspects religieux et linguistiques », pp. 315-330) revient sur l’état de nos connaissances sur le judaïsme et le christianisme antiques

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418 Comptes rendus

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 418 / 248 - © PUF - - © PUF -

dans le maghreb occidental, puis il présente des éléments très intéressants sur la sur-vivance d’un polythéisme en milieu berbère, à partir d’un certain nombre d’ethno-nymes, comme Hazmīra (qui signifie « béliers ») en lien avec un art rupestre dont il considère qu’il faudrait peut-être revoir la chronologie, puisque cet art, systématique-ment attribué par les spécialistes à la proto-histoire, pourrait bien avoir été pratiqué jusqu’aux débuts du moyen Âge. Y. Benhima recense en outre les termes berbères empruntés à l’arabe relevant du champ sémantique des pratiques cultuelles. Nelly Amri présente un dictionnaire biographique rédigé à la fin du xie siècle, le Riyād.al-nufūs (Livre du jardin des âmes) d’al-mâlikî dans une contribution intitulée « Ribāt. et idéal de sainteté à Kairouan et sur le littoral ifrīqiyen du iie/viiie au ive/xe siècle d’après le Riyād. dal-nufūs d’al-mâlikî » (pp. 331-368). elle insiste sur la notion de ribāt., non comme désignation d’un édifice fortifié, mais comme pratique ascétique. Il convient de rappeler d’ailleurs que ce terme fonctionne à peu près à la même époque en al-Andalus comme un synonyme du terme polysémique jihâd : attention portée à l’ennemi extérieur et à celui, embusqué au fond de soi-même. L’article d’emmanuelle Tixier sert de conclusion à l’ouvrage. Intitulé « Bakrī et le maghreb » (pp. 369-384), il établit une comparaison entre la description d’al-Andalus et celle du maghreb dans l’œuvre du géographe du xie siècle, en insistant sur la diversité de l’islam maghrébin et en présentant plus en détail le cas des Barghawâta.

Le résumé en français, anglais et espagnol des articles est très utile à la fin de l’ouvrage, dont on peut regretter en revanche qu’il ne soit accompagné ni d’un index, ni d’une bibliographie générale et que l’harmonisation des noms propres n’ait pas été partout réalisée. Ces dernières remarques n’enlèvent rien aux mérites de chacune des contributions qui présentent une grande homogénéité pour la qualité de la réflexion et l’esprit de synthèse, à propos des modalités de la diffusion de l’islam et de la langue arabe dans l’occident musulman. Ce livre collectif témoigne du dynamisme de la recherche récente sur l’occident musulman médiéval. Il va s’imposer indubitable-ment comme un ouvrage de référence.

Pascal buresi

Christian Décobert, Jean-Yves empereur et Christophe Picard (éd.), Alexandrie médiévale 4, Centre d’Études Alexandrines, Alexandrie et De Boccard édition-diffusion, Études Alexandrines 24, 2011, 263 p.

Le quatrième cahier d’Alexandrie médiévale, qui suit les publications de 1996 (Alexandrie médiévale 1 avait entrepris de retracer l’histoire de la ville romaine tar-dive et médiévale, sa topographie, l’emplacement des églises, la fonction commer-ciale appréhendée par le témoignage des céramiques, l’architecture musulmane et les séismes qui ont dévasté le site), de 2002 (le numéro 2 portait aussi sur l’économie et la religion, les activités économiques du patriarcat, des monastères, des armateurs juifs au xie siècle, les rapports entre chrétiens et bédouins), de 2008 (davantage orienté vers l’histoire religieuse et les relations entre les différentes communautés, chrétiens, juifs et musulmans, voire aux rapports internes dans chacune de ces communautés). D’un recueil à l’autre le volume des communications s’est étoffé et l’archéologie a fait place à l’écologie, par exemple à la question primordiale de l’eau, des citernes et de la défense. Le nouveau cahier maintient l’approche pluridisciplinaire et réunit qua-torze communications présentées du 25 au 27 avril 2008 au siège du Centre d’Études Alexandrines et au Centre Culturel Français à Alexandrie.

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Comptes rendus 419

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 418 / 248 - © PUF -

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 419 / 248 - © PUF -

L’ouvrage commence par deux chapitres introductifs, l’un remis par Décobert et empereur qui opposent une économie maritime florissante aux mains des marines italiennes, et une ville assoupie comme flottant dans une enceinte romaine tar-dive trop spacieuse, aucune reprise n’est observée, au contraire l’autorité renforcée des mamlûks réduisit à néant l’autonomie et la ville déclina jusqu’à la conquête ottomane de 1517. De la lecture du texte se dégage l’impression que les autori-tés cairotes considéraient Alexandrie comme l’avant-port de Fustât/Le Caire, une ville-frontière d’importance stratégique décisive, un foyer d’agitation religieuse et politique dirigée aussi bien contre les Abbassides que contre les Fatimides, bref une ancienne capitale turbulente qu’il fallait tenir à l’œil en y déléguant un gouverneur de confiance et une solide garnison. C’est Alexandrie vue de la terre, alors que le recueil se propose d’examiner l’économie maritime et que les Ayyoubides auraient coupé le port de son arrière-pays en renforçant l’emprise du sultan sur l’activité éco-nomique et les institutions religieuses et en procédant au moyen de la waqfiyya à une sorte d’étatisation des structures logistiques du grand commerce : caravansérails, marchés et boutiques. « L’opération juridico-religieuse de waqf faisait de la propriété une mainmorte, elle était une patrimonialisation » (p. 13) et les mamlûks accen-tuèrent encore cette pression qui éliminait l’initiative marchande privée. L’autre a été confié à Christophe Picard, et c’est du grand art : d’emblée il souligne un point capital, les sources arabes contrôlées par le pouvoir privilégiaient la vallée du Nil et Le Caire, « la côte et Alexandrie apparaissent presque seulement lorsque se pose un problème qui relève du domaine militaire ou de relations avec les autorités loca-les, musulmanes et chrétiennes » (p. 15). La conséquence s’impose : « Hormis les lettres de la Geniza, ce sont les sources latines qui apportent la presque totalité des renseignements sur le commerce d’Alexandrie avec le reste de la méditerranée et sur l’économie de la cité tournée vers la mer » (p. 17) et dont l’abondance et la variété justifient le choix des communications retenues dans le recueil et l’espoir que « (l’)intérêt d’une réflexion collective, construite à partir de plusieurs types de sources provenant d’horizons bien différents, a conduit à revoir la manière d’ap-préhender les documents arabes dont le sujet est totalement étranger au domaine matériel et économique et réduit le rôle de la cité à celui d’une place forte » vouée au jihâd. Ce sont les découvertes archéologiques du dernier demi-siècle qui, les pre-mières, ont permis de lire d’un œil neuf les anciens textes et ont « commencé à changer la physionomie de l’espace démographique, économique, culturel (…) de la méditerranée » (p. 23), et à restituer une histoire régionale car il faut maintenant « déconstruire un univers méditerranéen unitaire ». L’Histoire des patriarches, par exemple, témoigne du dynamisme de la cité à l’époque omeyyade et de l’existence d’un marché permanent ouvert sur l’Égypte et l’océan Indien. Le régime abbasside installé à Bagdad aurait tourné le dos à la méditerranée et désormais seules les chro-niques byzantines écrites par des moines signalent une activité navale musulmane sur les côtes anatoliennes toujours assimilée à de la piraterie qui ravage les côtes chrétiennes. Pourtant le géographe al-Ya’qûbi (fin ixe siècle) indiquait la survivance d’une route commerciale en méditerranée qui partait des ports du delta nilotique et classait Alexandrie parmi les splendides cités portuaires. Sans une marine puis-sante, les musulmans venus d’Andalousie ou du delta auraient-ils pu conquérir les grandes îles des chrétiens, la Sicile puis la Crète, ou monter une expédition contre Thessalonique (904) puis ravitailler par mer les garnisons qui occupaient les pays conquis. Il faut à regret quitter l’analyse d’un texte aussi ambitieux et juste pour dire un regret.

L’historiographie française met rarement en balance, pour les comparer puis dresser un tableau d’ensemble, les situations régionales, les apports synchrones, elle

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420 Comptes rendus

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 420 / 248 - © PUF - - © PUF -

privilégie l’étude diachronique et spatialement limitée. michel Balard a été invité à traiter du commerce génois à Alexandrie (xie-xive siècle) et il le fait avec la maitrise que lui confère sa familiarité des archives génoises. en regard, la belle communica-tion d’Anita Kniestedt s’efforce d’éclairer l’implication d’Alexandrie et de ses habi-tants dans le commerce méditerranéen en privilégiant les documents de la Chambre de Commerce de marseille, et c’est très neuf, mais on aurait attendu une contribu-tion sur le commerce vénitien entre xie et xive siècles. Rappelons simplement que le célébrissime Roberto mairano agissant le plus souvent pour le compte du doge Sebastiano Ziani et d’autres Vénitiens, signalés dans les contrats commerciaux sti-pulés (et conservés) entre 1099 et 1171, firent escale dans les ports du Levant, à Constantinople quatorze fois et en Terre sainte trente-cinq fois, mais le groupe du delta du Nil, Alexandrie-Damiette, à quarante-trois occurrences, et ont véritablement institué un commerce triangulaire entre les grands ports orientaux à l’époque des croi-sades. Un bref rappel aurait renforcé l’équilibre de l’ouvrage où il faut signaler les grands mérites de David Bramoullé (les Fatimides et la mer), d’oueded Sennoune (le témoignage des voyageurs), bien entendu de Damien Coulon et de Dominique Valérian qui traitent chacun de leur domaine respectif, la Catalogne et le maghreb. Je préfère m’attarder sur deux contributions magistrales, celles de Francisco Apellániz et d’Éric Vallet.

Le premier, dont la thèse vient d’être publiée à Barcelone, a utilisé comme source quasi exclusive « mais de façon sérielle les actes que les notaires vénitiens envoyés en Égypte passaient dans les fundûqs et les rues de la ville » (p. 195). Ces notaires étaient envoyés à Alexandrie pour y accomplir les fonctions d’attaché de consulat pendant deux ans. Si le dépouillement exhaustif de ce fonds notarial n’était pas achevé en 2008, Apellániz a pourtant disposé, à partir d’un échantillon de six notaires qui ont officié entre 1361 et 1454, d’informations sur 879 individus apparaissant 1 790 fois, suffisamment pour se livrer à une étude statistique sérielle. on savait l’importance de la communauté vénitienne en Égypte, mais ces marchands vénitiens n’étaient pas trop dépaysés à Alexandrie bâtie sur un lido qui sépare de la mer une vaste lagune exploitée en salins. J’ignore si une étude a déjà souligné cette parenté du site des deux villes, Venise ayant été construite sur des lidi fossiles au cœur de la Lagune. Son cor-pus incite l’auteur, dans un essai d’anthropologie historique, à étudier les transforma-tions des communautés marchandes étrangères, la place des femmes, le rôle des élites et des déracinés, enfin les changements intervenus dans l’espace urbain cosmopolite qui héberge un milieu d’affaires différencié à la fin de la période mamlûk.

Éric Vallet, dont on connaissait depuis 1999 les éminentes qualités d’orientaliste, renverse les perspectives, il s’installe sur un observatoire inédit, Aden et le Yémen, pour étudier les flux d’arrivée des épices par la mer Rouge, d’abord par le port égyptien d’Aydhâb vers Alexandrie, puis par les caravanes qui transitaient par La mecque pour remonter vers le nord, vers Damas ou Beyrut, tous sous souveraineté mamlûk. Au pas-sage il bouscule hardiment les hypothèses d’Ashtor sur la structure de ce commerce oriental et le rôle des marchands du kârim qui désigne la saison de navigation dans le sud de la mer Rouge et non le trust dont la destinée perturbée suffirait à expliquer les variations conjoncturelles de ce trafic et il explique pertinemment la profonde muta-tion qui s’est opérée au cours du xve siècle. Une excellente carte aide le lecteur.

Quelques regrets pour terminer et qui portent sur l’ensemble du volume : le choix de ne retenir dans la bibliographie finale que les ouvrages cités « plus d’une fois » impose quelquefois une gymnastique redoutable, ainsi quand Vallet cite Christ 2006, la bibliographie p. 259 ne retient que la traduction anglaise de sa thèse en langue allemande publiée à Bâle en 2012. opposer les navires ronds du kârim de forte conte-nance et les boutres du Yémen de petite taille ou signaler quarante nefs venues de

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Comptes rendus 421

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 420 / 248 - © PUF -

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 421 / 248 - © PUF -

l’Inde et mouillant dans le port de La mecque (Jidda) n’éclairent guère le lecteur qui reste sur sa faim. Sopracasa s’est contenté d’examiner savamment l’apport des tariffe vénitiennes pour dresser le mode de fonctionnement bureaucratique de l’intermé-diaire alexandrin, considérant peut-être que tout était déjà dit sur la métrologie des épices et du coton. enfin un livre doté d’une aussi forte cohérence et que l’on pourrait citer en exemple à tous les organisateurs de colloque verrait son audience accrue si les éditeurs songeaient à aider le lecteur par des index, mais ce n’est pas l’usage.

Jean-Claude hocquet

Sandro Carocci (dir.), La mobilità sociale nel Medioevo, Rome, École française de Rome, Collection de l’École française de Rome 436, 2010, 620 p.

Longtemps ignorée des médiévistes obnubilés par les notions d’ordo et de strati-fication sociale, la mobilité sociale est plus facilement concevable en recourant aux paradigmes du réseau et de l’acteur. Ce thème relativement neuf fut abordé lors du 4e colloque du programme Économie et sociétés médiévales. La conjoncture de 1300 en Méditerranée occidentale (Rome, 28-31 mai 2008) dont l’ensemble des apports a été récemment synthétisé dans les Annales HSS (2011/3). La dense introduction de S. Carocci revient sur le ralentissement de la mobilité sociale au début du xive siècle. Retraçant l’état de l’art historiographique et sociologique, il insiste sur les apports de P. Sorokin (aspect pluridimensionnel de l’espace social, canaux de mobilité) et de P. Bourdieu (capital symbolique). en ressort une vision très articulée de la mobilité sociale, qui peut être verticale ou horizontale, individuelle ou structurelle, ascendante ou descendante, déclenchée par des facteurs internes ou externes, contingents ou structurels. Les intervenants devaient rester attentifs à la polarisation ou à la com-pression des hiérarchies, mais aussi aux changements de représentations qui peuvent à eux-seuls faire évoluer la position d’un groupe en redéfinissant ses contours. Le défi est relevé dans ces articles de grande qualité qui abordent souvent la question géné-rale de la mobilité avant d’interroger son rapport avec la conjoncture de 1300.

Dans la première partie sur les « problèmes de méthode », F. Bougard et R. Le Jan démontrent que, sous couvert d’une pensée de l’ordo, les élites ne cessèrent de se renou-veler durant le haut moyen Âge. mêlant sources juridiques, narratives et archéolo-giques, ils rappellent surtout que la mobilité ne réussit que dans l’interdépendance entre le politique, l’économique et le culturel et dans la conjonction des forces hori-zontales (réseaux) et verticales (l’autorité, p. 53). É. Crouzet-Pavan aborde l’imagi-naire de la mobilité dans les sources littéraires : au xiiie siècle, elles mettent l’argent au cœur des réflexions et érigent en modèles de comportement les mobilités acceptables pour mieux condamner les ascensions trop brutales, tandis qu’au xive siècle, l’atten-tion grandissante pour la mobilité serait en décalage avec la viscosité grandissante des ascensions sociales. Faisant le point sur l’historiographie anglaise, C. Dyer pro-pose quatre formes de mobilité sociale au xiiie siècle dont la réussite est avant tout sanctionnée par l’acquisition du capital symbolique. Il met également en garde contre les limites des études anthroponymiques, prosopographiques ou par sondages, dans la mesure où les sources de l’administration sont davantage centrées sur les terres et la possession de biens que sur les personnes (pp. 99-102). en outre, il insiste sur la poursuite de certaines évolutions durant tout le xive siècle (ascension des marchands, augmentation des salaires réels, résistance contre la réaction seigneuriale et les lois sur le travail, aristocrates confrontés à la crise de la rente et à l’augmentation des dépenses

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422 Comptes rendus

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 422 / 248 - © PUF - - © PUF -

d’habillement luxueux ou de construction). Reprenant à son compte les travaux de R. Francovitch concernant les formes d’occupation du sol dans la Toscane siennoise des viii-xiiie siècles, A. molinari montre tout l’intérêt de l’archéologie qui ne cesse de renouveler notre vision du moyen Âge, notamment pour questionner la chronologie de la croissance. Les céramiques deviennent un bien de consommation qui se diffuse dans toutes les couches sociales au xive siècle, ce qui témoignerait de l’augmentation générale de la consommation par tête après la Peste Noire, même si l’adoption d’une culture matérielle ne fait pas le statut social (p. 142). La deuxième partie aborde les milieux sociaux soumis à la mobilité. Deux contributions espagnoles mettent l’accent sur la montée en puissance des monarchies : menacés dans leurs attributions « féo-dales », les grands nobles doivent accepter d’entrer au service du roi ou entrer en rébellion (P. m. Sopena), alors que l’irruption de la fiscalité étatique contraint les gou-vernements urbains à rechercher une meilleure représentativité en répartissant dès les années 1270 les contributions des diverses échelles ou manos (C. Laliena Corbera). Dans le mezzogiorno, la mobilité spatiale dans tout « l’empire angevin » des officiers fiscaux issus des élites urbaines, qui remplacent progressivement le groupe restreint des Amalfitains, est une condition de leur ascension sociale (S. morelli).

Un débat semble s’instaurer sur l’évolution du monde marchand. D’une part, en étudiant l’Aragon et le sud de la France, C. Laliena Corbera note une ressem-blance avec les observations de G. milani sur les communes italiennes, à savoir des transformations institutionnelles répondant à l’ascension structurelle des marchands au xiiie siècle, avant un mouvement de fermeture aux nouveaux venus au début du xive siècle. mais, d’autre part, les prosopographies récentes des prêteurs d’ar-gent montrent la force d’attraction du métier sur les fils de riches paysans envoyés en apprentissage au xive siècle (J. Drendel) tandis que la crise du milieu du siècle s’avère créatrice d’opportunités pour les marchands qui se mettent au service des communautés ou des princes (G. Petralia). G. Petralia permet de sortir de l’impasse en proposant de disjoindre les transformations institutionnelles de la mobilité sociale des marchands (pp. 268-269) : les études d’A. Poloni sur Pise et Lucques montrent que l’agrégation à la militia et l’auto-organisation en popolo sont deux voies successives d’ascension pour les marchands, où la cooptation joue toujours un rôle capital.

Le monde artisanal subit cependant une série de « blocages » : l’apprentissage change de nature dès lors que la rémunération du maître pour son enseignement est remplacée par le paiement du travail de l’apprenti par son patron. on assiste en effet à une « dynastisation » des métiers puisque l’entrée dans le métier des fils de maîtres est facilitée et à une patrimonialisation du travail quand les structures fami-liales doivent s’organiser autour de la capacité productive du ménage (D. Degrassi). F. Franceschi invite à réévaluer la part des ruraux devenus salariés dans la croissance démographique des villes (p. 294), mais rappelle opportunément qu’ils ne vivent en rien une « libération » puisqu’ils sont exploités sur le mode seigneurial. Des ascen-sions par le mariage, l’engagement d’apprentis ou la carrière de contrôleur sont pos-sibles, mais les difficultés économiques conduisent une partie des artisans à troquer l’autonomie de l’entrepreneur pour la régularité des salaires, tandis que l’allonge-ment du temps d’apprentissage bloque les perspectives d’ascension (F. Franceschi).

La dernière partie présente les canaux de mobilité. Ayant choisi d’envisager le monde de l’Église comme un canal de mobilité plutôt qu’un milieu social, J. Díaz Ibáñez examine la continuité de la mobilité à travers la carrière ecclésiastique. Dans le cadre d’une augmentation générale du niveau culturel, e. Anheim et F. menant inter-rogent l’impact de l’instruction : « chez les laïcs, l’instruction n’est plus un outil aussi efficace qu’elle avait pu l’être durant les xiie et xiiie siècles pour assurer une ascension sociale ; chez les clercs, même si elle n’est pas toujours suffisante, elle est sans doute,

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Comptes rendus 423

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 422 / 248 - © PUF -

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à la faveur de la crise, le principal instrument de mobilité sociale » (p. 379). Viennent ensuite les rapports politiques. Dans l’Italie communale, les rapports entre la politique et l’argent s’inversent, puisque c’est l’argent qui permet de faire croître les appareils politiques au xive siècle (pp. 411-415) : ils peuvent à la fois permettre les ascensions en redistribuant les ressources, précipiter les chutes en politisant les critères d’exclusion et agir sur l’imaginaire en réécrivant les stratifications sociales (G. milani). L’activité militaire joue également un rôle : puisque la croissance des prélèvements fiscaux de l’État se fait au détriment des revenus seigneuriaux, leurs détenteurs la pratiquent essentiellement pour se maintenir et corriger les désavantages des pratiques succes-sorales. Si la méritocratie est gage d’efficacité pour les soldats, elle rend les positions plus incertaines, permettant soit d’acheter des terres en fin de carrière, soit de verser dans le brigandage aristocratique (pp. 396-397, A. Fiore). Les rapports vassaliques et clientélaires ne sont pas davantage à négliger au bas moyen Âge : les princes s’ap-puient toujours sur leurs vassaux pour « tenir » leurs territoires, car c’est une garantie de cohésion et de fidélité ; les offices administratifs sont confiés aux proches du prince dont les cours – qui aurait pu faire l’objet d’une contribution à part – sont certaine-ment le canal de mobilité le plus original du xive siècle ; les élites locales prenant la parole en justice le font certes sous le regard du seigneur mais construisent également leur propre rapport clientélaire lorsqu’ils s’emparent de la tribune pour défendre les solutions les plus favorables aux villageois (p. 450, L. Provero).

Les systèmes successoraux sont alors abordés : dans la Vieille Catalogne, le sys-tème de succession inégalitaire « à maison » pratiqué par toutes les catégories socia-les réduit la mobilité des cadets et des femmes, mais son application partielle par les non-nobles et l’investissement dans l’apprentissage des cadets ou les dots des filles compensent la mobilité descendante (L. To Figueras). Le rôle des femmes reste en effet peu connu : elles peuvent être des agents économiques et monter dans les hié-rarchies, consolider leurs positions par la dot, l’héritage ou l’immigration, mais elles sont surtout des vecteurs d’ascension, recherchées pour leur naissance, la possibilité de s’allier, leur fama, et leur capital symbolique (K. Reyerson).

Les rapports entre la mobilité spatiale et la mobilité sociale ferment la marche. Dans les campagnes valenciennes, les effets combinés de la conquête du royaume musulman et des crises démographiques laissent place à une mobilité très diversifiée, de l’immigration de nécessité à la commercialisation des surplus des petits proprié-taires en passant par l’insertion en ville des élites « rurales » (A. Furio et F. Garcia-oliver). en Italie et dans le midi de la France, les possibilités d’ascension pour les migrants vers les bourgs francs et des facteurs dans les compagnies toscanes sont réduites (P. Grillo). enfin, J.-C. maire-Vigueur synthétise mieux que nous les apports de ce colloque, notamment la perpétuation des logiques économiques entre le xiiie et le xive siècle, l’importance du pouvoir politique dans les ascensions sociales au xive siècle et suggère de mieux réfléchir aux recompositions des identités sociales pour interroger le « paradigme du bourgeois gentilhomme ».

Les apports de ce colloque sont donc considérables et l’ensemble d’une grande cohérence. Néanmoins, si l’impact de la genèse de l’État moderne transparaît dans nombre de contributions, une synthèse de ses nombreuses manifestations aurait peut-être pu encore mieux éclairer le lecteur. on regrette surtout que les contributions spécifiques au monde rural n’aient pas été plus nombreuses. Il est au final heureux que la description des logiques réticulaires et des mobilités sociales n’oublie jamais les logiques de domination à l’œuvre.

Cédric quertier

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424 Comptes rendus

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 424 / 248 - © PUF - - © PUF -

Nathalie Verpeaux, Les Obituaires de l’abbaye Saint-Andoche d’Autun, Paris, Académie des inscriptions et belles-lettres, Recueil des historiens de la France. obituaires, série in-8°, vol. XI, 2011, VIII-440 p.

Auteur d’une thèse d’histoire médiévale inédite (2009, dir. m. Parisse) sur les monastères féminins de Saint-Andoche et de Saint-Jean-le-Grand d’Autun, N. Verpeaux témoigne d’une belle persévérance en livrant les documents nécrologi-ques du premier établissement. Ce sont 528 noms cités une ou plusieurs fois en qua-tre obituaires édités de manière synoptique pour chaque jour de l’année en raison des proximités nombreuses (pp. 139-233). L’intrigante concentration dans le temps de la rédaction des obituaires (1306-1311, 1309-1311, 1338-1344, ca 1484) et un registre de la pitancerie (1481-1484) permettent d’approcher finement des remises en ordre d’anniversaires. Le plus ancien obituaire conservé n’a pas été abandonné pour celui qui le suit de près, et les additions du premier ne sont pas systématique-ment reportées sur le deuxième. Un nécrologe plus ancien se devine en isolant une centaine de noms des xie-xiiie siècles copiée dans le manuscrit des années 1340, mais absente des deux premiers volumes. Ces individus connus de leur nom et d’une éventuelle qualité ont bel et bien fondé un anniversaire (contra p. 63). Que penser parmi eux d’une douteuse Regina, porca monacha (p. 146) ? Les moniales reçoivent des pitances ou provendes en argent et en nature, citées régulièrement le long des obits au titre des distributions et dans le pitancier. L’économie de cette mémoire des morts repose sur plusieurs monnaies, des rentes et un temporel géré par les mai-res, prévôts et procureurs du monastère. Plusieurs cens sont assis sur des églises à la collation des nonnes. L’abbesse a le droit de gîte ou de couvert dans des villages, nomme à plusieurs cures (une au diocèse de Langres, trois à celui de Nevers et dix à celui d’Autun dont Volnay). outre une analyse codicologique poussée de 47 p., l’édition est précédée d’une riche histoire du lieu (48 p.), en commençant par le culte du prêtre Andoche. Contre la porte de Clermont de la vaste enceinte antique, l’église Saint-Andoche est occupée jusqu’au concile d’Aix par des « religieuses qui vivaient jusque-là de façon canoniale » (p. 55). elle est la première des églises citées dans les diplômes carolingiens pour l’Église d’Autun. Ce doit être relié au fait que l’évêque y passe la nuit la veille de sa joyeuse entrée, « en sa noveleté » rapporte plaisamment le pitancier. Un bourg s’y est constitué, depuis la fin du xiie siècle, desservi par une église paroissiale dédiée à saint Pierre et saint Andoche. Les religieuses appartenant à l’ordre de saint Benoît, vivent dans des maisons individuelles, mais le moyen Âge central reste dans l’ombre. Il ne demeure rien in situ de l’abbaye médiévale. Les reli-ques et le sanctoral du lieu sont présentés. Ces femmes possédaient les corps des évê-ques autunois Simplice (†418) et Syagre († ca 600) dont les chefs ont été démembrés. Saint Pragmace, non identifié (p. 51) et dont l’abbaye possède le bras, n’est autre qu’un évêque d’Autun du début du vie siècle. Saint-Andoche n’a plus de prieuré en 1309 (p. 62), mais on trouve des prieurés transformés en domus ou une prieure de St-Georges-des-Bois en périphérie d’Autun en 1277 (p. 340). Saint-Parize-en-Viry a une prieure en 1244 puis un prieur en 1273, lui-même curé du lieu en 1268 (pp. 271, 340). Il se trouve aussi les obits de converses vivant dans le temporel monastique. C’est un apport à la connaissance des prieurés bénédictins féminins que seul un arti-cle de m. Parisse a mis en lumière. Autour de 1300, plusieurs religieuses sont privées de leur prébende en raison de leur absence supérieure à un an. Quatorze d’entre elles vivent en 1332 à Saint-Andoche et vingt-six en 1495. Par les obits, on touche au recrutement aristocratique des moniales et à leur famille, mais cela concerne plutôt les abbesses et les prieures que les simples religieuses dont on ne sait jamais grand-chose sinon que certaines étaient veuves.

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Comptes rendus 425

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 424 / 248 - © PUF -

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 425 / 248 - © PUF -

Le livre s’achève par 129 pages d’impressionnantes notes biographiques des indi-vidus, avec une quarantaine de généalogies. Le lecteur dispose donc, en plus de l’étude approfondie des obits et de leur édition, d’un livre dans le livre. Les notices reposent sur le dépouillement exhaustif et scrupuleux des archives autunoises, des notes sigillo-graphiques et héraldiques, des mentions d’autres obituaires (même inédits) et des transcriptions de chartes. La lecture du nom d’une abbesse, d’un chanoine, d’un curé de campagne ou d’un obscur laïc dans tel obituaire de Saint-Andoche trouve alors son explication optimale. en lisant uniquement « obiit domina Johanna de Sombernon », on pourrait penser à une dame de petite noblesse. or il s’agit de l’abbesse de St-Jean-le-Grand morte en 1399, sœur du prieur de Couches (dioc. Autun) Hugues de montagu, cousine de Philippe le Hardi, de l’abbesse de Saint-Andoche marguerite de montagu (†1377) et d’Alexandre de montagu, abbé de Flavigny (dioc. Autun) et de Saint-Bénigne de Dijon. on apprend qu’une prieure de Saint-Andoche est la sœur de deux Bénédictines de Rougemont (dioc. Langres). L’abbesse Guillemette d’oiselay (†1422), probable cousine de Jacquette de Vienne à laquelle elle succède, est parente d’une abbesse et de dames de Remiremont. Henriette de Vienne quitte l’abbatiat de Saint-Andoche en 1444 pour celui de l’abbaye vosgienne. Une tante soutient le cursus d’une nièce. L’ouvrage dépasse par conséquent de très loin le stricte cadre des sources nécro-logiques et constitue une solide étape dans la prosopographie des élites monastiques bourguignonnes du xiiie siècle à la Renaissance. Il complète quelques pages écrites de m.-Th. Lorcin sur la noblesse bourguignonne qui a donné des abbés. D’ailleurs, pour ces siècles, répertorier les réguliers n’a d’équivalent que pour les Bénédictins et les Cisterciens passés par l’Université. N. Verpeaux redonne toute sa place aux moniales, issues d’abord de la noblesse et de la chevalerie pour celles qui sont bien documentées. Ce sont les Clugny, Vergy, Drées, montagu, La Roche, Neeles, Vienne. Les obituaires associent beaucoup de familles de la Comté, comme on retrouve les deux Bourgogne au chapitre cathédral étudié récemment par J. madignier. Damas de Clugny est le frère et le père d’une abbesse. Il est inhumé en 1484 dans l’abbatiale devant le maî-tre-autel, mais il n’a pas d’obit ; cela prouve bien qu’une inhumation n’induit pas une fondation dans l’église qui accueille la tombe, à moins que cet homme ait organisé des messes à un autel secondaire. Il n’y a rien de bien saillant dans les noms à l’échelle du royaume, mais cela est représentatif de nombre d’établissements médiévaux, surtout féminins, de ces cités épiscopales modestes au cœur d’un vaste diocèse peu urbanisé. Les Bourgogne, bien installés à Autun, se font timides en dehors de la duchesse Alix de Vergy, d’eudes IV, de Hugues IV et de son épouse Yolande de Dreux. L’obit de Robert II (†1306) est toujours financé en 1526 alors même que le nom est absent des obituaires. Un seul évêque a un obit : l’évêque de Chalon Alexandre de montagu (†1261), neveu du duc eudes III. Un seul évêque d’Autun, Gérard de la Roche Beauvoir, a droit à une notice, parce que son testament demanda un anniversaire, mais aucun des obituaires, mis au net peu après sa mort en 1282, ne le cite : c’est donc qu’aucun obit ne fut fondé, car les exécuteurs ne s’acquittèrent pas de la somme pro-mise. Il faut comprendre « mairesse de Curgy » (p. 298) comme l’épouse du maire, et corriger Clémence de « Fonvens » (p. 308) en « Fouvent » (dioc. Langres, dép. Haute-Saône). Il est difficile de penser que l’official d’Autun Gérard dont aussi J. madignier ne connaît que l’obit de Saint-Andoche (cf. le n° 331 de son volume abondamment cité ici des Fasti Ecclesiae Gallicanae, t. XII, paru en 2010), soit du xiie siècle ; rien ne dit non plus qu’il fut le premier official. La famille de moncler qui n’a pas pu être identifiée (p. 328) a sans doute un rapport avec Sibille, « dame de moncler » et fille du seigneur de Verdun-sur-le-Doubs, inhumée en 1301 aux Dominicains de Dijon (BnF, coll. Bourgogne, t. X, f. 181) ; Jeanne de Verdun-sur-le-Doubs est mariée à la même époque à un Bourgogne de la branche montagu.

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426 Comptes rendus

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 426 / 248 - © PUF - - © PUF -

La rédaction du livre est prudente et toujours précise, accompagnée de tableaux didactiques et d’illustrations. Les planches en couleur donnent à voir des folios particulièrement denses ou effacés des manuscrits, des sceaux et des monuments funéraires. Étudier un établissement féminin est ardu et ingrat, mais ces sources nécrologiques étaient suffisamment exceptionnelles pour être exploitées sous toutes les coutures. L’essentiel des obituaires autunois est en français, comme souvent dans les bibliothèques de moniales, règle de saint Benoît comprise. Les comparaisons avec d’autres obituaires féminins ne seront pas nombreuses en raison de leur médiocre conservation. on aimerait désormais savoir s’il existe tant de différences du point de vue de la mémoire des morts – et du recrutement – avec les moniales de Poulangy et de Prâlon ou encore outre-Saône, avec celles de Baume, de Remiremont et de Château-Chalon. Les obituaires permettent aussi de toucher les prêtres qui disent la messe à différents titres dans l’abbatiale : chapelains des autels et de chapellenies, chapelain(s) du grand autel, « prêtre général ».

La collection dirigée par J. Favier et J.-L. Lemaitre est d’une vitalité remarquable. Avec les travaux de N. Verpeaux, d’o. Bruand, de D. Lannaud et de J. madignier, Autun devient l’une des cités les mieux connues du nord de la France. Les laïcs, gens de peu à Autun, et leur vie paroissiale émergent difficilement. Les évêques pourront encore être étudiés, car le cardinal Rolin n’épuise pas le sujet. Longtemps sans couvent mendiant, Autun tranche avec Auxerre qui n’a presque plus de sources nécrologiques ou Langres qui n’a pas d’établissement féminin. Avec le recrutement aristocratique, le passage d’une abbesse d’Autun à Remiremont, les absences loin de la clôture, les maisons individuelles et les prébendes, on est en présence de Bénédictines, certes, mais qui vivent en chanoinesses. Remiremont et Château-Chalon, aussi, vivent sous la règle de saint Benoît et l’autorité d’une abbesse. Les obituaires autunois docu-mentent la mémoire des morts que l’on n’approche pour ainsi dire jamais à la fin du moyen Âge dans les églises de femmes, quels que soient la règle et le coutumier. Les notices biographiques et l’introduction du livre imposent aux médiévistes français de se pencher enfin – après m. Parisse et des médiévistes allemands – sur ces « crypto-chanoinesses séculières » et ces chapitres nobles de femmes, avec ou sans le nom, bien présents dans le royaume.

Jean-Vincent joud’heuil

monique Zerner (éd.), Guillaume Monachi, Contre Henri schismatique et héréti-que, suivi de Contre les hérétiques et schismatiques (anonyme), Paris, Cerf, 2011, 340 p.

Dans ce volume édité par monique Zerner, l’édition et la traduction des traités Contra Henricum schismaticum et hereticum et Contra hereticos et schismaticos (pp. 149-309) sont précédées d’une introduction en trois parties (pp. 11-147), comprenant la pré-sentation de l’auteur du Contra Henricum et des textes concernant Henri, un essai sur la composition et les sources des deux traités, ainsi que la description des manuscrits qui les contiennent. Des « notes complémentaires » (pp. 311-321), ainsi que des index (scripturaires et des noms de personnes) complètent ce travail (pp. 323-332). Le premier apport de cet ouvrage est de distinguer et d’étudier séparément deux traités qui présentent des chapitres communs et qui avaient été jusqu’ici confon-dus. Le Contra Henricum (Nice, Bibliothèque municipale, ms. 3, fos 136v-143v), de Guillaume monachi, en six chapitres, inédit et mal connu, était considéré comme

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Comptes rendus 427

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 426 / 248 - © PUF -

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 427 / 248 - © PUF -

une version abrégée du Contra hereticos (Paris, BnF, lat. 3371, fos 1-4a), en douze chapitres. en dépit de son caractère anonyme et de l’absence de toute allusion à l’« hérétique et schismatique » Henri, ce dernier traité avait été édité par Raoul manselli sous le titre Contra Henricum et attribué à un moine Guillaume. L’historien italien ignorait par ailleurs l’existence d’une autre version complète du Contra hereti-cos conservée dans un manuscrit de Séville (Bibl. Colombina, 7-6-6, fos 59v-69v) : la nouvelle édition de monique Zerner prend en compte les deux manuscrits. Le nom de l’auteur du Contra Henricum est inscrit en lettres rouges au début de l’œuvre dans le manuscrit de Nice (fo 136v, reprod. entre les p. 128 et 129), où apparaît la rubri-que Guilelmus Monachi contra Henricum schismaticum et hereticum. mais une main plus tardive a corrigé le deuxième mot de Monachi en monachus : cette transformation a longtemps amené les historiens à croire que l’auteur en était un certain « moine Guillaume », que l’on a parfois identifié comme Guillaume de Saint-Thierry. Le mérite revient à monique Zerner d’avoir attribué le traité à Guillaume monachi, archevêque d’Arles entre 1138/1139 et 1141. L’auteur du Contra hereticos reste en revanche anonyme : excellent théologien et juriste, il pourrait sortir, selon elle, des écoles du nord.

Il restait à expliquer le sens des chapitres communs, que l’édition des traités met judicieusement en relief par de petites capitales. Pour monique Zerner, le Contra Henricum, écrit probablement vers 1139, constituerait l’une des sources du deuxième traité, qu’elle propose de dater d’entre 1145 et 1148. Copié dans le manuscrit de Nice, probablement réalisé dans une communauté régulière, il pourrait avoir été transmis, selon l’auteur, à Bernard de Clairvaux. Ce dernier est en effet l’un des plus grands adversaires d’Henri, comme le démontre entre autres la lettre qu’il envoie au comte de Toulouse avant d’entreprendre son tour de prédication dans le midi en 1145. monique Zerner émet aussi l’hypothèse que l’abbé de Clairvaux a transmis le traité de Guillaume monachi à l’auteur du Contra hereticos, dont il pourrait être par ailleurs l’inspirateur. mais la cible du Contra Henricum a dû sembler trop limitée : c’est peut-être pour cette raison que l’auteur du Contra hereticos a dépersonnalisé le traité, en effaçant le nom d’Henri et en en tirant une œuvre polémique plus largement utilisable « contre les hérétiques ». Alors que le Contra hereticos ne viserait aucun héré-tique réel, le Contra Henricum serait donc, lui, une réponse à un écrit d’Henri, dont on entrevoit en filigrane les principales positions « hérétiques ». Lettré, il ne reconnaît que l’autorité de l’Évangile, ce qui le pousse à récuser le pouvoir des prêtres et à défendre l’idée d’une pauvreté radicale. Le Contra Henricum fournit ainsi de précieux renseignements concernant Henri, qui vont s’ajouter aux rares informations conte-nues dans d’autres sources, comme la lettre de l’évêque d’Hildebert de Lavardin, les Gesta de l’évêque du mans, la lettre d’introduction au traité de Pierre le Vénérable contre Pierre de Bruis, la lettre de Bernard de Clairvaux au comte de Toulouse (1145) et l’épître de Geoffroy d’Auxerre à maître Archenfroy. Par une démarche méthodologique qui n’est pas sans rappeler le procédé rigoureux d’Arsenio Frugoni dans son étude sur Arnaud de Brescia, monique Zerner replace ces sources dans leur contexte, les critique et les compare (pp. 22-48). Le travail permet d’entrevoir la construction de l’« hérésie » d’Henri dans le contexte d’inquiétudes et de frictions exacerbées qui se développent pendant le schisme d’Anaclet et qui éclatent lors du concile de Pise (1135).

Dans ce travail, monique Zerner conjugue ainsi magistralement l’édition des textes, les traductions, la critique des sources et l’étude des contextes pour por-ter un éclairage nouveau sur la lutte antihérétique du xiie siècle et ses différents enjeux.

Alessia trivellone

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428 Comptes rendus

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 428 / 248 - © PUF - - © PUF -

Paulo Charruadas, Croissance rurale et essor urbain à Bruxelles. Les dynamiques d’une société entre villes et campagnes (1000-1300), Bruxelles, Académie royale de Belgique, coll. « Classe de Lettres », 2011, 404 p.

Ce travail s’inscrit dans la dynamique des études d’histoire urbaine s’intéressant aux premiers développements des villes (xe-xiiie siècle). Paulo Charruadas a en effet voulu appliquer une pluridisciplinarité dans le cadre de sa thèse dont est tiré le pré-sent ouvrage. Il s’agit pour lui d’étudier l’évolution de la ville de Bruxelles et de sa campagne proche entre les xie et xiiie siècles, mais en allant au-delà des rapports classiques ville-campagne. Plutôt que de les opposer, il cherche ici à montrer leur imbrication étroite dans une même dynamique de développement. Cette étude s’ins-crit donc au sein d’un espace d’une vingtaine de kilomètres de rayon autour de la ville, ce qui correspond au trajet maximal que des personnes pouvaient effectuer dans la journée depuis leur lieu de production jusqu’à la ville, centre de gestion des surplus. L’auteur prend donc la peine, dans son introduction, de replacer cet espace dans un cadre géographique et géologique et d’énumérer les différents types de cultu-res qui y sont possibles. Le cadre chronologique correspond à la période importante de croissance rurale et urbaine mais également, celle qui voit la « structuration du duché de Brabant dont Bruxelles devient un centre important ». Il s’achève en 1300 avec l’arrêt de la croissance économique rurale et une « arrivée à maturité de la ville au niveau économique ». L’étude s’articule autour de plusieurs points : le développe-ment et la mise en valeur des ressources périurbaines, l’influence de l’activité agricole sur la ville et le rôle pivot joué par cette dernière dans la région, enfin le rôle de la société aristocratique dans ce dialogue ville-campagne.

De ce fait, la première partie présente la conquête des espaces ruraux et urbains, rappelant « ce que l’on sait de l’espace régional avant l’an mil, comment se mettent en place les structures seigneuriales ecclésiastiques et laïques, quels sont les déve-loppements urbains à la même période » (p. 12). Le premier chapitre « Aux origi-nes d’un territoire, Bruxelles et ses campagnes au xie siècle » montre l’émergence de Bruxelles comme une agglomération polynucléaire et décrit les différents noyaux originels possibles. Bruxelles attire alors les « structures foncières et établissements seigneuriaux », dont les comtes de Louvain, mais également des paysans désireux de travailler sur ces terres. Le chapitre deux « L’essor agricole. Croissance et mise en exploitation du sol (fin xie-xiiie siècles) » commence à la fin du xie siècle, mar-qué par une forte croissance rurale et une augmentation des surfaces de culture, et présente le développement de ces dernières. elles se font en deux temps, d’abord par un défrichement mené par le milieu seigneurial sur les terres de plateaux avec pour but des cultures céréalières et l’élevage et du maraîchage, puis en se concen-trant sur quelques grandes zones boisées et sur les espaces marécageux, espaces incultes et fonds de vallées. Le chapitre trois « L’économie urbaine et l’économie rurale. Dynamiques, synergies et imbrications (xiie-xiiie siècles) » montre les étapes du développement de l’agglomération urbaine à partir des noyaux préurbains. Il met en lumière le rôle du pouvoir princier dans ce phénomène et celui des liens de la ville avec son espace économique régional. C’est l’apparition de lotissements ducaux, de quartiers marchands, des moulins ducaux, de centres maraîchers et artisanaux (une ceinture périurbaine maraîchère et pastorale se forme). La ville est un portus, un ter-minus de navigation liée à l’essor des activités marchandes : la ville est un « centre commercial qui rayonne sur son hinterland rural et attire certains itinéraires com-merciaux interrégionaux » (p. 137). À partir des chartes (localisation des biens par rapport à la ville), de la constitution de la banlieue, de l’exploitation agricole en tant que système intensif et diversifié, faisant de la ville un grenier et un marché pour les

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Comptes rendus 429

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 428 / 248 - © PUF -

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 429 / 248 - © PUF -

produits régionaux, l’auteur met en évidence la centralisation politique administra-tive et religieuse et la présence du pouvoir princier.

La deuxième partie fait le point sur les rôles des acteurs aristocratiques dans la région et s’appuie sur un répertoire prosopographique (édité en 2011 par le même auteur). Comment les ducs de Brabant mènent-ils une politique foncière afin d’asseoir et de développer leur autorité face à la société rurale ? Ainsi, le chapitre quatre « L’ancrage des comtes de Louvain dans la région de Bruxelles. Base patrimoniale et politique monasti-que (xie-xiie siècles) » expose comment les comtes de Louvain, futurs ducs de Brabant s’installent à Bruxelles et dans la région par le biais d’un contrôle du territoire régional. Ils se créent une assise patrimoniale s’adaptant au fil de leurs intérêts et mettent en place une politique monastique et ecclésiastique. La fondation et la protection d’églises et d’abbayes leur assurent notamment une légitimation sur l’espace, un enracinement symbolique. Le chapitre cinq « L’aristocratie laïque traditionnelle. Richesse, pouvoir et proximité du prince (xie-xiiie siècles) » décrit la façon dont ils dominent la société régionale et la fidélisent. L’ancrage des comtes est ainsi accompagné d’une politique d’intégration du milieu seigneurial. Le chapitre commence par présenter les grandes familles aristocratiques, qui assurent leur domination par la possession de la terre. Puis l’auteur s’intéresse à l’aristocratie secondaire, visée par la politique du duc qui déve-loppe une stratégie de fidélisation et de politique clientélaire. Des liens sont ainsi tissés vers l’aristocratie secondaire, moins féodalisée que solidarisée. De plus, les difficultés économiques du xiiie siècle, forçant certains seigneurs à vendre leurs terres partici-pent au renforcement du pouvoir ducal. enfin, le chapitre six « Les nouveaux groupes élitaires. Élites rurales, aristocratie urbaine et notables locaux (xiie-xiiie siècles) » met en lumière la transformation d’un groupe important de petits propriétaires alleutiers en aristocrates urbains par leur accès aux fonctions dirigeantes de la ville (échevinage). Ils n’en négligent cependant pas leur position périurbaine, ce qui entraîne un enchevêtre-ment des territoires. Toutes les familles ne cherchent cependant pas à devenir échevins, mais fréquentent néanmoins la ville pour leurs affaires. en permettant l’émancipation politique et l’émergence des institutions urbaines, le duc donne un centre à son pouvoir territorial et encadre celui des autres acteurs sociaux. Il ne crée pas des puissants mais stimule leur apparition, contrebalançant le pouvoir des seigneurs traditionnels.

Au final, ce travail démontre la pertinence d’utiliser un cadre élargi pour étudier la ville, pour appréhender la campagne périurbaine et ses relations de l’une à l’autre. Il permet en effet de mieux percevoir la mise en place d’un territoire régional et d’une agglomération à un endroit excentré, dépourvu d’un chef-lieu important au haut moyen Âge. La description de l’évolution physique du paysage, les éléments de nature économique de la première partie ont été contrebalancés par l’approche plus sociale de la deuxième partie (appuyée par un index conséquent). Cet ensemble donne une image de Bruxelles originale, la situant au sein d’un réseau social dynami-que et d’un dialogue constant entre ville et campagne.

Catherine xandry

Jean-Claude maire Vigueur, L’Autre Rome. Une histoire des Romains à l’époque communale (xiie-xive siècle), Paris, Tallandier, 2010, 560 p.

Depuis quelques décennies, Jean-Claude maire Vigueur est l’un des meilleurs spécialistes internationaux tout à la fois des études sur les cités communales italien-nes (son Cavaliers et citoyens – Paris, 2003 – est d’ores et déjà un vrai classique) et des

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430 Comptes rendus

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 430 / 248 - © PUF - - © PUF -

recherches sur la Rome médiévale. Il possède donc, au plus haut point, une double légitimité scientifique pour méditer sur un sujet de prime abord paradoxal, à savoir les aléas pluriséculaires d’une cité sur laquelle l’on a beaucoup écrit avant (Rome antique, de la République à l’empire) et après (Rome pontificale, de la Renaissance à Porta Pia), mais fort peu pendant ces siècles charnières d’un moyen Âge romain réputé somme tout bien somnolent.

Longtemps, en effet, l’histoire de la ville médiévale a été appréhendée dans l’op-tique d’un récit, presque inéluctable, de la décadence sous toutes ses formes. L’on pense, alors, à sa déliquescence démographique (d’un million à 40 000 habitants), à son déclin politique (de l’omniprésence de l’empereur et de son Sénat à la présence, plus capricieuse pourtant, des pontifes à Saint-Jean de Latran, lorsqu’ils ne se reposent pas en leurs châteaux et palais du Latium ou qu’ils ne déménagent pas en Avignon), voire à son délitement culturel et artistique (en particulier au cours d’un xive siècle fondamentalement avignonnais) ou, encore, à un certain étiolement institutionnel, dès lors que Rome ne se révèle ni chair – une cité communale ‘classique’ – ni poisson, sous les traits d’une ville impériale ou royale. Le moment était donc venu – et bienvenu – de batailler pour faire connaître une tout autre histoire, celle d’une cité bien ancrée dans son temps et dans sa peau (et l’on comprend vite que posséder des murailles aussi vastes que les 1 400 ha compris dans l’enceinte d’Aurélien peut s’avérer un réel avantage lorsqu’elles permettaient d’accueillir les vignes et les champs au sein même de la cité), celle d’une ville en pleine effervescence sociale, politique et culturelle, un bouillonnement manifeste dès lors que l’on s’intéresse aux transformations de ses liens avec les territoires ruraux qui l’entourent, que l’on se penche sur les profondes trans-formations de ses typologies de gouvernement (à Rome aussi, le popolo a directement participé au gouvernement de la cité et ce, au-delà du seul moment Cola di Rienzo) ou que l’on scrute ses évolutions sociales, si tangibles, de l’essor du monde bigarré de ses artisans à celui, bien plus connu, de ses fiers lignages de barons adroitement étu-diés par Sandro Carocci (Baroni di Roma, Rome, 1993).

Dans un livre fascinant, écrit avec autant de clarté que de brio, Jean-Claude maire Vigueur nous parle de tout cela ainsi que de bien d’autres acteurs, monu-ments et documents romains des siècles centraux du moyen Âge. Ces quelque six cents pages se lisent en effet comme un véritable essai d’histoire totale. Par le truche-ment d’une plume toujours alerte et vivante, le lecteur découvre ainsi les principales caractéristiques dynamiques de la topographie romaine (ville, faubourgs, Latium) ; il saisit aussi l’importance des enjeux artistiques urbains (de la décoration ecclésiale aux réemplois palatiaux jusqu’aux productions romaines de Giotto), le tout en s’im-prégnant des évolutions complexes, mais captivantes, de la sociabilité citadine et des différentes déclinaisons de son organisation politique.

Concrètement, l’ouvrage se structure en huit chapitres thématiques, ce qui, d’une certaine façon, permet – ou impose – à ses lectrices et lecteurs de se forger eux-mêmes une chronologie mentale des grandes étapes de l’histoire de Rome (et de l’Italie) médiévale. Le rythme du récit est toutefois enchanteur et l’on se prend aus-sitôt au jeu : la cité médiévale acquiert presque immédiatement les traits d’un pro-tagoniste attachant, à nul autre pareil. Les deux chapitres d’ouverture sont là pour poser les cadres spatiaux, aussi bien à l’intérieur de ces si spacieuses murailles que le Latran et le Vatican s’offrent à nos yeux comme deux « pôles excentrés » (pp. 50-58) que hors les murs, en direction de cette campagne romaine, parsemée de casali et de châteaux, sans véritable équivalent italien. Les trois chapitres suivants, que l’on pourrait – à mon sens à tort – considérer comme le cœur de L’autre Rome, présentent l’une des plus connues parmi les spécificités sociopolitiques de la cité médiévale. Il s’agit du triptyque formé par le popolo (un groupe social multiforme, fondé tant sur le

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Comptes rendus 431

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 430 / 248 - © PUF -

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 431 / 248 - © PUF -

métier que sur le quartier), par la noblesse urbaine dont l’identité fortement citadine, sujette à de profondes mutations dès le milieu du xiiie siècle, se décline sous des for-mes tant chevaleresques (les cavallarocti) que liées à un nouvel esprit d’entreprise (les bobacterii), et enfin par les quelques lignages des barons, un groupe aussi ramassé que puissant dont la prise de pouvoir révèle, après le milieu du Duecento, la plus célèbre des « anomalies » sociopolitiques romaines (pp. 241-304). De la société urbaine à ses institutions : le sixième chapitre dévoile les remarquables interprétations de l’auteur concernant les régimes politiques romains et ce, non pas au travers d’une reconstruc-tion centrée in primis sur les relations entre Rome et ses papes mais bien grâce à une subtile relecture des institutions communales elles-mêmes. C’est donc la commune qui y est à l’honneur, une commune dont l’auteur énonce, dans la longue durée, les réelles capacités de stabilité et de flexibilité, du moins jusqu’à son abrogation pon-tificale en 1398, raison pour laquelle le livre se clôt au crépuscule du Trecento. Les deux derniers chapitres ouvrent quant à eux de séduisantes perspectives d’histoire culturelle à partir de quelques problématiques de prime abord plus ciblées : un tra-vail sur les « couleurs de la ville » (pp. 371-435) traitant des décorations picturales et architecturales qui ornent la cité religieuse et lignagère du xie au xive siècle s’accom-pagne alors d’une esquisse sur la vexata quaestio de la place du réemploi dans la Rome du moyen Âge ainsi que d’une étude sur les différents usages de l’antiquité et de ses modèles au cœur d’une Urbs médiévale rénovée (pp. 437-490).

Au fil de ces pages, J.-Cl. maire Vigueur nourrit sa réflexion à plusieurs niveaux. D’une part, une parfaite maîtrise de la bibliographie sur sa cité de prédilection lui permet de débattre à distance aussi bien avec les travaux classiques d’un Dupré Theseider qu’avec les résultats des recherches plus récentes – souvent innovantes – dues entre autres aux plumes de Sandro Carocci et d’Arnold esch, d’etienne Hubert et de massimo miglio, d’Andreas Rehberg ou de marco Venditelli ; d’autre part, sa connaissance directe des sources urbaines (législatives et notariales, littéraires et his-toriographiques) l’autorise à apporter ses propres touches documentaires. Le résul-tat final est à la hauteur de l’ampleur du travail accompli : chaque chapitre recèle nombre de réflexions fécondes, d’explications convaincantes, d’interprétations fruc-tueuses. C’est ainsi que l’on découvre les principaux caractères romains du décollage économique urbain, mais aussi – au gré de chaque siècle – les différents niveaux de mobilité et les opportunités d’ascension sociale au sein de la cité ; dans le même temps, l’auteur étudie avec grande finesse les stratégies sociopolitiques propres de la noblesse romaine, une noblesse clairement ancrée dans sa cité tout en demeurant ouverte sur le contado et susceptible de nouer des liens préférentiels avec les élites populaires plutôt qu’avec les grands lignages des barons. La créativité du vrai histo-rien ne se dément pas par la suite : c’est un régal, par exemple, que de lire les pages dédiées au complexe du Latran, « premier musée du monde » (p. 440) ou encore de découvrir le vibrant éloge de la Rome du xive siècle, une cité dont la renommée culturelle et les innovations artistiques ne souffriraient guère de l’éloignement avi-gnonnais que la Papauté s’imposait alors.

De cette rencontre entre les monuments, les documents et leurs exégèses naît donc un livre de combat, véritable plaidoyer pro Roma qui défend avec finesse, audace et aplomb les nombreuses spécificités dynamiques d’une cité médiévale et communale dont la connaissance approfondie et rapprochée doit être sincèrement saluée non seulement par les spécialistes de l’histoire de la ville éternelle mais aussi, voire surtout, par chaque his-torien de l’Italie des communes ainsi que par tout médiéviste à la recherche de réflexions stimulantes et innovantes présentées dans un style aussi aimable que puissant.

Guido castelnuovo

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432 Comptes rendus

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 432 / 248 - © PUF - - © PUF -

martin Aurell et Catalina Girbea (dir.), Chevalerie et christianisme aux xiie et xiiie siècles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, 321 p.

Cet ouvrage collectif aborde l’immense question des rapports entre chevalerie et christianisme au moyen Âge central. or qui dit religion chrétienne ne dit pas nécessairement Église. Il s’agit donc de comprendre dans quelle mesure les élites aris-tocratiques étaient imprégnées d’un idéal chrétien, si celui-ci influençait leurs com-portements ou si, au contraire, elles s’en affranchissaient en fonction de leurs besoins. L’espace étant compté, je me contenterai de donner la liste des contributions avant de revenir brièvement sur le projet d’ensemble, longuement détaillé par martin Aurell dans un « rapport introductif » de plus de quarante pages. Auparavant, il convient cependant de dire quelques mots de l’étonnante conclusion signée par Pierre Toubert, Philippe Contamine, John W. Baldwin, Anita Guerreau-Jalabert, André Vauchez et martin Aurell. Quiconque a lu ces auteurs sait que leurs positions ne s’accordent pas toujours. or s’il est possible à qui veut s’en donner la peine de reconnaître le style de tel ou tel de ces grands historiens, leurs apports respectifs ne sont pas signés. Il faut donc comprendre ainsi la fonction de ce texte : après des études qui ne vont pas tou-tes dans le sens du rapport introductif, une sorte de motion de synthèse harmonise ce qui peut l’être. Pourquoi pas… Le seul problème de ce procédé, outre qu’il retire à chacun la spécificité de son discours, c’est qu’en fin de compte les divergences sont aplanies au-delà, peut-être, de ce qui apparaît souhaitable. Il eût été bon, en effet, de bien marquer pour finir les différences de fond qui caractérisent certaines approches et qui subsisteront après la parution de ce livre.

Voici la liste des contributions. 1. Piétés chevaleresques. John W. Baldwin, « Les chevaliers dans les cartulaires monastiques de la région parisienne ». – André Vauchez, « La notion de miles Christi dans la spiritualité occidentale aux xiie et xiiie siècles ». – Vladimir Agrigoroaei, « Choix nobiliaire ou modèle oriental : le cas de saint Georges et des autres saints guerriers » ; – Cécile Voyer : « Le geste effi-cace : le don du chevalier au saint sur le tympan de mervilliers (xiie siècle) ». – David Crouch, « La spiritualité de Philippe de Remy, bailli capétien, poète et seigneur de Beaumanoir ». – 2. Paradoxes et compromis : les tensions entre Église et chevalerie. Dominique Barthélemy, « L’Église et les premiers tournois (xie et xiie siècles) ». – Xavier Storelli, « Les chevaliers face à la mort soudaine et brutale : l’indispensable secours de l’Église ? ». – Catalina Girbea, « Chevalerie, adoubement et conversion dans quelques romans du Graal ». – Richard W. Kaeuper, « Piety and Independence in Chivalric Religion ». – Laurent Hablot, « L’héraldisation du sacré aux xiie-xiiie siècles. Une mise en scène de la religion chevaleresque ? ». – 3. Guerre et chris-tianisme. John Gillingham, « Christian Warriors and the enslavement of Fellow Christians ». – Dominique Boutet, « Le sens de la mort de Roland dans la littérature des xiie et xiiie siècles ». – Jean Flori, « La chevalerie célestielle et son utilisation idéologique dans les sources de la première croisade : autour de la bataille d’Antio-che (1098) » ; – Sylvain Gouguenheim, « Les guerres des ordres militaires furent-elles des guerres chevaleresques ? L’exemple de la conquête de la Prusse par l’ordre teuto-nique (1230-1283) ».

Le riche « rapport introductif » donne donc le ton. S’il dresse un panorama his-toriographique fort utile, la visée n’en est pas moins claire. Il s’agit de suggérer que si « la chevalerie est une idéologie et une institution complexe, que modèlent des facteurs intrinsèques et extrinsèques, (…) la place du christianisme reste essentielle dans son élaboration » (p. 48). on apprend par ailleurs que « cette idée des bien-faits du message évangélique sur le comportement des combattants médiévaux ne paraît pas trop déplacée à l’auteur (…), ni à d’autres chercheurs actuels » (p. 10, en

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Comptes rendus 433

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commentaire à l’œuvre de Léon Gautier). Face à des recherches comme celles de D. Barthélemy ou de R. W. Kaeuper, qui « revoient actuellement à la baisse l’accep-tation des normes ecclésiastiques par les guerriers » (p. 35), il s’agit donc de marquer l’essentielle convergence des idéaux chevaleresques et de ceux de l’Église, à moins que ce ne soit plus généralement ceux du christianisme. Que faut-il exactement entendre, en effet, par ce dernier mot ? À la lecture du « rapport », le sentiment pré-vaut à plusieurs reprises que « chrétien » est à peu près synonyme d’« évangélique » (p. 10, 11, 33…) et que l’on ne peut guère penser le christianisme hors de l’Église-institution. Le risque existe alors de donner, au-delà des « nuances d’usage » (tou-jours p. 10 à propos de Léon Gautier) une image quelque peu saint-sulpicienne de la chevalerie médiévale, chevalerie essentiellement chrétienne, essentiellement pieuse et toujours imprégnée, enfin, d’un message « évangélique » délivré par les clercs. Une telle construction appelle bien des nuances, voire des remises en cause, sur le plan des realia : il faut ici renvoyer aux analyses déjà mentionnées de chercheurs tels que D. Barthélémy ou R. W. Kaeuper. mais elle en appelle tout autant du point de vue des représentations, dont l’introduction semble constamment présupposer qu’elles vont nécessairement dans le même sens que les « faits réels ».

Prenons l’exemple des médiations cléricales. Chacun s’accordera sans doute à reconnaître que dans leur immense majorité, les milites espéraient des prières, une inscription au nécrologe, une inhumation privilégiée, etc. Autant de signes du fait que, bon an mal an, ils acceptaient le rôle de l’Église dans l’économie générale du salut. Passons maintenant des pratiques sociales aux constructions idéelles et posons la question des médiations cléricales dans les textes littéraires écrits en langue ver-naculaire pour cette même aristocratie laïque : au-delà de motifs qui peuvent super-ficiellement renvoyer aux textes produits par l’Église (miracles, piété christique, etc.), il n’est pas du tout certain que le discours véhiculé, par exemple, par les romans, soit compatible avec celui des clercs. L’un des auteurs de la conclusion (et il n’est pas très difficile de reconnaître A. Guerreau) rappelle que ces œuvres témoignent « du débat entre l’Église et l’aristocratie laïque et de la revendication d’une définition spirituelle de ce qui constitue le chevalier ». on ne saurait mieux dire. Ainsi dans les romans du Graal, qui constituent tout de même à cette époque le meilleur exemple d’un discours chrétien propre au groupe chevaleresque, les clercs sont généralement can-tonnés dans un rôle secondaire. Il apparaît donc fort hasardeux de mettre en valeur le rôle important qu’y jouent les ermites comme un moyen de divulguer une « pré-dication » (p. 25) à « tonalité morale » (p. 26) : les ermites sont précisément des per-sonnages en marge de l’institution ecclésiale qui permettent aux chevaliers d’accéder aux sacrements sans s’adresser à l’Église comme institution. De ce point de vue, il faut donc donner raison à C. Girbea lorsqu’elle écrit que les romans du Graal sont « peu cléricalisés » et que « le choix romanesque de l’ermite indique précisément un refus de la cléricalisation » (p. 181). Il existe bien un discours chevaleresque chrétien qu’il serait erroné de diluer dans celui de l’institution ecclésiale. on regrettera de ce point de vue que trois communications seulement aient été consacrées à la littérature en langue vernaculaire. Les romans du Graal sont en effet le lieu de prédilection où s’exprime, de façon il est vrai codée, complexe, non univoque et souvent difficile à déchiffrer, la volonté aristocratique de construire sur le plan idéel un sacré non ecclé-sial (à moins de croire, comme l’affirme V. Agrigoroaei p. 95, qu’une « grande partie des textes du xiie siècle témoignent [sic] d’un choix et d’une volonté auctoriale qui vont contre l’horizon d’attente social », ce qui nous renvoie à une conception essen-tialiste du texte, brillant par lui-même tel un astre dans les cieux d’une Littérature autosuffisante). Sur la question du Graal, le volume aurait assurément gagné à uti-liser les travaux de Jean-René Valette. L’absence de toute réflexion sur la fin’amor,

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434 Comptes rendus

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 434 / 248 - © PUF - - © PUF -

dont il est dit en conclusion (p. 317) qu’elle contribuait grandement à la définition spirituelle de la chevalerie, est également dommageable au projet d’ensemble. Dans un autre registre, enfin, on pourra s’étonner que la question de la conversion adulte n’ait pas été abordée, alors qu’elle est évidemment de première importance pour comprendre les relations entre milites, moines et clercs au moyen Âge central (je crois d’ailleurs que le volume Guerriers et moines. Conversion et sainteté aristocratique dans l’Occi-dent médiéval, ixe - xiie siècles, dir. m. Lauwers, Antibes, 2002, n’est pas cité).

Il est assurément dommage de ne pouvoir rendre compte ici, faute de place, de tous les articles qui composent ce recueil. on aura compris que son orientation générale, bien exposée dans le dense « rapport introductif », ne fera pas l’unanimité. mais qui la fait ? Il y a là matière à de riches discussions futures, à condition bien sûr d’inviter à la table toutes les sensibilités. en résumé : ce volume fort intéressant amène à poser des questions de première importance.

Patrick henriet

Germain Butaud, Les Compagnies de routiers en France (1357-1393), Clermont-Ferrand, Lemmeedit, Illustoria moyen Âge, 2012, 107 p.

« Nous estions estoffés comme roys. et quand nous chevaulchions, tout le pays trembloit devant nous » : c’est Froissart qui met ces paroles dans la bouche de mérigot marchès, un des capitaines de routiers les plus connus. La synthèse de Germain Butaud fait le point sur la première période pendant laquelle les routiers se sont illustrés en France, à la faveur des déboires des armées royales dans la pre-mière phase de la guerre de Cent ans. La « compagnie », au départ, ne désigne qu’un groupement organisé de combattants, sans connotation particulière. Après la capture de Jean le Bon, en 1356, et la conclusion des trêves l’année suivante, de nombreuses compagnies se trouvent démobilisées, tandis que d’autres demeurent à la solde des Anglais ou de leur allié le roi de Navarre Charles (le mauvais), comte d’Évreux, aux marges de l’Aquitaine et en Normandie. Dans tous les cas, ces com-pagnies ravagent le royaume au gré de leur étonnante itinérance, qui n’exclut pas une installation provisoire, pour quelques semaines ou quelques mois. La Grande Compagnie, formée au lendemain de la Paix de Brétigny, en 1360, rassemble beau-coup d’Anglais, quelques Allemands et de rares Français. Partie de Champagne, elle descend les vallées de la Saône et du Rhône. Établie pendant quelque temps à Pont-Saint-esprit, elle s’abat sur le Comtat-Venaissin et la Provence. Depuis Avignon, le pape Innocent VI prêche la croisade contre ses membres. Finalement engagée par le marquis de montferrat, la Grande Compagnie passe en Italie où elle s’illustre sous le commandement du fameux John Hawkwood. Face aux déprédations des compa-gnies, le pouvoir royal oscille entre la fermeté, la complaisance et l’impuissance. C’est que la fermeté ne paye pas toujours : en 1362, les comtes de Forez et de La marche sont tués à la bataille de Brignais, remportée par les compagnies. Une solution sou-vent envisagée est de conduire à l’extérieur du royaume ces encombrants routiers : Du Guesclin en exporte des milliers en Castille, pour soutenir un des leurs, Henri de Trastamare, contre son demi-frère Pierre le Cruel, roi de Castille (1365-1367). en 1369, la reprise de la guerre entre France et Angleterre mobilise de nouveau les rou-tiers dans les armées régulières, quoique que beaucoup d’entre eux préfèrent doréna-vant faire la guerre pour leur propre compte. en 1369, un capitaine s’empare même d’Isabelle de Valois, duchesse de Bourbon et belle-mère de Charles V, qui reste sa

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Comptes rendus 435

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 434 / 248 - © PUF -

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 435 / 248 - © PUF -

prisonnière pendant trois ans ! Dans les années 1370, les succès français face aux Anglais s’accompagnent d’une offensive contre les routiers indépendants. De plus en plus, du Languedoc au Limousin, ceux-ci tendent à s’installer dans un château ou, le plus souvent, dans un réseau de forteresses qui contrôlent tout le pays environnant, mis en coupe réglée : les « gens des compagnies » rompent ainsi avec la mobilité qui était leur marque dans la décennie 1360. Un d’entre eux s’intitule en toute modestie « Geoffroy Tête-Noire, duc de Ventadour et comte de Limousin, sire et souverain de tous les capitaines d’Auvergne, de Rouergue et de Limousin ». L’inaction du duc de Berry, représentant de l’autorité royale dans la région, les laisse prospérer. Ce n’est que vers 1390 que les routiers sont vraiment délogés, l’un après l’autre, des forteresses qu’ils tiennent. Après 1393, ils ne représentent plus qu’une menace résiduelle. Toute la première partie du livre est consacrée à la reconstitution de l’activité des principa-les compagnies, qui interfère continuellement avec les développements de la guerre franco-anglaise – il faut saluer la prouesse de l’auteur qui parvient à donner un récit très clair de ces affaires embrouillées. Une seconde partie étudie la composition et l’organisation des compagnies. Les capitaines sont les mieux connus : si on y trouve d’authentiques princes, à l’image de Henri de Trastamare ou d’Yvain de Galles (le prince owen), la plupart sont d’origine moins élevée ; on peut noter la forte repré-sentation des bâtards issus de la noblesse (à l’image de Henri de Trastamare). en dépit des aléas d’une vie fort dangereuse, les capitaines peuvent mourir dans leur lit, à l’image du célèbre Robert Knolles. G. Butaud montre bien, notamment à propos de ce dernier personnage, que les capitaines de compagnies sont souvent dans une position ambiguë, agissant tantôt au nom d’une autorité légitime, tantôt en leur nom propre. Les simples combattants sont moins bien documentés : beaucoup d’Anglais et de Gascons parmi eux, les Bretons apparaissant en masse après la fin de la guerre de succession de Bretagne (1364). Chaque capitaine commande à quelques dizaines d’hommes, voire à quelques centaines. La discipline doit être assez marquée ; on n’a guère d’exemples de capitaines assassinés ou abandonnés par leurs hommes. Il ne faut pas d’ailleurs exclure une forme de loyauté réciproque. Le capitaine doit en effet pouvoir compter sur ses hommes pour tenir ses forteresses en son absence. S’il tombe entre les mains des agents du roi, le capitaine a toutes les chances de finir pendu ou décapité : les exemples abondent, à commencer par mérigot marchès, exécuté en 1391. mais les lettres de rémission sont également souvent concédées aux anciens routiers repentis : comme le note l’auteur, pour beaucoup d’entre eux, la présence dans une compagnie n’est qu’une étape dans la vie. Complète et dense, mais agréa-ble à lire, la synthèse que présente ici Germain Butaud donnera la base nécessaire à la relance des études monographiques sur les compagnies, aujourd’hui délaissées. La seconde période d’activité des routiers, dans les années 1420-1440, mériterait elle aussi d’être envisagée à nouveaux frais.

Xavier hélary

Xavier Hélary, Courtrai, 11 juillet 1302, Paris, Tallandier, L’histoire en batailles, 2012, 208 p.

en moins de deux cents pages, Xavier Hélary a fait le pari de revisiter de fond en comble la bataille de Courtrai, lieu de mémoire qui a suscité une abondante histo-riographie, dont les deux temps forts furent les dernières années du xixe siècle et la commémoration du sept centième anniversaire.

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436 Comptes rendus

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 436 / 248 - © PUF - - © PUF -

Les deux premiers chapitres exposent le contexte sur le long et le court terme et offrent sur le sujet une synthèse claire et actualisée, dont les étudiants pourront tirer le plus grand profit. Les deux chapitres suivants, consacrés aux forces militaires en présence, doivent beaucoup à la thèse réalisée il y a quelques années par l’auteur sur l’ost royal, mais aussi aux diverses études que ce spécialiste de l’histoire militaire sous les derniers Capétiens a livrées depuis. Il en résulte tout aussi bien un beau portrait de Robert d’Artois qu’une réévaluation de forces de l’armée flamande, trop souvent décrite comme composée de pauvres hères ignorant tout du métier de la guerre, à la différence de leurs adversaires.

Comment finalement faire le récit d’une bataille ? Au chapitre V, non seulement l’auteur n’esquive pas cette question méthodologique mais il choisit d’en exposer au lecteur les écueils – ceux auxquels se sont heurtés ses prédécesseurs du xixe siècle pour avoir cru qu’il était possible de reconstituer à partir du récit des chroniques médiévales l’événement tel qu’il s’était réellement, vraiment passé – et les choix qui relèvent de la responsabilité de l’historien, tel celui de suivre avec prudence le récit que Lodewijk Van Velthem, curé brabançon, composa en vers et en moyen néer-landais une décennie après la bataille. Cette belle leçon sur le travail de l’historien trouve un écho au chapitre suivant dans les pages consacrées à la mort du comte d’Artois, point d’orgue de nombreux récits de la bataille, à propos duquel l’auteur se livre à un deuxième exemple de déconstruction historiographique tout à fait réussi.

Les deux derniers chapitres sont consacrés à la mémoire et à la postérité de la bataille. X. Hélary y reprend le fameux dossier polémique qui avait opposé Henri Pirenne à Franz Funck-Brentano, à propos de l’existence d’une version française et d’une version flamande de la bataille. Il replace cette controverse historique dans un contexte marqué par l’exacerbation du sentiment national en France et en Belgique dans les années 1890, puis par l’apparition des premiers signes d’hostilité entre Flamands et Wallons. Pour sortir de l’aporie mais aussi pour expliquer les similitu-des repérées dans la plupart des récits, X. Hélary propose l’hypothèse d’une source commune, un récit de la bataille élaboré par les Flamands, peu de temps après leur victoire et très largement diffusé dans le royaume et sans doute même dans toute l’europe. Les 1 200 vers que Lodwijk Van Velthem consacre à la bataille présente-raient l’état le plus proche de ce récit premier, tandis que les chroniques françaises n’en auraient conservé que des « buttes témoins », au terme d’un important travail de réécriture prenant en compte la version royale des faits. Pour séduisante qu’elle soit, l’hypothèse demande à être étayée et peut-être nuancée. Ainsi, il semble bien qu’à l’intérieur du royaume la diffusion d’un récit de Courtrai – voire de la simple mention de l’événement – soit restée cantonnée à la partie septentrionale de celui-ci, avec une très forte densité parisienne.

Par ailleurs, comme le note l’auteur lui-même (pp. 95-96), on ne peut faire l’éco-nomie d’établir au préalable le moment et le milieu de la composition, les liens de dépendance entre ces chroniques mais aussi leur singularité propre. Sur ce point, la courte « note sur les sources », bien qu’utile, laisse quelque peu le lecteur sur sa faim. D’autres chroniques enfin doivent être versées au corpus convoqué ici. Pour ne prendre qu’un seul exemple, celui de la construction du discours sur Courtrai à Saint-Denis, il faut avoir à l’esprit qu’il n’y a pas « un » continuateur de Guillaume de Nangis mais une équipe, sans doute désorganisée par la mort de son chef d’ate-lier, qui entreprend par divers biais de donner à l’œuvre de celui-ci une suite. Au total, ce sont au moins trois récits de Courtrai qui sont ainsi rédigés dans un laps de temps d’une dizaine d’années : le premier est vraisemblablement celui de la courte continuation (elle va jusqu’en 1303) ajoutée à la première rédaction du Chronicon (éd. H. Géraud, I, pp. 316-321) ; le second serait celui de la première version amplifiée de

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Comptes rendus 437

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 436 / 248 - © PUF -

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 437 / 248 - © PUF -

la Chronique abrégée des rois de France qui ne fut pas réalisée avant les années 1308-1310 ; le troisième, sensiblement plus court et peut-être contemporain du second, est celui que l’on peut lire au début de la première continuation de la seconde rédaction (éd. H. Géraud, I, pp. 331-334). L’examen de la production historiographique des années qui suivirent l’événement met en lumière une relecture complexe, dont les ressorts sont sûrement à chercher dans un contexte politique qui reste marqué jusqu’en 1320 par les rebondissements du conflit franco-flamand.

Ces remarques n’altèrent en rien l’intérêt et le plaisir pris à une lecture, qui trou-vera en outre tous les prolongements possibles dans l’abondante bibliographie qui accompagne l’ouvrage. Nul doute également que la qualité de l’écriture porte cet exposé solide et convaincant à la rencontre d’un très large public.

Isabelle guyot-bachy

eva Pibiri, En voyage pour Monseigneur. Ambassadeurs, officiers et messagers à la cour de Savoie (xive-xve siècles), Lausanne, mémoires et documents publiés par la Société d’histoire de la Suisse romande, 4e série, t. XI, 2011, 767 p.

Issu d’une thèse de doctorat de l’Université de Lausanne dirigée par Agostino Paravicini Bagliani, ce gros ouvrage est consacré à une étude des ambassadeurs et messagers de la cour de Savoie pour l’essentiel centrée sur le long principat d’Amé-dée VIII (1391-1451), en un temps où la principauté savoyarde disposait d’une active diplomatie, en raison des fonctions de médiation que le duc de Savoie jouait dans le contexte de la guerre de Cent Ans. Pour cette étude, eva Pibiri a procédé à un dépouillement de fonds important, utilisant en premier lieu les très riches sources comptables des États de Savoie (essentiellement les comptes de la trésorerie, de l’hôtel, de la chancellerie), mais aussi les actes liés à l’activité diplomatique que les notaires princiers enregistraient dans les protocoles ducaux (lettres d’instruction et de créance, sauf-conduits, etc.), ainsi que diverses sources à caractère plus ou moins exceptionnel, à l’exemple du compte établi par Jacques de Challant à l’occasion d’une ambassade envoyée en 1444 à la cour de Bourgogne, ou encore du journal tenu par Guillaume Bollomier lors de sa participation à une légation envoyée à milan en 1427. Cette diversité et cette richesse des sources, dont on trouve une belle typologie dans l’édition en annexe de 21 documents de nature fort différente, offre la matière nécessaire à une étude de synthèse sur le fonctionnement de l’administration diplomatique de cet État princier.

La première partie du travail est consacrée à une description minutieuse du fonctionnement d’une ambassade. L’A. en montre les préparatifs, depuis le recru-tement des hommes qui la composent, jusqu’à la préparation de l’itinéraire et du logement des ambassadeurs, en passant par la confection des livrées et l’obtention des lettres d’instruction et de créances, ainsi que de ces sauf-conduits, qui n’assurent toutefois qu’une « protection plus théorique que concrète » (p. 131). L’A. suit ensuite les ambassadeurs jusqu’au lieu de leur résidence dans leurs tentatives difficiles pour obtenir une audience, ce qui suppose parfois l’envoi de courriers à la cour pour récla- mer des fonds supplémentaires afin d’assumer les frais d’un séjour qui se prolonge et que les ambassadeurs cherchent à égailler par une série de ripailles et de visites dont le caractère touristique semble évident, à l’exemple de ces ambassadeurs savoyards

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438 Comptes rendus

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 438 / 248 - © PUF - - © PUF -

qui utilisèrent leur temps libre à milan pour visiter le chantier de construction du Dôme et monter sur le clocher afin de profiter de la vue panoramique sur la cité (p. 161). enfin, l’A. décrit le retour de mission qui amène les ambassadeurs à négo-cier leurs défraiements avec la trésorerie, mais aussi à rendre compte de leurs actes, souvent par un rapport écrit, afin de démontrer qu’ils avaient bien agi dans le cadre des instructions fournies, tout cela dans l’espoir d’obtenir en retour un don du duc en argent, en vêtements ou en chevaux, voire parfois la concession d’un fief ou d’un office.

La deuxième partie centre le propos sur les « messagers » (messagerius, nuncius) et les « chevaucheurs » (cavalcator, equitator) du prince, pour reprendre une distinction classique mais néanmoins fictive, puisque l’A. s’attache à démontrer que ces termes ne renvoient pas dans la pratique à des offices différents. La fonction des messagers ou chevaucheurs s’oppose en revanche clairement à celle des ambassadeurs, non seu-lement parce qu’ils n’avaient pas vocation à représenter le prince mais à apporter au plus vite ses messages, mais aussi parce qu’ils chevauchent seuls, sans l’apparat que revêt le cortège propre à une légation. L’A. dresse une description du fonction-nement de la messagerie savoyarde, qui bien qu’elle ne dispose d’aucun statut, ni d’aucun embryon, si limité fût-il, d’un service de poste à chevaux, fonctionne selon une organisation rationnelle, dont témoigne l’utilisation de chevaucheurs d’origine germanique, recrutés pour leur connaissances linguistiques, pour les besoins des courriers expédiés vers les pays de langue allemande (pp. 272-279). Chevaucheurs et messagers relèvent en tout d’un personnel permanent, comme en témoignent leurs émoluments annuels, dont les retards de versements entraînent bien des réclama-tions, mais aussi la livrée dont ils bénéficient comme l’ensemble du personnel des hôtels, ainsi que les étrennes, dons princiers et parfois aussi exonérations fiscales qui leur sont attribués à l’égal des autres officiers du duc.

La troisième partie est consacrée aux modalités du voyage des ambassadeurs et des messagers. eva Pibiri dresse tout d’abord une cartographie très détaillée des dif-férents itinéraires utilisés, en montrant que les ambassadeurs se déplacent le long de routes stables et bien définies, ce qui ne leur interdit bien évidemment pas de changer leurs habitudes en cas de danger, afin d’éviter par exemple des régions infec-tées de routiers, ou pour contourner les terres d’un seigneur avec lequel le duc de Savoie était en froid. Leur vitesse de déplacement varie entre 25 et 85 km par jour, en fonction des saisons, de l’orographie du trajet, mais aussi et surtout des impératifs de rapidité qui peuvent amener certains messagers à parcourir des distances journalières importantes, ou des ambassadeurs à accélérer le pas lorsqu’ils estiment nécessaire de rendre rapidement compte au duc de leur mission. Pour être une activité de profes-sionnels, le voyage reste en tout cas toujours risqué et délicat, en raison des difficultés liées au passage parfois délicat des cols alpins ou encore aux inondations qui ren-dent souvent les routes impraticables, mais aussi et surtout à cause de la présence de voleurs de grand chemin et des aléas politiques qui amènent les ambassadeurs à pré-férer à la route la navigation fluviale ou maritime, perçue par les voyageurs comme un gage de sûreté.

Au total, cet ouvrage offre une étude très complète du personnel diplomatique d’une principauté qui est servie par une parfaite connaissance de la bibliographie que l’A. utilise pour nourrir son propos par de nombreuses comparaisons avec les autres cours princières. Du point de vue de l’histoire des États de Savoie, on retiendra que ce travail met en évidence une administration méconnue et mieux organisée que ce que l’on aurait pu a priori attendre. Bien que nous ne conservions ni ordonnance, ni statuts définissant l’organisation des légations et de la messagerie, le travail d’e. Pibiri montre qu’ils ont nécessairement dû exister, le contrôle administratif exercé sur le

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Comptes rendus 439

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 438 / 248 - © PUF -

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défraiement des ambassadeurs ou sur le remplacement de leurs montures étant par trop codifié pour ne pas avoir fait l’objet d’une définition normative. Au début du xve siècle, le duc de Savoie pouvait ainsi appuyer son jeu diplomatique sur un appa-reil efficace et performant, qui commença toutefois à donner, dès le principat de Louis (1451-1465), d’évidentes traces d’essoufflement et de désorganisation liées aux difficultés financières qui ne permettaient plus à la principauté savoyarde de conti-nuer à assumer son rang dans le concert des puissances de la Chrétienté occidentale.

Laurent ripart

Isabelle Heullant-Donat, Julie Claustre et elisabeth Lusset (dir.), Enfermements. Le cloître et la prison (vie-xviiie siècle) (Colloque de Troyes-Bar-sur-Aube-Clairvaux, octobre 2009), Paris, Publications de la Sorbonne, 2011, 382 p.

Le livre rassemble 19 communications sur le thème et elles couvrent treize siècles. De fait, l’idéologie de l’enfermement en occident a été marquée par les valeurs chré-tiennes dès l’apparition du christianisme. Qui ne sait que Saint Paul a été emprisonné et délivré par un ange ? Carcer est un concept bien présent dans la Bible, Ancien et Nouveau Testament, comme on le vérifie dans les concordances bibliques. La prison qui était une réalité sociale bien attestée dans l’empire romain a été une des épreuves précédant souvent le martyre des premiers chrétiens et ceci n’a pas été oublié. Les communications se répartissent en trois groupes.

La 1re partie du recueil s’interroge sur les conceptions et les valeurs de l’enferme-ment. est étudiée la pratique telle qu’elle se fixe au vie siècle dans le monde monas-tique. Le moine se veut mort au monde ; le monastère est d’abord un lieu choisi par une collectivité pour faire pénitence et se mettre dans les conditions de vie les plus aptes à assurer le salut éternel. Le cloître, lieu fermé, métonymie du monas-tère, devient aussi dès les premières règles écrites pour les moines le lieu où peut être imposées aux moines déviants la sanction juridique de la prison. L’excellence de la vie monastique selon l’échelle des valeurs chrétiennes explique qu’elle fabrique une proportion de saints beaucoup plus élevée que la vie dans le monde. Un article souligne la place de la prison dans l’univers hagiographique. on pourrait exprimer cette place dans l’idéologie chrétienne sous la forme apparemment contradictoire suivante : « l’esprit du moine renonçant au monde est d’autant plus libre que sa per-sonne l’est moins ». C’est un évêque de Ravenne du xie siècle qui posait que le cloî-tre n’était rien d’autre qu’une prison : felix carcer si elle peut conduire au salut éternel ! L’image de la prison est observée ensuite dans les questions quodlibétiques et dans la littérature. Cette partie se clôt sur deux études focalisées sur deux textes distants de six siècles. La bulle Periculoso de Boniface VIII impose en 1298 la clôture la plus stricte aux moniales, et prouve à la fois la valeur qu’elle continue de présenter aux yeux de l’institution ecclésiastique et la difficulté à l’imposer et/ou à la maintenir. La réflexion de mabillon qui se veut dictée par l’esprit de charité est une critique véhémente des conditions de vie dans les prisons monastiques. La 2e partie rassemble plusieurs articles sur les règles et les conditions de vie concrètes dans les prisons, soit monastiques soit civiles, entre le ive siècle et la fin du xviiie siècle, d’un bout à l’autre de l’europe, de l’espagne wisigothique à l’Allemagne de l’époque moderne en pas-sant par la France et ses prisons d’Ancien Régime. La 3e partie rassemble des études

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440 Comptes rendus

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 440 / 248 - © PUF - - © PUF -

sur les objectifs et les usages sociaux des prisons, qu’il s’agisse des cloîtres féminins du haut moyen Âge, de la clôture des moniales aux xviie-xviiie siècles, des prisons des tribunaux des officialités médiévales ou de celles de l’Inquisition en Languedoc, les recluses italiennes représentant ce que l’on pourrait appeler une prison au carré. Il est très difficile de donner un aperçu de tout ce que ce colloque nous apporte, tant les périodes retenues, les angles de réflexion sont divers. Je ne retiendrai que quelques leçons dominantes.

Il est indéniable que la prison doit beaucoup à la réflexion chrétienne. Comme le rappelait Tertullien († c. 225) « la prison sert le chrétien, comme le désert (servait) le prophète ». Si l’idéal est d’être seul avec le Seul, la prison offre les conditions ascé-tiques de la liberté intérieure, de la pénitence, de la méditation dans la stabilité. Par ailleurs instituer la prison comme peine, ce que ne faisait pas le droit romain, porte la marque de l’adoucissement des usages juridiques vers plus d’humanité, puisque la peine de mort, l’exil, la mutilation peuvent être remplacés par l’enfermement. Il va de soi aussi que la justice humaine qui l’impose, quelle qu’elle soit, est toujours infirme par rapport à la justice divine et peut toujours être suspendue par un miracle obtenu grâce à la prière du prisonnier. Il a été parfaitement montré aussi que, contrairement à une idée longtemps reçue, la prison qui a d’abord été une peine dans l’institution ecclésiastique (monastères et justices des officialités) est également introduite dans les cours civiles à partir du xiiie siècle. La prison n’est plus seulement préventive, elle s’inscrit ensuite dans la hiérarchie des peines. ont été également exploités de nom-breux documents de la pratique : forme, emplacement, taille des prisons, conditions de vie, subsistance des prisonniers, longueur des peines, survie des prisonniers, toutes pièces d’archives indispensables pour nuancer, voire dénoncer en particulier l’image romantique des prisons forgée au xixe siècle qui ne connaît que les culs-de-basse-fosse, les oubliettes et la paille humide. ont été particulièrement soulignées les différences de traitement des prisonniers selon leur niveau social, leurs ressources personnelles, mais aussi la souplesse dans l’application des peines beaucoup moins rigide qu’on ne le pense et qui n’exclut pas les négociations, les amendes compensatoires…

La prison s’inscrit donc comme un lieu spécifique qui fait appel à des références complexes, peut-être d’abord religieuses tant elle est associée à l’idée de la repen-tance, du retour sur soi, de l’expiation des fautes. Il est caractéristique que l’enfer et le purgatoire, dans la structure spatiale de l’au-delà, soient volontiers décrits eux aussi comme des prisons, définitive ou temporaire, ce dont se plaint Lucifer lui-même. mais la prison a aussi une vocation sociale puisqu’elle assure la mise à l’écart d’un membre dangereux pour la collectivité que le responsable a le devoir, si le délinquant n’est pas éliminé physiquement, de protéger. L’étude sur les prisons de l’Inquisition a permis de prolonger l’observation au-delà du binôme juge (qu’il soit clérical ou civil)/prisonnier, en direction de la population alentour. Dans le cadre de la lutte contre les hérésies, on a vu à quels calculs répondait le dosage de la durée de la prison quand elle n’était pas perpétuelle. Avant le jugement, l’inquisiteur se donne souvent deux ans pour obtenir l’aveu ; il croit pouvoir également compter sur la coopération des prisonniers qui dénonceront les suspects de catharisme toujours en liberté. Il s’établit ainsi tout un réseau de tractations à l’intérieur de la prison et de calculs à l’extérieur qui peut déstabiliser gravement les solidarités sociales. Les auteurs avaient volontairement limité leurs recherches à la veille de l’époque contem-poraine. Tout nous invite à la dépasser tant ils ont ouvert de perspectives. C’est ce qu’a fait J. Given, qui est parti d’une brève analyse sur les prisons des États-Unis aujourd’hui et la population carcérale de plus en plus nombreuse. on constate que se posent toujours les questions fondamentales. Comment concilier le respect des droits de l’homme, de la dignité humaine et l’obligation morale de tout pouvoir légal de

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Comptes rendus 441

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 440 / 248 - © PUF -

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protéger la société des individus dangereux ? Comment aménager des prisons qui ne soient pas des écoles du crime ou des mouroirs indignes nourrissant la haine, désor-ganisant les cellules familiale et sociale ou conduisant au suicide ou à la folie, mais des centres de réflexion, de travail sur soi, de prise de conscience de la faute (qu’elle soit de nature religieuse ou seulement citoyenne) et de volonté de réinsertion, sinon de rédemption par la souffrance ?

Paulette l’hermite-leclercq

Anne-emmanuelle Ceulemans, De la vièle médiévale au violon du xviie siècle. Étude terminologique, iconographique et théorique, Turnhout, Brepols, « epitome musical », 2011, 267 p.

Anne-emmanuelle Ceulemans, conservatrice de la collection des instruments à cordes au musée des instruments de musique de Bruxelles, enseignante à l’Université catholique de Louvain-la-Neuve et à l’Institut de musique et de pédagogie de Namur, propose une histoire du violon du xviie siècle en partant de la vièle médiévale. Ce bel ouvrage est long de 267 pages, avec 220 pages de texte, un index (pp. 253-258), 9 pages d’annexes comprenant des extraits de traités musicaux (pp. 223-232). Il est illustré de 93 illustrations dont les reproductions sont de grande qualité – peintures sur bois, enluminures, dessins préparatoires, sculptures sur pierre et gravures xylo-graphiques. La mise en page soignée et aérée, ainsi que le souci du détail, témoignent d’un travail éditorial particulièrement réussi qu’il faut saluer. Le plan du livre s’orga-nise en trois chapitres : « Terminologie, définition et caractérisation des instruments à archet de la fin du moyen Âge au xviie siècle » (pp. 23-66), « Aspects morphologi-ques à travers l’iconographie » (pp. 67-125) et « Traités théoriques » (pp. 127-215).

L’objet du livre vise à situer la genèse du violon dans l’histoire de la facture instru-mentale européenne, et plus exactement d’observer le passage de la vièle médiévale au violon du xviie siècle. L’auteure rappelle que « historiquement, il n’existe aucune défi-nition claire de ce qu’est un violon, un violino ou une Geige avant le xviie siècle, même si l’apparition de ces mots dans leur langue respective est plus ancienne » (p. 219). elle veut surtout comprendre comment le violon s’est développé, en étudiant la ter-minologie et la morphologie des instruments à archets. en effet, au xvie siècle, les instruments nommés « violons » ne correspondent pas au violon tel que les luthiers, les musicologues et les violonistes l’entendent aujourd’hui. Il faut attendre le début du xviie siècle pour voir converger la terminologie et la morphologie de l’instrument par la standardisation de ses formes et de ses caractéristiques, même si sa morphologie interne reste encore difficile à connaître. D’après A.-e. Ceulemans, les travaux sur le violon sont trop orientés vers un « déterminisme » quasi « évolutionniste » axé sur la recherche des prémisses morphologiques – génétiques – du violon du xviie siècle dans les instruments à cordes des périodes antérieures. Selon elle, cette perspective fausse l’analyse des transformations organologiques de l’instrument dans la longue durée, depuis le moyen Âge, en focalisant les résultats sur le violon : au xviie siècle, celui-ci serait enfin arrivé au terme de son évolution, ses prédécesseurs antérieurs n’auraient été que des instruments hybrides et insuffisants, mais nécessaires à la construction de l’instrument roi de la virtuosité. A.-e. Ceulemans parvient à contre-carrer cette approche traditionnelle de façon convaincante. Néanmoins, l’ouvrage repose sur plusieurs difficultés méthodologiques qui ne doivent pas être occultées.

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442 Comptes rendus

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 442 / 248 - © PUF - - © PUF -

Le premier chapitre part de la vièle à archet médiévale – fidula, fidicula, termes supplantés par viella. S’appuyant sur les travaux fondateurs de Pierre Bec, l’auteure rappelle que les ancêtres étymologiques de la vièle sont lyra (lira da braccio), viola, rebab et giga, mais c’est le terme viola qui a perduré dans les appellations viola da braccio, viola da gamba, viole et violon. La documentation écrite, médiévale et « Renaissance », atteste la polysémie des termes rendant difficiles les convergences entre la terminologie et l’organologie des instruments à archet entre le xiie et le xviie siècle. A.-e. Ceulemans propose de nommer ces instruments antérieurs au xviie siècle des « proto-violons ». Le second chapitre est consacré aux « Aspects morphologiques à travers l’iconogra-phie » : sur la période allant du moyen Âge aux xvie et xviie siècles, il étudie les différents éléments organologiques et morphologiques des instruments monoxyles et assemblés, à savoir les éclisses cintrées, le manche et le chevillier, les cordes et les fret-tes, le voûtement de la table, le chevalet, l’âme et la barre d’harmonie. Il aboutit à la construction par famille et au jeu en consort des proto-violons de la « Renaissance », puis au violon du xviie siècle. L’auteure estime que celui-ci apparaît vers la fin du xvie siècle (p. 125), qu’il peut être défini « comme un instrument à quatre cordes accordées en quinte, dépourvu de frettes et tenu à l’épaule » (p. 29) et qu’il « est précédé d’une série d’instruments que l’on peut qualifier de proto-violons, en ce qu’ils préfigurent une ou plusieurs caractéristiques fondamentales de l’instrument du xviie siècle » (p. 125). Le dernier chapitre porte sur la synthèse un peu généraliste des traités musicaux les plus importants des xvie-xviie siècles.

Les résultats de cette étude sont tout à fait convaincants, mais ce qui l’est moins, c’est la méthode employée, particulièrement concernant l’utilisation illustrative des « images ». en effet, il est regrettable que les études organologiques et musicologiques restent toujours autant fermées à l’histoire de l’art, l’histoire des images, l’esthétique et la littérature. Ce manque de pratique interdisciplinaire est paradoxal : alors que le recours à « l’iconographie » est systématique chez les musicologues, jamais celle-ci ne fait l’objet d’une approche critique et méthodologique, jamais elle n’est mise en contexte, tout comme les documents écrits ; toujours, elle se trouve réduite à la fonc-tion simpliste d’illustration de ce que les organologues veulent trouver dans les ima-ges. Pourquoi utiliser les « images », si c’est pour négliger les spécificités de ce type de document ? Depuis plusieurs décennies, les organologues et « archéomusicologues » en restent au stade de considérer « l’iconographie » comme une reproduction plus ou moins « réaliste » de ce que devrait être un instrument de musique, regrettant le plus souvent que « l’artiste » n’ait pas anticipé leurs exigences actuelles. Il serait donc utile et nécessaire que la nouvelle génération de musicologues-organologues lisent, enfin, les travaux fondamentaux en histoire de l’art de D. Arasse, H. Damisch, G. Didi-Hubermann, L. marin, P. Francastel, mais aussi en anthropologie des images de J.-P. Vernant, F. Lissarague, H. Belting, D. Freedberg, J.-Cl. Schmitt, J. Baschet, J.-Cl. Bonne, m. Pastoureau : « L’image n’est jamais un double de la réalité perçue » et « L’image figurative ne reproduit pas des fragments détachés de l’univers sous leur apparence le plus fidèle possible. elle n’illustre pas non plus… » (Francastel, La Figure et le Lieu. L’ordre visuel du Quattrocento, 1967, pp. 55-56). Cette fermeture disciplinaire conduit à la répétition, décennies après décennies, des mêmes contresens en matière d’une soi-disant « iconographie musicale » – sur ce point aussi, il serait temps de se demander ce que cela signifie, ou plutôt d’admettre que la formule n’a guère de sens. Des lectures pluridisciplinaires auraient évité à l’auteure de s’interroger inutilement sur la « fiabilité de l’iconographie comme source de documentation organologique » (p. 15) : ce n’est pas la « fonction » des images de « représenter de façon fiable » la réalité des instruments de musique. À un premier stade d’observation, l’analyse des détails organologiques des instruments a certes son intérêt, et on accordera à

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Comptes rendus 443

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 442 / 248 - © PUF -

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 443 / 248 - © PUF -

A.-e. Ceulemans que « l’iconographie musicale » comporte sa part « d’informations tout à fait pertinentes sur la morphologie des instruments » rendant possible l’étude « des tendances dans l’évolution de la lutherie » (p. 15). mais la méthode adoptée reposant exclusivement sur la recherche du « réalisme » ou « l’évitement de la mono-tonie » (p. 16) supposé des peintres, par exemple dans le cas des nombreux anges musi-ciens, les interprétations restent constamment étayées par des jugements de valeurs du type : « certaines bizarreries observables dans l’iconographie de la Renaissance peu-vent résulter d’un manque de connaissances organologiques de la part de l’artiste » (pp. 17-18), « le peintre a commis une erreur dans la représentation de l’instrument, car on voit mal l’intérêt musical d’un tel mode de jeu », « certains peintres s’effor-cent de reproduire des détails techniques dont la véracité ne fait pas de doute parce qu’ils ne revêtent aucune fonction picturale ou esthétique », ou encore « le peintre s’est efforcé de représenter des types de bois différents pour la coque et pour la table » (p. 70). même si ces détails peuvent avoir, un temps, une certaine importance prati-que, à un second stade d’analyse, ils doivent être remis, avec les documents iconogra-phiques, dans leurs contextes – un dessin du xvie siècle n’est pas un portail sculpté du xiie siècle. À un troisième niveau, il serait enfin utile de s’interroger sur les statuts de l’image dans une société et une culture données, au-delà de leur valeur illustrative supposée. en ce sens, la force d’imagination des peintres décrite par erwin Panofsky que cite A.-e. Ceulemans (p. 16) aurait mérité plus d’attention.

malgré ces critiques de fond et de méthode, l’auteure a eu le mérite de remet-tre en perspective l’histoire de cet instrument de ménétrier devenu l’attribut du vir-tuose. Ce livre doit sa belle facture à la qualité éditoriale de la collection du CeSR de Tours, et les nombreuses données organologiques aux connaissances expérimentées de son auteure.

martine clouzot

emmanuel Le Roy Ladurie, Daniel Rousseau, Anouchka Vasak, Les Fluctuations du climat. De l’an mil à nos jours, Paris, Fayard, 2011, 321 p.

L’histoire du climat est un domaine bien connu de l’étude des rapports entre l’environnement et les sociétés humaines – un des champs pionniers d’une appro-che environnementale de la discipline historique, en plein essor –, qui a engendré la constitution d’une active communauté scientifique internationale et interdiscipli-naire. elle est ici offerte au grand public sous la forme d’un ouvrage de synthèse, après la récente somme d’emmanuel Le Roy Ladurie (Histoire humaine et comparée du climat, Fayard, 2004, 2006 et 2009). Probablement pensé comme une vulgarisation des travaux antérieurs à destination d’un public moins spécialiste, l’ouvrage est jus-tifié comme original par sa structure, notamment pour les siècles qui vont de 1600 à 2010. L’organisation en nombreux chapitres est bâtie sur des fluctuations, alias oscillations, produisant une périodisation qui n’avait pas encore été proposée. Ces moments, parfois eux-mêmes découpés en séquences – une séquence chaude ou tiède alternant souvent avec une séquence froide – sont baptisés du nom de person-nes illustres de la période considérée, astuce pédagogique et mnémotechnique mais épistémologiquement discutable (qu’ont à voir mazarin et Victoria avec l’histoire du climat ?). L’hommage aux pères fondateurs de la discipline est même présent dans la dénomination de la fluctuation 1928-1987 en l’honneur de Gordon manley.

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444 Comptes rendus

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 444 / 248 - © PUF - - © PUF -

Deux chapitres exposent la méthode de travail de l’historien du climat (rejoint ici par Anouchka Vasak, spécialiste d’histoire culturelle, et Daniel Rousseau, météorolo-gue). Le premier évoque les sources, que l’on privilégiera en fonction de leur fiabilité pour chaque période. Avant le xive siècle, les séries événementielles et l’évolution des glaciers alpins ; à partir de 1370, l’exceptionnelle série des dates de vendanges en Bourgogne, et à partir de la seconde moitié du xviie siècle les séries thermomé-triques (dès 1659 pour l’Angleterre centrale et 1676 pour l’Île-de-France, reproduite en annexe). Le chapitre xvIII, quant à lui, rassemble les explications relatives à la distinction des onze fluctuations décrites entre les chapitres VII et xvII. on peut regretter l’utilisation aussi tardivement dans la progression de l’ouvrage d’un voca-bulaire technique peu expliqué ni exploité (Atlantic multidecadal oscillation), et le manque d’appui de la démonstration sur les courbes en couleur insérées au milieu du livre, qui illustrent de façon très parlante l’objet de l’étude.

Les autres chapitres sont donc consacrés chacun à une période, en commen-çant par le petit optimum médiéval de 900 à 1300. Le xive siècle est le moment de l’installation du petit âge glaciaire, avec les premières occurrences des famines, épidémies, et crises de mortalité en Allemagne, en Angleterre et ailleurs. L’enquête, à partir de ce point et jusqu’au xxe siècle, n’en reste pas au repérage de l’événement cli-matique, mais tente de chercher des corrélations possibles entre les « dérangements du temps » (emmanuel Garnier) et des phénomènes sociaux ou politiques. Au fil des chapitres, on balaye donc du regard les révoltes possiblement liées aux conséquen-ces d’une « agro-météo » défavorables (Grande Rebeyne de Lyon en 1529, jacque-ries de 1643) et celles qui, fortuitement, surgissent dans un contexte climatique et frumentaire tendu (Fronde parlementaire, révolutions de 1848). Le récit rappelle à son lecteur qu’il faut garder à l’esprit la « complexité » des causalités. Des effets de zoom fort utiles sont faits à propos des années 1788-1789 et 1794-1795. Les corréla-tions sont également permises par la mise en concordance de l’histoire de la météo avec des travaux plus anciens de démographie historique (Jacques Dupâquier) et d’histoire économique et sociale (Pierre Goubert, marcel Lachiver), qui occupent la bibliographie à part égale avec les articles et ouvrages d’historiens du climat. Souvent moins prises en considération que les hivers froids, mais remises au premier plan par celle de 2003, les canicules apportent traditionnellement leur lot de dysenteries et d’épidémies (200 000 morts en 1778-1779). Si elles profitent aux moissons – mais diminuent par conséquent le prix des grains – leur impact sur le bétail et même la vigne est beaucoup plus nuancé. Après celle de 1911, la principale évolution a été le renversement de la mortalité, des nourrissons vers les personnes âgées. en outre, les passages descriptifs sont très fréquemment le lieu d’un aperçu d’ensemble sur l’eu-rope. L’espace englobé par les auteurs est donc très vaste : la terrible crise des années 1690 est ainsi évoquée de l’Italie à la Baltique, en passant par l’ecosse et le royaume de Louis XIV. Pour le xxe siècle, on n’oublie pas quelques événements fameux de l’histoire américaine, comme le Dust Bowl (vents de poussières dus à la sécheresse des années 1930), même si le caractère ramassé des observations dédaigne d’autres événements importants (quid des sécheresses en Afrique, par exemple ?) au profit de faits plus anecdotiques comme les notes attribuées par tel ou tel guide œnologique aux millésimes des années chaudes. Le style n’hésite pas à se faire souvent imagé et parfois osé, comme lorsqu’il est question des « déboires frumentaires et mortalitaires, en raison du boire excessif dont furent abreuvés » les sols (p. 78). Certains adjectifs (« prodigieux », « glacial ») risquent par excès d’usage d’en perdre leur sens. Un des principaux intérêts n’en reste pas moins le croisement des échelles, géographiques et temporelles. L’analyse oscille entre l’échelle du mois, lorsqu’elle est significative, comme dans le cas du mois de janvier 1709, et l’échelle des fluctuations (souvent une

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Comptes rendus 445

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 444 / 248 - © PUF -

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ou deux générations). Des événements aux conséquences planétaires et climatiques, comme l’explosion du volcan indonésien Tambora en 1815, font de cette histoire du climat un essai à la dimension transnationale. Puisse-t-il convaincre ses lecteurs de la difficulté et des enjeux de l’enquête historique !

enfin, la démonstration sur un temps long, pluriséculaire, prend son sens lors des deux derniers chapitres, où le débat actuel sur le réchauffement climatique global est singulièrement éclairé par la comparaison des données météorologiques récentes avec les moyennes sur la période 1676-2010. La croissance des émissions de gaz à effets de serre et de la combustion du Co2 justifie de baptiser la fluctuation dans laquelle nous sommes – depuis 1988 – du nom de Prométhée. Les « anomalies ther-miques » par rapport à la moyenne 1676-2010 deviennent la norme, et les auteurs concluent en souscrivant à l’hypothèse des experts du climat selon lesquels la « ten-dance réchauffante » demeure la perspective la plus plausible pour le xxie siècle.

Stéphane frioux

Stefano Andretta, Stéphane Péquignot, marie-Karine Schaub, Jean-Claude Waquet et Christian Windler (dir.), Paroles de négociateurs. L’entretien diplomatique de la fin du Moyen Âge à la fin du xixe siècle, Rome, École française de Rome, 2010, 446 p.

La constitution récente de l’épistolarité politique et diplomatique comme chan-tier historique à part entière (voir en particulier Jean Boutier, Sandro Landi et olivier Rouchon [dir.], La Politique par correspondance. Les Usages politiques de la lettre en Italie, xive-xviiie siècle, Rennes, PUR, 2009) trouve aujourd’hui un écho dans la publication d’un volume collectif sur les Paroles de négociateurs. Ce dernier ouvrage témoigne en effet de l’émergence d’un objet d’étude largement complémentaire du premier, la communi-cation en absence (la dépêche) et la communication en présence (l’entretien) formant en effet les deux facettes inséparables de l’action politique. Cependant, ni l’une ni l’autre n’avaient jusqu’alors fait l’objet d’un intérêt poussé de la part des historiens. La compréhension de certaines des modalités centrales des processus de négocia-tion politique sort donc renforcée de la lecture de ce beau travail collectif. et c’est bien toute l’ambition des auteurs : l’ouvrage s’inscrit en effet dans une entreprise de longue haleine sur la négociation et son rôle « dans la régulation des systèmes politiques » (p. 1) et il est plus précisément le résultat d’une série de séminaires tenus en 2005 et 2007 à Paris et à Rome.

Si entretiens et dépêches sont complémentaires dans la conduite des affaires poli-tiques, il faut aussi signaler que la source principale qui permet de reconstituer le déroulement des premiers, ce sont bien sûr les secondes. Dans l’introduction, J.-Cl. Waquet interroge longuement le lien entre les moments où la parole a été échangée et les lettres qui en rendent compte et par lesquelles, seules, ils continuent à vivre. C’est tout l’enjeu de la représentation de la réalité et de la vérité du récit diplomati-que qui est souligné, de manière à éviter de donner en plein dans le biais des sources épistolaires. en effet, « la plume du diplomate n’[est…] pas complètement libre » (p. 8) : l’ambassadeur cherche à se mettre en valeur dans ses lettres et à y défendre ses intérêts personnels, mais aussi parfois à influencer la politique de son souverain, les dépêches diplomatiques étant autant un instrument technique de la diplomatie qu’une conversation ininterrompue entre l’agent et son gouvernement. J.-Cl. Waquet

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446 Comptes rendus

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 446 / 248 - © PUF - - © PUF -

donc propose « de ne pas dissocier l’étude de l’entretien de celle de la dépêche qui en rend compte ou, si l’on préfère, de ne pas isoler l’objet du récit du récit lui-même et de ses finalités justificatrices ou démonstratives » (p. 10).

L’entretien diplomatique est également indissociable d’une multitude d’acteurs, d’enjeux et de rapports de force qui dépassent largement ses participants mais qui le traversent pourtant en permanence. Aboutissement – et point de départ – de la communication en absence, l’entretien durant lequel surgit la parole vive met en présence une multitude d’acteurs présents-absents et se fait « polyphonie » (p. 11) puisqu’au travers des deux parties physiquement présentes dialoguent aussi les souve-rains mandataires – n’est-ce pas le but même de la diplomatie puisque l’ambassadeur est censé être la voix de son maître ? – et les tierces parties concernées par l’objet de la négociation. Tous ces acteurs implicites et explicites entretiennent bien entendu des rapports compliqués et les désaccords ou les tensions se trouvent autant entre les deux partis en présence qu’en leur sein. Par ailleurs, l’entretien lui-même n’est qu’un élément d’un ensemble plus large de relations et d’échanges et constitue une des facettes ou un des moments d’une négociation diplomatique dont il faut restituer précisément les enjeux et le déroulement. Un effort de contextualisation précise est donc indispensable et chacun des contributeurs se plie avec minutie à une réflexion indispensable sur les sources ainsi qu’à une mise en place événementielle qui ne l’est pas moins.

De manière à couvrir une variété importante de situations, les auteurs proposent une définition initiale volontairement ouverte, articulée autour de deux modalités indispensables : « le face-à-face entre les partenaires et la présence d’une interaction verbale » (p. 3). Cette variété s’incarne dans la réunion d’une vingtaine d’études de cas qui s’intéressent à des entretiens ayant eu lieu sur quatre continents pendant une longue période qui va de la fin du moyen Âge à la Première Guerre mondiale.

L’objet de ces négociations est lui aussi extrêmement varié : l’obtention d’un cha-peau de cardinal (Isabella Lazzarini), la conclusion d’une alliance (Dejanirah Couto), le versement d’une contribution financière (J.-Cl. Waquet), le maintien de la neutra-lité (Sylvio Hermann de Franceschi), la restitution de territoires perdus (Francesca Cantù) ou la montée sur un trône devenu vacant (Carmen menchini), etc. mais, c’est aussi le quotidien de la négociation diplomatique qui apparaît, celui des relations franco-brandebourgeoises dans les années 1680 (Svern externbrink) ou des relations hispano-romaines quelques décennies plus tôt (Hillard von Thiessen), le quotidien difficile des relations franco-romaines en 1722 (Albane Pialoux) ou encore le quoti-dien chamboulé par la Fronde parlementaire en 1648-1649 (Stefano Andretta).

Bien entendu, ces entretiens ne font pas tous aboutir les négociations dans les-quelles ils prennent place et certains se terminent par des échecs plus ou moins dura-bles (Stéphane Péquignot ou D. Couto par exemple). Parfois cependant, il importe peu que les entretiens débouchent sur un accord, car ils visent davantage à entrete-nir la relation entre les deux parties, voire à la créer ; en parvenant à ce résultat, la parole diplomatique fait déjà la preuve de son efficacité. même en cas de différent irréconciliable, il apparaît que les deux camps tentent le plus souvent d’éviter la rup-ture pour maintenir ouverte la communication ; cela constituerait d’ailleurs un trait caractéristique de l’Ancien Régime diplomatique, qui disparaîtrait à l’approche du xixe siècle.

Si échec il peut y avoir, c’est en partie parce que ces entretiens mettent en pré-sence des interlocuteurs souvent confrontés à la difficulté de communiquer ; l’alté-rité est radicale entre le Castillan Diego Rodríguez de Figueroa et le souverain inca Tito Cusi Yupanqui (manfredi merluzzi), immense encore entre les envoyés portu-gais et le monarque persan Châh esma’îl (D. Couto), entre les agents français de

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Comptes rendus 447

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 446 / 248 - © PUF -

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 447 / 248 - © PUF -

la Compagnie royale d’Afrique puis de l’Agence d’Afrique et les Régences d’Alger et de Tunis (Philipp Rößler), ou même entre les délégués moscovites et la cour de Louis XIV (marie-Karine Schaub). mais l’altérité peut aussi être religieuse dans le cas des entretiens entre les agents espagnols et les ligues suisses (Christian Windler), sociale quand un juriste négocie avec un militaire (J.-Cl. Waquet), politique égale-ment dans le cas des entretiens entre des négociateurs représentant une monarchie et ceux qui sont au service de pouvoirs républicains (marc Belissa et Gilles Ferragu par exemple) ou d’États fédéraux (Ch. Windler), et même sexuelle ou genrée enfin puisque les femmes ne sauraient être oubliées, à l’image de mme de Pompadour par le biais de laquelle les ambassadeurs présents à la cour de Louis xv essaient de passer pour faire aboutir leurs requêtes (eva Kathrin Dade). Ces différences, qui peuvent d’ailleurs s’entremêler, n’empêchent pas l’entretien diplomatique en lui-même mais peuvent le rendre difficile faute de valeurs, d’un vocabulaire politique, voire d’une langue en commun, et elles condamnent souvent l’aboutissement des négociations.

C’est donc toute la diversité des enjeux, des moyens, des acteurs et des formes de la négociation diplomatique qui apparaît dans les dix-huit contributions. Une seule porte sur une situation qui ne met pas en présence des interlocuteurs issus de deux pays différents : S. Péquignot s’intéresse en effet aux entretiens entre un monarque, Alphonse V d’Aragon, et un de ses sujets, Antoni Vinyes, syndic de Barcelone et délégué par la municipalité pour obtenir le retour en Catalogne du souverain, alors installé à Naples. Il s’agit donc d’un cas exemplaire des négociations incessantes qui animent la société politique et constituent le quotidien des rapports entre le sommet de la hiérarchie politique et les échelons inférieurs. Dans ce cadre, il apparaît qu’au contraire des ambassadeurs, Vinyes est tenu à la fois par la fidélité envers ceux qui l’ont envoyé et par celle qu’il doit à son interlocuteur puisque celui-ci n’est autre que son maître. Cependant, H. von Thiessen montre bien que les ambassadeurs d’An-cien Régime jonglent en permanence avec une multiplicité de rôles différents ; ils ne sont en effet pas uniquement les serviteurs de leur maître, mais, issus le plus souvent de la noblesse, ils sont aussi tenus, en parallèle des missions qu’ils doivent mener à bien pour son compte, de défendre les intérêts de leur lignage ou de leurs amis.

C’est de cet ensemble vaste et diversifié, que Stefano Andretta, Stéphane Péquignot, marie-Karine Schaub, Jean-Claude Waquet et Christian Windler repar-tent en conclusion pour réaliser l’objectif initial de l’enquête, à savoir l’établisse-ment d’une typologie des différentes formes d’entretien et des manières de négocier. Audience officielle d’un ambassadeur, entretien privé que celui-ci obtient avec un souverain ou un ministre, ou discussions informelles permises par la sociabilité du temps : les nuances, évidemment, sont multiples en fonction des espaces, tandis qu’il est aussi possible de repérer quelques évolutions de longue durée comme la perte d’importance, au fil du temps, de l’audience publique, très ritualisée, ou le lent rem-placement de l’éloquence renaissante par l’art de la conversation.

Néanmoins, « l’entretien […] était partout de mise et l’on peut dire sans grande exagération qu’en l’absence d’échange verbal la diplomatie, qui est en grande partie un art de la parole vive, n’aurait jamais connu son plein développement. » (p. 418) L’importance heuristique de l’étude menée par S. Andretta, S. Péquignot, m.-K. Schaub, J.-Cl. Waquet et Ch. Windler est donc évidente, pour l’étude des relations internationales, et plus globalement pour toutes les situations de négocia-tions. Paroles de négociateurs ouvre un espace de travail important pour les historiens et le défriche déjà, proposant en introduction et en conclusion un précieux ensemble d’outils méthodologiques.

matthieu gellard

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448 Comptes rendus

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 448 / 248 - © PUF - - © PUF -

miguel Ángel Ladero Quesada, Isabel I de Castilla. Siete ensayos sobre la reina, su entorno y sus empresas, madrid, Dykinson, S.L., 2012, 264 p.

miguel Ángel Ladero Quesada est un auteur fécond ayant consacré de nom-breuses études à la conquête du royaume de Grenade (objet de sa thèse soutenue en 1967) et à l’histoire sociale, économique, fiscale et politique de la Couronne de Castille au xve siècle. Bien que le règne d’Isabelle la Catholique fixe l’essentiel du cadre chronologique des nombreuses contributions de l’auteur – plus de 350 –, ce dernier ne lui avait encore consacré aucune biographie. L’ouvrage proposé ici ne relève cependant pas tout à fait du genre puisque l’auteur n’a pas procédé à une écriture systématique de la vie et du règne d’Isabelle la Catholique mais a choisi de réunir plusieurs de ses articles et conférences inédites pour établir un portrait de cette reine. Cette biographie en « morceaux », en dépit des inconvénients inhérents à la formule, s’ouvre sur un premier chapitre consacré au profil politique du règne, pro-posant une synthèse de quatre articles publiés entre 2000 et 2006 dans des ouvrages collectifs. L’auteur revient sur les trois grandes périodes du règne qui commença en 1468. Isabelle consacra la première décennie de son règne à consolider sa position et à affirmer son indépendance, entre autres en épousant son cousin Ferdinand, prince héréditaire du royaume d’Aragon, en 1469. Plus forte grâce à cette union dont elle eut un fils en 1478, Isabelle de Castille mena ensuite de front sa politique ecclésias-tique – institution du Saint office en Castille en 1478 – et la réorganisation politi-que de son royaume, ouvrant ainsi une seconde période inaugurée par les Cortes de Tolède en 1480. La conquête de l’émirat de Grenade en constitua la trame princi-pale pour atteindre son apogée en 1492, avec la prise de la ville en janvier et avec le premier voyage de Christophe Colomb en octobre. enfin, la dernière période de son règne jusqu’à sa mort en 1504 est l’occasion de revenir, pour l’auteur, sur la prospé-rité économique de la Castille et le rôle politique croissant de Ferdinand tandis que la santé de la reine décline. À l’heure de son testament, que l’auteur reprend dans les détails, Isabelle la Catholique léguait à son royaume et à son héritière une doctrine politique d’une grande valeur morale et religieuse pour poursuivre une œuvre qu’elle savait difficile et dans le contexte d’une succession qui s’annonçait périlleuse.

Après ce tableau très rapidement brossé du règne de la Catholique, vient un chapitre important s’arrêtant cette fois davantage sur la personne d’Isabelle à tra-vers les multiples témoignages des contemporains qui ont contribué à élaborer une mémoire de son règne, ou en ont repris ultérieurement les points forts. Adapté d’un article publié en 2006 dans En la España medieval, ce chapitre croise les informations tirées des chroniques, des écrits politiques, de la littérature, des récits de voyageurs ou encore des correspondances des ambassadeurs, soit au total une trentaine d’auteurs – objets d’une abondante historiographie rappelée par l’auteur – dont les différents regards ont permis de dresser le portrait physique et moral de la reine afin d’éclairer différents aspects de sa politique et surtout la condition féminine de son pouvoir. Allant du privé au public, l’auteur revient en même temps sur les fondements idéo-logiques du pouvoir royal, son expression et sa diffusion à travers ces écrits qui ont construit ce topos d’une reine modélique par ses qualités morales et auquel l’histo-rien ne semble pouvoir échapper. Dès lors l’auteur s’intéresse moins aux événements qu’aux attentes dont ont témoigné les écrits de l’époque pour idéaliser la reine et son couple. on pourra utilement affiner les différents aspects de cette idéalisation – le profil moral et la piété de la reine, son couple, sa maison et le cérémonial jusqu’à son exercice du pouvoir – par les différentes et remarquables contributions réunies sur le sujet par maría Victoria López-Cordón et Gloria Franco dans La Reina Isabel y las reinas de España : realidad, modelos e imagen historiográfica en 2005. De même que l’auteur

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Comptes rendus 449

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 448 / 248 - © PUF -

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ne traite pas l’aspect important de l’éducation de la reine et de son mécénat, au sujet desquels il faudrait consulter l’ouvrage de Nicasio Salvador miguel, Isabel la Católica : educación, mecenazgo y entorno literario, paru en 2008.

Le chapitre suivant, qui est inédit, revient d’ailleurs sur l’enfance et plus particu-lièrement sur la condition du prince des Asturies en commençant par Isabelle puis en poursuivant avec son fils Jean, grâce à une documentation exceptionnelle pour l’époque mais déjà bien exploitée. L’auteur éclaire cependant à sa manière cet état d’héritier qui prépare au gouvernement avec la gestion de territoires et avec l’organi-sation de sa propre cour. Le cas de sa petite sœur Jeanne, dite la Folle, intéressa quant à elle beaucoup moins les contemporains, mais enflamma l’imagination des roman-tiques au xixe siècle, puis fascina les historiens tentés par la psychohistoire avant de se voir consacrer une biographie politique et personnelle (Bethany Aram en 2005). Étant née la troisième en 1479, elle ne fut pas l’objet des mêmes attentions que ses aînés. elle grandit alors dans la proximité de ses petites sœurs et reçut une éducation assez complète pour se former un savoir politique, apprendre l’art de la conversation et paraître selon la dignité de son rang. L’auteur consacre des pages intéressantes à cette éducation et à l’instruction, pour laquelle il est dommage de ne pouvoir citer que la Consolation de Boèce et quelques florilèges de saints. Les lectures de la princesse furent certainement plus nombreuses. Pour parfaire ce portrait en devenir, l’auteur lui adjoint celui de Philippe de Habsbourg, revenant également sur sa formation et les circonstances de leur mariage qui les amena à gouverner la Castille après 1504 jusqu’à la mort du prince, et en dépit des intrigues du roi d’Aragon. Ce quatrième chapitre, même s’il s’appuie moins sur des sources que sur des études historiques, éclaire là aussi le processus de modernisation de la monarchie castillane mis en place par Isabelle.

Les chapitres suivants reviennent d’ailleurs sur le règne de cette dernière, mais moins pour en montrer la modernité que pour souligner ses politiques religieuse et coloniale. L’auteur s’attache alors à montrer une souveraine soucieuse de tous ses sujets – maures et indiens – tout autant que de la défense de son royaume, et une chrétienne au service de sa foi. Cette partie politique autant que personnelle du règne d’Isabelle de Castille éclaire la décision de 1492 à laquelle Isabelle Poutrin vient de répondre également de façon tout à fait inédite dans Convertir les musulmans.

L’ensemble présente donc un regard résolument tourné vers la modernité du règne mais aussi, et à regret, un caractère fortement éclaté. Cette approche kaléidos-copique synthétise utilement un règne déjà très étudié et que des recherches récentes continuent d’enrichir en attendant une nouvelle biographie de cette reine.

Sylvène édouard

C. Scott Dixon, Contesting the Reformation, malden, Wiley-Blackwell, 2012, VI-229 p.

C. Scott Dixon nous offre ici un livre qui n’est pas un ouvrage d’histoire stricto sensu, mais un point historiographique, rédigé dans le cadre d’une collection sur les thèmes les plus discutés des champs de la recherche. Le but de l’ouvrage est donc avant tout de guider le lecteur dans des débats parfois très complexes. La bibliogra-phie est importante, citée avec précision dans les notes (malheureusement rejetées en fin de chaque chapitre) et en fin d’ouvrage, avec des compléments de lectures pour chaque thème abordé. Le propos se structure explicitement autour des grands livres

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450 Comptes rendus

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 450 / 248 - © PUF - - © PUF -

de l’historiographie en langue anglaise. Si les auteurs d’autres langues (et notamment les Français) sont ponctuellement mobilisés, les anglophones dominent nettement et il s’agit d’un parti pris assumé de C. Scott Dixon. Paradoxalement, ce choix est une chance pour faire de ce travail un outil particulièrement utile aux chercheurs fran-çais, trop souvent déconnectés de la bibliographie en langue anglaise, surtout la plus récente : en faisant ainsi le point, chacun pourra trouver dans les références données des compléments très utiles aux travaux francophones.

L’introduction part de la vision traditionnelle des débuts de la Réforme pro-testante, avec notamment le moment fondateur de Luther placardant ses thèses à Wittenberg (1517) ou devant la diète de Worms (1521). Ce paradigme, nettement remis en cause depuis plus d’un demi-siècle, permet de constater tout le chemin effec-tué par les chercheurs et tous les progrès de l’historiographie, puisqu’aujourd’hui, la Réformation est davantage perçue comme un bouillonnement, et Luther comme l’élément déclencheur d’un mouvement qui le dépasse très rapidement.

Un premier chapitre est destiné à définir la Réforme, en apportant des précisions sur le vocabulaire. Celui-ci est d’ailleurs un enjeu historiographique en soi, puisqu’il faut rappeler que la « réforme » est une aspiration topique de la fin de l’époque médiévale et rapidement certains auteurs préfèrent user du mot « Réformation ». Reprenant l’analyse faite dans les années 1960 par Bernd moeller, l’auteur insiste sur ce qui fait selon lui l’essence même des réformes protestantes, le célèbre tripty-que « sola Scriptura », « sola fide » et « sola gratia ». Références à l’appui, il rap-pelle également la nécessité d’adapter la chronologie de la Réformation à chaque cas national, tant les expériences peuvent être différentes.

Le chapitre sur la vie religieuse prend pour point de départ l’héritage médié-val, alors même que traditionnellement la Réformation est vue comme une rupture majeure faisant émerger le monde moderne. Lucien Febvre, en France, a été l’un des premiers à rejeter l’idée d’une Église catholique uniquement décadente et en perte de vitesse à la fin du moyen Âge. Au contraire, il existe une forte spiritualité, qui explique en partie des ralliements à la Réforme. L’auteur revient également sur la part des réformateurs dans la vie religieuse. Généralement vus comme des précur-seurs, ces hommes sont des défis pour les historiens, qui doivent les replacer dans leur contexte, même si les réformateurs ont été soucieux de leur image et de leur légiti-mité, comme l’ont montré les travaux d’Ulinka Rublack sur Luther.

Sur la question épineuse des vecteurs de la Réforme, l’auteur commence par rappeler que le passage à une confession n’est pas forcément un choix individuel. Parmi les modes d’acculturation, c’est le livre qui a suscité le plus de débats histo-riographiques sans doute, même si le rejet de la corrélation simple entre imprimé et Réforme est déjà ancien, depuis Lucien Febvre et Henri martin. Les travaux de Bob Scribner sur l’image ont eux aussi été un grand moment historiographique, même s’ils sont aujourd’hui un peu relativisés. malgré tout, il est difficile de pro-poser un modèle de conversion et d’adhésion à la Réforme, à cause du maintien de stratégies individuelles fortes, comme l’exil, et c’est sans doute dans ce domaine que les méthodes sociologiques et anthropologiques peuvent encore apporter à l’historien.

Les liens entre Réforme et politique sont anciennement connus, mais C. Scott Dixon plaide pour un approfondissement des études qui lient les deux, à l’image de ce qu’a fait ethan Shagan en 2003 sur le cas anglais. on savait depuis longtemps que l’implantation de la Réforme pouvait dépendre de facteurs politiques locaux et Bernd moeller, dans les années 1960, avait essayé de montrer que le ralliement de certaines villes à la Réforme était la continuation d’un mouvement d’émancipation et de contrôle de la vie religieuse par les communautés civiques.

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Comptes rendus 451

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 450 / 248 - © PUF -

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Les dynamiques sociales induites par la Réformation sont multiples et éclatées en divers champs historiographiques. La question du genre, par exemple, a beaucoup agité les historiens (et historiennes, comme Kirsi Stjerna en dernier lieu notamment). Le rapport au corps et à l’esprit est également un champ riche, avec des apports de l’anthropologie (par exemple chez Peter Burschel sur le martyre). L’ambiguïté de la liberté de conscience du chrétien protestant et sa relation prétendue directe avec Dieu a également été réévaluée par l’historiographie, alors même qu’aucun réfor-mateur n’a jamais parlé de liberté religieuse. mais ce qui est intéressant à constater, c’est souvent le décalage entre la théorie et la pratique quotidienne (Willem Frijhoff a parlé d’« œcuménisme du quotidien ») et la naissance de modèles d’analyse pour la coexistence (Keith Luria).

Le chapitre final porte sur les cultures confessionnelles, en partant du topos du clergé catholique ignorant ou moralement condamnable, topos largement exploité par les protestants mais remis en cause, ou en tout cas nuancé, par les historiens. Des travaux comme ceux de Luise Schorn-Schütte ont permis d’appréhender le clergé protestant. Certains rituels sont mieux connus également, comme celui de la cène (avec John Bossy ou Bodo Nischan, l’auteur aurait pu citer Christian Grosse dans l’historiographie francophone). C’est également dans ce chapitre que sont ouverts les dossiers du concept de confessionnalisation (élaboré par Heinz Schilling), ou de la relation très complexe entre Réformation et modernité, ce qui permet de se pencher sur les débats très anciens et très vastes de la relation entre Réforme et capitalisme, mais aussi de la piété personnelle et de l’individualisme.

Un appendice fait un point sur la réalité (ou non) de l’affichage des quatre-vingt-quinze thèses sur la porte du château de Wittenberg. Il n’y en a pas de preuve contemporaine, malgré l’aspect « totémique » de cet événement, puisque la première mention est de melanchthon. en l’absence de preuve formelle, cela reste du domaine de la foi selon l’auteur.

Cet ouvrage permet donc de se familiariser avec des historiens trop souvent mal connus en France, mais aussi de se retrouver dans des champs éclatés et souvent impossibles à embrasser par un seul chercheur.

Julien léonard

Anthony Grafton, Joanna Weinberg, I Have always Loved the Holy Tongue: Isaac Casaubon, the Jews and a forgotten Chapter in Renaissance Scholarship, Havard University Press, 2011, 392 p.

Gendre d’Henri estienne, protestant qui enseigna à montpellier et à Genève, bibliothécaire de la librairie royale d’Henri IV puis accueilli auprès du roi théo-logien Jacques Ier d’Angleterre, Isaac Casaubon est avec Joseph Scaliger la plus importante figure savante de l’époque qu’on a qualifiée de Renaissance de la cri-tique. L’objet de cet ouvrage difficile, car d’une érudition époustouflante, est de révéler la virtuosité hébraïsante d’un humaniste surtout connu pour être un grand helléniste. Cet ouvrage apporte divers éclairages sur la culture hébraïque, sur la personne croyante de Casaubon, sur son travail intellectuel mais aussi sur les trans-lation studies et la place de la culture hébraïque dans la controverse entre catholi-ques et protestants.

Dans la renovatio literarum qui caractérise la Renaissance, la culture et la langue hébraïque n’ont pas été négligées. Pendant longtemps, elles furent exclusivement

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452 Comptes rendus

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 452 / 248 - © PUF - - © PUF -

détenues par des juifs, convertis ou pas. L’originalité de la Renaissance est de pro-mouvoir un hébraïsme chrétien cultivé par des chrétiens qui ont le goût, la curiosité et une certaine maîtrise de la langue et de la culture juives. Dans cette catégorie se rangent Reuchlin, Postel, Arias montano, Buxtorf. Ce livre nous obligera désormais à y inscrire Casaubon, même s’il n’a publié aucun texte sur la cabbale, ni rédigé de grammaire ou de lexique. De sorte que son grand biographe Patterson avait ignoré cette dimension de l’activité intellectuelle chez ce grammairien et ce critique qui par-lait français comme un paysan mais qui était un véritable homo trilinguis accompli.

Joanna Weinberg et Anthony Grafton ont retrouvé tous les éléments d’une private science non destinée à publication spécifique mais irriguant la réflexion et les éditions de Casaubon. C’est en lisant son diaire, en étudiant les innombrables marginalia anno-tant ses livres que les auteurs ont pu mesurer à quel point la culture hébraïque était familière à l’humaniste. Il a appris l’hébreu auprès de Pierre Chevalier à Genève, il possède des manuscrits et des livres imprimés en hébreu ainsi que tous les instru-ments de travail comme les grammaires de Johannes Buxtorf ou d’Élie Levita, ou le dictionnaire chaldéen de munster. Une véritable biblioteca judaica casaubonia est ainsi exhumée. Il lui arrive même d’écrire des lettres en hébreu à deux de ses correspon-dants juifs, entrés assez tard du reste dans sa vie, Julius Conradus otto, de l’académie d’Altdorf à Nuremberg et Jacob Barnet. Son séjour en Angleterre, et notamment à oxford et Cambridge en 1613, véritables « nurseries of serious scholarship » a encore accru son intérêt. La Bodleian est en effet conçue comme un arsenal contre la Vaticane et l’Ambrosiana.

Cet intérêt pour la culture hébraïque jette un regard nouveau sur la personne croyante qu’est ce pieux et laborieux érudit, qui ne dissocie jamais le travail intel-lectuel du service de Dieu. Le labeur est pour lui une ascèse ; il pratique la copie de passages entiers de la Bible en hébreu, ainsi une partie du Livre d’esther. C’est une forme d’innutrition et de rumination que vantait déjà le savant moine Trithemius avant 1517 et qui n’a pas perdu de son actualité avec la Réforme et la « civilisation de l’imprimé ».

Pour autant, ce n’est pas un judaïsant mais un chrétien, convaincu que la foi en la grâce l’emporte sur la loi et la Torah. mais son intérêt pour le judaïsme ne relève pas de l’apologétique antijudaïque et ne constitue pas, comme très souvent chez les hébraïsants chrétiens, un prolégomène au prosélytisme chrétien. on le mesure dans la prudence dont il fait preuve vis à vis de son ami Jacob Barnet, qui faillit se conver-tir, puis renonça in extremis, suscitant la colère des autorités d’oxford qui le firent incarcérer, certains envisageant même son exécution. Il fut exilé et Casaubon inter-vint dans cette affaire pour modérer les ardeurs persécutrices de certains.

en revanche, la culture juive sert à nourrir sa foi chrétienne. Il aime introduire de l’hébreu dans ses prières personnelles. Il possède en traduction des prières jui-ves publiées par Antoine Chevalier en 1566 ou par Paulus Fagius en 1542. Cette langue sacrée est propice à la prière (voir p. 52). en outre la lecture de la Bible en hébreu lui offre des modèles d’éloquence sacrée, la plus sublime étant à ses yeux celle d’Isaïe. Casaubon est un irénique, qui a participé à la controverse de Fontainebleau où il fut arbitre et n’hésita pas à participer à l’échec de son collè-gue Duplessis mornay contre Du Perron. mais ce protestant estime aussi que la Réforme est trop biblocentrée et néglige trop l’Église primitive et l’antiquité chré-tienne, dont les écrits des juifs, comme la patristique grecque sont des traces et des intermédiaires indispensables. Ce n’est pas un hasard s’il aime l’Église d’Angle-terre. Dans le traitement des textes juifs, Casaubon procède de la même manière qu’avec les classiques des païens ou les textes sacrés des chrétiens. La méthode est indépendante du statut du texte considéré.

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Comptes rendus 453

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 452 / 248 - © PUF -

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Weinberg et Grafton le montrent tout d’abord en soulignant l’acribie critique avec laquelle Casaubon, comme son modèle et correspondant, Scaliger s’emploie à détecter apocryphes et pseudépigraphes, chrétiens ou non. Il a été un de ceux qui ont remis en cause le corpus hermétique, attribué à Hermès Trismégiste, car la lan-gue lui paraît bien moderne et que le texte évoque le sculpteur Phidias. Ce texte qui se donnait pour la traduction grecque d’un dieu égyptien est un élément essentiel de la Prisca theologia qui entend montrer que les Anciens ont eu quelques prémices de la Révélation. D’autres corpus, comme le pseudo Denis, démasqué par Valla et erasme, mais aussi le Pseudo Berose, inventé par Annius de Viterbe à la fin du xve et démasqué par Scaliger, attestent que la critique passe au crible les textes pour les authentifier ou les ranger dans la catégorie des forgeries.

Casaubon déploie cette verve érudite également sur les textes juifs. Le texte de Rabbenus Haccados se donne comme un échange épistolaire entre le consul Antoine et un rabbin. C’est une forgerie d’un juif aragonais converti, du xiiie siècle et éditée en 1487. Le Josippon est quant à lui un texte hébreu qui relate l’histoire des juifs entre les maccabées et la chute de Jérusalem. Sébastien munster voyait dans cet écrit la version juive que Flavius Josèphe avait rédigée pour les juifs de son Histoire des juifs. Casaubon estime qu’il s’agit de deux auteurs différents, et que celui qui a écrit le Josippon a cherché à se faire passer pour Flavius Josèphe. Scaliger identifiera l’auteur comme étant un juif du royaume de France. Flavius Josèphe s’est aussi vu attribuer par la tradition, reprise par le cardinal Baronius, une vie de Jésus, un testimonium flavianum, même si ce texte n’est pas dans le Josippon. Baronius invoque de vénérables manuscrits de la Vaticane pour authentifier cette vie de Jésus et estime que les Juifs l’ont retirée du Josippon car il concerne celui qu’ils ne veulent pas reconnaître comme le messie. mais que ce livre était une partie constitutive de l’ouvrage de Flavius Josèphe, sur les antiquités juives. Ceci étant l’apocryphe peut aussi avoir son utilité. Ainsi Casaubon s’il tient, comme Scaliger, la lettre d’Aristeas à son frère Philocrite pour un apocryphe hellénistique, y découvre néanmoins des traces de rites juifs anciens avérés.

La critique des apocryphes est aussi inséparable d’un souci de la chronologie que Scaliger a érigée en science exacte. est-ce que le Christ a été jugé le jour de Pâques ou bien la veille ? est en jeu la concordance des Évangiles, dont la plupart disent que la Cène a eu lieu avant Pâques, ce qui sous-entend que la crucifixion a eu lieu le jour de Pâques, alors que l’évangile de Jean parle d’une exécution la veille du sabbat. Sont aussi en question certaines traditions juives qui empêchent de juger un jour de Pâques, ou qui ne peuvent accepter que cette fête tombe un vendredi. Le cardinal Baronius estime que les juifs ont exécuté le Christ le jour de Pâques. Casaubon, en s’appuyant sur le manuscrit d’un hébraïsant anglais, edward Lively, mort en 1605, montre que les juifs, depuis la captivité babylonienne, pratiquent le report de la fête de Pâques et que Jésus a été crucifié la veille de la Pâques juive qui tombe le samedi. Ainsi l’établissement chronologique des faits permet la concordance des textes en même temps que la réfutation de Baronius.

Ce travail de lecture est parfois une entreprise informellement collective. Vers 1607, le déchiffrement d’un manuscrit à l’écriture compliquée, ayant appartenu à Catherine de médicis, est réalisé avec James Hepburn, qui sera ensuite minime et scriptor de la Vaticane pour les textes orientaux. À la Bodleian, Casaubon se fait aussi lire le code de loi de Jacob ben Ascher par Jacob Burnet. Casaubon, qui a peu de goût pour la cabbale à la différence des premiers hébraïsants chrétiens comme Reuchlin et Postel, mais davantage pour les lois et la liturgie, a aussi une curiosité ethnographique pour les rites juifs de son époque. Il n’a guère fréquenté les synagogues, mais lit avec attention le texte de Buxtorf, Juden schul ou Synagoga judaïca, même s’il est conscient que le but de Buxtorf est de montrer que les rabbins ont déformé moise et les prophètes.

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454 Comptes rendus

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 454 / 248 - © PUF - - © PUF -

Un autre intérêt du livre mosaïque de Weinberg et Grafton est d’apporter de nombreux éléments aux translation studies que Peter Burke a entendu promouvoir. La traduction n’est pas seulement à interroger comme un mouvement des langues les plus rares vers les plus communes, le latin ou le vernaculaire. on découvre dans ce texte des échanges linguistiques en tous sens. Le catéchisme de Calvin est traduit en hébreu par un juif converti Immanuel Tremellius. L’évangile de matthieu a été traduit en hébreu par l’évêque Jean du Tillet et publié en 1555. Casaubon semble avoir été favorable au projet de publication du Nouveau Testament en hébreu de Julius Conradus otto, qui reprend partiellement l’édition en 12 langues, dont l’hébreu, faite par elias Hutter à Nuremberg en 1599. Conradus otto pense qu’il y a en effet un marché pour le livre hébreu en France ; ne dit-il pas dans une lettre en hébreu traduite par Casaubon en latin : « audivi multos principes gallos amare sanctas litte-ras et sunt in ea docti atque intelligentes » ? Faut-il le prendre au pied de la lettre ? Babou de La Bourdaisière, conseiller d’Henri IV et hébraïsant, est peut-être l’arbre qui cache le désert.

on aurait aimé en savoir davantage sur ces entreprises de traduction vers l’hé-breu. S’agit-il de prosélytisme chrétien ? Probablement pas chez Casaubon. Il aime traduire des passages d’hébreu en grec car il lui semble qu’il y a des compatibilités importantes entre les deux langues. À ses yeux l’hébreu est une langue matricielle du grec. Ainsi sgalas en grec, scala en latin viendrait de sulam en hébreu. Son intérêt pour cette langue vient aussi de ce qu’elle lui semble ouvrir sur l’arabe, même s’il ne partage pas l’enthousiasme de Postel sur l’universalité de cette langue.

Du moins, comme le montre un chapitre annexe d’Alistair Hamilton, Casaubon a eu de l’intérêt pour l’arabe. Il a pu par intermittence être en contact avec des arabi-sants, des médecins, comme Étienne Hubert, médecin au collège des lecteurs royaux mais aussi médecin du souverain de marrakech Ahmad al mansur. ensuite il a béné-ficié de la présence à Paris d’un élève de Scaliger, Adriaen Willemsz, qui l’a aidé à lire un géographe arabe, Al Idrisi, et l’évangile en arabe, une version du xiiie siècle parue à Rome en 1591, (qu’il trouve trop romaine), Avicenne et un peu de Coran. Puis Adriaen mort, il se fait épauler par Arpinius, un élève de Scaliger pour qui Casaubon va plaider auprès d’Hensius et de Grotius afin qu’il soit élu à Leyde. De ces contacts épisodiques avec une langue qu’il ne maîtrisa guère, malgré la confec-tion d’un glossaire à usage personnel, il découle cependant que Casaubon a eu un rôle important tout d’abord en collectionnant des livres imprimés en arabe, surtout imprimés en Allemagne mais aussi à Rome, et qui constituent l’embryon des collec-tions de l’actuelle British Library. en second lieu, à partir d’un recueil de prover-bes arabes d’Abu’Ubayd remis par David Rivault de Fleurance, futur précepteur de Louis xiiI, il invite Adriean Willemsz puis Arpinius à en livrer une traduction latine. Ce sera la première source littéraire arabe traduite, tandis que c’était jusqu’alors sur-tout la médecine, la science ou la géographie qui retenaient l’attention.

Cet ouvrage magistral sur Casaubon est enfin d’un grand intérêt pour l’usage de la culture hébraïque dans la controverse intra chrétienne. Casaubon trouve dans l’étude de l’Antiquité judéo-chrétienne un moyen de conforter son calvinisme ou de se confronter avec le catholicisme. Ainsi ne pas utiliser le shofar durant le sabbat conforte l’interdiction des calvinistes d’employer des instruments de musique lors du culte, ce qui n’est pas la tradition luthérienne ni anglaise. Qui sait si les relevés des mentions qu’il fait sur le sabbat dans la lecture de maïmonide ne visent pas à nourrir le débat sur le dimanche dans l’Angleterre du début du xviie siècle ? mais c’est sur-tout dans la controverse avec les catholiques qu’il mobilise son hébraïsme. Il est aussi utilisé par les controversistes catholiques. Genébrard, qui avait appris l’hébreu auprès d’un converti César Brancassius avait ainsi utilisé le Mazhor de la communauté juive

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Comptes rendus 455

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 454 / 248 - © PUF -

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 455 / 248 - © PUF -

de Rome pour prouver, contre les protestants, la légitimité de la prière pour les morts. Une partie de l’activité critique de Casaubon a une finalité religieuse et ne relève pas seulement de la curiosité ou de l’érudition pour l’érudition. Ainsi la démonétisation de certains textes jugés apocryphes peut affaiblir les catholiques qui les emploient. Hermès Trismégiste prétend révéler des mystères, souvent très catholiques au détri-ment de l’Écriture et de l’Histoire. Le pseudo rabbi Haccados servait à prouver la transsubstantiation.

L’érudition de Casaubon sert aussi à disqualifier l’adversaire. en montrant qu’il a failli sur un point, il est disqualifié en tout. C’est la technique retenue contre Baronius. Pourtant ils ont eu des échanges courtois autour de l’échange d’un manuscrit en 1603. mais après avoir lu les Annales du cardinal avec attention, Casaubon décide de les réfuter en 1612-1614 en dressant un compendium des erreurs du grand historien catholique qui entendait par son entreprise discréditer les Centuries de Magdebourg. Cet abrégé des erreurs ne porte que sur la seule période qui concerne la vie du Christ. Ces « scholarly skirmish » portent parfois sur des vétilles ; mais c’est une technique de controverse de disqualifier la compétence de l’autre. Baronius appelle alfesi un résumé du Talmud. Casaubon relève que c’est le nom du rabbin. De même Baronius évoque Jacob Turim : Casaubon le reprend en parlant du Arba’ah turim de Jacob ben Asher. Publicain ne se dit pas gabbain mais mokhes, ce qui n’empêche pas Casaubon d’être d’accord avec Baronius pour dire que c’est une profession honnie. Baronius estime que les scribes sont une partie de la secte des pharisiens. Casaubon oppose à cette idée, que Joanna Weinberg qualifie de « reasonable suggestion », que les scri-bes étaient une profession qui se répartissait dans toutes les sectes, esséniens, sadu-céens… De même Baronius à la suite de Sigonio (De Republica hebræorum) et de Juste Lipse (De Cruce) estime que les juifs ont crucifié le Christ. Casaubon, à partir d’une étude sur le Talmud et de son commentaire par maïmonide, montre que les juifs ne pratiquent que la lapidation, le bûcher, la décapitation et la strangulation. C’est donc un châtiment romain, infligé par un Romain, Pilate, qui a frappé le Christ. Sans que cette remarque ne conduise cependant Casaubon à vouloir réfuter plus avant l’idée de peuple déicide. Baronius ayant affirmé que le Christ avait appelé ses disciples apôtres car ce terme grec était employé chez les juifs (usitatum nomen fuit apud hebraeos), Casaubon rétorque que Jésus parlait araméen et que ce sont les évangélistes qui ont donné ce titre apostolique. Ces vétilles relevées avec acribie ne portent pas sur des points centraux de la controverse mais ne sont cependant pas des pinaillages sans signification, car ils s’inscrivent dans un combat de virtuoses qui oppose la science catholique et la science protestante.

Ce recours aux sources juives procède aussi d’un souci d’enraciner des prati-ques protestantes dans la tradition de l’Église primitive. Ainsi dans Néhémie 8-8, les juifs lisent la Torah en hébreu et en chaldéen. La pratique est encore en usage dans certaines communautés germaniques comme Casaubon a pu le constater lors d’un voyage en Allemagne. L’Histoire montre que pendant la captivité babylonienne les juifs avaient perdu la connaissance de la langue sacrée et que la traduction était possible. Il mobilise cet exemple contre l’intransigeance catholique devant la traduc-tion des textes liturgiques. De même il s’intéresse aux coutumes d’inhumation des juifs. La tradition talmudique lui révèle qu’ils sont inhumés non dans des tombes individuelles, mais dans des sépulcres familiaux où chacun a sa niche. C’est un objet de controverse avec Baronius qui tend à confondre l’inhumation de Jésus avec les pratiques des martyrs romains telle qu’elles sont mises en avant après la découverte des catacombes en 1578. La Roma sotteranea de Bosius est un arsenal contre l’héré-sie. Casaubon mobilise l’érudition hébraïque pour distinguer les pratiques juives de Jérusalem au temps du Christ de celles de la Rome des martyrs. Pour Casaubon, le

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456 Comptes rendus

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 456 / 248 - © PUF - - © PUF -

Christ n’a pas été enfoui dans un souterrain, mais dans une grotte naturelle. Rome n’est pas Jérusalem et les martyrs ne sont pas le Christ. La lutte entre catholiques et protestants se déroule sur le terrain de la pastorale mais aussi sur celui de l’érudi-tion. Il ne faut pas laisser la maîtrise des sources juives, arabes et même coptes aux catholiques. Ainsi lit-il la confession de foi des maronites en arabe telle qu’elle a été publiée à Rome et trouve que Baronius va vite en besogne en annexant les maronites à la doctrine catholique. De même, vingt ans avant Kircher, il se confectionne un glossaire copte.

Au terme de ce livre foisonnant, la curiosité éclectique et boulimique de Casaubon se trouve animée certes par un désir de virtuosité, mais aussi par un désir de connaî-tre les racines juives de l’Antiquité chrétienne, par le souci de mieux comprendre le Nouveau Testament à partir des traditions juives afin d’étayer sa foi mais aussi de polé-miquer avec Rome. on regrettera peut être, en refermant ce livre de brillants philolo-gues, de n’avoir davantage touché la terre anglaise où Casaubon vécut et termina ses jours, comme si cet érudit vivait un peu hors sol, loin des controverses entre l’Église d’Angleterre et les puritains. Comme si Casaubon était resté un impénitent continental de la République des lettres.

Jean-marie le gall

Isabelle Poutrin, Convertir les musulmans, Espagne 1491-1609, Paris, Puf, coll. « Le nœud gordien », 2012, 396 p.

L’histoire des morisques est un des nombreux traumas de la mémoire espagnole avec les statuts de pureté du sang, l’expulsion des juifs, l’exécution des marranes et la guerre civile du xxe siècle. La question morisque, du nom de ces musulmans conver-tis au christianisme puis finalement expulsés massivement en 1609, pose la question de la fermeture de l’espagne alors qu’elle établit son hégémonie en rompant avec une pluralité culturelle, religieuse et politique qui avait caractérisé l’époque médié-vale. Dès lors cette entrée paradoxale dans l’âge moderne interroge. S’agit-il d’un alignement européen sur les grands royaumes comme la France et l’Angleterre qui dès le xiiie siècle ont traqué les hérésies, expulsé les juifs et entamé la réduction des pouvoirs féodaux ? ou bien alimente-t-elle une légende noire de l’espagne et de la Contre-Réforme et inaugure-t-elle un mouvement de fermeture de l’espagne et des péninsules méditerranéennes à une modernité qui élira domicile dans une europe septentrionale réformée et pluriconfessionnelle ? C’est faire peu de cas de la moder-nité tridentine et romaine chère à Alphonse Dupront et Paolo Prodi et de ce que l’es-pagne, comme l’a rappelé Jean-Frédéric Schaub, a pu être un modèle envié, envers qui nombre de pays entretiennent un rapport d’imitation et d’émulation.

Ce livre va alimenter ce débat historiographique. Il n’est pas une histoire sociale et culturelle des morisques, bien connue grâce aux travaux de Louis Cardaillac, Antonio Dominguez ortiz et Bernard Vincent. C’est une histoire de la politique vis à vis des maures et des morisques que campe magistralement Isabelle Poutrin. elle renoue ainsi, comme Rafael Benítez Sánchez Blanco dans ses Heroicas decisiones. La monarquia catolica y los moriscos valencianos (2001), avec une ancienne histoire politi-que pour comprendre les raisons de la conversion des maures grenadins en 1502, des conversions dans la couronne d’Aragon de 1525-1526, de la dispersion des Grenadins après 1571 dans l’ensemble de la Castille et de l’expulsion de 1609. Ce livre est aussi à inscrire dans l’histoire des conversions à l’âge moderne, au côté de

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Comptes rendus 457

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 456 / 248 - © PUF -

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celles des Indiens, des protestants ou des juifs, si bien analysée par marina Caffiero (Battesimi forzati. Storia di ebrei, cristiniani e convertiti nella Roma dei papi, 2004).

L’originalité de cette enquête est de se plonger dans la culture juridique, cano-nique et théologique des décideurs, à travers leurs écrits rédigés dans un latin technique qui n’a pas de secret pour I. Poutrin, avant de nous restituer ces subtils rai-sonnements de la scolastique dans une écriture limpide. Démarche qui mérite d’être citée en exemple alors que d’aucuns, par facilité ou impuissance, préfèrent écrire sur du connu en jargonnant plutôt que de s’attaquer aux lourds in folio qui demandent encore à être lus. elle nous offre ainsi les clés théologico-politiques qui ont pu, sinon inspirer, du moins justifier ou auto-justifier les décisions. on ne fera pas ici un récit de la politique morisque de la monarchie composite espagnole et de ses déclinaisons selon les différentes entités constitutives de la Couronne. on a préféré revenir sur quelques épisodes qu’I. Poutrin réinterprète à partir de ces lectures nouvelles.

Les capitulations de Grenade, par lesquelles les Rois Catholiques permettent aux Grenadins de pouvoir continuer de pratiquer leur culte, font figure de texte fondateur que les rois auraient bafoué en obligeant en 1502 les musulmans à quit-ter la couronne de Castille ou à se convertir. en relisant les propositions du dernier roi maure, Boabdil, et les capitulations finalement accordées, I. Poutrin révèle que ce texte participe déjà d’une politique de restriction et de conversion car les Rois Catholiques entendent imiter le roi wisigoth Sisebut qui au viie siècle ordonna la conversion des juifs. L’appel à la prière par le muezzin est interdit, ce qui modifie le paysage sonore des cités et le conforme aux exigences du concile de Vienne. C’est au son des tabourins ou des trompettes appelées anafins que les musulmans se ren-dront à la prière. Les rois n’imposent pas le port de signes distinctifs. Peut-être parce qu’à la différence des musulmans des pays de la couronne d’Aragon et de Valence, les Grenadins ont des apparences vestimentaires et des pratiques linguistiques qui les distinguent nettement des chrétiens. I. Poutrin voit dans ce refus de signaler et de stigmatiser l’expression d’une volonté politique d’intégration. mais celle-ci ne repo-sera pas sur la force. Les rois l’ont promis. mais ces dispositions valent-elles pour les elches, ces chrétiens jadis convertis à l’islam ? manifestement non pour l’inquisiteur Cisneros qui entreprend de les traquer pour apostasie ; il en profite pour déployer un prosélytisme qui provoque une révolte des maures, que le pouvoir royal réprime en exigeant la conversion en 1502. Cette mesure est pour les autorités une marque de mansuétude car la Couronne aurait pu opter pour la mort ou la réduction en escla-vage de sujets (infidèles) mais surtout rebelles. Cette conversion est censée mettre fin au régime fiscal discriminant mais n’entame en rien l’organisation des morisques en aljamas ayant leurs traditions culturelles préservées. De cette première séquence, il apparaît que la monarchie a d’emblée un projet de conversion, qu’elle active à la faveur d’une rébellion. Reste à poser et à éclaircir la question d’une possible politique de provocation venue de Cisneros, comme celle de l’extension par amalgame de tous les maures à des rebelles. N’est-ce pas aller vite en besogne ?

La deuxième séquence que revisite l’ouvrage est la conversion de tous les musulmans de la couronne d’Aragon. en 1521, lors de la révolte des germanias, les rebelles valenciens ont contraint les musulmans qui travaillent sur les terres des seigneurs à se convertir : il s’agit de frapper économiquement les grands féo-daux à travers leurs vassaux musulmans et de rompre avec la politique des Rois Catholiques, encore rappelée par Ferdinand lors des Cortes en 1510, qui permet l’exercice de la religion musulmane, moyennant finance. La révolte écrasée, les morisques se retournent vers le pouvoir royal pour faire annuler leur baptême, recouvrer leurs mosquées transformées en églises, au motif que c’est une autorité de fait, donc illégale, qui les a contraints et qu’en outre, ces baptêmes de masse ont

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458 Comptes rendus

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 458 / 248 - © PUF - - © PUF -

souvent été réalisés en dehors des formes liturgiques, ce qui les invalide. Charles Quint établit alors une commission chargée d’examiner cette requête. L’enquête conclut que la formalité des actes liturgiques a été respectée et que la conversion n’a pas été forcée, en recourant à la distinction canonique entre contrainte absolue et conditionnelle. Les musulmans avaient toujours la possibilité de préférer la mort au baptême. Une volonté contrainte reste une volonté. Peu importe donc que la politique de conversion ait été celle de rebelles. Le baptême est là, administré dans les formes et ceux qui l’ont reçu n’étaient pas contraints absolument. Les experts tablent de manière optimiste sur l’efficacité du sacrement qui, à terme, transfor-mera ceux qui l’ont reçu. Le sacrement est imprescriptible et mieux vaut de mau-vais baptisés que des renégats. mieux encore, Charles Quint qui vient de recevoir providentiellement comme cadeau d’anniversaire la victoire de Pavie et le roi de France en dépôt, estime nécessaire de rendre grâce à Dieu en étendant la mesure à tous les musulmans de la couronne d’Aragon, afin d’éviter que les sujets demeu-rés musulmans ne compromettent la conversion des néophytes. Au terme de cette seconde séquence, l’espagne, jusqu’alors organisée autour de communautés de foi ayant des privilèges, se mue en une société où s’impose le droit canon unificateur. La violation des privilèges par les rebelles est validée par le droit catholique que fait appliquer Charles, nouveau Sisebut.

Ce dispositif théologico-politique qui semble clos sur lui-même ne fait toutefois pas l’unanimité et il ne faudrait pas s’imaginer un monde imperméable aux débats. Ils sont tout aussi nombreux sur la question des musulmans que sur celle des Indiens d’Amérique, même si étrangement ils ne se connectent guère dans les sources (l’his-toire connectée n’est-elle pas alors une illusion rétrospective produite par nos sociétés en réseaux ?). La résistance à ce choix de la conversion émane, on le sait, des grands seigneurs qui craignent de perdre les profits que permettait la tolérance de l’altérité, moyennant tribut. et Charles Quint, qui a obligé les conversions, concède de manière contradictoire aux grands seigneurs valenciens la possibilité de continuer de perce-voir cet impôt distinctif et discriminant sur les nouveaux chrétiens. I. Poutrin exhume surtout l’opinion de nombreux théologiens, de sensibilité thomiste plus que scotiste, qui déplorent la médiocre qualité de ces baptêmes lesquels, s’ils furent administrés conformément au rituel, n’en sont pas moins entachés du manque de sincérité dans la conversion. enfin, les morisques pratiquèrent une politique de résistance plus ou moins clandestine, et l’on doit à Cardaillac d’avoir jadis mis en avant la justification islamique de la dissimulation, appelée taqqya. Car nonobstant la décision royale, la conversion est pour beaucoup de morisques une contrainte extorquée. Les autorités sont bien obligées de se rendre à l’évidence d’un échec des conversions. Il est dû au manque de moyens des paroisses, des missions, au fait qu’une monarchie chroni-quement impécunieuse a omis d’adopter une politique générale d’intégration pour privilégier les négociations avec les diverses aljamas de Grenade ou de Valence pour négocier contre argent des dérogations, des libertés permettant le maintien d’une spé-cificité culturelle. Ainsi en échange de la contribution des morisques grenadins au frais de son mariage ou de la construction d’un nouveau palais dans l’Alhambra, les morisques obtiennent la neutralisation de l’Inquisition en 1526. Dans le royaume de Valence, même si Charles Quint ne les a pas en droit soustrait à l’Inquisition pendant quarante ans, en fait, tout le monde y croit. mais l’échec est aussi la conséquence de la fermeture d’une société espagnole pour qui le baptême n’efface en rien la macule de l’origine. Voilà une société qui veut convertir mais qui ne veut pas intégrer, notam-ment par les mariages mixtes. Dès lors que ce constat d’échec est dressé vers 1540, on relit les origines de la politique de conversion en admettant rétrospectivement qu’elles étaient viciées dès le début par l’emploi de la force et que ce mauvais germe

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Comptes rendus 459

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 458 / 248 - © PUF -

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 459 / 248 - © PUF -

ne pouvait que porter peu de bons fruits. Aussi le pouvoir au milieu du xvie siècle est plutôt enclin à espérer dans la voie pénitentielle en cherchant par la confession à amender les comportements et les croyances, en s’efforçant de distinguer ce qui relève de la croyance et du culte musulman, qui doivent être éradiqués, et ce qui relève plu-tôt des usages culturels.

Des considérations géopolitiques et l’évolution des ressorts du politique vont modifier cette appréhension de la question morisque. Si la monarchie a eu jusque vers 1565 une politique de conversion à leur égard, elle perçoit dans la seconde moitié du siècle le morisque comme un problème politique et non plus religieux. Avec l’offensive turque en méditerranée (malte, Lépante), avec les guerres civiles en France, les morisques sont perçus comme une cinquième colonne. Des contacts avérés mais amplifiés, avec les huguenots, les Barbaresques et les Turcs accréditent la réputation politique de traître qui se substitue à la figure religieuse de l’apostat. La révolte de Grenade de 1568-1570 conforte cette hantise du complot de l’intérieur. Cette menace empêcha peut-être l’espagne d’adopter avec ses morisques la solution de « fiction of privacy » qui permit à certains États d’admettre des cultes interdits dans l’espace privé comme le firent les Anglais ou les Hollandais avec les catholi-ques ou les Français avec les marranes. en outre les épidémies de la fin du règne de Philippe II, les échecs dans la guerre contre l’Angleterre et les Provinces-Unies n’ont-elles pas fait des morisques le bouc émissaire qui attire le châtiment divin sur l’espagne ? Les juifs étant chassés ou brûlés, le morisque n’est-il pas une figure de substitution ? I. Poutrin ne s’aventure pas dans cette anthropologie sociale, mais foca-lise son attention sur les solutions d’un évident problème morisque.

Là encore, des choix sont possibles et la monarchie hésite. Certains préconisent la patience envers des frères égarés et éprouvent peut-être une mauvaise conscience. D’autres considèrent que le temps ne fait rien à l’affaire et qu’il faut réprimer l’apos-tasie, comme cela a été fait avec les marranes ou les protestants. Ces partisans de la répression préconisent une désaculturation musulmane qui passe par l’enlèvement des enfants à leurs parents et le châtiment des manquements. D’autres vont même plus loin préconisant la réduction en esclavage et des politiques d’extinction par sté-rilisation, par déportation des deux sexes vers des lieux différents, voire l’abandon meurtrier sur des navires percés et sans rame. Ces fantasmes génocidaires restèrent de papier mais peuvent donner l’impression au pouvoir que la décision qu’il prend, l’expulsion de tous les morisques, quels que soient leur âge et leur sexe, est marquée du sceau de la mansuétude. expulser un apostat est une mesure de clémence face à la rigueur du droit canon qui impose la mort ou la répression des renégats. Cette décision, même si elle fut avancée dès 1580 mais sans cesse différée, est donc une vraie rupture avec les politiques jusqu’ici poursuivies qui visaient la conversion et son approfondissement. L’alternative était laissée entre le bateau (même si le rejoindre en Galice était en soi dissuasif) et le baptême. Désormais, l’expulsion est sans alternative puisque les morisques sont déjà baptisés. C’est une mesure punitive et non incitative. elle renvoie des baptisés en terre d’islam ce qui n’est pas sans soulever les scrupules et les réticences de Rome et de certains théologiens. mais, répétons-le, l’expulsion n’est pas une solution canonique mais une punition. elle ne relève pas de la contrainte conditionnelle, comme pour les juifs en 1492 ou les musulmans en 1502 ou 1525, mais du châtiment. elle n’est pas un choix mais une obligation. Le problème moris-que est devenu exclusivement politique et séculier. Ce n’est pas un mince apport du livre de montrer que la décision de 1609 prise par le très dévot Philippe III est malgré les apparences en totale contradiction avec la politique jusqu’ici suivie. en expulsant par mansuétude, le pouvoir monarchique admet rétrospectivement que la politique de conversion fut un échec.

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460 Comptes rendus

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 460 / 248 - © PUF - - © PUF -

Pour la monarchie espagnole qui vient de signer successivement une trêve avec les rebelles de Provinces-Unies et la paix avec l’Angleterre, expulser les morisques est une manière peut-être de rétablir le prestige du Roi Catholique. Surtout, à la faveur de cet apaisement international, la flotte espagnole peut servir à régler une question de police. Il s’agit de purifier en expulsant au nom de la sécurité de l’etat et non plus de christianiser. L’espagne s’aligne ici sur une pratique alors généralisée en europe qui associe étroitement confessionnalisation d’une société et d’un territoire. Louis XIV aurait dû s’en souvenir lorsqu’il révoqua l’Édit de Nantes, mais en crimi-nalisant le départ au refuge. en prenant conscience que la conversion doit précéder le baptême et non en découler, qu’elle ne peut être collective mais individuelle, l’espa-gne joue peut être à son corps défendant un rôle dans l’affirmation de la conscience individuelle par le retour sur expérience de sa politique morisque, comme par celle des baptêmes de masse des Indiens.

Le livre d’I. Poutrin propose une lecture puissante et compréhensive des choix faits par la monarchie espagnole. on ne peut qu’être admiratif devant les potenti-alités d’un système canonique permettant au pouvoir d’entériner une conversion forcée menée par des rebelles au nom de la subtile distinction entre contrainte abso-lue et contrainte conditionnelle. La question cependant doit être posée : des théo-logiens ont-ils un jour admis que la contrainte absolue avait été utilisée et ont-ils un jour invalidé un baptême au nom de son administration forcée ? on rétorquera de manière tautologique que jamais un baptême n’a été forcé. Répondre à cette ques-tion permettrait pourtant de déterminer si cette distinction casuistique est opéra-toire ou ne relève que d’un jeu discursif, où l’on justifie la force à défaut de fortifier la justice, pour le dire comme Pascal. Compelle intrare. Dès lors se pose la question de savoir comment ont été choisis les théologiens de la junte en 1525 : étaient-ils chargés de proposer une justification à la résolution impériale déjà prise ou lais-saient-ils à l’empereur un véritable choix ? on est tenté de croire que la réponse est ailleurs, que des théologiens, des évêques, des juristes, des inquisiteurs, tous zelanti, ont profité de circonstances, en 1502, en 1525-26, en 1570, voire les ont provo-quées, comme Cisneros, pour faire avancer ponctuellement et localement, une poli-tique de conversion qui n’a jamais été pensée de manière simultanée et uniforme sur l’ensemble du territoire. Parler de politique de conversion est donc abusif car jamais la Couronne n’a eu les moyens de ses ambitions, et elle a souvent aménagé ses décisions par des privilèges dérogatoires accordés au gré des besoins financiers et des pressions locales.

en bonne historienne soucieuse de restituer les intentions des acteurs et de ne pas commettre le péché capital d’anachronisme, I. Poutrin s’est faite avocate de la Couronne, sans jouer les procureurs moralisateurs. mais elle livre au lecteur l’histoire d’un échec. La politique de conversion a échoué puisque la monarchie a fini par expulser ceux qu’elle avait baptisés. Le succès technique de l’opération d’expulsion ne doit pas faire oublier cette défaite du Roi Catholique. De même le « problème morisque » n’existe que parce que la monarchie l’a créé. Véritable apprentie sor-cier, elle a décidé de ne plus admettre des sujets natifs et musulmans et d’en faire des néophytes auxquels elle reproche ensuite de n’être pas ce qu’elle voulait qu’ils fussent. L’échec repose, quelle que soit la cohérence habile des théologiens, sur une erreur fondamentale, qu’aucune casuistique ne peut habiller : on ne force pas les consciences impunément. Devraient méditer cette leçon de l’Histoire ceux qui vou-draient que la commémoration annuelle de la prise de Grenade soit « un bien d’in-térêt culturel » et même qu’elle soit inscrite sur la liste du patrimoine immatériel de l’humanité dressé par l’Unesco (Libération, 5 janvier 2013, p. 9).

Jean-marie le gall

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Comptes rendus 461

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 460 / 248 - © PUF -

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 461 / 248 - © PUF -

Romain Bertrand, L’Histoire à parts égales : récits d’une rencontre Orient-Occident (xvie-xviie siècles), Paris, Éditions du Seuil, 2011, 658 p.

« Les livres naissent comme les bateaux, à mi-chemin des vagues et des nua-ges », avertit avec poésie Romain Bertrand. Alors que l’historiographie française est longtemps – et de manière dommageable – restée enfermée dans ses frontières, les Rendez-vous de l’Histoire tenus du 13 au 16 octobre 2011 à Blois ont opportunément consacré leur 14e édition à l’orient, proche ou lointain. Parue au même moment, la considérable somme L’Histoire à parts égales : récits d’une rencontre Orient-Occident (xvie-xviie siècles) publiée par Romain Bertrand, directeur de recherche au Centre d’étu-des et de recherches internationales (CeRI) et spécialiste de l’Insulinde, propose rien de moins qu’un « modèle d’histoire globale à rebours de tout européocentrisme ». Car pour réparer le « vol de l’Histoire » dénoncé par l’anthropologue Jack Goody (Le vol de l’Histoire : comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde, Paris, Gallimard, 2010), Romain Bertrand ambitionne de « rendre l’Histoire » à ce que l’europe appelle inélégamment le « reste du monde », n’oubliant pas « 55 % de l’hu-manité » (p. 13), comme le déplorait déjà en son temps Pierre Chaunu. en sollicitant non seulement autant les sources asiatiques que les sources européennes – déjà un tour de force de soi – mais surtout « de la même façon ». Le résultat en est un dépay-sement doublé d’un bousculement garantis.

Centré sur le récit des premiers contacts entre Hollandais, malais et Javanais au tournant du xviie siècle, « une contrée des plus étranges » (p. 21), alors que les flot-tes portugaises et hollandaises rivalisent vivement dans l’océan indien, l’ouvrage a l’immense mérite de nous faire voir le monde sous un autre angle, à travers un autre « régime d’historicité », pour reprendre le concept élaboré par François Hartog. Il s’ouvre, à la manière d’un film, sur une scène très visuelle : le mouillage de quatre vaisseaux hollandais commandés par Cornelis de Houtman le 22 juin 1596 en rade du port de Banten (Java). Ils sont venus chercher les précieuses épices (le poivre en particulier), auxquelles ils ont un accès plus difficile depuis que leur adversaire le roi d’espagne Philippe II est devenu aussi roi du Portugal (1580). Banten est alors une cité abritant 40 000 habitants, parlant javanais, malais, soundanais, etc. Des marchands persans, gujaratis et chinois y ont déjà développé des réseaux bien ins-tallés. Cette société complexe est, en outre, en proie à d’intenses conflits politiques. Comment les Hollandais sont-ils accueillis ? Comment la rencontre peut-elle avoir lieu ? Le lecteur se trouve embarqué dans l’ouvrage à la manière d’une véritable navigation, balançant entre les deux rives et les deux mondes (oriental et occidental) afin de maintenir la part égale entre eux à la manière d’une comparaison non seu-lement réciproque mais surtout « symétrique » (p. 14), relevant du « pari » (p. 21). Toutes les sources – primaires comme secondaires – mobilisées par l’auteur sont, dès lors, considérées à égalité « de traitement interprétatif » (p. 16). Ce, malgré l’asy-métrie documentaire au profit des sources européennes. Un principe déontologique dont l’application systématique et implacable force le respect scientifique.

Précédés d’une scrupuleuse « note sur les transcriptions, les traductions et les réfé-rences » (pp. 23-24), étonnamment placée après l’introduction intitulée « L’archive du contact et les mondes de la rencontre », quinze chapitres composent un sommaire de haute tenue tout à la fois scientifique et littéraire, avec, ça et là, de très belles formu-les – preuve, s’il en était besoin, que ces deux qualités que l’on oppose parfois bien à tort ne sont pas nécessairement antinomiques : « L’arrivée de Houtman à Banten. L’échec d’un rituel de contact marchand » ; « Balance chinoise et pilotes malais. Les dispositifs de commensurabilité » ; « Le faux universel du commerce. morales chré-tiennes et insulindiennes du négoce » ; « Une relation hantée. ethnographies savantes

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462 Comptes rendus

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 462 / 248 - © PUF - - © PUF -

et ordinaires de la rencontre » ; « L’héritage de la présence portugaise. L’angle mort javanais de l’estado da India » ; « Gens de Rum. L’horizon onirique occidental du monde insulindien » ; « “Il est un negara lointain…” Premières expériences insulin-diennes de la Hollande » ; « Le goût des autres. Choses curieuses de la “route des Indes” » ; « Une rencontre religieuse ? Chrétiens et musulmans en Insulinde à la fin du xvie siècle » ; « Les batailles de l’islam mystique. Controverses insulindiennes entre gardiens de la Loi et maîtres du renoncement » ; « Le temps de la rencontre. Imbroglio calendaire et régimes d’historicité » ; « Brises d’harmonie, parfum d’État. De quelques théories mystiques du politique » ; « Le constitutionnalisme en partage ? Les “splendides paroles” du Taj us-Salatin » ; « “Des gens inconvenants”. Hollandais et Britanniques dans les ports du Pasirir » ; « Les chemins de mataram. La fabrique de l’inéluctable ». Un épilogue au titre mystérieux, « De ce qui n’advint pas, et où cela prit place » (pp. 445-449), conclut finalement sur la non-rencontre binaire entre Hollandais et Javanais – ni un lieu commun ni un drame grandiose –, un « secret bien gardé » selon l’auteur. Plus précisément, « la rencontre ne se fit pas entre des “civilisa-tions” ou des religiosités homogènes » (p. 445) : elle n’impliqua que des « marchands sans manières reçus par des aristocrates épris de convenances ».

Bousculant les représentations dominantes, c’est, en premier lieu, un espace maritime fécond et interconnecté, bordé de villes-États ouvertes et commerçan-tes, que nous décrit Romain Bertrand, sensible à l’ampleur du nœud de réseaux (d’échange, de négoce, d’influence, de savoir et de pouvoir), qui commandent, à des échelles diverses, l’histoire de l’Asie, de l’europe et de leurs rapports réciproques. Car l’histoire de cette aventure commerciale est, d’abord, celle d’un contact et d’un choc érigés en objets d’étude.

Conclusion essentielle de l’ouvrage : la révocation sans appel de toute analyse, trop simple voire rassurante, en termes de « choc des civilisations » ou de conflit entre islam et chrétienté, poncif historiographique éculé. Ce, alors que le scénario colonial a trop fait oublier la « matière métisse » de la rencontre. La différence entre « europe chrétienne » et « Asie musulmane » se construira plus tard, notamment à travers les écrits missionnaires. Pour autant, le motif religieux n’en a pas moins été utilisé (voire instrumentalisé au profit de motifs politiques) pour justifier l’affron-tement mortel sur lequel a parfois débouché la rencontre. Relativisant, enfin, une mondialisation placée dans une continuité historique, L’Histoire à parts égales bouscule également avec profit l’européocentrisme tendant à voir en Asie un simple contre-point de l’europe. Car « Java ne fut pas la récipiendaire passive de la “modernité européenne” » (p. 22), annonce l’auteur. Avant d’ajouter : « elle abritait les possibles d’une autre Histoire. »

L’approche a des précurseurs, ce qui n’altère en rien la radicalité de la relecture des rapports entre l’occident et l’orient et de leur point de rencontre à laquelle elle invite. Réinvestissant l’idée force de Fernand Braudel, selon lequel l’espace se définit finalement davantage par des flux marchands que par le contrôle des terri-toires (Grammaire des civilisations, Paris, Flammarion, 1999), Romain Bertrand insiste, ensuite, sur la situation de carrefour géographique décrite par Denys Lombard, père des études asiatiques françaises, dans Le carrefour javanais : essai d’histoire globale (Paris, eHeSS, 1990). enfin, l’auteur prolonge, notamment en l’exemplifiant, l’examen des réseaux commerciaux occidentaux et asiatiques, cosmopolites et thalassocratiques (imbriqués de manière complexe jusqu’à la formation d’un corridor maritime de bassins interconnectés), et l’analyse des « diasporas marchandes » et des « empires flexibles » menés par François Gipouloux dans son récent ouvrage La Méditerranée asiatique : villes portuaires et réseaux marchands en Chine, au Japon et en Asie du Sud-Est (xvie-xxie siècles) (Paris, CNRS éditions, 2009).

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Comptes rendus 463

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 462 / 248 - © PUF -

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 463 / 248 - © PUF -

Cette somme d’érudition (658 p., dont un tiers de notes suivies d’une copieuse bibliographie des documentations primaires, attestant l’ampleur de l’enquête conduite), qualifiée par l’auteur lui-même d’« expérimentation historiographique », peut dérouter. Une des difficultés de la lecture, exigeante, provient du croisement de temporalités entre micro-histoire et Histoire, de l’entrelacs de maillages multipolaires, des allers-retours incessants mais inévitables entre analyse convoquant de nombreux concepts théoriques et narration et, surtout, de la difficile commensurabilité même (langue, monnaie, poids, mesures) des mondes en présence. Une table chronologi-que des souverainetés concernées, un glossaire des principaux termes étrangers, onze cartes et seize illustrations, bienvenus, aident le lecteur à aborder une aire culturelle de surcroît relativement méconnue en France. expérience difficile pour le lecteur, L’Histoire à parts égales est sans doute, toutefois, la meilleure chose qui lui soit arrivée depuis longtemps.

Romain Bertrand cite beaucoup l’historien indien Sanjay Subrahmanyam, un des principaux promoteurs d’une histoire dite et prétendument « globale » – Global History ou « histoires connectées » à vocation universelle, prospérant actuellement au moins autant académiquement que médiatiquement –, plus attentive aux sour-ces et aux regards non-occidentaux, permettant de passer opportunément de l’his-toire comparée – qui essaie toujours fâcheusement, finalement, de démontrer la supériorité de l’un ou de l’autre – aux « histoires en conversation », comme contre-proposition aux aires culturelles, les Area Studies. Dans un entretien accordé le 14 octobre 2011 au Monde, ce dernier déclarait avec fracas : « L’histoire coloniale n’a jamais été importante en France. […] en histoire, en France, le fait colonial n’a jamais eu de centralité, à l’opposé de la Grande-Bretagne. […] Les Français ont un rapport compliqué avec leur empire. » Si le propos peut sembler exagéré, sans doute faut-il y voir une invitation lancée à l’école historique française pour accélérer le décentrement de son regard ! À cet effet, le dernier congrès du Comité français des sciences historiques tenu les 21 et 22 septembre derniers à l’Université de Reims Champagne-Ardenne a, notamment, programmé une table ronde inti-tulée « Colonies, empires, esclavages : histoires croisées » pour tenter de pallier ce retard.

Amaury lorin

Richelieu, Testament politique, édition en français modernisé par Françoise Hildesheimer, Paris, Honoré Champion, collection « Classiques », série « Littératures », 2012, 354 p.

Classique. Le Testament politique de Richelieu l’est assurément dans la littérature politique de l’époque moderne. Il n’est donc guère surprenant de le voir paraître dans l’une des collections prestigieuses d’Honoré Champion où il côtoie d’autres textes célèbres, devenus « Classiques ». À vrai dire, il s’agit de la reparution du livre édité par Françoise Hildesheimer en 1995 pour le compte de la Société de l’Histoire de France (Paris, Honoré Champion), mais, cette fois-ci, en français modernisé. Les réflexions du principal ministre de Louis xiiI deviennent ainsi plus accessibles à un public large qui peut désormais trouver facilement le volume en librairie. Le deuxième attrait de cette reparution est le prix d’éditeur (13 euros) qui bat nette-ment celui de l’édition précédente (38,10 euros). La dimension de l’ouvrage est le

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464 Comptes rendus

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 464 / 248 - © PUF - - © PUF -

troisième attrait qui saute tout de suite aux yeux du lecteur : 12,5x19 centimètres, presque un vrai format de poche, contre le grand in-octavo de 1995.

Le quatrième et dernier attrait de l’ouvrage est la nouvelle introduction de Françoise Hildesheimer, qui s’appuie sur une « bibliographie profondément renou-velée » depuis 1995. Cette bibliographie nourrit un appareil critique d’efficacité et de clarté exemplaires. D’une part, nous y croisons des biographies ou des monogra-phies à caractère biographique : le Richelieu de François Bluche (Paris, Perrin, 2003), celui de Françoise Hildesheimer (Paris, Flammarion, 2004), le Richelieu et l’Église de Pierre Blet (Versailles, Via Romana, 2007), le Richelieu : la puissance de gouverner d’Arnaud Teyssier (Paris, michalon, 2007), le Richelieu ou la quête d’Europe de marie-Catherine Vignal Souleyreau (Paris, Pygmalion, 2008). D’autre part, des travaux relatifs aux ouvrages, aux collaborateurs et à la perception du cardinal-ministre : les articles de Laurent Avezou (2004, 2005), de Giuliano Ferretti (1997, 2006), ceux de marie-Catherine Vignal Souleyreau (2000), de Paul Sonnino (2005) et de Stéphane-marie morgain (2006), le livre de Nicolas Schapira sur Valentin Conrart (Seyssel, Champ Vallon, 2003) et celui de Benoist Pierre sur le Père Joseph (Paris, Perrin, 2007), sans oublier les nombreuses publications de Françoise Hildesheimer (1998, 2002, 2005) qui dévoilent, toujours un peu plus, l’importance et la portée de l’œuvre de Richelieu.

outre les biographies et les travaux que nous venons de citer, il est à remarquer que cette édition du Testament politique n’oublie pas de mentionner les éditions de sources récentes, qu’il s’agisse de la correspondance du Cardinal pour l’année 1632 éditée par marie-Catherine Vignal Souleyreau (Paris, L’Harmattan, 2007) ou de quelques pièces de théâtre : La Comédie des Tuileries et L’aveugle de Smyrne édités par François Lasserre (Paris, Honoré Champion, 2008) et l’Europe éditée par Sylvie Taussig (Turnhout, Brepols, 2006). Les lecteurs apprécieront également les index qui réper-torient les historiens cités dans le paratexte ainsi que les personnes et les lieux cités dans le texte du Testament politique. Pour replacer tous ces noms dans leur contexte his-torique, les lecteurs pourront tirer profit d’une toute nouvelle chronologie d’histoire politique et d’histoire culturelle (inexistante dans l’édition de 1995) qui va de 1624, date de l’entrée de Richelieu au Conseil du roi, à 1643, date du décès de Louis xiiI. Surprenante de prime abord, cette date de fin est pleinement justifiée par le fait que, après la mort de Richelieu (4 décembre 1642), le roi pouvait compter sur les conseils « d’outre-tombe » du Cardinal, condensés dans le Testament politique. L’évocation de la mort de Louis xiiI constitue une invitation subtile à la lecture de La double mort du roi Louis xiiI (Paris, Flammarion, 2007), livre que Françoise Hildesheimer consacre à l’analyse d’un défi que le roi devait relever : gouverner sans Richelieu, mais en présence de son legs.

370 ans plus tard, l’esprit du Cardinal continue à être présent grâce aux réédi-tions du Testament politique, qui a toujours des choses à nous dire. C’est la raison pour laquelle les maisons d’édition jugent convenable de le mettre sur le marché en « fran-çais modernisé ». en 2011, c’était Arnaud Teyssier qui a « transposé » en « français et orthographe modernes » le texte de l’édition réalisée par Françoise Hildesheimer en 1995 (Paris, Perrin, 2011), mais sans l’accompagner d’appareil critique ! Cette lacune est loin d’être la seule justification de la parution du texte modernisé chez Honoré Champion en 2012. Cette édition possède, en effet, une introduction plus dense et riche, un appareil critique érudit mais facile d’accès, le tout à un prix qui défie toute concurrence.

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Comptes rendus 465

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 464 / 248 - © PUF -

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 465 / 248 - © PUF -

Anthony mergey, L’État des physiocrates : autorité et décentralisation. Aix-en-Provence, Presses universitaires d’Aix-marseille, Faculté de Droit et de Science Politique, Centre d’Études et de Recherches d’Histoire des Idées et des Instruments Politiques (CeRHIIP), Collection d’His-toire des Idées et des Institutions Politiques dirigée par eric Gasparini, 2010, 586 p.

L’importance de la physiocratie dans le mouvement des Lumières et les ori-gines intellectuelles de la Révolution française est reconnue de longue date. L’historiographie récente témoigne d’un intérêt croissant à l’égard, non seulement des théories économiques forgées par Quesnay et ses disciples, mais aussi de leurs projets politiques et administratifs. Cependant, en dépit de nombreux travaux, le ver-sant politique – la « face cachée » pour reprendre l’expression d’A. mergey – de la physiocratie n’avait encore jamais donné lieu à une étude systématique qui prenne en compte un vaste corpus d’écrits physiocratiques, des traités devenus des référen-ces incontournables – tel l’emblématique Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques (1767) de Le mercier de la Rivière – mais aussi des matériaux peu exploités jus-que-là, en particulier un large éventail d’articles parus dans les Éphémérides du citoyen. L’ouvrage repose ainsi sur une lecture quasiment exhaustive des textes rédigés par les principaux physiocrates (Quesnay, mirabeau, Le mercier de la Rivière, Baudeau, Du Pont, Le Trosne) et s’appuient de façon notable sur ceux de sympathisants moins connus (entre autres, Saint-Péravi, Vauvilliers, La Vauguyon, Fréville). Les économistes, dans la seconde moitié du xviiie siècle, ont développé une conception particulière de l’État et ont réfléchi sur les moyens de le rationaliser et de le perfectionner en sorte qu’il assure sa principale mission, à savoir contribuer au bonheur du genre humain. A. mergey s’est attaché à caractériser l’originalité et l’évolution de leurs points de vue, à mettre au jour les fondements juridiques de leur doctrine politique et adminis-trative, et à analyser les multiples facettes d’un programme destiné à la régénération de la monarchie dans les dernières années de l’Ancien Régime.

L’ouvrage est l’aboutissement d’une recherche doctorale en histoire du droit soute-nue en 2007 à l’Université d’orléans, qui a reçu le 2e Prix de thèse des Collectivités ter-ritoriales 2008 décerné par le G.R.A.L.e et le Prix montesquieu 2009 de l’A.F.H.I.P. Il est structuré en deux grandes parties chronologiques, le temps de « l’unanimisme phy-siocratique » (1757-1779) et le temps de la « dispersion physiocratique » (1780-1792), construites à l’identique autour des deux principales thématiques, l’organisation poli-tique et la décentralisation administrative. A. mergey a retenu une périodisation de la physiocratie, héritée sans doute des travaux de Weulersse, qui aurait gagné à être révisée. La coupure de 1780 paraît finalement artificielle, en particulier pour rendre compte des propositions physiocratiques en matière de décentralisation administra-tive. elle aurait pu être repoussée aux années prérévolutionnaires (1787-1789). Par ailleurs, la structure un peu rigide de la thèse, conservée dans l’ouvrage, en rend la lecture quelque peu aride, et conduit parfois à des redites.

Dans son premier chapitre, A. mergey fournit une étude très fouillée sur la genèse et la forme de l’etat forgées dans des écrits datant des années 1760 pour l’essentiel. Contrairement à Tocqueville – rappelons que selon ce dernier, la physiocratie avait une dimension démocratique et révolutionnaire – l’auteur met l’accent sur le conser-vatisme du régime théocratique placé sous le règne de l’évidence qu’elle promeut. L’avènement de la démocratie apparaît inconciliable avec les préceptes du « grand ordre naturel » d’essence divine qui en constitue le fondement. Selon cet ordre phy-sique et naturel, toutes les sociétés humaines sont réglées par des lois immuables et

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466 Comptes rendus

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 466 / 248 - © PUF - - © PUF -

universelles à l’œuvre dans leur formation, et qui leur permettent d’ériger un État. A l’issu du pacte social, la souveraineté est dévolue à une autorité qualifiée de « tuté-laire », et non de politique, par les physiocrates expression qui marque bien, comme le souligne A. mergey, « la prégnance des lois naturelles sur l’organisation du pouvoir politique » (p. 55). Aussi existe-t-il une forme de gouvernement « faite pour l’homme » désignée par une formule sujette d’emblée à controverse, le « despotisme légal ». Au fil de son analyse, l’auteur revient sur la double opposition qui participe de la construc-tion de la théorie politique des disciples de Quesnay : la critique de montesquieu, d’une part, en particulier le rejet de tous modèles tempérés par des contre-forces et la dénégation d’une influence quelconque du climat sur les formes de gouvernement, et, de l’autre, la réfutation des thèses rousseauistes, notamment avec la démonstration du caractère chimérique du principe d’égalité. A. mergey réinscrit les physiocrates dans la lignée des théoriciens de la monarchie absolue (Bodin, Loyseau) tout autant que dans celle des philosophes du droit naturel (Pufendorf, Locke, Burlamaqui), une filiation déjà bien établie dans l’historiographie qui fait ici l’objet d’une analyse appro-fondie. Le despotisme légal peut être regardé comme « une monarchie nourrie des préceptes fondateurs de l’ordre naturel supérieur » (p. 100).

Le second chapitre de la première partie, « Un prince agissant sous le regard de la magistrature », porte sur des aspects moins étudiés jusqu’à présent par les historiens de la physiocratie. A. mergey examine le cadre légaliste dans lequel doit s’inscrire l’activité normative du souverain aux yeux des physiocrates. S’inspirant du courant jusnaturaliste « moderne » qu’incarne Burlamaqui, ces derniers distinguent ainsi deux catégories parmi les normes fondamentales auxquelles le souverain doit se sou-mettre : les lois naturelles, socle du droit public et les lois fondamentales du royaume. Les premières sont l’extension juridique des droits individuels naturels, « la sainte trinité physiocratique » : propriété, liberté et sureté. Les physiocrates y adjoignent la loi de quotité de l’impôt, à l’exception de mirabeau qui la range lui parmi les lois du royaume. A. mergey souligne que les physiocrates envisagent ces dernières dans la plus pure tradition absolutiste (hérédité, primogéniture, loi salique, instantanéité de la succession, inaliénabilité du domaine royal). Cependant, si le souverain détient le pouvoir législatif et exécutif, sa production normative est restreinte dans le dispositif monarchique physiocratique (p. 140). A. mergey met au jour l’importance du rôle dévolu à la magistrature dans un régime dès lors relativement borné dans son absolu-tisme. Les magistrats disposent ainsi d’une indépendance notable dans l’exercice du pouvoir judiciaire. L’auteur souligne que les physiocrates plaident néanmoins pour la conservation du système judiciaire existant, à condition de restaurer les instances de second ordre, de supprimer la vénalité des charges, de veiller à la formation des juges et de rendre ce corps accessible en priorité aux propriétaires fonciers. Un autre élé-ment spécifique dans le dispositif physiocratique mérite attention : les magistrats sont non seulement dépositaires des lois positives, mais aussi des lois suprêmes. A. mergey démontre que les physiocrates ont théorisé un véritable contrôle juridictionnel de l’activité législative royale, qui intervient de manière certaine a priori et de manière plus incertaine a posteriori. Ce contrôle juridictionnel est pensé conformément à une doctrine qui bannit le système des contre-forces, en vue d’établir un climat de confiance entre le souverain et la magistrature, une relation apaisée, contrairement à celle qu’entretient alors le monarque avec ses Parlements.

Les deux chapitres suivants portent sur les projets physiocratiques de décentra-lisation administrative. Cette réforme en profondeur de l’administration territo-riale est considérée comme un complément indispensable. A. mergey montre que les économistes la conçoivent comme un moyen de renforcer l’unité du royaume, de reconnaître à la nation le droit de participer à l’expression de la volonté publique

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Comptes rendus 467

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 466 / 248 - © PUF -

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 467 / 248 - © PUF -

et d’assurer la convergence des intérêts particulier en vue du bien commun (p. 178). Peu cependant se sont exprimés sur ce volet : Du Pont et Le Trosne dans les années 1770, une fois parachevée la théorie du despotisme légal, et mirabeau qui y réflé-chit dès les années 1750, avant sa « conversion » à la physiocratie. Notons que ce dernier n’avait pas envisagé l’établissement d’une assemblée nationale de nature administrative, alors qu’une des spécificités du dispositif physiocratique réside dans les quatre degrés (commune, élection, province, nationale) prévus dans une hiérarchie d’assemblées territoriales. Leur composition doit principalement repo-ser sur les propriétaires fonciers, seuls intéressés à l’impôt dans un bon gouverne-ment économique, même si Le Trosne les rend en partie accessible aux fermiers. La défiance de mirabeau à l’égard des grandes villes reste d’actualité, Paris et Lyon sont dépourvues de représentants au sein des assemblées et laissées sous la coupe directe du monarque. Ces instances sont constituées sur un mode électif censitaire – le revenu minimum étant fixé à 500 ou 600 livres – et indirect pour les assemblées de niveau supérieur, un système représentatif fondé, note A. mergey, sur des prin-cipes « bourgeois ». Leurs attributions n’ont rien de politique : elles participent à l’administration générale du royaume et gèrent les affaires locales, les tâches fiscales restant primordiales aux yeux des physiocrates. La décentralisation administrative donne ainsi lieu à des réflexions nettement moins empreintes de conservatisme, ce que l’auteur aurait pu mieux mettre en valeur.

La deuxième partie de l’ouvrage analyse et met en perspective les positions défen-dues par les physiocrates à la fin de l’Ancien Régime « sous la pression du contexte intellectuel et politique ». L’unanimisme se brise à l’épreuve des événements révo-lutionnaires. mirabeau, et dans une moindre mesure, l’abbé Baudeau, restent dans l’orthodoxie physiocratique, alors que Du Pont et Le mercier de la Rivière se rallient à une monarchie tempérée et revendiquent désormais l’héritage de montesquieu. A. mergey établit toutefois une distinction entre le revirement assumé de Du Pont et une évolution « subie » dans le cas de Le mercier. Le deuxième chapitre, qui examine comment évolue la pensée des physiocrates sur un thème central de leur doctrine poli-tique, l’encadrement de l’activité normative, renforce ce point de vue. Du Pont se sin-gularise par l’originalité de ces propositions, en particulier avec un dispositif de nature politique venant se substituer à la traditionnelle procédure juridictionnelle, dispositif dont les citoyens aussi bien que le monarque peuvent être les éléments moteurs. enfin les deux derniers chapitres s’intéressent aux projets de décentralisation administrative élaborés dans les années 1780 et au-delà, et s’attachent à évaluer l’importance de l’hé-ritage physiocratique dans ces différents plans de réforme. L’apport de l’ouvrage est ici moins sensible en regard des travaux déjà existants.

Que reste-il de la physiocratie sous la Révolution ? La « sainte trinité » phy-siocratique est consacrée par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. A. mergey montre de façon convaincante que l’œuvre administrative de la Constituante peut être regardée comme l’aboutissement de réflexions que les phy-siocrates ont initiées depuis 30 ans. Leur influence plus limitée en matière de fis-calité est, selon l’auteur, affaire de conjoncture : l’idée d’un impôt direct unique, assis sur les seuls revenus des terres, est grande partie abandonnée en raison de la préparation de la vente des biens nationaux. enfin l’influence est sensible en ce qui concerne l’encadrement juridictionnel du pouvoir et la garantie des normes suprê-mes, du moins en termes de projets, tels ceux de Condorcet, ou encore de Kersaint, qui suggéra la création d’un « tribunal des censeurs », une instance extérieure à la représentation nationale.

en conclusion l’ouvrage d’A. mergey apporte une contribution notable à l’his-toire des théories politiques et administratives du xviiie siècle. La lecture en est

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468 Comptes rendus

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 468 / 248 - © PUF - - © PUF -

stimulante, en particulier elle invite à s’interroger sur la tension entre la construction d’un modèle idéal et la volonté de s’adapter aux régimes existants.

Christine théré

Natacha Coquery, Tenir boutique à Paris au xviiie siècle. Luxe et demi-luxe, Paris, Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 2011, 401 p.

Spécialiste de l’hôtel aristocratique parisien envisagé comme lieu et comme modèle de consommation (N. Coquery, L’Hôtel aristocratique : le marché du luxe à Paris au xviiie siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 1998), Natacha Coquery se tourne avec cette nouvelle étude du côté des fournisseurs, les boutiquiers, considérés comme la cheville ouvrière d’une culture de consommation qui se développe au siècle des Lumières. L’ouvrage se situe à la croisée d’une histoire de la consommation toujours très active en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas, d’une histoire de la culture maté-rielle illustrée entre autres, en France, par les travaux de Daniel Roche – qui signe la préface du livre – et d’une histoire du petit commerce, longtemps plus négligée, mais dont le colloque organisé à Tours en décembre 1999 par N. Coquery avait marqué le renouveau (N. Coquery (dir.), La Boutique et la ville : commerces, commerçants, espaces et clientèles, xvie-xxe siècles, Tours, Publications de l’Université François Rabelais, 2000). Dans un contexte économique, social et culturel favorable, l’essor de la demande encourage au xviiie siècle à la fois la multiplication des boutiques et leur spécialisa-tion, ce qui a des répercussions non seulement sur l’échange économique lui-même, mais également sur l’organisation de l’espace urbain, l’apparition de nouvelles formes de loisir et de sociabilité, l’élaboration, aussi, d’une nouvelle image de la capitale. À travers une approche tour à tour qualitative et quantitative, fondée sur la diversité des sources et des échelles d’analyse, c’est le rôle clé de la boutique et des boutiquiers dans ces transformations que l’auteur se propose d’analyser. La notion de culture de consommation – qui n’est, selon l’auteur, ni révolution, ni société de consommation – constitue le fil rouge d’un ouvrage organisé en trois parties traitant successivement, sous des titres évocateurs, des représentations de la boutique (« La boutique en mots »), de son implantation géographique (« La boutique en cartes ») et enfin de son fonctionnement comme entreprise (« La boutique en chiffres »).

Si le xviiie siècle marque l’essor de la presse économique, la réhabilitation de l’image du marchand dans les dictionnaires, encyclopédies et traités savants se fait surtout en faveur du négociant éclairé. Les boutiquiers sont davantage présents dans la presse commerciale, dont l’auteur retrace les débuts laborieux, depuis le premier registre d’adresses créé en 1612 par Théophraste Renaudot jusqu’à l’essor des Affiches à partir de 1751. Avec la presse de mode et les journaux économiques, ces Affiches offrent aux boutiquiers, dans la seconde moitié du xviiie siècle, des espaces publi-citaires où la séduction le dispute à l’information, donnant du petit commerce une image souriante mais superficielle. L’essor du marché parisien du luxe se reflète en parallèle dans le nouveau statut que les guides de Paris, qui s’adressent à des « tou-ristes acheteurs internationaux » toujours plus nombreux, confèrent à la boutique. Adoptant selon les cas une approche géographique, administrative, culturelle ou publicitaire, les différents guides étudiés envisagent désormais la boutique comme un lieu touristique à part entière, un espace de loisir « remarquable » au même titre que les monuments ou les œuvres d’art. Autres témoins de l’envol des consommations, les

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Comptes rendus 469

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almanachs de commerce, qui apparaissent dans les années 1760, offrent aux consom-mateurs comme aux marchands un panorama urbain des boutiques et des manufac-tures. Qu’ils soient à visée strictement pratique, comme l’Almanach dauphin et ses listes d’adresses, ou plus apologétique, tel l’Almanach des marchands qui prend ouvertement la défense de l’industrie nationale face à l’Angleterre, ces ouvrages qui réinterprètent un genre littéraire ancien traduisent à la fois le désir de visibilité des marchands et, pour les consommateurs, un rapport à l’espace qui se construit à travers le repérage de l’environnement commercial.

C’est précisément à partir de l’Almanach général de Roze de Chantoiseau (1769), qui énumère quelques 8 300 maîtres de communautés, que N. Coquery reconstitue avec une grande finesse, cartes à l’appui, la géographie commerciale du Paris de l’Ancien Régime – une géographie qui fait la part belle aux boutiquiers installés, dont près de la moitié exercent dans les secteurs du luxe et du vêtement. Une double approche par les lieux puis par les métiers met en lumière à la fois la concentration du commerce de luxe sur la rive droite, en particulier rue Saint-Honoré et dans la partie occidentale de l’île de la Cité, la dispersion des métiers de l’habitat, de l’alimentation et du vêtement, mais aussi l’existence de vides commerciaux dans les zones plus résidentielles ou mar-quées par une forte implantation ecclésiastique. À l’échelle de la boutique, les livres de comptes et les bilans de faillite de quelques bijoutiers et tapissiers – choisis parce qu’ils incarnent un marché du luxe et du demi-luxe en plein essor – permettent de reconstituer des aires de chalandise complexes, construites aussi bien par la réputation et les liens d’interconnaissance que par les modes de consommation aristocratique et de circulation des objets, et où coexistent concentration et dispersion. Les territoires du crédit diffèrent quant à eux fortement d’un métier à l’autre, très polarisés dans le cas des bijoutiers où le crédit se pratique essentiellement entre confrères et avec les fournisseurs, plus éclatés pour les tapissiers.

omniprésent, le crédit est bien, dans une économie marquée par le manque de liquidités et par des modes de consommation aristocratiques rétifs au paiement comptant, à la fois le moteur des échanges et le principal facteur de risque pour les boutiquiers, dont les pratiques comptables et marchandes sont analysées dans la troi-sième partie de l’ouvrage. Si la tenue des comptabilités boutiquières révèle, globale-ment, une grande souplesse de ces pratiques et l’absence troublante de comptabilité à partie double, l’examen attentif des livres de comptes du bijoutier Aubourg (5 400 opérations) met en lumière les rythmes – décennaux, annuels, mensuels et journa-liers – de la boutique et l’imbrication de facteurs structurels (une forte dépendance à l’égard du crédit) et conjoncturels (la spéculation) dans la faillite du boutiquier en 1783. Plus globalement, dans une perspective d’histoire sociale du crédit, bilans de faillite et listes de créanciers donnent à voir les collaborations professionnelles – hori-zontales, verticales ou familiales – au sein d’une société commerçante hétérogène et hiérarchisée. La fréquence des atermoiements passés devant notaire entre les mar-chands défaillants et leurs créanciers traduit la complexité des dynamiques à l’œuvre dans la relation marchande. elle révèle aussi une volonté de maintenir, en les conso-lidant légalement, des liens dont un remboursement total des dettes signerait la fin. Parachevant ce tour d’horizon de pratiques commerçantes mêlant, selon l’auteur, archaïsme et innovation, le dernier chapitre du livre analyse, à travers les stratégies de vente des boutiquiers, leur rôle central dans l’affirmation d’une culture de consom-mation au siècle des Lumières. L’essor du marché du demi-luxe, caractérisé à la fois par l’imitation et l’invention, est ici essentiel dans la mesure où il fait entrer les classes moyennes urbaines dans la consommation d’objets sans cesse renouvelés au gré des changements de mode. Habiles à attirer une clientèle variée, les boutiquiers jouent non seulement sur le crédit, la mise en valeur de la boutique, la publicité, mais aussi

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470 Comptes rendus

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 470 / 248 - © PUF - - © PUF -

sur l’éventail des qualités offertes, du « fin » au « faux » – qui n’a plus, dans la prati-que, le sens péjoratif que lui donnent encore les dictionnaires, mais est au contraire porteur d’innovation technique. La participation active de ces commerçants au vaste marché de l’occasion de luxe leur permet de satisfaire à la fois l’appétit de nouveauté d’une clientèle aristocratique prompte à échanger du vieux contre du neuf, et le désir de consommation de Parisiens moins fortunés.

en somme, le lecteur ne peut qu’être impressionné par l’ampleur des sour-ces mises à contribution dans un ouvrage qui s’enrichit également de nombreuses annexes (cartes, tableaux, pièces justificatives…), de deux index et d’un glossaire. Si l’on peut regretter quelques inévitables répétitions au fil du texte – par exemple à propos du crédit – ou, inversement, l’absence quasi totale des femmes dont la conclu-sion rappelle pourtant le rôle dans cette économie du luxe (on pense en particu-lier aux marchandes de modes), la boutique n’est plus, au terme de cette lecture, et comme le soulignait Alain Faure en 1979, un « continent vierge », ce qui fait tout l’intérêt et la valeur de cette étude.

Anne montenach

Richard Butterwick, The Polish revolution and the catholic church (1788-1792). A political history, oxford, oxford University Press, 2012, 369 p.

Le 14 mai 1792, les troupes russes entrèrent en Pologne, mettant un terme à la période révolutionnaire, dite de la Diète de 4 ans, assemblée convoquée en 1788. entre 1788 et 1792, beaucoup de choses avaient changé dans la culture polonaise. en matière de religion, la question des protestants était résolue et celle des ortho-doxes était en passe de l’être. La nation était en train de devenir « non confession-nelle » mais sans déisme d’État de telle sorte que le catholicisme restait la religion dominante. Le concept de « tolérance » était dépassé par celui de « Lumières » mais en rejetant toute forme de persécution.

C’est à l’étude de ce processus politique de modernisation religieuse, largement conduit par le roi Stanisław-August Poniatowski que Richard Butterwick convie le lecteur au fil d’une minutieuse étude et richement fondée sur les journaux des Diètes et la littérature polémique qui les entourait.

Après le Partage de 1772, la Confédération polono-lituanienne éprouvait le besoin d’avoir une armée efficace. De plus, et ceci est loin d’être négligeable, l’armée offrait des débouchés aux fils de la petite et moyenne noblesse souvent désargentée. or, l’État n’avait pas les moyens d’entretenir des troupes en nombre suffisant, aussi, les dépu-tés à la Diète, dont un grand nombre était volontiers anticlérical, envisageaient-ils de considérer les biens d’Église comme des biens d’État et de les utiliser pour financer l’effort de défense. L’occasion du débat fut fournie par le décès, en juillet 1788, de l’évêque de Cracovie, Kajetan Soltyk, dont l’opposition aux a-catholiques (protes-tants, orthodoxes, juifs) était légendaire. en outre, l’intérim du siège fut assuré par michel Poniatowski, frère du roi et président de la Commission d’éducation nationale (K.e.N.) depuis 1776, qui, depuis la cassation de l’ordre des jésuites, était chargée d’organiser l’éducation de la jeunesse. L’influence de Joseph II dans la volonté de sup-pression de mise au pas d’un clergé considéré comme inutilement opulent est visible et celle de la Constitution civile du clergé à la française est palpable.

L’Église catholique apparaissait donc aux yeux des députés et des pamphlétaires comme intolérante, trop riche et largement inutile puisqu’elle n’assurait plus qu’une

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Comptes rendus 471

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 470 / 248 - © PUF -

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faible part des tâches éducatives. L’idée qui se faisait jour était de mettre la main sur les biens épiscopaux et de salarier les évêques en plafonnant leurs revenus, à com-mencer par le plus riche, celui de Cracovie. Nous n’entrerons pas ici dans le dédale des débats parlementaires, des interventions insistantes des puissances partageantes, du regard tatillon du Saint Siège. Nous soulignerons seulement l’habileté du roi, qui a su à la fois se créer un parti de gens éclairés et de talent (Hugo Kołłątaj, Ignacy Potocki, Scipione Piatoli et bien d’autres) œuvrant à la modernisation du pays, tout en parvenant à faire bénir sa Constitution par Pie VI.

et pourtant, c’est précisément parce que la Confédération était en voie de redres-sement que le Troisième Partage a eu lieu ; les puissances partageantes n’auraient pu tolérer une Pologne qui se redressait ; elle devait disparaître de la carte.

Daniel tollet

Laurent Brassart, Jean-Pierre Jessenne, Nadine Vivier (éd.), Clochemerle ou république villageoise ? La conduite municipale des affaires villageoises en Europe du xviiie au xxe siècle, Presses Universitaires du Septentrion, 2012, 356 p.

Ce livre est le résultat d’une rencontre organisée dans le cadre de l’institut de recherches historiques de l’université de Lille par des membres du GDR CNRS 2912 (Campagnes européennes). La boutade à laquelle recourt le titre ne donne pas une idée juste de cette recherche ; il s’agit de comprendre dans le cadre européen le rôle joué dans la conduite des affaires collectives par les villages, quels que soient le nom, la taille et la place que les institutions des États modernes leur ont aménagés. Les dif-férentes façons dont ces entités ont été intégrées dans l’État-nation pourraient ame-ner à comprendre comment ce cadre pourrait à son tour être dépassé.

Le livre commence par deux introductions, une histoire de la recherche puis un exposé dans laquelle les éditeurs scientifiques présentent les problèmes qui se posent quand on passe d’une histoire nationale à une histoire européenne en s’appuyant sur une bibliographie très dense qui comprend à la fois des études factuelles et des ouvra-ges de réflexion. Leurs efforts théoriques et ambitieux quand ils abordent le rôle de l’État et de la politisation, n’ont été suivis que par une seule des onze communications mais leurs réflexions sur la ruralité et sur la diversité européenne sont confirmées par toutes les autres. Comme les instigateurs français de la rencontre avaient dû proposer un cadre chronologique de départ, leur introduction est suivie par trois exposés sur l’histoire des communes en France : Peter Jones a traité du xviiie siècle, Jean-Pierre Jessenne s’est chargé de la Révolution et Nadine Vivier du xixe siècle. Dans la troi-sième partie du recueil, celle qui le conclut mais qui surtout ouvre sur l’avenir de cette recherche, l’attention portée au xviiie siècle et qui était issue du calendrier français, s’efface au profit des xixe, xxe et xixe siècles. Le chapitre conclusif des directeurs propose comme directions de recherches les archives, la configuration institutionnelle des communautés rurales, leurs compétences, leurs finances et leur rôle. Les trois chapitres qui précèdent ce programme offrent aux chercheurs des instruments de travail : pour la France, le tableau détaillé de ce qu’on peut espérer trouver dans les archives départementales sur la vie d’une commune après la Révolution, pour le reste de l’europe, les indications de base qui devraient aider à naviguer dans les archives de chaque pays (D. Rosselle), pour l’ensemble des pays, d’une part (J.-P. Rothiot) des cadres informatiques permettant de conjurer l’exubérance des délibérations et

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472 Comptes rendus

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 472 / 248 - © PUF - - © PUF -

des budgets municipaux, d’autre part les réflexions d’une historienne de la police urbaine (C. Denys) sur la façon d’étudier la police des villages.

en lisant ce chapitre sur la police, j’ai regretté que, dans le cadre de cette recher-che, les historiens ne fassent pas davantage appel aux concepts et aux connaissances que fournit l’histoire du droit et des institutions. on ne peut pas étudier la gestion du village si on se limite à ce cadre, si on ne comprend pas bien, non seulement les séquences politiques ce qui est fait, mais les administrations avec lesquelles il est en contact. Pour ne parler que de la France, c’est parce que les impôts devaient ren-trer que l’assemblée constituante, à la fin de l’été 1789, a dû reconnaître l’existence légale de chacune des 40 000 communautés fiscales auxquelles, depuis des siècles, l’État, pour lever les impôts, avait donné la personnalité morale et d’où sont issues les 36 000 communes françaises. Avant la Révolution, les villages sont dans le ressort de justices de base. Le juge n’assure pas seulement la justice civile et criminelle, mais de lui dépend aussi la police, c’est-à-dire les mesures à prendre pour la sécurité des habitant ; on ne peut pas parler des villages en laissant cet aspect de côté ; au-delà, il n’y a donc pas que l’intendant, il y a les cours intermédiaires, les parlements, les élec-tions, le Conseil ; ce qui veut dire que c’est dans les archives de ces différentes cours qu’on trouvera des renseignements sur l’activité des responsables locaux. même si, après la Révolution, le préfet regroupe localement tous les services de l’État, il faut comprendre la logique et la façon d’agir de chacun d’eux, et mutatis mutandis avoir le même souci dans les autres pays.

entre les quatre chapitres introductifs et les quatre chapitres de perspectives, onze communications forment le cœur du livre. Six d’entre elles sont consacrées à des cas français ; toutes celles qui ne portent pas sur l’espace français donnent d’amples bibliographies ; les notes infrapaginales des communications françaises renvoient en général aux documents, mais certaines se réfèrent aussi à des travaux de géographes ou à des publications d’historiens locaux ; les communications de m.-C. Allart et de C. marache sont accompagnées de cartes expressives, celles de J.-P. Rothiot de gra-phiques utiles. La spécificité de chacune de ces contributions ; pays, taille de la col-lectivité étudiée, problèmes envisagés et date, l’emporte sur le plan dans lequel elles nous sont données à lire ; les deux premières, J. Broad et C. Zimmermann, traitent des rapports entre villages et politique générale, les quatre suivantes (V. Cuvilliers et m. Fontaine, A. Zannini, C. marache et J.-m. Derex) de l’économie gérée ou subie, trois encore (J. P. Rothiot, m. T. Perez Picazo † et S. Bianchi), des finances locales, deux enfin, m.-C. Allart et L. Van molle, du choix au xxe siècle entre rura-lité et développement, mais l’originalité de chacune de ces contributions (taille, pays, contexte et problèmes spécifiques) est plus sensible que la logique du plan. L’exposé de C. Zimmermann, sur le village allemand et l’État, fait exception puisqu’il envi-sage son sujet de façon générale sans s’appuyer sur des cas locaux. Faute de pouvoir présenter chacune des autres communications, quelques exemples donneront une idée de la variété de l’ensemble. Dans sa communication sur des communes briardes, Serge Bianchi, en dépit d’un adjectif qui sent bon le terroir, en montrant comment une localité proche de Paris est rattrapée par l’urbanisation, finit par exposer des problèmes qui ne sont plus ceux d’un village. Avec Corinne marache, nous suivons comment Échourgnac, une commune déshéritée, enclavée dans une aire maréca-geuse de la basse Dordogne a su obtenir de l’administration, grâce aux interven-tions d’un notable, les routes et les services qui ont fait d’elle le cœur d’une petite centralité. Leen Van molle suggère de façon vivante la cacophonie architecturale de certains villages belges qui ont voulu grandir et attirer les touristes. John Broad traite à l’échelle du pays entier d’une part de la façon dont l’autonomie tradition-nelle des villages anglais, mise à mal à partir de 1834 par une série de dispositions

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Comptes rendus 473

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 472 / 248 - © PUF -

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législatives prises pour lutter contre la pauvreté, a été sauvée par une nouvelle loi en 1894, d’autre part du logement social dans les campagnes, mais comme ces deux exposés sont traités de façon très concrète et comme entre les deux s’insère l’exemple d’un village et d’un de ses habitants impliqué dans la vie publique, la construction de cottages et la création de jardins ouvriers, le tout est vivant et suggestif. on l’aura compris, en dépit de la variété des exemples exposés, ce livre est rendu cohérent par la façon dont les organisateurs les présentent et les encadrent, invitant ainsi à voir en eux les premiers cailloux blancs qui mèneront à une recherche collective fructueuse ; de plus ces exposés sont parfois évocateurs et donc agréables à lire.

Anne zink

michelle Perrot, Mélancolie ouvrière, Paris, Grasset, coll. « Nos héroïnes », 2012, 188 p.

Dans l’article des Lieux de mémoire qu’elle consacre en 1992 aux « vies ouvriè-res », une vingtaine d’années après sa thèse sur Les ouvriers en grève (France 1871-1890), michelle Perrot fait remarquer que rares sont les femmes militantes ayant laissé une autobiographie : « exclues de la remémoration, elles écrivent peu ». Les rares excep-tions qu’elle relève alors sont Suzanne Voilquin, Jeanne Bouvier et Lucie Baud. Cette dernière, qui ne fait là l’objet que d’une simple mention, constitue en revanche le sujet principal de Mélancolie ouvrière, son dernier livre, et l’objet même d’une enquête passionnante.

michelle Perrot ne possède que bien peu d’informations sur Lucie Baud au début de sa recherche. Le récit « Les tisseuses de soie dans la région de Vizille » donné en annexe du livre, a été publié une première fois en juin 1908 dans Le Mouvement socia-liste d’Hubert Lagardelle, un périodique de jeunes intellectuels, et une deuxième, par les soins de l’historienne, en octobre 1978 dans le numéro spécial du Mouvement social consacré aux « Travaux de femmes ». Quant à la notice qu’Yves Lequin lui consacre dans le Dictionnaire biographique du Mouvement ouvrier de Jean maîtron, elle ne fait pas état des dates de naissance et de mort de l’ouvrière.

Peu à peu se constitue, non sans failles et interrogations, l’itinéraire de Lucie Baud, née le 23 février 1870 dans le Dauphiné, alphabétisée dans une école reli-gieuse avant d’entrer comme apprentie à l’âge de douze ans, au début de 1883, chez Durand frères au Péage-de-Vizille. Les conditions de travail sont dures : douze à qua-torze heures dans des « couvents soyeux » (Dominique Vanoli). Cinq ans plus tard, elle vient travailler à Vizille, où les métiers à tisser sont plus perfectionnés. Un rap-port de 1869 sur l’établissement où Lucie travaille évoque la discipline de l’internat où « les jeunes filles contractent des habitudes d’ordre et de propreté qu’elles repor-tent dans leurs familles ». en octobre 1891, la jeune femme épouse à Vizille un veuf garde champêtre qui est de vingt ans son aîné. De leur union naissent trois enfants. La mort du mari en février 1902 la laisse sans ressources. Jusqu’alors en retrait, Lucie Baud commence une autre vie : elle fonde le syndicat des ouvriers en soierie ; elle est déléguée – mais « figurante muette » – au 6e Congrès national ouvrier de l’industrie textile qui se tient à Reims en août 1904. De mars à juillet 1905, elle anime une grève contre l’augmentation des cadences, la réduction des salaires et de la main-d’œuvre. omniprésente, elle est l’interlocutrice du patronat et de la presse, oratrice, organisa-trice des « soupes communistes ». L’échec de cette grève, l’exclusion des membres du

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474 Comptes rendus

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 474 / 248 - © PUF - - © PUF -

syndicat l’obligent à aller chercher en 1906 du travail à Voiron, où l’employeur veut également imposer des diminutions de salaire.

Une nouvelle action est engagée par le syndicat contre les cadences, les conditions de travail et de logement. Soutenue par les responsables de Grenoble et de Lyon – en particulier par Charles Auda, responsable de la Fédération du textile dans la région – et au début par la municipalité, une grève quasi générale se développe, dans laquelle Lucie occupe une position seconde. Cette grève est un échec collectif. Trois mille chasseurs alpins sont appelés pour occuper la ville submergée par les grévistes. Cette grève est aussi un échec personnel. en septembre, la militante fait une tentative de sui-cide en se tirant trois balles de revolver dans la bouche. elle survit et meurt quelques années plus tard, le 7 mars 1913. on ignore ce qu’est sa vie entre 1906 et 1913.

Le récit de Lucie Baud rapporte de façon précise et chiffrée ce que sont les condi-tions de travail des ouvrières, les innovations techniques qui les rendent encore plus dures, l’âpreté et le mépris des patrons qui refusent de négocier. Une attention parti-culière est portée à la situation misérable des ouvrières italiennes d’une usine voisine, soumises à des engagements de longue durée après avoir été recrutées dans le Piémont ; condamnées à travailler sans pouvoir rembourser le prix de leur voyage en France, étroi-tement surveillées par des religieuses, elles ne mangent pas à leur faim et dorment dans des dortoirs infects où les draps sont changés deux fois par an. elles sont utilisées pour constituer à Voiron un syndicat jaune qui contribue à briser la grève. Le rôle du clergé, auxiliaire du patronat local, est à plusieurs reprises mis en évidence : l’école religieuse prépare à l’usine en encadrant et en formant les jeunes filles à une discipline rigoureuse qui fera d’elle, plus tard, de bonnes épouses et de bonnes mères. C’est accompagné de son aumônier qu’un directeur d’usine va recruter en Italie des jeunes filles.

Ce récit, factuel et limité dans le temps, est éclairé et finement commenté, pour autant que de besoin, par les recherches propres de l’auteure et par l’historiographie (Pierre Barral, Yves Lequin, Andrée Gautier, madeleine Guilbert, Jacques ozouf, Claude Langlois, Sarah Curtis, Christine Bouneau…). Au-delà de l’histoire de soie et d’usine de soieries, au-delà aussi d’une histoire de soi dont Lucie Baud ne livre qu’un fragment, l’intérêt du livre réside dans la manière dont michelle Perrot conduit son enquête. L’agencement subtil du récit conduit le lecteur à accompagner l’historienne dans ses voyages et dans son mouvement de recherche des indices, aidée souvent par Gérard mingat, un ancien instituteur, spécialiste de l’histoire locale et familier des archives de l’Isère, qui la guide dans la découverte d’une région marquée par la pré-cocité de l’agitation révolutionnaire et la désindustrialisation. mais c’est elle qui insère des souvenirs familiaux et personnels, et d’abord, mène le jeu de piste dans les archives départementales et municipales, à la recherche de traces dans Le Petit Dauphinois, Le Petit Voironnais, les photographies conservées de l’époque, la généalogie ou sur la tombe de cette héroïne oubliée, qui porte une date de naissance différente de celle de l’état-civil.

michelle Perrot ne cache rien des zones d’ombre, des impasses de la recherche et des questions qui demeurent. Pourquoi ainsi l’article signé par l’« ex-secrétaire du Syndicat des ouvriers et ouvrières en soierie de Vizille » a-t-il été publié dans Le Mouvement socialiste, animé par des intellectuels, et non dans La Voix du Peuple, l’organe de la CGT ? est-il de la main même de Lucie Baud ? est-ce elle qui parle dans le préambule du texte de sa « vie un peu mouvementée d’ouvrière soyeuse et de militante syndicaliste » ? on sait finalement peu de choses sur le cheminement de Lucie Baud, sur la façon dont elle vit la grève de 1906. Dans le récit qu’elle en fait, elle dit « nous » plus que « je », note l’historienne : « elle est porte-parole. » on ignore pourquoi elle s’est mariée avec un garde champêtre, d’où elle tient le revolver avec lequel elle tente de se suicider, pourquoi elle choisit, plutôt que la noyade ou la pendaison, ce mode de suicide qui la laisse la mâchoire fracassée. La main courante du commissariat qui

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Comptes rendus 475

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 474 / 248 - © PUF -

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consignait cet accident a disparu, comme les lettres qu’elle a laissées où elle fait état de « chagrins de famille ». on devine plus qu’on ne sait ce que fut sa solitude.

« Que d’énigmes dans son parcours ! », s’exclame michelle Perrot. « Par ce seul texte, elle est sortie de l’ombre et elle a survécu. » mais que de mystères demeurent, en effet, dans ce passé englouti de Lucie Baud que l’historienne ne peut totalement recons-truire. D’où le titre du livre : Mélancolie ouvrière. mélancolie de l’ouvrière Lucie Baud, certes. mélancolie aussi de l’historienne qui pose des questions demeurées parfois sans réponse et constate l’effacement d’un monde ouvrier dont l’avenir paraît se fermer.

michel leymarie

manon Pignot, Allons enfants de la patrie. Génération Grande Guerre, Paris, Éditions du Seuil, 2012, 439 p.

Simone de Beauvoir, Françoise Dolto, Jean-Louis Barrault, Paul Ricoeur, Albert Camus ou Yves Congar sont tous des enfants de la Grande Guerre. Ils sont nés dans les premières années du xxe siècle et ont grandi pendant la Première Guerre mon-diale, puis à l’ombre intimidante de ses morts et de ses survivants. Longtemps, leur parole, et plus encore celle de milliers d’enfants anonymes a semblé confisquée par les représentations patriotiques forgées pendant le conflit. Au terme de son livre pion-nier sur l’enfance en guerre (La Guerre des enfants, 1914-1918, Armand Colin, 1993), Stéphane Audoin-Rouzeau s’interrogeait : comment saisir la pensée des enfants, leurs sensibilités, leurs émotions, leurs expériences de guerre à travers le prisme déformant de la « culture de guerre » diffusée par l’école républicaine ? C’est ce défi que relève manon Pignot, dans un beau livre qui vient prolonger le renouvellement de perspec-tive auquel elle a elle-même largement contribué par ses travaux précédents.

Spécialiste de l’histoire de l’enfance, manon Pignot est d’abord une historienne des traces. elle utilise avec virtuosité les dessins d’enfants, dont elle étudie notam-ment une magnifique collection tirée des archives du musée du vieux montmartre : mille cent quarante-six dessins, faits par des classes des écoles de garçons de la rue Lepic et de la rue Sainte-Isaure. en 2004, elle en avait tiré un album, La Guerre des crayons. Quand les Petits Parisiens dessinaient la Grande Guerre, paru chez Parigramme et co-écrit avec le psychiatre et psychanalyste Roland Beller. De ce travail, elle a gardé le sens du détail, le goût de l’interprétation, et l’aptitude à débusquer dans ces des-sins, parfois d’une grande violence, les pulsions d’une jeunesse engagée elle aussi, à sa mesure, avec ses moyens, dans le combat national. Avec plusieurs dizaines d’entre-tiens réalisés, en 2004-2006, auprès de survivants de la Grande Guerre, elle participe également du renouveau de l’histoire orale, sensible en France comme dans les pays anglo-saxons (par exemple, l’historienne américaine Sarah Fishman sur les femmes de prisonniers de guerre de la Seconde Guerre mondiale). Grâce à toutes ces sources – journaux intimes, correspondances, exercices scolaires, dessins et jouets de guerre – mobilisées avec une méthodologie rigoureuse, manon Pignot redonne une voix à la « génération Grande Guerre », finalement peu connue alors qu’elle jouera un rôle décisif au moment de la défaite de 1940.

De cette riche étude, il faut d’abord retenir l’importance de la barrière du genre dans l’expérience de guerre des enfants en 14-18. Les rôles dévolus aux garçons et aux filles en temps de guerre sont totalement différents. Les uns sont élevés dans l’imitation des pères partis au combat. Un dessin de l’école de la rue Lepic ne laisse aucun doute : il met en parallèle les jeunes garçons s’entraînant à la gymnastique

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476 Comptes rendus

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 476 / 248 - © PUF - - © PUF -

et les hommes qui combattent sur le champ de bataille. manon Pignot montre bien toutefois que les enfants-soldats sont en fait une infime minorité, et surtout des ado-lescents. De leur côté, les filles peinent à trouver leur place dans une société tout entière orientée vers le culte de la masculinité et de l’héroïsme. Simone de Beauvoir, six ans en 1914, témoigne avec ironie de cette difficulté : « J’avais tout de suite fait preuve d’un patriotisme exemplaire en piétinant un poupon de celluloïd “made in Germany” qui d’ailleurs appartenait à ma sœur […] Je plantai des drapeaux alliés dans tous les vases […] Il n’en faut pas beaucoup pour qu’un enfant se change en singe. » Françoise marette (Dolto), née elle aussi en 1908, met l’accent sur la culpa-bilité que ne tardent pas à développer les petites filles : les prières pour les soldats, les travaux de couture pour les prisonniers, les menues privations de la vie quotidienne sont leurs seules contributions possibles à l’effort de guerre, et elles pèsent peu en comparaison du sacrifice des soldats. « Je passais mon temps à faire du tricot, je ne pouvais même plus jouer parce qu’on me culpabilisait, ils attendaient soi-disant », se souvient Dolto dans Enfances. « Il y avait un pauvre poilu dans les tranchées qui atten-dait mon cache-nez et qui mourrait de froid si je ne finissais pas son cache-nez. » Le caractère finalement conservateur des périodes de guerre, mis en évidence depuis longtemps par les spécialistes de l’histoire du genre, est plus sensible encore lorsqu’il s’agit des enfants : la guerre renforce les rôles sexués, elle oriente les garçons vers leurs futures obligations militaires et confirme les filles dans leur mission de gardien-nes du foyer et du souvenir des morts. Beaucoup d’enfants, surtout des petites filles, portent le deuil de leurs parents tués au feu, même lorsqu’il s’agit de parents éloignés, dans un subtil dégradé de couleurs sombres qui évolue au fil du temps. C’est le cas notamment de Dolto, jeune « veuve de guerre » lorsque son oncle Pierre est tué, et qui ne cesse de se reprocher de ne pas avoir suffisamment prié, ou assez bien.

Interroger la Grande Guerre à travers le regard des enfants va bien plus loin que l’étude d’une classe d’âge, de son éducation patriotique, de ses activités du temps de guerre. Dans son travail, manon Pignot réorganise complètement la chronologie de la guerre, en montrant par exemple que les enfants ne prennent pas conscience de la guerre au même moment. Pour la quasi-totalité des enfants étudiés, le départ du père pour le front marque un tournant majeur, il scelle une nouvelle organisation des relations au sein de la famille, de nouveaux rapports entre la mère et les enfants, entraîne une présence plus grande des grands parents et met en place un temps scandé par l’attente des lettres : les correspondances, adressées parfois directement aux enfants, signalent notamment un investissement plus important des hommes dans leur rôle de père et une évolution de l’expression des sentiments paternels. Dans les régions frontalières, l’événement fondateur est moins la mobilisation que l’inva-sion, d’abord anticipée avec effroi (avec la rumeur des « enfants belges aux mains coupées »), accompagnée parfois d’une fuite sur les routes de l’exode, et bientôt, pour certains, des rigueurs de l’occupation. Dans son journal, qu’il tient pourtant depuis le 27 juillet 1914, le jeune Yves Congar, dix ans, habitant de Sedan, barre la date du 25 août d’un double trait noir : pour lui, la guerre commence avec l’arrivée des pre-miers Allemands. À l’inverse, les enfants qui vivent loin du front réalisent rapidement que le danger n’est pas immédiat, et que la guerre, vécue comme une sorte d’aven-ture collective, ne menace pas directement leur cadre de vie. « Je connaissais assez de géographie pour situer la frontière très loin du Limousin », se rappelle Simone de Beauvoir. « Personne autour de moi ne paraissait effrayé, et je ne m’inquiétai pas. » Le froid, la faim, l’ennui sont des expériences aussi étroitement liées à la guerre que la peur ou le danger.

C’est d’ailleurs l’un des grands thèmes étudiés par manon Pignot dans son livre : comment la guerre entre dans le quotidien des enfants, comme elle se

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Comptes rendus 477

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 476 / 248 - © PUF -

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banalise. Au lieu de mettre l’accent simplement sur les traumatismes de guerre, elle cherche à comprendre comment les enfants, par le jeu, par les dessins, par les journaux intimes, se familiarisent avec le conflit. La guerre entre dans la banalité du quotidien, devient la normalité. Ce qui montre le mieux cette accoutumance à la guerre, c’est finalement le trouble causé par la démobilisation des soldats qui vient rompre le nouvel équilibre familial. De retour au foyer, les pères sont des inconnus, parfois des intrus. « À table, ils avaient quatre ans et demi passés à rat-traper ; ils ne parlaient qu’ensemble ! et moi, je n’avais plus mon mot à dire […] », rapporte Simone C. « Je lui ai dit : j’ai prié le bon Dieu pour que tu reviennes de la guerre, je vais prier pour que tu y retournes. » À cette injonction de normalité qui marque le retour de guerre correspond une injonction de mémoire pour les enfants de ceux qui ne rentreront pas. Le livre de manon Pignot est aussi une contribution à l’histoire des deuils privés, dont elle dessine le poids émotionnel, mais aussi symbolique et politique. Dans un livre d’entretien, Jean-Pierre Vernant, né en 1914, orphelin de père dès 1915, expliquait par exemple comment le souve-nir de la Première Guerre mondiale avait déterminé son engagement pacifiste dans les années 1930, puis dans la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale. « Je me rends compte maintenant que sans avoir eu de père charnel et incarné, j’ai tou-jours eu un père fantasmé », concluait-il. « Ce type socialiste qui s’engage comme deuxième classe et qui se fait tuer dès 1915, c’est sûrement quelque chose qui a joué pour moi, sans même que je le sache. »

Bruno cabanes

Valérie Pozner et Natacha Laurent (dir.), Kinojudaica, Les Représentations des juifs dans le cinéma de Russie et d’Union soviétique des années 1910 aux années 1980, Paris, Nouveau monde éditions, 2012, 585 p.

L’ouvrage Kinojudaica réunit les contributions d’une dizaine d’historiens qui ont participé à un colloque international accompagnant une rétrospective organisée à la Cinémathèque de Toulouse en mars 2009 de films russes et soviétiques. Le sous-titre de l’ouvrage précise la thématique abordée ici, à savoir une circonscription histori-que et géographique des représentations des juifs dans le cinéma. Les contributions ne se limitent pas à la représentation des juifs à l’écran, mais incluent également une réflexion sur la représentation et la participation des juifs à l’industrie cinématogra-phique à tous les niveaux professionnels (administratif, créatif, critique). S’appuyant sur des films de fiction, documentaires ou films d’actualité, sur des articles relevant de la réception critique de l’époque ou des documents d’archives témoignant du proces-sus de fabrication et de censure de ces films, les auteurs tissent les fils d’une histoire artistique, industrielle, sociale et politique complexe, celle des juifs dans l’empire de Russie et en Union Soviétique.

Il faut saluer cette heureuse entreprise scientifique qui complète des recherches précédentes qui ont eu pour cadre le cinéma américain, français ou italien. Une réflexion sur les Juifs dans le cinéma russe et soviétique semblait incontournable à plusieurs titres : une filmographie très utile en fin d’ouvrage recense 157 films de fiction dont le thème juif est au premier plan entre 1908 et 1939, attestant ainsi de l’importance de ce corpus dans la production des premiers temps du cinéma russe ; l’implication très importante des juifs dans le milieu professionnel du cinéma dès son apparition dans l’empire de Russie tsariste est incontestable (V. Pozner explique

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478 Comptes rendus

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 478 / 248 - © PUF - - © PUF -

clairement pourquoi : tout nouveau, le cinéma n’était pas soumis à des restrictions ou autre numerus clausus comme dans les autres domaines professionnels et offraient ainsi des possibilités pour les juifs d’évoluer professionnellement, cf. p. 61). Par ailleurs, le cinéma permet un nouvel éclairage sur les relations ambigües que le Parti commu-niste, de Lénine à Gorbatchev, a entretenues avec cette communauté considérée en URSS comme une « nationalité ». Ce dernier terme aurait d’ailleurs mérité d’être défini en début d’ouvrage pour que le lecteur soit mieux à même de discerner la sin-gularité du statut politique et juridique des Juifs en Union soviétique.

Promouvant la culture juive et yiddish ainsi que l’établissement de territoires agricoles ou administratifs juifs dans les années 1920, les bolcheviks menèrent par la suite une politique de russification qui conduisit à partir du milieu des années 1930 à édulcorer toute revendication identitaire nationale (voir les articles de C. Le Foll, e. Aunoble, A. Ivanov et celui de V. Pozner sur le film La Frontière). Un antisémitisme virulent s’exprime alors sans ambages à partir de 1942 (article de N. Laurent) qui évoluera après-guerre entre autres dans le refus des autorités soviétiques de recon-naître le traitement spécifique dont les Juifs ont été victimes pendant la Seconde Guerre mondiale (J. Hicks, V. Voisin et o. Gershenson) puis dans l’ostracisme dont les refuzniks seront l’objet à partir des années 1960. Plusieurs articles témoignent de la diversité des engagements politiques et identitaires des Juifs qui siégeaient en URSS à des postes à responsabilités : certains tentèrent de limiter l’antisémitisme populaire (cf. o. Budnitski à propos de l’interdiction du film Benia Krik) ou s’opposèrent à l’ex-pression de formes artistiques juives sous prétexte qu’elle pourraient être considérées comme du nationalisme – soit qu’ils pratiquaient l’autocensure, soit qu’ils appli-quaient sans concession les directives du Parti – ou encore se positionnèrent pour que le thème de la Shoah soit représenté dans les films et ce à l’encontre des instructions du Parti. Cette étude était d’autant plus nécessaire que l’on connait l’importance que le cinéma a revêtu dans la politique de communication et de propagande du pouvoir soviétique pendant 70 ans, et ce dans tous les domaines de la vie politique (éducation, santé, etc.) et également dans l’application de sa politique des nationalités : les films devaient valoriser l’amitié entre tous les peuples d’Union soviétique. or, et c’est ce qui apparaît en arrière-plan de chacune des contributions, les manifestations d’an-tisémitisme populaire ou émanant de l’etat, ainsi que les conflits ethniques ont per-duré tout au long de la période soviétique (par exemple la jalousie éprouvée par les Tatars et les Ukrainiens à l’encontre des Juifs évoquée dans l’article de e. Aunoble) conduisant les Juifs soit à renouer avec leur judéité (voir le portrait du réalisateur m. Romm par N. Laurent), soit à un exil intérieur (cf. m. maiofis). Quant à l’analyse comparative avec d’autres cinémas nationaux, qui constitue la charpente de certains articles, elle permet de décloisonner le cas de l’URSS en montrant par exemple que les Soviétiques n’ont pas été les seuls à éviter de traiter de la spécificité juive du géno-cide au lendemain de la guerre (le film américain projeté au procès de Nuremberg l’évoque à peine, cf. J. Hicks) ou encore d’élaborer des distinctions en fonction des cultures nationales et politiques sur les clichés concernant les Juifs (les éléments que présentent o. Bulgakova sur l’attrait sexuel des Juifs dans le cinéma nazi comparé au cinéma soviétique sont ainsi fort intéressants, p. 239). L’interrogation sur une défini-tion de l’identité juive en URSS, posée dès la première partie (« Cinéma-judéité ») traverse en filigrane toutes les contributions. Les responsables politiques comme les artistes sont en effet confrontés à la difficulté de représenter des personnages qui doivent être facilement identifiable par les spectateurs comme étant juifs sans avoir recours à des symboles religieux, linguistiques et culturels (ainsi représenter ne serait-ce que l’intérieur d’une synagogue pose problème comme le montrent les critiques concernant le film La Frontière).

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Comptes rendus 479

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 478 / 248 - © PUF -

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 479 / 248 - © PUF -

on regrettera que cet ouvrage ne soit pas destiné à un public plus large : les titres de certains films ne sont pas traduits en français et l’absence d’explication sur certains points de l’histoire russe réduit la lecture à des russisants et fins connais-seurs de l’histoire du pays. Surtout, il aurait été vivement souhaitable de rappeler dans l’introduction de l’ouvrage que la politique mise en place par les Bolcheviks à l’encontre des Juifs s’intégrait dans une politique beaucoup plus large qui visait toutes les « nationalités » d’Union soviétique, même si celle-ci fluctuait en fonction du statut de ces « nationalités ». Cela aurait permis de désenclaver le cas des Juifs (ainsi à côté des films documentaires montrant l’élevage de porcs par des Juifs on peut également trouver dans les archives cinématographiques russes des films mon-trant l’élevage de porcs par des populations musulmanes, cf. p. 185) tout en insistant sur leur rôle exceptionnel dans l’industrie cinématographique russe et soviétique en comparaison à d’autres nationalités. Le manque de mise en contexte nuit alors à la compréhension de certaines questions restées en suspens dans l’ouvrage : ainsi il aurait été pertinent de rappeler l’affaire du massacre de Katyn pour éclairer les raisons qui ont conduit les Soviétiques, lors du procès de Nuremberg, à vouloir à tout prix « gagner le soutien de l’opinion publique mondiale » (p. 330). De plus, l’absence d’une délimitation claire (bien qu’elle soit difficile) de ce qui peut être distingué comme relevant de la judéité dans le cinéma soviétique conduit certains auteurs à adopter une approche intuitive et non empirique de ce qui fait l’identité juive en URSS (article de m. maïofis). enfin, il est à noter un manque de préci-sion, que ce soit sur les références des films (J. Hicks ne précise pas le réalisateur du film qu’il étudie) ou sur la distinction entre discours de l’auteur et paraphrase des documents d’archives (à propos de l’article de V. Pozner sur La Frontière). Ces criti-ques mises à part, cet ouvrage constitue aujourd’hui une référence incontournable sur le sujet.

Gabrielle chomentowski

Catherine Hodeir et michel Pierre, L’Exposition coloniale de 1931, Paris, André Versaille éditeur, 2011, 218 p.

La grande exposition qui s’ouvre à Paris en 1931 – la plus importante mani-festation du xxe siècle après l’exposition universelle de 1900 –, trouve ses origines en 1885. C’est cette année-là en effet que la IIIe République prend son « tournant colonial ». Le 28 juillet, Jules Ferry, président du Conseil, prononce à la Chambre des députés un discours appelé à devenir célèbre : il affirme que « les races supé-rieures ont le devoir de civiliser les races inférieures ». L’enjeu pour les politiques est, dès lors, de faire adhérer à l’aventure de la colonisation, coûteuse en hommes et en deniers publics, une opinion méfiante, ou indifférente dans le meilleur des cas. Quand elle ne lui est pas franchement hostile. Au fur et à mesure que l’empire s’édi-fie, il faut susciter l’enthousiasme de la population pour les lointaines conquêtes et encourager des vocations nouvelles pour la vie coloniale.

Dans ce contexte, alors que l’empire colonial français est passé de 1 à 11 millions de km² et de 5 à 50 millions d’habitants entre 1867 et 1914, la nécessité d’orga-niser des manifestations spécifiques est devenue impérieuse. Ambitieux aboutisse-ment – entaché de mégalomanie pour ses détracteurs – d’un phénomène inauguré en 1883 à Amsterdam, la grande « fête » parisienne de 1931 « ne surgit pas ex nihilo » (p. 14). L’un des grands moments fédérateurs des Français du début du xxe siècle,

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480 Comptes rendus

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 480 / 248 - © PUF - - © PUF -

l’Exposition coloniale internationale et des pays d’outre-mer (son intitulé complet) se tient au bois de Vincennes du 6 mai au 15 novembre. Inaugurée en grande pompe par Gaston Doumergue, président de la République, et Paul Reynaud, ministre des Colonies, son commissaire général n’est autre que le maréchal Lyautey, ancien résident géné-ral au maroc et véritable promoteur de l’événement. C’est un autre grand nom de la France coloniale qui présidera le dîner de clôture du 14 novembre 1931 : Paul Doumer, ancien gouverneur général de l’Indochine, élu président de la République six mois plus tôt, en remplacement de Doumergue.

Réédition, à l’occasion du quatre-vingtième anniversaire de l’exposition, d’un ouvrage paru en 1991 (Bruxelles, Complexe) – cette précision n’est toutefois pas signa-lée –, l’ouvrage de Catherine Hodeir et michel Pierre propose six chapitres de taille inégale (« Les palmiers de Vincennes » ; « Les bâtisseurs de l’éphémère » ; « Vincennes aux couleurs du monde » ; « Décors et figurants » ; « Le vertige du succès » ; « Les opposants »), avant une conclusion pleine de finesse intitulée « Le regard piégé ».

Avec 8 millions de visiteurs et près de 33 millions de tickets vendus – autant que l’exposition universelle de 1889 et plus du double de celle des Arts décoratifs de 1925 –, l’exposition coloniale est un succès populaire sans précédent. médailles, cartes pos-tales, encriers en forme de temple d’Angkor Vat et autres « souvenirs » s’arrachent. on accueille jusqu’à 300 000 personnes par jour. elles découvrent émerveillées les ballerines annamites, les cavaliers arabes, les piroguiers du Congo et les danseurs dogons vêtus de masques et de jupes en fibres. La « vieille France d’europe » rencon-tre « la jeune France d’outre-mer ». Un face-à-face porteur de bien des malentendus… La publicité promet au visiteur d’accomplir un « tour du monde en un jour » digne de Jules Verne. Le palais de l’Afrique occidentale française exhibe, sur la grande avenue des Colonies françaises, une réplique de la mosquée de Djenné (Niger). Le « clou » du « voyage aux colonies à domicile » (p. 67) est, sans conteste, la reproduction gran-deur nature en carton-pâte du temple d’Angkor Vat, d’après les moulages réalisés par l’École française d’extrême-orient (confiés au musée national des Arts asiatiques Guimet, ils sont aujourd’hui stockés dans les sous-sols de l’abbaye de Saint-Riquier dans la Somme). Le public est fasciné par l’imposante masse grise sculptée, dont la tour atteint 55 mètres de haut et dont la chaussée est gardée par des najas sacrés.

Avec un budget de 375 millions de francs, les organisateurs voient grand. Car l’événement doit surpasser la British Empire Exhibition de Wembley de 1924. La rivalité entre les deux puissances coloniales est alors vive. Installé autour du lac Daumesnil et agrémenté de majestueuses fontaines, un espace de 110 ha forme le premier grand parc d’attractions d’europe. Le site se divise en quatre sections : la France métropo-litaine ; les territoires d’outre-mer ; les pavillons nationaux et le musée permanent des colonies. on trouve encore une Cité des informations – initiative personnelle de Lyautey –, deux terrains de divertissements, des restaurants et des pavillons commer-ciaux, attestant, s’il en était besoin, le lien économique avec l’empire. Bois tropicaux, arachide, caoutchouc, cacao, café, etc. : l’exposition est aussi une gigantesque foire commerciale. Pas moins de 200 pavillons sont loués à des sociétés qui y présentent leurs produits (Banania, Nestlé, Compagnie du canal de Suez, chocolat menier, etc.).

Pour ses promoteurs, la manifestation parisienne ne doit pas, toutefois, ressem-bler à une « exhibition foraine ». La dimension informative et éducative est priori-taire. L’objectif est de domestiquer l’empire et de glorifier « la plus grande France », celle des cinq parties du monde. Un an après les fêtes du centenaire de la conquête algérienne de 1830 – l’exposition a été repoussée d’un an à cet effet –, l’Algérie fran-çaise est célébrée à Vincennes comme un indiscutable modèle de colonisation réussie. Proposant une « justification et une réponse » face aux critiques, l’exposition cherche à offrir « une réconfortante leçon d’humanité » : d’une part, en mettant l’accent sur

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Comptes rendus 481

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 480 / 248 - © PUF -

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la dimension humaine censée caractériser la colonisation française ; d’autre part, en présentant la riche « humanité coloniale » dans toute sa diversité, vivant en harmo-nie dans une nation ainsi renforcée. Les pavillons s’efforcent de mettre en avant les bienfaits et les bénéfices matériels apportés par les territoires ultramarins à la vie quotidienne des Français métropolitains. Dans ce dessein, le choix du populaire bois de Vincennes, dans l’est parisien gagné par le communisme, n’est pas anodin. Il exprime un souci politique de sauvegarder la paix sociale agitée par les échos des lointains troubles anticoloniaux.

Le maréchal Lyautey insiste pour que tous les « aspects pittoresques » soient exclus. en vain. Il refuse que la tournée des Kanaks soit organisée à Vincennes. Ils sont finalement exhibés au Jardin d’acclimatation du bois de Boulogne en tant que « derniers sauvages polygames et cannibales » de l’empire, et n’effectueront à Vincennes que quelques « danses folkloriques ». Suffisamment toutefois pour forte-ment marquer les esprits. La quête d’un spectaculaire exotisme de pacotille conduit en effet à des surenchères et des dérives douteuses. Tout est fait pour attirer les visi-teurs. Jusqu’à transgresser les limites du respect de la dignité humaine, avec, en par-ticulier, l’organisation d’« ethno-shows » mettant en scène des populations exotiques dans leur vie quotidienne, ou supposée telle, les célèbres « villages nègres ». Pour assurer le spectacle, 1 500 Africains sont « recrutés ». L’exposition de 1931 est le dernier avatar en France des « zoos humains », tels qu’ils existent depuis la fin du xixe siècle (Pascal Blanchard et al. (dir.), Zoos humains et exhibitions coloniales : 150 ans d’inventions de l’Autre, Paris, La Découverte, 2011).

Célébré par la majorité des partis politiques, Vincennes n’est guère critiqué hor-mis par les surréalistes (Sophie Leclercq, La rançon du colonialisme : les surréalistes face aux mythes de la France coloniale (1919-1962), Paris, presses du réel, 2010), alors liés au parti communiste. Aragon, Breton, Éluard se rapprochent notamment de Jacques Duclos, député de Paris. À l’initiative de la Ligue contre l’oppression coloniale et l’impéria-lisme, une « contre-exposition » contestataire, inaugurée le 24 septembre 1931, reste ouverte jusqu’en 1932. Le dernier chapitre de l’ouvrage (pp. 157-183) lui accorde toute son importance, sans la sous-estimer ni la surestimer. Installée à l’annexe de la maison des syndicats, avenue mathurin-moreau dans le XIXe arrondissement de Paris, la contre-exposition dénonce « la vérité aux colonies ». Sans moyens finan-ciers, elle rencontre toutefois un succès nettement moindre que sa rivale du bois de Vincennes, raillée comme « une parade pour couvrir les sauvageries coloniales et cacher la profondeur de la crise insalubre du capitalisme ».

Quel sens donner finalement à l’exposition coloniale de 1931 ? orgueilleuse vitrine de l’empire, elle marque l’apogée d’une lente pénétration d’une culture colo-niale de masse, fruit d’une conquête des esprits à l’œuvre depuis la Belle Époque. Ses défenseurs affirment qu’en six mois, « l’idée coloniale » (Raoul Girardet, L’idée colo-niale en France, Paris, Hachette, 1972) a gagné davantage de terrain qu’elle ne l’avait fait en cinquante ans auparavant. Vincennes, « à exacte distance chronologique des certitudes sans faille de 1900 et de l’achèvement de la décolonisation en 1962 » (p. 193), reste un phénomène charnière entre une culture coloniale à son zénith et les mutations qui vont naître de la décolonisation au cours des trois décennies suivan-tes. Rencontre entre les réformateurs prônant une politique indigène, fondée sur la « reconnaissance des différences », et les promoteurs de l’ethnologie comme nouvelle science de l’homme, l’événement réussit une véritable union nationale autour de la défense du projet colonial et de celui de la patrie. Cependant, une fois l’émerveille-ment retombé, le bilan de la conquête morale de l’opinion reste mitigé. Si le succès de l’exposition, « espace de l’illusion et de l’imaginaire » (p. 7), a contribué à faire oublier quelque temps la crise de 1929, la manifestation échoue à constituer une

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482 Comptes rendus

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 482 / 248 - © PUF - - © PUF -

mentalité coloniale durable. elle est néanmoins à l’origine d’un « goût des Autres », qui culminera avec l’ouverture en 2006, quai Branly à Paris, du musée consacré aux « arts et civilisations d’Afrique, d’Amérique, d’Asie et d’océanie ». Une exposition internationale « exhibitions : l’invention du sauvage » s’y est tenue de novembre 2011 à juin 2012 dans le cadre de l’Année des outre-mer.

Pourvu d’une chronologie des expositions coloniales, d’une bibliographie mise à jour (mais incomplète) et d’un index, L’Exposition coloniale de 1931 offre tous les détails souhaitables sur ce grand événement de l’entre-deux-guerres. Ce petit livre (par le format) sera très utile à tous les publics, notamment les agrégatifs planchant actuel-lement sur la question d’Histoire contemporaine Les sociétés coloniales à l’âge des empires (Afrique, Asie, Antilles, années 1850-années 1950).

Amaury lorin

Jean Vigreux, Le Front populaire, Paris, Puf, coll. « Que Sais-je ? », 2011, 128 p.

Jean Vigreux offre, dans ce Front Populaire publié dans la collection « Que sais-je ? », une synthèse dense et informée sur l’un des épisodes les plus célèbres de l’histoire de la France du xxe siècle. L’auteur, historien du monde rural et du com-munisme, connaît bien cette question (La faucille après le marteau. Le communisme aux champs dans l’entre-deux-guerres, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2012). Il y a quelques années, il avait d’ailleurs consacré à « 1936 » un petit ouvrage avec une belle iconographie (1936 et les années du Front populaire, Paris, Institut d’his-toire sociale – CGT, 2006). Ce nouveau livre est donc celui d’un vrai spécialiste du sujet. À la fois alliance politique, mouvement social et expérience de gouvernement par les gauches, le Front populaire y apparaît au final comme une étape essentielle de « l’entrée du peuple en politique » à l’époque contemporaine.

Ce livre averti témoigne aussi des avancées réalisées depuis une quinzaine d’an-nées par la recherche scientifique sur la France des années 1930 : cette période reste un terrain privilégié d’investigations pour les historiens, les politistes et les sociolo-gues. Certains de ces travaux, en particulier des ouvrages collectifs parus en 2006, nourrissent en profondeur l’étude de Jean Vigreux (en particulier Gilles morin et Gilles Richard (dir.), Les deux France du Front Populaire, Paris, L’Harmattan, 2008, et Xavier Vigna, Jean Vigreux et Serge Wolikow (dir.), Le pain, la paix, la liberté. Expériences et territoires du Front populaire, Paris, La Dispute-éditions sociales, 2006).

Celle-ci dresse un état des lieux des recherches récentes, et constitue un aboutis-sement dans un itinéraire de recherche personnel. Le pari, propre à ce genre ardu qu’est la synthèse universitaire en 120 pages, est donc tenu haut la main. La nar-ration a du souffle, et plusieurs événements centraux sont restitués avec bonheur, comme la description des manifestations du 14 juillet 1935, devenue au fil des décen-nies un morceau de bravoure historiographique. Ce talent est engagé : aux yeux de J. Vigreux, les « forces de progrès » sont bien à gauche et non ailleurs (p. 39), sans parler de la rencontre entre le parti communiste français et « la nation », décrite avec une pointe d’emphase. on peut ne pas partager ces points de vue, sans que cela mette en cause l’essentiel.

Cette étude apporte beaucoup à notre connaissance du Front populaire, par le recours à l’analyse localisée. J. Vigreux sait tirer le meilleur parti des travaux qui ont relu les processus de mobilisations sociales et politiques des années trente à d’autres

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Comptes rendus 483

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 482 / 248 - © PUF -

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échelles, – la région ou le village. Riche de cas concrets et attentif aux réalités de ter-rain, le livre approche de près ces conflits où les logiques de proximité et les héritages locaux pèsent. Loin de donner une image morcelée ou brouillée du Front populaire, l’étude insiste, avec justesse, sur la complexité des phénomènes à l’œuvre, et plaide pour un renouveau de la géographie électorale. Comme attendu, J. Vigreux montre particulièrement bien ce que fut le Front populaire dans le monde rural. Cet apport concerne les mobilisations militantes et les politiques publiques, office national du blé notamment. Ces éclairages sur l’implantation des organisations de gauche dans les campagnes et sur les tensions sociales dans le monde agricole s’inscrivent bien dans un renouvellement récent de l’historiographie. on pense notamment à David Bensoussan, Laird Boswell et Édouard Lynch. L’étude de J. Vigreux ne se résume pas à cela. elle s’attache aussi à restituer la dimension internationale du Front popu-laire, avant tout dans sa composante communiste. Des citations très démonstratives sont données dans de nombreux passages consacrés aux communistes français. on songe à la prise en compte des « traditions syndicales françaises » par Benoît Frachon devant l’Internationale communiste en 1935, ou à l’attitude de la direction du PCF au début de 1938 face au deuxième gouvernement Blum. Nourrie par des références de première main, cette synthèse intègre les résultats d’une vingtaine d’années de recherches sur l’Internationale communiste et sa section française.

Pourtant, J. Vigreux propose du Front populaire une lecture qui n’est que par-tiellement renouvelée. De nouvelles clés sont livrées pour la compréhension d’une « conflictualité sociale » dont X. Vigna a montré la force dans le monde ouvrier. Au-delà des affrontements ponctuels du début de 1934, ou de 1936, cela traverse tout le Front populaire et rend compte de la polarisation politique de la société fran-çaise. Au regard de ces propositions, il semble donc très difficile de maintenir le Front populaire dans le cadre du « modèle républicain », interprétation générale élaborée il y a vingt ans par Serge Berstein et odile Rudelle. Répétée à de nombreuses repri-ses dans ce livre, la formule « modèle républicain » indique que l’interprétation d’en-semble, fruit d’un aggiornamento limité, est sous tension.

on peut signaler trois questions, plus saillantes, pour baliser le champ des discus-sions. La première concerne le décalage entre de forts conflits sociaux et des radicali-tés politiques souvent minorées. Aux yeux de J. Vigreux, il n’y a guère d’organisations politiques gagnées par le fascisme du côté des adversaires du Front populaire. Les Chemises vertes de Dorgères ne se défont pas vraiment de leur agrarisme conser-vateur, et le PPF de Doriot paraît d’abord piégé par des gauches qui l’étiquètent ainsi (p. 111). Les droites nationalistes semblent réfractaires à toute « imprégnation fasciste », pour reprendre la formule connue de Raoul Girardet. Face à elles, les gau-ches paraissent elles aussi plus tournées vers la défensive que gagnées à la radicalité. L’antifascisme, dans sa version de 1934, est placé sous le signe d’une « synthèse jau-résienne » (Gilles Vergnon), que les partis de gauche se seraient ensuite (ré)appro-priée. Cela conduit à estomper plusieurs tensions. Ainsi, voir dans le succès électoral du PCF aux législatives du printemps 1936 une preuve de son intégration « de fait » dans le régime républicain ne va pas de soi, surtout si l’on se place à l’échelle euro-péenne (p. 39). Abordée, pour les gauches, au détour des débats de 1937 internes à la SFIo et au PCF, la question de la radicalité idéologique reste ouverte.

elle invite, plus largement, à discuter des formes de politisation qui ne vont pas dans le sens de la républicanisation. en effet, au cœur de la lecture ici proposée du Front populaire, se trouve l’idée d’un passage de relais, ou de témoin. Le parti radical aurait été l’incarnation, sur un mode embourgeoisé, de la IIIe République depuis le début du xxe siècle, avant que le PCF ne « s’empare » de cet héritage progressiste « afin d’entrer définitivement dans le modèle républicain » (p. 36). Cette vision des

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484 Comptes rendus

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 484 / 248 - © PUF - - © PUF -

choses fait écho à des thèses souvent affirmées dans des travaux français et améri-cains de la seconde moitié des années 1980. elles se sont heurtées depuis vingt ans à de nombreuses difficultés. Celles-ci dérivent, pour suivre une remarque de Nicolas mariot et Philippe olivera, de « la profonde ambivalence » de cette notion de modèle (N. mariot, Ph. oliveira, « Histoire politique en France », in C. Delacroix et alii (dir.), Historiographies. Concepts et débats, t. I, Gallimard, « Folio », Paris, 2010), qu’elle soit appliquée au régime tertiorépublicain, à une « République radicale » bien moins évidente qu’il n’y paraît, ou à une République des communistes qui ne s’est jamais pensée en dehors du référent soviétique.

La troisième question saillante tient à la définition d’un ensemble cohérent de normes politiques. or, le livre de J. Vigreux montre, avec beaucoup d’arguments, que ce processus est souvent soumis à des exigences contradictoires. on peut penser, par exemple, à la question de la « légalité républicaine », dans le contexte des grè-ves de 1936 avec des occupations d’usine définies comme des illégalités, ou encore à l’adoption de mesures de dévaluation, ce « coup d’état monétaire », à partir de 1936. L’on a bien affaire à l’émergence, sur fond de mobilisations et de conflits, d’un « régime politique nouveau », selon une formule, citée, de Nicolas Roussellier. L’idée d’un modèle républicain, achevé vers 1900 puis remis en cause, n’est guère utile pour suivre cette genèse.

À travers tout ce livre, court, en filigrane, une forte lecture du Front populaire, nourrie d’une connaissance maîtrisée des travaux récents, attentive aux acteurs, y compris les plus modestes, soucieuse enfin de rendre compte des bouleversements alors à l’œuvre. L’on peut simplement regretter que cette interprétation ne soit don-née qu’en sourdine, par souci de préserver un tempo historiographique donné il y a vingt ans et qui a aujourd’hui perdu son brio initial.

Frédéric monier

Jean-Yves mollier, Bruno Dubot, Histoire de la Librairie Larousse, 1852-2010, Paris, Fayard, 2012, 736 p.

Si Larousse est un nom propre – celui d’un homme qui a donné son nom à la maison qu’il a créée –, il est aussi pour un large public un nom commun, syno-nyme de dictionnaire – qui n’a pas au moins une fois ouvert « un Larousse » ? malgré sa notoriété, l’histoire de cette maison d’édition restait encore en grande partie à écrire. Le versement des archives Larousse à l’ImeC a permis à Jean-Yves mollier et à Bruno Dubot d’avoir accès à un fonds important de documents en grande partie inédits, auxquels s’ajoute la consultation des archives conservées rue du montparnasse.

La première partie de l’ouvrage retrace la vie du fondateur. Né à Toucy en 1817, Pierre Larousse est le fils d’un charron-forgeron et d’une aubergiste. Élève doué, nourri aux livres des colporteurs, il est admis à l’École nationale d’instituteurs de Versailles. en poste dans son village natal à partir de 1838, il le quitte deux ans plus tard pour « monter » à Paris où il parfait sa formation initiale en fréquentant assidû-ment les bibliothèques et autres lieux de savoir. embauché comme répétiteur, il va mener à bien son premier projet : œuvrer à la rénovation de l’enseignement en rédi-geant des manuels scolaires adaptés aux élèves de l’école élémentaire. La Lexicologie des écoles primaires paraît en 1849 à compte d’auteur, elle sera suivie par d’autres manuels qui visent tout autant à amener l’élève « à composer, à inventer, à forger lui-même ».

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Comptes rendus 485

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 484 / 248 - © PUF -

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 485 / 248 - © PUF -

en 1851, Pierre Larousse fait une rencontre décisive, celle de Pierre-Augustin Boyer, lui aussi originaire de l’Yonne et ancien instituteur. Les deux hommes, qui partagent les mêmes idées – ils sont tous les deux profondément républicains –, s’associent et installent leur librairie au 2 de la rue Pierre-Sarrazin en 1852.

en 1856, la Librairie Larousse et Boyer publie, dans un format portatif et pour un prix très bas, le Nouveau Dictionnaire de la langue française, dont les fameuses « Pages roses » deviendront la ligne de démarcation entre les noms communs et les noms propres et survivront dans le Petit Larousse illustré de 1905. Dix ans après sa création, la Librairie Larousse et Boyer est déjà devenue une maison réputée dans le domaine de l’édition scolaire. Défiant directement Hachette dans ce domaine, Larousse va en outre concurrencer le Dictionnaire de la langue française d’Émile Littré dont les pre-miers fascicules paraissent en février 1863, soit quelques mois avant ceux du Grand Dictionnaire universel du xixe siècle. Auteur, Pierre Larousse se fait aussi imprimeur et éditeur afin d’éviter la déconvenue qu’avait connue Diderot lorsqu’il s’était aperçu, en 1764, que son éditeur Le Breton censurait sa copie. Loin de vouloir réserver son œuvre à une élite, il écrit pour ce public « qui s’appelle tout le monde » ; c’est aussi un dictionnaire dans lequel il s’engage et qui est mis à l’Index en 1873. Séparé de Boyer depuis 1869, Larousse n’aura pas le temps de voir l’achèvement de son grand œuvre. Épuisé et malade, il meurt en 1875 à l’âge de 58 ans. C’est sa veuve, Pauline Caubel, et son neveu, Jules Hollier, qui en achèvent la publication : au total, 15 volu-mes sont publiés entre 1866 et 1876, auxquels s’ajoutent deux Suppléments (1878 et 1890). La Librairie Larousse n’est alors encore qu’une petite maison d’édition : en 1895, elle emploie vingt et un employés rue du montparnasse.

À la Belle Époque, malgré des querelles intestines, la maison accroît et renou-velle son catalogue avec des ouvrages pratiques et de vulgarisation. en 1905, paraît un des ouvrages phares de la maison : le Petit Larousse illustré avec, en couverture, la Semeuse dessinée par eugène Grasset en 1890 et la célèbre devise : « Je sème à tout vent. » Au sortir de la Grande Guerre, alors qu’elle consolide sa stature inter-nationale, la maison doit faire face à deux graves crises : un mouvement social sans précédent, qui concerne l’ensemble du monde de l’édition avec l’application de la loi « des 8 heures » de 1919, et une crise au sommet de la gérance. en 1920, Lucien moreau, admirateur de Charles maurras et l’un des hauts responsables de l’Action française, manifeste en effet sa volonté de succéder à son père, Émile moreau (neveu d’Augustin Boyer). Convaincus qu’un affichage ostensible des idées politiques de Lucien moreau ne pouvait qu’être nuisible à l’image de la maison, ses cousins vont l’écarter de la direction. De nouveaux statuts sont promulgués : une société en nom collectif et en commandite simple est créée en 1920 ; elle sera remplacée par une SARL en 1931. Pendant la période de l’entre-deux-guerres, si la maison innove peu dans le secteur scolaire, elle va multiplier l’offre dictionnairique et encyclopédique – en 1938, elle ne compte pas moins de trente et un dictionnaires et encyclopédies –, puis donner une impulsion aux collections populaires et aux collections pour la jeu-nesse tout en lançant de nouveaux périodiques. Le plus grand ouvrage de la période est le Larousse du xxe siècle en 6 volumes (soit près de 7 000 pages), publié entre 1928 et 1933 : il s’agissait de remplacer le Grand Dictionnaire universel du xixe siècle, qui avait considérablement vieilli, mais aussi de répondre au développement de la concur-rence, notamment celle d’Aristide Quillet qui lance en 1934 son Dictionnaire encyclopé-dique Quillet en 6 volumes dirigé par Raoul mortier.

Après la Seconde Guerre mondiale, la politique éditoriale est relancée autour de deux grands axes que sont le livre scolaire et le dictionnaire. Sous la quatrième géné-ration familiale, qui accède à la gérance en 1951, la société accroît son patrimoine immobilier, multiplie ses participations financières et développe son implantation à

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486 Comptes rendus

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 486 / 248 - © PUF - - © PUF -

l’étranger. Une partie des bénéfices sert au financement de la modernisation tech-nique alors que l’informatique fait son apparition dans les entreprises françaises les plus innovantes. mais la concurrence s’exacerbe sur le marché des dictionnai-res et des encyclopédies : parmi les nouveaux concurrents, Paul Robert lance son Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française en 6 volumes (1950-1957), puis le Petit Robert (1967). Afin de demeurer le premier éditeur de dictionnaires et d’en-cyclopédies sur le marché francophone, Larousse va riposter en publiant de nou-veaux produits, dont le Grand Larousse encyclopédique en 10 volumes (1960-1964), le Grand Dictionnaire de la langue française en 7 volumes (1971-1978) et la Grande Encyclopédie en 20 volumes (1971-1976), lourds efforts éditoriaux qui obligent la maison à faire appel à des capitaux bancaires. en 1972, la SARL Larousse se transforme en SA et, deux ans plus tard, le nouveau Directoire fait le choix de fermer l’imprimerie de montrouge qui n’a pas reçu les investissements nécessaires à sa modernisation. Une page se tourne et la décennie 1972-1983 sera celle des « dix piteuses » pour la Librairie Larousse. À partir de 1979, c’est Georges Lucas, étranger aux familles des fondateurs, qui prend les rênes de la maison. L’entreprise familiale a vécu. en 1984, elle est vendue à la CeP-Communication (devenue Groupe de la Cité en 1988) et est intégrée à Hachette Livre en 2004.

C’est donc près de 160 années d’une des maisons d’édition françaises les plus connues au monde que retracent Jean-Yves mollier et Bruno Dubot dans une étude riche et passionnante, qui s’appuie non seulement sur des archives de l’entreprise mais aussi sur des documents personnels et familiaux. Les deux auteurs de cet ouvrage nous restituent également une personnalité exceptionnelle, celle de son fon-dateur Pierre Larousse. Ajoutons que l’ouvrage s’accompagne d’un cahier d’illustra-tions hors-texte, d’une importante liste des sources manuscrites et imprimées, d’une bibliographie thématique, ainsi que d’un index.

Patricia sorel

marc Joly, Devenir Elias, Paris, Fayard, coll. « Histoire de la pensée », 2012, 472 p.

L’ouvrage de marc Joly – tiré d’une thèse de doctorat – constitue une expérimen-tation intellectuelle ambitieuse. Clairement inscrit dans la lignée théorique de Pierre Bourdieu et des analyses structuro-génétiques, son Devenir Norbert Elias emprunte à la psychanalyse, à la sociologie des sciences humaines et à l’histoire intellectuelle euro-péenne. Soucieux de trouver les focales adéquates à chaque pan de son étude, marc Joly reste également attentif aux cadrages géographiques et temporelles qui ryth-ment et scandent la vie de Norbert elias.

Le premier chapitre envisage le « moment éliassien » dans la trame infiniment complexe des contextes de réception. Le pluriel est ici de mise pour rendre compte du « pensable social-historique » de chaque époque. L’œuvre-maîtresse d’elias, Über den Prozess der Zivilisation, prend place dans une épistémè souhaitée par l’auteur qui affirmerait l’autonomie des cadres réflexifs du social pour mieux penser le social. en reconstituant la lente cristallisation post-révolutionnaire du concept de société (inféodé pendant longtemps aux groupes dominants), marc Joly dégage les enjeux profonds de la démarche d’elias qui visent à distinguer les plans de la réalité social-historique, les catégories nationales de pensée, la spécialisation scientifique à l’œuvre et les arrières plans psychiques des scientifiques. Dès lors, le projet du

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Comptes rendus 487

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 486 / 248 - © PUF -

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 487 / 248 - © PUF -

sociologue allemand ambitionne de penser en même temps (et parce qu’il ne peut en être autrement quand le principe d’un réel socio-historique historicisé est acté) le processus de civilisation et les outils réflexifs recontextualisés qui ont permis l’émer-gence de cet objet. marc Joly retrace ensuite la jeunesse d’elias, et décrit son cadre familial propice à la consolidation d’une base sécure tentée par l’autarcie. Dans ses études, elias opère une rupture signifiante avec la philosophie : les concepts ne sont pas sacrés, le style d’exposition se doit d’être clair et sobre. L’obscurité de la prose philosophique néo-kantienne est définitivement un repoussoir pour le jeune elias en formation.

Dans le deuxième chapitre l’auteur compose la dynamique sociale et intellec-tuelle d’une trajectoire de « grand sociologue ». Le questionnement psychanaly-tique vient ici nourrir une réflexion sur les structures composées d’une époque. elias était sur le point de conquérir son premier poste (Privat dozent) dans l’ordre uni-versitaire allemand, lorsque l’arrivée au pouvoir des nazis le contraint au départ. Cependant être presque reconnu dans son champ intellectuel local (sous l’égide de la triade marx, Freud, Weber) ne constitue pas un passeport suffisant pour espérer franchir les frontières de la géographie cognitive et nationale des années 1930. La position d’elias est d’autant plus inconfortable qu’il doit composer avec les trans-formations brutales des horizons d’attentes transdisciplinaires. en Angleterre, pen-dant la guerre, il espère que son œuvre sur le procès de civilisation pourra trouver une audience ajustée une fois le conflit mondial terminé. mais le réseau allemand et les attentes sociocognitives qui lui étaient associées n’ont plus de valeur sur le marché intellectuel britannique. marc Joly décrit avec minutie la réticulation inter-médiaire qu’elias recompose à Londres : un groupe d’amis impressionné par son travail, des socio-psychologues trop peu ancrés dans le champ académique anglais et des intellectuels de gauche. C’est finalement par la voie de l’éducation pour adultes (liée aux universités) qu’elias parvient à obtenir un poste à l’Université de Leicester. Si le sociologue allemand reste fidèle à son projet intellectuel d’une dou-ble réflexivité sur le pensable social-historique, il n’hésite pas à le nourrir des res-sources intellectuelles qui s’offrent à lui dans son parcours : la psychologie sociale lui permet ainsi d’esquisser des liens entre sciences de la nature et sciences socia-les. Cependant, alors que sa position s’affermit timidement, son ouvrage Über den Prozess der Zivilisation n’est toujours pas traduit en anglais. L’écart entre sa position objective de dominé et l’ambition intellectuelle de son livre constitue un obstacle majeur à sa reconnaissance. Les critères d’évaluation du champ anglo-saxon (et les conditions mêmes d’une compétition à l’intérieur de ce champ) sont très défavora-bles à un sociologue âgé qui publie peu. en Allemagne, une reconnaissance tardive s’esquisse à partir de la fin des années 1960 : invité à l’université de münster, elias noue des contacts fructueux et connaît un grand succès auprès des étudiants. Aux Pays-Bas aussi, la réception de son œuvre prend de l’ampleur.

Dans le troisième et dernier chapitre, marc Joly explore les spécificités des lectures éliassiennes en France. Il examine les transformations du champ sociolo-gique à travers la rupture Bourdieu/Aron dans l’après mai 1968. Dans les années 1950, Raymond Aron a imposé son modèle d’excellence philosophique qui vise à articuler enquêtes de terrain et travail conceptuel. Pour le mandarin du Collège de France, Pierre Bourdieu a, seul, l’étoffe du futur grand sociologue français. mais l’ambivalence du jeune béarnais normalien à l’endroit des institutions universitai-res trace les contours d’un habitus fortement clivé : le refus d’accomplir une thèse vient nourrir le désir de se constituer un parcours d’excellence dans l’hétérodoxie. D’une certaine façon, Bourdieu reconduit dans sa trajectoire intellectuelle (i.e. une ambivalence dans le rapport au savoir) les éléments de sa psyché personnelle.

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488 Comptes rendus

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 488 / 248 - © PUF - - © PUF -

Aron, accroché à son idéal de philosophie mâtinée d’empirisme et trempée dans l’ascèse normalienne, ne pouvait guère saisir toute la subtilité du projet d’elias. Jean Baechler, au contraire, a tout intérêt, modulo quelques accommodements, à s’instituer en passeur du sociologue allemand. Les transformations post-68 du champ universitaire français lui permettent d’envisager une trajectoire favorable. mais les cadres nationaux de pensée divergents avec elias introduisent une série d’incompatibilités entre les pro-jets de traduction. La lutte à propos du titre illustre ce hiatus principiel. Baechler tient compte, dans ses propositions de titres, d’une situation française marquée par le structu-ralisme et la récente publication du livre de Foucault, Les mots et les choses. « Civilisation des mœurs » que suggère elias, paraît être un syntagme suranné pour Baechler. mais elias tient bon et impose son titre. La coupure du livre en deux volumes et l’intercala-tion incongrue de La Société de cour témoignent assez des choix personnels de Baechler dans sa pratique d’édition mue par des ambitions de carrière toutes personnelles.

m. Joly distingue deux réceptions françaises d’elias. D’abord, les historiens-journalistes des Annales, François Furet et emmanuel Le Roy Ladurie, produi-sent, respectivement pour le Nouvel Observateur et Le Monde, des recensions de La Civilisation des mœurs articulant des réquisits scientifiques minimaux et des ficelles journalistiques parfois assez grossières. Il ne s’agit pas d’une réception scientifique (même si Le Roy Ladurie semble bien saisir les pistes esquissées par elias). Les Annales ne font pas de recension du livre d’elias : aucun historien de l’école n’est en mesure de jouer le rôle d’intercesseur scientifique. L’anthropologie historique, que porte la Nouvelle Histoire des années 1970, permet une sorte de réception préscientifique d’elias : l’idée que représentation d’une société et structures sociales sont en lien fournit des bases suffisantes pour pointer des convergences potentielles avec l’œuvre du sociologue allemand. mais c’est la rencontre d’elias avec de jeunes historiens des Annales (notamment Roger Chartier) dans les années 1980 qui per-met une véritable exploration, fort tardive, de son œuvre. Centré sur l’eHeSS, le pôle dominant qui incorpore elias au socle de l’histoire annaliste française assure le succès de ce transfert.

L’ouvrage de marc Joly, par l’ampleur de ses vues, la richesse des sources com-pulsées, la rigueur théorique jamais prise en défaut, marquera, à n’en pas douter, l’historiographie. en ne réduisant pas elias (comme une certaine vulgate continue à le faire) à un génie incompris, mais en restituant la conjugaison d’une ambition intellectuelle incorporée à une trajectoire dans l’europe intellectuelle marc Joly par-vient à restituer la profondeur d’un processus qui articule des plans aussi divers que celui de la sociologie allemande des années 1930, la psychologie sociale anglaise de l’après-guerre et l’anthropologie historique française post-68.

Jérôme lamy

Alain Roux, Le Singe et le Tigre. Mao, un destin chinois, Paris, Larousse, 2009, 1 127 p.

Cette biographie de mao Zedong par Alain Roux est arrivée à point nommé, ce grand historien ayant su saisir le kairos lui permettant d’offrir en français une somme magistrale, qui, sans avoir la prétention d’être définitive, n’en deviendra pas moins une borne importante dans l’histoire de la Chine du xxe siècle. Kairos à double titre, comme s’en explique très bien l’auteur dans son introduction. D’une part parce qu’existent à présent de nombreuses biographies débarrassées de toute dimension

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Comptes rendus 489

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 488 / 248 - © PUF -

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hagiographique et des éditions relativement complètes des textes de mao Zedong, permettant d’aborder le personnage dans toute sa complexité. Dans ce domaine, A. Roux souligne l’importance du pamphlet de Simon Leys (Pierre Ryckmans), Les Habits neufs du président Mao (1971), fort mal reçu à l’époque et qui pourtant, le pre-mier, libéra les biographes « d’une sorte de révérence qui s’emparait de leur plume quand ils écrivaient sur le Grand Timonier » (p. 16). A. Roux revient aussi sur la fameuse biographie rédigée par le médecin personnel de mao Zedong, Li Zhisui, qui fit grand bruit lors de sa parution en 1994. La fiabilité des souvenirs rapportés reste discutable ; la démarche en revanche, consistant à lever le voile sur l’intimité du président et de son entourage eut également un effet libératoire sur des biographes qui s’autorisèrent dès lors, avec plus ou moins de succès, à mêler histoire officielle et « histoire indiscrète », voire fictionnelle, utilisant aussi bien les sources autorisées que, lorsqu’elles permettaient de réinterroger les faits, des anecdotes inédites. C’est du haut de cette montagne de biographies nouvelles, apparues (surtout dans les pays anglo-saxons) depuis les années 1980 et plus encore au tournant du siècle qu’A. Roux peut ainsi écrire aujourd’hui cette biographie de mao Zedong. Il bénéficie aussi du travail d’édition des textes de mao Zedong entrepris aussi bien par Stuart Schram que par des équipes chinoises et qui livrent progressivement de nombreux textes inédits, ou débarrassés des manipulations opérées durant la Révolution culturelle. même si environ deux tiers des écrits de mao Zedong manquent encore, les sources commencent à devenir suffisamment importantes pour qu’un travail d’historien soit possible.

L’autre occasion que saisit A. Roux, c’est qu’il devient possible aujourd’hui de se pencher sur le bilan paradoxal que laisse le maoïsme dans son pays : monstre respon-sable de la mort de plusieurs millions de personnes, « tyran sans pitié », mao n’en demeure pas moins respecté en Chine comme pourrait l’être une sorte de surhomme, de divinité. Cette contradiction alimente la réflexion d’Alain Roux à travers les 896 pages (sans compter l’important appareil critique) de son ouvrage. elle explique sans doute aussi en partie le choix formel d’un ouvrage qui s’inspire des annales biogra-phiques (nianpu), genre propre à l’historiographie chinoise traditionnelle où la chro-nique année par année sert de trame au récit biographique. Ceci permet à l’auteur de naviguer entre les divers écueils, de l’explication psychologique, à la fascination ou au jugement et restitue un mao Zedong autant homme de son temps qu’homme de sa nation, la Chine, pays qu’il contribua à construire autant qu’elle le construisit sur les deux tiers du vingtième siècle.

La forme de chronique ne rend cependant pas la lecture de cet ouvrage pesante. Il y a quelque chose de très vivant dans un récit façonné par petites touches et qui alterne descriptions des actions et réactions du personnage pris dans son milieu, exposition du contexte local ou national, arrêts sur image pour des portraits croqués de mao Zedong, des analyses approfondies de sa pensée. Des introductions ou des conclusions récapitulatives viennent aussi à point nommé aider le lecteur. on saisit bien tout ce qui relève du mouvement, de l’évolution, de la transformation de ce « paysan rustre » au « charme féminin » en « un chef de guerre rusé et cruel, jugeant que la fin justifie les moyens » (p. 275) qu’il ne cessera plus d’être. La part importante accordée aux écrits, y compris les poèmes, de mao permet non seulement d’entrer dans les circon-volutions de sa pensée mais aussi de toucher à la part irrationnelle de sa personnalité. La chronique permet ainsi de faire une biographie de mao Zedong qui prenne en compte aussi bien la complexité de sa personnalité, l’évolution de sa pensée et le lien entre celle-ci et la société chinoise. Le portrait est sans concession et met en relief les multiples contradictions d’un personnage capable de s’aveugler ou de se renier, aussi clairvoyant que cynique selon les circonstances, mais aussi la responsabilité de ceux qui laissèrent faire dans un système étatique favorisant le despotisme.

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490 Comptes rendus

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 490 / 248 - © PUF - - © PUF -

L’ouvrage est construit de façon équilibrée en trois parties et dix-sept chapitres qui suivent mao de la naissance à la mort. Les titres de chacune des parties en disent déjà beaucoup sur l’évolution du personnage : « Un rebelle (1893-1927) », « Le révo-lutionnaire (1927-1945) », « Le despote (1945-1976) ». La première partie montre mao Zedong, « adolescent attardé » (p. 885), rebelle aux idées politiques peu précises où le nationalisme et le populisme dominent. Rien de marxiste encore chez ce jeune homme qui découvre tout juste le léninisme et s’intéresse à la cause paysanne. Il cherche sa voie, connaît bien des déceptions mais montre aussi déjà son aptitude à savoir analyser et tirer parti des circonstances au mieux. La deuxième partie montre justement comment ces circonstances vont servir mao qui, de membre du PCC local, va devenir un révolutionnaire commandant aux destinées nationales. Le cynisme assumé de mao devient patent lors du massacre de Futian, en 1931. A. Roux rend toute sa place à cet épisode duquel daterait la perte de l’« innocence politique » de mao qui mit alors en œuvre sa théorie de la lutte des classes permanente, stratégie efficace pour conserver le pouvoir en élimant ses ennemis. La période de Yan’an, au chapitre x clôt la deuxième partie et est placée au centre de cette architecture savamment conçue. Il s’agit là en effet d’une « articulation majeure », moment où « mao s’est imposé comme le numéro un du PCC et a mis au point son système de pensée » (p. 26). La dernière partie commence, de façon pertinente, en 1945, et non avec l’avènement de la RPC : au centre, la question du pouvoir, à conquérir puis à exercer. mao s’y révèle en tyran absolu. Le conquérant qui avait théorisé la Nouvelle Démocratie ne saura rester en retrait une fois la République Populaire de Chine pro-clamée ; l’appareil d’état léniniste mis en place, les cadres dirigeants qui entourent le despote ne sauront freiner ses entêtements destructeurs. Impatient de construire cette nouvelle société sans classe en laquelle il croit, désabusé face à ce qu’il ressent comme l’immobilisme réactionnaire des cadres, mao Zedong lance son pays dans la « Révolution permanente », ce que A. Roux nomme aussi une « utopie meurtrière » qui, du Grand Bond en avant à la Révolution culturelle aboutit à de tragiques catas-trophes. L’analyse juste et sans concession que propose l’historien de ces moments lui permet de conclure, à propos de la Révolution Culturelle, qu’« elle n’est pas un déra-page sénile d’un grand homme mais constitue plutôt le véritable bilan de son œuvre et de ses idées : il est très largement négatif » (p. 890).

La conclusion revient justement sur ce bilan et les raisons de l’échec et livre les derniers éléments d’une analyse de la personnalité de mao Zedong. Pour A. Roux, mao Zedong, contrairement à Staline, ne s’est pas accroché au pouvoir par désir de garder celui-ci mais bien parce qu’il était, fondamentalement, un utopiste qui voulait voir se réaliser son rêve de société égalitaire. À ceci s’ajoute un système politique, hérité du léninisme, qui en fit un tyran au pouvoir absolu : « La rencontre de l’utopie et d’un tyran entraîna famine et régression sociale » (p. 892). Cependant, n’étant pas à une contradiction près, mao Zedong ne renonça jamais à combattre le pouvoir absolu, le romantisme révolutionnaire qui faisait le fond de sa pensée le poussant à mobiliser en permanence la société chinoise pour recommencer la révolution et repousser les usurpateurs, « au détriment même de la satisfaction des besoins élé-mentaires du peuple » (p. 893). La conjugaison de ces tendances contradictoires fit tout simplement le malheur de la Chine.

Dans notre doux pays où bien des anciens « mao » se sont reconvertis au capita-lisme, espérons que ce livre saura être bien lu, dans ses analyses impartiales et sans concessions, extrêmement bien documentées, comme dans son ultime conclusion qui, tout en condamnant sans ambiguïté mao Zedong, demande à ce que ses rêves, rêves d’une société plus juste, plus égalitaire, soient épargnés.

Anne kerlan

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Comptes rendus 491

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 490 / 248 - © PUF -

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 491 / 248 - © PUF -

Yves Bruley, Le Quai d’Orsay impérial, Pédone, 2012, 492 p.

Version remaniée d’une thèse de doctorat soutenue à l’Université Paris-Sorbonne en 2009, qui a obtenu à la fois le prix mérimée de la Ville de Compiègne et celui de la Fondation Napoléon, cet ouvrage n’est rien moins que la première monographie consacrée au ministère des Affaires étrangères sous le Second empire. Fruit de dix-huit ans de recherches et de réflexion, il repose sur une parfaite maîtrise de la biblio-graphie, sur une très ample utilisation des sources françaises et sur la découverte des mémoires très précieux et inédits d’Hippolyte Desprez, directeur des Affaires politi-ques au ministère, dont on ne peut que souhaiter que l’auteur nous donne prochai-nement l’édition critique.

Loin des poncifs sur la diplomatie personnelle et secrète de l’empereur et la débâcle de 1870, l’ouvrage montre en quatre parties à la chronologie chevauchante et vingt chapitres parfaitement équilibrés que la période constitue l’un des temps forts et des tournants de l’histoire du ministère dont le budget augmente proportion-nellement plus vite que celui de l’État.

Il débute par une partie consacrée au « Quai d’orsay classique ». Le nou-vel empereur modifie peu le ministère qu’il confie à Drouyn de Lhuys, issu de la Carrière, déjà ministre avant le coup d’État et modèle du grand diplomate du xixe s. tel que ses pairs et les contemporains se le figurent. Yves Bruley nous propose un magnifique portrait de l’homme, dans lequel on sent l’admiration, et nous le pré-sente au travail avec ses principaux collaborateurs, son cabinet et les directeurs de son ministère. Le personnel reste d’ailleurs quasiment le même à l’exception notable du directeur des Affaires politiques, Louis de Viel Castel, qui préfère démissionner. Reviennent en revanche d’anciens serviteurs de la monarchie de Juillet qui n’avaient pas pu ou pas voulu servir la République. Des gages de conservatisme politique et social sont donnés à l’europe du Congrès de Vienne. Le point d’orgue de cette période est l’inauguration de l’hôtel du Quai d’orsay, en 1853, qui a été pensé et commencé sous la monarchie de Juillet, mais qui, d’une certaine façon, annonce le style architectural du nouveau régime et les années de grandeur qui suivent.

Dans le « Quai d’orsay conquérant », l’auteur nous montre comment le minis-tère orchestre le retour de la France sur l’avant-scène internationale par la guerre de Crimée et, une fois la victoire acquise, organise le Congrès de Paris en 1856, qui efface, d’une certaine manière, l’humiliation de celui de Vienne de 1815. Il consacre enfin deux chapitres parmi les plus neufs à l’offensive française dans les Balkans, avec le rôle fondamental du ministère en Roumanie et au monténégro et à l’ouverture de nouveaux horizons diplomatiques en Asie, mais aussi en Amérique. Au passage, il évoque le seul domaine où le Quai n’a pas son mot à dire, l’expédition du mexique qui est décidée et conduite aux Tuileries et qui est aussi l’échec extérieur le plus cui-sant de la France avant 1870.

Le « Quai d’orsay divisé » permet à Yves Bruley de revenir sur le tournant cru-cial que constitue la guerre d’Italie. Le soutien aux nationalités italienne et allemande divise le Quai en deux camps : d’un côté, les partisans d’une diplomatie traditionnelle autour de Drouyn de Lhuys et, de l’autre, leurs collègues plus ouverts aux aspirations de Turin et de Berlin autour de Thouvenel, qui est considéré par ses pairs comme le diplomate le plus brillant de la période et qui dirige le Quai de 1860 à 1862. même si l’auteur est justement nuancé, il ressort clairement à le lire que Rouher, favorable aux seconds, pousse ses pions dès sa nomination au ministère d’État, en octobre 1863, et qu’il devient, comme nous avons pu l’écrire par ailleurs, le maître de la diplomatie française de la crise de l’été 1866 à son départ à l’été 1869.

enfin, dans le « Quai d’orsay moderne », Yves Bruley revient d’abord sur la pro-fessionnalisation des diplomates. Il y a rarement eu aussi peu d’« intrus », selon le mot

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492 Comptes rendus

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 492 / 248 - © PUF - - © PUF -

de Walewski, à la tête du ministère et dans le corps que sous le Second empire. Le régime est aussi celui de la normalisation des carrières. L’auteur nous montre ensuite combien les diplomates œuvrent dès cette époque dans de multiples domaines. Le chapitre consacré au rôle du Quai dans le commerce international est ainsi très neuf. Contrairement à une autre idée reçue, nous apprenons que le ministère, non seulement n’est pas tenu à l’écart des négociations sur le traité commercial franco- britannique de 1860, mais y joue même un rôle important. Yves Bruley nous livre un beau portrait du diplomate libre-échangiste His de Butenval. on lira aussi avec un grand intérêt les développements concernant la naissance d’une diplomatie moné-taire. La place des « unions », premier pas vers une forme de gouvernance mondiale, est bien évoquée. L’on verra au passage tout ce que le xxe et le xxie s. doivent à la période. on déplorera simplement que les parties de la thèse consacrées à la diplo-matie culturelle et à ce que nous pourrions appeler, avec quelque anachronisme, la « francophonie », ne soient plus présents dans cette version publiée. Le chapitre sur le Quai et l’opinion publique prolonge les travaux bien connus de Lynn m. Case, mais y ajoute des éclairages nouveaux qui renforcent la thèse générale d’une évolu-tion différente de la Prusse : publication d’un Livre jaune à l’imitation du Blue Book anglais, mais abandon rapide des innovations positives de Drouyn et du bureau de la presse étrangère…

L’ouvrage s’achève naturellement sur la crise de 1870. Il montre comment l’entrée dans une guerre qui tourne rapidement à la débâcle et qui est fatale au régime est avant tout une « crise de la décision ». Durant ces treize jours, le nouveau ministre, le duc de Gramont, travaille dans l’urgence avec les autres pôles de l’exécutif, sous la pression du Corps législatif et de l’opinion, dans un climat d’infatuation général et sans consulter ses directeurs et ses bureaux. Indiscutablement, la crise est surve-nue au pire moment pour un empire libéral qui ne bénéficie plus de l’état de grâce initial, mais qui n’a pas encore trouvé son rythme de croisière.

Ajoutons qu’Yves Bruley écrit de façon limpide, qu’il invente quelques expressi-ons heureuses comme « le printemps des diplomates » pour caractériser l’apogée du Congrès de Paris et que l’édition de son livre est soignée. on déplorera simplement sur le fond que les archives et la presse étrangères n’aient pas été davantage mobi-lisées pour nous présenter par exemple la façon dont le Quai d’orsay impérial est perçu à l’étranger, et sur la forme quelques très rares coquilles et l’erreur de titre dans l’en-tête d’un chapitre. on aura compris que ce livre est indispensable pour tous les spécialistes du Second empire comme pour ceux de l’histoire des relations interna-tionales, de l’administration ou encore du commerce au xixe siècle.

eric anceau

Xavier Boniface, L’armée, l’Église et la République (1879-1914), DmPA-Nouveau monde Éditions, 2012, 524 p.

L’histoire des rapports entre la République et les armées a été profondément renouvelée. C’est moins vrai de sa dimension religieuse. La laïcisation de l’outil mili-taire est pourtant un enjeu important de la républicanisation de l’État et de l’ac-culturation de l’idéal républicain. À la charnière des champs religieux, politique et militaire, ce livre s’inscrit dans la voie ouverte dès 1963 par m. ozouf avec L’École, l’Église et la République 1871-1914. L’objet militaire n’en reste pas moins singulier.

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Comptes rendus 493

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 492 / 248 - © PUF -

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Certes, à l’instar de l’institution scolaire qu’elle prolonge, l’armée de conscription est un lieu privilégié d’apprentissage de la citoyenneté républicaine quand l’Église entend ici aussi exercer son magistère. Cependant, à l’inverse de l’École, elle reste, par fonc-tion, un système aux valeurs en partie opposées à celles promues par marianne. De même, si l’influence des forces hostiles à la République y fait aussi débat, l’enjeu est ici existentiel quand l’histoire nationale est marquée par le césarisme.

Deux sacralisations du devoir patriotique et projets d’accompagnement des mili-taires se font face. X. Boniface étudie la « relation asymétrique opposant institutions militaire et ecclésiale dans leur rapport à une République englobante » (p. 11), tout en entendant faire un sort à « l’idée réductrice de la sympathie des militaires pour l’alliance du sabre et du goupillon » qui se cristallise lors de la République radicale (p. 12 et 17). Pour ce faire, il analyse l’articulation entre les croyances des militaires de carrière et la politique, alors que le pouvoir essaie de concilier la promotion de la République au sein de l’armée tout en laissant l’Arche sainte à l’écart des affronte-ments politico-religieux. L’approche globalisante est bienvenue. L’auteur s’intéresse autant à l’institution qu’à la société militaire dans sa diversité. De même, il suit tant le clergé que les fidèles et envisage la République à la fois comme régime, idéologie et culture. X. Boniface se limite au cas de l’armée de Terre qui constitue le cœur de l’appareil militaire et le principal enjeu politique. Sauf exception, il délaisse les troupes déployées outre-mer dont il estime, sans doute un peu vite, qu’elles font l’objet de débats moins vifs. enfin, il renvoie, à titre de comparaison, à notre étude de la marine.

Couvrant la période de 1879 à 1914, l’ouvrage s’articule en deux parties, avant et après l’acmé de l’affaire Dreyfus en 1898. Sous la République modérée, le débat se cristallise autour du service militaire des catholiques quand l’armée devient « un lieu d’acculturation républicaine et laïque ». Le comportement des cadres est criti-qué mais ne fait pas alors l’objet de répression systématique. La crise dreyfusarde conduit ensuite à une « mise au pas » (p. 18). La mouvance radicale entreprend alors une nouvelle phase de laïcisation et de républicanisation avant qu’un apaisement ne débute à la fin de la décennie 1900.

Dans les années 1880, les Républicains réorganisent les honneurs militaires en imposant un cérémonial patriotique, à la fois laïque, viril et martial, autour d’une armée à l’ossature constituée de citoyens soldats. Symbolisé par le 14 juillet, ce projet emporte l’adhésion des Français, militaires et civils confondus. Pour autant, les offi-ciers restent davantage attachés que les conscrits à une célébration catholico-centrée de la nation et sont travaillés par un réveil religieux. Lors de cette première étape, X. Boniface insiste sur la prudence du pouvoir, soucieux de ne pas briser l’unanimité autour de l’Arche sainte. Cette modération s’explique aussi par la priorité donnée à « la quasi-suppression de l’aumônerie », symbole des régimes cléricaux aux yeux des Républicains. Il s’attarde sur la loi de 1889 dite des « curés sac au dos ». elle conduit l’Église à développer une pastorale spécifique pour les militaires et relève plus de la part des Républicains d’une logique d’égalité devant l’impôt du sang que d’un zèle anticlérical (p. 485). L’étude des œuvres met en lumière la vaine ambition de l’Église, relayée par une minorité de notables et d’officiers militants, de faire d’« une armée chrétienne » le levain d’une France chrétienne (p. 139). Reste que les cadres sont en majorité « catholiques mais pas forcément cléricaux » (p. 190). Les Républicains n’en sont que peu convaincus, et chaque crise est l’occasion de renforcer le contrôle sur des officiers dont le loyalisme est jugé problématique, à tort comme le rappelle à son tour X. Boniface dans la lignée de R. Girardet. Pour autant, à la veille de l’af-faire Dreyfus, la laïcisation reste limitée, réalisée sur la base d’un « modus vivendi » à l’équilibre fragile. L’Affaire vient en révéler les équivoques autour des notions d’apo-litisme et de laïcité (p. 247).

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494 Comptes rendus

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 494 / 248 - © PUF - - © PUF -

L’auteur étudie l’Affaire en centrant son propos sur le corps des officiers dont, à la suite de V. Duclert, il rappelle qu’il abrite en son sein une minorité dreyfusarde significative. Dans le sillage de P. Cabanel, il montre aussi comment les Républicains croient déceler une alliance entre les cadres et l’Église, et la façon dont une partie d’entre eux anticipe un possible coup d’État. Au nom d’une conception jacobine et exclusive de la République, cette crainte justifie « la mise au pas de l’armée ». La crise politico-militaire marque ainsi une étape décisive vers la séparation de l’Église et de l’État. Dans l’étude de cette entreprise, il faut saluer l’apport des chapitres vi et vii.

Le chapitre vi sur l’affaire des Fiches vient renouveler l’ouvrage classique de F. Vindé. Il montre que le recours au Grand orient n’intervient qu’après que le gou-vernement a été déçu par les préfets qu’il a sollicités, convaincu que cette démarche relève d’une pratique usuelle et légitime de l’administration (p. 322 et 361). Utilisant les archives de Charente-maritime et du Nord, de l’Archevêché de Paris, du Service historique de la Défense (SHD) et du Grand orient, X. Boniface présente un tableau, solidement étayé, de la composition et du rôle des loges dans ce système de délation. Les militaires représentent moins de 15 % des effectifs des loges étu-diées au paroxysme de la crise. La plupart sont des officiers subalternes et des sous- officiers. Très éclairante également, l’analyse des suites de l’affaire. La solidarité avec les dénoncés l’emporte entre officiers quand le haut-commandement et le gouverne-ment préfèrent temporiser. Les sanctions restent l’exception et l’amnistie des déla-teurs intervient dès octobre 1905. De même, X. Boniface nuance l’impact de la crise sur l’avancement, dans un sens comme dans l’autre, rappelant à propos que d’autres facteurs influent sur la progression de carrière.

L’étude de l’attitude de l’armée lors des expulsions de congréganistes et des inven-taires est encore plus novatrice. en s’appuyant sur une utilisation inédite des dossiers individuels conservés au SHD, X. Boniface étudie « ces officiers qui ont dit non » (p. 404). La majorité des cadres apparaît réticente. Le recours à l’armée est vécu comme une instrumentalisation politicienne. mais, par discipline et légalisme, les officiers obéissent. Reste une infime minorité qui va jusqu’à démissionner. Comme lors de l’affaire des Fiches, la répression demeure limitée, 17 cadres seulement sont traduits devant les conseils de guerre qui ne prononcent que des peines légères et des acquittements.

Comment expliquer l’« écho disproportionné » (p. 424) de cet épiphénomène statistique ? en fait, comme lors de l’affaire des Fiches, ce sont deux conceptions de la République qui s’opposent. Si l’acculturation de la majorité des cadres à la forme modérée du régime s’impose progressivement entre 1879 et 1914, la plupart des offi-ciers – et de l’opinion – demeure réfractaire à sa déclinaison jacobine qui exige des militaires qu’ils adhèrent aux valeurs radicales, au-delà du légalisme et du respect de la neutralité religieuse de l’État. mais l’épisode, s’il laisse des traces, reste ponctuel et l’heure est bientôt à l’apaisement (chap. ix).

Dans un autre contexte, l’analyse prolonge celle des transactions autour de « l’arche sainte », étudiées par J.-F. Chanet pendant la République conservatrice de 1871 à 1879. À l’issue d’une entreprise convaincante de clarification des rapports entre Armée, Église et République entre 1879 et 1914, on suit X. Boniface pour qui cette histoire est d’abord celle d’« accommodements réciproques parfois dura-bles », en dépit des tensions et crises récurrentes (p. 497). L’armée ne fait pas excep-tion à la tendance générale d’une acculturation progressive quoiqu’imparfaite de la République jusqu’en 1914. Le livre démontre qu’elle en constitue un des champs d’application privilégiés.

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Comptes rendus 495

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 494 / 248 - © PUF -

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 495 / 248 - © PUF -

Valérie Igounet, Robert Faurisson, Portrait d’un négationniste, Paris, Denoël, 2012, 457 p.

Connue pour son Histoire du négationnisme publiée en 2000, Valérie Igounet pro-pose une biographie de son propagandiste français actuel le plus célèbre, Robert Faurisson, et prend le relais de Nadine Fresco et de Florent Brayard qui ont consa-cré des ouvrages importants à Paul Rassinier, un des maîtres de Faurisson. Écrire sur Faurisson, aujourd’hui octogénaire (il est né en 1929), est une tâche ardue faute d’archives accessibles, mais aussi parce que l’homme refuse de se livrer. Avec l’histo-rienne, il a ainsi interrompu une première série d’entretiens filmés chez lui à Vichy en 2008. Depuis pourtant, les internautes peuvent découvrir sous le titre « Un homme » un documentaire de Paul-eric Blanrue où Faurisson se raconte. Le livre d’Igounet, fondé sur des archives privées importantes (correspondances) et une batte-rie de témoignages, vient donc à point nommé pour retracer l’itinéraire et brosser le portrait de ce négationniste français à la renommée mondiale.

Khâgneux à Henri IV de 1946 à 1948, Faurisson est décrit par d’anciens condis-ciples comme un provocateur tenant des propos favorables au fascisme et au nazisme. Il confirme son engouement d’alors pour maurice Bardèche (Nuremberg ou la terre pro-mise) et son dégoût de l’épuration et du monde né de la victoire des alliés. Faurisson est dépeint comme un extrémiste de droite originel, qui confirme son engagement via la défense de l’Algérie française et ses lectures (Rivarol). marqué du sceau de la précocité et de la cohérence, ce récit fort bien huilé ne doit pas faire négliger d’autres aspects qui complexifient cette linéarité apparente. Faurisson est un enseignant syn-diqué à gauche (au SNeS puis au SNeSUP de 1951 à 1978), il a cotisé au comité maurice Audin et une dizaine d’années plus tard, en mai 1968, il est une figure mar-quante des Comités d’Action lycéens au lycée Blaise Pascal de Clermont-Ferrand. D’anciens élèves évoquent le charisme et la singularité de leur professeur agrégé de lettres classiques, mais en même temps rapportent des incidents mettant en cause son autoritarisme, voire sa brutalité. Faurisson rejette aussi les méthodes d’analyses préconisées par l’Inspection générale, car un commentaire n’appellerait qu’une seule question : « Que dit ce texte ? ». La démarche est celle d’une déconstruction, en par-ticulier des « mythes ».

Le premier est Rimbaud dont Faurisson propose une analyse érotique de Voyelles qui lui vaut une publication chez Pauvert. L’interprétation serait non seu-lement inédite mais surtout la seule recevable. Faurisson entend donc l’imposer, y compris par la provocation. De Rimbaud, il passe à Lautréamont et s’intéresse aussi aux chambres à gaz. Le Mensonge d’Ulysse de Rassinier marque Faurisson qui décou-vre aussi, via Rivarol, le célèbre article de martin Broszat paru dans Die Zeit en août 1960 et expliquant qu’il n’y a pas eu gazages de juifs à Bergen-Belsen, Buchenwald et Dachau. Si ce point contredit le procès de Nuremberg, il ne signifie nullement pour l’historien allemand que l’extermination ne s’est pas déroulée ailleurs. Pour Faurisson, cette remise en cause d’une partie de la démonstration l’invaliderait dans sa totalité. S’opère alors le basculement de la révision, consubstantielle à la recherche historique, à la négation. Faurisson n’a pourtant rien d’un historien. mieux encore, il écrit à Rassinier s’être « habitué à totalement dépouiller en [lui] l’historien qui som-meille pourtant en chacun de nous ».

L’intérêt de Faurisson pour les chambres à gaz devient obsession. Il en disserte alors ouvertement devant d’anciens élèves auxquels il explique sa volonté de pour-fendre un mythe, avec sa méthode « Ajax » qui récure comme le proclame une célèbre publicité de l’époque… en 1969, Faurisson est devenu maître assistant sta-giaire, puis titulaire à l’université de Paris 3 (1971). La Nouvelle Revue française et la

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496 Comptes rendus

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 496 / 248 - © PUF - - © PUF -

radio l’accueillent. en 1972, il soutient sa thèse en Sorbonne sur « La bouffonne-rie de Lautréamont » et la publie chez Gallimard. Deux ans plus tard, il est maître de conférences à Lyon II. S’il entend travailler sur Nerval et Céline, une référence majeure pour lui, il indique aussi vouloir entreprendre des travaux sur le second conflit mondial. Au printemps 1974, Faurisson commence à adresser des courriers à des spécialistes de la Seconde Guerre mondiale pour leur demander des photogra-phies sur les chambres à gaz. Une première « affaire Faurisson » démarre qui, retra-cée minutieusement dans l’ouvrage, est inséparable d’une tentative, infructueuse, de devenir professeur, à cause sans doute d’une réputation sulfureuse mais aussi de l’insuffisance de sa production scientifique. Piqué au vif, le provocateur a préparé une riposte à l’occasion du colloque « Église et chrétiens de France dans la Seconde Guerre mondiale » qui se déroule à Lyon en janvier 1978. Présent dans le public, Faurisson y déclare que « l’inexistence des chambres à gaz est une bonne nouvelle qu’on aurait tort de tenir cachée ». Le choc est perceptible dans la salle, mais l’affaire en reste là car les organisateurs ne veulent lui donner aucune publicité. À l’été 1978, si Faurisson publie « Le problème des chambres à gaz » dans Défense de l’Occident, il ne réussit nullement à convaincre Pauvert d’accepter un manuscrit sur le sujet. Faurisson se sent pourtant prêt. Ainsi, il maîtrise et recycle une littérature française et étrangère (l’Américain Butz). Il argue aussi de sa compétence de « critique de textes et de documents », mais elle doit être corrigée par trois réserves majeures : un hyper-criticisme, une sélection délibérément orientée des sources mobilisées et une maî-trise très relative de l’allemand. enfin, Faurisson prétend justifier techniquement de l’impossibilité du fonctionnement des chambres à gaz d’Auschwitz, où il s’est rendu en 1976. À la fin de 1978, Faurisson obtient une consécration médiatique. Après Le Matin de Paris (16 novembre), il publie dans Le Monde (29 décembre 1978) un texte sur « Le problème des chambres à gaz » en regard d’un autre de Georges Wellers, « Abondance de preuves ». Loin de clore l’affaire, elle la développe car Faurisson entend user de son droit de réponse. La médiatisation, nourrie aussi des prises de position de Pierre Vidal-Naquet, rend sa situation d’enseignant délicate : il se voit confier des cours par correspondances avant d’être, jusqu’à sa retraite, déclaré libre de tout enseignement.

L’histoire de Faurisson rebondit à l’extrême gauche grâce à Pierre Guillaume et à l’équipe de la Vieille Taupe. Les raisons de cet accueil chaleureux combinent la défense de la cause palestinienne contre Israël et la nécessité, développée par Guillaume, de faire « réémerger » la théorie révolutionnaire, ce qui impose de « liquider l’antifas-cisme » et « le pilier chambre à gaz » qui le sous-tend. Faurisson partage ce rejet de l’ordre né de 1945 mais son objectif premier est de démontrer techniquement l’impos-sibilité du fonctionnement des chambres à gaz. Jean-Claude Pressac serait l’homme de la situation mais ce pharmacien, acquis à l’origine aux hypothèses faurissonniennes, va les démonter au fil de ses voyages à Auschwitz et de ses recherches qu’il finit par publier aux éditions du CNRS. S’il rompt avec Pressac, Faurisson a d’autres disciples, notamment Henri Roques, dont la thèse sur Kurt Gertstein soutenue à Nantes porte la marque de ses méthodes. Au début des années 1990, Faurisson se voit concurrencé par l’ancien communiste Roger Garaudy à la Vieille Taupe, où est publié Les mythes fonda-teurs de la politique israélienne en 1995. Faurisson en est marqué mais comprend que l’écho de l’antisionisme radical de Garaudy pourrait lui profiter. Le calcul est habile car les années 2000 sonnent l’« heure de gloire » de Faurisson qui voit le monde musulman s’ouvrir à lui et l’accueillir à la « conférence sur l’holocauste » organisée en 2006 à Téhéran. en France, Faurisson jouit d’un autre relais, celui de Dieudonné qui en fait son « invité surprise » au Zénith le 26 décembre 2008. enfin, la nouvelle génération de négationnistes (Vincent Reynouard), réunie autour du nouveau directeur de Rivarol Jérôme Bourbon, marque sa dette auprès de l’octogénaire.

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Comptes rendus 497

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 496 / 248 - © PUF -

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 497 / 248 - © PUF -

Biographie intellectuelle documentée et centrée sur sa relation aux chambres à gaz, le livre de Valérie Igounet propose aussi un portrait de Faurisson présenté comme « brillant », « dominateur », avide de « reconnaissance » et marqué surtout par sa « paranoïa ». Derrière l’homme se profile un entourage où certaines figures émergent (notamment sa sœur, acquise à ses thèses) et plus encore celui d’un milieu négationniste dont, au-delà de ce riche travail, il faut poursuivre et enrichir l’histoire sur le plan international.

olivier dard

Christophe Charle, Discordance des temps. Une brève histoire de la modernité, Paris, Armand Colin, 2011, 494 p.

L’incipit du Père Goriot nous décrit le « char de la civilisation », « broyant » les « cœurs » dans une « marche » aussi « glorieuse » que terrifiante. Il en va de la « modernité » comme de ce char : jugement de fait et description (elle est la der-nière séquence en date de la chronologie), la modernité est également jugement de valeur et prescription (tant nous savons, depuis Rimbaud, qu’il faut « être résolu-ment moderne »). Cet impératif n’est pas que d’un poète : il est également celui des experts, éditorialistes et agences de notations qui, à grands renforts de rapports, nous enjoignent d’être modernes pour ne pas périr écrasés sous le char de Krishna – de tout autre dieu plus oriental encore.

La modernité, comme description et comme prescription, a une histoire, à la fois réflexive (quand, comment et par qui la notion est-elle apparue ?) et concrète (qu’est-ce que la modernité vécue ?). La première a parfois été esquissée. La seconde reste éminemment difficile, car elle suppose d’accéder à des expériences sociales que l’historien ne peut guère approcher qu’au prix d’un dépouillement de sources considérable. C’est cette double histoire que tente Christophe Charle, dans un grand écart athlétique entre l’histoire de la culture la plus en pointe (de Baudelaire à Fritz Lang) et l’histoire sociale des marges du siècle, en passant par les régimes juridiques et politiques (le projet républicain) et les utopies (qui ouvrent sur un ailleurs de la modernité).

Christophe Charle chemine également avec aisance entre le « haut » et le « bas » des sociétés européennes qu’il étudie. Dans un ouvrage devenu un classique, La crise des sociétés impériales, l’historien nous avait entre autres montré que le rapport des élites métropolitaines impériales d’europe à la modernité était à la fois assumé et reven-diqué, mais aussi problématique, et que cette ambiguïté expliquait bien des conflits entre dominants et dominés, mais aussi entre élites elles-mêmes. Charle consacre dans Discordance des temps une part plus importante aux dominés, tenus en marge de la « modernité » et de l’accélération de la temporalité : la « discordance » suggérée par le titre est ainsi avant tout sociale, comme le montre l’étude qu’il consacre à la vulné-rabilité, socialement différenciée, aux grandes épidémies qui frappent Paris dans les années 1830.

La « discordance » des temps – ou des historicités, i.e. de la manière dont on est et dont on se conçoit dans le temps – est également politique : à l’issue de ce qu’il appelle la « première modernité », Christophe Charle relit la révolution de 1848-1849 comme une modernité en flèche, une ouverture sur un à-venir souhaitable pour beaucoup mais qui, du fait de l’inertie sociale, culturelle, intellectuelle des élites en place (celles des Restaurations européennes), mais aussi des populations non encore

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498 Comptes rendus

17 avril 2013 12:02 - Revue historique n°2, 666 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 498 / 248 - © PUF - - © PUF -

alphabétisées, n’advient pas. La synchronisation des projets politiques et des aspira-tions sociales se fait dans une seconde période, celle de la « modernité classique » (1850-1890), dont le paradigme politique est, en France, l’installation progressive et solide de la IIIe République. Cette synchronisation est à la fois un motif de satisfac-tion pour ceux qui voient se réaliser et se séculariser un des espoirs (au moins) de 1848, mais aussi une invitation à la mélancolie pour ceux qui, dans l’avènement d’un projet, voient aussi la fermeture d’un possible – le spleen fin-de-siècle est aussi à lire sous cet angle.

Christophe Charle couvre la totalité du spectre social et déploie sa réflexion dans un vaste espace géographique. Comme dans tous ses ouvrages, l’historien témoi-gne d’une connaissance, rare en France, des historiographies et des problématiques étrangères, notamment allemandes et britanniques, mais aussi espagnoles ou latines en général. Le monde qu’embrasse Charle est l’europe en tant que métropole, mais aussi, par conséquent, les empires européens – même si dans un ouvrage de 494 p., on ne peut réaliser un programme aussi ambitieux à l’échelle du monde entier ; on regrette, de ce point de vue, que l’extrême-occident (l’Amérique du Nord) ne soit pas plus tôt et plus massivement traité dans la démonstration, la confrontation europe-Amérique étant de manière fort précoce un bel exemple de discordance des temps.

Il reste que le texte de Christophe Charle donne le vertige, car l’ambition sociale, géographique et épistémologique du propos (une réflexion sur l’historicité étant, de fait, une méditation sur l’histoire et l’historien, comme le suggère l’auteur lui-même en conclusion) produit un texte inédit en France, qui conjugue le meilleur de la réflexion historique (Corbin, entre autres) et épistémologique (Ricœur, Hartog) française avec ce qui fait la force des grands travaux d’érudition anglo-saxons et allemands : la matière de l’ouvrage est abondante, érudite, précise, et multiple (des égouts de Paris à Métropolis, en passant par la biographie de Robert Blum, la Vie de Jésus – Renan –, Saint-Simon, le libre-échange et Schopenhauer !), sans jamais être hétérogène. La matière que convoque l’historien est arraisonnée à une question, et le livre, s’il est foisonnant (et passionnant), ne dévie jamais de sa route, ne quitte jamais son sujet : comment devient-on peu à peu contemporain ? Comment les historicités se synchronisent-elles ? où et pourquoi reste-t-on discordant ?

Christophe Charle signe dans ce livre une leçon d’histoire et d’épistémologie majeure – et nous suggère une réflexion politique qui n’est pas inutile.

Johann chapoutot

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