Jouer et Comprendre

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Université de Montréal Jouer et Comprendre La démonstration de réel offerte dans le documentaire interactif est-elle cohérente? par Gilles Tassé Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques Faculté des arts et des sciences Travail effectué dans le cadre du cours JEU6002 – Cinéma, jeu vidéo et fiction interactive Offert par Carl Thérien Résumé

Transcript of Jouer et Comprendre

Université de Montréal

Jouer et Comprendre

La démonstration de réel offerte dans le documentaireinteractif est-elle cohérente?

parGilles Tassé

Département d’histoire de l’art et d’étudescinématographiques

Faculté des arts et des sciences

Travail effectué dans le cadre du coursJEU6002 – Cinéma, jeu vidéo et fiction interactive

Offert par Carl Thérien Résumé

Le documentaire interactif fait partie de ces multiples

formes audiovisuelles qui sont de plus en plus présentes sur

Internet. Ce texte de réflexion s’inscrit dans le débat

toujours actuel entre une large part de l’establishment du

cinéma documentaire traditionnel et les créateurs et penseurs

des médias interactifs. D’un côté, on se réjouit de l’arrivée

d’un nouvel objet documentaire au potentiel de réflexion sur

le réel. De l’autre, certains doutent de la valeur du nouvel

outil numérique interactif dans sa capacité de transmission

cohérente du récit. S’inspirant des travaux de recherche qui

ont participé à créer l’identité du documentaire linéaire et

ceux qui sont à construire celle des médias interactifs,

l’auteur s’interroge sur la nature de cette nouvelle

dynamique entre créateur et utilisateur, et analyse les

capacités de cohérence et de communication de ces œuvres

documentaires et interactives.

Mots-clés

Documentaire, interactivité, transmédialité, multimédia,

réel, Internet, narration, spectateur, auteur, utilisateur.

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Du linéaire au stellaire

Depuis une vingtaine d’années le cinéma et la télévision

se sont adaptés aux nouveaux modes de production et de

distribution numériques, mais l’arrivée de nouvelles

plateformes performantes de diffusion via Internet vient

modifier l’équilibre qui semblait tout juste s’établir entre

ces deux écrans dans le partage des œuvres présentées. En

effet, une large part du public de ces différents objets

audio-visuels consomme maintenant ses divertissements, tous

médias confondus, sur une multitude de plateformes diverses

telles tablette, Smartphone, console de jeux vidéo,

ordinateur et écran télé, au moment où bon lui semble et

suivant un défilement de contenus des plus variés,

entrecroisés et souvent segmentés. De plus, des habitudes

d’amusement et d’interactions construites au fil

d’investissements dans les loisirs vidéoludiques se sont

maintenant transformées en véritables et pressantes attentes

de moments d’interaction et de participation face au

déroulement d’œuvres jadis résolument linéaires.

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Il nous semble donc aujourd’hui illusoire de s’engager à

concevoir les films documentaires comme à l’époque où on les

visionnait de façon absolument linéaire, lors de projections

dans une salle de cinéma sombre et silencieuse, ou lors d’une

ponctuelle et rassembleuse télédiffusion. Tout est à revoir

en fonction des nouveaux modes de distribution numériques,

dont la caractéristique principale, première, et tout à fait

révolutionnaire, est la présence d'une possible

interactivité. Dans ce contexte de diffusion réseautique

numérique, nous aurions d’un coté, un créateur de moins en

moins en contrôle du discours narratologique, ou du moins de

son déroulement (linéaire ou non), et de l’autre, un

spectateur devenu utilisateur, voire co-créateur, moins «

passif », et en même temps moins disponible ou attentif.

Quelle place chacun y trouve-t-il? Dans quelle mesure le

documentaire est-il transmédial sans qu’il ne soit tout à

fait dénaturé? La présence de l'interactivité exclut-elle de

facto toute possible cohérence de discours et pertinence à

cette novatrice forme documentaire?

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Mitchell Whitelaw, professeur et chercheur multimédia,

s’interroge dès 2002 au sujet de la valeur narrative de cette

nouvelle forme documentaire interactive qu’il voit survenir

et questionne la cohérence d’une narration segmentée et

ouverte. Dans son essai « Playing Games with Reality » il

résume bien le scepticisme et l’inquiétude de nombreux

chercheurs et cinéastes documentaristes :

« … les nouvelles formes médiatiques posent un défifondamental au principe de cohérence de lanarration, pièce centrale du documentairetraditionnel. Si nous explosons et ouvrons lastructure [narrative] comment pouvons-nous êtrecertain que l’histoire est bien transmise? »(Whitelaw, 2002, p.1).1 2 (Traduction libre,personnelle)

Comme cinéaste documentariste, à la fois praticien et

chercheur, cette réflexion nous interpelle doublement. En

effet, ce nouveau rapport collaboratif de construction de

1 « …new media forms pose a fundamental challenge to the principle ofnarrative coherence, which is at the core of traditional documentary. Ifwe explode and open the structure, how can we be sure that the story isbeing conveyed? » Whitelaw, Mitchell. 2002. « Playing Games with Reality».

2 Considérant les capacités de lecture de mes lecteurs, et afin d’éviterd’alourdir le texte et d’en dénaturer le propos, les citations quisuivront seront transmises dans leur langue d’origine.

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narration présent dans l’œuvre interactive nous semble à

priori contreproductif, ou du moins contre-intuitif et il

nous apparaît difficile d’en apprécier le fonctionnement

immédiat et d’en évaluer l’efficacité, voire même la possible

cohérence. Est-il possible de concevoir des œuvres

documentaires interactives qui dès le départ appréhendent ce

nouveau spectateur plus que disposé à collaborer activement

au déroulement de l’expérience narrative qui lui est

présentée?

Nous proposons d’analyser l’efficacité narrative et la

capacité de communication de ce nouvel objet documentaire par

un évaluation construite en trois temps : premièrement, nous

ferons un survol de ce qui est généralement convenu

concernant la nature du film documentaire linéaire, afin d’en

rappeler la construction, les intentions narratives et les

rôles habituellement tenus par leur auteur et leur

spectateur, et ainsi définir ce qu’il est essentiel d’y

préserver. Par la suite, nous étudierons de quelle manière

l’interactivité participe au déroulement narratif au sein de

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formes médiatiques interactives narratives et documentaires,

afin d’y déceler les dispositifs qui sont aptes à participer

efficacement aux objectifs d’information et de divertissement

habituellement présents dans une œuvre documentaire. Puis,

nous terminerons par l’analyse d’une œuvre documentaire

interactive et vérifierons de facto la dynamique participative

offerte au spectateur-acteur, et de quelle manière cette

nouvelle qualité de présence collabore à la communication, à

la réflexion et la compréhension du réel et des enjeux

présentés.

Documentaire linéaire

Ian Bogost et Cindy Poremba réfléchissent sur la nature

des films documentaires traditionnels dans leur analyse de la

relation de ce dernier avec les nouvelles possibilités

interactives, et ils questionnent les limites de

transformation et de transmédiation qu’un genre peut subir

sans en être tout à fait dénaturé : « …is this a case of

simple remediation — an attempt to reconstruct a genre in

another media form without sufficient regard to the

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properties of that medium. » (Bogost & Poremba, 2008, p.1).

En effet, tel qu’ils le soulèvent par la suite, il peut

sembler pour l’instant téméraire, voire incorrect,

d’appliquer l’étiquette documentaire à une nouvelle forme

interactive qui n’a peut-être plus rien à voir avec les

intentions et la nature de la forme documentaire originale.

Que possède-t-elle d’essentiel, d’absolu, de fondamental?

Arnau Gifreu, chercheur multimédia, résume quant à lui le

genre documentaire premier en cette capacité d’évocation

qu’il possède :

« The documentary genre is one of the most powerfultools used to explain non-fictional stories aboutreality. Its multiple applications have helped thedocumentary to become a key device within thecinema industry even since the first documentarymovie, Nanook of the North (1922), which demonstratesthis genre’s power to immerse the audience in otherplaces and people’s lives. » (Gifreu, 2011, p.355).

Cette capacité d’explication du réel et d’immersion dans

un quotidien qui nous est peu familier semble donc être une

des caractéristiques essentielles du cinéma documentaire.

Toutefois, la mention de l’œuvre phare de Robert J. Flaherty,

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avec toutes ses qualités et les enjeux qu’elle souleva

concernant la mise en scène du réel, nous incite à clarifier

la tâche du cinéaste qui, à priori, semblait être de

« simplement » capter une réalité. John Grierson, un des

fondateurs du genre documentaire et producteur de Flaherty

pour le film Industrial Britain (1931), nous permet d’avancer dans

notre compréhension du genre et du rôle incombant à son

créateur. Précurseur, il déclarait en 1966, bien avant que

les enjeux transmédiatiques actuels puissent être envisagés :

« In documentary we deal with the actual, and in one sense

with the real. But the really real, if I may use that phrase,

is something deeper than that. The only reality which counts

in the end is the interpretation which is profound »

(Grierson, 1966, p.145). Grierson nous offre par ces quelques

phrases une réflexion sur cette forme de documentation du

réel qui rend possible d’appréhender aujourd’hui, un demi-

siècle plus tard, ce médium en mode de transformation, et de

mieux comprendre ce qui en demeure toujours essentiel. La

première composante, vitale, est cette attention au réel. La

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deuxième composante, tout aussi nécessaire, est cette volonté

de comprendre ce réel et de l’interpréter.

Cependant, l’interprétation et la compréhension d’un

énoncé se construit autant en amont, lors de sa création,

qu’en aval, lors de sa réception. Roger Odin ouvre au

deuxième partenaire de compréhension impliqué dans la

dynamique énonciatrice d’un film cet engagement au processus

d’interprétation du réel et clarifie comment le spectateur et

l’auteur sont engagés l’un à/et l’autre : « Le spectateur

construit bien le texte, mais il le fait sous la pression de

déterminations qui le traversent et le construisent sans

qu’il en ait le plus souvent conscience. Le spectateur n’est

ni libre ni individuel : il partage avec d’autres, certaines

contraintes. » (Odin, 2000, p.54). Il semble donc que

l’interprétation du réel que le spectateur effectue, aussi

individuelle et personnelle soit-elle, s’effectue à la suite

de celle déjà entreprise par l’auteur de l’œuvre, par

laquelle et pour laquelle tous deux réfléchissent, de façon à

la fois indépendante et tout aussi interreliée.

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La chercheure Sandra Gaudenzi réfléchit sur ce point de

vue sur le réel et son interprétation par médium interposé.

Dans sa thèse de doctorat sur le documentaire interactif,

elle analyse le rôle du créateur de documentaire linéaire et

nous offre une interprétation de cet aspect du travail du

documentariste qui semble adaptable aux évolutions du genre

qui sont à s’accomplir. Elle nous informe par le fait même,

et de façon implicite, sur la nature du nouveau rapport

réflexif permis au spectateur de ces démonstrations

subjectives du réel à laquelle il est exposé :

« What is interesting about the documentary form isnot so much its attempt to portray a reality ofinterest to the filmmaker, but that the way thefilmmaker chooses to interact with reality, tomediate it through shooting, editing and showingit, is indicative of new ways of thinking aboutreality, and therefore of forging it. » (Gaudenzi,2013, p.13).

De manière similaire à John Grierson, Sandra Gaudenzi

envisage donc elle aussi le travail du cinéaste

documentariste comme celui d’un penseur de réalité, bien plus

que comme celui d’un simple présentateur de faits réels. Pour

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l’instant nous nous contenterons de cette ouverture

concernant l’œuvre et son artisan principal. Soulignons tout

de même que le spectateur lui aussi doit interagir avec la

réalité qui lui est présentée par médias interposés, et par

des moyens d’interprétation qui sont eux aussi indicatifs et

collaboratifs d’une certaine façon de penser. Ces dernières

réflexions laissent déjà entrevoir de possibles variantes

formelles du documentaire lui-même, ainsi que le rôle que

pourraient y jouer ce nouvel outil potentiel de médiation du

réel qu’est l’interactivité, et son aboutissant,

l’interacteur.

Documentaire interactif

Pour Arnau Grifeu, le potentiel évocateur de cette

nouvelle forme documentaire et interactive résulte de la

convergence de deux champs de communication distincts – les

médias numériques et le documentaire – et semble se

construire sur une attraction réciproque : « In some ways, a

fusion begins from mutual attraction: the documentary genre

contributes with its several modes of representing reality,

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and the digital media genre contributes with its new

navigating and interacting modes » (Grifeu, 2011, p.354).

Selon lui, les modes interactifs et de navigation du média

numérique, ayant délaissé le hors-ligne pour investir le

champ « online » de l’Internet, sont maintenant capables de

fortes performances de transfert de données, aptes à recevoir

ce nouveau genre qui combine, d’un côté, l’audiovisuel du

documentaire et l’interactif des médias interactifs, et de

l’autre, le contenu de l’information et le divertissement de

l’interface interactive.

Les possibilités technologiques semblent de toute

évidence pousser le médium vers des formes qui tout récemment

n’étaient pas envisageables. Mais cette rapide évolution du

medium exige une attention vers la cohérence et la qualité de

la livraison de son contenu. Marie-Laure Ryan s’interroge sur

les possibilités narratives de cette forme interactive :

« Yet if interactivity is the property that makesthe greatest difference between old and new media,it does not facilitate storytelling, becausenarrative meaning presupposes the linearity andunidirec- tionality of time, logic, and causality,while a system of choices involves a nonlinear or

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multilinear branching structure such as a tree, arhizome, or a network. » (Ryan, 2006 p.120)

Marie-Laure Ryan émet donc elle aussi des doutes

valables au sujet de la cohérence narrative du documentaire

de forme interactive. Cependant, et en contrepartie, comme

nous l’avons souligné dans la section précédente, le

documentaire possède aussi des objectifs autres que

narratifs, qui sont potentiellement beaucoup moins menacés

par une structure narrative en branche ou en réseau. Ian

Bogost et Cindy Poremba orientent leur réflexion de façon

plus précise sur des enjeux propres au genre que nous sommes

à discuter. Ils soulignent la valeur ajoutée permise par le

jeu vidéo documentaire et nous laissent entrevoir quelques

plus-values possibles pour le documentaire linéaire à prendre

une forme interactive. Dans leur analyse comparative des deux

formes documentaires que sont le film et le jeu, ils

postulent :

« Documentary film can only represent one instanceof the subject. As audience members, we haveminimal assurances that what we see is the“definitive moment” for documenting, as opposed toan aberration. Digital media can also simulate

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situations difficult to deconstruct or follow. »(Bogost et Poremba, 2008, p.3).

Pour les auteurs, l’objet numérique, par sa capacité de

simuler, peut offrir une multitude de représentations et,

étrangement, ces multiples simulés ont accès à une valeur de

vérité que le film à point de vue unique ne possède pas. Le

jeu vidéo documentaire serait donc plus apte à exposer la

complexité de la réalité et cela dans la mesure où il obtient

l’approbation et la collaboration de son spectateur, ce

dernier devant idéalement pouvoir comprendre la réalité qui

s’offre dans le jeu pour ensuite transposer sa nouvelle

compréhension au monde véritable d’où elle est extraite.

Sandra Gaudenzi nous permet d’avancer dans l’étude de

cette nouvelle et productive collaboration. Elle postule que

l’utilisateur ne doit pas être perçu comme étant externe au

système mais bien interne au système, i.e. faisant partie du

système. Selon elle, le documentaire interactif ne doit pas

être étudié tel un objet, mais comme un nuage de possibilités

qui dépendent des relations possibles entre plusieurs

systèmes dynamiques: un utilisateur, une structure

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interactive, une banque de données et un contexte culturel et

technique :  « Interactivity is seen as native, as

constitutive of the digital artefact. The user is not

“observing” the digital artefact, not “controlling” it, but

“being transformed” by it. » (Gaudenzi, 2013, p.75). Pour

Sandra Gaudenzi, l’interactivité doit être vue comme étant

une façon fondamentale d’être, une façon d’appréhender notre

environnement et de s’y adapter.

Il serait donc possible, pour un auteur et un

utilisateur-acteur, de collaborer, via l’interactivité, à la

construction d’un objet documentaire audio-visuel et

multimédia ouvert et en évolution, à la fois pertinent de

contenu et cohérent de forme. Il nous reste à explorer, à

analyser, et à comprendre le rôle que ces trois agents

collaborateurs occupent au sein de cette complexe et

expressive nouvelle expérimentation médiatique, et à examiner

comment la nature de l’un et de l’autre influence tant la

progression du fond que celle de la forme.

Global Jukebox   : L’objet d’analyse

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L’aspect interactif et numérique du projet Global Jukebox

trouve source au milieu des années soixante, mais l’œuvre en

tant que telle, dans son essence, débute dès les années

trente, à la naissance de la Grande dépression. Entreprise

par John A. Lomax, musicologue, assisté de son fils Alan

Lomax âgé de 18 ans à l’époque, et sous les auspices de la

Bibliothèque du Congrès (Library of Congress), elle consiste

au départ à répertorier, enregistrer et cataloguer la musique

folklorique d’origine afro-américaine. Ensemble, à l’aide

d’un phonographe enregistreur de plus de 140kg installé dans

le coffre arrière de leur Ford sedan, Lomax père et fils

enregistrent des chants folkloriques dans le sud des Etats-

Unis, interviewent d’anciens esclaves et effectuent de

nombreux enregistrements dans les prisons. En 1942, suivant

des coupures touchants la Bibliothèque du Congrès, Alan Lomax

entreprend de continuer seul le travail d’enregistrement, et

étend cette démarche de préservation de patrimoine culturel

au répertoire folklorique encore exprimé en Europe, dans les

Caraïbes et en Afrique du Nord.

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Au final, ce travail de préservation de mémoire

culturelle contient plus de 17 000 séquences audio,

totalisant plus de 5 000 heures d’enregistrements sonores,

400 000 pieds de film, et 3 000 séquences vidéo de danse, de

chants et de témoignages. Pour Alan Lomax, il s’agissait de

préserver une partie de notre humanité : « The dimension of

cultural equity needs to be added to the humane continuum of

liberty, freedom of speech and religion, and social

justice. » (Alan Lomax, 1972).

Il est raisonnable de soutenir à ce moment-ci de notre

description de l’œuvre que, dès le départ, Global Jukebox

possède une volonté de regard sur le réel claire et précise,

de même qu’une intention de communication volontairement

directive. Et qu’il s’agit bien là de ce que le vénérable

Grierson qualifie d’interprétation profonde : «… The only

reality which counts in the end is the interpretation which

is profound » (Grierson, 1966, p.145). Cette ouverture à

l’appréciation et l’interprétation de ce qui est vu et

entendu, dès la captation ou sinon subséquemment, lors de

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moments d’écoute et de visionnements, est, sans équivoque,

porteur de réflexion à la fois sur ce qui est d’une réalité,

sur ce qui en est offert par le travail du producteur, et sur

ce qui est apprécié ultimement par le spectateur. Ces trois

niveaux d’expérimentation du réel, ces trois étapes de

construction de la communication, même si pour l’instant dite

linéaire, sont complémentaires et participent activement à

notre avis à un dispositif rétroactif efficace et porteur de

réflexion.

Parallèlement à ce travail d’enregistrement et de

production, Alan Lomax élabore dès la fin des années

cinquante un système d’analyse musicale nommé cantometrics, qui

consiste à systématiquement codifier le style vocale des

chants recueillis. Élaboré à l’université Columbia en

collaboration avec des linguistes et orthophonistes, ce

système de comparaison utilise 37 facteurs d’analyse de

composantes formels de chants tels la tension vocale, la

respiration, le court ou long phrasé, la qualité rugueuse de

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la voix, la présence et le pourcentage de mots signifiants

etc. et en juge l’importance selon une échelle de 1 à 5.

Ces analyses musicales et vocales sont par la suite

mises en parallèle avec des données socioculturelles

d’organisation sociale telles que définies par

l’anthropologue George Murdoch qui analysa plus de 1 100

sociétés distinctes. Les premiers essais de calcul

statistique et d’élaboration d’une taxonomie de la

performance culturelle se font au milieu des années 60 et les

premiers résultats sont présentés dès 1966. Les données

recueillies portent aussi sur des films de danse et des

analyses de mouvements nommées choreometrics, ainsi que sur des

archives de conversations et leur analyse (phonotactics). En

1993, le premier prototype fonctionnel d’études comparatives

de culture et de société, est présenté à la Conference on

Computing for the Social Sciences et obtient le Prix du

Meilleur Logiciel. Global Jukebox permet, entre autres, de

comparer des société distinctes en fonction des qualités

formelles de leurs chants traditionnels et de révéler des

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concordances à première vue non apparentes. Par exemple, que

les chants Georgien sont similaires à ceux de l’Afrique

centrale, ou que la musique de Pantagonie est proche de la

musique inuit.

Résultat comparatif Guinea Coast / West SudanGrab vidéo Global Jukebox 1990

On voit donc poindre déjà une plus-value réflexive

redevable d’une interaction simple d’écoute et de

visionnement comparatifs et d’une mise en contexte culturel.

Dans leur analyse du jeu vidéo documentaire, Bogost et Premba

adaptent les différents modes de films documentaires établies

par Bill Nichols et établissent une catégorisation en genre

des différents types de jeux vidéos documentaires, existants

ou à venir. L’un de ces modes qu’ils labélisent interactif,

semble bien s’appliquer à l’œuvre qui nous intéresse. Ce mode

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interactif se compose de moments d’observation prescrits

d’aspects passifs, et de temps d’investigation visuelle plus

libres et actifs. Souvent sciemment construit et explicite,

et de construction arbitraire, il favorise une interaction

consciente et intentionnelle.

Marie-Laure Ryan établit sa propre grille d’analyse des

œuvres interactives et s’attarde de façon particulière à

leurs nombreuses structures de navigation informationnelles

possibles. L’une de ces structures, identifiée radiante,

aussi connue sous le nom « anémone de mer » (sea-anemone),

semble bien correspondre à Global Jukebox :

« … allows the information to unfoldrecursively from a main menu in one jump. Widelyused in informational Web sites, the radiatingpattern has no special affinities for narrative…but it can be put in service of what RaineKoskimaa calls “archival narratives”: stories thatthe reader reconstructs, not through random travelthrough a network but by consulting a well-organized database of documents. » (Ryan, 2006p.130).

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All nodes connected to the central onec. Sea-anemone

« Figure 2. Interactive architectures affectingdiscourse » (Ryan, 2006 p.129).

Cette représentation de possibles navigations et

organisation informationnelles s’applique bien à ce premier

dispositif comparatif et interactif offert par Global Jukebox et

son immense banque de données, et il nous permet d’en

apprécier la complexité. Et comme le soumet Marie-Laure Ryan,

il est fort possible que la structure de notre objet

interactif à contenu navigable soit mieux représenté par la

combinaison de différentes structures de type anémone de

mer, réseautique, vectorielle ou labyrinthe. Toutefois, notre

objet d’étude se révèle encore plus complexe dans ce qu’il

offre aussi une double navigation rétrospective entre deux

mondes d’études parallèles, mais non obligatoirement

indépendants, au sein de l’expérience humaine.

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En effet, Global Jukebox permet de comparer les

caractéristiques socio-économiques de cultures ayant des

expressions culturelles similaires, et ainsi d’étudier dans

quelle mesure des caractéristiques culturelles sont

corollaires de données sociales ou économiques spécifiques.

Par exemple, que les sociétés qui font la culture du riz ont

une façon similaire de danser et de bouger les pieds et que

celles où l’on éduque les garçons à être indépendants plutôt

que bon coéquipier, chantent d’une voix plus rugueuse.

Plusieurs résultats de ces comparatifs tendent aussi à

démontrer de fortes corrélations entre certaines

caractéristiques de l’organisation sociale et la qualité des

expressions culturelles. Par exemple, dans un chant de

groupe, une homogénéité tonale prépondérante est associée à

une société où les sexes ont une relation plus

complémentaire.

Global Jukebox offre donc une diversité d’interactions

variées d’une grande complexité, difficile à appréhender,

voire à catégoriser. Marie-Laure Ryan à nouveau permet plus

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de précision dans l’analyse de la mécanique interactive de

notre objet. Elle identifie d’abord quatre mode

interactifs : interne, externe, exploratoire et ontologique.

Dans le mode interne, parfois par l’entremise d’un avatar,

l’utilisateur se projette dans le monde représenté; dans le

mode externe, il se situe en dehors du monde représenté; dans

le mode exploratoire, l’utilisateur navigue l’espace montré

mais ses déplacements et sa présence n’interfèrent pas le

déroulement de la représentation; dans le mode ontologique,

les décisions de l’utilisateur ont des conséquences sur le

déroulement de son expérimentation. Puis, elle établit quatre

formes de stratégies d’interactivité basées sur deux types de

couple binaire : interne/externe et

exploratoire/ontologique. Nous aurions donc les quatre

couples ; Interne-Ontologique, Externe-Exploratoire, Externe-

Ontologique, Interne-Exploratoire. Loin de considérer ces

catégories comme étant hermétiques, Marie-Laure Ryan suggère

plutôt des orientations marquantes et parfois hybrides de

tendances.

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Cependant, selon cette catégorisation, Global Jukebox

serait à notre avis clairement de type Externe-Ontologique.

En effet, au niveau de son positionnement, l’utilisateur de

Global Jukebox est mis en contact avec des cultures, des

évènements et des informations qui sont distantes de sa

propre expérience quotidienne et qui existent de toute façon

de manière préétablie. Il ne peut modifier l’univers auquel

il est exposé : « …they conceptualize their own activity as

navigating a database. » (Ryan, 2006 p.150). Toutefois,

l’utilisateur a le loisir de parcourir l’univers à sa guise,

suivant son intérêt du moment et selon les liens qu’il

établit lui même en fonction de son expérience et de sa

propre sensibilité. Son cheminement est donc de type

ontologique : « … they determine which possible world, and

consequently which story, will develop from the situation

where the choices presents itself. » (Ryan, 2006 p.150).

Global Jukebox offre donc à la fois, plusieurs niveaux de

jeu, et de multiples positons de réflexion sur le réel, à

travers ce que l’on pourrait appeler un gameplay à niveaux

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variables. D’abord, suivant un désir de simple écoute ou de

visionnement de segments, l’utilisateur est amené à faire des

choix qui peuvent le mettre en contact avec des sociétés et

des cultures tout à fait étrangères à la sienne. D’une autre

manière, par une action et une réflexion plus actives, le

joueur spectateur peut effectuer des manipulations

comparatives, résultant en des illustrations d’informations

simples, voir binaires, d’éléments de ressemblance ou de

différenciation. Puis, de façon plus poussée, plus active et

directive, deux champs d’études parallèles, le culturel et le

social, lui offrent des moments d’extrapolation suivant des

manipulations plus complexes de recherches d’informations, où

la conclusion est ouverte et la navigation dépendante de sa

volonté et de son désir d’interactivité.

Pour conclure cette section d’analyse de cet objet

inspirant, je citerai Alan Lomax qui, à sa manière, rejoint

les conclusions de Bogost et Paremba concernant la capacité

réflexive de ces œuvres interactives. Il semble que même à

travers une plateforme de visionnement aux déroulements moins

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contrôlés et plus ouverts, des intentions claires et précises

de producteur, voir d’auteur, soient encore possibles » :

« The Global Jukebox is a means to extend thepotential of the computer as a knowledge navigatorof the performing arts, to open up a treasuretrove of culture in an objective and scientificvein, to bring a multicultural universe intoschools, museums and libraries, teach geography,anthropology and tolerance through song and dance,and to help everybody discover and understandtheir roots. »  (Alan Lomax 1993).

Conclusion et interrogation transmédiale

Maintenant mieux informé sur la valeur de communication

et de réflexion sur le réel de ces nouvelles formes

documentaires et sur la collaboration possible entre l’auteur

et son spectateur, nous nous interrogeons sur ce qui demeure

encore à comprendre et à explorer de ces profonds changements

technologiques des médias sur le genre documentaire. Bogost

et Poremba ont réfléchi à la valeur énonciatrice de réel des

dispositifs numériques en soulignant la possible erreur

d’appliquer des outils d’analyse propres à d’autres médiums :

« Carrying the excess baggage of photography and film into

digital games is a risky proposition; it provides an excuse

not to ask what expression similar to documentary film and

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photography would be like in games. » (Bogost & Poremba,

2008, p.2). La numérisation des œuvres documentaires et des

outils de production, de même que celle des modes de

distribution et de visionnement, rendent maintenant possible,

et en tout temps, la diffusion de tous les médias de

communication, à la fois d’origine profilmique et numérique,

au sein de la même forme et à travers la même plateforme.

Comme l’énonce si clairement Marie-Laure Ryan : « … what

counts as a medium is a category that truly makes a

différence as to what stories be evoked or told, how they are

presented, why they are communicated, and how they are

experienced. » (Ryan, 2006 p.25). Il est maintenant essentiel

de tenir compte des capacités évocatrices de réel de chaque

média afin de prendre en considération leurs impacts sur le

processus de réflexion dans lequel ils sont engagés.

De nombreuses questions qui mériteront notre attention

dans de prochains travaux de recherche. La clarification de

ces nombreuses interrogations nous sera nécessaire dans la

création de la structure narrative et informationnelle de

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notre objet à créer, et nous permettra d’établir une

interface de navigation claire et efficace afin d’éviter tout

malentendu tel que l’illustre si bien l’amusante description

qu’en fait Bernard Perron : « Neisser se sert du jeu

d’échec…. Il observe que devant l’échiquier l’enfant aperçoit

des objets à se mettre dans la bouche, le non-joueur y voit

la forme de pièces alors que le maître, lui, perçoit … les

mouvements possibles. » (Perron, 2002 p.146).

Bibliographie

Bogost, Ian & Poremba, Cindy. 2008. « Can Games get Real? A Closer Look at “Documentary” Digital Games ». In: JAHN-SUDMANN, A. ed. Computer Games as a Sociocultural Phenomenon: Games Without Frontiers - War Without Tears. Palgrave Macmillan. p. 12-21. Disponible sur le site http://www.bogost.com/downloads/Bogost%20Poremba%20Can%20Games%20Get%20Real.pdf (consulté le 8 mars2014).Gaudenzi, Sandra. 2013. « The Living Documentary: from representing reality to co-creating reality in digital interactive documentary », a thesis submitted for the degree of Doctor of Philosophy. Goldsmiths (Centre for Cultural Studies), University of London. Disponible sur le site http://eprints.gold.ac.uk/7997/1/Cultural_thesis_Gaudenzi.pdf(consulté le 1er mars 2014). Gifreu, Arnau. 2011. « The Interactive Documentary. Definition Proposal and Basic Features of the Emerging Genre » in McLuhan Galaxy Conference Proceedings, p. 354-365. Disponible sur le site

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http://www.scribd.com/doc/56597302/37/Arnau-Gifreu-Castells (consulté le 5 mars 2014).Grierson, John. 1966. « Grierson on Documentary ». ed. Forsyth Hardy. Los Angeles: University of California Press.Nichols, Bill. 2010. « Introduction to Documentary, Second Edition ». Indiana University Press; 2nd edition.Odin Roger. « La question du public. Approche sémio-pragmatique ». In: Réseaux, 2000, volume 18 n°99. pp. 49-72. Disponible sur le site http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reso_0751-7971_2000_num_18_99_2195 (Consulté le 2 mai 2014)Perron, Bernard. 2002. « Faire le tour de la question », Cinémas, Vol. 12, No 2, p. 135-157.Ryan, Marie-Laure. 2006. « Avatars of Story » Minneapolis. University of Minnesota. Whitelaw, Mitchell. 2002. « Playing Games with Reality ». Disponible sur le site http://creative.canberra.edu.au/mitchell/papers/PlayingGames.pdf (Consulté le 3 décembre 2010). Le texte n’est plus disponible à cette adresse mais est cité dans de nombreuses publications, dont la thèse de Sandra Gaudenzi (Gaudenzi, 2013, p.27).

Filmographie

Global Jukebox. Gideon D’Arcangelo, 1998. Disponible sur le sitehttps://www.youtube.com/watch?v=Bx_hUrevOdw (Consulté le 5 mars 2014).

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