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1 Comprendre la Renaissance dans un processus de projet : le Choix des plus célèbres maisons de plaisance de Rome et de ses environs de Percier et Fontaine 1 . Article paru dans Frédérique Lemerle, Yves Pauwels, Alice Thomine, Le XIX e siècle et l’architecture de la Renaissance, Paris, Picard, 2010, p. 81-93 Les livres de Percier et Fontaine jouent un rôle fondamental, au seuil de la période contemporaine, pour la redécouverte de l’architecture de la Renaissance italienne, contribuant au développement d’une italophilie partagée par de nombreux architectes des deux premiers tiers du XIX e siècle, qui persista longtemps après. Leur influence fut à la fois directe et indirecte, puisqu’ils servirent de support à l’enseignement de Charles Percier mais aussi d’inspiration à de nombreuses publications. Toutefois, cette référence est multiple, voire contradictoire. De leur premier titre consacré aux palais de Rome 2 , à son volumineux remake, cinquante années après, par Paul Letarouilly 3 , ce sont en effet des corpus aussi contrastés que ceux des édifices de la Toscane ou des palais de Gênes, des architectures « modernes » de la Sicile ou encore du Piémont, qui furent traités par leurs émules. Eux-mêmes ont embrassé une matière particulièrement composite, comprenant des églises paléochrétiennes, des villas romaines du Settecento, la façade archaïque et austère du palais de Venise, ou le spectaculaire escalier dessiné par Ferdinando Fuga pour le palais Corsini alla Lungara 4 ? Comme, d’autre part, l’œuvre bâtie des deux architectes comprend plus de transformations d’édifices que de constructions neuves ; comme l’ensemble de leurs projets, encore dispersé chez les descendants de Fontaine, n’a pas bénéficié d’une analyse d’ensemble, leur influence dans le domaine de l’architecture est moins claire que leur leçon en matière d’arts décoratifs. Cette relative confusion est aussi due à leurs publications, qui nécessitent une forme de traduction. Percier et Fontaine appartiennent au monde des ateliers, qui repose sur la transmission des savoirs et des savoir-faire du maître vers l’élève, non sur leur diffusion vers un large public. Si leur contemporain Jean Nicolas Louis Durand choisit à l’inverse cette dernière direction, son initiative forte et novatrice ne fut pas dominante. Le parallèle qui se dessine naturellement avec le Précis des leçons, qu’il rédigea pour ses élèves de l’Ecole polytechnique, permet d’opposer une théorie de la composition architecturale claire et simple – voire simpliste – à la pratique plus traditionnelle de Percier et Fontaine. Le système préparant au Prix de Rome n’était pas fondé sur un enseignement transparent à l’attention du plus grand nombre et s’il utilisait de nombreuses publications, c’était dans un 1 Charles Percier et Pierre François Léonard Fontaine, Choix des plus célèbres maisons de plaisance de Rome et de ses environs, Paris, Didot l’aîné, 1809-[1813]. Une seconde édition a paru en 1824. On pourra se reporter à la récente réédition : Villas de Rome. Choix des plus célèbres maisons de plaisance de Rome et de ses environs. Reproduction intégrale de l’édition de 1809 présentée par Jean-Philippe Garric, Wavre, Mardaga, 2006. 2 [Charles Percier, Pierre François Léonard Fontaine & Louis Pierre Bernier], Palais, maisons et autres édifices modernes dessinés à Rome, Paris, les auteurs, [1798]. 3 Paul Letarouilly, Edifices de Rome moderne, Paris, 1840-57. 4 Pour une analyse détaillée de ces questions et des ouvrages correspondants voir Jean-Philippe Garric, Recueils d’Italie, Les Modèles italiens dans les livres d’architecture français, Liège, Mardaga, 2004.

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1 Comprendre la Renaissance dans un processus de projet : le Choix des plus célèbres

maisons de plaisance de Rome et de ses environs de Percier et Fontaine 1.

Article paru dans Frédérique Lemerle, Yves Pauwels, Alice Thomine, Le XIXe siècle et l’architecture de la Renaissance, Paris, Picard, 2010, p. 81-93

Les livres de Percier et Fontaine jouent un rôle fondamental, au seuil de la période contemporaine, pour la redécouverte de l’architecture de la Renaissance italienne, contribuant au développement d’une italophilie partagée par de nombreux architectes des deux premiers tiers du XIXe siècle, qui persista longtemps après. Leur influence fut à la fois directe et indirecte, puisqu’ils servirent de support à l’enseignement de Charles Percier mais aussi d’inspiration à de nombreuses publications. Toutefois, cette référence est multiple, voire contradictoire. De leur premier titre consacré aux palais de Rome 2, à son volumineux remake, cinquante années après, par Paul Letarouilly 3, ce sont en effet des corpus aussi contrastés que ceux des édifices de la Toscane ou des palais de Gênes, des architectures « modernes » de la Sicile ou encore du Piémont, qui furent traités par leurs émules. Eux-mêmes ont embrassé une matière particulièrement composite, comprenant des églises paléochrétiennes, des villas romaines du Settecento, la façade archaïque et austère du palais de Venise, ou le spectaculaire escalier dessiné par Ferdinando Fuga pour le palais Corsini alla Lungara 4 ?

Comme, d’autre part, l’œuvre bâtie des deux architectes comprend plus de transformations d’édifices que de constructions neuves ; comme l’ensemble de leurs projets, encore dispersé chez les descendants de Fontaine, n’a pas bénéficié d’une analyse d’ensemble, leur influence dans le domaine de l’architecture est moins claire que leur leçon en matière d’arts décoratifs. Cette relative confusion est aussi due à leurs publications, qui nécessitent une forme de traduction.

Percier et Fontaine appartiennent au monde des ateliers, qui repose sur la transmission des savoirs et des savoir-faire du maître vers l’élève, non sur leur diffusion vers un large public. Si leur contemporain Jean Nicolas Louis Durand choisit à l’inverse cette dernière direction, son initiative forte et novatrice ne fut pas dominante. Le parallèle qui se dessine naturellement avec le Précis des leçons, qu’il rédigea pour ses élèves de l’Ecole polytechnique, permet d’opposer une théorie de la composition architecturale claire et simple – voire simpliste – à la pratique plus traditionnelle de Percier et Fontaine.

Le système préparant au Prix de Rome n’était pas fondé sur un enseignement transparent à l’attention du plus grand nombre et s’il utilisait de nombreuses publications, c’était dans un

1 Charles Percier et Pierre François Léonard Fontaine, Choix des plus célèbres maisons de plaisance de Rome et de ses environs, Paris, Didot l’aîné, 1809-[1813]. Une seconde édition a paru en 1824. On pourra se reporter à la récente réédition : Villas de Rome. Choix des plus célèbres maisons de plaisance de Rome et de ses environs. Reproduction intégrale de l’édition de 1809 présentée par Jean-Philippe Garric, Wavre, Mardaga, 2006. 2 [Charles Percier, Pierre François Léonard Fontaine & Louis Pierre Bernier], Palais, maisons et autres édifices modernes dessinés à Rome, Paris, les auteurs, [1798]. 3 Paul Letarouilly, Edifices de Rome moderne, Paris, 1840-57. 4 Pour une analyse détaillée de ces questions et des ouvrages correspondants voir Jean-Philippe Garric, Recueils d’Italie, Les Modèles italiens dans les livres d’architecture français, Liège, Mardaga, 2004.

2 environnement d’échanges qui faisait la part belle à l’oralité, sans imposer une formalisation des attendus pédagogiques. On peut y voir une façon d’entretenir une aura et un statut d’artiste, tout en préservant la part d’ineffable propre à la dimension créatrice de cette discipline. Mais on ne doit pas confondre une part d’hermétisme, un refus de vulgariser, et une préférence pour l’image au détriment du discours didactique, avec un manque de principes, de convictions, voire de méthodes. En dépit du constat formulé notamment par Percier et Fontaine, que la chute de l’Ancien régime marque la fin d’une certaine commande aristocratique, leur pratique demeure élitiste, en matière de projet comme d’enseignement. Leurs ouvrages sont davantage ancrés dans leur temps et dans leur milieu, qu’un livre construit autour d’un texte rationnel et articulé.

L’ouvrage favori de Percier et Fontaine Commencé à Rome avant la Révolution, mais publié par livraisons seulement à partir de

1809, le Choix des plus célèbres maisons de plaisance de Rome et de ses environs témoigne de la constance de Percier et Fontaine 5. Le succès de leurs premiers recueils 6 leur avait valu ce statut d’auteurs qui plait aux architectes, et, tandis que le premier rappelait leur séjour romain, l’un et l’autre montraient l’élégance et la nouveauté de leur approche de l’ornement. En quoi un volume dédié au sujet plus restreint des villas romaines comptait-il tant pour eux et comment comprendre Fontaine notant dans son Journal que celui-ci était leur favori ?

Luxueux par son format et sa présentation, il associe l’abstraction géométrique de plans rendus en valeurs de gris et le pittoresque un peu romantique de ses vedute 7. Plus proche, par la technique de ses gravures, de publications officielles comme la Description de l’Egypte 8, ou aristocratiques, comme les voyages de Casas 9, que des " recueils d’atelier " auxquels se rattachent leurs titres précédents, il représente d’importants frais de gravure 10 mais reflète en contrepartie leur brillante ascension sociale. Ses perspectives révèlent aussi une parenté avec l’art des peintres, et elles renvoient au Recueil de vues et fabriques pittoresques de Constant 5 Si les seuls noms de Percier et Fontaine sont restés attachés à cet ouvrage, il faut noter l’intervention d’un troisième homme, qui joue dans sa genèse un rôle important : l’architecte Jacques Charles Bonnard (1765-1818), Prix de Rome de 1788, qui signe, comme graveur, trente et une planches dont la quasi totalité des plans. Adversaire malheureux de Percier au concours du Grand prix de 1786, il avait ensuite côtoyé les auteurs lors de son séjour au palais Mancini, relevant notamment les égouts de Rome avec Fontaine et accompagnant Percier lors de son voyage en Campanie. Il occupe un statut d’auteur secondaire qui rappelle celui de Bernier pour le recueil sur les palais. 6 Palais, maisons et autres édifices modernes dessinés à Rome, Paris, les auteurs, 1798 et suiv. ; Recueil des décorations intérieures, Paris, les auteurs, 1801-12. Le premier notamment, publié sous la forme de livraisons à partir de 1798, avait été souscrit par plus de quatre cents acheteurs et avait donné lieu en 1803 à une seconde édition. 7 Suivant en cela le précédent du recueil de Giovanni Battista Falda, Li Giardini di Roma con le loro piante alzate e vedute in prospettiva, Roma, Giovanni Giacomo de Rossi, [1683], qui associe des vues et des plans en vue cavalière et présente déjà douze des vingt-quatre édifices retenus par Percier et Fontaine. 8 Collectif, Description de l’Egypte ou recueil des observations et des recherches qui ont été faites en Egypte pendant l’expédition de l’armée française, Paris, Imprimerie impériale, 1809-23. 9 Voyage pittoresque de la Syrie, de la Phénicie, de la Palestine et de la Basse-Egypte, Paris, 1799 et suiv. ; Voyage pittoresque de l’Istrie et de la Dalmatie, Paris, 1800 et suiv. 10 La technique d’exécution rudimentaire des gravures au trait du volume sur les palais de Rome et de celui sur les décorations a permis à Percier et Fontaine de les réaliser eux-mêmes, ce qui, ajouté à la vente par souscription, limitait au minimum la mise de fonds initiale. Les graveurs du Choix sont au contraire des professionnels connus. Parmi ceux dont le nom revient le plus souvent figurent Marie Alexandre Duparc, un graveur au burin connu notamment pour sa participation au Musée Napoléon de Filhol, au Voyage pittoresque de Constantinople de Melling et aux Antiquités de la Nubie de Gau ; Antoine Michel Filhol éditeur du Musée Napoléon ; Claude Niquet auteur d’un recueil de statues antiques et collaborateur de la Description générale et particulière de la France de Laborde et du Voyage pittoresque de l’abbé de Saint Non ; Victor Pillement, qui participe à la gravure du Voyage en Egypte de Denon ; ou Jean-Baptiste Réville.

3 Bourgeois 11, dû en partie aux mêmes graveurs. Mais cette similitude, comme nous l’avons montré ailleurs 12, recouvre une différence d’approche entre le style plus libre de ce dernier et les représentations plus construites de Percier et Fontaine, où les façades des édifices, placées frontalement, permettent une lecture architecturale. Pareille distinction vaut aussi pour les parcs, dont Bourgeois décrit les ambiances poétiques, le climat d’abandon, quand les deux architectes suivent les axes du plan, pour montrer les effets produits par sa composition.

Les grandes compositions ; résistance aux jardins anglais Car l’ambition de Percier et Fontaine ne se bornait pas à étendre aux maisons de plaisance

le catalogue de références italiennes que constituait déjà leur volume sur les palais. En plus de son aspect documentaire, et malgré un texte limité à quelques déclarations liminaires sans prétention systématique, l’ouvrage offre une certaine dimension théorique et pédagogique propre à soutenir l’engagement des auteurs en matière d’art des jardins et l’implication de Charles Percier dans l’enseignement.

La mise en page, la typographie, les vignettes, c’est-à-dire l’art du livre, contribuent à défendre une esthétique, à fixer les canons du goût néoclassique. Les représentations des édifices et des jardins donnent une idée de leur architecture. Enfin, les plans sont autant de démonstrations d’un art de la composition qui occupe le cœur même du métier d’architecte. Après un premier recueil contenant des modèles d’édifices, puis un second des exemples de mobilier et de décoration, Percier et Fontaine abordent avec les villas le thème des grandes compositions, bouclant ainsi une trilogie qui traite des trois échelles complémentaires que doit maîtriser l’architecte issu de l’Ecole des beaux-arts : celle de l’ornement, étroitement liée à son statut d’artiste, celle de la distribution des plans d’édifices, et celle des grands projets, indispensable pour aspirer au prix de Rome.

Les maisons de plaisance de Rome et de ses environs sont d’abord des parcs aux tracés vastes et ordonnés. Leurs alignements d’arbres, leurs réseaux structurés de terrasses et d’allées sont une défense de l’art des jardins conçu comme une branche de l’architecture, contre les succès des jardiniers et des paysagistes. L’ouvrage est ainsi une réponse à la vogue des jardins anglais qui triomphait jusqu’à la Malmaison et dans le cœur de Joséphine. Si l’on en croit le commentaire de la villa Aldobrandini, céder à cette dépravation serait comme s’adonner « aux trompeuses séductions d’une maîtresse [présentant] des jouissances plus faciles que raisonnables » 13. Le Journal de Fontaine livre les éléments d’une dispute nullement académique, qui engage à la fois une question de préférence esthétique et de prééminence des architectes sur le jardinier de « Madame Bonaparte ». Voici leur première rencontre avec Jean-Marie Morel 14 :

11 Constant Bourgeois, Recueil de vues et de fabriques pittoresques, Paris, l’auteur, 1804. 12 Jean-Philippe Garric, « Les villas de Rome de Percier et Fontaine : l’école des grandes compositions », dans Villas de Rome. Choix des plus célèbres…, op. cit., p. 7-41. 13 Percier et Fontaine, Choix, p. 53. 14 Jean-Marie Morel, L’Art de distribuer les jardins chinois, Londres, 1757 ; Théorie des jardins, Paris, Pissot, 1776.

4 An IX, 20 fructidor Notre hérésie sur le goût présent des jardins nous a fait tort dans l’esprit de Madame. Parler d’ordonnance, de régularité en fait de jardins c’était blasphémer. On ne voulait que des groupes, des effets, des oppositions, et surtout du sentiment. J’avais quelquefois confessé moi-même notre insuffisance sur les secrets d’un art que par ménagement nous n’osions pas nommer charlatanisme. J’avais cité l’ouvrage de M. Morel comme la moins mauvaise chose écrite dans ce genre ; lorsque tout à coup M. Morel, qui depuis longtemps vivait retiré à Lyon, avait paru à Malmaison. C’était un vieillard septuagénaire de petite taille, robuste de corps et assez frais d’esprit. Rien de ce qui était fait ne lui avait paru supportable. Ici l’on avait négligé d’associer les arbres selon le moral de chaque espèce, là des sinuosités cahoteuses produisaient des discordances de goût. Partout il avait vu injure à la nature et guerre à l’art. Un projet de jardin botanique avec serres chaudes, ménageries, volière, vivier, et au centre un petit pavillon dont l’intérieur était un muséum, avait été présenté par nous et beaucoup applaudi ; déjà l’une des serres chaudes qui entrait dans la composition de son ensemble avait été élevée. Mais le patriarche des jardins anglais n’avait voulu faire grâce à rien. La serre fut condamnée. Les principes selon lui dans cet ouvrage avaient été méconnus, la position manquée, et toutes les conditions identiques de chaque partie négligées, ou entièrement oubliées. Enfin les mauvais services que nous rendait visiblement M. Morel, quelques chances malheureuses et surtout l’amour-propre offensé nous avaient entraînés à demander à nous retirer et à chercher dans le fond de notre cabinet, loin des grands et des Dindrologues, les plaisirs et les produits d’un travail assidu et tranquille. Un ouvrage sur les maisons de plaisance de Rome et de ses environs commencé depuis 1793 et dans l’exécution duquel nous avions versé toutes nos épargnes, un autre plus avancé et moins dispendieux sur les palais et maisons de Rome, un troisième qui avait pour objet la publication des meubles et des décorations exécutés sur nos dessins, nous semblaient être des ressources assurées pour notre existence et même pour notre réputation

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Fontaine raconte aussi comment l’intendant, lors d’une discussion sur les eaux du canal de

l’Ourcq, s’attire de la part de Napoléon « une sortie contre la sottise de ces propriétaires qui emploient leur fortune à faire des petits lacs, des petits rochers, des petites rivières comme à Bagatelle, à Mousseaux et à Fontainebleau. Ces niaiseries, dit l’Empereur, sont des caprices de banquiers, mon jardin anglais c’est la forêt de Fontainebleau et je n’en veux pas d’autre » 16.

Imiter l’Italie ; des références hétérogènes Le Choix des plus célèbres maisons de plaisance est aussi un recueil de modèles de parcs

et de maisons de maître, qui marque une étape dans l’avènement de la maison individuelle. Comme l’écrirait Emile Rivoalen : « …ce n’est, croyons-nous, qu’à partir du commencement de notre siècle et après l’apparition de l’ouvrage de Percier et Fontaine sur les villas de Rome, qu’on reprit, en France, le nom néo-latin de villa pour le donner aux habitations de campagne et de plaisance bâties dans le goût des villas italiennes de la Renaissance » 17.

15 Pierre François Léonard Fontaine, Journal…, t. I, p. 31-2, 7 septembre 1801. 16 Pierre François Léonard Fontaine, Journal…, t. I, p. 352, 3 mars 1813. 17 Emile Rivoalen, « Villa », in Paul Planat, Encyclopédie de l’architecture et de la construction, Paris, Librairie de la Construction moderne, (1890), t. VI, p. 709-10.

5 Bien qu’elle ait des antécédents, l’imitation des édifices de l’Italie moderne prend en

France une ampleur nouvelle au début du XIXe siècle, avec notamment le recueil de Percier et Fontaine sur les palais de Rome. Mais qu’il s’agisse des villas comme des palais, cette entreprise repose sur un corpus fortement disparate. Dans le Choix, la majorité des exemples datent de la seconde moitié du XVIe siècle ou du début du XVIIe. Mais l’ouvrage couvre au moins deux cents ans, depuis la villa Madama, jusqu’aux prémisses du retour à l’Antique avec la villa Albani, en passant par la villa Sacchetti de Pietro da Cortona. Il en résulte une diversité stylistique et chronologique et une variété dans les dimensions et le statut des édifices : la charmante villa Pia de Pirro Ligorio n’est en rien comparable au massif palais Farnèse dominant le bourg de Caprarola. Les parcs des villas Pamphili ou Borghèse trament leurs allées autour d’un pavillon, tandis que les bâtiments des villas Médicis, d’Este ou Albani, s’inscrivent en position périphérique. D’autres ensembles, enfin, comme la villa Giulia, offrent une imbrication étroite de corps de bâtiment et d’espaces extérieurs.

L’autre ambiguïté tient au décalage entre le corpus de l’ouvrage et les attentes de son public. Par les exemples qu’ils publient, les auteurs désirent illustrer les fastes des villas antiques, ce qui revient à reconnaître à la Renaissance italienne le rôle de "passeur" entre les Anciens et l’époque moderne, dont elle-même s’était investie. Comme les palais et les maisons de leur premier ouvrage, les villas de Rome moderne viennent ainsi épauler le modèle classique, dans un domaine où les données archéologiques semblaient insuffisantes ou inadaptées. Pourtant, sans remonter à Lucullus, la taille des édifices représentés, en dépit de formes assez simples et de masses plutôt unies, contrastait avec la réalité des maisons de maître du 1er Empire. Leurs commanditaires les avaient désirés et conçus pour asseoir leurs positions dans les luttes politiques entre grandes familles et prélats italiens, pour le contrôle de l’Eglise romaine. Le contexte du monde agricole français du début du XIXe siècle était bien différent.

La fabrique des modèles La matière première de l’ouvrage n’étant ni homogène, ni vraiment adéquate aux leçons

qu’on en attendait, il fallait la transcrire pour la rendre plus cohérente et l’adapter à son époque. C’est la dimension la plus créatrice de l’entreprise, celle qui justifie l’implication d’architectes de premier plan en faisant d’un recueil d’édifices du passé, une illustration de leur propre culture, de leur savoir-faire, et des préférences de leurs contemporains. Dans la tradition des travaux des pensionnaires de l’Académie de France à Rome, cette démarche graphique, était à la fois un processus de connaissance et un travail de conception.

L’impression de cohérence qui émane du recueil est largement due à la forme affirmée, originale, et homogène de sa présentation. Le parti radical d’éliminer les traditionnels plans, coupes et façades, pour s’en tenir aux vues et aux plans d’ensemble est facteur d’uniformité. Il correspond aussi au souci de se concentrer sur la composition des parcs et les effets qui en résultent, ce qui réduit l’importance relative de façades d’ailleurs peu conformes aux canons du début du XIXe siècle. Quand Percier et Fontaine ne se limitent pas à un plan, le recours

6 exclusif à la vue pittoresque, pour représenter les volumes, accroît la souplesse d’interprétation. Le cadrage, l’éclairage souvent à contre-jour, le point de vue distant ou décentré, permettent d’écarter les détails gênants ou d’insister sur tel ou tel point.

À propos du portail de la villa Farnesiana, nous avons montré 18 que les retouches qu’il subit renforcent la hiérarchie entre les parties et " améliorent " les détails : les pilastres à bossages deviennent plus élancés, les espaces au-dessus des niches plus importants, le fronton brisé devient un arc segmentaire continu. Comme dans le reste de l’ouvrage, ces corrections permettent d’articuler et de simplifier, concourrant aussi à l’adaptation des villas pour en faire des modèles plausibles de demeures contemporaines, ce qui implique une réduction d’échelle. Dans plusieurs cas, dont celui de la villa Farnesiana, de la villa Pia, ou de la façade latérale de la villa Médicis, les dimensions des édifices sont minimisées grâce à l’agrandissement de celles des personnages.

Une esquisse rapide de la villa Albani montre comment l’interprétation architecturale s’impose, pour ainsi dire spontanément, dès les premiers croquis sur place [ill.1]. L’expression simplifiée de la façade principale permet tout de même de deviner un ordre ionique au niveau inférieur, ce qui signifie que l’absence d’oculus au-dessus des fenêtres du piano nobile, l’expression très classique des frontons, ou la suppression des refends, dans les pilastres du rez-de-chaussée, correspondent à des choix. Ces options académiques en matière de vocabulaire, qui coïncident avec l’esthétique de l’époque, viennent comme naturellement sous la main du dessinateur rapprocher l’édifice des modèles de la Renaissance.

ill. 1: Pierre François Léonard Fontaine (attr.), Villa Albani, vue prise sous la galerie circulaire du

pavillon de café en direction du pavillon principal. Croquis au lavis sépia, coll. part. Mais cette rigueur imposée aux éléments d’architecture ne s’applique pas aux

plans, qui témoignent au contraire d’un intérêt pour les tracés géométriques 18 Jean-Philippe Garric, op. cit., p. 17.

7 sophistiqués et spectaculaires, les allées rayonnantes en patte d’oie, les systèmes de rampes, de courbes et de contrecourbes. Selon un partage déjà présent dans le recueil sur les palais, la leçon baroque est bannie des élévations et a fortiori des détails, mais recueillie attentivement en ce qui concerne les plans.

ill. 2: Percier et Fontaine, Plan de la villa Barberini al Gianicolo, in Choix des plus célèbres maisons de plaisance de Rome, pl. 19. ill. 3: Pierre François Léonard Fontaine (attr.), Villa Barberini al Gianicolo, vue de la cour prise sous le portique. Esquisse à la mine de plomb, coll. part.

Le plan recomposé

Moins connue, la villa Barberini « al Gianicolo » permet aux auteurs de développer plus

librement leur démarche interprétative. Elle illustre aussi l’usage qu’on pouvait faire de tel

modèles. Dans le recueil, la présentation de cet édifice – aujourd’hui presque intégralement

démoli – se résume à un plan en deux parties d’inégales importances : la villa proprement dite

étant flanquée, en bas à droite, d’une construction à plan centré, précédée par une rampe

[ill.2]. Un dessin préparatoire retrouvé récemment 19 montre que les auteurs, comme pour

19 Bien qu’anonyme, cette perspective à la mine de plomb sur papier fin (166 X 101 mm), portant l’inscription « Villa Barberini », peut être attribué à Percier et Fontaine sur la base des similitudes entre l’organisation de la façade vue en fond de cours et celle du même dispositif en plan, publié dans le Choix. Au premier plan, les ombres des colonnes sont parallèles les unes aux autres, au mépris des règles de la perspective, comme souvent dans les vues de Percier et Fontaine. Ce dessin à été vendu par Christie’s à Paris en 2006 (lot 2058 1183).

8 d’autres villas, avaient envisagé d’accompagner ce plan d’au moins un document

complémentaire, qui resta finalement inédit [ill.3]. Cette esquisse de petit format pour une vue

de la cour, réalisée à la mine de plomb, appelle quelques remarques sur la fabrique de

l’ouvrage. La technique utilisée tout d’abord, n’est pas la plus fréquente parmi les dessins

conservés de Percier et Fontaine, mais elle trouve des équivalents dans les albums de l’Institut

de France, notamment parmi les dessins concernant la villa Pamphili 20. Cette " architecture

au crayon " se rattache aussi au genre contemporain du dessin de " recherche ", dont on

connaît quelques exemples dans les manuscrits de François Léonard Séheult 21, dans les

dessins de Clemens Wenzeslaus Coudray 22, voir dans les Rudimenta de Jean Nicolas Louis

Durand 23, trois auteurs qui se caractérisent par la radicalité de leur travail.

Conformément à la tradition contemporaine des " petits édifices à l’italienne ", la

décoration de la cour se résume à de rares éléments végétaux, notamment à une rangée de

pots de fleurs couronnant la façade opposée, suivant une formule employée par Séheult. La

vue est très construite, fortement architecturée, le plan du tableau s’inscrivant strictement dans

la géométrie orthogonale de l’édifice comme c’est le cas pour la plupart des vues du Choix.

Mais ici la simplicité rappelle davantage l’austérité du recueil sur les palais de Rome. Dans

l’ouvrage sur les villas, elle eut semblé épurée et abstraite et peut-être est-ce précisément cette

" pauvreté " qui lui valut d’être écartée. La relative rareté des informations livrées sur chaque

édifice, sans doute motivée en partie par des raisons d’économie dans la production du livre,

est ainsi fondée sur l’élimination des documents jugés superflus ou hétérodoxes.

Les plans anciens de Rome montrent la position des deux éléments et ils donnent une idée

de leurs dispositions respectives. Celui de Letarouilly représente distinctement un édifice

autour d’une cour, avec un escalier principal à droite en entrant et des terrasses s’étageant sur

le Janicule [ill.4]. Mais l’ensemble est asymétrique, loin du schéma parfait établi par Percier

et Fontaine. Sur le même document figure aussi, dans le périmètre de la propriété mitoyenne,

la villa Cesi, le petit édifice à plan centré utilisé par les auteurs pour enrichir leur composition.

Il est précédé d’une allée tracée au XVIIIe siècle suivant le grand axe de la place la place Saint-

Pierre.

20 Voir par exemple : Institut de France, Ms 1009 ; fol 22 (Villa Pamphili, vue d’un escalier encadré de deux acrotères, publié dans le Choix, pl. 18) et fol 14 (Villa Pamphili, vue d’une fontaine, non publiée). 21 François Léonard Séheult, dessins préparatoires pour le Recueil d’architecture dessiné et mesuré en Italie, Paris, Bance, [1811]-21, Bibliothèque municipale de Nantes, Ms 580, en partie publiés dans Claude Allemand-Cosneau, Jean-Jacques Couapel, Anne Duflos et alii, Clisson ou le retour d’Italie, Paris, Imprimerie nationale, 1990, p. 38-41. 22 Clemens Wenzeslaus Coudray, dessins conservés à Biberach, Breith-Mali-Museum et partiellement publiés par Jean-Marie Pérouse de Montclos dans Claude Allemand-Cosneau, Jean-Jacques Couapel, Anne Duflos et alii, op. cit., p. 34-5 et par Werner Szambien, dans J-N-L Durand 1760-1834, De l’Imitation à la norme, Paris, Picard, 1984, fig. 3. 23 Voir Werner Szambien, op. cit., p. 230-3.

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ill. 4: Paul Letarouilly, Plan de Rome moderne, détail montrant la villa Barberini al Gianicolo.

On sait peu de choses de cette petite structure sur le site de laquelle se trouve aujourd’hui,

dans l’enceinte du Collegio urbano, un court de tennis. Une photographie, prise depuis la coupole de la basilique dans les années 1860 [ill.5], permet de distinguer la villa Barberini avec ses jardins en terrasse, et la villa Cesi avec son " annexe " : une structure voûtée dont la façade principale paraît rapportée sur un volume préexistant. La forme des toitures indique un espace principal couvert par une coupole et trois courtes ailes rayonnantes voûtées en berceau, formant pignon vers l’extérieur, et éclairées par de grandes baies thermales.

ill. 5: Anonyme, Photographie aérienne (circa 1860) sur une diapositve de lanterne magique montrant la villa Barberini al Gianicolo (A), la villa Cesi (B) et le petit édifice à plan centré dans le périmètre de

la villa Cesi (C).

Dans le commentaire de cette planche, les auteurs reconnaissent avoir pris certaines libertés :

10 Petite chapelle contiguë à la villa Barberini. Si l’on en croit quelques auteurs, elle doit sa fondation à l’empereur Charlemagne. Quoique le plan de ce petit édifice ne fasse point partie des dépendances de la villa Barberini, nous en avons donné la figure, parce qu’elle offre un ensemble et une composition agréables 24. L’intérêt des modèles tient moins à leur vérité archéologique qu’à leur capacité à servir de

ressources pour des projets contemporains. En l’occurrence c’est Fontaine qui paraît s’être inspiré de la petite chapelle de la villa Cesi pour composer un autre petit édifice religieux à plan centré : la Chapelle expiatoire de l’exécution de Louis XVI et Marie-Antoinette [ill.6]. Une chapelle à plan centré remontant au Haut Moyen Age pourrait bien être un martyrium, ce qui coïncide avec la vocation de la chapelle parisienne. Beaucoup d’éléments de ce relevé inventif se retrouvent dans le projet. Dans les deux cas, l’édifice à plan centré s’inscrit dans une composition fortement orientée : c’est l’aboutissement d’un parcours, et il est précédé par une cour enclose à laquelle on accède en gravissant une rampe ou des escaliers. Dans les deux cas, le volume principal de la chapelle est de plan carré, avec des additions en hémicycle. Enfin, dans le modèle publié on remarque deux petits cercles à l’intérieur de l’édifice, qui évoquent les piédestaux de deux statues monumentales, placées comme celles de Louis XVI et de Marie-Antoinette. On note même la présence d’un escalier en hémicycle annonçant ceux qui mènent à la crypte de la construction parisienne.

ill. 6: Pierre François Léonard Fontaine, Plan de la chapelle expiatoire de l’exécution de Louis XVI

et Marie-Antoinette, in Biet, Gourlier et alii, Choix d’édifices publics…, Paris, 1825-1850, pl. 179.

24 Page 15.

11 Les plans de jardins : une école de la grande échelle

L’influence du recueil sur les villas de Rome fut durable. Malgré ses approximations, il

faisait connaître une série d’édifices et de parcs, mais sa vocation était instrumentale,

privilégiant l’invention au service du projet, sur la vérité archéologique. Certains des

exemples furent étudiés à nouveau par les continuateurs de Percier et Fontaine et les planches

de l’ouvrage furent copiées pendant plus d’un siècle. Le plan largement factice de la villa

Barberini devint même un des poncifs, comme en témoigne sa reprise par Guadet 25 puis par

Rivolalen 26. Un édifice comme le nymphée de la villa Giulia fut une étape obligée du

curriculum de l’étudiant en architecture.

Mais la présence de plans empruntés à Percier et Fontaine dans le Choix de plans de

grandes compositions exécutées de Georges Gromort (1910), aux côtés d’autres « grandes

compositions » issues des Résidences de souverains 27, souligne que si le Choix contient aussi

des vues, celles-ci servent avant tout à prouver la valeur du plan.

De la fin du XVIIIe siècle au milieu du XXe, la maîtrise des grandes compositions fut

l’objectif ultime de la formation des architectes français évaluée lors du concours pour le prix

de Rome dont les projets étaient généralement des ensembles de corps d’édifices distribués

sur un terrain divisé par des allées, avec des parterres et des esplanades. Suivant le principe

adopté par Percier et Fontaine pour plusieurs villas de Rome, il s’agissait moins de décrire des

parcs, que d’inscrire des bâtiments dans une composition d’espaces extérieurs, esquissée dans

ses grandes lignes. Dans cette perspective, le Choix des plus célèbres maisons de plaisance

est bien une leçon d’architecture, dont le recueil de Gromort est un avatar tardif, mais

significatif de la longévité et de la nature de son influence.

25 Julien Guadet, Eléments et théorie de l’architecture, Paris, Aulanier, 1901-4, vol. IV, p. 187. 26 Emile Rivoalen, « Jardin », in Paul Planat, Encycclopédie de l’architecture et de la construction, Paris, Lib. De la Construction moderne, 1890. 27 Percier et Fontaine, Résidences de souverains. Parallèle entre plusieurs résidences de souverains, de France, d’Allemagne, de Suède, de Russie, d’Espagne et d’Italie, Paris, les auteurs, 1833.