"Un retour aux anciennes maisons de fous" ? Réformer les institutions psychiatriques en Russie...

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« UN RETOUR AUX ANCIENNES MAISONS DE FOUS » ? RÉFORMER LES INSTITUTIONS PSYCHIATRIQUES EN RUSSIE SOVIÉTIQUE (1918-1928) Grégory Dufaud P.U.F. | Revue historique 2011/4 - n° 660 pages 875 à 897 ISSN 0035-3264 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-historique-2011-4-page-875.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Grégory Dufaud , « « Un retour aux anciennes maisons de fous » ? Réformer les institutions psychiatriques en Russie soviétique (1918-1928) » , Revue historique, 2011/4 n° 660, p. 875-897. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F.. © P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - biblio_shs - - 193.54.110.35 - 22/12/2011 18h44. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - biblio_shs - - 193.54.110.35 - 22/12/2011 18h44. © P.U.F.

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« UN RETOUR AUX ANCIENNES MAISONS DE FOUS » ? RÉFORMERLES INSTITUTIONS PSYCHIATRIQUES EN RUSSIE SOVIÉTIQUE(1918-1928) Grégory Dufaud P.U.F. | Revue historique 2011/4 - n° 660pages 875 à 897

ISSN 0035-3264

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Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Grégory Dufaud , « « Un retour aux anciennes maisons de fous » ? Réformer les institutions psychiatriques en Russiesoviétique (1918-1928) » , Revue historique, 2011/4 n° 660, p. 875-897. --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Revue historique, 2011, t. CCCXIII/4, no 660, p. 875-898.

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« Un retour aux anciennes maisons de fous » ? Réformer les institutions psychiatriques en Russie soviétique (1918-1928)*

Grégory DUFAUD

« Dans les conditions actuelles […] il faut s’attendre à une dégradation progressive des soins et à un retour aux anciennes maisons de fous1. »

Médecin chef de l’hôpital Kachtchenko de Moscou, en 1927

Quelques mois après la Révolution, une administration dévolue à la neurologie et à la psychiatrie fut créée en 1918 sous la férule du Soviet des collèges des médecins puis rattachée au Commissariat à la santé (Narkomzdrav) de la République de Russie. Elle s’efforça de redresser la situation des hôpitaux psychiatriques ayant réchappé aux longues années de guerre et réduits à un état déplorable faute de ressources disponibles. Alors qu’une réforme de la psychiatrie était lancée, des mesures furent prises pour les doter d’un budget plus subs-tantiel et d’un personnel infirmier mieux formé en vue d’en amélio-rer la production médicale. Pourtant, à la fin des années 1920, celle-ci faisait l’objet de critiques sévères. En particulier, un projet d’ordon-nance de 1928 échafaudé par le Conseil des Commissaires du peuple

* Je remercie Maria Kistanova pour les recherches bibliographiques qu’elle a aimablement faites pour moi à la Bibliothèque nationale russe, Jean-Christophe Coffin ainsi que les participants du séminaire « Travaux en cours », animé par Nathalie Moine, pour leurs remarques et sugges-tions sur ce texte, et plus généralement sur mon projet de recherche.

1. Archives d’État de la ville de Moscou (TSGAM), r-389/1/6/2 (hôpital Kachtchenko, rap-port médical pour l’année 1926).

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et le Comité central exécutif, les principaux organes étatiques, affir-mait qu’« aucun travail médical n’[y] était possible2 ». Le but de cet article est d’évaluer les retombées de la politique conduite en faveur des établissements psychiatriques en se focalisant sur les aspects pro-prement organisationnels, au détriment de la dimension clinique, laissée de côté. La période de dix ans fut marquée par la Nouvelle politique économique (NEP) qui restaurait partiellement l’économie de marché afin de sauver le régime du désastre dans lequel l’avaient plongé les années de guerre civile. Parvenu à la tête du pays, Staline referma la parenthèse de la NEP et lança l’offensive socialiste.

En Russie, les premières structures dédiées aux malades mentaux remontaient au règne de l’impératrice Catherine II. Les « maisons de fous » étaient alors moins destinées à leur apporter un secours qu’à les soustraire de la société. En raison de l’indignation que cel-les-ci suscitèrent parmi la population éclairée, des changements furent engagés à partir des années 1820 sur le modèle de ce qui se faisait en Europe, gagnée aux conceptions du fameux aliéniste fran-çais Philippe Pinel, promoteur d’une humanisation du traitement des « insensés ». À l’instar de la France, un plan de construction d’asiles régionaux fut ainsi décidé, dont celui de Kazan fut le premier à être achevé en 1869. Un cursus de psychiatrie fut également mis en place dans les universités pour former des médecins spécialisés. Mais face au coût que les asiles représentaient, le gouvernement se désengagea et en transféra la responsabilité aux zemstvos, ces assemblées locales de self-government introduites en 1864. Cette mesure, semblable dans son principe à la loi française de 1838, suscita les protestations des zemstvos qui ne voulaient pas en assumer la charge et des psychia-tres qui s’opposaient à cette décentralisation3. Quand les bolcheviks octroyèrent une administration centralisée, ils satisfirent donc une revendication formulée de longue date tout en offrant aux praticiens ralliés au régime un levier pour bâtir un système inédit de soins psy-chiatrique à l’heure de la construction d’une société nouvelle. Qui furent les médecins promus à la tête de l’administration de neurologie et de psychiatrie ? Quelles idées portaient-ils ? Dans quelle mesure s’incarnèrent-elles dans le fonctionnement des hôpitaux, tout à la fois centres de réclusion, espaces de vie et lieux de soins ?

Pour répondre à ces questions, un parcours kaléidoscopique est proposé qui entend confronter les conditions héritées du tsarisme, les

2. Archives d’État de la Fédération de Russie (GARF), 393/74/126/6 (1928, projet d’ordon-nance du VTsIK et du SNK sur la situation de l’aide psychiatrique en RSFSR).

3. Julie V. Brown, « Social Influences on Psychiatric Theory and Practice in Late Imperial Russia », dans Health and Society in Revolutionary Russia, Susan Gross Solomon, John F. Hutchinson (ed.), Bloomington, 1990, p. 27-44.

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objectifs institutionnels, le rôle du personnel et la place des reclus. Méthodologiquement, l’approche de l’organisation des établissements psychiatriques met à distance le fonctionnalisme, dont la position de surplomb a tendance à épouser le point de vue des professionnels sur leur activité, pour s’inspirer de la théorie de l’« ordre négocié », cen-trée sur l’action sociale. Anselm Strauss avance que les organisations et le social sont avant tout le produit des interactions et des négocia-tions s’y déroulant en permanence. L’application des règles norma-tives fait l’objet de discussions et d’accords qui sont susceptibles d’en assurer le maintien ou de les pervertir. Les tractations renvoient à des contextes particuliers que les acteurs prennent en compte pour faire face aux contingences. En milieu hospitalier, elles portent jusque sur la gestion de la maladie, c’est-à-dire l’ordonnancement des tâches qui lui sont relatives et sur lequel pèsent les événements extérieurs4. Le regard de Strauss permet ainsi d’envisager les conditions concrètes de la production médicale et les problèmes auxquels l’articulation du travail médical s’y heurte, pour autant que les sources l’autorisent.

Les archives et les publications utilisées ont été, pour l’essentiel, produites par des psychiatres situés à des échelons différents de la hié-rarchie institutionnelle. D’une part, la documentation a révélé une divergence de jugements qui renvoyait aux « mondes d’action » dans lesquels les acteurs étaient engagés. Pour le dire de manière très sché-matique, les responsables de l’administration émettaient une appré-ciation positive sur les changements amorcés, quand les médecins chefs et psychiatres exerçant dans les établissements portaient un avis plus sombre auquel d’ailleurs les plus hautes autorités du pays finirent par se ranger. D’autre part, les sources présentaient le personnel et les malades du point de vue des médecins et de la pensée psychiatri-que. La conduite des patients était ainsi interprétée à l’aune de leur pathologie selon une logique qui caractérise toute « institution tota-litaire » d’après le modèle défini par Erving Goffman5. Afin de ren-dre compte de la vie hospitalière, il fallait alors s’efforcer de sortir de cette interprétation pour restituer les actions des personnes dans ce qu’elles avaient pu être au regard de leur culture et des moyens à leur disposition.

Cette enquête sociohistorique sur les établissements psychiatri-ques dans les années 1920 se niche dans une lacune historiographi-que, puisque pratiquement aucune recherche n’a été consacrée à la

4. Pour une introduction en français du travail d’Anselm Strauss : La trame de la négocia-tion. Sociologie qualitative et interactionnisme, Isabelle Baszanger (texte réunis et présentés), Paris, L’Harmattan, 1992.

5. Erving Goffman, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux, Paris, Minuit, 1968.

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psychiatrie de cette période. Les travaux sur la Russie ont porté ou bien sur la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle, ou bien sur les longues années d’après-guerre6. Seuls les rares ouvrages écrits par les psychiatres soviétiques sont aujourd’hui disponibles7. De récentes étu-des sur la sexualité et le suicide sont néanmoins venues apporter des éclairages sur les idées soutenues par certains praticiens ou sur le rôle d’expert dévolu aux psychiatres près les tribunaux8. En règle générale, la santé et la médecine ont longtemps été délaissées malgré le livre précurseur de Susan Gross Solomon et John F. Hutchinson9. Elles connaissent toutefois un regain d’intérêt depuis quelques années avec des historiens qui, notamment inspirés par Foucault et son concept de « biopolitique », l’abordent comme une technique de pouvoir et un instrument d’ingénierie sociale à même de renseigner sur les aspira-tions du régime soviétique10.

LA MISE EN PLACE DE L’ADMINISTRATION PSYCHIATRIQUE

Au lendemain d’Octobre, les autorités confièrent la médecine au Comité militaire révolutionnaire, avant que ne soit créé le Soviet des collèges des médecins en janvier 1918. Celui-ci décida de la for-mation sous sa tutelle d’un organisme dévolu à la neurologie et à la psychiatrie. La Direction de l’Union russe des psychiatres et des neu-rologues et son président Pëtr Gannouchkine furent sollicités pour

6. Pour la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle, voir Julie V. Brown, « The Professio-nalization of Russian Psychiatry: 1857-1911 », PHD dissertation, Université de Pennsylvanie, 1981 ; Irina Sirotkina, Diagnosing Literary Genius: A Cultural History of Psychiatry in Russia, 1880-1930, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2002 ; Jacqueline Lee Friedlander, « Psychiatrists and Crisis in Russia, 1880-1917 », PHD dissertation, Université de Californie, Berkeley, 2007. Pour la période de l’après-guerre, voir Cornelia Mee, Internment of Soviet Dissenters in Mental Hospitals, Cambridge, 1971 ; Zhores et Roy Medvedev, A Question of Madness, London, Macmillan, 1971; Sidney Bloch, Peter Reddaway, Psychiatric Terror: How Soviet Psychiatry Is Used to Suppress Dissent, New York, Basic Books, 1977 ; Harvey Fireside, Soviet Psychoprisons, New York, Norton W. W. & Company, Inc., 1979 ; Benjamin Zajicek, « Scientific Psychiatry in Stalin’s Soviet Union: The Politics of Modern Medicine and the Struggle to Define “Pavlovian Psychiatry”, 1939-1953 », PHD dissertation, Université de Chicago, 2009.

7. Iouri V. Kannabikh, Istoriia psikhiatrii, Leningrad, Gossoudarstvennoe meditsinskoe izda-tel’stvo, 1928 ; Tikhon Ioudin, Otcherki istorii otetchestvennoï psikhiatrii, Moscou, Medgiz, 1951.

8. Kenneth Pinnow, Lost to the Collective. Suicide and the Promise of Soviet Socialism, 1921-1929, Ithaca, Cornell University Press, 2010 ; Dan Healey, Bolshevik Sexual Forensics: Diagnosing Disorder in the Clinic and Courtroom, 1917-1939, DeKalb, Northern Illinois University Press, 2009.

9. Health and Society in Revolutionary Russia, op. cit. (n. 3).10. Outre l’ouvrage de Pinnow, voir Paula A. Michaels, Curative Powers: Medicine and Empire in

Stalin’s Central Asia, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 2003 ; Soviet Medecine. Culture, Practice and Science, Frances L. Bernstein, Christopher Burton, Dan Healey (ed.), Dekalb, 2010.

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recommander des médecins. Ce dernier proposa les psychiatres Pëtr Kachtchenko, Ivan Zakharov et Leonid Prozorov qui accédèrent à la tête de la Commission de neurologie et de psychiatrie dont l’acti-vité débuta officiellement en mai. Le rapprochement de la psychia-trie et de la neurologie n’était en rien nouveau : il remontait à la fin du siècle précédent. Les deux disciplines relevaient du même cursus universitaire et les hôpitaux psychiatriques accueillaient aussi des patients souffrant de maladies nerveuses. La distinction commença à se faire plus nette à partir de la Première Guerre mondiale, lorsque des médecins revendiquèrent davantage leur domaine de spécialité. La psychiatrie et la neurologie n’en continuèrent pas moins de rester institutionnellement liées11.

Lorsque le Narkomzdrav se substitua au Soviet des collèges des médecins en juillet 1918, la Commission prit le nom de Sous-section de neurologie et de psychiatrie et son dessein était de rebâtir les ins-titutions destinées aux malades mentaux, réviser la législation qui les concernait et constituer un corpus statistique12. La nouvelle désigna-tion n’entraînait aucun changement majeur. La Sous-section conti-nuait à être dirigée par Kachtchenko dont le suppléant était Zakharov, et comptait dix-huit « collaborateurs » parmi lesquels dix infirmiers et quatre médecins : Zakharov, Prozorov, psychiatres, Maksimilian Fal’k et Aleksandre Rakhmanov, neurologues13. La mise en place d’un organisme centralisé entraîna la fermeture des cliniques privées et des institutions spécialisées, nées pendant la guerre, de la Croix rouge et de l’armée. Était ainsi parachevé le processus d’institutionnalisation de la psychiatrie qui disposait déjà de son cursus de formation, de ses spécialistes et de ses congrès. Elle fut le résultat de la rencontre entre, d’une part, la volonté des bolcheviks d’assainir et de refondre le corps social et, d’autre part, l’engagement de psychiatres qui s’étaient battus non seulement pour inscrire leur spécialité dans le champ médical, mais aussi pour l’érection d’un système unifié de santé psychiatrique – une partie de leurs collègues était contre, elle défendait le principe de la décentralisation et de petits hôpitaux à taille humaine14.

La Sous-section s’étoffa au cours du temps, puisqu’elle accueillait quarante personnes en juillet 1920 : vingt-quatre nouveaux collabo-rateurs s’étaient greffés au noyau initial qui avait perdu seulement

11. Jacqueline Lee Friedlander, op. cit. (n. 6), p. 7.12. Neil. B. Weissman, « Origins of Soviet Health Administration », dans Health and Society in

Revolutionary Russia, op. cit. (n. 3), p. 98-102.13. GARF, a-482/3/10/5 (août 1918, liste des collaborateurs de la section de neurologie et

de psychiatrie du Narkomzdrav).14. Sur les débats au sein du milieu psychiatriques, voir Irina Sirotkina, « Toward a Soviet

Psychiatry. War and the Organization of Mental Health Care in Revolutionary Russia », dans Soviet Medecine. Culture, Practice and Science, op. cit. (n. 10), p. 28-30.

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deux de ses éléments, une infirmière et une dactylo15. Les effectifs furent d’une grande stabilité pendant cette courte période qui vit toutefois la direction de la Sous-section passer à Prozorov après le décès de Kachtchenko en février 1920. Avec le lancement de la NEP, le Narkomzdrav fut encore une fois remanié et son organisa-tion simplifiée. La Sous-section devint la Section de neurologie et de psychiatrie du Département de soins, dont la mission était à peu de chose près la même, les aspects préventifs ayant acquis davantage d’importance16. Le Commissaire à la santé, Nikolaï Semachko, en tant que tenant de l’« hygiène sociale » voulait faire de la prévention l’une des grandes priorités de la médecine soviétique. Combinée à la réformation des comportements, elle devait permettre d’amélio-rer la santé publique. Dispensaires, sanatoriums et maisons de repos étaient alors destinés à jouer un rôle de premier plan en associant traitement et éducation17. Le premier projet de dispensaire munici-pal de neurologie et de psychiatrie fut avancé en 1922 pour Moscou. Outre les locaux pour les soins, celui-ci devait posséder une salle de conférences pour sensibiliser à la « psychohygiène18 ».

De la Commission à la Section de neurologie et de psychiatrie, responsables et collaborateurs se réunissaient régulièrement pour répondre aux plus urgents des besoins des 42 établissements psy-chiatriques recensés en juin 1918 et disséminés aux quatre coins du pays19. Des universitaires étaient régulièrement conviés à leurs réunions20. Afin de s’enquérir de la situation des hôpitaux, deux méthodes furent alors employées. Pendant la période de la guerre civile, des questionnaires leur furent adressés, dont trente furent retournés à Moscou21. Avec le retour de la paix, des commissions d’inspection furent diligentées qui livrèrent des rapports circons-tanciés sur les institutions visitées. Les informations recueillies par les autorités moscovites furent à l’origine des mesures que les sec-tions de neurologie et de psychiatrie près les antennes régionales du Narkomzdrav étaient chargées de mettre en œuvre (et sont pour partie celles dont on dispose aujourd’hui). L’emprise de la Section

15. Archives centrales de la ville de Moscou (TSAGM), r-389/1/1/6-7 (rapport, hôpital Kachtchenko, juillet 1920).

16. GARF, a-482/3/499/1 (rapport, 1922).17. Tricia Starks, The Body Soviet. Propaganda, Hygiene, and the Revolutionnary State, Madison, The

University of Wisconsin Press, 2008, p. 49-51.18. « Proekt organizatsii 1-go gorodskogo nevro-psikhiatritcheskogo dispensera v Moskve »,

dans II-oe Vserossiïskoe sovechtchanie po voprosam psikhiatrii i nevrologii, Aleksandre Miskinov, Leonid Prozorov (red.), Moscou, 1924, p. 19.

19. GARF, a-482/3/9/6 (rapport sur la situation des hôpitaux psychiatriques, juin 1918)20. GARF, a-482/3/499/2 (acte, 1922).21. Tikhon Ioudin, op. cit. (n. 7), p. 368.

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psychiatrique s’étendait désormais sur l’ensemble des hôpitaux et des colonies du pays, presque une soixantaine, soit 17 140 lits, dont elle avait la responsabilité administrative et, en partie, financière22. En 1927, la RSFSR comptait alors 77 hôpitaux pour 19 149 lits23.

DES MÉDECINS ISSUS DE L’ANCIEN RÉGIME

L’élaboration d’une administration de neurologie et de psychia-trie reposait sur un paradoxe qui a déjà été souligné à propos de la Direction centrale de la statistique. L’État et les institutions sovié-tiques furent mis en place avec l’aide des élites issues de l’Empire russe dont les bolcheviks entendaient pourtant effacer toutes tra-ces24. Lorsque Kachtchenko fut promu à la tête de la Commission de psychiatrie et de neurologie, il avait une belle carrière derrière lui, dédiée à la médicalisation de la folie. Né en 1859, il débuta ses étu-des à l’université de Moscou d’où il fut renvoyé en 1881 pour avoir participé à un mouvement estudiantin d’opposition. Finalement diplômé de médecine de l’université de Kazan en 1885, il dirigea l’hôpital de Nijni-Novgorod où Zakharov fut son assistant. Il devint ensuite le médecin chef de l’hôpital Alekseev (ou Kanatchikova datcha) à Moscou. Lors de la révolution de 1905, il appela à dénon-cer les exactions du gouvernement et apporta son aide aux blessés en organisant une antenne illégale de la Croix rouge. En 1907, il supervisa la création d’un hôpital à Saint-Pétersbourg dont il assura la direction. Il continua à s’occuper de l’hôpital Alekseev dans lequel Gannouchkine exerça de 1906 à 1912 puis de nouveau en 1917 une fois qu’il fut démobilisé. Dans chacun des établissements, Kachtchenko s’employa à humaniser le traitement. Deux ans après son décès, l’hôpital Alekseev fut rebaptisé de son nom25.

22. GARF, a-482/3/212/1 (rapport sur l’activité de la Section de psychiatrie et de neurolo-gie, septembre 1920).

23. 6 820 lits étaient à la charge du Narkomzdrav de la RSFSR ; près de 1 000 lits étaient financés par les républiques du Tatarstan, de Bachkirie, de Crimée et d’Extrême-Orient à par-tir de leur budget ; tout le reste relevait de financements locaux. Leonid Prozorov, « Polojenie dela psikhiatritchekikh pomochtchi v RSFSR v 1925 godou », Journal nevropatologii i psikhiatrii imeni S. S. Korsakova, 1927, no 1, p. 93.

24. Alain Blum, Martine Mespoulet, L’anarchie bureaucratique. Statistique et pouvoir sous Staline, Paris, La Découverte, 2003, p. 33-46.

25. A. L. Andreev, « P. P. Kachtchenko i ego rol’ v otetchestvennoï psikhiatrii », Journal nevro-patologii i psikhiatrii imeni S. S. Korsakova, 1959, 59, 3.

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Prozorov était de dix-huit ans le cadet de Kachtchenko. Sa nomi-nation à la tête de la Section de neurologie et de psychiatrie témoi-gnait de l’arrivée aux responsabilités d’une nouvelle génération de praticiens, issus de la médecine de zemstvos. Né en 1877, Prozorov étudia la médecine à l’université de Moscou, fit son internat dans l’hôpital Preobrajenski, puis exerça dans le patronage municipal de Moscou. Ses recherches portaient sur la schizophrénie, mais les évé-nements de 1905 le conduisirent à s’intéresser aux conséquences psy-chologiques de la révolution sur ceux qui y participèrent ou, pour le dire dans les termes du neurologiste Grigori Rossolimo, aux « résul-tats pathologiques de la révolution26 ». Il publia ainsi sur les psychoses provoquées par les mauvais traitements infligés aux détenus. Prozorov était proche de Gannouchkine qu’il épaula au moment de la création de la revue Sovremennaïa Psikhiatriia (1907) dont il devint le secrétaire de rédaction en 1914 lorsque presque tous les membres furent mobilisés. Pendant les années de guerre, il consacra ses efforts à la tenue d’une conférence sur les problèmes d’organisation de la psychiatrie, qui se déroula en avril 1917. Au sein de la Commission de neurologie et de psychiatrie, il s’impliqua en faveur de la « dispensarisation » et de la « psychiatrie de secteur » (raïonnaïa psikhiatriia) destinées aux malades qui se trouvaient hors les murs des hôpitaux27.

Kachtchenko et Prozorov symbolisaient deux générations de psy-chiatres. La première, formée dans les années 1880, participa à la construction d’un réseau d’établissements psychiatriques et défendit une vision médicale de la folie. La deuxième, diplômée à la veille de la révolution de 1905, s’attacha à structurer le champ de la psychiatrie par le biais de congrès et de revues spécialisées. Des liens existaient entre les deux générations et, dès avant la guerre, les médecins de la Commission de neurologie et de psychiatrie se côtoyaient : ils avaient travaillé ensemble, s’étaient rencontrés à l’occasion de Congrès, quand ils n’étaient tout simplement pas liés d’amitié. D’un point de vue politique, seul Fal’k était communiste. Dans la liste du person-nel de la Commission, conservée aux archives, l’ensemble des « col-laborateurs » est enregistré comme « sans-parti », c’est-à-dire qu’ils ne se revendiquaient d’aucune affiliation politique28. Pour autant, ils n’étaient pas dépolitisés, même s’il est difficile de les placer avec pré-cision sur l’échiquier politique de l’époque. La dénonciation des excès du tsarisme de Kachtchenko et les écrits de Prozorov au moment de

26. Cité par Jacqueline Lee Friedlander, op. cit. (n. 6), p. 250.27. D. E. Melekhov, A. V. Grosman, « Leonid Alekseevich Prozorov », Journal nevropatologii i

psikhiatrii imeni S. S. Korsakova, 77, 9, 1977, p. 1403-1404.28. GARF, a-482/3/10/5 (août 1918, liste des collaborateurs de la section de neurologie et

de psychiatrie du Narkomzdrav).

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la révolution de 1905 les situaient néanmoins dans la mouvance libé-rale, voire proches des milieux socialisants.

L’engagement politique des psychiatres fait l’objet d’interpréta-tions divergentes dans l’historiographie. D’après Julie Brown, les évé-nements de 1905 conduisirent à une radicalisation des psychiatres très critiques à l’endroit de l’autocratie qui se refusait à leur attribuer l’autonomie et les fonds qu’ils réclamaient. Ils en vinrent à dénon-cer le tsarisme et la répression présentés comme un danger pour le bien-être de la population. Le renversement du régime leur apparais-sait alors comme le meilleur moyen pour instaurer la santé mentale dans le pays29. Pour Laura Engestein et Irina Sirotkina, les psychiatres étaient bien plus divisés qu’il ne l’a été écrit. Les prises de position radicale furent même relativement limitées. Les praticiens voyaient dans la révolution une réaction à des conditions sociales et politiques anormales. Mais ils l’interprétaient aussi comme l’explosion d’ins-tincts vils qui s’étaient réveillés à cette occasion. De ce point de vue, celle-ci n’était qu’une pathologie sociale susceptible de menacer la civilisation. Par conséquent, l’opposition des psychiatres au tsarisme ne pouvait emprunter la voie révolutionnaire à laquelle ils préféraient des réformes contrôlées et réfléchies30.

L’appel à des changements renvoyait à une analyse du social qui s’appuyait sur la théorie de la dégénérescence largement répandue chez les psychiatres et, au-delà, parmi les juristes. Attribuée à l’alié-niste français Bénédict Morel et à son Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales (1857), cette théorie combinait les facteurs bio-logiques, sociaux et historiques afin de souligner le poids de l’envi-ronnement sur les individus et sur les générations futures. La théorie de la dégénérescence s’imposa en Russie à partir des années 1880, au moment où la psychiatrie s’institutionnalisait. Elle offrit une grille pour lire les transformations de la société à l’heure de l’industrialisa-tion et de l’urbanisation. Les déviances y étaient présentées comme le résultat de la crise sociale du pays. Toutefois, la prémisse du pro-grès qui soutenait initialement la conception de la dégénérescence s’effaça progressivement et laissa la place à un profond pessimisme suscité par le dynamisme de ce que les psychiatres identifiaient à des forces destructrices. Il leur revenait alors de les contenir en sur-veillant au plus près la santé mentale de tous. La prophylaxie devait

29. Julie Brown, « Psychiatrists and the State in Tsarist Russia », dans Social Control and the State: Historical and Comparative essays, Andrew Scull, Stanley Cohen (ed.), Oxford, p. 267-287 ; Id., « Revolution and Psychosis: The Mixing of Science and Politics in Russian Psychiatric Medicine, 1905-1913 », Russian Review, 46, no 3, 1987, p. 283-302.

30. Laura Engelstein, The Keys to Happiness: Sex and the Search for Modernity in Fin-de-siècle Russia, Ithaca, Cornell University Press, 1992 ; Irina Sirotkina, Diagnosing Literary Genius, op. cit. (n. 6).

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empêcher le développement des pathologies, qu’elles soient biologi-ques et mentales, afin de prévenir l’altération du corps social31. La conception scientifique de l’État portée par les bolcheviks semblait correspondre à l’ambition des psychiatres qui les rallièrent.

LES ÉTABLISSEMENTS PSYCHIATRIQUES AU LENDEMAIN DE LA RÉVOLUTION

Lorsque naquit la Commission psychiatrique au début de 1918, la Russie était matériellement, économiquement et démographi-quement épuisée par le conflit mondial et les deux révolutions. Dans pareil contexte, les institutions psychiatriques rencontraient de grandes difficultés. La Commission de psychiatrie et de neurologie évoquait l’acuité des circonstances jugées « particulièrement préoccu-pantes », si ce n’est « catastrophiques » en plusieurs endroits32. Lors d’une réunion, Kachtchenko n’hésita pas à affirmer « que la psychia-trie [russe] n’avait jamais été confrontée à une telle situation33 ». Les causes de préoccupation étaient la faim et les épidémies qui se combi-naient à des inquiétudes quant à l’état et à l’organisation des hôpitaux dont la plupart étaient « surchargés ». Pourtant, la Commission esti-mait qu’ils n’accueillaient qu’une petite partie des malades du pays, environ 10-15 %, soit seulement les cas les plus lourds qui ne pou-vaient être gardés à domicile par leurs familles : ou bien les malades « agités » et « socialement dangereux », ou bien les patients « amor-phes », « impotents » et « exécrables »34. Plus précisément, schizoph-rènes, maniaco-dépressifs et oligophrènes constituaient un peu plus de la moitié des internés en 192235.

Les établissements psychiatriques souffraient d’un grand dénue-ment matériel. Le médecin chef de Saint-Nicolas Le Miraculeux à Pétrograd (le nom de Saint-Pétersbourg entre 1914 et 1924) fit une

31. Daniel Beer, Renovating Russia. The Human Sciences and the Fate of Liberal Modernity, 1880-1930, Ithaca, Cornell University Presse, 2008, p. 27-58. Voir également Kenneth Pinnow, op. cit. (n. 8), p. 23-61.

32. GARF, a-482/3/9/1 (rapport sur la situation des hôpitaux psychiatriques, 18-19 juin 1918).

33. GARF, a-382/3/22/2 (réunion de la commission de psychiatrie et de neurologie, 30 novembre 1918).

34. GARF, a-482/3/9/1 (rapport sur la situation des hôpitaux psychiatriques, 18-19 juin 1918).

35. Ivan Zakharov, « Ottchet o sostoianii psikhiatritcheskikh zavedeniï za 1922 god », dans II-oe Vserossiïskoe sovechtchanie po voprosam psikhiatrii i nevrologii, op. cit., p. 25.

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description de son hôpital aussi brève que révélatrice : les bâtiments étaient dans un état lamentable et nécessitaient des travaux ; linge de corps, couvertures, matelas et meubles faisaient défaut ; médicaments et matériel médical manquaient36. Autrement dit, les malades dor-maient directement sur les sommiers ou à même le sol et ne bénéfi-ciaient pas des remèdes nécessaires et adaptés à leur pathologie. Ils ne portaient que de vieux vêtements, certainement trop légers pour leur permettre de sortir se promener au moment de l’hiver. Les locaux eux-mêmes étaient peu ou mal chauffés en raison de la pénurie de bois qui empêchait également la pratique des bains37. Confrontées à toutes ces complications, plusieurs structures avaient dû être clo-ses au cours des années précédentes. Un sanatorium, un patronage, une clinique privée pour enfants et l’hôpital psychiatrique central pour les militaires furent ainsi fermés dans la région de Pétrograd38. La Commission de neurologie et de psychiatrie soulignait les besoins financiers des institutions qui étaient restées ouvertes et l’urgence qu’il y avait à y répondre39. En voulant parer au plus pressé, elle entendait prévenir de nouvelles fermetures qui jetteraient des malades à la rue ou dans la campagne et compliqueraient encore sa tâche.

L’articulation du travail était partout grevée, à des degrés divers, par les contingences. Médecins, infirmiers et aides soignants accom-plissaient en théorie des tâches différenciées et spécifiques en relation avec les compétences qui leur avaient été reconnues et qui détermi-naient leur position dans la hiérarchie hospitalière. De façon sché-matique, les médecins procédaient au diagnostic et prescrivaient, les infirmiers réalisaient les actes et les aides soignants aidaient les malades à accomplir leurs besoins élémentaires. Les gardes pouvaient revenir aux uns comme aux autres, lorsqu’elles n’étaient pas assurées par des gardes-malades. Dans la pratique, les rôles étaient redistri-bués et la division fonctionnelle était brouillée en raison du manque de personnel, voire de médecins40. En conséquence, gestion et attri-bution des tâches devaient être en permanence renégociées, et tout un chacun était appelé à nourrir, occuper, surveiller les malades, y compris ceux dont le service était terminé. Les journées de travail

36. GARF, a-482/3/9/15 (rapport au Département médical du Commissariat aux affaires intérieures, 30 mai 1918).

37. GARF, a-482/3/9/60 (procès-verbal de la visite de contrôle de l’hôpital psychiatrique Pretchistenskaïa, 30 avril 1920).

38. GARF, a-482/3/9/15 (rapport au Département médical du Commissariat aux affaires intérieures, 30 mai 1918).

39. GARF, a-482/3/9/1 (rapport sur la situation des hôpitaux psychiatriques, 18-19 juin 1918).

40. GARF, a-482/3/213/2 (rapport sur l’état de l’hôpital psychiatrique no 2 lors du premier semestre 1920).

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dépassaient les huit heures réglementaires, les heures supplémentai-res étaient fréquentes et les gardes de nuit éreintaient les employés41. La surveillance des reclus ne pouvant toujours être assurée, ceux-ci restaient parfois seuls des heures entières, livrés à eux-mêmes et aux autres42.

Mais la question alimentaire inquiétait avant tout, même à Moscou où, d’après un rapport, la « famine » y provoquait « l’extinction des malades mentaux ». La ration alimentaire était des plus réduites, quand la nourriture ne manquait tout simplement pas. Les hôpitaux avaient épuisé leurs réserves et les intendances étaient incapables de se procurer de la viande, du poisson, des produits laitiers et des pommes de terre. En conséquence, les malades devaient se contenter de pain de mauvaise qualité et de succédanés43. Les plus vulnérables étaient alors ceux qui ne recevaient aucun secours de leurs parents, parce qu’ils étaient internés loin d’eux ou parce que la réclusion avait rompu toute relation, et qui devaient survivre avec le peu qui leur était donné44. Les employés n’étaient pas épargnés et souffraient eux aussi de la faim. Pour améliorer leur quotidien, certains d’entre eux ne se privaient pas de voler les malades, bafouant l’une des règles fon-damentales de la profession, à savoir la protection des personnes. Si la pratique a pu être amplifiée par la pénurie, elle semble avoir été rela-tivement courante comme le suggère un document de la sous- section selon lequel « une expérience de plusieurs années des hôpitaux psy-chiatriques a montré que les malades mentaux s’alimentent suffisam-ment dans les seuls hôpitaux où le personnel est bien nourri45 ».

Les corps très affaiblis, qui se côtoyaient dans une grande proxi-mité, offraient davantage de prise à des maladies qui avaient atteint un stade endémique en Russie et dont les asiles étaient généralement des foyers. À Moscou, dans les hôpitaux Alekseev, Preobrajenski, de l’arrondissement de Moscou et de la région Pekrovskaïa, la tubercu-lose, la dysenterie, le scorbut et les troubles intestinaux les plus divers étaient répandus. Sous l’effet conjugué de la faim et des affections, les décès s’y multiplièrent. Leur nombre passa de 520 en 1913 à 1 423 en 1916 ; pour les cinq premiers mois de 1918, il était de 741. Le taux de mortalité de 8-9 % avant-guerre atteignait 30 % en 1918

41. GARF, a-482/3/9/22 (rapport au Narkomzdrav, 22 octobre 1918).42. GARF, a-482/3/213/2 (rapport sur l’état de l’hôpital psychiatrique no 2 lors du premier

semestre 1920).43. GARF, a-482/3/9/15 (lettre à la direction du département médical du Commissariat aux

affaires intérieures, 30 mai 1918) ; GARF, a-482/3/9/31 (rapport sur la situation des hôpitaux psychiatriques à Moscou, fin 1918).

44. GARF, a-482/3/22/4v (correspondance avec la société russe de la Croix-Rouge, 12 juin 1918)

45. GARF, a-482/3/9/23 (rapport au Narkomzdrav, 22 octobre 1918).

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et s’élevait jusqu’à 70 % pour les malades récemment admis46. Le typhus toucha également 81 personnes de l’hôpital militaire psychia-trique No 1 et de l’hôpital d’évacuation pour les malades mentaux No 81, dont 18 employés parmi lesquels 7 décédèrent. Au-delà de la capitale, une épidémie de choléra frappa les hôpitaux de la Russie centrale, de Pétrograd à Saratov et de Vladimir à Smolensk où, dans la clinique No 2, qui comptait 450 patients et 200 employés, furent dénombrés 152 cas cholériques dont plus de la moitié succomba47.

Au lendemain de la Révolution, les établissements psychiatriques étaient donc des lieux de détresse et de misère qui maintenaient en leurs murs les individus ne pouvant répondre d’eux-mêmes et aux-quels, au fond, peu de secours était apporté. Ils étaient dans un état proche de celui des asiles qu’avait pu décrire Jean-Étienne Esquirol en France près de quatre-vingts ans plus tôt48. La Commission de neurologie et de psychiatrie considérait en juin 1918 la situation des institutions psychiatriques pire que dans toutes les autres structures médicales49. De fait, celle-ci ne se distinguait guère des lieux de déten-tion où le surpeuplement, la saleté, l’indigence et les maladies pou-vaient être entretenus, si ce n’est accentués par des geôliers zélés dans le but de punir les détenus et les ennemis du régime. Ainsi, dans la prison municipale de Semenov, les cellules, mal nettoyées, mal aérées, accueillaient deux à trois fois le nombre de prisonniers pour lesquel-les elles avaient été prévues. La nourriture était chiche et l’eau distri-buée deux fois par jour. En 1919, une épidémie de choléra s’y déclara qui suscita une visite d’inspection médicale. Les conditions sanitaires pouvaient être plus terribles encore dans les camps de concentration fondés au cours de la guerre civile50.

LE DISCOURS DE L’ADMINISTRATION PSYCHIATRIQUE

Les psychiatres jugeaient inacceptable que les établissements psychiatriques soient réduits à une fonction de confinement et de

46. GARF, a-482/3/9/31 (rapport sur la situation des hôpitaux psychiatriques à Moscou, fin 1918).

47. GARF, a-482/3/9/22v (rapport au Narkomzdrav, 22 octobre 1918).48. Cité par les Archives générales de la médecine, Journal complémentaire des sciences médicales, IIIe et

nouvelle série, t. IV, 1839, p. 392.49. GARF, a-482/3/22/4v (correspondance avec la société russe de la Croix-Rouge, 12 juin

1918).50. Mary Schaeffer Conroy, « Health Care in Prisons, Labour and Concentration Camps in

Early Soviet Russia, 1918-1921 », Europe-Asia Studies, vol. 52, no 7, 2000, p. 1257-1274.

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contrôle social comme lorsque la police jetait, sous le tsarisme, les opposants dans les asiles51. Pour en faire des endroits médicalisés qui apporteraient protection et secours, la Commission de neurologie et de psychiatrie entreprit de les réformer en subordonnant le dispositif de soins à la transformation du milieu hospitalier et à la pérennisa-tion des relations fonctionnelles52. Les mesures qu’elle prenait en ce sens devaient également montrer leur capacité à porter une organisa-tion centralisée. Vladimir Grombakh, responsable de l’antenne mos-covite de la Section de psychiatrie, le soulignait par contraste lorsqu’il rappelait que les institutions moscovites relevaient autrefois d’organis-mes variés qui « agissaient sans plan d’ensemble ni coordination53 ». L’administration psychiatrique soviétique fonctionnait, quant à elle, sur la base de plans qu’elle élaborait. Ceux-ci incarnaient ses inten-tions, cristallisaient ses décisions et devaient en permettre l’applica-tion sur l’ensemble du territoire.

Ces plans étaient présentés et défendus publiquement à l’occasion des conférences et dans les revues spécialisées. Les explications qui les soutenaient participaient de la construction du discours que la Commission s’attacha très tôt à produire sur elle-même afin de légiti-mer son existence et son action. À cette fin, elle recourait à une sélec-tion de ce qu’elle faisait et des résultats qui étaient amenés à perdurer dans le temps. Ce récit était alors à même d’offrir à tout un chacun un cadre dans lequel se mouvoir et des repères à mobiliser, en parti-culier pour les professionnels de la psychiatrie. Mais les décisions pro-duisaient aussi ce résultat qu’elles effaçaient les discussions qui avaient pu présider à leur élaboration et construisaient la façade d’unani-mité de la Commission de neurologie et de psychiatrie. Autrement dit, les différends et les tractations de ses responsables disparaissaient derrière l’institution. Le discours que celle-ci proposait était somme toute fort simple : c’était celui de la transformation des établissements psychiatriques et de l’habileté de la Commission à composer avec les héritages du tsarisme et les difficultés du temps pour y parvenir (des années plus tard, les thuriféraires soviétiques de la « psychiatrie natio-nale » ne dirent pas autre chose).

La trame du récit agençait quatre grands motifs. Le pre-mier insistait sur la hausse du budget dévolu aux établissements et

51. Sur l’utilisation des asiles par la police, Julie V. Brown, « Social Influences on Psychiatric Theory and Practice in Late Imperial Russia », op. cit. (n. 3), p. 31-34.

52. Lev Rozenchteïn, N. G. Kliatskina, « Ousloviia trouda v psikhiatritcheskikh zavedeniakh i ego osobennosti », dans II-oe Vserossiïskoe sovechtchanie po voprosam psikhiatrii i nevrologii, op. cit. (n. 18), p. 55.

53. Vladimir Grombakh, « Moskovskaïa psikhiatritcheskaïa organizatsiia », Journal nevropato-logii i psikhiatrii imeni S. S. Korsakova, 1925, no 1, p. 105.

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l’amélioration de leur équipement. Il était affirmé que la deuxième moitié de 1922 avait vu la ration alimentaire augmenter, les hôpi-taux être mieux chauffés et disposer de davantage de matériel. La mortalité avait chuté pour retrouver son niveau d’avant-guerre54. Le deuxième motif mettait l’accent sur les efforts déployés non seulement en vue de maintenir les établissements ouverts, mais aussi d’en créer de nouveaux. Il était ainsi rapporté que de petites structures avaient été créées à Briansk, Ivanovo-Voznesensk, Sasov (près de Tambov) ou Rostov-sur-le-Don55. Le troisième motif soulignait le travail effectué en direction des employés, analphabètes et peu instruits pour plus de la moitié d’entre eux. Beaucoup étaient également inexpérimentés en raison du turnover. Des cours à destination du personnel furent mis en place, quand des écoles ne furent pas ouvertes au sein même des établissements. En conséquence, leurs compétences s’étaient quelque peu élevées. Le dernier motif concernait l’essor de la psychiatrie de secteur dans plusieurs villes56.

Les progrès réalisés du point de vue de l’équipement et du per-sonnel étaient censés autoriser un meilleur travail d’articulation des opérations thérapeutiques, même si les responsables de la Section de psychiatrie admettaient volontiers que la situation était encore loin d’être parfaite. Ils reconnaissaient aussi que Moscou était avan-tagé par rapport à la province où les psychiatres devaient déployer des « forces héroïques ». Selon Grombakh, les conditions dans les hôpitaux s’améliorèrent dès 1920. Plusieurs d’entre eux profitè-rent même de travaux de restauration en 1923. Néanmoins, leur fonctionnement continuait toujours dans la deuxième moitié de la décennie à être grevé par la surpopulation. Le rôle du service public de protection mentale n’en était donc que plus important en en réduisant l’engorgement. Moscou avait en effet été découpé en huit secteurs, au lieu des quatre qui existaient autrefois, chacun ayant un psychiatre à leur tête, en charge notamment de suivre les malades à domicile et de faire hospitaliser ceux pour qui cela était vraiment nécessaire57.

54. Voir notamment, Maksimilien Fal’k, « Ottchet po finansirovaniou psikhiatritchekikh bol’nits v 1-ouïou polovinou 1919 goda », Sovechtchanie po voprosam psikhiatrii i nevrologii, Moscou, Iz Narkomzdrav, 1919, p. 6-7 ; Ivan Zakharov, « Ottchet o sostoianii psikhiatritcheskikh zavedeniï za 1922 god », dans II-oe Vserossiïskoe sovechtchanie po voprosam psikhiatrii i nevrologii, op. cit. (n. 18), p. 25-28.

55. Ivan Zakharov, « Ottchet o sostoianii psikhiatritcheskikh zavedeniï za 1922 god », op. cit. (n. 54), p. 27.

56. Leonid Prozorov, « Voprosy organizatsii pomochtchi nervno-bol’nym », Sovechtchanie po voprosam psikhiatrii i nevrologii, op. cit. (n. 54), p. 34-37.

57. Vladimir Grombakh, « Moskovskaïa psikhiatritcheskaïa organizatsiia », op. cit. (n. 53), p. 108.

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UN PERSONNEL INFIRMIER INSUFFISANT ET PEU INVESTI

Nonobstant les changements que l’administration psychiatrique entendait initier, les asiles présentaient un fonctionnement fort éloigné de la rationalisation et de la médicalisation défendues par ses porte-parole, comme en attestaient l’organisation et le travail du personnel infirmier (infirmier, aide-soignant et garde-malade) qui présentaient la particularité d’être dirigés vers des hommes et des femmes dont l’intégrité était garantie par l’institution. Mais le Comité central du Syndicat panrusse des travailleurs du domaine sanitaro-médical (TsK Vsemedikosantroud) livrait en 1923 un tableau calamiteux qui préva-lut toutes les années 1920. Aucune « discipline de travail » ne régnait dans les hôpitaux et les soins dispensés y étaient médiocres. D’après le TsK Vsemedikosantroud, la mauvaise production médicale était liée au manque de personnel qualifié et aux difficultés à pourvoir les pla-ces vacantes du fait des bas salaires et des conditions de travail lamen-tables. C’était jusqu’à la moitié du personnel nécessaire qui faisait défaut. Des établissements pouvaient même manquer d’un médecin, le nombre de psychiatres chutant d’année en année. Plus générale-ment, le roulement des employés, pour qui ce poste n’était qu’un pis-aller provisoire, était « colossal58 ».

Le recrutement des employés relevait de l’administration de l’éta-blissement qui pouvait consulter le Comité local. Les hôpitaux de Moscou recouraient à la « bourse du travail » (birja trouda) dont la mission était de mettre en relation un demandeur d’emploi avec un employeur éventuel. Toutefois, le médecin chef de l’hôpital no 1 se lamentait que celle-ci ait soutenu à maintes reprises des personnes qui n’étaient absolument pas formées aux soins psychiatriques et à la production médicale59. Les établissements n’avaient d’autre choix que de recruter ceux qui se présentaient, même si leurs compétences étaient des plus réduites. À Moscou, le nombre d’employés « illettrés » et « peu instruits » était « très élevé » en 1924, en particulier chez les femmes : si 6,6 % du personnel masculin était analphabète, le pour-centage atteignait 21,7 % chez les femmes60. L’asymétrie de genre pouvait être encore plus marquée en province. En 1928, dans l’hôpital

58. GARF, a-482/3/505/numéro de page perdu (7 mars 1923, Sur la nécessité d’améliorer la situation des travailleurs des institutions psychiatriques).

59. TSGAM, r-1126/1/2/47 (1924, rapport médical concernant l’année 1923).60. Leonid Prozorov, « Polojenie dela psikhiatritcheskoï pomochtchi v RSFSR v 1924 godou

(okontchane) », Journal nevropatologii i psikhiatrii imeni S. S. Korsakova, 1926, no 2, p. 103.

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Iakovenko de la région de Moscou et dans la colonie Litvinov près de Tver, seules 3 % des infirmières et des aides-soignantes avaient achevé le secondaire et 8 % suivi des cours spécialisés en soins infir-miers. Presque aucune n’avait jamais travaillé ailleurs61.

Le premier des motifs qui poussaient les personnes à travailler dans un hôpital psychiatrique était d’ordre économique. Tout simplement, celles-ci s’adressaient, sans égard de la tâche à réaliser, à une institu-tion susceptible de les embaucher. La proximité géographique pouvait aussi être un critère déterminant, en particulier en milieu rural où la collectivité pesait de tout son poids. Pour les employées de l’hôpital de Bourachevo, non loin de Tver, l’emploi qu’elles occupaient leur permettait de gagner de l’argent pour elles et pour leurs parents tout en restant près d’eux. Comme le révélait leur propos, elles satisfai-saient ainsi la norme sociale : « Il fallait aider notre famille… et nous-mêmes nous attifer… Il n’y avait pas d’autre place plus proche… On ne voulait pas partir loin des nôtres62. » Mais les membres subalternes comptaient d’anciens reclus qui n’étaient pas parvenus à se réinsé-rer dans la vie sociale une fois rendus à la liberté. En sollicitant un emploi là où ils avaient été internés, ceux-ci entendaient revenir dans un lieu où nul faux-semblant n’était requis. Leur stigmate s’y effaçait, quand il ne prenait pas un tour plus positif. En effet, des psychiatres voyaient en eux de bons employés potentiels au motif que le spectre d’un nouvel internement était à même de prévenir les abus63.

Le personnel était constitué du tout-venant qui n’avait suivi aucun cursus médical et était peu attaché à l’institution. Les infirmiers eux-mêmes étaient à peine formés. Au mieux, ils avaient assisté à une formation de quelques semaines mise en place par la Section psychia-trique. Puisqu’ils ignoraient les traitements et la manière de soigner les reclus, les employés apprenaient sur le tas avec l’aide de leurs col-lègues. Il reste que l’approche théorique de la maladie mentale qui s’était élaborée depuis la fin du XIXe siècle leur échappait largement. Leur vision était celle du sens commun qui cultivait deux représen-tations distinctes. La première faisait de la démence l’expression de la présence divine et à la figure du fol-en-Christ que l’on croyait inspiré par Dieu64. Mais cette image voisinait avec celle qui rédui-sait l’insensé à un être déshumanisé dénué de grâce, ayant perdu la

61. N. D. Chreïder, « Nervno-Psikhitcheskoe zdorov’e jenskogo oukhajivaiouchtchego per-sonala psikhiatritchekikh bol’nits », Psikhiatritcheskie rabotniki. Troud i zdorov’e, Moscou, Izdanie TsK Medsantroud, 1929, p. 19-20.

62. N. D. Chreïder, op. cit., p. 19-20.63. Julie V. Brown, « Peasant Survival Strategies in Late Imperial Russia: The Social Uses of

the Mental Hospital », Social Problems, 34, no 4, 1987, p. 322.64. Madness and the Mad in Russian Culture, Angela Brintlinger, Ilya Vinitsky (ed.), Toronto,

2007, p. 7.

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raison et ramené à une forme de bestialité. Son état lui ôtait jusqu’à la possibilité de relever d’une pathologie et donc d’être guéri. Une telle conception des reclus venait alors contredire l’idéologie des ins-titutions psychiatriques dont les médecins étaient les garants. Le chef de service de l’hôpital Kachtchenko se plaignait en 1924 de ce que les aides soignants méconnaissaient leur responsabilité et que les infir-mières devaient davantage s’investir65. Une enquête conduite à la fin des années 1920 auprès des travailleurs psychiatriques continuer à pointer leur faible engagement à l’endroit des malades66.

DES INTERNÉS EN GRANDE DÉTRESSE

Si les médecins reprochaient à leurs subordonnés leur négligence, ils n’en admettaient pas moins que les conditions de travail fussent rendues malaisées par le surpeuplement qui affectait les établisse-ments. Ainsi, dans l’hôpital Kachtchenko, le département pour agi-tés abritait jusqu’à 50 individus au lieu des 30 pour lesquels il était prévu67. Outre les malades mentaux, les hôpitaux accueillaient dro-gués et alcooliques. Les derniers y représentaient près de la moitié des admis de l’hôpital Kachtchenko au milieu des années 1920 (pour une proportion de 18-20 % avant la Révolution). L’augmentation des chiffres était moins liée à la psychiatrisation de l’alcoolisme qu’au refus des hôpitaux généraux de recevoir des patients qui provoquaient troubles et désagrément68. La surpopulation hospitalière psychiatri-que, de l’ordre de 30 % en RSFSR en 1927, obligeait à refuser nom-bre d’admissions et à laisser les personnes à la charge de leur famille ou d’autres structures69. Surtout, elle sapait la répartition des malades

65. TSGAM, r-389/1/4/4v (rapport médical pour l’année 1924).66. I. A. Berger, « Troud psikhiatritcheskikh rabotnikov (sanitarno-psikhiopatologitcheskoe

issledovanie) », Psikhiatritcheskie rabotniki, op. cit. (n. 61), p. 17.67. TSGAM, r-389/1/3/1v (hôpital Kachtchenko, rapport médical pour l’année 1923).68. TSGAM, r-389/1/6/2 (hôpital Kachtchenko, rapport médical pour l’année 1926) ; Susan

Gross Solomon, « David and Goliath in Soviet Public Health: The Rivalry of Social Hygienists and Psychiatrists for Authority over the Bytovoi Alcoholic », Soviet Studies, 41, no 2 1989, p. 264. Dans certains établissements, un facteur pouvant aggraver la surpopulation était l’occupation de locaux par des individus qui leur étaient étrangers et dont l’usufruit leur avait été confié par le soviet local. Malgré les plaintes des responsables hospitaliers à ce sujet, la pratique perdura jusqu’à la fin des années trente, si ce n’est au-delà. Archives d’État de Saint-Pétersbourg (TSGA SPB), 7384/18/694/115 (compte-rendu no 120 de la réunion du soviet de Leningrad, 4 juillet 1938).

69. Les établissements accueillaient 28 282 personnes, alors qu’ils disposaient de 19 149 lits. Leonid Prozorov, « Polojenie dela psikhiatritcheskikh pomochtchi v RSFSR v 1925 godou », op. cit. (n. 23), p. 93. Entre septembre 1924 et juillet 1925, à Moscou, ce sont près de 1 000 admissi-ons qui durent être refusées. Archives centrales d’État de la région de Moscou (TSGAMO), 2129/1/170/212 (11 août 1925, sténogrammes du plénum de la section à la santé du Soviet de Moscou).

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entre les différents départements, imposant à la section à la santé du Soviet de Moscou de rappeler en 1925 la nécessité de séparer les « malades nerveux » des « malades psychiques » afin de respecter leur état : « Certains malades psychiques peuvent être violents, tandis que ceux [malades des] nerfs exigent du calme70. ».

La carrière des internés au sein d’un établissement psychiatrique était courte, puisque ceux-ci y séjournaient généralement moins d’un an71. Mais la surpopulation avait pour conséquence première de les faire tous cohabiter dans un lieu rendu inadapté. La très grande pro-miscuité empêchait, ou du moins compliquait l’appropriation d’un espace à soi et constituait un obstacle au maintien de l’intimité en plaçant tout un chacun sous le regard de l’autre, de sorte que tous les aspects de la vie étaient bafoués. La présentation de soi était en outre fortement dégradée par la pénurie de vêtements et de chaussu-res. Cette forme de dégradation était à même d’amplifier l’humilia-tion de l’internement, avivée notamment lors des visites des proches. S’y ajoutaient les offenses d’agents hospitaliers qui s’autorisaient à insulter ou à battre les malades. L’attitude d’un aide soignant (sanitar) du département des hommes de l’hôpital psychiatrique de Moscou no 1 était si outrageante à leur endroit que la direction finit par le renvoyer à la suite de plaintes répétées72. Un aide soignant de l’hôpi-tal Kachtchenko fut, lui, transféré dans un autre établissement pour avoir frappé un reclus lors d’une garde73.

Ces agressions morale et physique accablaient des patients dont le délire était maintenu par leur cohabitation forcée. Qui plus est, les soins qu’ils réclamaient ne pouvaient être mis en œuvre du fait de la surpopulation et du manque d’effectif. Près d’un tiers d’entre eux était ainsi rendu à la société sans que leur état ait connu une quelconque amélioration74. La thérapeutique défendue par les res-ponsables de l’administration psychiatrique rejetait le principe de la contrainte à l’image de ce qui se faisait en Europe. Et quelques

70. TSGAMO, 2129/1/170/254 (11 août 1925, sténogrammes du plénum de la section à la santé du Soviet de Moscou).

71. Au milieu des années 1920, 95,6 % des hommes et 90,5 % des femmes étaient internés moins d’un an ; 2,9 % des hommes et 4,7 % des femmes moins de deux ans ; 1 % des hommes et 2,9 % des femmes jusqu’à 4 ans ; 5,5 % des hommes et 1,9 % des femmes au-delà de 4 ans. Leonid Prozorov, « Polojenie dela psikhiatritchekikh pomochtchi v RSFSR v 1925 godou », op. cit. (n. 23), p. 96.

72. TSGAMO, 302/1/438/109 (3 septembre 1924, procès-verbal de la réunion de la commis-sion chargée des conflits de l’hôpital municipal no 1 de Moscou).

73. TSGAMO, 302/1/439/66 (19 mars 1924, procès-verbal d’une réunion de MRKK près l’hôpital Kachtchenko).

74. À ce petit tiers s’ajoutaient les 9 % des reclus qui étaient renvoyés d’une institution pour être transférés vers une autre. Leonid Prozorov, « Polojenie dela psikhiatritchekikh pomochtchi v RSFSR v 1925 godou », op. cit. (n. 23), p. 96.

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établissements autorisaient effectivement les personnes à circu-ler librement et ne pratiquaient ni l’isolement ni l’enveloppement humide pour leur préférer le « régime de lit » (postel’nyi rejim)75. Néanmoins, sauf en ces rares hôpitaux qui faisaient figure d’ex-ceptions, les patients étaient le plus fréquemment enfermés dans les chambres et l’enveloppement humide était d’un usage répandu. De même, la camisole de force et l’isolement étaient souvent uti-lisés, quand les malades n’étaient pas tout simplement attachés à leur lit. Rapportant ces procédés, Prorozov les regrettaient d’autant plus que, disait-il, certains perduraient à les considérer comme des « mesures de soin76 ». Dans pareilles circonstances, le travail thé-rapeutique, destiné à aider le malade à reprendre pied dans la vie quotidienne, ne touchait alors qu’un nombre limité d’entre eux, occupé à des travaux ménagers, artisanaux et de jardinage77.

En définitive, les établissements psychiatriques ne représentaient jamais rien d’autre pour la plupart des internés qu’un lieu péniten-tiaire et leurs employés, des « geôliers », voire des « tortionnaires ». Ceux-ci le disaient sans détour : « Ce n’est pas un hôpital, mais une prison. » Les soins prodigués étaient dès lors perçus comme autant de châtiments. Lorsqu’on leur faisait des piqûres de morphine et qu’on les gavait, les malades criaient au « poison » ; ils dénonçaient l’enveloppement comme une entrave et l’immobilisation comme une torture. L’administration des actes était donc un moment de tension mettant en jeu le pouvoir psychiatrique qui pouvait buter contre la dénonciation ou le désaccord. Afin de protester contre le traitement qui leur était infligé, les malades menaient des grèves de la faim, quand ils ne prenaient pas à partie le personnel, verbalement et phy-siquement78. À Pétrograd, les protestations se muèrent en 1922 en une révolte organisée qui ne put être matée qu’avec l’intervention de la police et de forces armées79. Par ailleurs, les conditions de l’inter-nement et la douleur qu’elles nourrissaient conduisaient des patients à tenter de s’échapper : 925 tentatives réussies étaient officielle-ment comptabilisées pour la RSFSR en 192480. D’autres se repliaient toujours un peu plus sur eux-mêmes jusqu’au suicide. Ainsi de ce

75. GARF, a-482/3/213/2 (court rapport sur l’état de l’hôpital psychiatrique no 2 pour la première moitié de 1920).

76. Leonid Prozorov, « Polojenie dela psikhiatritchekikh pomochtchi v 1924 godou (okont-chane) », op. cit. (n. 60), p. 99-100.

77. Pour l’hôpital municipal no 1 de Moscou en 1929, TSGAM, 1126/1/8/28 (rapport médi-cal pour l’année 1929).

78. I. A. Berger, op. cit., p. 13.79. Leonid Prozorov, « Polojenie dela psikhiatritchekiskh pomochtchi v 1924 godou

(okontchane) », op. cit. (n. 60), p. 97.80. Ibid.

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paralytique qui mit fin à ses jours à la suite d’une dispute avec sa femme, lors de la visite qu’elle lui rendit, parce qu’on lui avait refusé de rentrer à son domicile81.

CONCLUSION

En collaborant avec les bolcheviks, les psychiatres acquirent la légi-timité qu’ils revendiquaient pour eux depuis la fin du XIXe siècle. Ils l’utilisèrent pour amorcer la réforme des institutions psychiatriques et, au-delà, installer une « psychiatrie de secteur ». La rationalisation du fonctionnement des établissements était au cœur du projet porté par la Section de neurologie et de psychiatrie et, selon elle, les hôpitaux prenaient bien cette direction. En réalité, leur dessein était affecté par des facteurs de toutes sortes. La première cause, d’ordre financier, ne permettait pas aux responsables des établissements de disposer des ressources nécessaires pour les malades et le personnel. Le deuxième facteur était la diversité des personnes qui étaient internées : non seulement des malades mentaux, mais aussi des alcooliques. Cette hétérogénéité impliquait des tâches toujours plus nombreuses qui débordaient les procédures et les méthodes pensées pour les mala-dies mentales. De surcroît, la surpopulation hospitalière, qui était la troisième source de perturbation, entraînait une concurrence des reclus pour le matériel, les médicaments et le personnel. La dernière grande cause de déstabilisation était la pénurie d’infirmiers et d’aides soignants, peu ou mal formés aux tâches à accomplir et dépassés par les patients. Au bout du compte, l’organisation des hôpitaux était déterminée par la capacité de leurs dirigeants à composer localement avec ces éléments pour y développer une production médicale, dans la mesure du possible.

Dans la deuxième moitié des années 1920, la situation des éta-blissements psychiatriques inquiétait. Si elle n’était pas comparable à celle qui avait prévalu lors de la guerre, quand sévissaient notam-ment famine et épidémies, leurs responsables craignaient qu’elle ne se détériore. Des psychiatres déclaraient que la santé mentale et nerveuse de la population était amenée à se dégrader, Grombakh pointait un faisceau de facteurs : la « situation économique »,

81. TSGAM, 1126/1/9/17 (Rapport médical concernant l’hôpital Preobrajenskii pour 1930).

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l’« indigence », le « surmenage », « se battre pour conserver sa place », « la peur du chômage ou le chômage vécu » et le « besoin en logement »82. Quelques mois plus tard, un projet d’ordonnance soulignait que la « construction socialiste, s’accompagnant de l’in-dustrialisation du pays, par l’élévation brutale du niveau culturel des masses, par le rythme rapide de ce développement, doit inévi-tablement augmenter le nombre de névrosés et de personnes affec-tées de maux proches des maladies mentales, car participent à cette construction des contingents portés par un élan d’enthousiasme qui n’épargnent pas leurs forces, mais ne sont pas aptes à un travail intensif, stressant et sans cesse changeant83 ». Tandis que la refon-dation de l’ordre social était à même de susciter toujours plus de désordres chez les individus, il était donc suggéré que la psychia-trie, dans sa dimension préventive et associée à la neurologie, serait amenée à jouer un rôle accru dans la construction de la société soviétique.

Annexes Nombre de lits dans les hôpitaux psychiatriques

en Russie puis en RSFSR entre 1912 et 1930

Année Lits

1912 27 211

1914 28 017

1922 11 156

1923 11 351

1924 14 010

1925 16 540

1926 18 859

1927 19 149

1928 23 451

1929 26 887

1930 28 477

Source : adapté de Benjamin Zajicek, op. cit., p. 78.

82. TSGAMO, 2129/1/330/384 (29 décembre 1927, sténogrammes de la réunion du Moszdravotdel et de la section du zdravmossovet réunis en plénum).

83. GARF, 393/74/126/4, 6 (1928, projet d’ordonnance du VTSIK et du SNK sur la situation de l’aide psychiatrique en RSFSR).

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« Un retour aux anciennes maisons de fous » ? 897

21 novembre 2011 - n 4_2011_660 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 896 / 980 21 novembre 2011 - n 4_2011_660 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 897 / 980

Membre associé du CRHS de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Grégory Dufaud est enseignant dans le secondaire. Il est l’auteur d’une thèse publiée sous le titre : Les Tatars de Crimée et la politique soviétique des nationalités, Paris, Non Lieu, 2011. Auparavant, il avait notamment codirigé avec Aurélie Campana et Sophie Tournon, Les Déportations en héritage. Les peuples réprimés du Caucase et de Crimée, hier et aujourd’hui, Rennes, PUR, 2010. Après la politique des nationalités en Union soviétique, ses recherches portent aujourd’hui sur les institutions psychia-triques durant l’entre-deux-guerres.

RÉSUMÉ

Avec la révolution d’Octobre, une partie des psychiatres se rallia aux bolcheviks qui leur donnèrent « carte blanche » pour réaliser les réformes qu’ils réclamaient de longue date. La Commission de neurologie et de psychiatrie, créée en 1918, s’em-ploya alors à améliorer le fonctionnement des institutions psychiatriques, les hôpi-taux en premier lieu dans le but d’en faire de véritables structures de soin. Pourtant, en 1928, un projet de décret constatait, pour le dénoncer, que la production médicale y était des plus médiocres. C’est l’objet de cet article que d’étudier les retombées de la politique conduite en faveur des établissements psychiatriques et, par là, de faire ressortir les facteurs qui ont pu peser sur sa réussite. Pour cela, un parcours kaléidos-copique est proposé qui entend confronter les conditions héritées du tsarisme, les objectifs institutionnels, le rôle du personnel et la place des reclus.

Mots-clés : Union soviétique, médecine, psychiatrie, hôpital, réforme.

ABSTRACT

Following the October Revolution, some psychiatrists rallied to the Bolshevik cause. The latter authorized them to carry out the reforms they had been long been asking for as they saw fit. The Neurology and Psychiatry Commission, established in 1918, subsequently busied itself with improving the running of psychiatric institu-tions – and notably that of hospitals – in order to transform these into proper health care structures. Those responsible for the psychiatric administration, who were gam-bling their recently-acquired legitimacy, claimed that the organisation of hospitals and medical production had been improved. In reality, however, the latter were unable to overcome several problems. The first of these was financial: those in charge of health care institutions did not have the funding patients and staff required. The second of these problems was linked to the diversity of the patients themselves, whose hetero-geneity called for every more numerous measures which overwhelmed those proce-dures and methods which had been designed to care for mental disorders. The third problem was the overcrowding of hospitals, which led to competition among those interned for equipment, medicine and staff attention. The final destabilising factor was the shortage of nurses and carers, who were largely inadequetly trained for the tasks they were supposed to undertake. In the end, the level of organisation of hos-pitals was determined by the capacity of those in charge to deal with these problems locally so as to develop medical production to the extent that this was possible.

Keywords : Soviet Union, medecine, psychiatry, hospital, reform.

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