Genre et sexualité: Homophobie entre philosophie et psychanalyse
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Vidéo conférence Sorbonne, Ecole Condorcet: http://epi.univ-paris1.fr/MEDIA130712174159291-130712175156-851/0/fiche___actualite/&RH=pod-012&RF=pod-012
Homophobie entre philosophie et psychanalyseAlice PechrigglConférence à l’Ecole d’été Genre Condorcet « Le genre : engagement
et réflexivité »du 9 au 11 juillet 2013 à Paris (INHA)
Préliminaires méthodologiques
Ce que Max Weber a défini et instituionnalisé pour les
sciences sociales comme wertfreie Wissenschaft (science
sans jugement de valeurs) a déjà été remis en cause ou du
moins revue de façon critique de son temps. La critique
venait surtout du côté des chercheurs marxistes qui
menaient leurs enquêtes en vue du projet révolutionnaire,
en vue de la libération de la classe des exploitées et de
la société sans classes. C’est dans ce sillage quoique
sous d’autres auspices, que le mouvement féministe et le
mouvement des lesbiennes, puis celui des gays et
lesbiennes ont renouvelé la tâche de mettre en relation
recherche et engagement social, voire politique. Mais
depuis que le gender mainstreaming est devenu partie
intégrante des politiques de l’union européenne, notamment
dans le champ universitaire, l’impact révolutionnaire du
féminisme s’est fortement atténué et maintes jeunes femmes
entamant une carrière universitaire récusent, parfois de
manière fort agressive, cette politique. Cela se fait, je
pense, non seulement par simple naiveté, ni seulement dans
une tendance de répulsion de la conflictualité, des luttes
féministe pour l’entrée des femmes dans les universités,
desquelles elles étaient exclues jusqu’au début du siècle
dernier. Il se peut que l’on récuse cette histoire afin
d’éviter la honte qu’elle pourrait faire surgir, mais
qu’on la cache derrière une revendication scientifique
prétendument neutre au nom d’une objectivité plus imaginée
que réalisable tout en attaquant ceux et celles qui y
tiennent, cela devient un problème déontologique.
La conception d’une « science libre de jugement de
valeurs » (trad. mot-à-mot de wertfreie Wissenschaft)
n’est pas seulement une chimère, elle fut d’abord une
tentative de limiter la prise de la théologie, de la
métaphysique théologisante (ou naturalisante), puis du
dogme idéologique sur la recherche dans les sciences
sociales et humaines, voire juridiques. Entant
qu’enseignants nous nous rendons compte chaque jour,
combien il est difficile pour une bonne partie des
étudiants de traiter un texte, une interview, un document
ou une source quelconque comme telle et non pas comme ce
qu’on aimerait en faire, y voir etc. Dans le sillage de
Freud je dirais qu’il s’agit d’une interprétation des
« données » selon le principe de plaisir et non pas selon
le principe de réalité. C’est là, pour moi, le sens plus
profond de ce que Weber disait : reconnaître cet autre
comme autre, dans toute sa complexité, son
inaccessibilité, son statut problématique et non pas en
faire ce que l’on désire en faisant dire aux documents ce
qu’on aimerait qu’ils disent ou ce qui nous arrangerait
dans notre croyance ou notre dogme etc.
On peut discuter longuement la « politique des sciences
contre l’emprise religieuse ou dogmatique », et il est
trivial de rappeler que « la science libre de jugements
valeurs » est elle-même une valeur qui n’est plus
questionnée une fois que ce principe fonctionne comme tel.
Mais ce qui est encore plus problématique, c’est lorsque
la scientificité (comme d’ailleurs les nombres, les
statistiques ou la soi-disante neutralité de l’argent) est
censée cacher des intérêts académiques ou une attitude
réactionnaire dans un contexte de lutte sociale. C’est
alors que la scientificité passe elle-même du statut de
valeur à celui d’idéologie. (En est un signe, je ne dirai
pas preuve, la philosophie analytique de tendance
formaliste et réductionniste qui domine notamment comme
métadiscours – philosophy of science – dans les départements
germanophones depuis une dizaine d’années effaçant tout ce
qui est philosophie européenne, désormais intitulée
« continental philosophy » ; ce phénomène n’est pas sans
rapport avec ce que je me permets d’appeler un peu vite
« néoliberalisme » et les nouvelles formes d’hégémonie
anglo-américaine. J’y reviendrai volontiers dans la
discussion.)
De l’autre côté et parallèlement, un intérêt croissant
pour les théories „queer“ se manifestait dès la fin des
années 80/début des années 90 dans les pays anglophones,
scandinaves puis germanophones, dix ans après aussi en
France. Je veux citer une phrase de la préface du Lesbian
and Gay Studies Reader publié en 1993 par Henry Abelove,
Michèle Barale et David Halperin pour donner une idée du
rapport initial entre « queer » et « lesbian and gay
studies »: „It was difficult to decide what to title this
anthology. We have reluctantly chosen not to speak here
and in our title of „queer studies“, despite our own
attachment to the term, because we wish to acknowledge the
force of current usage. The form of study whose
institutionalization we seek to further have tended, so
far at least, to go by the names of „lesbian“ and „gay“.
The field designated by them has become a site for inquiry
into many kinds of sexual non-conformity, including, for
instance, bisexuality, trans-sexualism, and sadomasochism.
Moreover, the names „lesbian“ and „gay“ are probably more
widely preferred than is the name „queer“. And the names
„lesbian“ and „gay“ are not assimilationist. Just as the project of
seeking legitimate institutional and intellectual space
for lesbian/gay studies need not render less forceful its
challenge to the scholarly and critical status quo, so our
choice of „lesbian/gay“ indicates no wish on our part to
make lesbian/gay studies look assertive, less unsettling,
and less queer than it already does.“1 Aujourd’hui les
auteurs écriraient probablement autre chose dans leur
préface, peut-être même choisiraient-ils le titre Queer
Studies Reader si un tel n’aurait pas été publié quelques
années plus tard. Mais ils chercheraient certainement de
nouveau à rendre compte et raison du choix du titre, d’une
certaine contingence dans l’usage des mots qui ne devrait
jamais rester inaperçue, ni aller de soi ou devenir
programmatique, quel que soit le degré de l’engagement
politique des chercheurs ou des chercheuses, quel que soit
leur implication personnelle dans l’affaire.
Les deux tendances, une qui renie ou cache l’implication
et l’engagement de ses protagonistes, l’autre qui rend
explicite un engagement de déconstruction et de critique
en vue d’une plus grande autonomie ou de la réalisation
des droits de l’homme pour le dire vite, sont depuis
longtemps dans une relation de rivalité ; mais il arrive
que l’idéologie entendue comme « légitimation » ou
« rationalisation » des propres intérêts se trouve dans
tous les deux camps. Si de scientificité on veut parler,
il faut donc d’abord s’entendre sur le terme. Science
n’est pas science, en tous cas Natur- und
Geisteswissenschaften ou sciences exactes et sciences
humaines ont des critères très divers pour établir ce qui
repose encore sur la scientificité et ce qui ne le fait 1 Henry Abelove, Michèle Aina Barale et David M. Halperin (dir.), Lesbian and Gay Studies Reader, New York London, Routledge 1993.
pas. Et même si la philosophie, l’historiographie ou la
metapsychologie passent – de manières très diverses - les
frontières entre ces deux domaines, ils ont tous besoin de
critique et de réflexion de leur rapport aux critères de
scientificité et des principes toujours changeants du
développement méthodologique. Cette critique est toujours
une mise en rapport à la positivité et cette positivité
peut et doit, notamment dans le domaine des recherches sur
le sexe/genre et la sexualité, inclure les changements des
normes, les luttes et la réflexion de ses positions
personelles, de son propre engagement. Il n’y a pas de
point de vue absolu, pas de méthodologie ou épistémologie
surplombante, mais une réflexion et élucidation permanente
des présupposés implicites dans nos démarches, un
mouvement en commun vers l’alêtheia de notre méthodologie
dans toutes les disciplines qui se prennent au sérieux, et
c’est en cela que tous, et surtout aussi la philosophie et
la psychanalyse, font partie de l’univers scientifique
sans être des sciences proprement dites. Voilà ce qui fait
l’université, univers de la science par excellence dans la
mesure où elle est l’univers de toutes les sciences,
univers qui contient et crée chaque jour de nouveau la
scientificité en discutant sans cesse la question « qu’est
ce qui fait la science ». Cet univers est constitué dans
ses fondements – historiques, architectoniques (des
disciplines) et systématiques – par des conflits, des
discordes et des luttes. Le conflit des facultés (Streit,
qui est plutôt discorde) que Kant a commencé à rendre
explicite n’en est qu’une parmi d’autres. Et l’arme
rhétorico-argumentative la plus forte dans ce conflit est
celle du jugement de la non-scientificité d’un discours ou
d’une théorie: On accepte et exclut les gens dans cet
univers encore quelque peu élitaire non pas tellement
parce qu’ils sont beaux, charismatiques, sympathiques et
intelligents, mais parce qu’ils sont censés exceller,
comme des athlètes, dans ce qui s’appelle leur discipline
scientifique qu’ils doivent développer en innovant
notamment la méthodologie. Toute la foire des recrutements
non seulement aux USA est bien évidemment toute autre
qu’un concours des excellences athlétiques, il n’y a pas
de chronomètre, peu de mesurabilité de l’excellence
scientifique dans les sciences humaines et – comme chacun
sait – les méthodes appliquées dans ces « évaluations » et
les procédures de recrutement sont souvent de très mauvais
goût, et d’un manque de style envers les femmes et les
plus jeunes notamment. Néanmoins et contre toutes les
relativisations, contextualisations, engagements
politiques et juridiques, il y a ce besoin du logon didonai,
rendre compte et raison, qui reste le fond de la
scientificité dans toutes les disciplines, non seulement
dans les mathématiques et la philosophie, mais aussi dans
celles qui en dérivent en grande partie. Or si la lutte et
le conflit est co-constitutif de l’univers scientifique,
de l’université, alors il faut bien faire de la lutte et
de la conflictualité l’un des sujets/objets de recherche
favorisés.
Je me demande donc à quel titre l’engagement pour
l’autonomie serait mauvais pour la réflexion, et si
l’impartialité qui importe dans la recherche n’est pas
plutôt une attitude à développer et donc une prise de
position contre les discrimination et les diffamations
qu’un a priori qui nous serait donné et que la prise de
position pour les groupes discriminés à cause de leur
origine, leur choix ou destin sexuel, leur sexe, genre ou
confession mettrait en péril ; d’autant plus s’il arrive
que nous appartenons nous-même à un ou plusieurs de ces
groupes.
Son engagement dans une lutte pour la reconnaissance des
droits des femmes, des esclaves, des juifs ou des homos
n’a – a priori – peu à voir avec la disposition de quelqu’un
à une vie vouée à la recherche scientifique ou recherche
tout court. Mais si quelqu’un choisit de relier les deux,
son engagement politique et son engagement dans la
recherche, le lien posera automatiquement problème, sera
objet de réflexion ; c’est alors que le bios theoretikos et le
bios politikos apparaîtront, dans leur être-différents, mais
aussi dans leur être-enchevêtrés. Il faut alors voir en
quoi cet enchevêtrement peut être fructueux et en quoi il
peut rester un point aveugle colmatée par une idéologie
qui n’apporte que « dogme et idée compulsive », « Dogma
und Zwangsidee » pour le dire avec le philosophe et
psychanalyste Theodor Reik.2
Je reviens encore une fois sur cet autre si souvent méconnu
que nous rencontrons dans la recherche, cet objet du désir
de la connaissance, sur lequel nous avons tous, dans un
premier abord, tendance à projeter nos vœux et nos
phantasmes. Il ne faut pas, pour critiquer cette tendance,
être positiviste au sens affirmatif du terme, mais dans un
sens plus complexe qui relie positivité de la donne avec
position, institution et donc possibilité, voire même
nécessité de destitution. Je ne voie pas de concurrence
entre une approche consciente du cercle herméneutique et
une telle approche respectueuse de la positivité, de ce
qui se donne à nous comme posé, voire même comme imposé.
Les études féministes, les études de genre, du sexe et de
la sexualité, les lesbian and gay studies ou queer studies sont
enchevêtrés de façon complexe et la genèse de leur
institutionnalisation diffère d’un pays à l’autre aussi
bien d’un point de vue systématique que d’un point de vue
diachronique. Ce qui les relie est le questionnement
incessant du rapport entre cette positivité ou
l’effectivité sociale et les concepts qui s’y relient,
entre classifications sociales hiérarchiques et catégories
scientifiques prétendument neutres, entre engagement,
implication personnelle et objectivité des
chercheurs/chercheuses. En marges des disciplines 2 Theodor Reik, Dogma und Zwangsidee. Eine Studie zur Entwicklung der Religion, Internationaler Psychoanalytischer Verlag, Leipzig / Wien / Zürich, 1927.
universitaires, ces études sont fortement et plus
explicitement que d’autres, sous l’impact des mouvements
et luttes politique qu’ils nourrissent à leur tour. Je ne
tenterai certainement pas, ici, de faire le point, mission
impossible, mais je voudrai élucider ce qu’on est convenu
d’appeler homophobie dans ce domaine de recherche ce qui
me permettra de mettre en relief le rapport entre
autonomie et hétéronomie qui y est en jeu et qui relie ce
domaine de recherche à ceux dans lesquels on enquête sur
le racisme, la xénophobie ou l’exclusion sociale et
politique, que ce soit en historiographie, en
anthropologie et en sociologie, en philosophie et en
littérature ou dans les Cultural Studies où les gender and
queer studies sont certainement le mieux représentés
(l’année dernière le congrès international a eu lieu à
Paris).
Homophobie comme expérience et comme objet d’investigation
L’homophobie entre philosophie et psychanalyse est le
titre que j’ai choisi parce que je me situe – comme
chercheuse et comme praticienne – dans les deux domaines.
Mon engagement dans ce domaine était d’abord un engagement
non pas par solidarité mais par le fait d’avoir subi et
reconnu – du moins depuis 26 ans désormais – les effets
de l’homophobie entant que lesbienne. Se déclarer comme
lesbienne, voire comme activiste lesbienne et féministe
était certes un choix en 1988, mais un tel choix est à
refaire chaque fois qu’un obstacle se présente et il
devint peu à peu un facteur décisif dans le développement
de mon Erkenntnisinteresse, intêret gnoséologique ou intérêt
de la connaissance (toutes deux traductions peu
élégantes). Cela peut paraître trivial depuis que les
études queer ou les lesbian and gay studies sont
institutionnalisés ; mais au sein de la philosophie de
même qu’au sein de la psychanalyse comme institutions cela
fut rien moins que trivial, et même le féminisme a eu, à
côté de ses racismes et des hégémonies diverses, ses
pratiques homophobes.
Je commencerai par la fin : L’homophobie me paraît
aujourd’hui comme un phénomène qui m’a imprégné si
fortement que je ne peux plus le détacher des concepts que
j’ai forgés lors de mes travaux, tout d’abord celui
d’imaginaire-écran de la féminité. J’avais essayé
d’élaborer ce concept comme un concept et comme une
structure, voire un phénomène socio-politique, à la fois
de longue durée et institué, reformé, réinstitué (et point
comme invariant comme le voudrait certains
anthropologues). La féminité y est écran au double sens :
d’abord écran de projection pour les hommes phantasmant
leur objet de désir hétérosexuel et œdipal ; ensuite
obstacle qui fait écran à l’accès des femmes dans
différents domaines de la vie sociale et politique puisque
cet imaginaire est habité de figures féminines fantasy,
mythiques, qui dans l’imaginaire effectif, voire dans
l’imaginaire social (concepts forgés par Castoriadis)
substituent en quelque sorte les femmes. Dans ces
différents champs et espaces sociaux, notamment ceux où se
forgent les significations centrales, les hégémonies
culturelles etc. les hommes plutôt se réalisent tandis que
les femmes sont phantasmés sous le mode du clivage, bonne
et mauvaise, sainte et putain, maman et épouse. Evidemment
on ne peut arriver à une telle idée que par des lectures
et positions féministes et psychanalytiques et je ne
l’aurais certainement pas forgée si je n’avais pas
commencé à réfléchir sur l’homophobie dans l’histoire de
l’imaginaire de la féminité. D’abord ce qui m’a touché
dans mes travaux philosophiques fut une certaine
lesbophobie, voire homophobie dans le féminisme
différentialiste qui m’avait incité à une critique de
l’imaginaire philosophique de la féminité. Une certaine
homophobie au sein même des groupes lesbiennes et non
seulement féministes était un sujet qui me passionnait de
plus en plus, songeons – pour la France – au match « psyc’
et po contre question féministes » ou à la scission du
groupe Questions féministes à propos du texte « La pensée
straight » de Monique Wittig, qui aujourd’hui est un texte
canonique des études du genre dans le monde entier…).
Cette scission me fait passer à la psychanalyse, qui –
entant qu’institution incarnée d’abord par la Wiener
psychoanalytische Vereinigung (association psychanalytique
Viennoise) – s’établit entre autre via l’exclusion des
homosexuels. (frei reden : Ceux-ci ont été activement
empêchés de devenir psychanalyste, notamment depuis la
prise de pouvoir des austrofascistes en 1934, puis, en
1938, l’association est dissoute et devient
« Arbeitsgruppe Wien » du Göring-Institut sous la
direction de August Aichhorn, les juifs qui y
représentaient la grande majorité jusqu'à la prise de
pourvoir des nazis en sont exclus, la plupart fuient.
Comme entre autres Ralph Roughton l’a montré, la IPA a mis
10 ans de plus que l’association internationale des
psychiatres pour lever ce verdict. Climat homophobe,
climat antisémite, ambiance raciste et xénophobe,
génocidaire même, parfois les uns ressemblent aux autres
ou plutôt vont-ils de pair ; du moins en Autriche ou en
Allemagne, mais il est difficile de le dire sans prendre
le risque de relativiser.)
Et maintenant en France la Nation-Marianne se rétabli via
l’homophobie dans son unité phantasmée et l’imaginaire-
écran d’une féminité toujours déjà frigide parce que
inanimée est remis en scène (mais il s’agit probablement
d’une de ces répétitions dans l’Histoire qui selon Marx ne
seraient que des caricatures).
Là où l’homophobie devint plus virulente, notamment comme
homophobie institutionnelle rencontrant une homophobie
interiorisée, ce fut au début de ma formation
psychanalytique que je commençais en 2000 à Vienne. Ce que
je dois à la psychanalyse, à mon analyse propre, c’est
qu’elle m’a donnée la possibilité d’élucider cet
enchevêtrement entre intérieur et extérieur, entre
intériorisation et externalisation, voire expression au
cours d’un développement clinique et théorique, voire
conceptuel. Ce fut notamment la psychanalyse de groupe qui
me permit d’élaborer et de mieux comprendre le télescopage
entre homophobie sociale et individuelle, nécessairement
interiorisée dans une matrice hétérosexuelle pour le dire
avec Butler et peut-être avec le psychanalyste de groupe
Foulkes.
Homophobie est un concept issue de la psychopathologie et
forgé par George Weinberg en 1965.3 Il s’agit non pas
tellement de la peur des homosexuels et de leur
homosexualité, que d’une réaction phobique aux propres
tendances et relations d’objets homosexuelles qu’on
diffame et attaque chez l’autre. Cette projection
inconsciente est à l’œuvre dans presque toutes les
attaques d’un autre ou d’un groupe autre, mais de la
trouver – en 2000 – fortement agie dans les deux
associations psychanalytiques classique de Vienne et d’en
subir les conséquences fut pour moi un choc et le début
d’une connaissance plus profonde des structures complexes
de l’homophobie institutionelle et des enchevêtrements au
niveau des affects et des représentations collectives. 3 Jack Nichols: George Weinberg. In: V.L. Bullough (Hrsg.): Before Stonewall: Activists for gay and lesbian rights in historical context. Harrington Park Press, New York 2002, S. 351–360.
J’ai compris d’un coup ce que le psychanalyste Lorenzer
avait décrit comme Normopathie, à savoir la pathologie
qu’une norme répressive nourrit tout en empêchant les
sujets de nommer ce pathein, par exemple comme la subie
d’un régime sexuel qui oblige à renier sa vie sexuelle,
ses désirs, sa vitalité.
Ce que certains conçoivent comme troisième voie entre
névrose et psychose, ou entre normopathie et délire
collectif, à savoir le « borderline », me paraît depuis un
terme plus pertinent pour décrire une position
philosophique et méthodologique au sens de Grenzgängerei,
passagee ds frontières, sur les frontières. En ce sens
l’interdisciplinarité est un travail à cheval entre
philosophie et sciences sociales, entre philosophie,
psychanalyse et arts, dans les marges des disciplines,
entre théorie et pratique (politique, clinique). C’est
dans ces interstices que l’engagement pour l’établissement
de nouvelles disciplines est déjà exigence d'élucidation.
La réflexion des expériences qu’on y fait oblige toujours
de relier de façon nouvelle la lutte socio-politique pour
les droits et la reconnaissance d’un côté, l’intérêt de
connaissance de l’autre. Je ou plutôt mon narcissisme ne
cherche donc plus en première ligne la reconnaissance
comme chercheuse, mais comme quelqu’un qui peut assumer
son sexe/genre et sa sexualité : je suis reconnue parce
qu’il y a une communauté, si parsemée soit elle, mais les
gays et lesbiennes se reconnaissent entre eux. Le jeu de
la reconnaissance, pas seulement au sens sexuel de la
bible, est un symptôme de certaines minorités opprimés qui
ne portent pas visiblement les marques de leur
appartenance à la minorité en question, et c’est pourquoi,
à leur égard, la stigmatisation devient encore plus
importante pour ceux qui sont exclus du jeu. Ce besoin de
reconnaissance et le jeu entre la montre et l’effacement
des signes et stigmata est une façon de prendre ses
distances, envers les autres, envers son objet
d’investigations, envers soi-même.... d’autant plus pour
une philosophe qui suit l’impératif gnôti seauton, connais-
toi toi-même mais fais gaffe aux autres.
L’intersectionnalité et le chiasme
De l’entre-deux, du metaxy des intersections je suis venue
à mon trope méthodologique préféré, le chiasme. Ce qui
m’est apparu lorsque j’ai compris combien ce trope
travaillait depuis des années et quasiment à mon insu, mes
travaux, ce fut un autre rapport à l’homophobie voire à la
question de la sexualité. Par le chiasme oedipal du
sexe/genre (féminin-mère / masculin-père ou féminin-père /
masculin-mère) on comprend, normalement, tout de suite ce
que Freud a entendu lorsqu’il écrit qu’il n’y a pas
d’essence ni du féminin, ni du masculin, que chacun porte
en soi du féminin et du masculin. Reliant ceci à un autre
chiasme, celui de mère-objet de désir / père-objet
d’identification ou père-objet de désir / mère-objet
d’identification, ce que Freud appelle l’oedipe normal et
l’oedipe contraire selon le sexe/genre de l’enfant, une
infinité de variantes possibles devient effective et
pertinente. AUSFÜHREN freie Rede.
Tout cela fut recouvert par les non concernés, les
représentants de la norme et de la psychanalyse comme
institution. Dès lors l’oedipe normal recouvre tout le
reste et la (pseudo)métaphysique de la différence sexuelle
fait dériver de celle-ci la différence du genre.
Dans le contexte de la transversalité de l'hétéronomie
(analogies et hétérogénéités entre groupes exploités,
persécutés, juifs, femmes, chercheurs d'asyles, déclassés,
gays et lesbienmes), ce qu'on étudie depuis quelque temps
sous le nom d'intersectionnalité, je me concentre
néanmoins sur un groupe, déjà hétérogène en soi mais uni
entant que groupe par l'homophobie qu'il subi et contre
laquelle il lutte pour son autonomie, contribuant par
cette lutte même à une lutte plus universelle pour
l'autonomie collective (depuis Kant il est clair que
l’autonomie ne fait sens que si elle est voulu pour tous,
et si l’on veut être conséquent, comme projet politique,
au-delà de l’éthique).
Un premier pas, qui n’a d’abord rien à voir avec la
recherche scientifique, est celui de la prise de
conscience d’être lesbienne, de décider le moment de son
coming out et de se poser sans cesse la question de la
responsabilité de cet acte, un acte qui d’ailleurs ne se
fait pas sans délibération (on se demande donc sans cesse
sur le contenu de la liberté et de ses dispositions).
Le homos et le heteros
Les hétérosexuels, ceux qui aiment des personnes
appartenant à l’autre sexe/genre, deviennent - par
l’homophobie impliquée dans les dogmes de la différence -
les représentants de l’altérité par excellence :
« hétéros », mais comme partie de la majorité normale
rejetant les homos, ils se sentent eux mêmes, se prennent
pour l’ipséité même que leur confère la norme sexuelle.
Pour nous autres non pas hommes mais « homos » prenant la
place des agents du homos, du même qui renieraient la
différence des différences (à savoir la différence
sexuelle), les « représentants » de la norme-nature,
c’est-à-dire les homophobes parmi les normopathes (qui
souffrent de ce que les homos leur changent leur norme
inchangeable), deviennent les autres mêmes, non seulement
parcequ’ils ne sont pas homos ou amis de homos, mais
surtout à cause de leurs demandes incessantes: pourquoi
toi comme cela, autre ? autrement que féminine, autrement
qu’hétérosexuelle ? autre que la norme, autre que cet
autre « même » enfin… (nous sommes ici en plein chapitre
sur la Reconnaissance dans la Phénoménologie de l’esprit
de Hegel, ausführen). C’est donc aussi une prise de
conscience et une élucidation des implications que
l’homophobie va avoir sur les individus concernés, la
société et la culture. En même temps cette unification
autour d’une forme d’hétéronomie et même de persécution
« nous » fait comprendre qu’il « nous » est « propre »,
que nous sommes définis par l’autre par rapport à la norme
biopolitique et sexuelle tout en étant homos ; fait partie
de nous, qu’est donc du « même », du soi, autos, ce qui est
censé rester – d’un point de vue onto/logique – du côté de
l’Autre de la norme. Aussi reconnaît-on, tôt ou tard, que
tous, homos ou non, sont plus ou moins homophobes, du
moins jusqu’au moment ou nous commençons à comprendre ce
que cela veut dire au juste. Mais qu’en est-il de
l’hétérophobie ? On n’en sait rien, même pas si ce terme
désigne la phobie de l’autre, de l’autre sexe ou des
hétérosexuels, ou même de ceux qui ont une sexualité
« autre » que la mienne ?
L’homophobie elle-même est le dispositif qui permet de
contenir, tout en les cachant, ces contradictions, voire
les absurdités d’une pseudo-reconnaissance de
l’homosexualité par la société qui dans sa grande majorité
ne peut et ne veut l’assumer, de gens qui ne peuvent, ne
doivent et ne veulent assumer les parties homosexuel/le en
eux; c’est donc une égalité parodique comme la mise en
scène Frigide Bargeot, une parodie entre le tout de même
et le tout autre. Je ne veux pas critiquer la tolérance et
la charte des droits fondamentaux de l’UE, ni le mariage
pour tous, je salue ces processus nomothétiques et je
pense que ces conflits sont tout à fait importants ; je
veux plutôt mettre le doigt sur une asymétrie (et non sur
une différence ou différance) qui restera probablement
pour longtemps et qu’il suffira peut-être de reconnaître
au lieu de la dénier par mauvaise conscience collective
(on sait où cela peut mener).
La sophistique du même et de l’autre, c’est encore une
fois Wittig qui l’a le mieux reprise dans son texte « Les
Tchiches et les Tchouches » pour dire qu’au fond, le même
et l’autre n’a aucun contenu, ni métaphysique, ni sexuel,
ni conventionnel, ni même constructiviste ; ce n’est qu’un
rapport de domination plus général, institué dans sa
multifonctionnalité, sa multiplicité sensible. Il se sert
de ce que Freud appelle le « narcissisme des petites
différences » et il fait de chacune une différence
ontologique, biopolitique et imaginaire significative et
centrale. Sans engagement on n’y voit pas clair, on ne
ferait pas l’effort d’entrevoir ce qui est censé rester
caché, en nous et dans une société « libérale », car
l’homophobie : c’est trop normal, trop banal, trop
interiorisé, une hexis comme disait Aristote, ou eine zweite
Natur comme disait Hegel. Voilà la distance que
l’engagement implique ; personne n’aurait pu ni dû le
faire et le dire à notre place. Et si Foucault a commencé
à le faire sans le dire, à le dire sans le rendre
explicite, il a tout de même commencé. Wittig, Claude-
Mathieu et Guillaumin étaient plus explicites là-dessus,
il ne faudra pas l’oublier, il ne faudra pas les oublier.
Même si les autres diffamés, dénigrés, persécutés ont
d’autres expériences, elles en ont et on trouvera maintes
parallèles. Et dans la communauté de ces expériences des
discriminations et des persécutions se fait la lucidité au
sens du logon didonai quant au social, au politique, à
l’anthropologique. Peut-être s’y fait aussi quelque
solidarité et quelques pas dans le projet de l’autonomie.
L’autonomie devant l’homophobie c’est l’élucidation de ces
leurres, de ces sophismes métaphysiques, leur
déconstruction et l’institution de réseaux qui y
travaillent de façon « scientifiques », le mieux possible
au sens du logon didonai. Le chiasme met en mouvement non
seulement les contraires conceptuels figés, mais il change
aussi le rapport entre représentations, désirs et affects,
entre sensible et intelligible dans l’expérience de
l’homophobie et dans la créations de nouvelles formes de
connaissance, de nouveaux concepts.
Je tenterai, pour finir, epréciser quelques aspects
concernant le lien entre expérience, engagement et
création de concepts, voire formes de la connaissance, de
la pensée et – pourquoi pas – de la science.
L’homophobie et la honte
La pudeur peut être vue comme retenue et comme angoisse
dans le contexte des "normes", qui dans ce cas sont des
frayages aussi biens sociaux que psychiques canalisant le
désir. L’économie des pulsions, structures pulsionnelles
imposés au nom d'un rejet rationnalisé comme biopolitique
met en scène la famille comme barrage contre la mort,
contre la perversion qui, au sens de Morgenthaler, met
éros de plus en plus au service de thanatos. L’homophobie
devient alors imposition d'un rejet du propre désir, du
désir propre aux homos. Mais l’aliénation et la créativité
libidinale ou l’imagination sexuelle forgent de nouvelles
formes de perception, de reconnaissance et de cognition
dans l'anthropologie sexuelle (sexe/genre).
Le lien entre cognition et praxis, entre éthique et
politique de la sexualité, du désir sexué et parasexuel a
donné sur des catégories et des formes de connaissances
que personne il y a 200 ans n’aurait imaginé.
Homosexualité et transsexualité, dissidence et
dissidentités sexuelles, migration entre les conventions
sublimatoires se trouvent déjà chez Platon, mais en
d’autres termes et il fallait les y trouver. Platon n’a pu
être vu comme précurseur des passages pulsionnels, des
messagers sexuels que dans une époque de l’engagement dans
ces domaines: désir entre sexualité et poiêsis,
l'homosexualité comme forme première de la créativité sous
les conditions de la censure et du tabou etc. Tout cela
désormais nous paraît connu, il ne l’était pas il y a 100
ans, pour quelques topoi je dirai même il y a 20 ans. Je
cite Platon parce que dans la réception de ce philosophe
de longue durée s’il en fut, on reconnait très bien les
anachronismes, les découvertes posthumes de ses dé-
couvertes en fonction des luttes sociosexuelles actuelles,
révoltes contre l'ordre sexuel dominant et aliénant.
Platon lui-même n’a pas révolté ouvertement contre un tel
ordre, mais je dirai qu’il a subverti cet ordre, de façon
ambivalente, homophobie oblige, et non sans clivages, mais
aussi de façon subtilement dissidente, subversive au
meilleur sens du terme, avec plein d’humour et
d’inventivité.
Les luttes pour la liberté sont les luttes pour le désir
de cette liberté, les luttes des gays et lesbiennes sont
marquées par les traces de l'aliénation et de
l'affranchissement, de la libération du désir et de sa
racine sexuelle, libidinale, un va et vient, entre ces
deux pôles, mais aussi entre l'expérience et la réflexion,
théorisation de l'expérience de l'autonomie et de
l'aliénation qui n'apparaissent que dans le passage de
l'une à l'autre. Les modes du passage deviennent formes
de perception du monde, des formes aussi bien poiétiques
que pratiques de la connaissance comme effet de la
reconnaissance.
Bibliographie
Henry Abelove, Michèle Aina Barale et David M. Halperin
(dir.), Lesbian and Gay Studies Reader, New York London,
Routledge 1993
Jack Nichols: George Weinberg. In: V.L. Bullough (Hrsg.):
Before Stonewall: Activists for gay and lesbian rights in historical context.
Harrington Park Press, New York 2002, S. 351–360