Le proudhonisme dans l'AIT : genèse et itinéraires

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Colloque « Il y a 150 ans, la Première internationale », Paris, 19-20 juin 2014 Le proudhonisme dans l'AIT : genèse et itinéraires Samuel Hayat Conservatoire national des arts et métiers [Version de travail, ne pas diffuser. Commentaires bienvenus : [email protected] 1 ] Pendant longtemps, l’historiographie a couramment admis que la première section parisienne de l’Internationale, de 1864 à 1867, avait été proudhonienne 2 . Si ces dernières décennies, certains travaux ont pu nuancer ou simplement rejeter cette idée 3 , elle n’en demeure pas moins présente jusqu’à aujourd’hui dans de nombreux écrits, historiens ou militants, sur cette 1 Merci beaucoup à Michel Cordillot pour ses commentaires sur une première version de ce texte. 2 Voir par exemple l’ouvrage séminal de Jules-Louis Puech, Le Proudhonisme dans l’Association internationale des travailleurs (Paris: F. Alcan, 1907). Dans son article de synthèse né d’une recherche collective de grande ampleur, Jacques Rougerie considère aussi la première période de la section française, jusqu’aux deux procès parisiens, comme une période « proudhonienne ». Jacques Rougerie, ‘Les sections françaises de l’Association internationale des travailleurs’, in La premire Internationale: l’institution, l’implantation, le rayonnement : [actes du Colloque international organis ] Paris, 16-18 nov. 1964 (Paris: ditions de Centre National de la Recherche Scientifique, 1968), pp. 93–127. Pour une présentation de l’historiographie de l’AIT, voir Daisy Eveline Devreese, ‘L’Association Internationale Des Travailleurs : Bilan de L’historiographie, Perspectives de Recherche’, Cahiers d’histoire de l’institut de recherches marxistes, 1989, 9–31. 3 Bernard H. Moss, ‘La Première Internationale, La Coopération et Le Mouvement Ouvrier À Paris (1865-1871) : Le Mythe Du Proudhonisme’, Cahiers d’histoire de l’institut de recherches marxistes, 1989, 33–48; Julian P. W Archer, The First International in France, 1864-1872: Its Origins, Theories, and Impact (Lanham: University Press of America, 1997); Michel Cordillot, ‘Le fouriérisme dans la section parisienne de la Première Internationale (1865-1866)’, in Aux origines du socialisme moderne: la Premire Internationale, la Commune de Paris, l’Exil recherches et travaux (Ivry-sur-Seine: d. de l’Atelier, 2010), pp. 19–32. 1

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Colloque « Il y a 150 ans, la Première internationale », Paris,19-20 juin 2014

Le proudhonisme dans l'AIT : genèse et itinéraires

Samuel Hayat

Conservatoire national des arts et métiers

[Version de travail, ne pas diffuser. Commentaires bienvenus :

[email protected]]

Pendant longtemps, l’historiographie a couramment admis

que la première section parisienne de l’Internationale, de 1864

à 1867, avait été proudhonienne2. Si ces dernières décennies,

certains travaux ont pu nuancer ou simplement rejeter cette

idée3, elle n’en demeure pas moins présente jusqu’à aujourd’hui

dans de nombreux écrits, historiens ou militants, sur cette

1 Merci beaucoup à Michel Cordillot pour ses commentaires sur une première version de ce texte.2 Voir par exemple l’ouvrage séminal de Jules-Louis Puech, Le Proudhonisme dans l’Association internationale des travailleurs (Paris: F. Alcan, 1907). Dans son article de synthèse né d’une recherche collective de grande ampleur, Jacques Rougerie considère aussi la première période de la section française, jusqu’aux deux procès parisiens, comme une période « proudhonienne ».Jacques Rougerie, ‘Les sections françaises de l’Association internationale des travailleurs’, in La premiere Internationale: l’institution, l’implantation, le rayonnement : [actes du Colloque international organise a] Paris, 16-18 nov. 1964 (Paris: Editions de Centre National de la Recherche Scientifique, 1968), pp. 93–127. Pour une présentation de l’historiographie de l’AIT, voir Daisy Eveline Devreese, ‘L’Association Internationale Des Travailleurs : Bilan de L’historiographie, Perspectives de Recherche’, Cahiers d’histoire de l’institut de recherches marxistes, 1989, 9–31.3 Bernard H. Moss, ‘La Première Internationale, La Coopération et Le Mouvement Ouvrier À Paris (1865-1871) : Le Mythe Du Proudhonisme’, Cahiers d’histoire de l’institut de recherches marxistes, 1989, 33–48; Julian P. W Archer, The First International in France, 1864-1872: Its Origins, Theories, and Impact (Lanham: University Press of America, 1997); Michel Cordillot, ‘Le fouriérisme dans la section parisienne de la Première Internationale (1865-1866)’, in Aux origines du socialisme moderne: la Premiere Internationale, la Commune de Paris, l’Exil recherches et travaux (Ivry-sur-Seine: Ed. de l’Atelier, 2010), pp. 19–32.

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période4. Plutôt que de proposer ici un jugement tranché sur la

validité ou non de l’étiquette proudhonienne, on s’intéressera

plutôt, dans une perspective d’histoire sociale des idées, à la

construction sociale de la référence à Proudhon chez les

ouvriers de la section parisienne de l’Association

internationale des travailleurs (AIT)5. En effet, cette

référence existe bien dans leurs écrits et dans leurs prises de

positions, et c’est un fait qui a de quoi étonner. D’abord, il

est a priori suspect, s’agissant de militants ouvriers

réclamant le droit à parler et à agir pour eux-mêmes, de

rapporter leur pensée à celle d’un penseur professionnel, fût-

il d’origine populaire. Ensuite, quand bien même on accepterait

l’idée que les ouvriers tireraient leur pensée d’un auteur, que

ce soit Proudhon, Marx ou Bakounine, le choix de Proudhon est

une énigme. Contrairement aux saint-simoniens, aux fouriéristes

ou aux cabétistes, Proudhon n’a quasiment jamais fait école ou

participé à l’organisation d’un mouvement ouvrier – sauf

pendant quelques mois, en 1848. Comment expliquer alors que

l’on y rattache la première section parisienne de l’AIT, les

« Gravilliers » – que ce soit à l’époque ou dans

l’historiographie ? La question devient d’autant plus aigüe si

on replace l’AIT dans l’histoire du mouvement ouvrier

français : ce n’est pas seulement la section parisienne de

l’Internationale qui est censée hériter de Proudhon, mais

4 Voir par exemple la synthèse récente de Mathieu Léonard, L’emancipation des travailleurs: une histoire de la Premiere Internationale (Paris: la Fabrique éd, 2011).5 Bernard Pudal, ‘De l’histoire des idées politiques à l’hitsoire sociale des idées politiques’, in Les formes de l’activite politique: elements d’analyse sociologique, du XVIIIe siecle a nos jours (Paris: Presses universitaires de France, 2006), pp. 185–92; Frédérique Matonti, ‘Plaidoyer pour une histoire sociale des idées politiques’, Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 59-4bis (2013), 85–104.

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aussi, en partie par ce biais, le syndicalisme révolutionnaire

français tout entier. L’étude de la construction de la

référence à Proudhon – son origine, son déploiement, ses effets

– est dès lors cruciale pour éclairer l’histoire intellectuelle

des ouvriers français organisés au XIXe siècle.

Le but de cette intervention est de rendre compte de ce

processus de construction d’un proudhonisme ouvrier, en

s’intéressant à la fois à son origine, à son contenu théorique

et à son rôle dans l’histoire plus générale du mouvement

ouvrier français du XIXe siècle. Pour cela, on reviendra

d'abord sur la genèse de la référence à Proudhon parmi les

ouvriers parisiens, en s'intéressant à la fois aux liens entre

Proudhon et le monde ouvrier avant la fondation de

l’Internationale et à l'itinéraire de certains membres clés de

la section. Dans un second temps, on montrera la façon dont la

référence à Proudhon est mobilisée par les dirigeants de la

section parisienne de l’AIT, en accordant une attention

particulière au Memoire des delegues français du Congrès de Genève en

1866. Enfin, on s’interrogera sur le rôle de cette mobilisation

du proudhonisme au sein de la section parisienne de l’AIT dans

la diffusion de certains de ses thèmes au-delà des frontières

de l’organisation, pour inclure cette analyse du proudhonisme

dans une réflexion plus large sur le rôle de l’AIT dans la

circulation transnationale des idées socialistes.

I. Qui sont les « proudhoniens » de l’Internationale ?

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Pour comprendre la genèse de la référence à Proudhon chez

les ouvriers de l’Internationale, il faut d’abord circonscrire

le groupe auquel on s’intéresse. Le terme « proudhoniens » est

d’abord utilisé par les adversaires des ouvriers de la section

française de l’Association internationale des travailleurs

(AIT). L’utilisation est indiscutablement péjorative, comme en

témoigne l’expression « ânes de proudhoniens » par laquelle

Karl Marx, dans une lettre du 11 septembre 1867, désigne les

militants de la section française. Qui sont donc ces

militants ? Et parmi ces membres, quels sont ceux dont parle

Marx, c'est-à-dire ceux qui sont les plus investis dans

l’Internationale ? Pour les besoins de l’analyse, on peut

définir au sein de la section parisienne de l’AIT trois cercles

concentriques : d’abord, les quatre représentants officiels

auprès du Conseil central ; puis les vingt membres officiels de

la commission qui gère les activités de la section parisienne ;

et enfin les simples adhérents. Je m’intéresserai ici aux deux

premiers cercles, en commençant par les quatre personnes qui

forment le cœur de la section.

Le premier cercle, ce sont les trois secrétaires-

correspondants du conseil central de Londres présents à Paris :

Tolain, Fribourg et Limousin (remplacé par Varlin après le

Congrès de Genève). Henri Tolain, né en 1828 à Paris, ouvrier

ciseleur sur bronze, est indubitablement le chef de file.

Contrairement aux trois autres, il était en effet présent à la

réunion londonienne de 1863, puis au Saint Martin’s Hall, en

1864. Il a par ailleurs été l’un des rédacteurs principaux du

Manifeste des Soixante. Ernest Fribourg, graveur décorateur, n’était

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pas à Saint-Martin’s Hall, mais il joue un rôle de premier plan

dans l’organisation des débats de la section avant le Congrès

de Genève, dans leur publicisation, aussi, puisqu’il est très

actif dans les éphémères journaux de la section, puis dans la

rédaction des statuts de l’association. Charles Limousin, né en

1840, est ouvrier d’imprimerie, et il a signé le Manifeste des

Soixante. En 1865, il est secrétaire-correspondant de fait en

remplacement de son père, Antoine Limousin, présent à Saint-

Martin’s Hall, empêché pour des raisons de santé de continuer à

être actif dans l’AIT. S’il ne participe pas au Congrès de

Genève puis quitte les instances dirigeantes de

l’Internationale, il a néanmoins un rôle important dans

l’organisation et la publicisation de l’action de la section,

notamment en lançant la Tribune ouvriere, éphémère publication de

la section parisienne de l’AIT. Enfin, Eugène Varlin, né en

1839 à Claye-Souilly (Seine-et-Marne), est ouvrier relieur.

C’est sûrement le plus avancé de tous, il a déjà une solide

expérience de gréviste, de mutuelliste, de coopérateur, il est

le porte-parole à Genève de la minorité qui défend

l’amélioration du travail des femmes et l’enseignement

obligatoire pour tous6.

Ces quatre ouvriers ont en commun d’appartenir à des

professions qu’il serait faux d’assimiler au prolétariat de

type industriel. Le jeune Charles Limousin est ouvrier

d’imprimerie, mais flirte un peu avec le journalisme. Varlin

est pauvre, d’origine paysanne, mais son métier est assez

qualifié, et c’est un autodidacte brillant. Quant à Fribourg et

6 Michel Cordillot, Eugene Varlin, chronique d’un espoir assassiné (Paris: Editions ouvrières, 1991).

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Tolain, ce sont clairement des membres de ce que l’on a pu

appeler l’aristocratie ouvrière : la ciselure et la gravure

sont des métiers de précision, largement artisanaux, souvent

bien rémunérés, où les ouvriers ont eu un véritable

apprentissage. Les chefs de file de la section parisienne de

l’AIT ont donc un profil bien particulier d’artisans lettrés,

pas nécessairement tous membres de prestigieux corps d’Etat,

mais en tout cas pas recrutés dans la fraction la plus

prolétarisée de la classe ouvrière.

Ce constat peut-il être étendu au deuxième cercle, c’est-

à-dire aux vingt membres officiels de la commission de la

section parisienne en 1865, dont font partie les onze délégués

à Genève) ? Même si l’on n’a pas toutes les informations

nécessaires pour chacun des délégués, le Dictionnaire biographique du

mouvement ouvrier nous permet de donner quelques éléments

d’analyse.

Sur vingt membres, on connaît les dates de naissance de

quinze d’entre eux. Ils ont entre 24 et 49 ans au moment du

Congrès de Genève, 33 ans en moyenne. Ce ne sont donc pas de

très jeunes hommes, mais plutôt des jeunes pères de famille,

certainement installés pour la plupart. Sur les treize dont on

connaît les lieux de naissance, trois seulement sont nés à

Paris, et un autre en région parisienne. Sur les neuf autres,

si l’on utilise les découpages régionaux actuels, quatre

viennent de Rhône Alpes, deux du Centre, un de Bourgogne, un du

Nord pas de Calais et un de Champagnes Ardennes. Illustration

s’il en est de la très grande mobilité des travailleurs urbains

du milieu du XIXe siècle, cette diversité dans les origines

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géographiques permet d’invalider l’hypothèse selon laquelle ces

représentants ouvriers seraient quasiment des petit-bourgeois

insérés de longue date dans l’artisanat parisien : la plupart

ont dû venir à Paris pour exercer leur profession, certainement

avec une fortune très réduite. Cette caractérisation est

confirmée par une analyse en termes de métier. Il apparaît en

effet que le recrutement de ces ouvriers est plus ouvert que

dans le premier cercle. Certes, quasiment tous sont des

ouvriers de métier, et parmi eux la plus grande partie exercent

des métiers ayant requis un long apprentissage et offrant une

réelle stabilité. Cependant, on trouve, à côté des ouvriers du

bronze et de l’imprimerie, un corroyeur, un cordonnier, un

carrossier, un mécanicien, et même un ouvrier journalier, le

jeune Benoît Malon, qui exerce toutes sortes de métiers non

qualifiés.

Ces ouvriers dits « proudhoniens », on le voit, ne sont

pas véritablement représentatifs des travailleurs français :

d’abord, il n’y a pas de femmes parmi eux, alors qu’elles

constituent un bon tiers des travailleurs ; ensuite, il n’y a

pas un seul paysan, du fait de la localisation urbaine de la

section, alors que cela reste, et de loin, le secteur qui

emploie le plus de bras en France ; enfin, parce que quasiment

tous appartiennent à des corps d’état organisés, ce qui est

logique, car ils ont vraisemblablement été, pour beaucoup, à un

moment ou un autre, choisis pour représenter leur métier au

sein de l’AIT. Cependant, ils ne forment pas non plus une caste

à part, exclusivement parisienne : ils viennent en majorité

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« des départements », savent lire mais travaillent pour la

quasi-totalité en dehors de l’industrie de l’imprimerie, et il

est très probable qu’aucun n’est propriétaire de son outil de

production. Ni petite bourgeoisie, ni prolétariat, ce deuxième

cercle permet de dessiner une image assez représentative non

pas des travailleurs français, mais en tout cas du mouvement

ouvrier urbain, et en particulier parisien, que l’on retrouve

en première ligne de toutes les insurrections du siècle, de la

révolution de 1830 à la Commune de Paris.

Le rapide examen des biographies de ces vingt ouvriers

permet de noter quelques autres faits. Tout d’abord, un seul

d’entre eux a participé (de façon connue) à la révolution de

1848. Leur âge et leur origine géographique jouent, bien sûr,

mais ce constat permet d’invalider l’hypothèse d’une simple

continuité entre les insurgés de juin 1848 et les fondateurs de

l’AIT. Le seul à avoir participé à la révolution de 1848 est

Louis Debock, ouvrier typographe, combattant de Février.

Collaborateur de la première heure au Representant du Peuple de

Fauvéty et Viard, Debock a fait partie avec les frères Mairet,

Duchêne et Vasbenter, de la délégation d’ouvriers imprimeurs

qui a visité Proudhon le 26 février 1848 pour lui demander de

collaborer au journal. Est-ce qu’il y aurait là une explication

de la diffusion du proudhonisme parmi eux ? C’est possible. Une

autre source, mais le raisonnement est là plus alambiqué,

pourrait être la franc-maçonnerie. On le sait, Proudhon, comme

beaucoup de républicains et de socialistes, était maçon. C’est

aussi le cas d’au moins huit des vingt membres de la commission

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de la section française de l’AIT – un chiffre certainement

sous-estimé, puisque nous sommes très loin d’avoir des

biographies complètes sur chacun d’eux. Enfin, cinq membres de

la commission ont signé le Manifeste des Soixante, et ont donc dû

porter un intérêt particulier à la réponse qu’en a fait

Proudhon.

Au final, seuls Debock et Zéphirin Camélinat7 ont eu des

relations avérées et suivies avec Proudhon. Même Tolain, le

chef de file des Gravilliers, n’est pas un proche de Proudhon,

comme le prouve notamment sa défense des candidatures ouvrières

en 1864, alors que Proudhon était un partisan résolu de

l’abstention. Les Gravilliers ne sont donc pas proudhoniens au

sens où ils seraient dans la sphère d’influence de Proudhon ou

qu’ils seraient des proches, contrairement à quelqu’un comme

Gustave Chaudey, et avant la création de l’AIT, ils ne sont pas

particulièrement des thuriféraires du bisontin. Ils

n’appartiennent ni à la même génération que Proudhon (ils ont

33 ans en moyenne), ni aux mêmes cercles, et il n’ont pas

d’expérience politique en commun. L’idée selon laquelle ce

groupe serait « proudhonien » doit donc être nuancée : ils ne

suivent pas Proudhon, ne le connaissent pas directement et

n’ont pas participé (sauf Deboeck) aux projets menés par

Proudhon en 1848, dans lesquels il collabore effectivement avec

les représentants ouvriers, anciens délégués de la Commission7 A partir de sa rencontre avec Charles Beslay en 1862. Michel Cordillot, ‘Camélinat-le-communard, de Mailly-La-Ville à l’exil outre-Manche’, in Zephirin Camelinat (1840-1932): une vie pour la sociale : actes du colloque historique organise au Musee Saint-Germain a Auxerre le 11 octobre 2003 par Adiamos-89, ed. by Michel Cordillot(Auxerre: Société des Sciences Historiques et Naturelles de l’Yonne, 2004),pp. 13–51 (p. 20).

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du Luxembourg (Le Peuple, la candidature Raspail à l’élection de

décembre 1848, la Banque du Peuple).

III. Le Mémoire des délégués français de 1866, un texte proudhonien

Pourquoi alors les qualifier de proudhoniens ? S’agirait-

il simplement d’une erreur de notre récit historique ? Il y a

lieu d’en douter, pour une raison simple : la référence à

Proudhon n’est pas seulement une assignation faite de

l’extérieur, par Marx ou par les historiens, c’est une

référence (inattendue) directement importée dans les débats de

l’AIT par les Gravilliers, en septembre 1866, lors du premier

Congrès de l’AIT à Genève. Onze délégués parisiens, trois

délégués lyonnais et un délégué des ouvriers de Rouen y sont

présents. Les parisiens y présentent un Memoire, composé

collectivement en août en réponse à l’invitation du conseil

général, auxquels s’associent immédiatement les autres délégués

français. C’est au cours de cet événement, et notamment lors de

la présentation et de la discussion de ce texte, que la pensée

des ouvriers de la section française de l’Internationale se

trouve définie.

Le Memoire est une longue réponse collective aux points de

l’ordre du jour décidés par le Conseil de Londres. Elle est

organisée par ces points, exposant chaque fois la position de

la section parisienne de l’AIT, et sur deux points (l’éducation

et le travail des femmes), précisant que cette position n’est

pas unanime mais majoritaire, et rendant compte aussi de

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l’opinion minoritaire. Dans l’historiographie, ce mémoire est

censé marquer l’apogée du moment proudhonien de l’AIT, dans un

double sens. D’abord, parce que les ouvriers identifiés comme

proudhoniens y imposent leur vue, mais aussi et surtout parce

que c’est là que la pensée de Proudhon sert explicitement de

guide pour construire la doctrine de l’AIT.

En quoi ce mémoire est-il proudhonien ? La première raison

de cette qualification est que Proudhon est le seul auteur

explicitement cité comme référence, à trois reprises (une

maxime de Benjamin Constant est aussi présente, mais sans être

développée), et de façon extensive. Les textes cités sont

l’Idee generale de la revolution au XIXe siecle de 1851 et la Capacite politique

des classes ouvrieres de 1865, deux ouvrages très politiques et très

radicaux de Proudhon, en particulier le premier. Le choix de la

Capacite s’explique par le fait que cette œuvre a été réalisée

en réponse au Manifeste des Soixante, dont cinq signataires font

partie du premier et du second cercle de l’AIT. En revanche,

que l’Idee generale soit utilisée indique qu’au moins une partie

des délégués avaient une bonne connaissance de l’œuvre de

Proudhon, au-delà de ses écrits les plus récents ou les plus

populaires, et est très significatif de la perspective défendue

par les Gravilliers.

L’examen des extraits que les délégués ont choisi de citer

permet d’avoir une idée de ce qui les intéresse chez Proudhon.

La citation de la Capacite intervient à la fin du préambule du

mémoire :

« Avant de légiférer, d’administrer, de bâtir des palais,

des temples, de faire la guerre, la Société travaille,

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laboure, navigue, échange, exploite les terres et les mers.

Avant de sacrer des rois et d’instituer des dynasties, le

peuple fonde la famille, consacre des mariages, bâtit des

villes, etc8. »

On l’aura compris, il s’agit de justifier une idée forte : la

primauté de l’économique et du social sur le politique, idée

constitutive du socialisme depuis Saint-Simon puis du mouvement

ouvrier lui-même. En effet, ce qui donne son sens à l’action

des travailleurs en tant que travailleurs, et non que citoyens

faisant abstraction de leur activité économique, c’est bien que

dans cette activité se joue quelque chose de plus important et

peut-être de plus digne que la politique entendue comme

activité liée à la législation et à l’administration, c’est-à-

dire à l’Etat. On peut noter que cette citation révèle aussi le

positionnement épistémologique des délégués parisiens, que l’on

pourrait qualifier de pragmatique ou de matérialiste. En effet,

l’idée sous-jacente au passage de la constatation que

l’activité économique prime sur l’étatique au choix d’ancrer

l’organisation dans le domaine économique, c’est qu’il faut

partir de l’examen de ce qui existe pour en tirer l’idée et des

propositions positives. Ce n’est pas des principes que l’on

doit déduire l’action, mais des faits – ici le fait de la

primauté de l’économique. Cette position n’est pas commune à

tous les socialistes, mais elle est indubitablement présente

chez Proudhon, qui ne cesse, en particulier dans les ouvrages

8 Memoire des delegues français au Congres de Geneve, in E. Fribourg, L’Association internationale des travailleurs, Paris, Le Chevalier, 1871, p. 54. La citation est tirée de Pierre-Joseph Proudhon, De la capacite politique des classes ouvrieres, Paris, E. Dentu, 1865, p. 205.

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Colloque « Il y a 150 ans, la Première internationale », Paris,19-20 juin 2014

cités par les délégués, de vouloir partir de la réalité de

l’activité économique pour en penser la transformation.

L’Idee generale est citée à deux reprises. Le premier

extrait, très long, est invoqué par la majorité de la section

pour faire valoir la nécessité de laisser l’éducation à la

charge des familles, plutôt que de la confier à l’Etat9. En

réalité, l’extrait cité est plutôt consacré à la dénonciation

par Proudhon de deux choses : d’une part, la création, par

l’Etat, d’une véritable aristocratie à travers les Ecoles

supérieures, et d’autre part la séparation entre instruction et

apprentissage. Cette centralité de la question de l’éducation

ne doit pas étonner : le mouvement ouvrier du XIXe siècle donne

à cette question une place fondamentale, et l’AIT ne fait pas

exception. Cependant, la position familialiste défendue ici,

appuyée par une citation de Proudhon qui ne porte pas

exactement sur ce point, est loin de faire l’unanimité dans la

section de l’AIT, et la minorité, emmenée par Varlin, se

désolidarise de cette prise de position.

Enfin, la seconde citation de l’Idee generale, plus courte,

illustre la partie intitulée « La coopération distinguée de

l’association ». Elle définit le contrat,

« essentiellement synallagmatique : il n’impose

d’obligation aux contractants que celle qui résulte de leur

promesse personnelle de tradition réciproque ; il n’est

soumis à aucune autorité extérieure ; il fait seul la loi

commune des parties ; il n’attend son exécution que de leur

initiative10. »

9 Memoire, op. cit., p. 60-62.

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Colloque « Il y a 150 ans, la Première internationale », Paris,19-20 juin 2014

Il s’agit donc de s’appuyer sur Proudhon pour justifier la

coopération et le contrat comme principes d’organisation de la

société future. C’est là un point central, qui constitue une

véritable différence avec les ouvriers de tendance plutôt

communiste, et en premier lieu avec les proches de Marx. Cette

primauté accordée au contrat, qui ne fait pas alors débat au

sein de la section parisienne, est indubitablement au cœur de

la spécificité de la position de la section dans l’AIT, et

justifie que l’on parle à son propos de proudhonisme.

En résumé, Proudhon sert à appuyer trois éléments clés de

la perspective défendue à Genève par les ouvriers français : le

primat de l’économique sur le politique, l’importance de la

question éducative, la fondation de la société future sur le

contrat. Si Proudhon n’est pas le seul auteur à défendre chacun

de ces points, leur combinaison dessine une idéologie

suffisamment spécifique pour que l’on puisse parler ici de

proudhonisme à propos des délégués. D’autant que l’influence

proudhonienne n’est pas ici secrète, indirecte ou

inconsciente : il s’agit d’une prise de position revendiquée

publiquement. Les théories de Proudhon sur les rapports entre

l’économique et le politique, sur l’éducation et sur les formes

de la société ouvrière à venir sont citées et reprises à leur

charge par les rédacteurs du Memoire.

On comprend alors les raisons du recours à Proudhon : les

membres de la section des Gravilliers vont chercher chez cet

auteur la mise en forme et la défense de leurs conceptions du

rôle de l’AIT, et plus généralement de leur positionnement. Il

10 Ibid., p. 72-73. La citation est tirée de Pierre-Joseph Proudhon, L’Idee generale de la revolution au XIXe siecle, Paris, Garnier, 1851, p. 125.

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faut donc renverser ici la perspective : ce n’est pas Proudhon

qui influence les membres de l’AIT, mais plutôt ceux-ci qui

utilisent Proudhon et son vocabulaire pour prendre position. La

preuve en est que les textes utilisés proviennent d’une phase

de l’œuvre de Proudhon que celui-ci juge dépassée, et que les

Gravilliers délaissent parallèlement les ouvrages de Proudhon

les plus importants de la dernière partie de son œuvre, De la

Justice dans la revolution et dans l’Eglise et surtout Du Principe federatif. Ce

qu’ils vont chercher, parfois contre la lettre des textes

cités, c’est une justification à deux prises de position

cruciales :

1° La critique du principe d’association, au sens communiste,

au profit d’une coopération reposant sur la libre adhésion des

individus, allant de pair avec une critique de l’Etat comme

organisateur de l’économie. Pour cela, ils utilisent le

Proudhon anarchiste de l’Idee generale de la revolution, pour qui le

gouvernement direct est la forme la plus achevée de

l’exploitation politique, et l’association la forme dernière de

l’exploitation économique. L’Etat lui-même est constamment

dénoncé : dans sa volonté d’entretenir une armée permanente,

dans sa volonté d’organiser l’enseignement, juste dans l’impôt,

par lequel

« l’armée, les tribunaux, la police, les écoles, les

hôpitaux, hospices, maisons de refuge et de correction,

salles d’asile, crèches et autres institutions charitables,

la religion elle-même sont d’abord payées et entretenues

par le prolétaire, ensuite dirigées contre lui ; en sorte

15

Colloque « Il y a 150 ans, la Première internationale », Paris,19-20 juin 2014

que le prolétariat travaille non-seulement pour la caste

qui le dévore, celle des capitalistes, mais encore pour

celle qui le flagelle et l’abrutit11. »

Cette dénonciation radicale de l’Etat n’est pas alors

caractéristique des socialistes, elle est en revanche tout à

fait typique de certains écrits de Proudhon, en particulier de

l’Idee generale, citée à deux reprises dans le Memoire. Mais c’est

surtout le lien entre Etat et communisme qui mérite d’être

noté, en ce qu’il annonce les très houleux débats sur la

question de l’Etat au sein de l’Internationale. Pour les

délégués français, comme pour Proudhon, les choses sont

claires : le communisme et l’étatisme, c’est tout un. C’est ce

qui ressort de leur critique de l’association, très proche de

celle que fait Proudhon, toujours dans l’Idee generale :

« L’association de l’aveu de ses fondateurs eux-mêmes,

devait fondre tous les intérêts, annihiler les différences,

créer l’égalité absolue; or quelle loi devait présider à

cette fusion des volontés? Etait-ce le libre contrat? Non

sans doute : car tous les réformateurs, Cabet, R. Owen,

Fourier, Louis Blanc, etc., tout comme Lycurgue, partent de

cette base que la société est tout, a seule des droits, et

que l’individu n’a que des devoirs12. »

On retrouve là la critique proudhonienne de la communauté,

jusque dans les attaques contre les socialistes étatistes comme

Louis Blanc ou utopistes comme Cabet, Owen et Fourier. Face à

cette conception, ils défendent la coopération :

11 Ibid., p. 78.12 Ibid., p. 71.

16

Colloque « Il y a 150 ans, la Première internationale », Paris,19-20 juin 2014

« Tandis que l’association englobe les individus qui,

cessant d’être des personnes, deviennent des unités, la

coopération au contraire, groupe les hommes pour exalter

les forces et l’initiative de chacun. En sorte que la somme

des services, produits, liberté et bien-être est pour

chacun d’autant plus considérable que les coopérateurs

contractants sont plus nombreux; et, dans ce sens, il est

vrai de dire que la tendance du principe coopératif

“mutualité, fédération” est l’universalité. Or, on n’en

saurait dire autant de l’association qui, au-delà de

certaines limites, et à plus forte raison universalisée,

aboutit fatalement à un communisme gouvernemental, ou une

haute personnification de la communauté est chargée de

faire, d’après son bon plaisir et sans responsabilité

aucune, la réglementation du travail, la répartition des

produits13. »

Le point est crucial pour Proudhon, il l’est pour les délégués

français : la coopération est fondamentalement plus juste que

l’association, car son extension – par la méthode fédéraliste –

augmente la liberté des travailleurs, alors que l’extension de

l’association la réduit. C’est donc la conception même des

liens individu/collectivité qui est antagoniste, entre

l’association et la coopération :

« Dans l’Association l’intérêt général était le principe

supérieur devant lequel s’inclinait l’individu ; dans la

Coopération, c’est la collectivité qui s’organise, en vue

de fournir à l’individu, tous les moyens d’augmenter sa

liberté d’action, de développer son initiative13 Ibid., p. 72-73.

17

Colloque « Il y a 150 ans, la Première internationale », Paris,19-20 juin 2014

individuelle. Enfin, l’Association parait avoir pour but

d’unir des personnes et des choses ; au contraire, la

Coopération nous semble indiquer l’union des choses, et non

des personnes14. »

Au cœur de la conception défendue par les délégués

français, on trouve donc les personnes, qui restent séparées,

mais mettent en commun leur force, sur le strict plan des

choses, c’est-à-dire du produit. C’est cette figure de

l’individu travailleur contractant avec d’autres individus,

s’engageant dans un processus mutuelliste et fédératif tout en

gardant sa liberté, qui constitue le cœur de la spécificité de

la pensée des délégués français de l’AIT, appuyée sur la

lecture d’une certaine partie de l’œuvre de Proudhon.

Cependant, il y a lieu de douter qu’ils tirent cet anti-

étatisme de la lecture de Proudhon. C’est en effet un élément

crucial de la culture ouvrière française de l’époque, ancrée

dans la tradition corporative, et surtout renforcée par l’échec

de l’expérience de la révolution de 1848. L’idée selon laquelle

la forme gouvernement serait intrinsèquement incompatible avec

les droits des travailleurs, ou en tout cas que la conquête

politique est seconde dans l’émancipation, résulte des

événements de 1848 et de l’insurrection de juin.

L’interprétation que Proudhon fait de cet épisode, et les

conclusions anti-étatiques qu’il en tire dans les Confessions d’un

revolutionnaire et l’Idee generale de la revolution, ne sont pas alors en

rupture avec l’expérience des ouvriers organisés, qui se

retirent largement de l’activité politique après juin – mais

elle est en revanche en rupture avec les vues d’un Louis Blanc,14 Ibid., p. 74.

18

Colloque « Il y a 150 ans, la Première internationale », Paris,19-20 juin 2014

dont l’influence diminue considérablement après juin. Proudhon

fait écho à l’expérience ouvrière, et c’est pour ça qu’il est

repris, non du fait d’une influence privilégiée sur les

Gravilliers. On peut ici citer la Capacite : « A [la] conception gouvernementale vient s'opposer celle

des partisans de la liberté individuelle, suivant lesquels

la société doit être considérée, non comme une hiérarchie de

fonctions et de facultés, mais comme un système

d'équilibrations entre forces libres, dans lequel chacune

est assurée de jouir des mêmes droits à la condition de

remplir les mêmes devoirs, d'obtenir les mêmes avantages en

échange des mêmes services, système par conséquent

essentiellement égalitaire et libéral, qui exclut toute

acception de fortunes, de rangs et de classes. Or, voici

comment raisonnent et concluent ces anti-autoritaires, ou

libéraux. [...] Ils disent donc que l'Etat n'est autre chose

que la résultante de l'union librement formée entre sujets

égaux, indépendants, et tous justiciers [...] qu'en

conséquence il n'y a pas, dans la société, d'autre

prérogative que la liberté, d'autre suprématie que celle du

Droit. L'autorité et la charité, disent-ils, ont fait leur

temps; à leur place nous voulons la justice.

De ces prémisses, [...] ils concluent à une organisation sur

la plus vaste échelle du principe mutuelliste. — Service

pour service, disent-ils, produit pour produit, prêt pour

prêt, assurance pour assurance, crédit pour crédit, caution

pour caution, garantie pour garantie, etc. : telle est la

loi. [...] De là toutes les institutions du mutuellisme :

assurances mutuelles, crédit mutuel, secours mutuels,

enseignement mutuel ; garanties réciproques de débouché,

19

Colloque « Il y a 150 ans, la Première internationale », Paris,19-20 juin 2014

d'échange, de travail, de bonne qualité et de juste prix des

marchandises, etc. Voilà ce dont le mutuellisme prétend

faire, à l'aide de certaines institutions, un principe

d'Etat, une loi d'Etat, j'irai jusqu'à dire une sorte de

religion d'Etat. »15

Et plus loin dans le même ouvrage : « Transporté dans la sphère politique, ce que nous avons

appelé jusqu'à présent mutuellisme ou garantisme prend le

nom de fédéralisme. Dans une simple synonymie, nous est

donnée la révolution tout entière, politique et

économique.... »16

La congruence entre ces extraits et ceux du Memoire des delegues

français à Genève font croire aux historiens (et à une partie des

acteurs de l’AIT) que c’est la preuve d’une influence de

Proudhon sur les ouvriers. Or il s’agit là du résultat d’un

préjugé selon lequel les ouvriers ont besoin de penseurs pour

leur dire comment penser. Il est bien plus probable, au regard

des emprunts stratégiques que les Gravilliers font à Proudhon,

et à l’absence de rapports directs qu’ils entretiennent avec

lui, que cette proximité résulte avant tout d’une rencontre

entre les idées de Proudhon et l’expérience ouvrière après

1848.

2° L’autonomie ouvrière, allant de pair avec l’idée d’un primat

de l’économique sur le politique, et une interprétation

ouvriériste de l’AIT, selon laquelle si l’Internationale est

ouverte à tous, seuls les travailleurs manuels doivent être

15 Ibid., p. 86-87.16 Ibid., p. 173.

20

Colloque « Il y a 150 ans, la Première internationale », Paris,19-20 juin 2014

délégués, et l’AIT doit se placer exclusivement sur le terrain

économique. Il s’agit là d’un point de controverse majeur au

sein de l’AIT, et qui donne sa spécificité aux prises de

position de la section parisienne. S’agit-il là d’un point

spécifiquement proudhonien ? Il y a lieu d’en douter : c’est un

point central dans le mouvement ouvrier français en

constitution depuis les années 1830. On le voit dans les

journaux ouvriers du début des années 1830, puis dans la

formation de l’Atelier. On en voit en particulier l’importance

dans les textes ouvriers fondamentaux de 1848 : le règlement du

Comité central des ouvriers du département de la Seine, qui

pose le principe des candidatures ouvrières séparées, puis le

manifeste des delegues des corporations (ayant siege au Luxembourg) aux ouvriers

du departement de la Seine, qui définit comme tâche pour les

ouvriers l’organisation autonome des rapports économiques, sans

attendre l’intervention de l’Etat. Pourquoi alors cette prise

de position est-elle vue comme proudhonienne ? D’abord, parce

que Proudhon l’a reprise en 1848 : au sein du journal Le Peuple,

qui voit l’alliance entre Proudhon et les anciens délégués du

Luxembourg, l’idée d’une action autonome du prolétariat est

posée est acceptée. Ensuite, parce qu’en 1848, en tant que

représentant, Proudhon a porté cette idée à l’Assemblée,

notamment dans le discours du 31 juillet où il a dit parler au

nom du prolétariat, contre la bourgeoisie. Enfin, parce que

c’est l’idée qui est au cœur de la Capacite politique des classes

ouvrieres, sous la forme de l’exhortation faite aux ouvriers de

se séparer de la bourgeoisie et de s’organiser. Au fond, cette

idée n’est pas proudhonienne en soi, mais Proudhon, pour des

21

Colloque « Il y a 150 ans, la Première internationale », Paris,19-20 juin 2014

raisons tenant à la fois à la doctrine et à la stratégie

politique, s’en est fait à plusieurs moments le porte-drapeau.

On la retrouve dans la tradition ouvrière française,

indépendamment de Proudhon. Parmi les internationalistes, elle

est notamment défendue par Charles Limousin, pourtant plutôt

fouriériste que proudhonien, dans le « Discours

d’inauguration » du journal La Tribune ouvriere. Sciences – arts – industrie

– litterature, éphémère publication de la section parisienne de

l’AIT, vendue 5 centime17. Il y défend l’idée de la nécessité,

en matière de jugement intellectuel, de l’autonomie ouvrière :

« Quelques hommes de bonne volonté, ouvriers pour la

plupart, comprenant qu’au milieu du mouvement intellectuel

de notre époque il n’est plus suffisant qu’il y ait des

publications destinées aux ouvriers, mais qu’il faut aussi

qu’il y en ait émanant d’eux, entreprennent de fonder un

journal littéraire, scientifique et artistique, qui sera

rédigé principalement par des ouvriers. [...] Il est

évident que les ouvriers qui, en nombre chaque jour plus

considérable, demandent à participer à l’héritage

intellectuel des générations passées, doivent avoir sur

les sciences, les arts ou les lettres, une manière de voir

différente de celle des hommes exerçant ce que l’on

appelle les professions libérales. [...] Nous espérons que

ce journal deviendra une sorte de thermomètre des classes

laborieuses. Ce sera une voix de la foule s’adressant à17 Michel Cordillot a bien montré « l’existence de liens organiques entre lemouvement fouriériste et l’AIT » par le biais de cette publication, animée par deux fouriéristes, Charles Limousin son directeur, Antoine Bourdon son secrétaire de rédaction et Adolphe Clémence chez qui les bureaux sont installés. Cordillot, ‘Le fouriérisme dans la section parisienne de la Première Internationale (1865-1866)’, p. 23.

22

Colloque « Il y a 150 ans, la Première internationale », Paris,19-20 juin 2014

ceux qui savent, pour leur indiquer sur quels points ils

doivent porter leur action, et appréciant, en tant que les

lois le permettront, les efforts tentés pour amener le

bien-être matériel et moral des masses. A cet objet, très

large, nous en joindrons un autre plus spécial, jusqu’ici

trop négligé en France : l’étude de la parole. Par la

parole, j’entends la reproduction de la pensée, à l’aide

de mots, tant écrite que verbale. [...] A quelque sexe, à

quelque condition sociale qu’on appartiennen, posséder la

parole est d’une importance capitale à tous les points de

vue. [...] Cela est triste à dire ; mais aujourd’hui [...]

la faculté d’exprimer par des mots les conceptions du

cerveau est encore le privilège de quelques personnes

ayant fait des études spéciales. Quant au reste des

humains, et le reste, lectrices et lecteurs, c’est la

plupart de ceux qui, comme vous en moi, passent leur vie à

faire subir à la matière les transformations qui la

rendent consommable ; quant au reste, dis-je, ils sont

réduits, pour exprimer leurs pensées, à un nombre très

restreint d’expressions ne réalisant quelque fois que de

très loin l’accord de l’expression et de l’idée. [...] La

seconde des causes que j’ai annoncées, c’est le défaut

d’exercice. Rien ne se fait sans travail. [...] La Tribune

ouvriere est fondée pour faire FAIRE L’EXERCICE de la

parole aux ouvriers et aux ouvrières (oui, mesdames, nous

aussi nous vous appelons). [...] Ecrire ou parler ne

doivent pas être un métier ; quiconque est susceptible de

concevoir ou de comprendre une pensée doit savoir

23

Colloque « Il y a 150 ans, la Première internationale », Paris,19-20 juin 2014

l’exprimer, et si cette pensée peut être utile à autrui,

il doit trouver une tribune pour parler, un journal pour

écrire. »

On le voit, les ouvriers n’ont pas besoin de Proudhon pour

développer une défense argumentée de l’autonomie ouvrière, quel

qu’en soit le domaine.

Que peut-on en conclure ? D’une part, Proudhon est

indubitablement l’auteur majeur invoqué par les délégués de la

section parisienne de l’Internationale. Cependant, il est cité

en appui de deux idées qui s’ancrent dans une expérience

ouvrière dont Proudhon a lui même hérité, qu’il a mise en mots,

mais dont il n’est pas l’inventeur. Pour cette raison, parler

de proudhoniens à propos des Gravilliers peut sembler excessif,

ou en tout cas trompeur.

III. Le moment proudhonien de l’AIT

Faut-il en déduire qu’il n’y a pas de proudhonisme à l’AIT ?

C’est ce dernier pas qu’il faut à mon avis éviter de franchir.

Pour en comprendre les enjeux, il est nécessaire d’intégrer

cette réflexion dans le cadre plus large de la question

historiographique de l’influence de Proudhon sur le mouvement

ouvrier, et en particulier sur les ouvriers organisés18. De

l’apparition du syndicalisme révolutionnaire jusqu’aux travaux

des historiens contemporains du mouvement ouvrier ou de

l’anarchisme, la question a été posée : comment expliquer les

18 Pour une présentation complète de l’histoire et des enjeux épistémologiques de cette question, voir Patrice Rolland, « À propos de Proudhon : une querelle des influences », Revue française d’histoire des idees politiques, n° 2, 1995, p. 275-300.

24

Colloque « Il y a 150 ans, la Première internationale », Paris,19-20 juin 2014

similitudes que l’on peut observer entre la pensée de Proudhon

et celle des ouvriers organisés ?

Les raisons de cette similitude ont été analysées et

discutées par plusieurs générations de chercheurs. Tout

d’abord, par ceux qui ont directement vécu la création de la

CGT, et pour lesquels le syndicalisme français est assimilable

au syndicalisme révolutionnaire. Cette expérience est en effet

contemporaine, en France, d’un véritable « retour à

Proudhon »19. On pense évidemment à Georges Sorel et à Edouard

Berth20, mais il ne faudrait pas oublier l’importance de cette

question pour toute une génération d’historiens et de

juristes : Jules-Louis Puech consacre en 1907 une thèse au

proudhonisme dans l’Internationale21, Gaëtan Pirou une autre,

en 1910, sur le proudhonisme et le syndicalisme

révolutionnaire22, Maxime Leroy mène de front ses études sur

les idées sociales et son analyse exhaustive des règlements

d’associations ouvrières23, Edouard Droz s’interroge

directement, dans sa biographie de Proudhon, sur son influence

sur le mouvement ouvrier24, Lucien Febvre consacre à ce livre

un long article dans lequel il explore lui-même la question25…

Il faut attendre le second « retour à Proudhon » des années

19 Patrice Rolland, « Le retour à Proudhon, 1900-1920 », Mil neuf cent, vol. 10, n° 1, 1992, p. 5-29.20 Patrice Rolland, « La référence proudhonienne chez Georges Sorel », Cahiers Georges Sorel, vol. 7, n° 1, 1989, p. 127-161.21 Jules-Louis Puech, Le Proudhonisme dans l’Association internationale des travailleurs, Paris, F. Alcan, 1907.22 Gaëtan Pirou, Proudhonisme et syndicalisme revolutionnaire, Paris, A. Rousseau, 1910.23 Maxime Leroy, La Coutume ouvriere, Paris, 1913.24 Edouard Droz, P.-J. Proudhon (1809-1865), Paris, Pages libres, 1909.25 Lucien Febvre, « Une question d’influence : Proudhon et le syndicalisme », Revue de Synthese historique, vol. 19, n° 56, 1909, p. 179-193.

25

Colloque « Il y a 150 ans, la Première internationale », Paris,19-20 juin 2014

1960-1970 pour que la question retrouve une importance. Dans un

contexte marqué par l’affaiblissement du marxisme orthodoxe,

par la critique du « socialisme réel » et par la montée en

puissance du thème de l’autogestion, Proudhon fait alors

l’objet d’une redécouverte, et la question de son lien avec le

mouvement ouvrier devient d’autant plus importante que l’on

essaie alors d’en renouveler les formes. Parmi toute la

production de cette époque, il faut accorder une place

particulière à l’ouvrage de Pierre Ansart, Naissance de

l’anarchisme : esquisse d’une explication sociologique du proudhonisme (1970).

L’auteur s’y donne comme objectif de comprendre, comme d’autres

avant lui, « pourquoi les représentants ouvriers français au

sein de la Ière Internationale choisissent de se référer à

Proudhon »26 ; cependant, il choisit de chercher la réponse non

pas dans la diffusion de l’œuvre de Proudhon, mais dans ses

conditions mêmes de formation. Selon lui, c’est parce que la

pensée de Proudhon a été élaborée en interaction avec le

mouvement ouvrier des années 1830 et 1840, et en particulier

avec la pratique des canuts lyonnais, qu’elle trouve tant

d’échos dans le mouvement ouvrier en construction. Hormis cet

ouvrage fondamental de sociologie des idées, la question de

Proudhon et de son héritage font dans ces années l’objet de

nombreux textes, souvent très marqués politiquement27.

26 Pierre Ansart, op. cit., p. 17.27 Centre national d’étude des problèmes de sociologie et d’économie européennes, L’Actualite de Proudhon. Colloque des 24 et 25 novembre 1965, Bruxelles, Editions de l’Institut de sociologie de l’Université libre de Bruxelles, 1967. Jacques Julliard, Fernand Pelloutier et les origines du syndicalisme d’action directe, Paris, Seuil, 1971. Jacques Langlois, Defense et actualite de Proudhon, Paris, Payot, 1976.

26

Colloque « Il y a 150 ans, la Première internationale », Paris,19-20 juin 2014

Dans ces différents travaux, on peut dire avec Annie

Kriegel que deux hypothèses s’affrontent pour expliquer la

proximité entre la pensée de Proudhon et le syndicalisme

révolutionnaire : l’hypothèse de la filiation et celle de la

rencontre. Selon la première, il existe un lien plus ou moins

direct entre la pensée de Proudhon et la création du

syndicalisme révolutionnaire. Dans cette perspective, la CGT

est l’héritière de Proudhon, et n’aurait pas pris les mêmes

formes sans l’influence du bisontin. Cette filiation passe par

certains canaux, variables selon les auteurs : par les

anarchistes (hypothèse invalidée par Manfredonia), par la

Commune, dont « toutes les propositions [...] sont tirées en

droite ligne de l’œuvre de Proudhon »28, par les fondateurs de

la CGT, et bien sûr par l’intermédiaire de l’AIT. Selon Puech,

la référence à Proudhon n’est pas nécessairement au fondement

de l’action des ouvriers français de l’AIT, mais elle devient

rapidement consciente et explicite, jusqu’à culminer au Congrès

de Genève, en 1866 :« Au début du mouvement, quelques années auparavant, quoiqueun petit nombre d’ouvriers eussent lu une faible partie desœuvres de Proudhon, on peut dire que les idées du prolétariats’étaient rencontrées involontairement avec celles duphilosophe socialiste arrivant au déclin de sa vie, plutôtqu’elles n’en avaient subi l’influence. Mais en 1866, lasimilitude d’opinions est consciente et les mutuellistesparisiens savent qu’ils sont proudhoniens. »29

Ainsi, selon Puech, ce qui au départ n’est qu’une rencontre se

transforme en filiation. Dans des textes précédents, j’ai

essayé pour ma part de montrer l’existence d’une troisième

voie, à côté des hypothèses de la filiation et de la rencontre.

28 Ibidem, p. 27.29 Jules-Louis Puech, op. cit., p. 120.

27

Colloque « Il y a 150 ans, la Première internationale », Paris,19-20 juin 2014

L’hypothèse du « moment proudhonien » est que Proudhon offre

aux ouvriers français des solutions pour penser leur action

après l’échec de l’insurrection de juin. En effet, il se trouve

alors dans une position privilégiée qui lui permet de faire

connaître sa pensée : la plupart des autres chefs socialistes

ont été victimes de la répression, le gouvernementalisme

républicain a échoué, Proudhon a un réel poids dans les

journaux ouvriers, il mène le combat de la candidature de

Raspail aux élections de décembre 1848, il conduit l’expérience

de la Banque du Peuple avec les délégués ouvriers avant son

emprisonnement en 1849, il a accès à une tribune nationale par

sa position de député, il est considéré par les conservateurs

comme leur adversaire principal… Tous ces facteurs s’agrègent

pour donner à Proudhon une réelle audience dans une classe

ouvrière en construction, déstabilisée dans son identité

politique même par l’insurrection de juin et par sa répression.

Dès lors, il n’y a rien d’étonnant à ce que l’on retrouve

Proudhon comme référence majeure pour les fondateurs de la

section parisienne de l’AIT, puis plus tard chez les fondateurs

du syndicalisme révolutionnaire. Il ne s’agit ni de filiation,

ni de rencontre, mais d’un processus croisé de construction

idéelle des pratiques ouvrières et de construction sociale des

théories politiques socialistes. L’idée est la suivante : à

certains moments du processus de construction de la classe

ouvrière, ses pratiques font l’objet d’une réflexivité, d’une

systématisation et d’une formalisation quasi-juridique, qui

peuvent emprunter des outils théoriques et conceptuels

extérieurs à la tradition ouvrière. Une première formalisation

28

Colloque « Il y a 150 ans, la Première internationale », Paris,19-20 juin 2014

a lieu en 1830-1834, à laquelle Proudhon est étranger. Mais il

découvre à Lyon puis à Paris cette classe ouvrière déjà mise en

forme, composée d’individus qui pensent appartenir à une classe

capable d’agir comme un sujet politique, ayant adopté un

nouveau langage, une nouvelle manière de formuler leurs

pratiques et leurs revendications traditionnelles. Suite à

l’épreuve de juin 1848, Proudhon participe à la reconstitution

de la classe ouvrière, d’un nouveau formalisme qui débouche

ensuite sur un ensemble de pratiques sinon nouvelles, du moins

entièrement repensées, grâce aux outils conceptuels apportées

notamment par Proudhon (coopération économique, refus de l’Etat

et du jeu politique, autonomie par rapport à la bourgeoisie).

Avec l’apparition de l’Internationale, puis du syndicalisme

révolutionnaire, c’est un troisième temps de la construction de

la classe ouvrière qui a lieu, par idéalisation des pratiques

existantes… mais qui sont elles-mêmes marquées par l’influence

de Proudhon, au moins dans la façon dont elles se trouvent

formulées. Cette nouvelle formalisation n’est pas la

reproduction de la précédente, d’où des divergences réelles

avec Proudhon ; mais elle travaille une matière, la coutume

ouvrière, qui a déjà été marquée par le proudhonisme, d’où les

similitudes frappantes. C’est cela, l’hypothèse du moment

proudhonien : la diffusion large de pratiques ouvrières

préexistantes, mais formalisées en partie, au sein de la classe

ouvrière, à l’aide du vocabulaire et des idées de Proudhon, à

l’exclusion d’autres possibilités (soumission au pouvoir

politique, refus de conflictualité, appui sur le capital…).

29

Colloque « Il y a 150 ans, la Première internationale », Paris,19-20 juin 2014

On peut donc dire que parler de proudhonisme à propos des

membres parisiens de l’AIT n’est pas réellement un contresens,

du moment que l’on n’entend pas par proudhonisme signifier

l’adoption passive des idées de Proudhon par les Gravilliers,

mais souligner l’existence d’une convergence et d’une

interaction entre Proudhon (comme penseur et comme acteur

social et politique) et une partie des ouvriers, notamment

parisiens. Cependant, si l’on peut parler de « moment

proudhonien » et pas seulement de rencontre, c’est que cette

interaction, initialement localisée, a des effets bien au-delà

des seuls acteurs en présence, ici le groupe des Gravilliers.

Si ceux-ci invoquent Proudhon à l’appui de leurs convictions,

la référence à Proudhon produit par elle-même des effets au

sein de l’AIT, et par là au sein du mouvement ouvrier

international. On peut en particulier en relever trois.

Le premier effet porte sur la construction du proudhonisme

comme idéologie. La présentation sélective qu’en font les

Gravilliers donnent à la pensée de Proudhon une cohérence et

des traits qui ne sont pas nécessairement les plus saillants de

son œuvre. Ainsi, l’image d’un Proudhon ouvriériste,

anarchiste, coopérativiste, opposé à la grève, se construit

largement à partir des controverses qui ont lieu au sein de

l’AIT, respectivement autour de la question du rôle des non-

ouvriers dans l’organisation, de l’Etat, de la propriété des

moyens de production et de la stratégie d’émancipation. D’une

certaine manière, ce n’est pas Proudhon qui a fait les

Gravilliers, mais plutôt les Gravilliers qui ont « fait »

Proudhon, c'est-à-dire qui ont formé une certaine image de

30

Colloque « Il y a 150 ans, la Première internationale », Paris,19-20 juin 2014

Proudhon. Ce dernier se trouve ainsi érigé en inspirateur d’un

courant de l’AIT auquel il n’a pourtant pas participé : on

parle indifféremment des proudhoniens, des marxistes et des

bakouninistes, sans prendre en considération le fait que si

Marx et Bakounine ont effectivement eu des positions dans

l’Internationale, Proudhon n’y est qu’un fantôme. C’est peut-

être là une des raisons qui font que Proudhon est le plus connu

et le plus lu des socialistes français à partir des années

1870, alors que vingt ans avant Louis Blanc, Cabet ou même

Considerant avaient une audience incomparablement plus large.

Ainsi le proudhonisme des Gravilliers marquent d’abord

l’histoire de l’AIT en faisant de Proudhon un des auteurs

canoniques du mouvement ouvrier et du socialisme international,

un des moyens de baliser l’espace des prises de position au

sein de l’organisation et du champ politique et syndical.

Un second effet de la référence à Proudhon, qui n’est pas

exactement congruent avec le premier, est l’adoption, au-delà

du groupe des Gravilliers, d’un vocabulaire proudhonien. On l’a

dit, le vocabulaire de Proudhon est lui-même né de

l’observation du monde ouvrier et d’un travail d’idéalisation :

ainsi, comme l’a montré Pierre Ansart, le mutuellisme n’est pas

une invention de Proudhon, c’est avant tout une pratique

ouvrière des canuts lyonnais, dont Proudhon essaie de trouver

l’idée. Il fait de même, dans la Capacite, avec les pratiques

d’association ouvrière développées depuis la révolution de 1848

– et auxquelles il a lui-même contribué en tant qu’acteur

politique avant son emprisonnement en 1849. L’exemple le plus

frappant est certainement celui de fédération : l’idée d’une

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Colloque « Il y a 150 ans, la Première internationale », Paris,19-20 juin 2014

association d’associations ne vient pas de Proudhon, on la

trouve chez le cordonnier Efrahem dans les années 1830, chez

Flora Tristan dans les années 1840, puis à partir de 1848 dans

l’ensemble du mouvement ouvrier. Mais le vocabulaire de la

fédération, importé du champ politique, appliqué à l’économie

et à l’organisation ouvrière elle-même, porte indubitablement

la marque de Proudhon. Le mot, et non la chose, mais le choix

du mot n’est pas sans importance, en particulier lors des

controverses comme celle portant sur le rôle du Conseil général

ou sur l’engagement politique des sections. Ainsi, en 1870, les

jurassiens font voter la résolution suivante :

« Le congrès romand commande à toutes les sections de

l'A.I.T. de renoncer à toute action ayant pour but

d'opérer la transformation sociale au moyen des réformes

politiques nationales, et de porter toute leur activité

sur la constitution fédérative de corps de métiers, seul

moyen d'assurer le succès de la révolution sociale. Cette

fédération est la véritable représentation du travail, qui

doit avoir lieu absolument en dehors des gouvernements

politiques. »

L’utilisation du vocabulaire fédératif permet aux bakouninistes

d’unifier et de mettre en cohérence trois idées principales :

l’AIT doit être elle-même organisée de façon fédérative, contre

l’autorité d’un Conseil général qui soit plus qu’un comité de

liaison ; ses sections doivent chercher à fédérer les corps de

métiers, avec l’idée sous-jacente d’une organisation autonome

et fédérative de l’activité économique ; au principe fédératif,

seul vrai, s’oppose le gouvernement politique, le principe

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Colloque « Il y a 150 ans, la Première internationale », Paris,19-20 juin 2014

gouvernemental, intrinsèquement autoritaire. Les idées de

fédéralisme et de mutuellisme ne sont pas seulement des moyens

de nommer des états de choses déjà existants : ils fonctionnent

aussi comme opérateurs, comme intégration de différentes idées

qui existaient jusque là chez certains ouvriers, mais

séparément, et donc de transmission ensuite de ces idées comme

intrinsèquement liées entre elles. En cela, le vocabulaire

proudhonien a un effet sur l’AIT, au-delà des seuls Gravilliers

et de leurs intentions initiales dans leur référence à

Proudhon.

Enfin, le troisième effet de la référence à Proudhon

concerne ce que les politistes appellent l’agenda-setting, la

mise sur agenda. Avec leur Memoire, les ouvriers parisiens

entendent répondre aux questions posées par le Conseil général.

Ces questions sont les suivantes :

« 1° Quel doit être le but de l'association internationale

? Quels peuvent être ses moyens d'action 1

2° Du travail, de ses conséquences hygiéniques et morales;

de l'obligation du travail pour tous;

3° Du travail des femmes et des enfants dans les

fabriques, au point de vue sanitaire et moral;

4° Du chômage : des moyens d'y remédier;

5° Des grèves : de leurs effets;

6° De l'association: son principe, ses applications;

7° De l'enseignement primaire et professionnel;

8° Des relations du capital et du travail;

9° De la concurrence étrangère ; traité de commerce;

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Colloque « Il y a 150 ans, la Première internationale », Paris,19-20 juin 2014

10° Des armées permanentes au point de vue de la

production;

11° La morale est-elle distincte de la religion? »

Les Gravilliers s’y appliquent, mais dans la réponse, en

utilisant Proudhon, ils introduisent une idée qui sera

rapidement l’objet l’une des controverses fondamentales de

l’AIT : la question de la propriété. Cette question n’est

évidemment pas étrangère au Conseil général, et certainement

pas à Marx ; cependant, la question de la définition du régime

de propriété, au-delà de la simple division propriété

privée/publique, ou propriété bourgeoise/communiste que l’on

trouve dans le Manifeste communiste, est indubitablement

introduite par les Gravilliers, dans leur discussion, largement

appuyée sur Proudhon, de la distinction entre association et

coopération. La question de la propriété n’est évoquée ni dans

les statuts de l’AIT ni dans les prises de position du Conseil

général avant le Congrès de Lausanne. Certes, ce n’est pas

Proudhon qui influence directement les ouvriers parisiens, mais

sa manière très spécifique de poser les problèmes, son intérêt

pour la question du régime juridique de propriété, sa volonté

de faire jouer l’antinomie entre propriété et communauté, a une

importance capitale sur les débats suivants. C’est notamment

César de Paepe, connaisseur de Proudhon, qui rebondit dès le

Congrès de Lausanne sur les propositions des Gravilliers pour

discuter des différentes formes de propriété, de leur

adaptation ou non à la terre, aux moyens de production, etc.,

qui permet l’émergence bientôt majoritaire d’un courant

collectiviste distinct à la fois du mutuellisme et du

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Colloque « Il y a 150 ans, la Première internationale », Paris,19-20 juin 2014

communisme. Alors oui, on peut dire que dans ce débat les

proudhoniens ont perdu, et ce dès le Congrès de Bruxelles ;

mais la façon proudhonienne de considérer le problème a gagné.

Qu’est-ce que la propriete ?, sa question de 1840, est devenue la

question du mouvement ouvrier tout entier.

En conclusion, que peut-on dire du proudhonisme dans

l’Internationale ? D’abord, qu’il faut mettre en question ce

terme : il n’y a pas un proudhonisme qui serait du même ordre

que le marxisme ou le bakouninisme, car c’est un proudhonisme

sans Proudhon. Les Gravilliers ne sont globalement pas

proudhoniens, si l’on entend par là une proximité avec Proudhon

de son vivant (c’est seulement le cas de Louis Deboeck), ou

même une influence directe par la pensée du bisontin. En

revanche, Proudhon est bien la référence centrale de ces

ouvriers lorsqu’ils veulent appuyer leurs idées, pour une

raison forte, qui est que Proudhon et eux ont forgé ces idées

aux mêmes sources, issues des organisations ouvrières

précédentes et de l’expérience de la révolution de 1848 –

Proudhon lui-même ayant eu une importance cruciale dans la

diffusion parmi les ouvriers d’une interprétation anti-étatiste

des conséquences de cette révolution sur la stratégie ouvrière.

Les Gravilliers ne vont pas chercher chez Proudhon des idées –

ils n’ont pas besoin de lui pour penser – mais ils trouvent

chez lui l’écho de leurs propres idées, et se servent de ses

textes comme d’armes dans les controverses qui naissent au sein

de l’AIT. Cependant, cette opération n’est pas sans effet sur

l’AIT puis sur le mouvement ouvrier : Proudhon y devient une

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Colloque « Il y a 150 ans, la Première internationale », Paris,19-20 juin 2014

référence (pour y adhérer ou s’y opposer), une partie de son

vocabulaire s’y impose, et certains thèmes de sa pensée, en

particulier la discussion de la propriété, deviennent des

points cruciaux de l’agenda de l’AIT, alors qu’ils étaient

auparavant marginaux.

Quant aux proudhoniens eux-mêmes, leur itinéraire

postérieur à l’expérience de la fondation de l’Internationale

prouve d’ailleurs la très grande diversité de leurs opinions,

et donc le peu de pertinence de l’étiquette proudhonienne.

Certains n’occuperont plus de rôle dirigeant après 1867 ; sur

ceux restants, une partie restera attachée au mutuellisme, une

autre partie rejoignant les collectivistes anti-autoritaires.

La plupart participèrent activement à la Commune (Camélinat,

Debock, Laplanche, Limousin, Malon, Varlin, Murat), certains se

tinrent à l’écart (Chemalé, Fournaise), d’autres allèrent

jusqu’à prendre parti contre elle (Fribourg, Tolain, Héligon).

De toute évidence, la référence à Proudhon n’engage pas à

l’adoption d’une doctrine – c’est peut-être là une des raisons

de sa faiblesse dans l’AIT, mais aussi une des clés de sa

résilience.

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