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Énergie vitale, puissance spirituelle et pouvoir politique Genèse de la souveraineté dans le discours philosophique en Chine ancienne. Romain Graziani Le présent article se propose d’examiner la réflexion sur le pouvoir qui s’est élaborée en Chine ancienne dans ce courant de pensée tardivement baptisé « Culture de soi ». Il ne s’agit pas là d’une école de pensée proprement dite, parce que l’ensemble hétérogène de textes et de pratiques que la Culture de soi rassemble n’a pas été repéré, classé et étiqueté par la tradition comme un courant distinct 1* . À première vue, il peut sembler étrange de chercher une conception du pouvoir là où on l’attendrait le moins, dans une pensée qui affirme si distinctement la primauté de la réalité intérieure sur les pratiques sociales ou les enjeux politiques. Plus précisément, les rédacteurs des textes de Culture de soi ont développé une réflexion sur la nature du pouvoir qui tient aussi bien du discours cosmologique que de l’exercice spirituel, démontrant par là l’une des caractéristiques de la pensée en Chine ancienne : à savoir qu’il n’y a pas d’essence du politique, parce que le pouvoir politique comme tel n’est jamais tout à fait séparable d’une forme de puissance diffuse dans tout phénomène d’ordre spirituel. Les textes de Culture de soi radicalisent cette tendance en faisant valoir que l’autorité politique ne saurait trouver son fondement et son efficace sur le plan pénal ou militaire, frayant par là une voie distincte des partisans de la toute- puissance de la loi les légistes dont les théories joueront un rôle décisif dans la création idéologique de l’empire, à la fin du 3 e siècle avant notre ère. * Les appels par chiffres renvoient au « Notes », situées en fin d’article. Les appels par lettres renvoient à la « Liste des caractères chinois » située en fin d’article.

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Énergie vitale, puissance spirituelle et pouvoir politique − Genèse de la souveraineté dans le

discours philosophique en Chine ancienne.

Romain Graziani Le présent article se propose d’examiner la réflexion sur le pouvoir

qui s’est élaborée en Chine ancienne dans ce courant de pensée tardivement baptisé « Culture de soi ». Il ne s’agit pas là d’une école de pensée proprement dite, parce que l’ensemble hétérogène de textes et de pratiques que la Culture de soi rassemble n’a pas été repéré, classé et étiqueté par la tradition comme un courant distinct1*. À première vue, il peut sembler étrange de chercher une conception du pouvoir là où on l’attendrait le moins, dans une pensée qui affirme si distinctement la primauté de la réalité intérieure sur les pratiques sociales ou les enjeux politiques. Plus précisément, les rédacteurs des textes de Culture de soi ont développé une réflexion sur la nature du pouvoir qui tient aussi bien du discours cosmologique que de l’exercice spirituel, démontrant par là l’une des caractéristiques de la pensée en Chine ancienne : à savoir qu’il n’y a pas d’essence du politique, parce que le pouvoir politique comme tel n’est jamais tout à fait séparable d’une forme de puissance diffuse dans tout phénomène d’ordre spirituel. Les textes de Culture de soi radicalisent cette tendance en faisant valoir que l’autorité politique ne saurait trouver son fondement et son efficace sur le plan pénal ou militaire, frayant par là une voie distincte des partisans de la toute-puissance de la loi − les légistes − dont les théories joueront un rôle décisif dans la création idéologique de l’empire, à la fin du 3e siècle avant notre ère.

* Les appels par chiffres renvoient au « Notes », situées en fin d’article. Les appels par lettres renvoient à la « Liste des caractères chinois » située en fin d’article.

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Les textes que nous sollicitons ici constituent un ensemble de quatre chapitres, les chapitres de « L’art de l’esprit » (« Xin shua »), recueillis dans un ouvrage au contenu disparate, le Guanzib, l’un des plus longs ouvrages qui nous soit parvenus de l’antiquité chinoise2. Ces quatre chapitre portent les titres suivants : « L’œuvre intérieure » (« Nei yec»), XVI.49) ; « L’art de l’esprit, I » (« Xin shu shangd », XIII.36) ; « L’art de l’esprit, II » (« Xin shu xiae », XIII.37) ; « Purifier l’esprit » (« Bai xinf », XIII.38)3. Ils forment un ensemble cohérent que l’on peut tenir pour l’une des expressions les plus abouties de la Culture de soi. « L’œuvre intérieure », le plus ancien de ces textes, vraisemblablement rédigé au IVe siècle avant notre ère, constitue la matrice de cette pensée, et peut être considéré comme l’un des textes fondateurs - sinon le texte originel- du taoïsme philosophique4. C’est en tout cas le premier texte de Chine ancienne à prendre explicitement pour objet l’esprit humain. L’un des traits distinctifs de « L’œuvre intérieure » est d’envisager le pouvoir politique comme l’expression partielle et terminale d’une puissance globale, développée en soi à partir d’une énergie diffuse dans tout l’univers, l’énergie vitale, le qig. Sous la forme d’un long poème méditatif, « L’œuvre intérieure » montre comment cette énergie s’intègre et se travaille par un ensemble d’exercices spirituels et physiologiques, par un « art de l’esprit ». Décrit comme une autorité naturelle sur toute chose depuis une position prééminente, celle du centre, le pouvoir s’exprime dans le déploiement radieux de la « Puissance » obtenue par la régulation et la concentration des influx vitaux. C’est ainsi que la pensée du pouvoir permet de lier ensemble le principe génétique de formation de toute réalité et la source effective de leur domination.

Pour aboutir à cette vision du pouvoir, les rédacteurs anonymes de ces textes ont eu besoin de réélaborer le cadre même dans lequel ils pensaient. Ils ont eu besoin de réaménager leur conception globale du monde, d’en donner une description plus unifiée, d’établir une continuité entre des notions jusque là isolées ou hétérogènes, bref de réorganiser en un tout cohérent un ensemble complexe d’images, de termes, d’attitudes et de sentiments qui jusque là appartenaient à des sphères distinctes de l’expérience et du discours. Sans ce réaménagement global, leur vision du pouvoir n’était pas viable. Non pas tant parce qu’elle se fût alors contredite – cet « art de l’esprit » n’est pas sans paradoxes − mais d’abord parce qu’elle eût manqué sa visée : la description de l’expérience d’une puissance opérant sur tous les plans de la vie, dans tous le cours des choses, des replis du cœur aux confins du monde.

C’est donc l’édifice même des représentations fondamentales du monde qui est rebâti sur de nouveaux plans et inaugure de nouvelles perspectives. C’est pourquoi ces textes de culture de soi, dont tant de stances s’achèvent sur l’idée de domination des êtres et de maîtrise du

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monde, commencent par parler de la naissance des choses et des flux d’énergie qui circulent dans le cosmos. Pour penser un emploi intelligent et réglé du pouvoir, il a fallu décrire ce dernier comme l’expression d’une puissance personnelle, montrer la source naturelle de cette puissance et sa réappropriation spirituelle par l’être humain à travers des techniques de concentration.

Les conséquences de ce geste ont été énormes et jusqu’aujourd’hui mal mesurées par ceux qui s’intéressent de près à la pensée chinoise. En naturalisant - parfois seulement en neutralisant - nombre de termes, de pratiques et d’attitudes héritées de la liturgie sacrificielle, des pratiques thérapeutiques ou des procédures divinatoires, les penseurs de la Culture de soi ont largement contribué à faire émerger une vision pacifiée du monde, centrée avec confiance sur l’homme, tranchant nettement sur l’imaginaire de la période archaïque. Leur réflexion sur la notion de pouvoir a pu culminer dans une vision du monde où la sagesse, la santé et la souveraineté, parvenues à leur phase optimale, convergent et se confondent en une unité. Pour quelles raisons, et pour quels bénéfices, se sont formés dès le départ ces liens indissolubles entre la sagesse et la souveraineté, entre les pratiques de soi et le gouvernement du monde ? Et dans quelle mesure l’exploration de la réalité interne à l’aide de notions dérivées des pratiques politiques et rituelles n’a-t-elle pas préparé, par un nocif effet de retour, la récupération idéologique de la Culture de soi ?

Le contexte dans lequel ont été écrits la plupart des grands textes

philosophiques de l’antiquité en Chine correspond à une période de profonde crise politique et morale, la période des Royaumes Combattants (453-221 av. J.-C.), issue de l’effondrement progressif de l’autorité de la maison royale des Zhou. Témoins de la douloureuse fin de cette époque de transition entre l’ordre féodal établi par la dynastie des Zhou et l’unification impériale de la Chine par le roi de l’Etat de Qin en -221, nombre de penseurs témoignent du souci de se préserver des guerres et des fléaux, et aspirent à rétablir la paix et l’unité de tous les Etats. Pour cela, il faut repenser les conditions d’obtention et d’exercice d’un pouvoir efficace et réglé sur un territoire démembré par des potentats belliqueux, en proie à de constantes luttes intestines. Dès le VIe siècle s’était s’imposée chez certains hommes politiques l’idée d’un Empire centralisé et unifié, mais le discours philosophique met du temps à faire sienne cette idée.

A cet égard, il y a lieu de mentionner ici une donnée fondamentale de l’histoire sociale de l’époque, une donnée qui rend largement compte de la naissance de la réflexion philosophique sur le pouvoir : il s’agit de la promotion de la couche inférieure de la noblesse, celle des chevaliers, les shih, sollicités par les différents souverains des Etats rivaux pour leur

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expertise militaire, stratégique ou diplomatique. La littérature des Royaumes Combattants est issue de cette classe de gentilshommes lettrés, dont les exigences, les valeurs et les normes vont profondément modifier l’horizon mental de l’époque. Leurs discours sont le plus souvent directement en prise sur les préoccupations politiques et les attentes du souverain, soucieux de s’entourer de détenteurs d’arts et de savoirs en tous genres. La recherche de puissance, le moyen sûr de parvenir à la souveraineté universelle, les réflexions sur l’intérêt, l’éducation, la connaissance, la tradition, les ressources de l’esprit ou la source de l’autorité, deviennent alors le foyer d’attention de la plupart des penseurs qui affrontent sur l’homme des vues neuves et rivales. C’est ainsi que les notions de noblesse, de puissance, de prestige, de supérieur et d’inférieur, vont être progressivement repensées, non plus selon les critères de la naissance et de la parenté, mais selon des exigences morales et spirituelles. Déjà, un siècle plus tôt, l’enseignement rituel avait pris avec Confucius (551-479 av. J.-C) la dimension d’une éducation morale et d’une quête spirituelle. Et la notion centrale de dei qui désignait autrefois le prestige politique assuré par l’ascendance, la source de l’autorité charismatique dont se prévalent les membres éminents de la classe nobiliaire, devient, entre autres chez son héritier Mencius (372-289 av. J.-C), la puissance de l’esprit accessible à quiconque parvient à se réguler intérieurement. C’est en cultivant en soi les qualités morales que le souverain pourra, par l’aura de sa vertu, espérer se gagner tous les esprits et l’emporter sur ses prétendants. La prise en charge du discours par la classe émergente des gentilshommes lettrés entraîne ainsi la redéfinition en termes moraux des catégories maîtresses de l’ordre social5.

Les conceptions de l’ordre et de l’hégémonie subissent elles aussi un changement en profondeur. Au début de la période des Royaumes Combattants, l’idée s’était déjà imposée que le de, qui est aussi la force morale, l’ascendant et la virtus de l’hégémon, ne pouvait suffire à assurer l’ordre et soumettre les peuples. Les orateurs et hommes d’Etat font valoir la nécessité d’asseoir l’autorité sur la force de dissuasion, la contrainte et la crainte pour parvenir à une domination durable et restaurer l’ordre6. Confucius et son sectateur Mencius étaient en ce sens déjà très décalés par rapport aux tendances nouvelles de leur époque. C’est aussi le cas des auteurs de la Culture de soi, qui s’en remettent au seul pouvoir de l’esprit pour gagner le monde.

A une époque où la conquête de tous les royaumes rivaux est enfin rendue possible par les progrès de l’armement et l’implication massive de la population dans des guerres de longue durée, les rédacteurs de « l’art de l’esprit » pensent en termes naturels l’établissement d’une souveraineté universelle : non pas par la force physique, les mesures

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coercitives, la puissance militaire ou la conquête d’autrui, mais par l’atteinte de l’unité intérieure, la pacification de soi, l’installation d’un ordre strict et hiérarchisé entre les différentes composantes du soi (émotions, intentions, paroles, désirs, intérêt, sollicitation des organes, etc.) Tous les actes politiques, de domination ou de nomination, trouveraient ainsi leur condition de réalisation dans une sorte de « répétition » intérieure et antérieure. A tel point que la mise en ordre et la paix du royaume ne sont alors plus envisagées comme une priorité, mais décrites, en aval, sinon en marge, comme une fin, un effet terminal. Tout se passe dans un premier temps comme si le territoire de la personne humaine, sondé en profondeur pour trouver un point d’appui aux nouvelles stratégies de persuasion et de prise de parole, acquerrait une importance première et concentrait prioritairement la réflexion. C’est là l’une des réussites majeures de l’académie Jixia, où œuvrait, dans l’Etat de Qi (l’actuelle région du Shandong, au Nord-Est de la Chine), le groupe de lettrés anonymes qui nous a légué cet « art de l’esprit ».

Issus d’un âge de guerres incessantes et de plus en plus meurtrières, les textes de culture de soi accordent également leur attention à la santé, la longévité, la quiétude, la sécurité physique, la vigueur du corps et l’acuité de l’esprit. Tel serait même le souci majeur, en vue duquel sont développés techniques de soi et régimes de vie. La Culture de soi naît à une époque où les réflexions sur la physiologie humaine commencent à proliférer au IVe siècle avant notre ère7. La découverte progressive des composantes physiques et spirituelles de la personne humaine donne lieu à un ensemble de pratiques visant à la préservation, au raffinement et à l’emploi réglé de l’énergie vitale. On pourrait formuler ainsi la préoccupation qui les sous-tend : comment à partir de nos éléments constitutifs développer un mode de vie optimal, solidaire d’une maîtrise globale du monde et d’une interaction harmonieuse avec ce dernier ? Autrement dit, comment passe-t-on de la puissance interne au pouvoir sur le monde ? Comment s’articulent la Culture de soi et le pouvoir politique? Pour donner un premier élément de réponse, on peut souligner le fait que « L’art de l’esprit » ne vise pas tant la connaissance de l’esprit ou l’introspection individuelle, que la concentration et l’emploi réglé de nos ressources internes. De telles ressources sont supposées mener, par diffusion de la puissance engrangée en soi, à la soumission harmonieuse de tous les êtres. C’est ainsi que se nouent, à la naissance même du discours philosophique, la question du régime de vie et du régime de domination du souverain sur les êtres. L’art de l’esprit est un art d’irradier et un art de régner, une souveraineté intérieure qui permet de régir le monde.

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LA GENESE DU POUVOIR Au principe de « l’art de l’esprit » se trouve la donnée matérielle du

pouvoir. Cette donnée rendra peut-être compte de la façon dont le pouvoir politique s’enracine, avec « L’œuvre intérieure », dans une expérience de la concentration de l’esprit. Les quatre chapitres de « L’art de l’esprit » parlent de l’appropriation et de l’utilisation réglée de la de l’énergie vitale (qi!!!!ou jingqij) qui anime l’être humain ; cette énergie, diffuse sous une forme plus ou moins pure dans tout l’univers, source des phénomènes physiques et mentaux, l’esprit tente par une série d’opérations physiques et de gestes intérieurs de s’en imprégner et d’en préserver en soi la forme la plus raffinée, la quintessence spirituelle. Ainsi transformée, cette énergie devient la Puissance (de) , visible dans le prestige, l’influence et l’ascendant dont jouit le sage sur toute chose. Le pouvoir politique sera la traduction extérieure de cette Puissance cultivée intérieurement.

Qu’est-ce que l’énergie vitale au juste ? Le qi est l’une des notions majeures de la pensée chinoise, difficile à définir en raison de sa généralité et du fait qu’elle défie la césure entre la matière et l’esprit, les phénomènes physiques et mentaux. C’est le souffle de vie constituant, à des degrés différenciés, toute réalité, plante, bête ou homme8 ; et la force vitale primitive par laquelle nous vivons, pensons et produisons. Différencié selon ses phases et ses formes, le qi désigne aussi bien la vitalité d’une personne, sa vigueur, son tonus, son souffle, son humeur et son ressort, que l’ensemble de ses excitations sensorielles et émotives, son désir sensuel, mais encore, à son stade le plus subtil, son inspiration, son acuité mentale, sa capacité perceptive et son génie.

C’est toutefois par la notion de quintessence, ou d’énergie essentielle (jingk) , et non de qi, que débute « L’œuvre intérieure ». Le terme jing désigne lui au départ un riz pur et raffiné, puis son sens s’élargit jusqu’à nommer l’essence dans son acception littérale (au sens où l’on parle de l’essence d’un parfum), forme raffinée et comme distillée du qi. Dans un contexte physiologique, le jing est la semence spermatique, ou plutôt la semence produite par les reins, qui s’écoule en sperme. Dans « L’art de l’esprit », cette notion se voit intégrée, de même que le qi dans un discours physiologico-philosophique, qui se dégage des conceptions religieuses et sacrificielles auxquelles ces termes étaient alors attachés9. Ici, le jing résulte d’un affinement de l’énergie vitale : c’est l’essence précieuse tirée de la substance primitive qui anime l’univers. Dans « L’œuvre intérieure» ce terme désigne de façon plus large le fluide séminal générant les êtres les plus rayonnants ou les plus imprégnés de vitalité :

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A chaque fois, l’énergie essentielle des êtres, En survenant génère la vie ; En descendant, donne vie aux cinq céréales, Et remontant, produit les files d’étoiles. Quand elle circule entre Ciel et Terre, On lui donne le nom d’Esprits. Elle s'amasse dans le sein De celui que l’on nomme sage.10 Le sage, qui progressivement s’apparentera au souverain des tous

les êtres, apparaît ici comme une concrétion singulière dans le contexte d’une caractérisation génétique et dynamique des existants. Qu’est-ce qu’un sage en effet ? C’est, littéralement, une production d’énergie essentielle qui s’est amassée dans le cœur d’un homme. A l’instar des étoiles, le sage se trouve associé à l’essence, au jing circulant à travers l’univers, tandis que, au vers suivant, le peuple (min) sera associé au qi, moins raffiné et moins essentialisé. La même relation de continuité ascendante semble valoir entre l’énergie vitale (qi) et essentielle (jing) qu’entre le peuple et le sage, suggérant par là une analogie entre l’ordre cosmique et humain ; le sage n’est pas d’une nature différente par principe du commun des hommes, de même que le jing n’est pas autre chose que du qi passé à un état de raffinement et de concentration supérieurs. Le sens même de la distinction entre l’énergie brute et l’énergie raffinée ne sert pas ici, comme dans de nombreux textes philosophiques de la même époque, à tracer une frontière entre l’homme et l’animal, mais à rendre compte de la prééminence du sage et, potentiellement, sa capacité à régir le commun des hommes.

Toutefois, cette notion d’énergie essentielle ne désigne qu’une phase dans le processus de spiritualisation de l’énergie vitale. C’est la notion religieuse de shenl, d’Esprit, d’Ancêtre défunt, qui va permettre de penser une continuité entre les forces humaines et les puissances invisibles. Dans les chapitres du Guanzi, cette notion va se trouver exportée du contexte religieux et sacrificiel où elle était jusqu’alors enchâssée, pour désigner la transformation du qi et du jing parvenus à un état optimal de subtilité et de concentration. Le shen possède dans « l’art de l’esprit » l’ambivalence d’une force à la fois divine et parfaitement naturelle. Pour le dire en d’autres termes, l’énergie spirituelle (le shen) est à l’énergie vitale (au qi), ce que l’inspiration de l’esprit est à la simple humeur, l’intuition à l’instinct, ou encore la présence d’esprit au réflexe. La redéfinition de la catégorie religieuse du shen, placée en continuité avec le jing et le qi, permet de marquer le terme du processus ascendant de l’esprit qui gagne en pouvoir, la conversion de la force vitale de base en subtile efficience, en influence invisible. Car l’une des affirmations les plus radicales de « L’œuvre intérieure » est de dire que la force

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spirituelle qui fait des Esprits des êtres divins, n’est pas une puissance transcendante et absolue, inaccessible au règne humain :

Si en y pensant, tu ne le comprends pas, Les Esprits te conduiront à cette compréhension; Mais en réalité cela ne relève pas de la force des Esprits, C’est la culmination des énergies vitales et essentielles.11 De divinité extérieure et céleste dans son contexte religieux, le shen

devient ici l’énergie spirituelle où culmine la subtilité de l’énergie interne. C’est dire là que tout être humain, en mobilisant et en affinant ses ressources propres, peut devenir le détenteur d’une puissance suprême, d’une capacité de perception, d’action et d’affirmation sans réserve. Nous verrons que l’aptitude ainsi acquise à diffuser des paroles, des ordres et des actions efficaces dans le monde naturel et parmi les hommes, conduit, sans solution de continuité, à la souveraineté, en tant que puissance autorisée et efficace jouissant de la prérogative du commandement suprême. La puissance mobilisée en soi, parvenue à son stade optimal de spiritualité, est appelée d’elle-même à régir le monde.

On est loin, à première vue, de la conception fondatrice de la légitimité politique, celle du mandat céleste, selon laquelle le Ciel confère à un homme de vertu éminente la charge d’administrer sagement l’empire. Pourtant, la Culture de soi témoigne de la rémanence de l’ordre figuratif sous-jacent à l’image idéale de l’édifice social construit par les Zhou : le Centre, apparenté à la région la plus civilisée de l’être, c’est-à-dire ici, sur le plan physiologique, le cœur/esprit (xinm), jouit d’une prérogative naturelle sur les régions périphériques du corps, membres et organes. Mais ce qui intéresse, dans cette conception, ce n’est pas tant son armature théorique ou sa teneur lexicale, qui demeurent relativement pauvres, que la nuance introduite dans les éléments de ce paradigme du pouvoir. L’accomplissement majeur de la Culture de soi consiste à penser le pouvoir absolu comme tiré de soi et non plus comme conféré du dehors12. C’est là le sens de l’extension sémantique du terme d’Esprit (shen) à celui d’énergie spirituelle. Cette énergie est immanente à l’individu, puisée dans son fonds propre. La forme corporelle, qui apparaît d’abord dans « L’œuvre intérieure » comme le réceptacle de l’énergie vitale devient, en se cultivant, le lieu de séjour de l’énergie spirituelle13.

Penser l’immanence du pouvoir à l’être humain et la perfectibilité de son esprit, a pour conséquence de rendre la notion de souveraineté ambiguë. A cet égard, « L’œuvre intérieure » ménage de façon quasi constante la dualité de ses destinataires. Au prince revient de lire ce texte comme un manuel de gouvernement par les voies spirituelles. Au simple sujet, le texte médité et récité peut apparaître comme un manuel de

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survie contre les fléaux du monde, et, mieux que cela, un art de se réserver et de s’accomplir. L’évolution de ces chapitre brisera cet équilibre, la figure du roi finissant par se surimposer nettement après s’être progressivement superposée à celle du sage.

Le terme shen résume ainsi les pouvoirs dont jouit l’esprit du sage qui s’est fortifié et recentré : un pouvoir de compréhension dépassant les limites de la pensée ordinaire, une capacité d’anticipation et de prévision quasi divine, faisant fi des pratiques divinatoires, une perception unitaire de soi et du monde, enfin une protection magique contre toute espèce de fléaux et désastres. La « survenue du shen », selon une expression encore imprégnée de religiosité, confère intelligence et autorité, sagesse et souveraineté, et de tels pouvoirs dépendent d’un travail d’affinement des souffles, énergies et humeurs qui parcourent et animent la forme humaine. On peut dès lors comprendre le lien intime, que ne cessent d’exploiter les textes de Culture de soi, entre la concentration interne et le pouvoir sur le monde. La notion de centre ou de centralité (zhongn), récurrente dans ces textes, peut aussi bien se comprendre comme ce lieu intérieur où l’esprit se concentre, que comme la fédération de toute chose sous le regard et l’emprise du sage souverain :

Concentre ton énergie vitale, à la manière d’un Esprit, Et la myriade des êtres te sera entièrement présente.14 Une fois la forme (corporelle) régulée et la Puissance recueillie, Tu te gagneras tous les êtres, Qui viendront à tire-d’aile ; Même l’Esprit ne peut connaître la limite de cela.15

DU POUVOIR MAGIQUE A LA PUISSANCE MORALE. Est-ce à dire que la notion différenciée d’énergie est directement

traduisible en pouvoir ? Le mot traduit dans l’extrait ci-avant par « Puissance » est l’une notions les plus riches et les plus anciennes de la pensé chinoise. Elle joue notamment un rôle décisif dans les textes de Culture de soi, puisqu’elle a pour rôle d’articuler le thème de l’énergie vitale cultivée intérieurement et celui du pouvoir du sage souverain qui se manifeste aux yeux du monde. C’est le foyer sémantique où se confond l’exercice spirituel et la pratique politique. Les significations et images attachées à cette notion retiendront ici notre attention, parce qu’on ne peut rien entendre à la conception du pouvoir en Chine sans examiner ce que signifie le de, et quelle conception de l’autorité politique est par elle accréditée et véhiculée.

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Le terme de pourrait avoir désigné au départ une sorte de pouvoir magique dont auraient été dotés le Fils du Ciel (tianzio, appellation traditionnelle du roi, et plus tard de l’empereur), les souverains défunts, les ancêtres nobles, parfois même les dignitaires et chefs de clan, ou encore des aristocrates de tout rang. Ce pouvoir leur aurait permis d’influer sur la conduite d’autrui. Le terme acquiert progressivement un sens moral, en vient à qualifier un certain type de comportement, celui qui se conforme à l’ordre naturel, au cours des choses ; c’est en ce dernier sens que de se voit couramment associé à la Voie, au Tao. Grâce à l’effort des penseurs depuis Confucius pour faire de la notion d’homme noble (junzip)!!!!un idéal moral et non plus une détermination sociale, le de semble devenir potentiellement accessible à tout homme engagé sur la voie de la réforme intérieure. De puissance spirituelle accordée par le Ciel aux souverains régnants, le de se moralise en vertu à cultiver par l’homme exemplaire, l’homme soucieux de la moralité. Le de n’est plus seulement la vertu royale, apanage d’une caste ou lot de l’élu du Ciel, mais le résultat effectif d’une injonction intérieure menée à terme. Nous allons voir que « L’œuvre intérieure » poursuit cette direction en décantant la signification première du de, afin de lui faire désigner la force d’influence, aussi efficace qu’invisible, surgie au terme de l’entreprise de raffinement des ressources brutes. Pour ressaisir en une unité, ou du moins établir une cohérence entre ses différentes significations, on peut dire que le mot de désigne la puissance personnelle, la force d’âme, l’influence vertueuse qui émane de quelqu’un ou encore l’ascendant qu’il exerce sur autrui. Dans le contexte politique de l’époque des Royaumes Combattants, il faut surtout interpréter cette notion par contraste avec le type de domination promu par les légistes ou leurs précurseurs, qui se fonde sur la force physique (liq), la coercition des esprits, les méthodes policières et la force de dissuasion du code pénal. Le terme de est couramment glosé dans la littérature des Royaumes Combattants par son homonyme der, qui signifie obtenir, gagner, réussir. La vertu efficiente du de est conçue tout d’abord dans une optique politique comme le pouvoir du souverain, − nimbé de prestige et de charisme − de faire affluer à lui les différents peuples et tribus du monde, ainsi que, plus spécifiquement, d’attirer à sa cour des hommes de valeur ou des objets rares. Les Entretiens rapportent ce propos de Confucius : La puissance morale n’est jamais solitaire, elle se fait nécessairement des voisins16. Elle est une force quasi magnétique d’attirance des êtres précieux. Par Puissance, il ne faut donc pas entendre une faculté intérieure dont la manifestation resterait à la discrétion de celui qui en jouit ; le de est essentiellement l’instauration d’un rapport d’attirance entre le souverain et ses sujets. Une telle idée se retrouve au reste, sous une forme plus ou moins explicite dans de nombreux textes de

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la même époque, tous partant de l’idée de la solidarité sémantique entre les deux caractères homonymes de.

Si, dans une perspective politique, cette forme de pouvoir spirituel est conçue comme une force d’attirance des « élites » et une capacité de transformer les mœurs du peuple, de manière plus large, l’atteinte de la perfection dans notre rapport perceptif et cognitif avec le monde est toujours inséparable d’une prise de possession de ce dernier. La corrélation semble toujours aller de soi entre la puissance et le pouvoir, entre le spirituel et le politique :

(Le sage) comprend tout dans le monde, Epuisant la limite des quatre Orients, Il y déploie soigneusement sa plénitude : Cela s’appelle « le gain intérieur »17. Ce parcours en filigrane de l’évolution de la notion de de accrédite

l’idée d’une analogie avec celles de jing et de shen que nous avons précédemment examinées. Les chapitres de « L’art de l’esprit » participent activement à cette entreprise de naturalisation, voire de démystification de ces termes encore imprégnés de religiosité et lourdement marqués par les privautés de la classe dominante. L’énergie essentielle (le jing) est moins vue comme la propriété quasi magique d’objets sacrés que comme le principe de formation des choses, ainsi que la phase supérieure de l’énergie vitale. Si la notion de puissance supérieure semble encore prévaloir dans les occurrences du terme de, celle-ci paraît du moins accessible à tout homme engagé dans l’entreprise de transformation de soi. Le de procède de l’intégration, de la préservation et de la régulation interne de l’énergie vitale. Si l’on pousse les conséquences de cette redistribution sémantique opérée dans le cadre de la Culture de soi, il apparaît que l’homme appelé à régner est celui dont le pouvoir consiste essentiellement en un pur attribut interne, fondé sur la seule capacité de mobiliser, affiner - voire sublimer - ses ressources vitales.

LA POLITISATION DU CORPS

Que le pouvoir souverain ait pu être si naturellement conçu comme

l’expression, sur le plan communautaire, de la puissance spirituelle, s’explique peut-être par le fait que le fonctionnement de l’esprit, ainsi que sa position dans le corps, soient eux-mêmes appréhendés selon un modèle politique. Si du texte fondateur de la culture de soi, « L’œuvre intérieure », au chapitre « Purifier l’esprit », rédigé environ un siècle plus tard, on peut repérer une certaine inflexion politique du discours,

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toutefois, dès le départ, la plupart des termes chargés de décrire les exercices de régulation des émotions (zhengs, zhit), de recueil de l’attention (jingu), de concentration (jing et zhongv) et de calme intérieur (anw), sont empruntés au champ lexical de l’activité politique et rituelle. Cette politisation du corps se remarque surtout dans les chapitres « L’art de l’esprit, I & II » :

L’esprit se trouve dans le corps En position de souverain. Les fonctions qu’y ont les neuf orifices Se répartissent comme celles de serviteurs (guanx).18

Le traitement de la notion de centre (zhong) dans ces textes est

révélatrice de cet effort pour penser le pouvoir politique et la puissance interne selon les même valeurs topiques. L’auditeur ou le lecteur à qui s’adressent ces textes se trouve invité à recueillir l’ensemble de ses dispositions en un lieu intérieur décrit comme un centre. En outre, l’approche du divin et la communication avec les forces invisibles de l’univers ne sont pas pensées sur le mode d’une randonnée extatique, mais comme une conquête du centre intérieur à l’esprit. Plus largement, le terme zhong prend dans « L’art de l’esprit » un nombre de significations tel qu’on en vient moins à le définir comme une notion que l’envisager comme un complexe de significations étagées sur tous les plans du réel : dans une perspective stratégique (centre de commande), spatiale (point névralgique de l’espace, point d’irradiation et d’attraction), mental (site intérieur et foyer d’attention où l’esprit fait retour, et dans ce retour s’approfondit d’une dimension supplémentaire, trouve en se concentrant, en méditant, un esprit au centre de l’esprit) ; au sens physiologique aussi, puisque le xin est l’organe central vers lequel convergent les données des sens, l’instance placée en position prééminente pour soumettre toutes les autres parties du corps ; enfin au sens moral, puisqu’être centré, c’est ne pencher d’aucun côté, éviter la partialité 19 ; C’est ainsi que deviennent solidaires la pratique politique et la culture de soi : la marche réglée du monde est intimement liée à la santé de l’organisme et au fonctionnement régulé de l’esprit. Aussi longtemps que l’esprit occupera la place souveraine et centrale dans le corps, sans se laisser déporter par les sollicitations du désir et les biais de l’intérêt, le monde sera en ordre. En regard de la perspective politique de ces textes, c’est tout d’abord de l’esprit du souverain qu’il s’agit : placé dans la position suprême et centrale de commandement, le souverain doit tout d’abord gérer l’instance princière en son propre corps. Situé symboliquement au centre du monde, en ce point le plus dynamique de l’espace, il replace similairement en position centrale l’organe qui remplit un rôle analogue à celui que lui-même occupe dans le monde

Énergie vitale, puissance spirituelle et pouvoir politique 37

extérieur. Si la notion de centre qualifie la place de l’esprit dans le corps, comme celle du souverain dans le royaume, il est vraisemblable que la notion de « centre intérieur » représente la transposition sur le plan de l’esprit d’une notion de topologie politique. Si la forme humaine est décrite comme un royaume à administrer, le royaume lui-même demande une thérapie cosmique. Dans le cadre de la culture de soi, l’analogie devient identité. 20

L’influence sémantique des pratiques rituelle, religieuse et politique sur la culture de soi − et dont nous ne pouvons dans le cadre de cet article donner qu’un aperçu des plus sommaires −, cette influence reflète un phénomène d’ordre plus général : les traits essentiels qui définissent dans les textes la royauté depuis l’époque archaïque jusqu’à l’ère pré-impériale concourent à la formation de la figure de la sagesse. Il est frappant à cet égard de voir associée au sage (shengreny) toute une série d’expressions qui définissent en premier lieu le pouvoir royal : embrasser les quatre mers, les neuf provinces, se concilier tout sous le Ciel, se tenir au centre, autant de prises de possession de l’espace que l’on peut aussi bien entendre comme une façon de comprendre le monde. Ici, la figure du sage et celle du souverain ne sont pas réellement distinguées, car c’est tout aussi bien chaque homme qui accède potentiellement, par la vertu de «l’art de l’esprit », à la royauté intérieure. Mais la dépendance étroite entre le thème de la maîtrise de soi et celui de la domination du monde, comme si la Puissance intérieurement développée menait spontanément à régir tous les êtres - cette dépendance révèle bien l’emprise du modèle politique pour penser la sagesse. Plus largement, la figure du sage se construit par superposition de certaines prérogatives du shamane (la venue de la dimension d’Esprit), de traits propres au devin (la capacité de deviner le lointain dans le proche) et de privautés afférentes au souverain (la centralité et la diffusion du de).

FINALITE DE LA CULTURE DE SOI : LA PLACE DU POLITIQUE

A lire de près ces textes de culture de soi, on peut alors se demander

si les mentions récurrentes de la domination du monde ne constituent pas un procédé purement rhétorique, une façon de réintégrer le discours sur la recherche individuelle de puissance dans le cadre et les normes du discours traditionnel centré autour de la personne du roi. Dans une pensée qui imprime d’emblée une dimension pratique au savoir, toutes écoles confondues, il faut bien se raccrocher à cette finalité politique que la tradition ne cesse de mettre en avant. Dans les mentions récurrentes de la mise en ordre de l’univers par le sage on retrouverait alors un thème sans originalité, prégnant dans toute la tradition, et qui est comme

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l’horizon pré-tracé délimitant la réflexion sur les enjeux du savoir et du pouvoir. Le souci premier de « L’œuvre intérieure » est la réforme et l’accomplissement de soi. Mais ce motif se trouve invinciblement repris dans la trame d’un discours traditionnel qui lui donne sa caution. Devant la difficulté de concevoir une réflexion sur la sagesse qui fasse de la réalisation de soi une fin suprême, le thème du sage souverain ordonnant l’espace et le temps refait surface. A vrai dire, ce thème n’est tout d’abord que la conséquence terminale du procès de transformation de soi décrit par « L’œuvre intérieure ». C’est ainsi que la mention du monde extérieur y reste toujours abstraite, ramassée en quelques formules stéréotypées : les autres, les dix mille êtres, tout « sous le Ciel », les neuf provinces, les quatre directions. Il n’est jamais question de lois, de mesures, de conseillers ou de ministres, ni même de ces figures fondatrices de la civilisation chinoise, les souverains mythiques et les saints rois de l’antiquité inlassablement loués par la tradition. Rien ne vient détailler le contenu de la mise en ordre du monde, ou de la concorde que le sage souverain est à même de réaliser. C’est que dans ces textes éclectiques se retrouve un trait typiquement confucéen : l’idée que le souverain règne de façon directe sur le peuple, privilégiant la relation personnelle et charismatique sur la technique objective de gouvernement et de contrôle. Dès lors, les pratiques de soi s’orientent uniquement vers la recherche d’une unité interne, au sein de laquelle le monde est automatiquement compris et concilié. Le monde soumis et ordonnée apparaît comme l’effet spontané de la transformation interne, au lieu de constituer le champ d’une recherche active qui redéfinirait les objets, la nature et l’enjeu du pouvoir.

Mais en suivant l’évolution chronologique de la pensée dans les quatre chapitres de « L’art de l’esprit », on ne peut qu’être frappé par la récupération politique des thèmes principaux de « L’œuvre intérieure ».21 L’emprunt de termes et d’images ressortissant à l’activité politique dans « L’œuvre intérieure » contribue à élaborer une conception du corps et du cosmos sur laquelle prendra appui la réflexion du chapitre ultérieur « Purifier l’esprit » afin d’asseoir et légitimer sa pensée politique. Les temps ont changé entre la rédaction de ces deux textes, les enjeux se sont modifiés, même si fondamentalement on retrouve, obsessivement reprise, une même recherche de puissance :

Si ton savoir est approprié, tu pourras régner sur le monde. Si tu peux t’unir avec fermeté à l’intérieur 22, tu pourras perdurer. Si tu emploies les hommes avec discernement, tu exerceras la royauté

sur le monde.23

Énergie vitale, puissance spirituelle et pouvoir politique 39

Si à l’époque des Entretiens de Confucius et encore au IVe siècle, le contraste restait prononcé entre le sage et le souverain − excluant par là toute idéalisation discursive du politique sous les traits d’un sage roi − , en revanche, à l’aube de l’unification impériale, le souverain apparaît comme la figure paradigmatique des textes philosophiques et littéraires. La réflexion se déporte vers, puis pivote autour, du personnage du roi au IIIe siècle, consacrant ainsi l’ “idéologisation” de la sagesse. La lecture des chapitres de « L’art de l’esprit » d’un point de vue politique permet de comprendre comment l’entreprise de légitimation du souverain se fonde sur la réappropriation d’un discours sur l’homme et l’ordre naturel, qui lui sert de précieux excipient cosmologique.24 L’aspect méditatif, fortement mis en valeur dans « L’œuvre intérieure » se trouve certes progressivement réélaboré de manière à déboucher sur une utilisation politique des puissances puisées dans le corps.

Nous avons vu dans « L’œuvre intérieure » le sage régner sans médiation sur tous les êtres. Il suffit d’un art de l’esprit, sans le renfort des lois répressives. L’ordre du monde est directement fonction de la disposition interne du roi. Dans la simplicité idéale de « L’œuvre intérieure » − que les légistes s’empresseraient de qualifier d’idéalisme simplet − rien ne fait barrage, aucun obstacle ne s’interpose dans le processus de transformation qui mène de l’empire sur soi à la maîtrise du monde :

153 Quand l’esprit régulé se tient au centre, 154 La myriade des êtres trouve sa mesure.25

234 En obtenant une pensée insufflée d’énergie vitale, 235 Tu te concilies le monde entier; 236 Si tes pensées sont stabilisée en ton esprit, 237 Le monde entier t’écoute.26

238 Concentre ton énergie vitale, à la manière d’un Esprit, 239 Et la myriade des êtres te sera entièrement présente. 27 Rien ne peut faire obstacle à la communion entre l’esprit et

l’univers. La confiance démesurée dans les pouvoirs de l’esprit humain a pour contrepartie le peu de crédit accordé aux châtiments et aux récompenses, l’oblitération de la loi au profit de la régulation interne. Toutefois, l’idéalisme radical de « L’œuvre intérieure » se modère dans les chapitres ultérieurs de « L’art de l’esprit », et les préoccupations d’ordre stratégique et politique y occupent une place majeure28. Si « L’œuvre intérieure » se concentrait avant tout sur la nature et les phases de la puissance intérieure qui nous fait aussi bien vivre que connaître, comprendre et produire, « Purifier l’esprit » retrouve en

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quelque sorte le monde avec des soucis plus réalistes de gestion et d’administration de la communauté humaine. L’exercice de la souveraineté est à comprendre comme l’emploi de la puissance spirituelle intérieurement travaillée sur le plan politique et social. A cet égard, les stances alternées sur le maniement des armes, l’autorité sur l’entourage, les charges à accepter, les familles à qui s’unir ou encore la juste saisie des noms, trouvent leur principe de cohérence dans la question qui sous-tend déjà “L’oeuvre intérieure” : l’appropriation d’un pouvoir global à l’œuvre dans toutes les formes de relations que le souverain établit avec le monde. Le problème qui se pose à l’hégémon reste celui de l’accumulation de cette Puissance, dont « L’œuvre intérieure » décrivait la genèse, l’efficience et les limites.

En s’appropriant les traits du sage, le souverain incarne ausi la naturalité parfaite qui régit les modèles céleste et terrestre29. Le terme fa""""!!!!désigne aussi bien les modèles naturels fondés sur l’observation du Ciel et de la Terre que les lois promulguées par le souverain éclairé. Le souverain, à l’instar du soleil et de la lune, ne se laisse pas fléchir et éclaire le monde entier d’un égal éclat. Cette identification est lourde de conséquences et d’enjeux : en premier lieu, mainte description du sage peut se lire comme un exercice de légitimation du pouvoir royal. La norme politique se conforme au fait naturel, dont elle se fait l’expression incontestable et impartiale. Les passages suivants attestent la substitution graduelle de la figure du souverain à celle du sage. Le sage atteignant la souveraineté intérieure devient le souverain régissant le monde avec sagesse et impartialité. L’horizon de la communauté humaine se dessine clairement : le monde est évoqué dans sa dimension sociale, et non plus simplement comme l’espace extérieur où la forme individuelle se déploie librement :

Parmi les choses de première urgence pour le peuple, Rien ne presse plus que l’eau et le feu30. Mais le Ciel ne dévie pas le cours des saisons en faveur de quoi que ce

soit. Le souverain éclairé et le sage également n’infléchissent leurs lois et

modèles pour personne. Le Ciel fait ce qu’il fait, et tous les êtres en reçoivent le bienfait. Le sage aussi fait ce qu’il fait et tout le peuple en reçoit le bienfait. Tous les êtres sont donc traités à égalité et il y a abondance de

nourriture.31 La capacité d’évolution du sage évoquée dans « L’œuvre

intérieure » se précise en adaptation à la conjoncture dans un contexte communautaire, et justifie des conduites variables sur le plan politique :

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Suivre les changements pour juger des affaires, Connaître le moment, le prendre pour mesure : En temps d’abondance, se montrer libéral. En temps d’indigence, resserrer son emprise : Puisque parmi les choses, certaines sont en excès, d’autres ne suffisent

pas.32 La culture de soi commence par l’appropriation des ressources

vitales du corps et culmine dans la propagation sur le monde entier de ce pouvoir trouvé en soi, pouvoir de soumettre et unir, sans recourir à la force militaire, tous les peuples sous le Ciel. La culture morale ne se développe ni en exercices introspectifs, ni en discours psychologique. Les descriptions du sage culminent toujours dans un immense mouvement d’expansion qu’évoquent les métaphores photiques (clarté, lumière, soleil et lune). Le souverain étend sa vertu aux neuf provinces, unit les dix mille êtres, épouse les quatre mers, ordonne le royaume, se soumet les esprits. Conséquence de l’efficience propre à la puissance interne, la sagesse est moins conçue comme la pratique d’une éthique individuelle que comme une entreprise de transformation collective à partir d’un esprit qui s’établit au centre. Tout l’ordre du réel se trouve affecté par la culture morale d’un seul homme. La santé, le calme et la puissance du sage ne sont en ce sens qu’une étape sur le chemin de l’accomplissement de sa souveraineté.

La transposition de structures, de termes et d’images empruntés à la

sphère politique, religieuse ou rituelle pour se frayer une voie dans l’exploration de la réalité intérieure et décrire le fonctionnement de l’esprit humain, a dans un premier temps représenté une avancée décisive dans la découverte de soi. En tentant de caractériser ce que serait un souverain parfait, les penseurs de l’époque découvrent la souveraineté de tout homme qui se réforme ou se transforme selon l’art de l’esprit. Mais cette entreprise a également montré ses limites. La réorientation politique de « L’art de l’esprit » a refermé certaines possibilités qui venaient tout juste de prendre forme afin de se déployer en pensée stratégique. En s’inspirant notamment du modèle royal, comme du réservoir lexical qu’il mettait à disposition, cette entreprise semble avoir préparé ou facilité la récupération politique de la culture de soi, au lieu de se prolonger en une introspection et une connaissance per se de la réalité humaine. Dans le monde hellénique, le souci de soi, comme l’a montré Foucault 33, a donné lieu à un projet de connaissance de soi qui se ramifie progressivement en introspection psychologique et en théorie de la connaissance objective, au détriment des pratiques thérapeutiques initiales, tandis qu’en Chine, la méditation, toute tournée vers la captation des ressources intérieures et des potentialités de l’esprit, vise en

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fin dernière l’emploi et à la diffusion de cette puissance sur le plan politique. La nature propre de l’individu, la saisie de la personne comme essence singulière, sont ignorées au profit de la constitution d’un opérateur impersonnel et anonyme déployant sa puissance sur le monde entier des choses. En ce sens, la découverte de soi est manquée au profit de la politisation de la sagesse. Parce que la culture de soi, même dans ses accents les plus quiétistes, est toujours orientée vers la recherche de puissance, et que la conception même de la puissance a été puisée dans la vision d’une diffusion de l’aura charismatique de la vertu royale sur toute chose, « L’art de l’esprit » ne s’est pas intéressé à l’approfondissement de la découverte de l’intériorité. Le monde intérieur est décrit sans qu’en résulte au terme de l’analyse la constitution d’un sujet. L’idée d’âme individuelle reste étrangère à ce regard que l’individu pose sur lui, l’esprit n’est jamais analysé en facultés ou en pouvoirs distincts, le problème de la représentation du monde extérieur pour l’esprit n’est pas posé explicitement, et, dernier point, l’intérieur est avant tout quelque chose d’interne : un ensemble hiérarchisé d’organes, d’orifices et d’humeurs, dont les liens réciproques et les fonctions propres suffisent à déterminer la configuration globale et l’état mental d’une personne.

Le pouvoir tel qu’il est conçu dans « L’art de l’esprit » est toujours le pouvoir d’un homme unique, dans sa forme la plus monarchique, régnant sans partage sur le monde. Bien sûr, une telle stratégie s’abstient du cynisme typique des techniques de contrôle et de gouvernement mises au point par les légistes. Le travail conceptuel opéré sur la notion d’énergie vitale, qui détermine l’atmosphère d’une situation, l’humeur ambiante, la tonalité des rapports humains, permet d’esquiver également la problématique posée par Mencius de la moralité du souverain et des vertus à cultiver. Le travail intérieur sur le souffle, la régulation des énergies, l’emploi réglé des forces vitales est censé aboutir à une spontanéité éthique sans passer par le chemin laborieux de l’étude ou la conformation à des modèles de conduites externes.

Cette réorientation politique était inhérente à la culture de soi dans la mesure où l’expérience proprement spirituelle de la Puissance reste liée à sa diffusion sur le monde. La compréhension du monde par le sage est aussi bien, au sens propre, un exercice de captation et de conciliation des êtres. On peut voir s’amorcer dans « L’œuvre intérieure » la description d’une expérience inédite, celle de l’accès d’un individu à un régime supérieur d’activité perceptive, cognitive ou discursive. Une telle expérience, repensée par élargissement sémantique de la notion d’Esprit, de shen, est la plus spirituelle que puisse faire l’homme de ses ressources physiques et mentales, la plus inspirée aussi ; elle apparaît non seulement comme une transformation de soi mais une reconfiguration du monde pour le regard devant qui se dévoile intégralement le réel. Mais le réel est

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aussitôt approprié et régi, comme si la puissance intérieurement développée devait nécessairement se réaliser pleinement dans la domination extérieure : un tel prolongement révèle pour sa part l’emprise du modèle politique pour penser la sagesse, un modèle dont les rédacteurs de ces chapitres n’auront pas su se dégager.

La solidarité intime entre l’accomplissement intégral d’une personne et sa capacité à régner sur tous est un trait de pensée que l’on retrouve aujourd’hui encore en Chine dans la vision du pouvoir et du souverain. Les manifestations paradigmatiques du pouvoir, la nature ostentatoire de son exercice fondé sur l’aura et le charisme, s’inspirent encore largement de ces représentations paradigmatiques formées dans la culture de soi. La culture de soi est supposée mener, par affinement progressifs des énergies, à la santé, la force, la vigueur, l’acuité parfaite de l’esprit, et culminer dans l’irradiation de toutes ces qualités à l’ensemble de l’empire. Quand les Chinois parlent aujourd’hui au président Mao, ils semblent s’en souvenir avant tout comme d’un homme accompli, grand calligraphe, poète éminent et athlète vigoureux qui, dans le grand âge, affrontait encore les eaux du Yangtsé. Vigueur physique, talent d’improvisation, vitalité du trait, ce ne sont pas là des traits anodins : tous sont vus comme les démonstrations de cette puissance globale intérieurement développée ; le pouvoir qui était le sien émanait d’une énergie spirituelle appelée à se diffuser dans toutes les sphères d’expérience de la vie. Il n’est pas jusqu’à la santé qui ne soit perçue comme quelque chose d’essentiel : l’idée, enracinée dans la culture de soi, reste que la maladie doit être le résultat d’un désordre intérieur, voire d’un manque de rectitude, dont la discipline personnelle, la rectitude intérieure, devraient pouvoir répondre.

On voit ainsi clairement dans « L’art de l’esprit » pour quelles raisons la modélisation des opérations de la vie intérieure à l’aide de notions empruntées au domaine de l’activité politique peut à son tour servir de légitimation à des théories de la souveraineté. Les notions de correction, de redressement, d’ordonnance et de pacification désignent au départ les activités du souverain dans le champ politique. Mais en retour, l’élaboration d’un modèle de gouvernement de soi, de réforme interne, fournit des modèles de légitimation « physique » pour asseoir le souverain. C’est ici que fusionnent au profit du prince les figures du sage et du roi. Il n’y a pas seulement rapport d’équivalence, car la continuité est évidente entre la maîtrise interne et la souveraineté extérieure, entre la culture de la puissance spirituelle et la jouissance du pouvoir politique. La domination harmonieuse de tous les peuples sous le Ciel n’est que l’effet global, pleinement déployé, de la vertu qui distingue le sage. C’est là le tour de force de la conception du pouvoir dans la culture de soi : la rectitude, la santé, la vigueur physique, l’acuité perceptive, l’inspiration

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spirituelle, le charisme et l’aura du souverain ne sont pas des propriétés accumulées une à une mais peuvent être logiquement conçues comme les phases de l’accomplissement de soi, du domaine du corps aux Orients du monde. La conception même de la Puissance comme force d’attirance et de transformation rend les pratiques de soi solidaires de l’exercice du pouvoir. La liaison entre le travail sur le souffle vital et l’autorité sur tous les êtr34es se fonde sur la solidarité foncière entre le souverain et les réalités naturelles, formés et traversés d’un même courant d’énergie, mais intégré à des stades qualitativement différenciés. La transformation interne de l’esprit est toujours pensée en solidarité avec la transformation des choses par l’esprit. De ce point de vue, on trouve une forte unité de perspective dans les quatre chapitres de « L’art de l’esprit » : la progression de l’intelligence du réel étant toujours solidaire d’une appropriation proportionnelle de l’espace, le sage se concilie nécessairement le monde entier et y imprime l’ordre que son esprit sécrète. Son corps et le monde fonctionnent selon un ordre semblable, et la régulation du premier confère la maîtrise du second. Le modèle offert par la culture de soi pour penser la sagesse se convertit dès lors en technique de pouvoir.

NOTES

1. L’expression « culture de soi » est aujourd’hui couramment admise et employée à propos de nombreux textes de l’antiquité chinoise ; la plupart de ces textes défient les inféodations strictes à une école de pensée (taoïsme, moïsme, confucianisme, légisme, école des Noms, école du Yin et du Yang) et les genres de discours (littérature philosophique, manuels, almanachs, traités médicaux, sources épigraphiques attestant de pratiques respiratoires, etc.) La culture de soi ne comprend pas seulement des pratiques de méditation visant à l’omnipotence spirituelle, mais regroupe aussi des pratiques physiques et hygiénistes qui empêchent de réduire ici la notion de culture à l’idée d’apprentissage et de connaissances.

2. Le Guanzi se compose de textes hétéroclites et anonymes, dont les plus anciens ont vraisemblablement été composés dès le IVe avant notre ère et les plus récents sous la dynastie des Han antérieurs (-220 à + 9), deux siècles plus tard environ. Ces textes traitent de sujets fort divers politique − économie, hydraulique, stratégie, pratiques spirituelles − mais sont pour la plupart en rapport avec la souveraineté et le fonctionnement de l’Etat. En raison notamment de son caractère hétéroclite, qui constitua dès le départ un casse-tête pour les bibliothécaires impériaux, le Guanzi, bien que restant un des texte majeurs de l’antiquité chinoise, n’a pas bénéficié du mouvement de canonisation qui commence sous les Han antérieurs (-208 à +9). Longtemps négligés par la tradition exégétique, ces quatre chapitres attirent depuis quelques décennies l’attention croissante des chercheurs qui

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leur accordent aujourd’hui, en Chine comme en Occident, une place fondamentale dans la formation de la pensée chinoise.

3. Les références à ces textes sont données en fonction de l’édition de Yan Changyao (c-1870-1940), le Guanzi jiaoshi ici abrégé GZJS. Pour une édition critique, une traduction et un commentaire exhaustif de ces chapitre en français, le lecteur pourra se reporter à la thèse de doctorat de l’auteur de ces lignes, De la régence du monde à la souveraineté intérieure. Une étude des quatre chapitres de « L’art de l’esprit » du Guanzi, (thèse de doctorat de l’université de Paris-VII, décembre 2001). Pour une traduction de ces chapitres en anglais, cf. Allyn Rickett, Guanzi.Political, Economic and Philosophical Essays from Early China, vol.II, Princeton University Press, Princeton, 1998. Le lecteur pourra également se reporter à la traduction de Harold Roth dans Original Tao : Inward Training (Nei-yeh) and the Foundations of Taoist Mysticism, Columbia University Press, New-York, 1999.

4. « L’œuvre intérieure » est un texte à peu près contemporain du classique du taoïsme, le Laozi, dit aussi Tao Te king, dont les strophes sibyllines ou déroutantes lui ont assuré une si belle fortune littéraire et une quantité aujourd’hui innombrable de traductions en langues occidentales. D’un tour plus spéculatif, « L’œuvre intérieure » ne possède pas la même teneur poétique, mais offre des vues décisives sur l’esprit humain et la réalité intérieure.

5. On consultera avec profit sur ce point le chapitre 6 de l’ouvrage de HSU Cho-yun Ancient China in Transition (Stanford University Press, Stanford, 1965) qui examine en détail dans les textes de la période qui s’étend des Printemps et Automnes à la fin des Royaumes Combattants, l’évolution des notions de junzi (fils de seigneur) et de shi (chevalier). Le sens moral l’emporte progressivement sur la signification sociale, à une époque où la conduite personnelle et le mérite prennent le pas sur la naissance et la rang pour définir la noblesse d’un homme. Les chapitres de « L’art de l’esprit » participent à leur manière à cette redéfinition des termes hérités de l’ordre politique et social. Sur l’évolution des concepts moraux et des conceptions politiques au cours de la période des Printemps et Automnes, on consultera avec profit l’ouvrage de Yuri Pines, Foundations of Confucian Thought. Intellectual Life in the Chunqiu Period, 722-453 B.C.E. (University of Hawai’i Press, Honolulu, 2002). Pines restitue avec rigueur et talent le climat politique et moral de la période pré-confucéenne, puis confucéenne, à partir des discours politiques des hommes d’Etat et penseurs collectés dans le Zuozhuan.

6. Cf. les exemples rassemblés et commentés par Yuri Pines à partir de la Chronique de Zuo (Zuozhuan) dans son article « “The One that Pervades the All” in Ancient Chinese Political Thought : the Origins of the “Great Unity Paradigm ” » (T’oung Pao 86, fasc 4-5 [2000], pp.280-324) ».

7. Cf. D.Harper, Early Chinese Medical Literature. The Mawangdui Medical Manuscripts, Kegan Paul International, Londres et New York (1998), p.78.

8. La question est souvent débattue en Chine de savoir si le jingqi tel qu’il est décrit dans les chapitres de « L’art de l’esprit » accrédite une vision moniste et matérialiste de l’univers (le jing étant l’essence primordiale des choses), ou bien si la notion de forme (xing) ne vient pas faire pendant au jingqi pour instaurer un dualisme ontologique originel.

9. La conception originale du qi que les chapitres de « L’art de l’esprit » contribuent fortement à faire émerger a été signalée à plusieurs reprises, et nombreux sont les chercheurs qui, sous l’impulsion de l’historiographie marxiste, ont vu dans

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ces textes le passage d’un modèle religieux d’explication du monde à un modèle matérialiste et rationnel.

10. « L’œuvre intérieure » (« Nei ye »), Guanzi jiaoshi XVI.49.396 11. « L’œuvre intérieure » (« Nei ye »), Guanzi jiaoshi XVI.49.405. 12. La notion de mandat céleste interprété comme mission naturelle impartie à

chacun se retrouve explicitement dans un des autres grands textes de culture de soi, récemment exhumé d’une tombe du site de Guodian, le « Xing zi ming chu » ; la notion de « Mandat du Ciel », dont le souverain se trouve investi et qui lui donne sa légitimité, permet, en élargissant sa signification politico-métaphysique, de penser la nécessité d’une injonction intérieure à chaque être de préserver et raffiner en lui son potentiel, ou réaliser sa nature (Notre nature est produite par un décret, et ce décret descend du Ciel (« Xing zi ming chu », Guodian chumu zhujian, Wenwu, Pékin, 1998, p.179). L’emploi de la notion de ming permet également de confirmer le passage de la royauté extérieure à la souveraineté intérieure. Le sage est consacré comme sage et le roi comme roi en fonction d’une même chose : le ming, le commandement du Ciel et le mandat qu’il octroie.

13. « L’œuvre intérieure » (« Nei ye »), Guanzi jiaoshi XVI.49.400 14. « L’œuvre intérieure » (« Nei ye »), Guanzi jiaoshi XVI.49.405 15. « L’art de l’esprit, II » (« Xinshu xia »), Guanzi jiaoshi, XIII.38.331 16. Lunyu yizhu IV.25 (éd. Yang Bojun, zhonghua shuju, 1980), p.41. 17. « L’œuvre intérieure » (« Nei ye »), Guanzi jiaoshi XVI.49.404 18. « L’art de l’esprit, I » (« Xin shu shang »), Guanzi jiaoshi, XIII.37.323.

Remarquons que le terme guan désigne à la fois les organes de sens et les fonctionnaires de l’Etat. A l’image des agents de transmission des ordres royaux, les guan- organes se répartissent au sein de cet ensemble hiérarchisé qu’est le corps humain les différentes fonctions à remplir.

19. Dans la lancée de ce premier travail sur la notion de zhong, il serait peut-être utile à l’élucidation de l’aspect topique de la pensée en Chine ancienne de comparer la pensée du centre à celle de « position de pouvoir » (shi) des légistes et à celle de rang (wei) des confucéens. Qu’il s’agisse de centre ou de prééminence, on retrouve l’idée que c’est là que se trouve le levier de commande, le point névralgique de tout un dispositif maniable d’effets à produire. C’est dans le shi ou dans le zhong que l’on produit de l’effet. Par l’art de l’esprit ou la technique politique, on se maintient dans le shi ou dans le zhong, et c’est dans cette position que l’on acquiert l’omnipotence et l’omniscience.

20. L’un des gestes qui caractérise le mieux l’action du sage souverain, revenant de façon récurrente sinon litanique dans « L’art de l’esprit », est exprimé par le caractère zhi qui désigne une action curative et ordonnatrice : régler, contrôler, soigner, ordonner. Ce terme s’applique dans ces chapitres à toute réalité, du for intérieur de la personne jusqu’aux confins du monde, en passant par les paroles, les organes des sens, les affaires humaines, les fonctions et missions déléguées par le souverain.

21. La plupart des chercheurs s’accordent à affirmer l’antériorité de « L’œuvre intérieure » sur « L’art de l’esprit, I & II », en se fondant sur les variations lexicales et syntaxiques, l’emploi de particules, l’occurrence de certains auxiliaires, et les différences stylistiques entre les deux textes.

22. C’est-à-dire: à l'intérieur de soi ou bien à l'intérieur du pays ; ici encore, il apparaît clairement que le plan de lecture est double : individuel et étatique, méditatif

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et politique. C’est une façon de rester en continuité avec « L’œuvre intérieure » tout en retravaillant la pensée selon une perspective politique.

23. « Purifier l’esprit » (Bai xin »), Guanzi jiaoshi XIII.38.344. 24. Nous ne pouvons évoquer ici les questions très complexes des relations

qu’entretiennent les quatre chapitres de « L’art de l’esprit ». On signalera toutefois que les trois chapitres les plus récents citent, commentent et emploient « L’œuvre intérieure », mais avec des corrections sémantiques révélatrices de la volonté d’adapter des idées anciennes au goût du jour. Le roi prend la place du sage, l’idée d’intériorité s’oblitère au profit de l’intérieur du royaume. Tandis que « L’œuvre intérieure » parle du conditionnement mental susceptible de donner forme à la puissance spirituelle, « L’art de l’esprit, I » se consacre plutôt au problème de l’application de cette puissance au gouvernement : la culture de soi permet de mettre en pratique une politique de non-ingérence (wu wei), et confère au souverain l’ascendant sur autrui, la puissance de prendre conscience du Dao (de), la perception juste des relations entre les noms et les choses.

25.« L’œuvre intérieure » (« Nei ye »), Guanzi jiaoshi XVI.49.402. 26. « L’œuvre intérieure » (« Nei ye »), Guanzi jiaoshi XVI.49.404. 27.« L’œuvre intérieure » (« Nei ye »), Guanzi jiaoshi XVI.49.405. Cf. aussi

« L’œuvre intérieure » XVI.49.401 : Si l’esprit est bien réglé au centre,/ La bouche émet des paroles réglées,/ Des affaires réglées sont confiées à autrui. / Quand il en est ainsi, le monde entier se trouve réglé.

28. H.Roth a exposé en détail les stratégies linguistiques de réécriture de « L’œuvre intérieure » par les rédacteurs de « L’art de l’esprit, II ». Il suggère qu’ une nouvelle idéologie orientée par le souci du politique se révèle à travers les variations lexicales et sémantiques entre ces deux chapitres. Les ajouts, les altérations, les omissions révèlent une stratégie de rédaction assurant la transition entre un programme de culture de soi et un discours sur les rapports entre la culture du sage et le bon ordre de l’Etat. Cf. « Redaction Criticism and the Early History of Taoism », Early China 19 (1994), pp.1-37 ), p.21sq. Dans le présent article, nous examinons plus particulièrement les différences révélatrices d’une accentuation politique du contexte de culture de soi entre « L’œuvre intérieure » et le plus tardif des quatre chapitres, « Purifier l’esprit », et tentons d’en tirer quelques conclusions sur la conception du pouvoir.

29. Sur la question de l’identification du souverain au Ciel dans l’idéologie politique qui se met en place à la fin des Royaumes Combattants, et la corrélation alors établie entre l’ordre cosmique et de l’ordre politique, nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage de M.Lewis Sanctioned Violence in Early China (State University of New York Press, Albany, 1990), en particulier aux chapitres 4 (« Cosmic Violence ») et 6 (« The Natural Philosophy of Violence »). La mise en correspondance des éléments du corps et du cosmos, qui trouve son expression hautement mécanisée et sophistiquée sous les Han antérieurs avec Dong Zhongshu, renforce cette unité entre le Ciel et l’Homme, et fait de l’ordre de l’univers quelque chose d’immanent à l’individu.

30. C'est-à-dire le chauffage et la nourriture. 31. “Purifier l’esprit” (“Bai xin”), Guanzi jiaoshi XIII.38.337 32. Ibid. 33. Cf. Michel Foucault, Histoire de la sexualité, tome III : Le souci de soi,

Gallimard, Paris, 1984.

48 Romain Graziani

LISTE DES CARACTERES CHINOIS a. ! ! !! !! ! !! !! ! !! !! ! !! !!!!! b. ! ! !! !! ! !! !! ! !! !! ! !! !!!!! c. ! ! !!! ! !! ! !!! ! !! ! !!! ! !! ! !!! ! !!!!!!!!! !!!! d. ! ! !! ! !! ! !! ! !! ! !! ! !! ! !! ! !! ! !! ! !! ! !! ! !!!!! !!!! !!!! e. ! ! !!! ! !!! ! !! ! !!! ! !!! ! !! ! !!! ! !!! ! !! ! !!! ! !!! ! !!!!!!!!! !!!!!!!! !!!! f. ! ! !!! ! !! ! !!! ! !! ! !!! ! !! ! !!! ! !!!!!!!!! !!!! g. ! ! !! ! !! ! !! ! !!!!! h. ! ! !! ! !! ! !! ! !!!!! i. ! ! !! ! !! ! !! ! !!!!! j. !!!!! ! !! !! ! !! !! ! !! !! ! !! !!!!! k. ! ! !! ! !! ! !! ! !!!!! l. ! !! !! !! ! m. ! ! !! ! !! ! !! ! !!!!! n. ! ! !! ! !! ! !! ! !!!!! o. ! ! !! ! !! ! !! ! !! ! !! ! !! ! !! ! !!!!! !!!! p. ! ! !! ! !!! ! !! ! !!! ! !! ! !!! ! !! ! !!!!!! !!!!!!!! q. ! ! !! ! !! ! !! ! !!!!! r. ! ! !! ! !! ! !! ! !!!!! s. ! ! !! ! !! ! !! ! !!!!! t. ! ! !! ! !! ! !! ! !!!!! u. ! ! !! ! !! ! !! ! !!!!! v. ! ! !! ! !! ! !! ! !! ! !! ! !! ! !! ! !! ! !! ! !! ! !! ! !!!!! !!!! !!!! w. ! ! !! ! !! ! !! ! !!!!! x. ! ! !! ! !! ! !! ! !!!!! y. ! ! !! ! !! ! !! ! !! ! !! ! !! ! !! ! !!!!! !!!! z. ! ! !! ! !! ! !! ! !!!!!