Le hooliganisme entre genèse et modernit

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61 Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 85, janvier-mars 2005, p. 61-83. LE HOOLIGANISME ENTRE GENÈSE ET MODERNITÉ Dominique Bodin, Luc Robène et Stéphane Héas L’étude du spectacle sportif, et en l’occur- rence ici du hooliganisme, permet une ré- flexion de nature historique et sociologique, tant sur la structuration des identités de groupe que sur l’âge et le genre, sur les cul- tures nationales et la construction des repré- sentations sociales. Mariant les approches disciplinaires, l’article qu’on va lire brasse des éléments venus d’études sur les normes et leurs transgressions, la violence et la dé- viance, mais aussi les interactions sociales que l’arène sportive fait naître. Il remet en cause la vision simpliste selon laquelle le hooligan serait systématiquement anglais et extérieur à la culture sportive. écemment, Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur de la France, s’est in- digné face aux violences perpé- trées, selon lui, de plus en plus souvent aux abords du Parc des Princes, à Paris, lors des rencontres de football du Paris- Saint-Germain. Dans l’interview accordée au journal Le Monde du 25 janvier 2003, il promettait des mesures sévères à l’en- contre des hooligans. Cette prise de position, pour normale qu’elle soit de la part d’un ministre de l’In- térieur, est cependant surprenante sur le fond, car les violences des spectateurs, au sens générique du terme, ne sont ni nou- velles, ni plus nombreuses qu’autrefois. Les mesures législatives qui ont été prises depuis quelques années pour endiguer ce phénomène, tout en restant très souvent inappliquées, montrent à l’évidence que le hooliganisme a déjà une histoire dans notre pays 1 . En outre, les actes de hooliga- nisme constatés sont en réalité compa- rables, en fréquence d’apparition, en du- reté et en destructions de biens et maté- riels, à ceux qui se donnent à voir dans les autres pays européens. Ils précèdent ou suivent chaque rencontre de première divi- sion 2 , même si bien souvent la qualité et l’efficacité du service d’ordre mis en place les rendent invisibles ou tout au moins obligent les supporters à se « rencontrer » à l’écart des stades. Contrairement aux idées reçues, le hooliganisme n’est donc pas un objet spatialement si éloigné du cœur de nos cultures sportives nationales. Comment dès lors expliquer cette persis- tance à concevoir le hooliganisme tout à la fois comme étranger – le fait des autres, des Anglais en particulier – mais également comme un problème contemporain marqué par la destructuration industrielle des so- ciétés modernes et la crise des institutions ? C’est à ces questions que cet article tente de répondre, en essayant d’expliquer la genèse du hooliganisme et la construction des re- présentations sociales qui en ont, semble-t- il, limité essentiellement son acception au football anglo-saxon. 1. Dominique Bodin, « Football, supporters, violences. La non application des normes comme vecteur de la violence », Revue juridique et économique du sport , 51, 1999, p. 139- 149. 2. Selon un rapport confidentiel des Renseignements gé- néraux en date du 17 décembre 2001, intitulé « Hooliga- nisme, la violence supportériste ». R

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61Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 85,janvier-mars 2005, p. 61-83.

LE HOOLIGANISME ENTRE GENÈSEET MODERNITÉ

Dominique Bodin, Luc Robène et Stéphane Héas

L’étude du spectacle sportif, et en l’occur-rence ici du hooliganisme, permet une ré-flexion de nature historique et sociologique,tant sur la structuration des identités degroupe que sur l’âge et le genre, sur les cul-tures nationales et la construction des repré-sentations sociales. Mariant les approchesdisciplinaires, l’article qu’on va lire brassedes éléments venus d’études sur les normeset leurs transgressions, la violence et la dé-viance, mais aussi les interactions socialesque l’arène sportive fait naître. Il remet encause la vision simpliste selon laquelle lehooligan serait systématiquement anglais etextérieur à la culture sportive.

écemment, Nicolas Sarkozy, ministrede l’Intérieur de la France, s’est in-digné face aux violences perpé-

trées, selon lui, de plus en plus souventaux abords du Parc des Princes, à Paris,lors des rencontres de football du Paris-Saint-Germain. Dans l’interview accordéeau journal

Le Monde

du 25 janvier 2003, ilpromettait des mesures sévères à l’en-contre des hooligans.

Cette prise de position, pour normalequ’elle soit de la part d’un ministre de l’In-térieur, est cependant surprenante sur lefond, car les violences des spectateurs, ausens générique du terme, ne sont ni nou-velles, ni plus nombreuses qu’autrefois.Les mesures législatives qui ont été prisesdepuis quelques années pour endiguer cephénomène, tout en restant très souventinappliquées, montrent à l’évidence que lehooliganisme a déjà une histoire dansnotre pays

1

. En outre, les actes de hooliga-

nisme constatés sont en réalité compa-rables, en fréquence d’apparition, en du-reté et en destructions de biens et maté-riels, à ceux qui se donnent à voir dans lesautres pays européens. Ils précèdent ousuivent chaque rencontre de première divi-sion

2

, même si bien souvent la qualité etl’efficacité du service d’ordre mis en placeles rendent invisibles ou tout au moinsobligent les supporters à se « rencontrer » àl’écart des stades. Contrairement aux idéesreçues, le hooliganisme n’est donc pas unobjet spatialement si éloigné du cœur denos cultures sportives nationales.

Comment dès lors expliquer cette persis-tance à concevoir le hooliganisme tout à lafois comme étranger – le fait des autres, desAnglais en particulier – mais égalementcomme un problème contemporain marquépar la destructuration industrielle des so-ciétés modernes et la crise des institutions ?C’est à ces questions que cet article tente derépondre, en essayant d’expliquer la genèsedu hooliganisme et la construction des re-présentations sociales qui en ont, semble-t-il, limité essentiellement son acception aufootball anglo-saxon.

1. Dominique Bodin, « Football, supporters, violences. Lanon application des normes comme vecteur de la violence »,

Revue juridique et économique du sport

, 51, 1999, p. 139-149.

2. Selon un rapport confidentiel des Renseignements gé-néraux en date du 17 décembre 2001, intitulé « Hooliga-nisme, la violence supportériste ».

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LE HOOLIGANISME, DÉFINITIONSET HISTOIRE

Pour le comprendre, il nous faut définirle hooliganisme, en fixer le

finis,

les li-mites, affirmer que là commencent ou s’ar-rêtent les actes hooligans. Cela relève peut-être de l’impossible ou revient tout au moinsà en restreindre le sens et à en limiter l’in-terprétation. Car comprendre le hooliga-nisme oblige avant toute chose à dépasserles définitions habituelles, représentationscollectives, stéréotypes et préjugés qui pré-valent en la matière. Si dans l’imaginairecollectif, le hooligan est un Anglais, jeune,mal inséré socialement, délinquant dans lavie ordinaire, imbibé d’alcool, qui prendprétexte du match de football pour venircommettre ses méfaits dans le stade, la réa-lité sociale du phénomène est tout autre etil nous faudra déconstruire ces concep-tions aberrantes à bien des niveaux.

Les événements au Parc des Princes le28 août 1993, lors du match PSG-Caen, oùplusieurs policiers se sont fait lyncher dansla tribune Boulogne et plus récemmentceux du match PSG-Galatasaray, en Couped’Europe des clubs champions, le 14 mars2001, qui ont fait 56 blessés dans les tri-bunes, ont montré, si besoin était, que lehooliganisme pouvait également être fran-çais. Cette distorsion entre représentationset réalité est peut-être tout simplement dueaux tragiques événements télévisés lors dela finale de la coupe d’Europe opposant laJuventus de Turin à Liverpool au stade duHeysel, en 1985, durant laquelle 31 specta-teurs trouvèrent la mort. Ou bien encore,aux interprétations qui en ont été données,aux sanctions prises à l’encontre deséquipes anglo-saxonnes et de leurs sup-porters, ainsi qu’à l’hypermédiatisation dece dramatique incident. Pourtant ce fléaun’est pas réductible aux seuls agissementsdes Anglais, ni même imputable aux délin-quants ordinaires : il concerne le footballdans le monde entier. Mais comprendre lehooliganisme revient non pas à constaterdes faits, qui sont parfois d’une extrême

violence physique, mais à les resituer dansune dynamique historique et sociale pourtenter de les interpréter.

Très souvent pour ne pas dire trop sou-vent, le hooliganisme est en effet caracté-risé par son expression finale : la violencephysique ou la dégradation de biens et ma-tériels. Cette violence peut être exercéesoit entre groupes de supporters dans lestade, ce qui est plus rare aujourd’huicompte tenu du contrôle social mis enœuvre ; soit à l’encontre des forces del’ordre ; soit encore contre des passantssans rapport apparent avec le football oule supportérisme ; soit enfin elle conduit àla destruction de voitures, de vitrines, au« caillassage » de bus, à la détérioration dewagons etc. Mais cette catégorisation duhooliganisme construite à partir de ses pro-ductions ne nous renseigne en aucunefaçon sur la manière dont des individus,bien souvent ordinaires, en arrivent à com-mettre pareils méfaits. Ce n’est qu’unconstat amenant à considérer les violencessous le seul angle du passage à l’acte ou dela transgression réprimée de normes éta-blies, ce qui revient à limiter son acceptionà la définition sociologique du crimeénoncée par Émile Durkheim

1

. C’est égale-ment dans l’enchaînement de faits plus oumoins dérisoires (vols d’insignes ou d’em-blèmes, insultes et provocations…) qu’ilfaut aller chercher la genèse d’événementsbeaucoup plus dramatiques et inquiétants.Il faut prendre en compte la complexité duphénomène dans son ensemble. Les vio-lences décrites précédemment ne sont enfait qu’un « accomplissement pratique

2

»,aboutissement d’un long processus faitd’interactions sociales subtiles et com-plexes entre les différents acteurs du spec-tacle sportif (supporters, dirigeants, poli-ciers, journalistes etc.), de rivalités spor-tives, provocations, vendettas, elles-mêmesreflets de constructions identitaires et cul-

1. Émile Durkheim,

Les règles de la méthode sociologique

,Paris, PUF, (1895) édition 1997.

2. Harold Garfinkel,

Studies in ethnomethodology,

NewJersey, Prentice-Hall Inc, Englewood Cliffs, 1967.

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Le hooliganisme entre genèse et modernité

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turelles. À la suite des travaux de Wes-ley Skogan

1

, Sébastian Roché

2

, Éric De-barbieux

3

dans d’autres domaines desconduites agonistiques, il n’est pas pos-sible de considérer la violence des suppor-ters sous le seul angle du hooliganisme quidans sa version la plus abrupte, celle d’unsupporter anglo-saxon poignardé au débutde l’année 1998 dans une ruelle, sembleêtre au sport ce que l’homicide volontaireet prémédité est au code pénal. Le moin-dre petit fait, les incivilités ont en effet des« effets de spirale » sur la violence ou la dé-linquance. La violence peut être égalementobjective ou subjective

4

. Selon que l’on seplace du point de vue de l’agresseur ou dela victime, du fort ou du faible, que l’onhabite en Europe occidentale ou dans unpays en guerre, dans une cité sensible oudans un quartier « chic », que l’on soithomme ou femme, jeune ou vieux, la per-ception de la violence diffère. Ce que nousqualifions de violence, ou tout au moins cequi est ressenti comme telle, dans nos so-ciétés occidentales modernes, n’a certaine-ment pas la même signification en d’autreslieux et en d’autres temps. « La violencedans son exercice et dans sa perception estdonc socialement, spatialement et tempo-rellement contextualisée

5

. »Très souvent également sont amalgamés

des faits qui n’ont rien à voir avec le hooli-ganisme : le drame du Heysel est-il en dé-finitive assimilable au sens strict du terme àdu hooliganisme ? Ne doit-il pas plutôt,pour une partie importante au moins, êtrelu à travers le prisme de la négligence et del’erreur humaine : défaut dans la sécurité

passive (procédures d’accueil, de surveil-lance, d’évacuation, de ségrégation des pu-blics, etc.) du stade qui conduira ultérieu-rement à la mise en place de directiveseuropéennes en la matière ? Cette confu-sion des genres est généralement entre-tenue et relayée par différents canaux d’in-formations. Il faut ainsi souligner lamanière par laquelle les médias, pour ré-pondre à l’urgence, faire du sensationnel etgarantir une couverture événementiellequi assure de l’audience, associent parfoisau hooliganisme des faits qui, partielle-ment ou en totalité, lui sont par natureétrangers. En témoigne la perception faus-sée des événements de Sheffield en 1989(96 morts) ou plus récemment de l’ÉlisPark de Johannesburg en 2001, où 43 per-sonnes trouvèrent la mort dans une bous-culade à l’entrée du stade. Ces incidentsrelèvent en effet totalement de l’incompé-tence des services d’ordre ou du mercan-tilisme de certains dirigeants qui n’hésitentpas à vendre plus de places que n’en con-tiennent réellement les stades, comme cefut le cas à Furiani (Bastia) le 5 mai 1992où les tribunes montées hâtivement et tropremplies s’effondrèrent.

Le hooliganisme concerne essentielle-ment pour ne pas dire exclusivement lefootball et ce, quel que soit le pays ou lecontinent. Il existe bien quelques affronte-ments lors des matches de basket-ball enGrèce ou en Turquie et lors de rencontresde cricket en Inde, mais ces manifestationsde violences restent cependant spora-diques.

Dès lors se dessine un certain nombrede questions. D’où vient le terme de hooli-ganisme ? La violence des foules sportivesest-elle si neuve que nous le supposons ? Àpartir de quel moment parle-t-on de hooli-ganisme ? D’où viennent les représenta-tions sociales en la matière ?

La Grande-Bretagne des années 1960voit émerger de nouvelles formes de vio-lences concomitantes aux matches de foot-ball. Des bagarres et des affrontements ac-compagnent pourtant les matches depuis

1. Wesley Skogan,

Disorder and decline. Crime and thespiral of decay in American neighborhoods

, New York, Thefree press, 1990.

2. Sébastian Roché,

La société incivile

, Paris, Le Seuil,1996 et

La délinquance des jeunes. Les 13-19 ans racontentleurs délits

, Paris, Le Seuil, 2001.3. Éric Debarbieux,

La violence en milieu scolaire

, 1,

Étatdes lieux,

Paris, ESF, 1996, et

L’oppression quotidienne.Recherches sur une délinquance des mineurs,

Paris, Rapportdactylographié, 2002.

4. Michel Wieviorka,

Violences en France,

Paris, Le Seuil,1999, p. 8.

5. Dominique Bodin,

Sports et violences

, Paris, Chiron,2001, p. 11.

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Dominique Bodin, Luc Robène et Stéphane Héas

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la fin du 19

e

siècle. Mais les violences quise donnent à voir dans ou aux abords im-médiats des stades semblent moins sponta-nées. Elles ne trouvent pas nécessairementleur origine dans le jeu, le résultat dumatch, les incidents émanant du terrain(arbitrages, fautes, comportement du bancde touche ou des joueurs…) ni même dansla rivalité sportive induite par la compéti-tion elle-même. Elles sont également par-fois d’une rare violence et opposent ungrand nombre d’individus. La violence n’estplus occasionnelle ou spontanée, en rela-tion avec des résultats ou des événementsselon le schéma frustration-agression, maisorganisée, préméditée et très souvent grou-pale.

L’apparition de la notion de hooliga-nisme semblerait donc mettre en exerguetout à la fois un changement de compor-tement et de paradigme

1

. Pour rendrecompte de ces événements et voulant réa-liser un bon mot, un journaliste dénommeles spectateurs violents « hoolihan » – nomd’une famille irlandaise, décapitée sous lerègne de la reine Victoria pour ses com-portements antisociaux d’une extrême vio-lence lors d’émeutes. Mais nul ne sait àquel moment, ni même pourquoi on passede « hoolihan » à « hooligan ». Tout au pluspeut-on supputer qu’il s’agit d’une coquilled’imprimerie, le g et le h se côtoyant sur lesclaviers anglo-saxons comme sur les cla-viers « Azerty » en France. Le terme s’im-pose donc comme nouvelle appellationgénérique : dénominateur singulier mar-quant l’émergence de comportements dif-férents. Il sera employé dans l’Europe en-tière. Il faut cependant remarquer que lesAnglo-Saxons ne l’utilisent pas et lui préfè-rent le terme de « thugs » (voyous). Maisl’adoption de ce vocable n’est pas icidénuée de sens puisqu’il comporte uneconnotation péjorative. Par le choix mêmede ce qualificatif les hooligans sont stigma-tisés et considérés comme « anormaux ».

Mis en marge et au ban de la société, ilssont assimilés par avance aux délinquantsordinaires et ce, quelle que soit l’origine deleur violence, ou de leur présence sur lesfichiers « hooligans ».

Cette pluralité dans les termes adoptés etdans le sens qu’ils véhiculent, les projec-tions différentes qu’ils supposent dansl’imaginaire social, ces variations percep-tibles d’un pays ou d’une culture à l’autre,soulignent du même coup la difficulté à la-quelle renvoie toute tentative de définitionet de modélisation en matière de hooliga-nisme, sauf à en privilégier la forme la plusimmédiatement visible. C’est donc sur laconstruction problématique d’une catégo-rie particulière d’acteurs, en référence àdes attitudes nouvelles, repérables, quedoit porter l’analyse autant que sur l’émer-gence et la force des représentations col-lectives qui lui donnent ses significations.

D’un point de vue historique, il importede bien cerner d’emblée ce qui peut per-mettre de définir les traits propres d’unnouvel objet. C’est-à-dire comprendre enquoi violences collectives anciennes etmodernes, sous couvert de généalogiestroublantes, sont aussi susceptibles de sedémarquer. Comprendre en quoi et com-ment se distingue à un moment relative-ment précis dans le temps une populationparticulière dont les agissements vont sesingulariser, définissant un nouveau para-digme d’action dans le cadre précis duspectacle et de l’assistance aux compéti-tions sportives.

LA VIOLENCE DES FOULES DANS L’HISTOIRE

Les comportements violents des foulessportives ne sont en effet guère nouveaux.Il ne s’agit pas bien entendu, en disantcela, d’inscrire le sport moderne dans lacontinuité des jeux anciens, considérant lesport comme éternel dans ses formes, fon-dements, expressions, valeurs et finalités,mais tout simplement d’observer qu’àd’autres époques, en d’autres lieux et pour

1. Dominique Bodin,

Hooliganisme. Vérités et mensonges

,Paris, ESF, 1999, p. 19 et

Le hooliganisme

, Paris, PUF, p. 13.

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d’autres épreuves, certains comportementscollectifs présentent un grand nombre depoints communs avec le hooliganismecontemporain. Ces manifestations nécessi-tent notamment la prise en compte de me-sures sociales particulières, d’une troublantemodernité : maintien de l’ordre, interdic-tion de stade, surveillance des accessoiresautorisés dans les tribunes, etc.

Sans recourir à une historiographie com-plète en la matière, quelques exemplespris à différentes époques permettent deproposer une lecture privilégiant

a priori

les récurrences qui semblent structurer lerapport des foules au spectacle de la com-pétition et aux violences dont il est lecreuset. Il reste certain que des travaux de-vront être ultérieurement conduits pour af-finer le sens de ces comparaisons, cher-chant en particulier à repérer, dans cettegénéalogie de modèles comportementaux,des ruptures significatives.

Une des premières traces se trouve dansles écrits de Tacite (

Annales

,

14.17) rela-tant la rixe de Pompéi en 59 après J.-C.Lors d’un spectacle de gladiateurs organisépar

Livenius Regulus

à Pompéi, les specta-teurs des colonies de Nucérie et Pompéi envinrent aux insultes, à des jets de pierrespour en finir avec les armes. Cet affronte-ment fit de nombreux morts et blessés aupoint que les Pompéiens furent interdits demanifestations sportives durant dix ans etles associations dissoutes. Jean-Paul Thuil-lier

1

note pour sa part qu’en plusieurs oc-casions un grand nombre de personnesmoururent écrasées par la foule dans legrand cirque de Rome qui pouvait ac-cueillir jusqu’à 150 000 spectateurs.

Au Moyen Âge, la soule est le théâtre depassions, de désordres et de rixes parmi lesspectateurs au point que l’Église exerce etédicte des interdits sur ces jeux qui, selonelle, introduisent le désordre social

2

. Les

tournois de chevalerie donnent à la mêmeépoque, en France, une image singulière-ment moderne des violences attachées àleurs pratiques et à leurs spectacles : lesjets d’objets les plus divers en direction desconcurrents en lice ne sont pas rares et laloi n’aura de cesse d’interdire aux specta-teurs d’assister aux affrontements courtoismunis de leurs armes, de peur de voir lespartisans des combattants prendre fait etcause pour leurs champions en descendantà leur tour sur l’aire des combats pour endécoudre

3

.À l’autre bout de la chaîne sociale en

matière de culture corporelle, le gouren,lutte traditionnelle bretonne, extrêmementpopulaire, est également le cadre de dé-bordements collectifs. Cette pratique estaussi le théâtre d’un maintien de l’ordreparticulier où se côtoient provocations fes-tives et rappels à l’ordre musclés : les« officiels » sont équipés de poêles noirciesau feu de bois et de fouets pour, selon lescas, marquer, frapper et séparer les specta-teurs qui, excités par la tension du combatet ses enjeux, investissent l’aire protégéede la compétition

4

.Horst Bredkamp

5

décrit les mesures né-cessaires au maintien de l’ordre parmi lepublic (séparations des spectateurs, inter-diction d’envahissement du terrain, me-sures de répressions, présence « policière »etc.) du Calcio fiorentino… qui se jouait àFlorence entre le 16

e

et le 18

e

siècle ! À lafin du 18

e

siècle, lors des premières ascen-sions en ballon, les soulèvements popu-laires, quasi systématiques, donnent lieu àde furieux embrasements, au point qu’àBordeaux, deux spectateurs à l’origine deces désordres seront condamnés et pen-dus

6

.

1. Jean-Paul Thuillier,

Le sport dans la Rome Antique

,Paris, Errance, 1996, p. 171.

2. Frédéric Mendiague, « L’église et les interdits religieuxdu jeu, hasard, passion et désordre du

XV

e

au

XVIII

e

siècle »,

Staps

, 32, 1993, p. 57-66.

3. Jean-Jacques Jusserand,

Les sports et jeux d’exercicedans l’ancienne France,

Genève, 1901, édition 1986.4. Alexandre Bouet et Olivier Perrin,

Breiz-izel ou vie desBretons de l’Armorique

, Paris, PUF, 1835, édition de 1970.5. Horst Bredekamp,

La naissance du football. Une his-toire du calcio,

Paris, Diderot, 1998.6. Luc Robène, « Icare et la violence des jours » in Domi-

nique Bodin (dir.),

Sports et violences, op. cit.,

p. 35-55.

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Dominique Bodin, Luc Robène et Stéphane Héas

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Enfin, plus près de nous mais pourtant àla fin du 19

e

siècle, N. L. Tranter

1

relatel’émeute de Cappielow qui se déroula le8 avril 1899 lors de la demi-finale decoupe entre Greenock Morton et Port Glas-gow Athletic Club opposant 200 specta-teurs. Il décrit la répression policière maisaussi l’évolution quantitative des violencesdans le football anglo-saxon en cette fin desiècle. Tous ces faits sont d’une redoutablemodernité et correspondent trait pour traitaux comportements hooligans modernesainsi qu’au contrôle social mis en œuvrepour prévenir ces incidents ou rétablir« l’ordre public ».

Durant le 20

e

siècle et concernant le seulfootball, le journal

L’Équipe

(1997) a dé-nombré plus de 1 300 morts à travers lemonde suite à des actes de hooliganisme.Il serait ainsi possible de poursuivre unelongue litanie des incidents qui ont émailléles jeux, les sports et le football en particu-lier.

Ce bref survol chronologique montrecombien la violence, liée aux grands ras-semblements collectifs dans lesquels en-trent en jeu la dimension compétitive et lespectacle, semble être une donnée ré-currente, quelles que soient ses formes :chahut, incivilités, violences symboliques,verbales, envahissements de terrains, rixes,émeutes, homicides, etc.

Certes, au-delà de ces ressemblances etdu sentiment fugace de généalogie qu’in-troduit subrepticement l’impression de « déjàvu », doivent être réinterprétées et recon-textualisées les violences produites par lesspectateurs au fil des siècles, ne serait-cequ’en fonction des seuils de tolérance etdes modes de contrôle de ces violencesdans le cadre des sociétés concernées. Ilest loin d’être certain que les embrase-ments collectifs du passé soient porteursde significations intangibles. La nature et lesens même des pratiques et de leurs spec-

tacles, la place qu’elles occupent dans lavie sociale et culturelle, le profil des ac-teurs et celui des spectateurs, les occasionsde la pratique et leurs inscriptions maté-rielles et symboliques dans le quotidiendes hommes, constituent autant de varia-bles à prendre en compte pour travailler,dans le champ de l’histoire, sur une duréerelativement longue, à la construction d’unobjet historique qui placerait en son centrele rapport des spectateurs « sportifs » à laviolence. Si cette piste s’avère passion-nante et prometteuse, tel n’est pas ici notrepropos.

A contrario,

ces exemples mon-trent surtout que les violences liées auxspectacles de la compétition physique nesont ni inédites, ni strictement réductibles àun phénomène actuel de société, fût-ilcelui du problème préoccupant de désor-ganisation sociale des banlieues et citéssensibles. Dès lors comment observer lagenèse du hooliganisme contemporain ?Entre similitudes repérables dans la longuedurée et discontinuités perceptibles dans laressemblance, quels indices permettent

a priori

de tracer les frontières entre vio-lences génériques des foules sportives ethooliganisme ?

Deux facteurs distinguent le hooliga-nisme des formes observables depuisl’Antiquité : la fréquence d’apparition desviolences dans un sport précis, le football,et le fait que celles-ci soient circonscritesinitialement dans un pays en particulier, laGrande-Bretagne. C’est d’ailleurs la raisonpour laquelle les travaux inhérents à cesproblèmes sont essentiellement d’origineanglo-saxonne. Mais pourquoi ce sport etce pays ont-ils été les premiers concernés ?

Sans doute les formes répétitives et pré-méditées de violences qui semblent carac-tériser le hooliganisme et le définir commeune figure spécifique de la modernité spor-tive, ne pouvaient émerger qu’en un tempset un lieu où, matériellement, s’offrait unepossibilité inédite de conjuguer systémati-quement aux pratiques et spectacles ago-nistiques réglés la concentration et la cana-lisation des participants, la fréquence et la

1. N. L. Tranter, « The Cappielow riot and the compositionand behaviour of soccer crowds in Late Victorian Scotland »,

The international Journal of the history of sport

, 3, 1995,vol. 1, p. 125-140.

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Le hooliganisme entre genèse et modernité

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régularité des rassemblements, la multipli-cité et la diversité des vecteurs de commu-nication qui assurent à la pratique commeà son spectacle l’amplification de sessuccès et revers. Or, en inventant le sportmoderne et en développant ses formes col-lectives à partir du milieu du 19

e

siècle

1

,l’Angleterre réinscrit au cœur de la ville unespace normatif de la pratique physique :le stade. Cet espace réglé, standardisé,creuset du spectacle et de l’affrontement,s’oppose à la mouvance et à la labilité desaires de la compétition physique qui ontpu caractériser les époques précédentes.Parallèlement à la « sportivisation », la « sta-dification », c’est-à-dire « l’obligation depratiquer un exercice physique compétitifdans un espace localisé, réglé, mesuré àcet effet

2

», s’empare ainsi progressivementd’un spectateur qu’elle va enfermer et ré-gulièrement confronter à ses semblables.En 1930, Georges Duhamel évoque déjàoutre Atlantique ce « stade que la fouleoccupe comme une forteresse conquise ».En observateur attentif, il note combien lespectacle sportif, loin de se limiter à ce quise joue sur la pelouse, se situe aussi et sur-tout « sur les gradins, avec la foule

3

». PourAlain Ehrenberg, le stade est devenu dès lepremier tiers du 20

e

siècle l’« organe deconstitution de masses sportives […] le

lieud’un mélange incertain

4

». Il est le centrede gravité d’une massification sportive parle spectacle. Une massification qui ne peuts’opérer que « sur les gradins » au nomd’un principe commun à la guerre, à la fêteet à la levée en masse : le principe de« mobilisation

5

». Le stade, mais égalementses abords immédiats et sa périphérie, de-viennent alors, parallèlement au spectaclesportif lui-même, des espaces de concur-

rence en termes de visibilité culturelle etsociale, donc d’affrontements symboliqueset matériels. Affrontements qui vont dé-border le seul spectacle sportif, sans lenier, pour créer corrélativement à la com-pétition une scène agonistique qui tendpartiellement à s’autonomiser. Rien ne nousdit cependant pourquoi ce phénomène nesemble pas se diffuser en Europe et au-delàà la même vitesse que le jeu lui-même, sonspectacle et ses succès. Cette remarque enentraîne deux autres : sans doute l’Angle-terre présente-t-elle un certain nombre decaractéristiques qui déterminent une formeparticulièrement stable et virulente duhooliganisme ; par ailleurs, la précocité etl’intensité de ce phénomène, dans sa ver-sion britannique, contribuent probablementà masquer partiellement sa diffusion horsdu Royaume-Uni, concourant à nierd’autres formes de hooliganisme naissanten Europe. C’est donc à l’observation etl’analyse plus fine de ces mécanismes ainsiqu’aux travaux qu’ils ont suscités qu’il nousfaut nous consacrer maintenant.

L’ÉMERGENCE DES PHÉNOMÈNESHOOLIGANS

La première période se situe à la fin desannées 1950 et au début des années 1960.Journalistes et chercheurs, sociologuespour la plupart, constatent l’augmentationde violences organisées, en dehors dustade mais également à l’intérieur de celui-ci. Ces violences se distinguent

a priori

clairement de ce que l’on connaissait aupa-ravant et marquent « le passage d’une vio-lence ritualisée et dionysiaque, relative à lalogique du jeu et aux antagonismes qu’ilsuscite, à une violence préméditée

6

». Onétait jusqu’alors habitué à des violencesplus ou moins sporadiques qui trouvaientsens et origine dans l’ambiguïté de l’es-sence même du sport. N’est-il pas en effet,comme le suggère Bernard Jeu

7

, ce qui ras-

1. Norbert Elias et Eric Dunning,

Sport et civilisation. Laviolence maîtrisée,

Paris, Fayard, 1986.2. Michel Beaulieu, et Marc Perelman, « Histoire d’un es-

pace. Le stade »,

Quel corps

, 7, 1977, p. 31-40.3. Georges Duhamel,

Scènes de la vie future

, Paris, Mer-cure de France, 1930.

4. Alain Ehrenberg, « Aimez-vous les stades ? Architecturede masse et mobilisation »,

Recherches

, 43, 1980, p. 25-54.5. Alain Ehrenberg,

op. cit.

6. Dominique Bodin,

op. cit.,

p. 19.7. Bernard Jeu,

Analyse du sport,

Paris, PUF, 1992.

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Dominique Bodin, Luc Robène et Stéphane Héas

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semble les hommes pour mieux les oppo-ser ? Du début du 20

e

siècle aux années1960 les incidents trouvaient effectivementleur origine dans la perception plus oumoins partiale de l’arbitrage, du jeu maisaussi dans la rivalité sportive. Il s’agissaitdavantage de chauvinisme, de dépit ou dechahut dionysiaque propre à la culture desspectateurs habituels du football issus pourla plupart des classes populaires. Cesformes de violences subsistent d’ailleursparfois dans d’autres sports comme lerugby. Mais les conflits qui se distinguentalors font apparaître, de plus, des opposi-tions sociales et culturelles. Le hooliga-nisme est à partir de cette époque définicomme une violence exercée délibéré-ment, d’une manière organisée, structuréeet préméditée se rapprochant ainsi de ladéfinition du « crime organisé

1

». Sansopérer un écart trop important entre réalitéet fiction, il n’est pas inutile de rappelerque le contexte politique, culturel et socialdans lequel l’Angleterre des années 1960voit émerger ces nouveaux types de com-portements, a fait l’objet de spéculationsnarratives remarquables dans lesquellesl’organisation de violences collectives, pré-méditées, attendues, se lit à la fois commeune fin et comme l’horizon culturel denouveaux rapports sociaux. L’ultra-vio-lence prêchée et cultivée par les trèsjeunes héros du roman d’Anthony Burgess,

A clockwork orange

, porté à l’écran en1971 par Stanley Kubrick, n’est au fondque le reflet, certes romancé, voire fan-tasmé, mais culturellement symptoma-tique, d’une réalité sociale britannique quise transforme. Le terme même de hooliganemployé par l’auteur introduit précisémentdu relief dans un texte qui n’est pas spéci-fiquement consacré au football, établissantun lien troublant entre l’univers de la rue etcelui du stade : «

We daren’t go out much,streets being what they are. Young hooli-gans and so on

2

. » La violence, bien réelle

cette fois, des hooligans, s’exprimant radi-calement à la périphérie du match de foot-ball, ne le cède alors en rien aux affronte-ments formels et aux violences structuréesdes

droogies

décrits par Anthony Burgess.Toutefois, si la littérature peut éventuelle-ment nous aider à mieux saisir un change-ment de paradigme, la spécificité des af-frontements réglés entre supporters posela question de leur ancrage dans la culturemême du football. Ce qui les distingue detout autre forme de violence organisée.

Cette appréhension de la question duhooliganisme externalise en effet lescauses potentielles et pose d’emblée uncertain nombre de problèmes. Tout d’aborden distinguant la violence spontanée de laviolence préméditée, les chercheurs ontéliminé de leurs analyses les facteurs liésau jeu, aux résultats, ou encore à la con-sommation excessive d’alcool. Les hooli-gans arrêtés ne sont effectivement pas tousen état d’ébriété. Les comportements vio-lents des spectateurs ne succèdent pas nonplus nécessairement aux erreurs d’arbi-trage, aux actions de jeu litigieuses oumême aux défaites. Les incidents ne sontdonc pas réductibles à ceux de la foule fa-natisée et alcoolique dépeinte par Jean-Marie Brohm

3

. Mais en se privant de l’ana-lyse des enjeux sportifs, des incertitudesliées au résultat et des effets qui pourraienten résulter sur des supporters passionné-ment partisans, le hooliganisme est res-treint à des facteurs socioéconomiques.René Thom, en vertu du « principe de lacontagiosité des catastrophes », expliquepourtant que « le paradigme de toute situa-tion indéterminée est le conflit »

4

. La ten-dance des individus regardant un conflit,fût-il ritualisé sous forme de rencontresportive, est l’identification à l’un des pro-tagonistes. Tous s’identifient cependant

1. Roger Dufour-Gompers, Dictionnaire de la violence etdu crime, Toulouse, Erés, 1992, p. 94.

2. Anthony Burgess, A clockwork orange, New York, TheFree Press, 1962, édition de 1980, p. 51-52.

3. Jean-Marie Brohm, Les meutes sportives. Critique de ladomination, Paris, L’Harmattan, 1993.

4. René Thom, « Aux frontières du pouvoir humain, lejeu », in Modèles mathématiques de la morphogenèse, Paris,Bourgeois, p. 308.

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préférentiellement au gagnant. En faisantun parallèle avec le théâtre, René Thomprécise que « tant qu’il y a dans l’intrigueune situation réversible, on est dans le do-maine du comique. […] Par contre, dèsqu’apparaissent les issues irréversibles, lecomique vire au tragique […] 1 ». Le pas-sage du réversible à l’irréversible, du co-mique au tragique pourrait cependant ex-pliquer en partie le recours à la violencedes supporters. Le choix de cette définitioninduit donc totalement les analyses succes-sives. En restreignant l’observation à laviolence physique elles excluent de faitd’autres facteurs explicatifs qui sont aujour-d’hui mis en exergue dans le domaine dela délinquance juvénile : la « tchatche », lesjoutes oratoires, la provocation, l’historicitédes antagonismes qui précédent pourtantbien souvent les rixes et bagarres 2.

Peter Marsh 3 critique cette conceptiondu hooliganisme qu’il considère commetrop réductrice. Pour lui, il n’est pas pos-sible de se cantonner à la violence phy-sique et d’éliminer les violences morales etsymboliques, ce qui reviendrait à nier« l’aggro », mise en scène ritualisée de laviolence destinée à impressionner l’adver-saire. Paraître fort et dangereux, chercher àfaire peur aux autres supplantent ainsi biensouvent le passage à l’acte qui ne se pro-duit que lors de la transgression des règlestacites de « l’aggro » (attaquer une fille parexemple), ou suite à l’intervention desforces de l’ordre. Mais la frontière entreviolences physiques, symboliques ou mo-rales est parfois ténue. Elles ne représen-tent qu’un moment ou une étape dans lesprocessus sociaux et « alimenteront, exa-cerberont ou renouvelleront en spiraled’autres expressions de violence 4 ».

Mais si l’on admet cependant que la vio-lence des foules sportives a changé de na-ture, cela n’explique pas pour autant pour-quoi elle semble avoir touché préféren-tiellement le football par rapport auxautres sports. La deuxième période deconstruction du hooliganisme correspondà la modification de la composition des pu-blics. À partir des années 1950 le footballanglo-saxon connaît un certain nombre detransformations. La première moitié du20e siècle a vu l’Angleterre dominer lesautres pays d’Europe. Ayant inventé cesport, sa structuration, sa démocratisationet sa propagation y ont été plus rapides.Alain Corbin, évoquant le destin contrastédu football britannique, s’attache ainsi àéclairer historiquement les procédures parlesquelles « l’élaboration, la propagation etle transfert d’une activité sportive entrentdans la généalogie du loisir, puis du spec-tacle de masse, et interviennent dans laconstruction des identités individuelles etcollectives 5 ». Alfred Wahl 6 note que l’écolea joué un grand rôle dans sa diffusion ausein de toutes les couches de la popu-lation : 8 000 d’entre elles étaient inscritesau sein de l’English School F.-B. Asso-ciation en 1948. Mais dans les années 1950,les clubs connaissent une baisse de fré-quentation. La société se transforme. Avecla modernité les individus s’affranchissentprogressivement des carcans sociauxamorcés avec la déchristianisation de la so-ciété à partir des années 1930. L’immédiataprès-guerre est témoin d’une grande ri-chesse économique. Les temps libres aug-mentent. Les gens tendent à profiter decette insouciance retrouvée et ont soif deloisirs différents, nouveaux et multiples.C’est le début de la société de consomma-tion plus individualiste et plus individua-lisée. Le sport n’est qu’un plaisir parmid’autres : sorties, cinémas… Un certain

1. René Thom, op. cit., p. 310.2. Pour mieux comprendre l’importance des joutes ora-

toires dans les prémisses de la violence le lecteur peut se re-porter notamment aux travaux de David Lepoutre, Cœur debanlieue. Codes, rites et langages, Paris, Odile Jacob, 1995,édition 2001 ; Pascal Duret, Anthropologie de la fraternitédans les cités, Paris, PUF, 1996 ; Michel Wieviorka, op. cit. ;Sébastian Roché, op. cit.

3. Peter Marsh, Aggro the illusion of violence, Londres,Dent and Ltd, 1978.

4. Michel Wieviorka, op. cit., p. 17.5. Alain Corbin, L’avènement des loisirs 1850-1960, Paris,

Flammarion, 1995.6. Alfred Wahl, La balle au pied, histoire du football, Paris,

Gallimard, 1990, édition 1996.

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nombre de pratiques sportives plus indivi-duelles apparaissent comme le judo, d’au-tres se démocratisent, ne serait-ce qu’enraison du coût plus modique de la pra-tique. Le football n’est plus le seul spec-tacle communément abordable par la mul-titude. Les stades connaissent alors unebaisse de fréquentation. Il n’est pas encorequestion à cette époque de droits de re-transmission ou de sponsors tels qu’on lesconnaît aujourd’hui. Si les joueurs sont enpartie professionnels ou restent parfoisencore des « amateurs marrons », leur fi-nancement est assuré essentiellement parles recettes au guichet. Pour résoudre ceproblème de désaffection du public, lesBritanniques optent pour la spectacularisa-tion du jeu à travers une professionnalisa-tion des joueurs, une amélioration duconfort des tribunes, en misant égalementsur une transformation des stades. Ils cons-truisent de nouvelles tribunes, les « ends »,équivalents de nos virages français, situés àl’extrémité des stades anglo-saxons quisont pour la plupart de forme rectangu-laire. La démocratisation du football, sa dif-fusion auprès de toutes les couches de lapopulation et ces nouvelles places dispo-nibles participent à l’émergence de publicsdifférents, plus hétérogènes socialement,voire moins connaisseurs. Ces transforma-tions bousculent l’espace social du stadeainsi que l’atmosphère festive et convivialequi y était auparavant de mise. Le dévelop-pement du football et sa mise en spectacletransforment les valeurs d’une activité quijusqu’alors était considérée comme unsport de classe 1. À la même époque lepublic du football subit une seconde trans-formation. Certains auteurs comme Chris-tian Bromberger 2, en se basant sur l’étude

minutieuse de documents photogra-phiques, n’hésitent pas à parler de « juvé-nilisation du public ». Les raisons en sontmultiples. Sportives tout d’abord car en fa-vorisant la pratique de ce sport à l’école, ilsemble normal qu’à terme ces jeunes prati-quants deviennent d’ardents amateurs oude passionnés spectateurs de football. So-ciales ensuite car à cette époque corres-pond une profonde mutation de la sociétéà travers notamment l’autonomisation de lajeunesse qui va s’octroyer progressivementdes loisirs distincts des adultes. Écono-miques encore car en offrant des placesbon marché dans les « ends » les clubs fa-voriseront le regroupement des jeunesdans ce que l’on appelait jusqu’alors les« populaires », en raison du prix, et parvoie de conséquence des catégories so-ciales qui fréquentaient ces emplace-ments. Culturelles enfin car la Grande-Bre-tagne des années 1960 et suivantes voitl’émergence de cultures ou de « sous-cultures » adolescentes très souvent liéesaux habitudes et consommations cultu-relles d’ordre musical : « rough », « teddyboys », « skinheads », « punks »…

Le football n’est dès lors plus une« consommation familiale », empreinte deretenue et sous contrôle parental. Les« ends » deviennent le territoire de jeunesqui progressivement se regroupent enfonction du club qu’ils soutiennent, de leurquartier d’origine mais aussi en fonction deleur sous-culture d’appartenance. Il suffi-rait de rappeler ici les affrontements de-venus presque rituels par leur régularité,leur préméditation et leur violences entre« mods » et « rockers » ou « teddy boys », surles plages de Brighton, dans les années1960, ou entre « punks » et « skinheads »dans la décennie suivante, pour com-prendre la force, le poids et la pérennitéd’antagonismes transposés et réactivésdans l’espace sous-culturellement sectorisédu stade.

Les jeunes vont ainsi en se regroupantformer des communautés distinctes avecleur identité, leurs rites, emblèmes, sym-

1. Lire notamment les travaux de Pierre Bourdieu, La dis-tinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Mi-nuit, 1979 et Questions de sociologie, Paris, Éditions de Mi-nuit, 1984 et ceux de Christian Pociello, Sports et sociétés.Approche socioculturelle des pratiques, Paris, Vigot, 1981 etLes cultures sportives, Paris, PUF, 1995.

2. Christian Bromberger, Le match de football. Ethnologied’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin, Paris,Maison des Sciences de l’Homme, 1995.

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boles, solidarités, signes de reconnais-sances et codes vestimentaires qui servi-ront de fondement à la construction desgroupes de supporters. Ils vont égalementimporter dans le stade des idéologies poli-tiques et xénophobes (teddy-boys, skin-heads) et les gangs de combat (skinheads,rough). L’esprit festif qui accompagnaitjusqu’alors les rencontres sportives laisseplace à des rivalités sportives doubléesd’antagonismes sociaux et culturels. Lacréation de cette nouvelle forme de sou-tien à l’équipe plus active, plus engagée etplus inconditionnelle, à travers des sous-cultures distinctes, favorise l’émergence duhooliganisme. Les envahissements de ter-rain et bagarres entre supporters se multi-plient. Le hooliganisme conçu comme ladérive des sous-cultures adolescentes im-portées dans les stades est commun à denombreux travaux : notamment NorbertElias et Eric Dunning 1, Ian Taylor 2, Man-fred Zimmerman 3, Patrick Mignon 4. Dès1968 Lord Harrington met en évidence queles hooligans arrêtés sont d’authentiquessupporters, érudits et jeunes : âgés demoins de 21 ans, ils possèdent une pro-fonde connaissance du football, de leurclub, des joueurs, de la technique, et arbo-rent fréquemment les insignes distinctifsde leurs groupes respectifs. Cette étudeaurait alors dû trancher un débat qui per-dure toujours aujourd’hui aussi bien enGrande-Bretagne qu’en France : le hooli-ganisme est bien le fait d’authentiques sup-porters et non d’éléments extérieurs aufootball qui viendraient commettre leursméfaits dans le stade. Les raisons qui expli-quent cette persistance à masquer l’origine

véritable des hooligans sont multiples etsimples. Il s’agit d’abord pour le football degarder une image de sport propre 5 maiségalement de s’affranchir de toute respon-sabilité morale, concernant le fait d’avoirsuscité la venue d’un nouveau public et del’avoir laissé sciemment ou non commettredes délits. Il s’agit enfin, au regard de la loi,de se dégager de toute responsabilité juri-dique et/ou financière liée aux infractionscommises.

La politique de séparation des suppor-ters par l’installation de grillages dans lesstades aura, contrairement à son objectifde prévention, un effet de levier sur lesviolences. Le morcellement des ends, la sé-grégation des différents groupes favorisentla territorialisation des tribunes, leur miseen spectacle et la concurrence inter-groupes. Chaque groupe, dans un désir dese distinguer, de s’opposer, d’afficher sasupériorité, d’être vu et reconnu, pourvenger la défaite ou prolonger la victoire,cherche à conquérir les ends adverses.S’amorcent alors des processus « d’accul-turation antagoniste 6 » dans lesquels la vio-lence est un moyen parmi d’autres de cons-truction identitaire. Progressivement néan-moins, comme le soulignent Norbert Elias etEric Dunning, la mise en place d’un péri-mètre de sécurité autour des stades, associéà cette politique d’engrillagement, réduit lesviolences à l’intérieur des enceintes spor-tives sans pour autant les faire disparaître :« La conséquence de la politique officiellequi consiste à séparer les supporters rivaux– politique qui fut introduite dans lesannées 60 afin d’empêcher le hooliganisme,mais qui semble avoir plutôt encouragé lasolidarité des “camps” et repoussé le phé-nomène en dehors du terrain de jeu –, lespugilats généralisés sur les gradins devin-rent relativement rares dans les années 70 etau début des années 80 7. »

1. Op. cit.2. Ian Taylor, « Football mad. A speculative sociology of

football hooliganism », The sociology of sport, 1971, p. 357-377.

3. Manfred Zimmerman, « La violence dans les stades defootball, le cas de l’Allemagne fédérale », Revue de droitpénal et de criminologie, 5, 1987, p. 441-463.

4. Patrick Mignon, La société du samedi, supporters, ultraset hooligans. Étude comparée de la Grande-Bretagne et de laFrance, Paris, Rapport dactylographié IHESI, 1993 et La vio-lence dans les stades, supporters, ultras et hooligans, Paris,Éditions INSEP.

5. Alain Ehrenberg, Le culte de la performance, Paris, Cal-mann-Levy, 1991, p. 47.

6. Georges Devereux, Ethnopsychanalyse complémenta-riste, Paris, Flammarion, 1972.

7. Norbert Elias et Eric Dunning, op. cit., p. 338.

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Pour Philippe Broussard 1 le supporté-risme actif et structuré qui émerge dans lefootball anglo-saxon dans les années 1960se distingue cependant nettement du sup-portérisme ultra qui compose les viragesitaliens ou français. Alors que les Ultrasmettent en place des tifos (spectacles etchorégraphies bigarrées et colorées) àl’aide de bâches, papiers multicolores for-mant l’effigie du club ou rappelant celui deleur communauté d’appartenance, les sup-porters anglais n’arborent bien souventque des écharpes ou des insignes mais ap-portent un soutien permanent durant lematch à l’aide de chants incessants et deslogans provocateurs.

� LES PROBLÈMES SOCIAUX CATALYSEURSDU HOOLIGANISME

La troisième période dans l’évolution duhooliganisme correspond pour un grandnombre de chercheurs comme Ian Taylor 2,John Clarcke 3, Norbert Elias et Eric Dun-ning 4, à l’effondrement socio-économiquede la Grande Bretagne dans les années1970 à 1980. Les gouvernements travail-listes successifs (Harold Wilson, de 1964 à1970 puis de 1974 à 1976 et James Calla-ghan, de 1976 à 1980) n’arrivent pas à ju-guler l’inflation et le chômage. La Grande-Bretagne est au bord de la banqueroute.Au début des années 1970, 14 % de la po-pulation vit au-dessous du seuil de pau-vreté, chiffre jamais atteint par la Francequi a vu son taux de pauvreté se stabiliseraux alentours de 10 % dans les années1990. L’inflation atteint 25 % au milieu desannées 1970 et le taux de chômage passede 3,8 % en 1972 à 11,5 % en 1983. Le sec-teur industriel perd à lui seul 3 millions

d’emplois entre 1966 et 1986 dans les paysanglo-saxons alors que ce chiffre n’est at-teint en France, sur la totalité des secteurséconomiques, qu’en 1993.

Cet effondrement économique provo-que l’arrivée de Margaret Thatcher au pou-voir et l’instauration d’une politique dite de« rigueur et d’austérité », les dénationalisa-tions et le développement d’un libéralismeéconomique strict. Les choix politiques del’époque sont clairs : il s’agit de redresserl’économie fût-ce au détriment des classespopulaires et des catégories sociales défa-vorisées. Le slogan punk « No future » desannées 1976-1978 et les textes engagés desgroupes phares de cette période comme le« London calling » des Clash (1979) rendentmieux compte que tout discours de l’étatd’esprit dans lequel la jeunesse, en particu-lier celle des classes modestes, aborde les« années de fer ». Une image simple peutrésumer les conditions de vie de la classeouvrière anglo-saxonne de l’époque : lagrève des mineurs dure un an avant d’êtredispersée et réprimée violemment par legouvernement conservateur. Ce n’estqu’un exemple parmi d’autres de la dés-tructuration économique de ce pays et dela fracture sociale qui s’y installe. D’autresimages, celles des films du cinéaste KenLoach par exemple, permettent aujour-d’hui de mesurer la profondeur du sillonlaissé par cette politique d’austérité dontles premières victimes furent naturelle-ment les laissés-pour-compte de la Grande-Bretagne. Les mesures économiques etsociales prises à l’encontre de la classe ou-vrière ont catalysé le développement duhooliganisme : « La brutalité du projetthatchérien de l’effacer culturellement, etpolitiquement, sont des facteurs puissantsqui permettent de rendre compte del’autonomisation du fait supporter et desstratégies de visibilité sociale adoptées parles hooligans 5. »

1. Philippe Broussard, Génération supporter. Enquête surles Ultras du football, Paris, Robert Lafont, 1990.

2. Ian Taylor, « Class, violence and sport. The case of foot-ball hooliganism in Britain », in Harold Cantelon et RaymondGruneau (dir.), Sport, culture and the modern state, Toronto,University of Toronto Press, 1982, p. 39-96.

3. John Clarcke, « Football and working class fans », inRené Ingham et al. (dir.), Football hooliganism, Londres,Inter-Action, 1978, p. 37-60.

4. Op. cit. 5. Patrick Mignon, op. cit., p. 22.

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Le hooliganisme participe cependantmoins de la lutte des classes que d’unmécanisme de survie et de reconnais-sance sociale. Les violences coexistentmais ne sont pas concomitantes auxémeutes urbaines. Les hooligans ne re-vendiquent pas ouvertement leur appar-tenance sociale ou la défense de la classepopulaire. Mais le hooliganisme est,comme le montrent les travaux de LewisCoser 1, un signal de danger adressé à lacommunauté et une mise en évidence dudysfonctionnement social profond de lasociété anglo-saxonne. C’est là un malaiseprofond dont, ici encore, le domaineculturel, en particulier littéraire, rend parti-culièrement bien compte. Les hooligans,héros des romans de John King, auteurd’une remarquable trilogie consacrée auballon rond et lui-même supporter del’équipe de Chelsea, semblent traduire enactes une forme de désarroi existentielconfusément alimenté par le refus des iné-galités, du chômage, par le racisme am-biant, la perte de pouvoir des syndicats etl’impossibilité de défendre ses droits : « Tubouffes, tu dors, tu chies et tu pisses, tu teprends une branlée à l’occasion. C’est quoicette vie-là ? Autant crever 2. »

Ce type de violence, tout comme lesémeutes urbaines, « témoigne d’abord del’épuisement des modalités de traitementpolitique et institutionnel des demandessociales 3 ». Le football est instrumentaliséet devient l’expression de l’errance socio-économique des jeunes exclus de la société.À partir d’études socio-anthropologiques,Ian Taylor 4 et John Clarcke 5 décrivent laconstitution des groupes de supporters,

monde complexe où se fabrique du liensocial. Alors que la société semble en déli-quescence, les groupes de supporters ap-portent réconfort, soutien et solidarité. Cesgroupes se cristallisent à travers l’exclusionmais aussi contre l’autre, l’étranger, celuiqui prend le travail des nationaux. Certainsgroupes (à dominante skinhead ou d’ex-trême droite) n’hésitent plus à afficher leuridéologie et des slogans racistes. Ils attirentdans leurs rangs de plus en plus de jeunesen révolte, sans repères et sans avenir,n’espérant plus obtenir ou retrouver unequelconque position sociale. Pour MichelWieviorka 6, le racisme n’est pas un refusde la modernité, mais une peur d’en êtreexclu et de ne plus trouver place et rangdans la société. Le racisme n’est pas unesorte « d’état de nature » mais la situationsociale et leur proximité socioéconomiqueavec les populations immigrées les obli-gent à trouver « une victime émissaire 7 ».Le hooliganisme est pour eux une « ma-nière d’être et de paraître, de sortir de lamasse, de cultiver leur différence 8 ». Lesupportérisme et la violence leur permet-tent de sortir d’un quotidien misérable etsordide. Ils représentent une échappatoireau quotidien le plus fade et donnent socleet sens à un avenir sans issue. Certainsgroupes se structurent en équipes decombat (fighting crews) : l’ICF (Inter cityFirm de West Ham), Main Firm de Cam-bridge etc. La compétition sportive sedouble d’une compétition entre groupes :il faut paraître pour exister. La violence estmédiatisée et exacerbe la reconnaissancesociale. Crânes rasés, Doc Martens et Bom-bers, l’image du supporter fanatique et dé-sœuvré, affichant une idéologie d’extrêmedroite, prend forme. L’ICF sera l’un desgroupes les plus représentatifs et les plusviolents allant jusqu’à poignarder en 1982un supporter d’Arsenal à la sortie d’un

1. Lewis Coser, Les fonctions du conflit social, Paris, PUF,1956.

2. Trilogie de John King : Football factory (1) ; Headhun-ters (2) ; England away (3). Cf. sur le même thème la chro-nique littéraire du dernier roman de John King, Humanpunk, dans Le Monde, 27 juin 2003 (supplément Le Mondedes livres), par Jean-Luc Douin.

3. Michel Wieviorka, op. cit., p. 30.4. Ian Taylor, « Soccer consciousness and soccer

hooliganism », in S. Cohen (dir.), Images of deviance, Har-mondsworth, Harmondsworth Penguin, 1973, p. 163-164.

5. John Clarcke, Football hooliganism and the skinheads,Birmingham, Center for contemporary cultural studies, 1973.

6. Michel Wieviorka, Le racisme, une introduction, Paris,La Découverte, 1998.

7. René Girard, La violence et le sacré, Paris, Hachette,1972.

8. Philippe Broussard, op. cit., p. 308.

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métro en laissant sur lui une carte où étaitinscrit : « Félicitations vous venez de ren-contrer l’ICF. » Mais il n’est pas anormal detrouver parmi les clubs de supporters, etpar voie de conséquence parmi les hooli-gans, des ouvriers et de jeunes exclus. Lefootball appartient et est assimilé à laculture populaire et ouvrière dont il exalteles valeurs : effort, engagement physique,solidarité, virilité, organisation, soumissionà la discipline collective et esprit de corps.Il fait partie de ces passions ordinairesouvertes à tous et dans lesquelles beau-coup se reconnaissent. Car le football etses joueurs incarnent l’idéal démocratiqueselon lequel « n’importe qui peut devenirquelqu’un ».

Mais dans l’Angleterre thatchérienne, lefossé se creuse chaque jour davantageentre les joueurs, de plus en plus riches etinabordables, et les supporters, souventexclus et sans devenir. Ian Taylor et plustard John Clarcke voient ainsi dans« l’embourgeoisement du football » et dansla distanciation des relations public/joueurs de cette époque des raisons sup-plémentaires du passage à la violence. Cer-tains parleront de « combat de préser-vation ». Pour Alfred Wahl, cette évolutionétait perceptible depuis quelque tempsdéjà : « Des signes annonciateurs de ré-gression apparaissent en Europe. La cha-leur qui entourait la pratique originelle adisparu. La proximité des joueurs et dessupporters relève maintenant du souvenir ;ces derniers ne reconnaissent plus le joueurcomme l’un des leurs qui a réussi 1. » Pourcertains supporters le hooliganisme estalors un moyen, abominable et effrayantpeut-être, mais un moyen parmi d’autres etcomme un autre, de donner un sens à leurexistence, d’obtenir une visibilité sociale ettransformer ainsi l’exclusion en reconnais-sance et l’échec en réussite : « Ils représen-tent le refus de l’embourgeoisement de laclasse ouvrière, la défense des principesrough… Par leur style (les skinheads) ils

revendiquent une masculinité violente,l’esprit de loyauté… ils sont racistes… ilsvont donner le style des ends car leurdureté systématique est un idéal partagépar beaucoup 2. »

Par la violence ils acquièrent un statutsublimé qui se substitue à leur statut réelleur octroyant une identité valorisée et va-lorisante qui leur fait défaut ou qui leur estdéniée dans la vie quotidienne.

� L’APPROCHE CULTURALISTE,LE HOOLIGANISME PHÉNOMÈNE DE CLASSE

La quatrième période est marquée parles travaux de Norbert Elias et Eric Dun-ning qui viennent prolonger, à travers lechamp sportif, l’œuvre principale de Nor-bert Elias sur le processus de civilisationdes sociétés occidentales 3. Pour NorbertElias les sociétés se sont construites d’unepart autour de l’établissement de normesde civilité et, d’autre part, autour de laquestion du contrôle de la violence, parl’État (curialisation des guerriers, monopo-lisation de la violence) mais également parles individus eux-mêmes qui intègrent pro-gressivement des processus d’autocontrôledes pulsions. Le sport est un moyen parmid’autres de contrôler la violence dans oupar la société car il offre tout à la fois un« espace toléré de débridement des émo-tions » où joueurs et spectateurs (au sensgénérique du terme) peuvent laisser librecours à leurs émotions mais il est aussi unespace normatif de sociabilité favorisantl’apprentissage des règles et le contrôle deses émotions. Norbert Elias et Eric Dun-ning investissent donc le problème duhooliganisme par une question simple :comment le sport moderne créé, entreautres, pour favoriser le contrôle de la vio-lence, peut-il engendrer dans le footballcette violence ?

1. Alfred Wahl, op. cit., p. 109.

2. Patrick Mignon, op. cit., p. 24.3. Norbert Elias, Uber den Prozess der Zivilisation, traduit

en deux tomes sous les titres de La civilisation des mœurs etLa dynamique de l’Occident, Paris, Calmann-Levy, 1969.

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À la suite des travaux précédents, Nor-bert Elias et Eric Dunning observent que laplupart des hooligans sont bien membresde la « rough working class », la classeouvrière la plus basse et plus précisémentdes milieux les plus défavorisés de cegroupe social : « Au bas de l’échelle so-ciale… le fossé s’élargissait entre elles etles couches ouvrières inférieures de plusen plus appauvries… Or, ce sont cesgroupes de la classe ouvrière dure – et leurnombre semble avoir augmenté avec lacrise actuelle – qui tendent le plus à secomporter selon les modèles formés par ceque Wayne Suttles appelle la segmenta-tion ordonnée 1. Ces adolescents et cesjeunes adultes… constituent un noyaumajoritaire parmi les groupes qui s’enga-gent dans les formes les plus sérieuses duhooliganisme 2. »

Mais il n’est cependant pas possiblepour eux de généraliser et d’assimiler lehooliganisme à une classe sociale commeun allant de soi : « Avant de comprendrepourquoi ce lien existe, il faut passer dustatut à l’expérience 3. » Tout d’abord, si lamajeure partie des hooligans semble bienissue des classes sociales défavorisées, àl’inverse toutes les personnes en situationde précarité sociale, venant au match defootball, ne deviennent pas obligatoire-ment hooligans ou délinquants. Ensuite,même s’ils ne s’intéressent pas réellementà cette question précise, tous les hooligansarrêtés ne sont pas membres de la « roughworking class ». Enfin, pour Norbert Eliaset Eric Dunning, ce n’est pas l’apparte-nance à la classe ouvrière qui est en causemais le fonctionnement social de celle-ci,ses formes de socialisation et de sociabi-lité. Si la violence est le fait de la « roughworking class » c’est que ses membres se-raient moins avancés dans le processus decivilisation.

Dans les travaux de Norbert Elias unaspect essentiel du procès de civilisationrepose sur un changement du schéma dulien social comparable à ce qu’ÉmileDurkheim 4 décrit comme le passage d’unesolidarité mécanique à une solidarité orga-nique. Pour analyser cet aspect du pro-cessus, Norbert Elias emploie les termes delien segmentaire et de lien fonctionnel. La« rough working class » se caractériseraitpar un fonctionnement social sous laforme du lien segmentaire. La violence yest un mode traditionnel de résolution desconflits. Elle est donc pour Norbert Elias etEric Dunning un aspect prégnant et unepartie irréductible du fonctionnementsocial de ces groupes. En se comportant demanière violente lors des rencontres defootball, ils ne font que reproduire des com-portements normaux et auxquels ils sonthabitués : « Chez ces groupes caractériséspar des liens segmentaires, les normes del’affrontement sont analogues aux systèmesde vendetta que l’on observe encore dansmaints pays méditerranéens 5… »

Pour Norbert Elias et Eric Dunning,quatre observations confirment ce fonc-tionnement social :

« 1. le fait que les groupes concernéssemblent aimer autant – sinon plus – s’af-fronter les uns aux autres que regarder lematch…

2. le fait que tous les membres desgroupes rivaux ou presque semblent venird’une même couche sociale, c’est-à-diredes fractions dites dures de la classeouvrière. Il faut donc voir dans leurs af-frontements des conflits intra-classe et noninter-classe…

3. le fait que les affrontements de cesgroupes prennent la forme d’une ven-detta… Les individus et les groupes sontagressés simplement parce qu’ils arborentl’insigne d’appartenance à un groupe rival.De même les dissensions de longue dateentre les groupes rivaux de supporters1. Fonctionnement de bandes observées à Chicago où la

ségrégation était forte, les normes de masculinité impor-tantes, avec un système d’alliance élaboré.

2. Norbert Elias et Eric Dunning, op. cit., p. 360-361.3. Ibid., p. 74.

4. Émile Durkheim, De la division du travail social, Paris,PUF, 1893, édition 1960.

5. Norbert Elias et Eric Dunning, op. cit., p. 324.

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hooligans, qui persistent malgré le renou-vellement de leurs membres, indiquent latrès forte identification des hooligans avecles groupes auxquels ils appartiennent.

4. la remarquable conformité et unifor-mité dans l’action qui se manifeste à tra-vers les chansons et les slogans des hooli-gans, dont un thème récurrent consiste àexalter l’image masculine du groupe –dans le groupe –, tout en dénigrant etémasculant le groupe “hors du groupe” 1. »

La composition sexuée des groupes, lesnormes de masculinité agressive commu-nément admises, la domination sexuelle, lefonctionnement sous forme de bandes in-tégrées depuis la plus jeune enfance, lessystèmes complexes d’alliances, qualifiéspar Norbert Elias et Eric Dunning de« syndrome bédouin 2 », la consommationd’alcool facilitent le recours à la violence :« Dans ces groupes segmentaires, les senti-ments intenses d’affection au sein dugroupe “dans-le-groupe” et d’hostilité en-vers les groupes “hors-du-groupe” sont telsque la rivalité est virtuellement inévitablelorsque leurs membres se rencontrent. Àcause de leurs normes de masculinitéagressive et parce qu’ils sont relativementincapables de s’autocontrôler, le conflit quiles oppose débouche facilement surl’affrontement 3. »

Cette approche appelle quelques com-mentaires. Elle renvoie tout d’abord à ladifficulté de définir ce qu’est une norme etpar voie de conséquence un comporte-ment déviant. Le déviant est-il celui quicontourne les normes établies par unepartie de la population pour assurer l’har-monie dans les relations au sein d’unecommunauté et la cohésion sociale ? Oubien comme Howard Samuel Becker 4 doit-on le considérer comme un jugement quiest rendu par certains sur des comporte-

ments considérés comme anormaux carminoritaires ou marginaux ? Les sociétésmodernes tendent à devenir pour Elias des« espaces sociaux pacifiés ». En étant demoins en moins confronté à la violence,chacun en a aujourd’hui de plus en pluspeur. Alors que les conflits se règlent àprésent essentiellement d’une manièreconsensuelle, notre seuil de tolérance à laviolence a considérablement diminué.Toute idée de violence semble aujourd’huiinsoutenable. Les bagarres de supportersinquiètent car elles ne sont plus en cettefin de 20e ou au début du 21e considéréescomme normales. Elles sont perçuescomme un danger par la population quivoit dans ces comportements une montéede l’insécurité. Mais est-ce réellement lecas ? Le second problème est celui deconsidérer la violence comme étant le faitde personnes « moins civilisées » ou moinsavancées dans le processus de civilisa-tion :

« En énonçant, par exemple, que “parcequ’il leur est difficile de trouver un sens, unstatut et une gratification et de se consti-tuer des identités satisfaisantes dans les do-maines de l’école et du travail, les mâlesdes fractions “dures” de la classe ouvrièreadoptent des formes de comportement par-ticulières : intimidation physique, échangesde coups, consommation excessive d’al-cool, relations sexuelles fondées sur l’ex-ploitation de l’autre 5”, il semble légitimede s’interroger sur une assertion qui, si ellene dénote pas un profond mépris pour laclasse ouvrière, généralise cependant demanière exagérée le fonctionnement socialet affectif de celle-ci. À moins que cela nemette en évidence, dans le domaine pré-cisé, voire limité, du hooliganisme, unethéorie qu’un certain nombre d’auteurs,comme Ian Taylor 6, John Williams 7, ou

1. Ibid., p. 331-332.2. L’ami d’un ami est un ami ; l’ennemi d’un ennemi est

un ami.3. Norbert Elias et Eric Dunning, op. cit., p. 334.4. Howard s. Becker, Outsiders. Études de sociologie de la

déviance, Paris, Métailié, 1963, édition 1985.

5. Norbert Elias et Eric Dunning, op. cit., p. 355.6. Ian Taylor, op. cit.7. John Williams, « When violence overshadows the spirit

of sporting competition. Italian football fans and theirclubs », Journal of community and applied social psycho-logy, 1991, p. 23-28.

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encore John Hargreaves 1, n’ont pas hésitéà dénoncer et à critiquer comme entachéed’un évolutionnisme latent. La qualificationde théorie “évolutionniste” est peut-êtrenéanmoins exagérée. La sociologie figura-tionnelle de Norbert Elias, qui s’articuleautour de la théorie centrale des “procèsde civilisation” en établissant un équilibreentre l’idéographique et le nomothétique,s’est essentiellement attachée à décrirel’élaboration, l’apprentissage et l’affinementdes conduites et des normes comporte-mentales socialement acceptables qui ontconduit à la formation des sociétés occi-dentales entre le Moyen Âge et le vingt-ième siècle 2. »

� LES MÉDIAS ET L’EXTENSIONDU HOOLIGANISME

Si les études anglo-saxonnes ont apportéun certain nombre d’interprétations tantôtdivergentes ou concordantes, en fonctiondu choix des terrains et des approchesscientifiques, le drame du Heysel favorisepour sa part l’extension du phénomène àl’Europe entière et contribue largement àconstruire les représentations collectivesen matière de hooliganisme.

En mai 1985 Liverpool (déjà vainqueurde l’édition 1984) et la Juventus de Turin(qui remportera ce match) jouent la finalede la coupe d’Europe des clubs championsau stade du Heysel à Bruxelles. Si les sup-porters de Liverpool ne font pas partie desplus dangereux d’Angleterre, ils sont néan-moins précédés d’une réputation sulfu-reuse. Ainsi pour ne prendre que quelquesexemples parmi de nombreux autres inci-dents : en mars de la même année de vio-lentes bagarres les avaient opposés auxsupporters de l’Austria de Vienne ; en

juin 1984 lors du match AS Roma-Liver-pool les affrontements avec les Ultras ita-liens avaient fait une quarantaine deblessés et provoqué l’arrestation d’une cin-quantaine de supporters. Tout ceci vients’ajouter aux diverses exactions commises,dans les mois et les années précédents, parles supporters des autres clubs anglo-saxons et ceux de l’équipe d’Angleterre. Leservice d’ordre était nombreux et avaitreçu des consignes de fermeté. Les suppor-ters des deux équipes ont été introduitstrès tôt dans le stade, séparés seulementpar un grillage. Attente, provocations, in-sultes, tentatives d’intimidation, alcool, jetsde « canettes », panique morale, quelquessupporters anglais réussissent à s’intro-duire dans le « bloc Z » réservé à la « Juve »,et chargent. Les policiers débordés laissentpasser. Les supporters italiens des derniersrangs, affolés, se mettent à descendre deleurs gradins, écrasant contre le grillage in-férieur leurs congénères qui ne savaientpas ce qui se passait au-dessus d’eux. Lasécurité du stade a attendu durant delongues minutes l’ordre de déverrouillerles grillages en bas de la tribune. Celaaurait pourtant permis aux supportersd’échapper à l’écrasement. Il n’y a pas euaffrontement dur direct mais un défautdans la sécurité passive du stade malgré laprésence de 2 290 policiers ! Défaut quisera réparé le 19 août 1985 par la mise enplace d’une convention européenne « surla violence et les débordements des spec-tateurs lors de manifestations sportives etnotamment de matches de football ». Ils’agit bien d’un effort rétroactif de préven-tion d’un phénomène pourtant prévisible,d’une « campagne périodique » (HowardBecker) visant à instaurer des normes et uncontrôle social afin de rassurer la popula-tion. La commission d’enquête montreraégalement que des billets ont été vendus« à n’importe qui » au mépris total desrègles élémentaires de sécurité.

Quoiqu’il en soit, dans l’urgence média-tique des événements qui se sont joués auHeysel, les journalistes, en répétant en

1. John Hargreaves, « Sex, gender and the body in sportand leisure, has there been a civilitizing process ? », in EricDunning et Charles Rojek (dir.), Sport and leisure in the ci-vilizing process, critique and counter-critique, Londres,Inter-Action, 1992.

2. Dominique Bodin, « La déculturation du public commefacteur du hooliganisme, mythe ou réalité ? », Staps, 57,2002, p. 87-88.

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boucle les interprétations concernant lehooliganisme anglo-saxon, ont contribuétrès largement à la fabrication des repré-sentations collectives en la matière : lehooligan est devenu définitivement un An-glais, jeune, mal inséré socialement, délin-quant dans la vie ordinaire et imbibé d’al-cool. À aucun moment on ne s’est inter-rogé sur les antagonismes entre ces deuxgroupes ni on ne s’est demandé si les sup-porters de Liverpool étaient bien à l’originede l’animosité et de cet événement tra-gique.

À l’instar de Ryszard Kapuscinski 1, onpeut effectivement se demander si lesmédias reflètent bien la réalité ou si, de-venue une marchandise, l’information sesoucie vraiment de la vérité : l’essentiel estpeut-être tout simplement de vendre. Lehooliganisme vient de perdre définitive-ment son insularité car en commentant, enreformulant, en repassant incessammentles mêmes images dans la plus pure tradi-tion journalistique du « poids des mots etdu choc des photos », les médias ontdonné une visibilité sans précédent auxsupporters et hooligans. Auparavant ilssoutenaient leur équipe, le hooliganismeétant la forme ultime, dérive extrême dusupportérisme jusqu’au-boutiste, doréna-vant ils seront de plus connus et reconnus,leurs actes seront authentifiés.

La médiatisation du Heysel accélèredonc l’extension du phénomène au niveaueuropéen. Accélère seulement car le hooli-ganisme existait dans le reste de l’Europebien avant, le passage des supporters an-glais dans les autres pays ayant déjà servi,par mimétisme, de détonateur aux exac-tions dans les années 1975 à 1980. On peuts’étonner d’ailleurs du silence des journa-listes à ce sujet tout comme de celui desinstances nationales ou internationales dufootball. Des événements hooligansémaillaient déjà les rencontres du Paris-Saint-Germain depuis 1979 2, de Marseille,

Strasbourg, Nantes depuis 1980. Le footballbelge rencontrait également les mêmesproblèmes depuis les années 1980 3. PhilippeBroussard dans sa minutieuse « enquêtesur les Ultras du football » européens relèvedes affrontements dans tous les pays d’Eu-rope sans exception à partir de cette mêmepériode. Le hooliganisme n’était donc passeulement anglo-saxon.

Mais en dehors des difficultés socioéco-nomiques plus précoces en Grande-Bre-tagne que dans les autres nations euro-péennes, on peut se demander pourquoice pays a été davantage touché ouconcerné par cette forme de violence. Laraison est très simple, et commune d’ail-leurs au hooliganisme très violent qui séviten Belgique ou au Pays-Bas : la proximitéspatiale des clubs. En 1996, pas moins de11 clubs évoluaient en 1re ou 2e division dufootball anglais dans la seule ville et ban-lieue de Londres. La superficie de l’Angle-terre ne représente que le quart de celle dela France, la Belgique et les Pays-Bas sontdeux pays plus petits que la seule régionAquitaine. Les comportements agonisti-ques, au sens éthologique du terme, s’ins-crivent bien souvent dans des rivalitéssportives qui, en se conjuguant avec desantagonismes locaux et territoriaux, s’an-crent « dans des histoires singulières devilles, de pays, de classes et de crise 4 ».

Cependant le rôle des médias dans l’ex-tension du hooliganisme ne s’arrête pas àl’hypermédiatisation d’un événement traitédans l’urgence. Pour combattre le hooliga-nisme, les journalistes anglo-saxons créentla thugs league (ligue des voyous). L’ob-jectif, honorable en soi, de combattre lesgroupes hooligans en les stigmatisant, estutilisé par ces jeunes supporters en quêtede visibilité sociale. Être premier de la

1. Ryszard Kapuscinski, « Les médias reflètent-ils la réalitédu monde ? », L’empire des médias. Manière de Voir, 63,2002, p. 50-55.

2. Norbert Rouibi, Colloque sur la sécurité et la violencedans les stades lors des manifestations sportives, Paris, 1989,mise à jour du 15 février 1994.

3. Benoît Dupuis, « Le hooliganisme en Belgique. Histoireet situation actuelle. 1ère partie », Sport, 143, 1993, p. 133-157et « Le hooliganisme en Belgique. Histoire et situation ac-tuelle. 2e partie », Sport, 144, 1993, p. 195-226.

4. Christian Bromberger, op. cit., p. 242.

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thugs league devient progressivement l’ob-jectif prioritaire de chacun des groupes.Cet « effet pervers 1 » catalyse la concur-rence et les violences intergroupes. Il enest d’ailleurs de même en France avec lacréation de Sup’Mag (Supporter Maga-zine), magazine créé à l’origine pour parlerdes supporters, faire connaître et valoriserleurs tifos et qui instaure progressivementune animosité et une concurrence à traversun classement officiel des meilleurs sup-porters. Cette revue extrêmise peu à peuson contenu vers un supportérisme plusdur et un grand nombre d’articles consa-crés aux hooligans. Ainsi « les terrains defootball furent de plus en plus “vendus”comme des lieux où l’on assistait réguliè-rement non seulement à des matchs defootball, mais, aussi à des affrontementsou “aggro”. Cette image attira les jeunesmâles des fractions “dures” de la classeouvrière […] 2. »

Si les médias ne sont pas la cause duhooliganisme, ils en sont néanmoins unélément amplificateur, multiplicateur et ca-talyseur. Ils ont amplement contribué à sapromotion.

Avec l’extension du hooliganisme à l’Eu-rope entière on assiste à une diversificationdes études au niveau européen bien qu’uncertain nombre de chercheurs abordantces questions enseignent dans les univer-sités anglo-saxonnes. Deux approches trèsdistinctes se mettent en place : d’une partdes travaux, essentiellement français, quine s’intéressent qu’au fait supporter consi-dérant dès lors le hooliganisme comme unphénomène marginal 3 et, d’autre part, desapproches ciblées visant à comprendre etinterpréter les hooliganismes nationaux oulocaux à travers le fonctionnement internedes groupes de supporters, considérantpour leur part le hooliganisme comme unepartie intégrale de l’activité de supporter 4.Deux auteurs sont en marge de ces

approches : Patrick Mignon qui effectueune approche comparative du hooliga-nisme en Grande-Bretagne et en France 5

ainsi que sur l’Europe 6 et Manu Comeron 7

qui à partir de 1992 s’applique à instaurerle fan-coaching (encadrement des sup-porters) en Belgique et à en mesurer les re-tombées en matière de diminution des vio-lences.

D’origine anglaise, le fan-coachingconsiste d’une part en la présence dissua-sive et la surveillance des supporters dansle stade dans le but de prévenir les vio-lences (c’est le rôle des stadiers en France)et d’autre part, en un travail de préventionen amont des matches en organisant di-verses activités pour les jeunes fans (ren-contres sportives, voyages). Cette partie dutravail est assimilable à celui des éduca-teurs de rue. En France seul le PSG – maisc’est aussi le club qui connaît le hooliga-

1. Au sens où l’entend Raymond Boudon, Effets pervers etordre social, Paris, PUF, 1977.

2. Norbert Elias et Eric Dunning, op. cit., p. 363.

3. On peut citer entre autres : Pascal Charroin, Allez lesverts ! De l’épopée au mythe, la mobilisation du public del’association sportive de Saint-Étienne, Thèse soutenue àl’UFR Staps de l’université Claude Bernard Lyon-1, 1994 ;Christian Bromberger, Football, la bagatelle la plus sérieusedu monde. Paris, Balland, 1998 et C. Bromberger, Le matchde football. Ethnologie d’une passion partisane à Marseille,Naples et Turin, Paris, Maison des Sciences de l’Homme,1995 ; Nicolas Roumestan, Les supporters de football, Paris,Anthropos, 1998 ; William Nuytens, Essai de sociologie dessupporters de football. Une enquête à Lens et à Lille, Thèsesoutenue à la faculté des sciences économiques et socialesde l’université de Lille, 2000.

4. On peut citer entre autres : Richard Giulianotti,« Participant observation and research into football hooliga-nism. Reflections on the problems of entree and everydayrisks », Sociology of Sport Journal, 1995, p. 1-120 pourl’Écosse ; Bruna Zani et Erich Kirchler, « When violenceovershadows the spirit of sporting competition : italian foot-ball fans and their clubs », Journal of community and ap-plied social psychology, 1, 1991, p. 5-21 pour les hooligansde Naples et Bologne ; Manfred Zimmerman, op. cit. enAllemagne ; Kris Van Limbergen, « Aspects sociopsychologi-ques de l’hooliganisme, une vision criminologique », Pou-voirs, 61, 1992, p. 177-130 ; Benoît Dupuis, op. cit. en Bel-gique, Dominique Bodin, Sports et violences. Analyse desphénomènes de violences et de déviances chez les supportersde football à partir d’une étude comparative du supporté-risme dans le basket-ball, le football, le rugby et le volley-ball,Thèse soutenue à l’université Bordeaux 2, 1998, pour laFrance.

5. Patrick Mignon, 1993, op. cit et 1995, op. cit.6. Patrick Mignon, « La lutte contre le hooliganisme, com-

paraison européennes », Football ombres au spectacle. Lescahiers de la sécurité intérieure, 26, 1996, p. 92-107.

7. Manu Comeron, « Du gang au groupe social, une ana-lyse socio-préventive », Football ombres au spectacle,op. cit., 1996, p. 47-67.

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nisme le plus important – a instauré uneréelle politique de fan-coaching, les autresclubs se contentant de mettre en place desstadiers.

Ces divers travaux interrogent les pro-cessus d’apprentissage de la violence parmimétisme, conformité aux normes desgroupes, recherche d’un statut au sein dugroupe, concurrence entre groupes, faisantdu hooliganisme une sous-culture du sup-portérisme. Kris Van Limbergen 1 continuecependant à travailler sur la question del’exclusion sociale des hooligans belges etintroduit la notion de « vulnérabilité socié-tale ». Les dossiers judiciaires des membresdes noyaux durs des sides (équivalent desvirages en France) belges font statistique-ment apparaître des problèmes dans lastructure familiale et sociale : 40 % d’entreeux ont connu une scolarité courte ; 16 %seulement de ceux en âge scolaire se ren-dent régulièrement en cours ; très souventen situation sociale et matérielle précaire,ils sont opposés aux valeurs « bour-geoises » traditionnelles (politesse, disci-pline, respect des lois…) ; 75 % d’entreeux sont répertoriés depuis leur plus jeuneâge par les services de police pour des af-faires de délinquance.

Quelles que soient les approches rete-nues, ces différents auteurs mettent en évi-dence deux points communs : le hooliga-nisme est bien le fait de supporters et nond’individus extérieurs au football. Les hoo-ligans appartiennent tous à des groupesstructurés. En reprenant la métaphore rela-tive à la consommation de drogue on peutainsi affirmer que si 100 % des supportersne deviendront pas hooligans, 100 % deshooligans sont bien quant à eux d’authen-tiques supporters. Le hooliganisme esteffectivement, comme le suggère AlainEhrenberg, la « dérive extrême du suppor-térisme » : « Plus précisément, ce qui dis-tingue l’hooliganisme par rapport à la tra-dition du soutien, c’est le déplacement versles gradins : tandis qu’un match se déroule

sur le terrain, deux équipes de supportersentrent dans une compétition physique pa-rallèle… Le comportement des hooliganss’appuie donc sur des traditions culturelleset sportives qu’ils dépassent en les trans-formant. Leurs violences cherchent à dé-placer les pôles de la visibilité du terrainvers les gradins 2. »

Le hooliganisme est par voie de consé-quence le fait d’un nombre limité desupporters : le noyau dur du groupe, com-posé essentiellement des leaders et des in-dividus présents à tous les matches dechampionnat que ce soit à domicile ou endéplacement. Leur nombre varie entre unedizaine et 200 à 300 membres comme chezles South Winners marseillais. Le terme denoyau dur n’est pas comparable dans sadéfinition à celui utilisé dans les études surla délinquance juvénile. Mais le résultat estidentique. À l’image des travaux de Sébas-tian Roché 3 et Éric Debarbieux 4 on peuteffectivement constater que 50 % du hooli-ganisme sont le fait d’un « noyau suractif »de 5 % d’individus 5. Il est, en fait, très dif-ficile de dissocier le hooliganisme desétudes concernant la violence urbaine (oudes cités selon la terminologie employée),la délinquance des mineurs, ou encore laviolence à l’école car les publics concernéssont, en majorité du moins, les mêmes. Ilsont souvent un profil socio-démogra-phique commun.

L’après Heysel se caractérise égalementpar une évolution structurelle du hooliga-nisme. Le contrôle social mis en place(conventions européennes, lois et décretsnationaux, périmètre de sécurité autourdes stades, mesures de palpation, vidéo-surveillance etc.) a provoqué l’émergenced’une nouvelle forme de hooligans : les

1. Op. cit.

2. Alain Ehrenberg, op. cit., p. 58.3. Op. cit.4. Éric Debarbieux, « L’oppression quotidienne. Recherches

sur une délinquance des mineurs », Rapport remis à l’Institutdes Hautes Études de la Sécurité Intérieure, 2002.

5. Lire à ce sujet les limites à apporter à l’utilisation de lanotion de « noyau dur » dans Éric Debarbieux, op. cit.,p. 105-112.

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« casuals 1 », supporters violents ne portantplus aucun signe distinctif de leur grouped’appartenance. Le filtrage à l’entrée dupérimètre de sécurité ou du stade par lesforces de l’ordre 2 ou les stadiers ressembleau travail des physionomistes des boîtes denuit ou au « délit de sale gueule ». Lesjeunes supporters affublés des insignes deleur groupe ou de leur club font plus sou-vent que les autres l’objet de palpation. Enportant une tenue vestimentaire neutre oucorrecte, les « casuals » inspirent confianceet entrent sans difficulté dans le stade. Leshooligans deviennent invisibles ou peureconnaissables. Ces transformations ré-centes des stratégies des hooligans mon-trent ainsi de quelle manière le hooliga-nisme ne saurait être considéré comme unélément figé dans le paysage sportif. Denouvelles règles de sécurité provoquentl’émergence de nouveaux comportementspermettant de les contourner. Rien ne ditd’ailleurs que cette réglementation pluscontraignante, inspirant de nouvelles tac-tiques d’évitement, ne participe pas, en re-nouvelant l’interdit, à renforcer le succèsmême de l’illégalisme hooligan dans unepartie de cache-cache sans fin engagéeavec les forces de l’ordre.

La mise en perspective de la genèse his-torique du hooliganisme et de la construc-tion des représentations collectives atta-chées à ce phénomène social, permetd’expliquer partiellement les raisons pourlesquelles la figure du hooligan constitue,dans l’imaginaire collectif, une forme sté-réotypique. Si les discours et le senscommun continuent d’appréhender leprofil du hooligan moyen par des caracté-ristiques rebattues, en faisant systémati-

quement du fauteur de trouble un sujetmâle, anglais, jeune, imbibé d’alcool, so-cialement mal inséré et inculte en matièrede sport, l’analyse scientifique de ce phé-nomène permet en revanche tout autant demontrer l’inanité de ces représentationsque d’en démonter la logique de construc-tion.

Plusieurs facteurs apparaissent ainsi dé-terminants dans ce processus de brouillagede la réalité. Chacun de ces facteurs jouehistoriquement un rôle bien défini dans laconstruction de la figure lointaine et pour-tant si proche du hooligan comme « éternelétranger ». Étranger au pays qui renie detels agissements comme émanant de sespropres citoyens ; étranger au monde dusport qui ne se reconnaît pas dans une pro-géniture qu’il a pourtant enfantée. Il fautainsi distinguer à un premier niveau lesfacteurs liés aux pratiques majoritairementtouchées par ce phénomène, en particulierle football, et aux discours des institutionsqui en organisent le jeu et la structure. Lehooligan, dans l’esprit des dirigeants spor-tifs, ne saurait être assimilable au footballet à son spectacle. Or, cet acteur désormaisincontournable du paysage footbalistiqueest précisément issu du monde du suppor-térisme, généralement doté d’une solideculture sportive et de connaissances pré-cises sur le club qu’il soutient. Mais cettemise à distance du hooliganisme par lesinstances dirigeantes doit être ici comprisecomme le refus de faire face à la fois à desresponsabilités (juridiques, pénales, admi-nistratives) et à la gestion d’un public diffi-cile dont les actions entachent les valeurset la virginité réelles ou rêvées du sport. Ilest ainsi plus facile de laisser croire que lehooligan n’a rien à voir avec le sport ou lespectacle sportif, tout en jouant en coulissesur les ressorts de cette activité honteusepour effrayer des adversaires sportifs gê-nants.

Nous retrouvons dans ce refus de pater-nité les traces d’un discours « couberti-nien » attaché aux valeurs éternelles d’unsport qui doit gérer tant bien que mal des

1. Casual vient de casual clothing : habits « normaux »,« habituels », mais dans le domaine particulier du hooliga-nisme, les acteurs intervenant dans le contrôle et la préven-tion des violences l’utilisent dans le sens d’être « bienhabillé », de porter des habits de marque. Le hooligan mo-derne, casual, devient ainsi méconnaissable et jouit aumoment du filtrage d’a priori de respectabilité.

2. Depuis 1998 le stade est sous la responsabilité des or-ganisateurs en vertu de l’application de l’article 23 de la loin° 95-73 du 21 janvier 1995.

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rapports sensibles, voire conflictuels, avecle monde du spectacle. Sans doute le plussurprenant est-il de constater aujourd’huila pérennité d’un modèle de pensée quiparticipe grandement à repousser hors deshorizons sportifs tout fauteur de trouble etdont la naissance fut contemporaine desdébuts du sport. Lorsque la Revue Olym-pique, en 1906, stigmatisait les « émeutessportives » qui perturbaient alors les coursesde Longchamp, ne distinguait-elle pas soi-gneusement les émeutiers, vils parieurs,des honorables sportsmen ? Antienne re-prise en 1910 par la même revue pour la-quelle « le spectateur sportif est devenuune plaie [puisqu’] il abaisse le niveaumoral du sportsman, lui inspire des préoc-cupations étrangères à l’acte qu’il accom-plit […] ».

Dans le cadre du hooliganisme, cettefracture entre le monde du sport et celui deses trublions trouve singulièrement sesmeilleures assises dans l’argumentationscientifique des chercheurs qui ont privi-légié, dans la modélisation du jeu des hoo-ligans, le caractère innovant des violencespréméditées : l’institutionnalisant commemarque identitaire fondamentale du phé-nomène, au détriment d’un ancrage pour-tant avéré dans une réelle culture sportive,et extériorisant du même coup les acteursdu système qu’ils contaminent. L’externali-sation des mécanismes de fonctionnementdu hooliganisme conduit alors à définirune forme d’idéal-type du hooligan dontles attaches avec le monde du sport sontparadoxalement secondaires, voire inexis-tantes.

À un second niveau, l’origine géogra-phique et culturelle du sport moderne etplus particulièrement du football fait decette activité une pratique qui, pour lemeilleur et pour le pire, reste marquéedans l’imaginaire collectif, par son enraci-nement et sa diffusion première au cœurmême du Royaume-Uni. Autrement dit,comme le souligne accessoirement la pré-cocité des travaux scientifiques engagés enAngleterre par des chercheurs anglais, le

hooliganisme serait essentiellement unphénomène anglais parce que lié à l’inven-tion anglaise du sport moderne : enquelque sorte une spécificité culturelle bri-tannique. Or, s’il est indubitable que l’ori-gine du hooliganisme se situe bien auRoyaume-Uni, s’il est évident que ce phé-nomène complexe peut être analysé enAngleterre à travers le prisme de différentscatalyseurs culturels, sociaux et politiques(diffusion rapide du football, rajeunisse-ment du public, sectorisation et dérive dessous-cultures adolescentes, effondrementéconomique du pays, lien social intra classeset modes d’existence, etc.), il est tout aussijuste de dire qu’il en a rapidement franchiles frontières : décliné sous d’autres formesen d’autres lieux. Certes, la concentrationet la proximité des clubs dans les princi-pales villes anglaises ainsi que la structuremême des footballs nationaux fondent desdifférences essentielles entre l’Angleterreet la France 1, contribuant à accréditer lathèse d’une amplification plus rapide etplus intense des affrontements dans lecadre britannique. Mais le hooliganismeanglais est en quelque sorte l’arbre quicache la forêt, le centre de gravité d’unphénomène dont les ondes de choc ontdepuis longtemps atteint d’autres rivages,même si cette réalité est en partie com-battue ou seulement ignorée. Il faut aussinoter que cette rémanence de l’idéaltypedu hooligan, sujet de Sa Majesté, a profon-dément été accentuée par la surmédiatisa-tion des événements les plus dramatiquesde ces dernières années dans lesquelsétaient engagés des supporters anglais.C’est en effet l’image télévisée des suppor-ters britanniques impliqués dans le dramedu Heysel et le poids des sanctions affé-rentes qui ont renforcé cette convictionque le hooligan pourrait être définitive-ment considéré comme anglais.

Le phénomène existe donc bien au planeuropéen, tout en demeurant masqué dans

1. Loïc Ravenel, Le football de haut niveau en France, es-paces et territoires, Thèse de doctorat de géographie del’université d’Avignon et des pays du Vaucluse, 1997.

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Le hooliganisme entre genèse et modernité

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ses formes nouvelles par la visibilité et l’an-cienneté de ses manifestations dans l’uni-vers sportif britannique. Pourtant, ne faut-ilpas aussi, pour comprendre certains as-pects de cette « étanchéisation » culturelleet sociale, forme d’anglicisation forcenéedu hooliganisme, saisir comment le pou-voir politique, en France, l’articule aujour-d’hui avec la construction d’un nouvelordre moral ? Il conviendrait ainsi de re-placer ces « nouveaux discours sur devieux problèmes » dans le contexte politi-quement sensible du « sentiment d’insé-curité » et dans les perspectives beaucoupplus larges d’une pénalisation étendue etaccrue des comportements sociaux dits dé-viants. Pénalisation qui vise notamment àinsérer les violences des foules sportives,transgressions parmi d’autres, mais sansdoute devenues trop visibles, voire emblé-matiques, dans un dispositif législatif ra-dical de stigmatisation et de répressionfondé sur le concept de « tolérance zéro »,largement importé des États-Unis 1.

Que le sport, qui est fréquemment ins-trumentalisé par le pouvoir politique aunom de ses supposées vertus régénérantespour le corps social, soit atteint par unegangrène (hooliganisme, violences, affai-risme, dopage, corruption, etc.) dontl’étendue est généralement minimisée, estune réalité déjà compliquée à admettre et àgérer pour ceux qui en sont les ardentspromoteurs. Mais que, de surcroît, la figuredéviante et néanmoins médiatisée du hoo-ligan puisse se superposer à celle du sup-porter français, introduit en creux un para-sitage des représentations qui favorisent

sans aucun doute la pérennité du modèle« étranger ». C’est de toute évidence uneanalyse plus rationnelle et sans doute pluslucide de la réalité, qui conduit aujourd’huile pôle politique français à durcir ses posi-tions 2. C’est bien parce que, de l’avismême des représentants du pouvoir, leshooligans semblent se révéler en définitiveaussi fils de Montaigne et non plus seule-ment de Shakespeare, que leurs exactions,témoignages de cette diffusion du mal, etpour ainsi dire d’une véritable contamina-tion, honnies et vilipendées, deviennentgage de sévérité pénale accrue en France.Les discours politiques, en tout cas, sem-blent clairement indiquer que le hooliganmade in France sera sévèrement châtié.Comme si la brutale découverte d’un fléaulongtemps étiqueté britannique, rongeantaussi les structures du football et du sup-portérisme français, suggérait, après dia-gnostic « médico-politique », non plus sim-plement l’administration de remède maisbien l’amputation pure et simple du mem-bre gangrené.

Dominique Bodin ([email protected]), LucRobène ([email protected]) et Stéphane Héas([email protected]) sont maîtres de confé-rences à l’université Rennes 2 et membres du labo-ratoire didactique, expertise et technologie des APS.Ils ont publié ensemble Sports et violences enEurope (Éditions du Conseil de l’Europe, 2004).

1. Loïc Wacquant, Les prisons de la misère, Paris, Raisons,1999.

2. Cf. à ce sujet l’article publié dans Le Monde du25 janvier 2003, intitulé : « Nicolas Sarkozy veut barrer laroute des stades aux hooligans ».

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