Nikolaï Kliouev et les Scythes: genèse de la révélation d'un poète populaire.

23
Nikolaï Kliouev et les Scythes : la révélation d’un poète « populaire ». Nikolaï Kliouev (1884 – 1937) est contemporain à la fois des poètes symbolistes de la seconde génération et témoin des bouleversements historiques et culturels de la Russie soviétique. Poète « paysan » autoproclamé, auteur d’une autobiographie qu’il n’est pas aisé de dissocier du mythe 1 , et d’une œuvre poétique au contenu et à l’esthétique complexes, il a suscité des débats passionnés sur l’authenticité de son identité « populaire », aussi bien de son vivant que plus de cinquante ans après sa mort 2 . L’on se pose encore aujourd’hui la question de la sincérité de ses déclarations, allant parfois jusqu’à confondre posture artistique et construction idéologique, aussi bien celle(s) du poète lui-même que celle(s) de ses lecteurs: était-il véritablement « sacré par le peuple 3 », descendant d’Avvakum 4 et héritier de l’engagement spirituel de ce dernier? Ou bien était-il « uniquement » un stylisateur, qui dans son intérêt pour le paysan russe aurait imité Alexandre Blok et d’autres poètes symbolistes, et dont l’entrée sur la scène littéraire serait marquée par l’opportunisme 5 ? Cette interrogation sur l’authenticité des origines et de la posture populaires de Kliouev, qui relève avant tout d’une étude biographique, pourrait, nous semble-t- il, être inscrite dans une réflexion à visée plus large, 1

Transcript of Nikolaï Kliouev et les Scythes: genèse de la révélation d'un poète populaire.

Nikolaï Kliouev et les Scythes : la révélation d’un poète

« populaire ».

Nikolaï Kliouev (1884 – 1937) est contemporain à la

fois des poètes symbolistes de la seconde génération et

témoin des bouleversements historiques et culturels de la

Russie soviétique. Poète « paysan » autoproclamé, auteur

d’une autobiographie qu’il n’est pas aisé de dissocier du

mythe1, et d’une œuvre poétique au contenu et à

l’esthétique complexes, il a suscité des débats

passionnés sur l’authenticité de son identité

« populaire », aussi bien de son vivant que plus de

cinquante ans après sa mort2. L’on se pose encore

aujourd’hui la question de la sincérité de ses

déclarations, allant parfois jusqu’à confondre posture

artistique et construction idéologique, aussi bien

celle(s) du poète lui-même que celle(s) de ses lecteurs:

était-il véritablement « sacré par le peuple3 »,

descendant d’Avvakum4 et héritier de l’engagement

spirituel de ce dernier? Ou bien était-il « uniquement »

un stylisateur, qui dans son intérêt pour le paysan russe

aurait imité Alexandre Blok et d’autres poètes

symbolistes, et dont l’entrée sur la scène littéraire

serait marquée par l’opportunisme5 ?

Cette interrogation sur l’authenticité des origines

et de la posture populaires de Kliouev, qui relève avant

tout d’une étude biographique, pourrait, nous semble-t-

il, être inscrite dans une réflexion à visée plus large,

1

qui aborderait la relation qu’entretiennent, dans le

domaine russe, la culture « populaire6 » d’une part et

culture « savante » - ou culture de l’intelligentsia - de

l’autre. A partir de la première moitié du XIXe siècle,

ces relations modifient non seulement le paysage

littéraire, qui doit faire de plus en plus de place aux

nouveaux poètes venus du « peuple », mais vont jusqu’à

marquer le processus de création artistique, tandis que

ce dernier accorde, à la fin du siècle, une attention

1 Il s’agit du Destin de grèbe, [Гагарья судьбина], consigné en 1922,publié à titre posthume par A.Mixajlov dans Nord [Север],Petrozavodsk, juin 1992. Pour l’étude de l’oeuvre, cf. K.Azadovski,Le « Destin de grèbe » de Nikolaj Kljuev [« Гагарья судьбина » Николая Клюева],SPb, Inapress, 2004, 199 p.2 La première publication posthume des oeuvres de Nikolaj Kljuev n’aeu lieu qu’en 1977: N.Kljuev, Stixotvorenija i poemy, L.Švecova, V.Bazanovéd., « Biblioteka Poeta ». Malaja serija, L., Soveckij Pisatel’,1977, 559 p. 3 En référence au vers liminaire du poème « Я - посвященный отнарода », N.Kljuev, Le coeur de licorne [Сердце единорога], SPb, RXGI,1999, p. 391.4 Cf. « Retentit mon aïeul Avvakum » [« Гремел мой прадед Аввакум »]dans le poème « Là où l’éden est émaillé, où le Sirin [Где райфинифтяный и Сирин] », Kljuev N.A., Le coeur de licorne…, p. 340. Cettedéclaration poétique a été prise à la lettre notamment par lecritique S.Kunjaev, qui signa dans Notre contemporain [Наш современник],Moscou, octobre 2011) un essai sur Kljuev, intitulé « Toi – brûlantdescendant d’Avvakum…[Ты - жгучий отпрыск Аввакума…] »5 Cette thèse, bien qu’en des termes moins tranchés, est celledéfendue par K.Azadovski, auteur d’une monographie très sérieuse surla vie du poète, La vie de Nikolaj Kljuev - récit documenté [Жизнь НиколаяКлюева: документальное повествование], SPb, « Zvezda », 2002, 365 p.Les débats concernant l’authenticité de la posture poétique de Kljuevn’en sont pas moins très animés. Cf. par exemple K.Azadovskij, « Surle poète «populaire» et la «sainte» Russie [О « народном » поэте и« святой » Руси] », in NLO, 1993, no°5, p. 89.6 Une culture populaire conçue et perçue avant tout comme paysanne.Cf. K.Azadovski, Les poètes néo-paysans [Новокрестьянские поэты],Stavropol’, Stavropol’skoe knižnoe izdatel’stvo, 1992, p.18

2

particulière à la réception. Nikolaï Kliouev, dont

l’entrée sur la scène littéraire se fait en 19117,

deviendra une figure emblématique de ces relations entre

culture populaire et culture savante dans le premier

quart du XXe siècle. Aussi bien par son image publique que

par son esthétique, il accusera le gouffre qui sépare le

« peuple » et « l’intelligentsia », et, en parallèle à

une poétique du sujet profondément ancrée dans le

modernisme, élaborera un style archaïsant qui repose sur

le folklore. C’est dans le programme politique des

socialistes révolutionnaires de gauche que Kliouev va

trouver le plus d’échos à ses propres aspirations: dès

1912 en effet il décèle dans la presse socialiste

révolutionnaire8 une tribune qui lui fournit l’occasion

d’élaborer son image de poète populaire. Pour cette

raison, l'épisode de la collaboration avec l’almanach des

Scythes, organe littéraire proche du socialisme

révolutionnaire de gauche9 - où seront publiés, en août

1917, le cycle Terre et Fer et, en décembre de la même

année10, le Chant de l’Héliophore [Pesn’ Solncenosca], les Chants de

l’isba et le poème « Douze mois dans une année11 » -

constitue un jalon important dans l’histoire de ses

relations avec l’establishment littéraire, de même qu’il met

en lumière la façon dont, entre deux révolutions, Kliouev

est consacré comme poète populaire par l’intelligentsia

proche du populisme. Dans les deux numéros de la revue

qui verront le jour en 1917, ses poèmes vont côtoyer,

outre des publications d’autres poètes « paysans » -

3

S.Essenine, P.Orechine, A.Ganine - celles de A.Biély,

V.Brioussov, E.Zamiatine, M.Prichvine, A.Rémizov ou

encore L.Chestov. En d’autres termes, il s’agit d’une

plateforme unique sur laquelle cohabite la poésie

« paysanne » et divers représentants d’une culture

savante - poètes, prosateurs et philosophes. À la faveur

de la révolution, ces poètes « paysans », Kliouev en

tête, vont acquérir un nouveau droit de cité auprès d’une

intelligentsia qui voit en eux les détenteurs d’une

« vérité » spirituelle, sociale et politique,

particulièrement salvatrice à une époque de grands

changements.

Pour autant, si cet épisode de la trajectoire

poétique de Kliouev peut être interprété comme une

manifestation d’opportunisme, les implications

idéologiques et esthétiques qui en résultent n’en sont

pas moins cruciales pour mettre en lumière des aspects

fondamentaux de sa poétique dans les années

révolutionnaires.

1. Un rapprochement inévitable : les Scythes et les poètes « paysans » unis

dans leur vision de la révolution.

Les prémisses d’une collaboration éditoriale entre

Nikolaï Kliouev et Ivanov-Razoumnik sont à rechercher

dans les quelques années qui précèdent 1917. A la veille

de la révolution de février, la gloire du poète est à son

apogée12: il réalise une tournée dans toute la Russie aux

4

côtés de la chanteuse Natalia Plevitskaïa, dans

l’ensemble très appréciée du public, et qui apporte une

pierre supplémentaire à l’édification de son mythe

personnel, celui de poète populaire13 [narodnyj poet]. Alors

que les années 1910 avaient été celles de son entrée en

littérature, les années de la première guerre mondiale

vont donner une impulsion nouvelle autant à sa poésie

qu’à l’accueil que lui réservent ses contemporains. Son

quatrième recueil, Pensées séculières [Mirskie dumy], publié fin

janvier 1916, dans lequel il dit la guerre dans une

langue populaire, voire dialectale, fortement imprégnée

de folklore, sera particulièrement apprécié par la

critique patriotique et populiste. En premier lieu par

Ivanov-Razoumnik, écrivain et penseur, auteur, en 1907,

d’une Histoire de la pensée russe. Il lui consacre un article

laudatif intitulé « La terre et le fer »14, dans lequel il

explore le mythe de Kliouev – détenteur de «l'âme du

peuple» : «Nous voyons pour la première fois arriver en

littérature un poète issu de telles profondeurs

7 Avec la publication de son premier recueil poétique Le Carillon des Pins[Сосен Перезвон], Moscou, éd. Znamenskij i K°, 1912 (1911). 8 Dans la revue Les testaments [Заветы], qui a existé d’avril 1912 à août1914.9 Pour les influences du scythisme sur les écrivains, poètes etartistes cf. J.Leontiev, Les Scythes de la révolution russe. Le parti des Socialistesrévolutionnaires de gauche et ses compagnons de route littéraires [Скифы русскойреволюции. Партия левых эсеров и ее литературные попутчики], M., 2007,p.16. S’il est idéologiquement du socialisme révolutionnaire, Ivanov-Razoumnik déclare demeurer « non-affilié » au parti et veille à ceque ses almanachs ne soient « liés à un parti quelconque », tout enn'étant pas entièrement « apolitiques », cf. p. 154.10 Le deuxième numéro est daté de 1918.11 « Двенадцать месяцев в году…», N.Kljuev, Le Cœur de licorne… p.360.

5

populaires […]. Sa langue est une véritable « création

verbale » [slovotvorčestvo], inédite pour la ville, ancienne

pour le peuple […] sa force réside dans la terre et le

peuple15. » S’il ne s’agit pas de la première étude que

Ivanov-Razoumnik consacre au poète de Vytegra16, sa portée

est sans conteste des plus considérables. Dès cet

article, en effet, Razoumnik parle du « tourbillon » dans

lequel s’est engagé le peuple russe avec, d’un côté,

l’Occident, sa civilisation et son « fer », et de l’autre

l’Orient, la culture véritable et la « terre ». A

l’Orient comme au peuple russe appartient aussi la

« sagesse du sol », que le critique décèle en Kliouev17.

Cette opposition entre l’Orient et l’Occident deviendra

la pierre de touche de la réflexion politique et

spirituelle d’Ivanov-Razoumnik de ces années pré-

révolutionnaires. Elle scelle le début d’une nouvelle

étape dans les relations littéraires entre le poète et le

critique, qui seront placés sous le signe du

« scythisme ».

Dans l’Âge d’argent fasciné par la culture antique,

l’intérêt pour les Scythes18 avait encore été suscité par

les découvertes archéologiques de 1912-1913, dirigées par

le professeur Veselovski près de Nikopol. Ces preuves

matérielles de l’existence d’une civilisation ancienne en

Tauride avaient nourri le mythe du Scythe contemporain du

monde hellénistique et ancêtre des Slaves. Pour Ivanov-

Razoumnik toutefois, de même que pour le mouvement

littéraire et politique dont il est le porte-parole, le

6

scythisme est synonyme de « maximalisme spirituel ». Le

critique revendique sa filiation avec Alexandre Herzen,

qui avait fait, dans Passé et Pensées, le lien entre le

Scythe et le révolutionnaire, prêt à faire s’écrouler le

monde ancien19. Alors qu’il désigne Herzen comme « un

Scythe des années 184020 », Razoumnik justifie, par le

biais du scythisme, la spécificité de l’histoire russe

par rapport à la civilisation européenne. Dès 1917 en

effet, le critique populiste perçoit dans le scythisme le

symbole ultime de la « révolution de l’esprit »,

triomphant du conformisme et de « l’esprit petit-

bourgeois21 ». Dans l’article préfaçant le premier numéro

de la revue, il adapte les traits historiques du Scythe –

homme de la « steppe libre », obstiné, insolent,

triomphant - à l’histoire russe, qui voit survenir des

changements de taille dans l’actualité politique et

sociale : il est étranger à la « foule criarde de

bourgeois22 », et incarne « la « haute barbarie », appelée

à détruire la civilisation compromise par l’absurdité de

la guerre mondiale et à construire un ordre nouveau23.

Parmi les poètes « venus du peuple », c’est

Essenine, qui, en 1917, accentue le lien entre le

scythisme et la culture populaire. Dans sa lettre au

jeune Alexandre Chiriaevets datée du 24 juin, il établit

une opposition entre la « fraternité paysanne » et les

« littérateurs de Petersbourg », et écrit : « Nous sommes

des Scythes […] tandis qu’ils sont, eux, de culture

12 Cf. K.Azadovski, La vie de Nikolaj Kljuev… p.145.

7

romane […] des occidentalistes. Ils ont besoin de

l’Amérique, tandis qu’à nous suffisent […] le feu de bois

et la chanson de Sten’ka Razine24. » Pour le poète, le

cheval de bois qui orne les toits des isbas russes est un

symbole de la « Scythie, avec son mystère du nomade

éternel25 ». Il fait en cela écho à Kliouev, qui énumère

dans le premier poème du cycle Terre et fer les éléments

fondateurs de la culture russe antéhistorique26. Essenine

ira jusqu’à faire du « Scythe » une figure qui, en

renouant avec le passé mythologique de la Russie, dépasse

l’antagonisme entre Orient et Occident, dans un mépris de

la civilisation : « ni l’Occident, ni l’Orient avec

l’Egypte n’auraient pu inventer [le cheval de bois],

eussent-ils repris à l’envers toute leur culture27. » En

d’autres termes, le scythisme – chez Ivanov-Razoumnik

comme chez les poètes « paysans » – équivaut d’abord et

avant tout à un retour aux sources. Or, au-delà d’une

complicité « culturelle », ce concept va fournir à ces13 Notamment P.Sakulin, « Le chrysanthème populaire [Народныйзлатоцвет] », in Vestnik Evropy, mai 1916. 14 Ivanov-Razumnik R., « La terre et le fer (Echos littéraires).Pensées séculières. [Земля и железо. (Литерaтурные отклики). Мирскиедумы]», in Russkie vedomosti, 6 avril 1916. 15 «Впервые приходит в литературу поэт от такой глуби народной […]. Иречь его – подлинное «словотворчество», новое для города, старое длянарода <...> сила его – в земле и в народе». Cité par K.Azadovski,dans La vie de Nikolaj Kljuev… p.133 Le chercheur ajoute: « Le tonemphatique de cet article et quelques unes des déclarations qu’ilcontenait ont eu un grand effet, avant tout sur Kljuev. »16 Cf. Ivanov-Razumnik R., « La littérature russe en 1912 [Русскaялитерaтурa в 1912 году.] », Zavety, janvier 1913, p.60-61; « Lecommuniant joyeux de la nature (Poésie de N.Kljuev) [Природырaдостный причaстник (Поэзия Н. Клюевa)] », Zavety, 1914, p.45-49. 17 K.Azadovski, La vie de Nikolaj Kljuev… p.133-134.

8

poètes des outils intellectuels pour articuler leurs

aspirations révolutionnaires, celles de l’avènement d’un

paradis rural28, d’une « quatrième Rome » dont

l’instauration, en lieu et place d’une civilisation à

bout de souffle, est préparée chez Kliouev dès les œuvres

du début des années 1910. Ainsi, le poème liminaire de

son premier recueil, Le Carillon des pins, d’abord intitulé

« Les moissonneurs », affirme l’arrivée prochaine du

« siècle des épis d’or »29. L’attente d’un bouleversement

spirituel s’inscrit dans une aspiration plus globale de

voir l’avenir mettre fin à la fatalité propre au passé.

L’appel à « [rompre] les sceaux lourds du passé » entame

un poème de 191030, et le poète déclare dans un autre « Au

passé insoumis - / Nos regardons vers l’avenir31 ». Ce

sentiment d’attente traverse toute sa poésie des années

191032, et il est inséparable de la figure du « messie

ardent33 », de ce Christ « enflammé » aussi présent chez

Blok34. Ainsi, pour Kliouev, engagé aux côtés des

socialistes révolutionnaires de gauche déjà au moment de

la révolution de 190535, les révolutions de 1917 se

conçoivent au croisement d’espoirs politiques concernant

la campagne, et d’aspirations religieuses, en partie

construites en réponse à la mystique de l’apocalypse

caractéristique du symbolisme russe. Les Scythes, tout

comme Kliouev, attendent d’abord une révolution « de

l’esprit», et finalement très éloignée des objectifs

18 Pour un aperçu des œuvres littéraires du début du siècle inspiréespar le thème du scythisme, cf. J.Leontiev, Les Scythes de la révolution russe…p.13.

9

concrets de février et d’octobre 1917. Aussi, le

rapprochement idéologique avec le scythisme apparaît

particulièrement cohérent et s’inscrit pour le poète dans

une relation de longue date avec les socialistes

révolutionnaires.

2. Un dialogue poétique avec les Scythes : les figures de l’Orient chez Nikolaï

Kliouev.

Il n’est pas étonnant, alors, que l’accueil réservé

à Kliouev par le groupe des Scythes fut extrêmement

chaleureux. Bien plus, Ivanov-Razoumnik et Biély ont vu

en lui un véritable « génie populaire », le seul capable

d’exprimer avec justesse la culture et la langue du

peuple, d’incarner cet esprit à la fois révolutionnaire

et mystique qui caractérise, pour ces intellectuels, le

paysan russe. D’abord dans son étude sur le mot en

poésie, parue dans le premier numéro des Scythes, puis dans

19 Cf. la déclaration de Herzen: « Я, как настоящий скиф, с радостьювижу, как разваливается старый мир, и думаю, что наше призвание -возвещать ему его близкую кончину. » Passé et pensées [Былое и думы],partie 5, chp. XLI.20 Titre du premier chapitre de la monographie de Ivanov-RazumnikA.I.Herzen. 1870 – 1920, Petrograd, Kolos, 1920, p. 5. 21 Un concept que Ivanov-Razumnik oppose à la notiond’« intelligentsia », dans la lignée de Herzen. Cf. Saraeva E.L.,« Le concept de la petite bourgeoisie dans les textes de A.Herzen etIvanov-Razumnik: un dialogue d’idées [Понятие мещанства в текстахА.И.Герцена и Иванова-Разумника: диалог идей] », Yaroslavl’skijpedagogičeskij vestnik, 2011, №3, t.1. p. 27-33.22 Ivanov-Razumnik R. « Les Scythes. En lieu d’une préface », Scythes,№1, août 1917, p.VIII23 Lorraine de Meaux, La Russie et la tentation de l’Orient, Paris, Fayard, 2010,p. 236.

10

son article sur le Chant de l'Héliophore, Biély loue le style

du poète, apprécie surtout la capacité de ce dernier à

«dire le monde», à revenir, par le langage,

« naturellement », à la source de la création36, qui va de

fait au-delà des antagonismes culturels37. Et, si Biély

tire de sa découverte de la poésie révolutionnaire de

Kliouev des conclusions enrichissantes en termes

esthétiques38, l’on perçoit en retour, chez l’auteur des

Chants de l’isba, la présence de motifs orientaux dont le

traitement accuse une influence du scythisme. Des motifs

sans doute suscités aussi par un voyage récent dans le

sud de l’Empire, comme en témoigne une lettre à

Chiriaevets datant de début 1917 : « J’étais dans le

Caucase et l’Orient m’est positivement monté à la tête.

Selon moi il s’agit d’une beauté inédite39. » Et de fait

l’Orient renvoie, chez le poète, à deux modèles de

construction poétique, qui suivent chacun une dynamique

différente.

D’une part, l’Orient et l’Occident s’insèrent dans

le paradigme antithétique élaboré dès les œuvres de

jeunesse, qui par ailleurs englobe les oppositions entre

le « nous » et le « vous », la nature et la machine, la

campagne et la ville40. Ces espaces deviennent d’autant

plus des topoï poétiques qu’ils sont associés aux motifs à

la fois religieux et érotiques, qui occupent une place

importante dans l’esthétique kliouevienne des années

1910. « Arrière, Occident ! – Serpent, Débauchée, / Notre

promis est le jeune Orient41 ! » écrira le poète entre

11

1916 et 1918. Mais cette opposition entre l’Orient et

l’Occident subit aussi un traitement similaire à celle

qui sépare « les moissonneurs » et les « intellectuels »

dans le célèbre poème de 1910, La voix du peuple. De la même

façon que le poète appelle, dans la dernière strophe, à

l’union des deux parties fraternelles42, il invitera

l’Orient et l’Occident, dans le Chant de l’Héliophore, à la

« ronde rituelle », animé d’un élan révolutionnaire et

internationaliste. La nouvelle ronde populaire suggère

non plus seulement la fusion de groupes sociaux jadis

divisés, mais bien le syncrétisme de toutes les

cultures : « La Chine et l’Europe, et le Nord et le

Sud, / dans une ronde d’amies s’uniront au palais43. »

« Le pain de toutes les tribus / Sera rompu entre les

frères44 » lit-on dans le poème publié à la suite, et

février 1917 correspond précisément au temps espéré de la

moisson45.

Le scythisme, et en particulier l’influence de la

critique positive de Ivanov-Razoumnik46, semblent donner

au poète l’impulsion nécessaire pour faire du motif de

l’Orient la figure de proue de sa poétique du syncrétisme

culturel et esthétique. Si la révolution paraît être la

raison première du rapprochement des nations et des

continents, de la chute des barrières sociales, l’univers

poétique tout entier de Kliouev des années 1916-1918 se

construit à partir de la fusion entre l’Orient, - comme

espace exotique des Mille et une nuits - et la Russie ancienne.

Une fusion qui se présente comme la condition sine qua non

12

de l’avènement ultime du paradis paysan : « Toutes les

races en une seule fusionnent : / Alger, et l’orange

Bombay / Sont cousues dans la blague de l’aïeul / Avant

les jours d’or, de résurrection47. »

L’opposition entre Orient et Occident, comme symbole

de la dénonciation de la culture occidentale, urbaine,

savante, et de résistance à celle-ci, ne disparaît

pourtant pas de la poésie de Kliouev, notamment des

œuvres qui entreront dans le recueil Le pain des lions.

L’Orient, et en particulier l’Asie, seront repris par le

poète dans leur acception violente de destructeurs de la

civilisation et de l’universalisme russe : « le pain des

lions, - écrit-il en 1922, - est finalement le destin de

24 « Мы ведь скифы, […] а они все романцы, […] все западники, имнужна Америка, а нам […] песня да костер Стеньки Разина. » S.Esenin,Œuvres complètes en 5 tomes, M., 1962, t.5, p.126. 25 Les sources de Marie [Ключи Марии], S.Esenin, Œuvres complètes… p.32.26 « Узнайте-же ныне: на кровле конек / Есть знак молчаливый, что путь наш далек. [Sachez désormais : sur le toit le cheval / Est le signe muet que très loin nous allons] », Scythes, août 1917, p.101.27 S.Esenin, Œuvres complètes… p.126.28 Cf. K.Azadovski, Les poètes néo-paysans… p.46.29 « Мы - жнецы вселенской нивы, / Вечеров уборки ждем. / И хоть смерть косой тлетворной / Нам грозит из лет седых: / Он придет нерукотворный / Век колосьев золотых », Le Carillon des Pins… p.1530 « Сломим же минувшего тяжкие печати », N.Kljuev, Le cœur de licorne… p.123. 31 « Но былому неподвластны - / Мы в грядущее глядим », Ibidem, p.134.32 « Уповать, что мир потерь / Канет в сумерки безвестья, / Что, как путник, стукнет в дверь / Ангел с ветвью влаговестья. » (1913) Ibidem,p.198. 33 « Скоро к голодному люду / Пламенный вестник придет. / К зрячим нещадно суровый, / Милостив к падщим в ночи […]. » 1908. 4334 Cf. « Задебренные лесом кручи... » A.Blok, Œuvres complètes en 20 tomes., M. Nauka, 1997, t.3, p.168.35 Cf. J.Leontiev, Les Scythes de la révolution russe…, p.235-236.

13

l’Occident et de l’Orient. La Russie acceptera l’Orient,

car elle est elle-même orientale, mais elle ne servira

plus de bouclier à l’Europe48. » La référence aux Scythes

d’Alexandre Blok, véritable manifeste de l’ensemble du

mouvement intellectuel du même nom, est ici explicite. On

y lit : « Tels des esclaves obéissants / Nous fumes le

bouclier entre deux races ennemies / Entre les Mongols et

l’Europe49 ! ». Ce poème de Blok, fondamental, résume les

postures contradictoires de Kliouev, qui, en même temps

qu’il appelle à l’union fraternelle, affirme la nature

barbare de l’Asie. Il va falloir attendre les années 1930

pour que la figure du Scythe soit de nouveau

opérationnelle pour Kliouev dans le contexte de la

résistance au pouvoir soviétique : « Sauveur

merveilleux ! / De ton sabot écrasant le Serpent, / Pour

nous, à terre devant le Khan, / Saint-Georges saura

cabrer sur le granit / L’héritage des juments

Scythes50 ! » écrira le poète dans son monumental Chant de la

Grande Mère.

L’Orient renvoie ainsi, chez Kliouev, à des concepts

parfois paradoxalement éloignés. Il s’agit d’abord d’une

36 A.Belyj, « Le bâton d’Aaron (sur le mot en poésie) », Scythes, août 1917, p.189-190.37 « Красота – в глубине, глубина не раскроется в миге, но зреет в веках; угловатости творчества христианской культуры выветвляют из времени великолепие башен романского стиля… », A.Belyj, « Le chant del’Héliophore [Песнь Солнценосца] », Skify, 1918 [déc. 1917], p.7. 38 Cf. Ibidem, p.1039 « Я был на Кавказе и положительно ошалел от Востока. По-моему, этокрасота неизреченная. » Nikolaj Kljuev, L’arbre du verbe [Словесноедрево], SPb, Rostok, 2003, p.242

14

manifestation du « paradis des épis d’or », tel que rêvé

par les poètes du peuple à la veille de la révolution, et

c’est sous l’égide de l’Orient qu’a lieu alors la fusion

fraternelle de tous les peuples. Toutefois, il est aussi

le symbole de cette culture paysanne, profondément russe,

qui s’oppose violemment à l’Occident et à sa

civilisation. Enfin, l’Orient, et le scythisme en

particulier, deviennent des symboles de résistance

absolue, comme du triomphe absolu de la liberté sur la

domination, et rejoint en cela le motif de la « sainte

révolte » prônée par les poètes « paysans » lors de la

révolution51. Domination qui est de fait vécue comme

étrangère, qu’elle soit d’ordre social, politique ou

culturel. Au moment de l’épisode des Scythes cependant,

l’orientalisme de Kliouev ouvre la porte à un espace de

rapprochement idéologique, dans lequel se réalise l’union

étonnante et éphémère entre les cultures populaire et

savante, toutes les deux intégrées dans un idéal qui les

dépasse. Pour autant, l’on peut se demander si une vision

partagée de la révolution est suffisante – et efficace –40 K.Azadovski, Les poètes néo-paysans… p.3841 « Сгинь Запад – Змея и Блудница, / Наш суженый – отрок Восток! », N.Kljuev, Le Coeur de licorne…, p.318.42 « Мы, как рек подземных струи, / К вам незримо притечем / И в безбрежном поцелуе / Души братские сольем. » Ibidem, p.126.43 «Китай и Европа, и Север и Юг Сойдутся в чертог хороводом подруг»,Skify, 1918 [déc. 1917] p.11.44 « Многоплеменный каравай / Поделят с братом брат », ibidem, p. 14.45 Ibidem46 Cf. K.Azadovski, La vie de Nikolaj Kljuev… p.139.47 « Все племена в едином слиты: / Алжир, оранжевый Бомбей / В кисетедедовском зашиты / До золотых, воскресных дней.» (1918). N.Kljuev, Le Coeur de licorne… p.391.

15

pour expliquer l’association du poète au groupe

littéraire des Scythes.

3. L'épisode des Scythes : une étape décisive dans la trajectoire poétique de

Kliouev.

Lorsque dans son article « Les poètes et la

révolution », Ivanov-Razoumnik fait des poètes

« paysans » les seuls chantres authentiques de la

révolution52, le critique ne se réfère plus à la même

authenticité que celle mise en cause par une certaine

réception de Kliouev lors de la décennie précédente. Ce

concept change de contenu : il ne s’agit plus de savoir

s’il est véritablement issu du peuple dont il se fait le

porte-parole, ou s’il est le véritable auteur de ses

chants et poèmes, ce qui importe, c’est qu’il exprime des

aspirations « authentiquement populaires » concernant la

révolution – puisqu’il voit en celle-ci une

transfiguration spirituelle associée à une transformation

politique et sociale. Et de fait, considéré dès avant la

révolution comme poète « populaire53 », il devient, sous

la plume du critique populiste, et au moment des

48 « Львиный хлеб это в конце концов – судьба Запада и Востока. Россия примет Восток, потому что она сама Восток, но не будет уже дляЕвропы щитом. » N.Kljuev, L’arbre du verbe… p. 5449 « Мы, как послушные холопы, / Держали щит меж двух враждебных рас / Монголов и Европы! », A.Blok, Les douze. Scythes [Двенадцать. Скифы], M. 1958, p.20.50 « Но дивный Спас! / Змею копытя, / За нас, пред ханом павших ниц, /Егорий вздыбет на граните / Наследье скифских кобылиц! », cf.N.Solnceva, « Les Scythes et le scythisme dans la littératurerusse », Moscou, Istoriko-literaturnoe nasledie, avril 2010 (№4).

16

bouleversements historiques de 1917, bien plus encore :

de « paysan » pour les uns, « prophète mystique » pour

d’autres, il se transforme désormais en véritable caution

d’authenticité pour une intelligentsia qui cherche à

comprendre et à accepter la révolution. Pour Ivanov-

Razoumnik, ceci est possible précisément parce que

Kliouev n’est pas un produit de la culture, mais qu’il

incarne un phénomène unique et spontané, et ce qui le

distingue des poètes « urbains » est bien

« l’authenticité des émotions54 ». Dans le même sens vont

les affirmations de Biély, qui écrit dans sa lettre à

Razoumnik du 4 janvier 1918 : « N.A.Kliouev […] me

préoccupe de plus en plus comme phénomène unique,

obligatoire, nécessaire : il est en effet le seul Génie

populaire [narodnyj Genij55]... »).

Toutefois, cette opinion exaltée n’est pas

universellement partagée : Evgueni Zamiatine, lui-même

proche des Scythes, jugera opportuniste sa participation

au recueil révolutionnaire et traitera Kliouev de « poète

de cour56 ». Il accusera les postulats internationalistes

du Chant de l’Héliophore, qui contredisent le patriotisme des

Pensées séculières, sans doute plus conforme à l’image

publique Kliouev d’un « poète populaire ». Même Ivanov-

Razoumnik, s’il est le premier à voir en lui un

authentique poète de génie, est loin de prêter

entièrement foi à la sincérité de ce dernier. Il écrit

dans sa lettre à Biély du 30 septembre 1918 : « Ce que

51 Cf. K.Azadovski, Les poètes néo-paysans… p.43.

17

vous écrivez sur le second [Essenine]57, - je peux le dire

aussi du premier [Kliouev] : ils sont tous les deux des

gens très pratiques, et cet esprit pratique se mêle

bizarrement au quasi « génie » du premier et à l’immense

[…] talent du second58. »

Effectivement, s’il existe entre Kliouev et les

Scythes des liens aussi bien esthétiques qu’idéologiques

profonds, les deux numéros de l’almanach, de même que les

autres organes éditoriaux proches de l’aile gauche du

socialisme révolutionnaire, à commencer par L’étendard du

travail [Znamja truda], lui fournissent d’abord un espace de

publication, de la même façon que dans les années 1910

Alexandre Blok lui avait ouvert les portes d'Apollon.

Lorsqu'en 1915 Kliouev écrit à Esenine qu'il leur faut

être des caméléons59 pour survivre en littérature, il met

le doigt sur cette frontière irréductible entre culture

savante et poésie paysanne, frontière que par ailleurs

lui-même cultive. Son rapport ambigu aux Scythes,

notamment du point de vue de l’engagement politique, est

là pour en témoigner. Ettore Lo Gatto, que le poète a

rencontré à Leningrad, écrira en 1929 : « J’ai discuté

avec Kliouev du « scythisme » et du leader de ce52 R.Ivanov-Razumnik, « Les poètes et la révolution [Поэты иреволюция] », Scythes, 1918 [déc. 1917], p. 1-5.53 Cf. par exemple B.Lavrov, « Conversation avec N.A.Kljuev [Беседа сН.А.Клюевым] », Novgorod, Volgar’, 23 déc. 1916. 54 R.Ivanov-Razumnik, « Les poètes et la révolution »… p.3.55 « Н.А.Клюев […] все более и более, как явление единственное,нужное, необходимое, меня волнует : ведь он – единственный народныйГений… » lettre du 4 janvier 1918 à Ivanov-Razumnik, dans Andrej Belyj etIvanov-Razumnik. Correspondance, A.Lavrov, J.Malmstad, T.Pavlova éds.,SPb, Atheneum, 1998, p.148.

18

mouvement, R.V.Ivanov-Razoumnik. Pourtant j’ai eu

l’impression qu’il n’était pas un partisan convaincu,

bien que les « Scythes » l’eussent loué en tant que poète

qui avait su incarner dans son œuvre la fusion entre le

mysticisme traditionnel et l’élément révolutionnaire60. »

Ainsi, c'est au cœur de ce rapport paradoxal qu'il

faudrait tenter d’interpréter ses vers publiés dans

l’almanach. Il semblerait bien qu’au-delà de tout

engagement politique, le poète voie dans cette expérience

l’occasion, avant tout, d’affirmer son mythe personnel.

Le choix des textes publiés dans les Scythes frappe

par son éclectisme : rien, au premier abord, ne semble

rapprocher le cycle Terre et fer, qui par son nom renvoie à

l’article critique évoqué plus haut de Ivanov-Razoumnik,

et qui est consacré à l’isba – centre de l’univers et

berceau de toutes les merveilles, à l’opposé de la

culture « rouillée61 », des Chants de l’isba, cycle lyrique

qui rassemble des poèmes rédigés entre 1914 et 1916 après

la mort de la mère du poète. Quant au Chant de l’Héliophore et

au poème « Douze mois en une année », ils sont tous les

deux des hymnes à l’union des peuples dans l’espace

commun du paradis rural, qui exploitent, comme on l’a vu,

des éléments essentiels de la poétique de Kliouev, mais56 E.Zamjatin, « Scythes ? [Скифы ли?] », Pensée [Мысль], Pétrograd, 1918, p.285-293. 57 Cf. Lettre à Ivanov-Razumnik du 23 septembre 1918 : « что-то Есенинмне по линии своего литературного поведения не очень нравится : ужочень практичен он… », Andrej Belyj et Ivanov-Razumnik. Correspondance… p.165.58 « То, что Вы пишите про второго, - я могу повторить про первого:оба они очень и очень практики, и практичность эта причудливопереплетается с почти «гениальностью» первого и огромным […] талантомвторого. » Ibidem, p.167.

19

sont avant tout composés pour la révolution. Ces poèmes,

très différents par leur contenu, sont unis par l’effet

qu’ils produisent sur leur lecteur : ils semblent en

effet renvoyer aux différentes facettes d’un mythe

personnel, dans lequel Kliouev est à la fois poète

« paysan », « révolutionnaire » et « populaire ». Une

représentation de soi qui n’est pas anodine dans cet

organe de la culture que sont les Scythes, et surtout à

l’heure des grands changements historiques.

Un poème en particulier, rédigé en 1916, est

symptomatique de cette posture spécifique : il s’agit du

cinquième du cycle Terre et fer, dédié à Serguei Essenine.

Kliouev y retrace son chemin depuis son arrivée sur la

scène littéraire en 1911 jusqu’à la guerre, dresse un

« bilan » de sa réception par l’élite littéraire et

artistique et justifie l’arrivée de Essenine sur cette

même scène. La publication de ces vers dans le premier

numéro des Scythes semble témoigner, de la part du poète,

d’une prise de conscience de sa trajectoire poétique au

moment du tournant qu’est la révolution. Alors que le

bouleversement historique est pressenti comme étant

l’ultime métamorphose, le « bilan » poétique paraît

bienvenu. Il est par ailleurs inséparable du motif de la

naissance très présent dans les poèmes rédigés entre 1916

59 « Être vert dans l’herbe et gris sur la pierre – tel est notreprogramme à tous les deux pour survivre», Nikolaj Kljuev, L’arbre duverbe… p.237.60 Cité par J.Leontiev, Les Scythes de la révolution russe… p.155.61 « Я видел звука лик, и музыку постиг, / Даря уста цветку, без ваших ржавых книг! », Skify, août 1917, p.103.

20

et 1918, notamment dans le cycle Le Sauveur [Spas]62. Sa

participation à l'entreprise des Scythes peut ainsi être

interprétée du point de vue de la quête d'identité

poétique, qui semble trouver un aboutissement dans

l'affirmation du poète « paysan » reconnu et admiré par

cette partie de l'intelligentsia qui s'engage avec au

moins autant d'espoir dans la nouvelle ère

révolutionnaire. Cette lecture fournit plusieurs clés de

compréhension de la trajectoire ultérieure du poète, et a

l’avantage d’expliciter l’ambigu balancement de Kliouev

entre sa position de rejet violent de l’occident et son

désir de fusion culturelle avec celui-ci. S’il est

reconnu comme le véritable porteur de l’esprit

révolutionnaire par Razoumnik, il déchante aussi

rapidement au contact avec la nouvelle réalité

bolchevique et, fort de sa posture de poète populaire, se

fait d’autant plus chantre et défenseur de la culture

paysanne. C’est enfin au moment de sa collaboration avec

les Scythes qu’il fait de l’isba le berceau de l’univers

et édifie le cosmos rural, notamment dans les Chants de

l’isba, qui participe largement à ériger, pièce par pièce,

son propre mythe de barde « sacré par le peuple».

Cette identité réaffirmée servira de prémisse à la

conception, quatre ans plus tard, de son autobiographie,

Le Destin du grèbe, qui sera un premier jalon dans la

résistance à la fois poétique et culturelle au nouvel

ordre bolchevique.

62 N.Kljuev, Le Coeur de licorne… p. 341-351.

21

L’expérience de la participation à l’almanach des

Scythes apparaît fondamentale pour Nikolaï Kliouev, aussi

bien du point de vue de son rapport à la révolution,

celui-ci concordant à la fois avec les idéaux d’un

« paradis rural » et le paradigme orientaliste des

Scythes, que du point de vue de la poétique. C’est en

effet au moment de sa collaboration de près avec le

cercle populiste de Ivanov-Razoumnik et les Scythes qu’il

développe les motifs orientaux dans sa poésie, motifs qui

viendront fusionner avec l’univers de l’isba russe,

métamorphosant celui-ci en un véritable cosmos. Le

scythisme ajoute ainsi une pierre de plus à l’édifice

poétique de Kliouev, bâti autour d’une double dynamique :

celle de l’antagonisme, et celle de la synthèse

créatrice, qui englobe l’immensité mythologique dans

l’espace ténu de l’isba.

L’épisode des Scythes est aussi, comme on l’a vu,

crucial pour aborder le problème de la relation du poète

à la culture « savante » : s’il s’intègre parfaitement au

projet du groupe littéraire, il profite aussi de cette

occasion pour affirmer toutes les composantes de son

mythe personnel, celui-là même qui le rend à la fois

complexe et attirant pour une intelligentsia en quête

d’une figure poétique véritablement russe autant que

révolutionnaire. Si les révolutions de 1917 lui offrent

une double caution d’authenticité, d’une part comme

chantre de l’avènement d’un paradis paysan – du moins

22

dans les premiers temps – d’autre part comme représentant

du peuple révolutionnaire, et de ce fait son tribun et

son barde, il devient à son tour, du point de vue des

socialistes révolutionnaires de gauche, une « caution »

de l’authenticité de leurs propres aspirations à une

révolution « spirituelle ». Enfin, le premier numéro de

l’almanach devient pour Kliouev un espace d’affirmation,

de justification et de revendication de sa trajectoire

poétique, qui le mène à devenir un poète révolutionnaire

fidèle à ses idéaux paysans. C’est sous le signe de

l’ultime union, difficilement concevable, entre

révolution bolchevique et « paradis rural», que sera

composé le recueil rassemblant les poètes « néo-

paysans », Le Carillon Rouge [Krasnyj zvon], paru au printemps

1918, dans lequel sera repris, en préface, l’article de

Ivanov-Razoumnik « Les poètes et la révolution ».

Toutefois l’absence d’un programme esthétique, poétique

et idéologique commun empêchera ces poètes, placés sous

le patronage de l’intelligentsia populiste, de former un

véritable mouvement littéraire et de donner suite à ce

recueil.

23